26/05/2019
Esambe Josilonus
Esambe Josilonus
©2015
VI. Josselin comte d'Edesse
trois générations de Courtenay d'Outremer
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 Je présente ici la carrière outremer de Josselin de Courtenay et ses descendants dans le contexte des "Croisades", sans examiner celles-ci (cf. La 1ère croisade: un fait textuel?).

Toutefois, leur pesanteur idéologique est telle; leur mythologie (ancienne comme contemporaine) si présente, si prégnante; leur cartographie si trompeuse; la zone géographique si troublée; Israel si évocateur du royaume de Jérusalem [1]; que je dois, avant toute chose, tenter de mettre Josselin dans son temps [2].

Même si nous ne voyons plus le monde "européen" de l'époque comme le chaos des dark ages, reste qu'il est instable : non pas "désordonné", mais dynamique et régulé par le conflit. A partir du dixième siècle, les "châteaux" se multiplient, rivalisent, militarisent l'espace et changent la technique de guerre (fortifications et cavalerie lourde). L'origine du processus est hybride, à la fois "publique" et "privée" (Le Jan, 1995) : comtes et outsiders [3]. Ceux qui réussissent le mieux, devenus eux-mêmes sources de puissance, d'honneurs et de cadeaux, tissent de nouveaux réseaux de clientèle. Fin XIe, la "révolution des châteaux" est terminée, même si ses résultats ne sont pas fixés (concurrences).
Ce sont ces hommes, les châtelains, leurs chevaliers et leurs prêtres, qui passent outremer et —soulignons la différence avec une expédition quasi contemporaine comme celle des Normands en Angleterre [4] —, ils ne sont pas dirigés par un chef. Ce sont des armées de comtes. En ce sens, la 1ère croisade exporte la "révolution des châteaux" [5]. Depuis des siècles, on débat du jeu entre les droits de l'empereur grec et ceux de la conquête : c'est prendre pour une alternative un hiatus entre deux strates historiques, deux modalités de gouvernance", les comtes-gouverneurs et les comtes autocrates.
Pour ces derniers, quoique l'outremer ne soit pas vierge, sa reconquête sur les émirs "musulmans" [6] en fait un pays ouvert.
Pour Constantinople, que la tradition inscrit dans une philosophie politique, perdre des terres ne fait pas disparaître les droits sur elles. Dans le temps long de la métaphysique impériale (et tout particulièrement sur cette frontière de l'Euphrate disputée aux Perses depuis des siècles), se faire prendre des territoires n'est pas les abandonner. Même en Italie du Sud, laborieusement, l'empire maintient une présence et des ambitions. Au contraire, les comtes et leurs hommes, eux, sont terriblement positifs : la possession, c'est le contrôle. Ce que personne ne tient est terra nullius et bon à prendre.
Le turning point d'Antioche est éclairant : la ville conquise n'est pas restituée à l'empereur. A Nicée, l'empire, présent et actif, avait récupéré la cité sans contestation —quoique non sans récriminations. A Antioche, l'empire absent [7], Bohémond se fait prince souverain—non sans combats (Raymond d'abord, Alexis ensuite, et bien sûr les Turcs). L'Etat est éternel, l'homme (et surtout le guerrier) éphémère. Le premier tire ses droits du passé, le second du présent.
La mésaventure franque de l'empire en Syro-Palestine n'est ni sans précédents, ni sans remèdes. Ce n'est pas la première fois que l'empire utilise des barbares —Cumans ou Normands— contre d'autres : dogs eat dogs [7b]. Ces "alliés" se contrôlent difficilement, surtout lorsqu'ils sont victorieux et cherchent à se mettre à leur compte et à s'installer (cf. dans les années avant la croisade, les tentatives successives de Hervé, Crispin et Roussel [8]). L'empire —et Alexis, personnellement— en a l'habitude. En fin de compte, quelques dizaines d'années plus tard, Jean II et Manuel reprendront le contrôle de la Syrie. Mais le temps de l'empire est passé, la "révolution des châteaux" le renversera (1204) et, de Constantinople à la Grèce continentale en passant par les îles, il éclatera en princées, duchés, baronnies et seigneuries [8b]).

Dans ce contexte, les Josselin sont doublement intéressants :
i) leur carrière  se joue dans la Syrie du Nord (Edesse), ce qui écarte le tropisme palestinien qu'ont provoqué, d'une part les mots magiques de "Jérusalem" et de "royauté", d'autre part la fausse continuité (Chypre) et la fausse documentation du royaume (Assises attribuées à Baudoin) ;
ii) les Josselin, comme Edesse, sont des sujets suffisamment importants pour laisser quelques traces, sans pour autant avoir été typés en grandes figures de l'histoire des croisades.
Les trois Josselin successifs occupent environ soixante-dix  pages [9] de l'Histoire des faits et gestes dans les régions d’outre-mer de Guillaume de Tyr (c1130-c1184) dont le succès mondial, dans son temps et le nôtre, est dû autant à ses qualités narratives qu'à son exhaustivité : Guillaume est le seul à couvrir tout le siècle, de la 1ère croisade à la mort de Baudoin IV le mézel (et davantage encore, avec ses continuateurs), même s'il n'en a pas connu directement la première moitié [10]. Les Josselin ne sont pas absents non plus des chroniques locales (arméniennes et arabes) qui ont enregistré leurs faits d'armes et leurs cruautés. Comme ils ont laissé des traces dans la politique et dans les chartes, l'historiographie des Croisades ne les ignore pas. Par exemple, on compte une centaine d'entrées dans les deux premiers tomes de l'Histoire des croisades de Grousset (1934) [11].

Murray 2006 résume ainsi l'histoire de ces Courtenay d'Outremer :

L'un des petits-fils d'Hatton [de Courtenay], le redoutable Josselin († 1131) vint en Outremer autour de 1101 et devint seigneur de Turbessel dans le comté d'Edesse, alors gouverné par son cousin Baudoin du Bourg. Privé de sa seigneurie par Baudoin en 1113, Josselin rejoignit le royaume de Jérusalem et fut fait seigneur de Tibériade [prince de Galilée]. Lorsque Baudoin devint roi de Jérusalem, il inféoda le comté d'Edesse à Josselin. La famille de Josselin  acquit une puissante position, en mêlant conquêtes et politique matrimoniale, notamment à travers d'étroites relations et intermariages avec la noblesse latine et arménienne. Malgré la prise du comté d'Edesse par les musulmans, les enfants de Josselin II († 1159) devinrent des personnages centraux du royaume de Jérusalem: Agnès († après 1186) épousa Amaury, comte de Jaffa, et son frère Josselin III († 1200) devint sénéchal du royaume. Quoique Agnès fût contrainte au divorce quand Amaury devient roi (1163), elle et Josselin devinrent très influents durant le règne du fils d'Agnès, Baudoin IV (1174-1185). Ils jouèrent un rôle déterminant dans la nomination d'Héracle [Héraclius d'Auvergne] comme patriarche latin de Jérusalem (1180) et assurèrent la couronne à la fille d'Agnès, Sybille (1186). Leurs actions ont été jugées sévèrement par les historiens, en partie sous l'effet de l'Histoire de Guillaume de Tyr, leur ennemi. Les filles de Josselin III se marièrent à des occidentaux et vendirent leurs terres à l'ordre teutonique. [12].

La perte d'Edesse (1144-1151) constitue un point de retournement, tant pour nos Josselin qui se replient sur le royaume, que pour le royaume lui-même : malgré le "beau règne" d'Amaury, la phase de contraction commence.
Organiser l'exposé par les trois générations de Josselin est à la fois commode et pertinent car chacun appartient à une phase de l'histoire des Etats latins et des Croisades.
Josselin premier est associé à ce résultat accidentel de la 1ère croisade, le Triomphe d'Edesse. Le comté fournit ses rois au royaume et, en même temps, constitue sa pointe avancée et son rempart.
Josselin second est associé à la chute d'Edesse et au gâchis de la 2nde croisade. Il meurt après une longue captivité.
Ses enfants, Agnès et Josselin troisième, réinvestissent leur capital dans la politique du royaume. Faute de bonnes cartes dans une partie désormais dominée par Saladin, ils perdent. La croisade de la dernière chance (la 3ème) ne fait rien.

I. Le triomphe d'Edesse

Josselin (Joscelin, Jocelyn, Gauzlin, Djoslin, Josseran) ne s'est pas joint aux premiers contingents. Il n'a pas participé à l'épopée héroïque, ni au siège d'Antioche, ni à la prise de Jérusalem. C'est sans lui que Baudoin de Boulogne s'est attribué Edesse, contrôle plutôt que conquête : Edesse est moins un comté franc qu’un comté arménien à direction franque (Cahen [13]).

Le groupe Montléry-Puiset

Josselin arrive après, comme d'autres membres du groupe Montlhéry-Puiset venus renforcer l'emprise du clan et trouver outremer une heureuse compensation à la pression royale en Ile-de-France (ou une échappatoire après défaite). Dans ce terrain d'aventures ouvert qu'est l'outremer où les morts au combat permettent un renouvellement permanent, où il suffit de conquérir pour se faire de la place, tout guerrier peut trouver un seigneur à servir, une veuve à épouser, une troupe à commander, un château à garder et, par là, s'il a de la chance, prendre "l'ascenseur social". Les exemples ne manquent pas dans ce territoire incertain, fragmenté et polycentrique. Mais les envahisseurs apportent avec eux leurs "rapports sociaux", marqués, non par l'individu, mais par le groupe. La Croisade se compose d'armées parallèles (et non convergentes), celle des Normands de Sicile, celle des Normands de Normandie, celle des "Provençaux", celle des "Lorrains" etc, chacune sous le drapeau de son Grand, chacune faite de bandes avec leur big man qui s'emploie à fédèrer —coaguler— ses hommes. Toute action collective passe par des conseils, pressions, discussions, marchandages, indemnisations. Ce n'est pas une hiérarchie, plutôt des soviets (soviets de chefs !). Une fois le pays conquis, la disponibilité des terres et la fluidité des marches donnent de la plasticité aux relations "féodales" importées. Dans ce cadre général, les groupes de clientèle et de famille (souvent articulés) sont la norme et la clef.

Le Montlhéry-Puiset clan (Riley-Smith [14]) est particulièrement notable. Ces deux lignages apparentés , basés dans la périphérie du petit cœur capétien, sont l'image même des "brigands féodaux" dénoncés par le lobby royal (Suger). Ils font leurs affaires sans tenir compte du roi ou contre lui. A peine vingt ans avant la croisade, vers 1079, la "guerre du Puiset", un soulèvement presque général de cette féodalité contre Philippe I. (Fliche, 1912), impulsée peut-être par Guillaume le Conquérant, a fini par une lourde défaite du roi et de ses alliés. On se souvient de la longue série de petites guerres que Louis VI le batailleur, d'abord comme roi désigné, ensuite comme roi, —et Louis VII après lui—, devra conduire pour s'imposer et que Suger emphatisera. Hugues du Puiset, comte de Jaffa, l'antagoniste du roi Foulques en 1132, chef de file des barons et de la reine sa cousine, est le petit-fils de Hugues Ier Blavons, sgnr du Puiset, et d'Alice, l'une des fameuses Montlhéry sisters dont fait partie aussi la mère de Josselin.

Josselin de Turbessel

Josselin est vraisemblablement l'un des survivants de la malheureuse arrière-croisade de Guillaume de Nevers, parmi ceux qui réussirent à gagner Antioche. Il arrive au bon moment : Baudoin du Bourg, le fils de sa tante Mélisende de Montlhéry, vient d'être enfieffé d'Edesse à la suite de la promotion du comte [15] Baudoin de Boulogne, devenu roi par la mort de son frère Godefroy (1100) [16]. Il reste beaucoup à faire dans un comté fait de small pockets of territory surrounded by lands ruled by autonomous warlords, either Armenian or Turkish...Even those areas under his direct rule had Armenian soldiers and castellans (MacEvitt, 2008, p 75-6). Baudoin du Bourg a besoin de quelqu'un de confiance pour tenir la partie occidentale du comté: Baldwin's response to the disaster at Saruj was to establish his own relatives in positions of authority within the county. It must have been soon after the incident at Saruj [17] that he established his cousin, Joscelin of Courtenay, as the lord of Tell Bashir and Rawandan (id, 80).

A partir de son installation à "Turbessel" (Tell Bâchir), Josselin apparaît dans les chroniques  dont certaines, rétrospectivement, le listent dans les chefs de la Croisade [18] ou même le comptent parmi ceux qui ont pris Jérusalem [19].
Ses exploits guerriers, ses captivités avec Baudoin (1104-08 et 1122-23 [20]), ses honneurs, en feront l'un des principaux personnages des Etats latins, accompagné sur un mode mineur par un frère ou cousin, Geoffroy de Champenay (à côté de Courtenay), dit Charpalu.

Josselin à l'ouest, Baudoin à l'est de l'Euphrate. Le premier défensif (Antioche), le second offensif (Mésopotamie). Le comté, stratégiquement situé, protège les autres Etats latins. Appuyé au Nord et à l'Ouest aux montagnes arméniennes dont les vallées descendent vers l'Euphrate, il s'ouvre à l'Est sur Mosoul et au Sud sur Alep — un coin entre la Syrie musulmane et les émirats de Mésopotamie [21]. Comme ce comté est à la fois hétérogène et coupé par l'Euphrate, la direction bicéphale peut tourner à la rivalité.  La coopération de Baudoin et Josselin, mise entre parenthèses pendant leur captivité commune (Harran, 1104), devient problématique après leur libération (1108) quand l'équilibre du comté est rompu : d'une part, le compromis avec les chefs arméniens sur lequel il se fondait est mis à mal par les soupçons et les attaques de Baudoin ; d'autre part, l'offensive de Mawdûd, difficilement contenue, conduit Baudoin à abandonner partiellement la partie orientale ravagée (1110) et à concentrer ses forces sur Edesse et Saruj [22].
En conséquence, Baudoin évacue la population arménienne qui se fait massacrer au passage de l'Euphrate. La partie occidentale (Turbessel) devient alors le cœur du comté. Pour la récupérer, Baudoin se débarrasse de Josselin en l'accusant de trahison (1113) [23]. Celui-ci rejoint Baudoin de Boulogne : le roi de Jérusalem le recycle à Tibériade (seigneurie de Galilée, l'une des deux grandes Princées du royaume) qui, par coïncidence, se trouve disponible et d'où il mènera des attaques sur le Hauran.

Le coup d'état de 1118

A la mort du roi (1118), Josselin, loyal à son cousin et/ou inquiet de l'éventualité d'un roi étranger, contribue de façon décisive au "coup d'Etat" qui donne la couronne à Baudoin du Bourg. Pour autant que l'hérédité compte dans l'élection du roi par les barons, le cousin du Bourg n'était pas le candidat naturel. En 1100, la couronne était passée de Godefroy à son frère Baudoin de Boulogne en respectant la hereditarie successionis antiquissimam legem. Baudoin mourant sans enfant malgré ses deux mariages [24], il a pour héritier son frère Eustache, comte de Boulogne, que les barons choisissent, quoique Josselin argue qu'il vaudrait mieux un roi présent et acclimaté (comprendre : du Bourg). Une fois les amis d'Eustache partis le chercher, Josselin réunit à nouveau le conseil des barons. En tant que prince de Galilée, il est un des principaux du royaume et du Bourg ne manque pas de soutiens : le conseil révoque la décision précédente et élit du Bourg qui —par un heureux hasard qu'on attribue généralement à Josselin— est venu à Jérusalem en pélerinage. Il se fait couronner aussitôt [25].
Baudoin II restera marqué par cette manœuvre. Malgré son "cousinage", une partie des Grands ne l'acceptent pas et auront l'idée de remplacer pendant sa captivité. Aussi Baudoin préparera-t-il avec soin sa propre succession, problématique car ses héritiers sont des filles: de son vivant, il marie sa fille aînée Mélisende à un homme de poids, Foulques d'Anjou qui a consacré la première partie de sa vie à unifier son comté. Foulques, séduit par la couronne, malgré les doutes sur sa légitimité [26], laisse l'Anjou à son fils (qui, de là, conquerra la Normandie). Une fois roi, Foulques tente à son tour un "coup" : annuler la transmission héréditaire en évinçant la reine pour gouverner seul. La "révolte de Hugues du Puiset", connue dans l'Histoire people comme "l'affaire Mélisende" sera en réalité une opposition des barons qui refusent de subir un roi, à la fois fort et étranger. Foulques devra renoncer et rester "co-roi" [27].

Revenons à Baudoin II. Après son avènement, pour asseoir son pouvoir, il place ses parents et amis aux postes de commande. Pour récompenser Josselin (ou l'éloigner ?), il le met à la tête du comté d'Edesse, et confie la Galilée à un autre cousin, Guillaume de Bures.

Edesse et Antioche

Josselin se réinstalle à Turbessel, dans la partie utile du comté. Il n'a pas seulement affaire à l'ennemi naturel, il doit gérer la relation avec Antioche qui, en 1108, avait tourné à la guerre ouverte : pendant la captivité de Baudoin, la garde de son comté a été confiée à Tancrède, prince d'Antioche ad interim après le départ de Bohémond. Tancrède l'a déléguée à son cousin, Richard de Salerne (Richard du principat) dont la régence et les exactions ont suscité beaucoup de mécontentement. Les deux ne font aucun effort pour obtenir la libération de Baudoin et Josselin. Lorsqu'elle survient, ils refusent de rendre le comté. Les deux camps s'affrontent en bataille rangée, chacun avec ses alliés musulmans [28].
Josselin, devenu comte, essaie de faire la paix en se remariant à Marie d'Antioche (1121), la fille de son ancien ennemi Richard. Le frère de Marie, Roger, devenu Régent d'Antioche par la mort de Tancrède, lui donne Azaz (Hasart), une place capitale à la jonction des deux comtés [29]. Josselin prête hommage pour Azaz, ce qui sera utilisé plus tard comme une reconnaissance de la subordination d'Edesse à Antioche. En effet, le conflit rebondira lorsque Bohémond II vient occuper son héritage (1127) : Joscelin summoned Turkish forces to his banner and with their aid ravaged the principality of Antioch during the summer of 1127 and compelled the Antiochenes to recognize his rule (Nicholson, 1969) [30]. Sous une forme ou une autre, la tension se maintiendra à la génération suivante. Josselin II et Raymond de Poitiers feront tout sauf s'entraider, ce qui contribuera à la chute d'Edesse et, par contrecoup, à l'affaiblissement d'Antioche.
D'un côté, Edesse déborde volontiers sur le territoire qu'Antioche considère comme sien. De l'autre, Antioche prétend à la suzeraineté : quand cette région était byzantine, Edesse dépendait d'Antioche. Mais, d'une part, Edesse a été gagné personnellement par Baudoin de Boulogne qui, devenu roi, l'a enfieffé à Baudoin du Bourg qui, à son tour, l'a enfieffé à Josselin. D'autre part, Antioche arrachée aux Byzantins ne peut pas s'en réclamer.
La non coopération est d'autant plus dommageable que les deux entités sont prises en tenailles par  les "Turcs" et la reconquête byzantine. Diehl (1903) dresse un tableau impressionnant de la façon dont les empereurs, Jean II, puis Manuel Comnène, s'emploient à reprendre le contrôle de la Syrie franque, concrétisant le serment de fidélité de 1097 et la capitulation de Bohémond (Traité de Déabolis, 1108) : Raymond d'Antioche (Raymond de Poitiers) sera contraint à reconnaître la suzeraineté de l'empereur (1137). Révolté, puis battu, il devra venir mendier son pardon à Constantinople (1144). De son côté Josselin (II) n'aura d'autre choix que de jurer fidélité à l'empereur (1142) [31]. Pour Jean et Manuel qui, outre leurs qualités personnelles, profitent d'une situation favorable, la Cilicie, Antioche, Edesse, font partie de l'empire et leurs princes sont dépendants [32]. Edesse perdue et son comte prisonnier (1150), son épouse Béatrice vendra les restes à l'empereur (qui les perdra à son tour). De l'autre côté, le calamiteux Renaud de Chatillon, après ses provocations en Cilicie et à Chypre, verra arriver une armée impériale à Antioche et devra s'humilier à plat ventre (1158). Manuel, maître de la Syrie (ce qui en reste), deviendra le protecteur des Latins. Des alliances croisées seront nouées. La stratégie d'Alexis a réussi : les barbares sont solubles dans l'empire [33].

II. La chute d'Edesse

Josselin I meurt la même année que Baudoin II (1131). With Baldwin and with Joscelin dead, the old generation of pioneer Crusaders was ended (Runciman). Comme Baudoin, Josselin a épousé une princesse arménienne dont le capital relationnel est précieux. Josselin est connu pour sa bonne entente avec les Arméniens que Baudoin maltraitait. Mais cette réputation vient de Mathieu d'Edesse qui exagère les "persécutions" de Baudoin. Mathieu, resté longtemps la seule source disponible — quoique, propagandiste de Kogh Vasil et apôtre de l'apocalypse, il n'ait rien d'un chroniqueur — peut aujourd'hui être corrigé (MacEvitt, 2004): à ses débuts, Baudoin occupait une position à la fois éminente et marginale dans un comté tenu par des princes et seigneurs arméniens (eux-mêmes en conflit permanent). Il lui fallut donc être très actif à leur égard pour obtenir du contrôle. D'où les cris de Mathieu. Après cette phase intensive, Josselin peut passer à l'expansion. Celle-ci, par nécessité (main d'œuvre militaire) et par attrait (pillage, conquêtes), se mène conjointement avec les Arméniens : While Baldwin II had built up the internal structure of the county, Joscelin was a vigorous military leader intent on expanding the county's boundaries (MacEvitt, 93).

Josselin II

Guillaume de Tyr encense Josselin I pour disqualifier les indignes fils d'un tel père. En effet, Guillaume, homme d'Amaury, prend parti pour le Régent Raymond de Tripoli dans les luttes de faction qui accompagnent les règnes de Baudoin IV (1174-85) et de "Baudouinet" (1183-86). Il est donc opposé aux enfants de Josselin II qu'il noircit, au sens propre comme figuré. En stigmatisant ce demi-arménien, il l'a "habillé" pour les générations futures. Maints historiens, y compris récents, reprennent le tableau :
 Il avait le teint et les cheveux noirs, le visage large et couvert des cicatrices de la maladie vulgairement appelée variole, les yeux gonflés et le nez proéminent. Il était généreux, et s'était même distingué à la guerre par plusieurs actions d'éclat ; mais il s'adonnait sans aucune mesure à tous les excès de la table, de l'ivrognerie, du libertinage, et à toutes les impuretés de la chair, au point d'en être couvert d'infamie (Guizot, T. 17, 322)...homme nonchalant, indigne héritier de la gloire de son père, perdu de débauche et dégoûtant de souillure, qui méprisait les meilleures voies pour suivre les plus pernicieuses (Guizot, T. 18, 24).

Du côté des historiens musulmans, au contraire, le tardif et canonique Ibn al-Athīr (Hirschler, 2014 [33b]) magnifie le vaincu d'Edesse et le prisonnier d'Alep, peut-être pour rehausser les exploits de son camp. Perfide et rusé, cruel et valeureux, Josselin est le héros de la Chrétienté : Sa capture en 1144 est un événement qui compte au nombre des plus grandes victoires des musulmans [34].
Qu'il soit ou non indigne, Josselin II hérite du comté d'Edesse en 1131 et épouse en 1132 Béatrice, veuve de Guillaume de Saône (Sahyun). Ils engendreront :

1) Agnès qui tâtera de la Couronne par le second de ses quatre mariages (Renaud de Marash, Amaury frère du roi, Hugues de Ibelin, Renaud de Sidon) ;
2) Josselin (futur III);
3) Isabelle qui maintiendra l'indispensable alliance arménienne en épousant un prince des montagnes, le rupénide Thoros.

Josselin II apparaît dans toutes les histoires des Etats latins comme le nom de leur première défaite stratégique : son comté, pièce la plus avancée de l'ensemble latin, est le premier à tomber. Guillaume de Tyr lui reproche d'avoir vécu dans le luxe et la débauche à Turbessel au lieu de défendre Edesse. Mais, on l'a vu, la partie au-delà de l'Euphrate a commencé à être délaissée dès 1110. La cité d'Edesse est un centre commercial et une forteresse habitée, bien plus qu'une capitale. Ses fortifications et sa position avancée et stratégique lui ont valu autant d'attaques et de sièges qu'elle en a repoussés jusqu'à ce que, en 1144,  le puissant Zengi la conquière. En 1146, Josselin tente de la reprendre et échoue.
Edesse, au lieu d'être le verrou d'Alep, devient un point d'appui quand Nur ad-Din en prend possession après la mort de son père Zengi (1146). Nur ad-Din, bloqué à l'Est (Mosoul) par le partage successoral avec son frère Sayf ad-Dîn, vise le Sud (Damas), le Nord (Edesse) et l'Ouest (Antioche). Saifeddin inherited Zanki's Mesopotamian wars, Nureddin the lesser struggle with the Latins. The crusading states had a more dangerous foe than ever before, because his whole energy was directed against them (Stevenson, 1907).

Edesse et la 2nde croisade

On imagine avec quelle impatience Josselin devait attendre la seconde croisade et quelle déception elle lui aura apportée. Initiée pourtant par la chute d'Edesse et la nécessité de secourir le Nord, cette expédition aggravera la situation : During the period of the "second crusade" there was no co-operation between north and south, and even enmity began to replace the indifference which in itself had proved so harmful. The only Moslem wars in which Jerusalem took much interest were those waged upon its own borders...Instead of combining with Antioch and Damascus against Nureddin they awaited the inevitable attack and employed the interval in alienating their allies and in giving Nureddin those advantages which they meantime possessed (Stevenson, 1907, 154-5).
Nul doute que, en 1148, à Antioche, Josselin, comme Raymond de Poitiers, comme aussi Aliénor et ses barons aquitains, ne pousse à attaquer Nur ad-Din à Alep. Une telle action, de plus, aurait porté un coup indirect à l'empereur Manuel, toujours soucieux de limiter les ambitions et le potentiel "latin" en Syrie du Nord.
Mais ni le "turc", ni le grec n'avaient rien à craindre: Louis VII obnubilé par Jérusalem, rapte Aliénor [35] et s'enfuit littéralement d'Antioche. Les Jérusalémites n'ont pas de difficulté à lui faire oublier Edesse : la croisade, déjà bien mal partie, va s'autodétruire à Damas.
Le choix de Damas est fatal : sur le moment, il affaiblit Antioche et oblige Josselin à s'allier avec Nur ad-Din ; ensuite, il conduira à l'absorption de Damas par Alep  (1154) et, encore plus tard, à l'union de la Syrie et de l'Egypte et à la défaite des Latins.
Il se peut que, en 1148, vu de Jérusalem, Damas n'ait pas été un but totalement absurde (Hoch, 1996) mais le cœur de la guerre était au Nord et l'opposition séculaire entre Alep et Damas devait être entretenue. War with Nureddin was inevitable, for the choice lay between attacking him directly and separately and attacking Damascus with him as its ally (Stevenson, 159).
Ce choix — d'autant plus tragique que Damas n'est pas prise — résulte d'une multitude de raisons dont la principale est l'incohérence latine.

Damas et l'incohérence latine

Elle est double : la fragmentation des Etats Latins et la lutte pour le pouvoir à Jérusalem.
Les Etats latins ne sont pas unis. S'il y a un Royaume, une Principauté et deux comtés, le premier ne commande pas les autres. Ce n'est pas en tant que roi que Baudoin I (resp. Baudoin II) reçoit l'allégeance de Baudoin du Bourg (resp. Josselin): le comte d'Edesse enfieffe un vassal. Quant à la princée d'Antioche, elle est indépendante depuis toujours.
Lorsque, dans une principauté dont le chef est mort ou mineur, le roi de Jérusalem exerce la régence, c'est à la demande ou avec l'assentiment des barons locaux et faute de mieux. Quand le roi décide entre les princes (à l'occasion de leurs multiples conflits), c'est comme arbitre accepté, non comme suzerain.
Les principautés ne doivent pas le service militaire au royaume : si elles combattent avec lui, c'est comme "alliées" [36]. De leur côté, depuis le début, les nobles du Royaume, tentés par Ascalon et l'Egypte, répugnent aux expéditions au Nord. Le service militaire qu'ils doivent au roi en contrepartie de leurs fiefs (à peine de félonie et de forfaiture) se limite au Royaume dont les autres Etats latins ne sont pas une composante. Le roi peut les appeler à participer à une expédition, le "droit féodal" ne les oblige pas à obéir (La Monte, 1932 ; Murray, 2000). Leur refus n'est pas trahison. Il faut les convaincre et les payer, c'est donc une question d'influence et de rapports de forces [37].
Le jeune Baudoin III aurait volontiers essayé de rassembler ses nobles pour attaquer au Nord s'il avait eu les mains libres.
L'attaque qu'il a lancée sur le Hauran en 1147 (au mépris de l'alliance de Jerusalem avec Damas) n'exprimait pas seulement un enthousiasme guerrier juvénile. Baudoin lutte pour le pouvoir avec son "co-roi", sa mère, la reine Mélisende qui n'a aucune intention de lâcher prise [38]. Aussi, Baudoin, marginalisé, cherche à s'affirmer sur le terrain où elle ne peut le suivre, en devenant un héros guerrier et en se posant comme overlord des Etats Latins. La reine —dont, au demeurant, les intérêts et les soutiens sont palestiniens— l'en empêche. Déjà, elle lui a soustrait l'armée de secours envoyée après la prise d'Edesse, en confiant son commandement au Connétable Manasses.
En 1148, dans la mesure où la Croisade, même diminuée, représente encore un potentiel militaire significatif, laisser le roi s'associer à une victoire reviendrait à lui abandonner le pouvoir. Mélisende envoie donc à Antioche le patriarche de Jérusalem pour presser Louis VII de la rejoindre.
Mais la réunion des trois rois guerriers nuit à la reine : en présence de Louis et de Conrad pour qui une royauté féminine est une étrangeté exotique incompréhensible, Mélisende ne peut plus écarter Baudoin. D'où l'expédition. Elle se fait sans le concours d'Antioche, ni de Tripoli, ni d'Edesse, et, comme on le sait, abandonne en quelques jours. Outre les difficultés propres de l'affaire, les barons de Mélisende contribuent à son échec.
La croisade enfuie sans avoir rien accompli, la lutte politique se poursuit et la reine garde la main jusqu'en 1152. En 1150, après la capture de Josselin II, Baudoin a invoqué sa responsabilité royale pour sommer les barons de l'accompagner au Nord : Mélisende, au sommet de sa puissance, les en a dissuadés (Mayer, 1972). Baudoin, parti sans les barons, ne peut pas faire grand chose avec sa faible suite.
On sait que l'affrontement armé de la mère et du fils au printemps 1152 apporte la victoire au second. Baudoin règne enfin. A sa mort (1162), lui succède son frère Amaury, le fils fidèle de Mélisende, elle-même décédée en1161 après une longue maladie.
Quant aux restes du comté d'Edesse, pris comme entre deux meules, celle de Massoud d'Iconium et celle de Nurredin, Béatrice, l'épouse de Josselin, les vend à l'empereur et se replie sur Jérusalem avec son argent et ses enfants. L'empereur a payé pour rien, il ne parviendra pas à défendre ses acquisitions. Tout est définitivement perdu en 1151. Josselin, lui, après une dizaine d'années de captivité à Alep, meurt en 1159, un mois avant que l'empereur obtienne de Nurredin la libération des captifs.
Même si Josselin III reste comte titulaire d'Edesse, la suite de l'histoire se passe à Jérusalem où, on le verra, Agnès, la sœur de Josselin, joue un rôle important.

III. Le repli d'Edesse

En compensation de ses pertes au Nord, le jeune Josselin reçoit de Baudoin III des terres autour d'Acre et un fief-rente sur les revenus du port (Nicholson, 1973). Ses succès militaires lui valent d'être maréchal du royaume (connétable en second) de 1156 à 1159. Sa position s'améliore encore par le mariage de sa sœur Agnès avec Amaury, comte de Jaffa, le frère du roi (1157). Mais Josselin est capturé à la bataille d'Harrim (Harenc, probablement en 1164) avec les autres chefs, Colomon (gouverneur de la Cilicie byzantine), Bohemond III d'Antioche, Raymond III de Tripoli, Hugues de Lusignan. Josselin reste longtemps prisonnier à Alep tandis d'autres se rachètent ou sont rachetés. Il ne réapparaît qu'en 1176, sauvé par sa sœur Agnès.

Agnès de Courtenay, reine-mère

Agnès, fille de Josselin II, a frôlé la couronne en 1162 quand son époux Amaury l'a reçue. Mais les barons n'en voulaient pas comme reine et Amaury l'a sacrifiée : une opportune découverte de consanguinité justifie le "divorce" [39]. Les contemporains expliquent l'éviction par des facteurs personnels : Agnès aurait été trop vieille, sa conduite aurait été relâchée, elle aurait même été "bigame" etc. Mais, comme la plupart du temps, les arguments ad feminam cachent et expriment à la fois une lutte de factions. Béatrice n'avait pas été la seule à se replier d'Edesse. Sa cour de barons "réfugiés" entourait Amaury et les barons de Jérusalem ne voulaient pas d'un roi sous influence étrangère [40].
Mais c'est un curieux "démariage". Ou bien Agnès est assez forte pour imposer un compromis, ou bien Amaury ne veut pas être prisonnier des barons jérusalémites, ou bien l'inceste manque de crédibilité. En principe, un mariage annulé étant réputé n'avoir jamais existé, les enfants qu'il a produits ne sont plus légitimes. Ici, le mariage est suffisamment nul pour permettre aux ex-époux de se remarier (Amaury le fera en 1168, avec Marie Comnène, nièce de l'empereur Manuel) et, en même temps, suffisamment valide pour que les enfants, Baudoin et Sybille, toujours légitimes, conservent la totalité de leurs droits héréditaires, notamment à la couronne.
Aussitôt, Agnès épouse le puissant Hugues de Ibelin, seigneur de Rama. Douze ans après, en 1174, la mort d'Amaury fait accéder à la couronne son fils Baudoin (IV), encore mineur. Agnès, à présent la mère du roi, revient au premier plan. Par raison de famille ou pour avoir du soutien, elle fait alors racheter Josselin par le Trésor royal (1176). Le royaume vit ses dernières années : à partir de l'Egypte, Saladin prend Damas et commence sa longue conquête de la Syrie de Nurredin et des possessions latines.

Sa fille Sybille, reine

Josselin est aussitôt nommé sénéchal —c'est-à-dire administrateur— du royaume. Par achats, assignements, échanges et héritages, il agrandit son propre domaine en terres et en fiefs-rente et redevient un grand seigneur (la seignorie dou conte Jocelin[41] et un grand acteur dans la politique du petit royaume. Il est poussé par Agnès et la partie des barons qui rejettent la prépondérance de Raymond de Tripoli.
A la mort de Baudoin IV le mezel (1185), la couronne aurait dû passer à sa sœur Sybille. Mais Sybille rencontre le même problème que sa mère, quoique dans l'autre sens : c'est son mari—le calamiteux Guy de Lusignan— qu'on ne veut pas pour roi.  Baudoin, justement inquiet de sa médiocrité l'a éloigné du pouvoir et, pour court-circuiter Sybille et Guy, a sauté une génération en désignant pour successeur (et en associant à la couronne de son vivant) le petit Baudouinet, le fils de Sybille [42], à présent roi. Raymond de Tripoli devient régent du royaume et Josselin tuteur de son petit-neveu.
La rapide mort de l'enfant (1186) ouvre la bataille contre Raymond de Tripoli. Le trône est vacant. Il a été prévu de demander aux rois d'Europe de l'attribuer et, en attendant, de laisser Raymond régent. Ses ennemis n'ont pas besoin de pousser Sybille pour qu'elle réclame la couronne, en tant qu'héritier naturel de son fils.
Josselin joue un rôle décisif dans le coup d'état. Par ruse, il empêche le Régent de venir à Jérusalem. Par force, il prend le contrôle militaire de la ville. Reste le mari de Sybille que les barons mettent en demeure de divorcer. Une scène de comédie : elle accepte à condition de choisir elle-même son nouveau mari et désigne...Guy. En fin de compte, ils sont couronnés tous deux. Il ne reste au parti adverse qu'à faire un anti-roi, en décidant l'autre fille d'Amaury (Isabelle, qu'il a eue avec Marie Comnène) et son mari à renvendiquer la couronne. La tentative échoue et les barons qui la soutenaient abandonnent Raymond et se rallient à Jérusalem. Pour leur malheur : dans une situation militaire difficile, l'aventurisme de Guy de Lusignan et sa méfiance à l'égard de Raymond conduiront au désastre d'Hattin (juillet 1187) où il sera capturé, avec Josselin et bien d'autres.
L'armée latine détruite, Saladin ne rencontre plus de résistance en Palestine —sauf Tyr— et entre dans Jérusalem en Octobre 1187. Dès lors, le royaume ne sera plus qu'un croupion, même si virtuellement il se continue à Chypre.

Liquidation

Josselin, relâché avec Guy en 1188, se heurte avec lui à Conrad de Montferrat qui vient de sauver Tyr et aspire à la royauté. Josselin accompagne Guy au siège d'Acre (Akka), action par laquelle Guy se pose en défenseur du royaume et disqualifie Montferrat : s'il reste dans Tyr, il est un lâche ; s'il vient à Acre, il accepte l'autorité du roi. Militarily futile it might be, but Guy’s move to Acre was politically brilliant (Madden, 2005). Saladin concentre ses forces pour aider les assiégés et la troisième croisade (Philippe Auguste, Richard d'Angleterre etc) apporte les siennes aux assiégeants. La ville finit par être prise en Juillet 1191 après deux ans d'efforts et de résistance. Victoire sans lendemain.
Quoiqu'on ne sache plus rien de Josselin (After that nothing is known of him), s'il est encore en vie après Acre, il aura probablement soutenu Guy dans son dérisoire combat avec Conrad de Montferrat pour la "royauté" et peut-être en 1192 l'aura-t-il suivi à Chypre, son lot de consolation. A moins que la mort de sa nièce Sybille (1190) par laquelle il touchait à la couronne ne lui ait fait abandonner la partie. A plus de soixante ans, sa carrière était finie.
De son mariage tardif avec Agnès de Milly, fille de Henri le buffle("Bubalus"), il reste  deux filles, "Biatris et Annés" (Lignages d'Outremer [43])

La première, mariée d'abord au frère du "roi" Guy, épouse ensuite Othon de Botenlauben, comte de Henneberg, vraisemblablement arrivé avec la croisade germanique de 1197. Plus tard, celui-ci, après avoir vendu aux Teutoniques ce qui restait de la part de Beatrix dans la seigneurie de Jocelin (1220) [43b], retournera avec elle en Allemagne où, dit-on, leur pierrre tombale commune  se voit encore au cloître de Frauenroth qu'ils ont fondé en 1231.

La seconde s'unit à Guillaume de Mandélée, un Normand de Calabre récemment arrivé dont elle a (peut-être) un fils qui poursuit la lignée outremer.

Conclusion

Au début du XIIIe siècle, quand, en Orient, le rideau tombe sur cette quatrième génération des descendants de Josselin de Courtenay et d'Isabelle/Elisabeth de Montlhéry, il semble se lever sur une autre branche, celle issue de leur deuxième fils, Milon: son fils, Renaud, revenu précipitamment de la 2nde Croisade, a pris part à l'agitation des barons contre le Régent Suger. Le roi Louis VII a saisi sa fille héritière, ses terres, son nom et ses armes et marié le tout à son petit frère Pierre, tandis que Renaud est passé en Angleterre avec Henri d'Anjou (Henry II) —petit fils du Foulques qui épousa la reine Mélisende, cousine par les Montlhéry.
Le petit Pierre a engendré une série de Courtenay, désormais "capétiens", dont l'aîné, nommé Pierre, chargé et rechargé d'épouses héritières par Philippe Auguste, ne résiste pas à l'attrait d'une couronne impériale (1217), celle de Constantinople. Toutefois, si toute couronne est bonne à prendre, les unes ont plus d'épines que les autres et celle de Constantinople tout particulièrement. Le destin impérial de Pierre est mort-né : repoussé par les Grecs de Durazzo, il n'arrive jamais à Constantinople et meurt dans les montagnes. Sa veuve, l'empérière Yolande (†1219), son grand fils Robert (†1228), son fils posthume Baudoin se débattent dans la situation impossible qui est celle de l'empereur latin de Constantinople : pratiquement sans domaine propre, sans pouvoir sur Venise ni sur les barons latins qui ont essaimé partout et ne se soucient pas de lui, sans secours extérieurs suffisants, pris entre les Grecs et les Bulgares, entouré par les Turcs, l'empereur est un fantôme qui s'évanouit en 1261 quand les Grecs reconquièrent la ville. L'histoire reprend son cours. Les deux Siciles, comme au temps des Normands de Guiscard mais désormais sous les Angevins, rêvent toujours de l'hégémonie en Méditerranée orientale, des Balkans à Constantinople. L'ex empereur latin  Baudoin s'allie à Charles d'Anjou (1267). Les Anjou-Courtenay prennent pied en Morée (principauté d'Achaïe) mais rien ne marche et les Turcs concluront.

Courtenay impériaux et Courtenay d'Edesse, à un siècle d'intervalle, les deux séquences illustrent des aspects opposés de l'introduction des Francs dans un Orient où ils ne manquent ni d'ennemis, ni d'alliés (souvent les mêmes). La "révolution des châteaux" qu'ils importent fait gagner les premiers Courtenay et perdre les seconds. L'échec des premiers est dû principalement aux défaites militaires, celui des seconds endogène : dans le monde que les Francs de 1204 emportent avec eux et plantent dans ce qui restait de l'empire grec, il n'y a pas de place pour un souverain. C'est le paradis des barons qui tondent le vilain, s'ébattent, tournoyent, guerroyent et s'épanouissent alors que, en "France" où la pression était à présent plus forte, ils devaient tenir compte de l'émergence royale. Josselin aurait été comme un poisson dans l'eau : il aurait épousé une princesse bulgare ou grecque, fait hommage à un duc ou un autre et se serait taillé une baronnie.

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[1] Jotischky Andrew, 2009, "Franks and 'Natives' in the Crusader States :...R.C. Smail dismissed Usama’s evidence of Franks adopting local customs as being irrelevant to the question of integration. Habits of living were less signs of cultural assimilation than of appropriation; or, at least no more than sensible accommodation to external conditions. Supporting Joshua Prawer’s conclusions about the ethnic stratification of crusader society on the basis of an urban/rural divide…But Prawer, and to some extent his followers Benjamin Kedar and David Jacoby, have also seen the danger that the failure of the state of Israel to create an integrated society in relation to its own non-Jewish subjects, could be seen as a parallel to the Crusader settlement of the twelfth and thirteenth centuries

Cf. aussi Constable, 2001.

[2] Le lecteur s'étonnera que je ne mentionne pas le facteur religieux qui, aussi difficile à comprendre qu'il soit pour nous aujourd'hui, est omniprésent. Ce n'est pas que, à la Voltaire, j'en fasse l'habillage hypocrite d'une opération de pillage, ni que je cherche à éviter le thème du clash des civilisations. Ma raison est la suivante : dans ce temps, la religion n'est pas un "facteur", elle est partout, c'est un environnement, un mode de vie. A supposer que Baudoin de Boulogne ait bien les genoux cagneux à force de prières, c'est, comme les jambes arquées du cavalier, de l'ordre du phénoménologique, pas de l'ontologique. La familiarité de ces gens avec ce que nous appelons le surnaturel en fait, pour eux, quelque chose de naturel. Certes, Jérusalem est un mot magique, mais Baudoin se fait prince d'Edesse au lieu de participer à sa libération.

[3] Les comtes de villes carolingiens s'autonomisent (comites gratia Dei) et s'implantent dans le pagus où leurs châtelains s'autonomisent aussi tandis que, parallèlement, des "outsiders" édifient des "châteaux adultérins", illicites, d'emblée privés, qu'ils transforment en pouvoir.

[4] Le poids de l'idéologie (mystique de la guerre sainte) donne un air blasphématoire à la comparaison entre la 1ère croisade et d'autres expéditions. La "conquête de l'Angleterre par les Normands" —accompagnés de Boulonnais et de bien d'autres— et l'éviction corrélative des nobles "saxons" illustre à la fois la fluidité "socio-politique" du monde de ce temps et la tentative de la stabiliser par un pouvoir royal. Cette opération, commencée en 1066, est énorme en elle-même, même sans tenir compte de la suite de l'Histoire d'Angleterre par laquelle elle fait époque. Au moment de la croisade, les fils de Guillaume, comme ceux de Guiscard, sont en guerre : partout, à ce moment et plus tard, de telles expéditions se font et souvent se défont. Dans une certaine mesure, le voyage outremer fait partie de la série.
Peu nombreux sont ceux qui osent ce parallélisme. Voir, en particulier, Kjær : il replace la croisade dans le contexte de l'acquisitive expansionism qui caractérise la deuxième moitié du XIe (Angleterre, Sicile, Espagne).  Kjær  Lars, 2019, "Conquests, family traditions and the First Crusade", Journal of Medieval History, vol.45

[5] Ce que caricature l'historiographie du XIXe abusée par les tardives Assises en voyant outre mer le type pur de féodalisme : république de barons, avec roi électif subordonné.

L'approche politique de la croisade traditionnelle est "macro", centrée sur les relations avec Constantinople ("schisme", prétentions papales, réunification) ou sur la géopolitique d'un schéma d'affrontement Islam/Chrétienté (variante : Orient/Occident), ou enfin sur une idée d' "Etat" anachronique. Si ces grands concepts ont un effet structurant qui facilite le travail des Historiens (et la lecture de leurs ouvrages), leur pertinence est problématique et la logomachie jamais bien loin.

[6] Quoique ce mot consacré soit simpliste et réducteur, je l'emploierai pour éviter d'avoir à faire la distinction entre Turcs, Turcomans et Arabes quand elle n'est pas nécessaire.

[7] Qu'il ait été dupé (renvoi de Tatikios), qu'il se soit trompé (les fuyards rencontrés peignent au noir la situation des assiégeants, notamment Etienne de Blois à Philomelium *), qu'il ait préféré exploiter en Asie mineure la déstabilisation provoquée par la croisade, l'empereur était confiant dans ses droits sur Antioche, perdue moins de quinze ans avant (1084). Il ne cessera de les faire valoir et, cinquante ans après, l'empire s'imposera.

* Etienne de Blois, retiré au nord d'Antioche, bat en retraite en apprenant l'arrivée de l'armée de Kerbôga. D'après Anne Comnène, il rencontre à Philomelium l'empereur en route pour Antioche, auquel il dresse un tableau désespéré de la situation. L'empereur, découragé, fait demi-tour.

[7b] L'expression est prêtée à Alexis par Ekkehard d'Aura, (Hierosolymita, ca 1112) : Francos cum Turcis praeliantes, quanti canes se invicem mordentes ...  (RHC occ. T5:30 ).

[8] Shepard, 1988, p 98-99 :...Alexius' methods of minimizing the risks involved in employing huge numbers of Cumans in 1091 were very similar to those he used with Crusaders in 1098Ekkehard of Aura heard in the East the rumour that Alexius said that he "causes the Franks to fight the Turks in the same way as dogs eats dogs".

Shepard, 1993 : ...The employment of mercenaries was not, then, necessarily disastrous in itself and the presence in the army of mercenaries from the Latin west was not utterly incompatible with strong and enduring emperors. In fact, Alexius Comnenus, the emperor generally credited with the Byzantine recovery and a noted employer of western mercenaries, had been the young commander who had brought Roussel back to Constantinople in chains in the mid-1070s. Alexius, of all people, might have been expected to know better than to recruit such men, if western mercenaries were so inherently unreliable p 276 .

Voir aussi Magadalino, 1996.

[8b] La "quatrième croisade" partage avec la première d'être une expédition de barons alors que les infructueuses deuxième et troisième ont été des armées royales. A se demander s'il ne faut pas laisser faire les barons pour obtenir des résultats (aussi horribles soient-ils)!
Housley, 2006:66-67
The 4th Crusade was rather anomalous because, after two passagia that were led to the east by kings...there was a reversion to the barional leadership that had characterized the 1rst Crusade...In recent yars the theory of accidents has been in the ascendancy /Donald Queller, Thomas Madden, Alfred Andrea/ have been assisted by two broader trends. One is the collapse of the argument that anti-Byzantine feeling grew inexorabily in the west throughout the 12th cent. Byzantinists suc as Michael Angold and Jonathan Harris have shown that the situation was much more complex. Westerners had no fixed image of Byzantium at the time of the crusade and certainly no one that was suffused by hatred and greed; the 'crusaders' carried with them a blurred image of Byzantium, in which there jostled marvels, tyrants and disinherited princes. The trouble was that once the crusade entered Constantinople's 'force field' prejudices began to reassert themselves...
the baronial leaders / de la 4e croisade/ quick realized the similarity between their situation and that of the crusaders in 1099: they possessed rich lands and competition for rulership over them could imperil their situation.

[9] Foucher de Chartres le mentionne à propos de l'épisode de sa captivité avec le roi et de leur délivrance (CAPUT XII. De comite Edesseno capto, CAPUT XVI. Quod rex Balduinus sit captus, CAPUT XXIII. Qualiter rex Balduinus de vinculis exiit, CAPUT XXIV. Qualiter etiam comes Edessenus evasit de carcere). Voir Guizot, T24.

Guillaume de Tyr donne beaucoup plus de détails (Guizot, T17). Voilà comment il l'introduit (p 97) : 
Tandis que Baudouin /du Bourg/ était ainsi dans l'état le plus prospère et jouissant de la plus parfaite tranquillité, il vit arriver auprès de lui un de ses cousins, Josselin de Courtenai, noble du royaume de France et du pays qu'on appelle le Gâtinais. Comme il n'avait ni terres ni propriétés, Baudouin lui concéda de grands biens, afin qu'il ne fût point contraint d'aller auprès d'un inconnu chercher à gagner quelque bénéfice…Josselin était doué de toute la sagesse de ce monde ; il se montrait circonspect dans l'action; il savait gérer avec habileté ses affaires particulières..enfin il était sobre à table et prenait peu de soin de sa personne et des vêtemens qui servent à orner le corps. Il gouverna avec une grande habileté la portion de pays qui lui fut si généreusement assignée par le comte d'Edesse, et y vécut dans une grande abondance…

[10] Livre XVI, Guizot 17, 446 :  Les événemens que j'ai racontés jusqu'à ce moment [1144] ne m'ont été connus que par les relations des hommes qui avaient conservé un fidèle souvenir de ces temps anciens ; aussi, semblable à celui qui va mendiant les secours étrangers, ai-je éprouvé beaucoup plus de difficulté à reconnaître la vérité, la série des faits, et à constater l'ordre des années. Je n'ai négligé aucun soin dans tout le cours de mon travail, pour demeurer toujours narrateur fidèle. Tout ce qui va suivre maintenant, je l'ai vu en partie de mes propres yeux, ou bien les hommes qui ont assisté eux-mêmes aux événemens m'en ont informé par un fidèle récit.

[11] Si la surabondante historiographie des Croisades a quelque chose d'un champ de batailles mondial (Papauté/Réforme,  Chrétienté/Islam, Orient/Occident, Jérusalem...), la française a été marquée par la guerre civile (fils des Croisés vs fils de Voltaire) et par l'appropriation nationale du générique Francs. Aujourd'hui, après l'orientalist turn, Grousset —toujours réédité — est obsolète. Outre l'étroitesse de son point de vue et l'insuffisance de ses sources, il péche par son biais national à la Michaud-Rey-Madelin : la vieille prétention de la France à représenter les Chrétiens d'Orient, le mandat sur la Syrie-Liban et l'arrière-plan colonial, le mépris à l'égard des Levantins, disqualifient cette monumentale narration qui paraît si instructive au lecteur innocent. Malgré son titre, il faut la considérer comme une continuation de l'Empire des steppes plutôt qu'une "histoire des croisades".

Jotischky 2009 : A generation of French historians – Emmanuel Rey, Louis Madelin and Gaston Dodu in the late 19th and early 20th centuries, and René Grousset in the 1920s and 30s inherited assumptions made on the basis of a combination of contemporary politics and perceptions of French historical traditions.

Voir aussi Constable, 2001 et, pour une mise en perspective historiographique: Tyerman, 2011, The Debate on the Crusades, en particulier, les chapitres 5 et 6 : "Scholarship, politics and the 'golden age' of research" et "The end of colonial consensus".

Je regrette vivement de n'avoir accès qu'en traduction à la littérature allemande, ce qui m'en fait ignorer la plus grande partie.

A part l'épisode Richard Lionheart qui a suscité un délire tardif, la faible participation anglaise aux Croisades successives a évité leur appropriation lorsque, au XIXe, chaque pays européen les a intégrées à son roman national. Sans soupçonner une espèce de revanche dans l'explosion critique actuelle, je me réjouis que l'historiographie anglo-saxonne récente, en déconstruisant les vieux modèles, ouvre de nouvelles perspectives.
Néanmoins, je dois avouer une faiblesse pour le très vieux Stevenson, 1907, The Crusaders in the East. Professeur de langues sémitiques, l'auteur réussit une synthèse de deux siècles d'histoire militaire en moins de 400 pages, sans pollution idéologique. Pour la présente analyse, il a l'intérêt de faire du Nord la clé stratégique des Etats Latins.

[12]  One of Atto’s grandsons, the formidable Joscelin I (d. 1131), went to Outremer around 1101 and became lord of Turbessel in the county of Edessa, then ruled by his cousin, Baldwin II (of Bourcq). Although Baldwin deprived him of this lordship in 1113, Joscelin went to the kingdom of Jerusalem and was made lord of Tiberias. When Baldwin II himself became king of Jerusalem, he appointed Joscelin as his successor in Edessa. Joscelin’s family, by means of conquest and skillful family politics, particularly through close relations and intermarriage with the Latin and Armenian nobility, acquired a powerful position. Even though the county of Edessa was overrun by the Muslims during the reign of Joscelin II (d. 1159), his children became key figures in the kingdom of Jerusalem: Agnes (d. after 1186) married Amalric, count of Jaffa, and her brother Joscelin III (d. 1200) became seneschal of the kingdom. Although Agnes was divorced when Amalric became king (1163), both she and Joscelin acquired great influence during the reign of her son Baldwin IV (1174-1185). They were also instrumental in appointing Eraclius as Latin patriarch of Jerusalem (1180) and securing the crown for Agnes’s daughter Sybil (1186). Their actions have largely been seen in a negative light by historians, partly due to the historiography of William of Tyre, whom they opposed. Joscelin III’s daughters married husbands from the West and sold part of his estates to the Teutonic Order (Alan V. Murray, ed, 2006, The Crusades - An Encyclopedia).

[13]  Cahen Claude, 1940, La Syrie du nord à l’époque des croisades et la principauté franque d’Antioche, Damas, Presses de l’Ifpo auquel Amouroux, 1988 n'ajoute pas grand chose (Amouroux-Mourad Monique, 1988, Le Comté d’Édesse (1098-1150), Beyrouth, Presses de l’Ifpo).

[14] A closely related group of them which shared descent from a Castellan in the Ile-de-France called Guy of Montlhery, were dominant in the settlements in the Levant established in the wake of the First Crusade and had a stranglehold on the movement. The king of Jerusalem was one of them. The semi-independent county of Edessa in northern Iraq and the two most important lordships in Palestine were in the hands of cousins. A fourth cousin was abbot of one of the most prestigious monasteries in Jerusalem, and a fifth was patriarch (although he proved to be a liability). Marriage-alliances had been made with the rulers of the two other settlements, the principality of Antioch and the county of Tripoli. Of the two crusades to the East of the 1120s, one was proclaimed in response to an appeal from the king by a pope who was his cousin and the preaching of the other seems to have been organized entirely by the king himself. Few knights gained much in material terms from the crusades, but the Montlherys benefited spectacularly, even if their ambitions were never entirely fulfilled. (Riley-Smith, 1997, First Crusaders,  p 7-8).

[15] C'est un "comté" de fait. Baudoin de Boulogne n'était pas comte mais le troisième fils du comte de Boulogne (Eustache aux gernons). Il se fait lui-même comte d'Edesse pour afficher qu'il en est le chef. Quand il le laissera à Baudoin du  Bourg, celui-ci lui prêtera hommage. Et du Bourg sera comte sous la suzeraineté personnelle du roi, comme après lui Josselin.
Au contraire les princées auto-proclamées (celle d'Antioche par Bohémond, celle de Galilée par Tancrède) se considèrent comme souveraines.

[16] Godefroy de Boulogne —de Bouillon par héritage maternel— deviendra un mythe, au point de figurer au début du XIVe  parmi les neuf preux, l'un des trois héros chrétiens à côté de Charlemagne et du roi Arthur ! Dès le XIIe siècle, la légende lui donne pour mère Ida, la fille du chevalier au cygne qui est déjà populaire quand Guillaume de Tyr écrit (cf. Foulet, 1989).

Mais toutes ces merveilles sont posthumes. C'est au contraire pour sa médiocrité qu'il fut choisi par les barons parce que les Grands (et leurs factions) étant opposés entre eux, aucun consensus n'était possible. D'autre part, le patriarche réclamant que Jérusalem soit sous l'autorité du pape, il ne fallait pas le provoquer. Enfin, disent les partisans du super-féodalisme d'outremer, les barons voulaient une "république de barons" et non un royaume. Ces conditions —plus que l'humilité dont fait état la légende— expliquent que Godefroy ne soit pas roi mais avoué du St Sépulchre. A sa mort, le patriarche tente de prendre le pouvoir et Tancrède de le saisir. Baudoin l'attrape de justesse et mettra plusieurs mois avant de se sentir assez fort pour se faire couronner.

[17] Saruj commande le gué sur l'Euphrate. Prise par Baudoin de Boulogne, la ville est perdue puis reprise. Mathieu déplore un massacre des Arméniens chrétiens. Une autre source examinée par MacEvitt montre que la ville a été reprise grâce à la population chrétienne qui s'était enfermée dans la citadelle et que les musulmans seuls ont été massacrés.

[18] C'étaient des chefs illustres, rejetons de familles souveraines, éminents par leur foi et leur piété, et élevés dans la pratique des bonnes oeuvres. Voici leurs noms: le valeureux Godefroy (Gontoph'rê), issu de la race des rois des Romains…puis venait le comte Josselin (Djoslïn), distingué par sa bravoure et sa force. Ces intrépides guerriers s'avançaient avec des armées innombrables comme les étoiles du firmament, Chron. Mathieu d'Edesse, Bibl. hist. arm., 1868, p 213).

[19] De Mandach  a voulu voir dans Josselin le Jozeran (Josseran, Josserand) des chansons de geste : Le charisme de Joscelin/Jozeran éblouit tour à tour les remanieurs de la chronique de Foucher de Chartres et de la Chanson de Jerusalem et l’auteur du Baligant (André de Mandach, 1961, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, VI, Chanson de Roland - transferts de mythe dans le monde occidental et oriental,  Droz, p 195).

[20] La dernière deviendra une légende: emprisonné avec le roi Baudoin II et le cousin Galéran du Puiset, ils s'emparent du château. Josselin part chercher des secours, traverse les lignes ennemies, se déguise en paysan, franchit l'Euphrate accroché à deux outres. Pendant ce temps, le château est assiégé et repris. Ses défenseurs massacrés, sauf le roi, son neveu et Galéran. Josselin revenant avec les secours, apprend qu'il est trop tard et commet d'immenses ravages en représailles. Cet épisode abondamment repris (d'Albert d'Aix à Orderic Vital) illustre aussi le soutien arménien à Josselin.

[21] Stevenson, 1907, 153: For nearly fifty years Edessa was the bulwark of the Latin states. A glance at the map shows the importance of its position. It stood like a rampart opposite Mosul and nearest the capital of the caliphs. It commanded the roads from Mosul to Aleppo and penetrated like a wedge between Moslem Syria and the emirates of Mesopotamia. By menacing east and south it isolated Aleppo and protected the Syrian Latins…The gain of Aleppo when Edessa was destroyed was threefold : its communication with the east was secured ; its enemy was now in front, no longer in the rear as well ; it in turn began to encircle what was left of Latin territory.

[22] Baldwin of Le Bourg, on the King’s advice, took the decision that it was useless to try and protect the country east of the Euphrates. He had wept to see how it was ravaged by Mawdud while he was besieged at Edessa. He planned to keep garrisons only in the two great fortresses of Edessa and Saruj and in a few smaller castles, but to make no attempt to guard the frontiers (Runciman, Crusades II).

[23] Guillaume (qui, sur cette période, écrit par ouï-dire) raconte ainsi l'affaire : il s'éleva dans le pays d'Edesse une horrible famine..Quoique sa province fût richement pourvue de toutes choses, Josselin, moins sage que de coutume, et se rendant coupable d'ingratitude , ne s'empressa point d'offrir la moindre partie de son superflu à son seigneur, à son parent, des bontés duquel il tenait cependant toutes ses richesses (Guizot, T. 17, p 164) …/lequel/ ordonna de se saisir de sa personne, de le charger de fers, et le fit accabler de toutes sortes de maux et de tourmens, par un revers de fortune non moins étonnant que déplorable, jusqu'à ce qu'il eût renoncé à tout le pays qu'il gouvernait, et remis entre les mains du comte tous les dons qu'il en avait reçus. Alors, sortant du territoire d'Edesse, et dépouillé de toute sa fortune, Josselin se rendit auprès du seigneur Baudouin, premier roi de Jérusalem, lui raconta en détail tous les malheurs qu'il venait d'éprouver, et lui annonça le dessein de retourner dans sa patrie. A ce récit, le roi, jugeant que Josselin pourrait rendre de grands services à son royaume, et voulant se fortifier de son assistance, lui donna la ville de Tibériade avec tout son territoire, pour être possédée par lui à perpétuité (p 167).

[24] Baudoin le saint a d'abord épousé une princesse arménienne puis Adélaïde, comtesse de Sicile, dont il a dévoré les biens avant de la renvoyer en "s'apercevant" tardivement que son premier mariage n'avait pas été annulé.

[25] The death of Baldwin I of Jerusalem on 2 April 1118 as he withdrew with his army from Egypt provided the Montlherys with the opportunity to stage a coup d’état.. there can be no doubt that Joscelin of Courtenay, who as lord of Galilee was the greatest magnate in the kingdom, had manipulated a parlement to get his first cousin the throne...the rest of the kin, were soon rewarded, as they had to be, given the importance to a new king whose legitimacy was open to question of having his 'natural friends' in positions of trust (Riley-Smith, 1997, First Crusaders, p 173-4).

[26] Fulk's acceptance of the hand of Melisende had followed long negotiations, the matters at issue being the legitimacy of Baldwin's position and Melisende's status as an heiress to the throne (Riley-Smith, 1997, p 183).

[27] Au moment de l'affaire supposée entre Hugues et Mélisende, son époux, Foulques, qui, jadis, a rudement centralisé l'Anjou, s'emploie à placer des hommes neufs aux postes clefs pour s'emparer du pouvoir que le testament du roi Baudoin II lui prescrit de partager avec la reine. Orderic Vital : Trop prompt dans ses mesures, il changea sans raison les prévôtés , et d'autres dignités. Le nouveau prince éloigna de son intimité les principaux seigneurs…il prêta une oreille trop facile aux étrangers venus d'Anjou qu'il leur avait substitués, et aux autres gens sans expérience qui étaient nouvellement arrivés. C'est ainsi qu'en éloignant les anciens titulaires, il confia aux nouveaux flatteurs les délibérations du conseil et la garde des places. Il en résulta un profond ressentiment, et la fierté des grands se souleva d'une manière condamnable contre le novateur inexpérimenté (Hist. eccl., Livre 12, In: Guizot, T. 28, 422-3). Mélisende bénéficie ainsi du soutien de nombre de barons des anciennes familles sous le drapeau de Hugues, son cousin par les Montlhéry.

La rumeur qui imputait aux sentiments la connivence entre Hugues et Mélisende avait pour fonction de discréditer le comte, de décrédibiliser la reine et, éventuellement, de préparer sa répudiation et son envoi au couvent. Hugues s'enfuit et s'allie aux Egyptiens d'Ascalon, trahison si énorme qu'elle oblige ses amis à le rejeter. Que l'affaire soit politique est attesté par la bénignité du chatiment final de Hugues (trois ans d'exil), les menaces de la reine contre les hommes du roi et sa personne et, en fin de compte, la renonciation de Foulques à son projet. Il devient tout dévoué à son épouse (uxorious) et ne prend plus de décision sans elle (cf. Mayer, 1972; Besson, 2015).

[28] Après sa libération, Edessa was then restored to count Baldwin, September 18, 1108...Then began a strange double civil war between Tancred and Ridvan of Aleppo on one side and Le Bourg and Chavli on the other (Fink, in Setton, 1969, volume I, 394). Cf. le récit épique du combat de Josselin et ses alliés musulmans contre Tancrède et ses alliés musulmans en 1108, transmis tardivement (XIVe) par l'historien Ibn al-Furāt, et publié in Cahen Claude, 1983, Document VI, p 226-7.

[29] Cahen, 1940, Ch. II, Topographie historique et archéologique, §67 : Azâz (latin Hasart), où se croisaient les routes d’Antioche à Tell-Bâchir et d’Alep à Mar’ach, était une place d’une importance capitale...La forteresse même de ‘Azâz était construite sur un gros tell, et possédait une double enceinte et des bâtiments annexes en bas du tell.

[30] Guillaume de Tyr (Guizot, T17) : /1126: arrivée de Bohémond le jeune à Antioche/ Cependant de graves inimitiés ne tardèrent pas à éclater entre le jeune prince et le comte d'Edesse, Josselin l'ancien...Les choses en vinrent à ce point que Josselin, agissant contre toute honnêteté, contre toutes les règles de notre temps, et laissant à sa postérité l'exemple le plus pernicieux, appela à son secours les Turcs et les essaims des peuples infidèles. Fort de leur assistance il ravagea tout le territoire d'Antioche par le fer et le feu, et livra ses habitans, serviteurs du Christ, au joug d'une indigne servitude…Aussi, lorsque cette conduite fut connue, le seigneur Josselin encourut-il à juste titre la haine et l'indignation de tous ceux qui en entendirent parler, et tous l'accablèrent de malédictions. La renommée en instruisit aussi le roi de Jérusalem... p 296 le roi partit en toute hâte pour tâcher d'aller mettre un terme à ces différends..et parvint enfin à rétablir la paix entre les deux rivaux p 297.

[31] Guillaume de Tyr: à peine la renommée avait-elle annoncé sa prochaine arrivée, qu'il /l’empereur Jean/ se trouva sur le territoire du comte d'Edesse, avec toutes ses troupes, et fit dresser son camp presque à l'improviste, sous les murs de Turbessel. Ce château, fort et riche, est situé à vingt quatre milles (ou peut-être un peu plus) des bords de l'Euphrate. Dès qu'il y fut arrivé, l'empereur fit demander au comte Josselin le jeune de lui livrer des otages. Le comte frappé d'étonnement en apprenant une invasion si subite, voyant d'une part des armées innombrables et telles qu'il semblait qu'aucun roi de la terre ne pût en entretenir de semblables, d'autre part l'état de dénûment dans lequel il se trouvait lui-même et l'impossibilité absolue de tenter quelque résistance, se faisant de nécessité vertu, envoya en otage l'une de ses filles, nommée lsabelle. L'empereur n'avait fait cette demande qu'afin de le lier plus étroitement à ses intérêts et de s'assurer davantage de sa fidélité pour l'exécution des ordres qu'il aurait à lui donner (Guizot T. 17, 428).

[32] Stevenson, 1907, 148: The emperor John left Syria in 1138 with the intimation that he would return at the earliest opportunity. He did return in the latter part of the year 1142. His intention was to reduce the Latins of the north to what he considered their due obedience. Before the Turkish conquest the Latin possessions had belonged to the Greeks and the leaders of the first crusade had sworn to restore them to the emperor Alexius. On these grounds John held that the country of Raymond and Joscelin rightfully belonged to him and that the Latin princes were only his vassals. He led his army first against Tell bashir. Joscelin attempted no resistance and gave hostages in token of submission. Then the emperor marched to Antioch…There he died in April 1143…Finally Manuel's generals reduced Raymond to submission. Some time in 1144 he was compelled to go in person to Constantinople and there take an oath of allegiance as the emperor's vassal...

[33] Diehl, 1903 : during the whole of the twelfth century they /the Greeks/persistently endeavored to turn the oath of allegiance taken in 1097 by the crusading princes into the foundation of a real sovereignty of the Greeks over the states of Latin Syria  (p111)…After his example /Raymond d’Antioche 1137/, Raymond of Tripoli and Josselin of Edessa acknowledged themselves vassals of the Emperor, and during the whole of 1138 John Comnenus, at the head of the Latin princes, waged war against the Mussulmans, and appeared as the undisputed master of Northern Syria (p112) …in 1142 he reappeared in Syria. He obliged the count of Edessa /Josselin II/ to give him his daughter as a token of fidelity ; he ordered Raymond of Antioch to hand over his capital ; finally, he extended his ambitions to Jerusalem…For a moment, the unexpected death of the Emperor (April, 1143), gave confidence again to the Latins ; and the impetuous Raymond of Antioch thought the moment a fitting one for reconquering the citadels that the Byzantines had deprived him of in Cilicia. But Manuel Comnenus was not less energetic than his father…Briskly attacked by land and sea, Raymond had to come and humbly sue for pardon at Constantinople…When, in 1149, the prince of Antioch was killed in battle, Manuel offered his protection to the widow, and tried to induce her to accept as her husband a prince of the imperial house. When, in 1150, Count Josselin of Edessa fell into the hands of the Saracens, the Basileus gave protection and support to the wife (p113) … /après les méfaits de Renaud de Chatillon en Cilicie, et à Chypre/ in 1158. Manuel, exasperated, invaded Syria with a large army; his sudden arrival and the rapid conquest of Cilicia caused an extraordinary panic at Antioch. Resistance was impossible. Renaud had to submit to humiliation (p114)…The state entrance of the Basileus into Antioch was a still stronger proof of his victory (May, 1159)…Undisputed master of Syria, Manuel really appeared as the protector of the Latins…To the end of the twelfth century these close relations lasted. Family unions strengthened and cemented the ties. As early as 1157, the king of Jerusalem, Baldwin, had married Theodora, the Emperor's niece; his brother Amaury had married a princess of the race of the Comneni. On his side Manuel, after the death of the first queen, sought the hand of the princess of Tripoli, Melisenda, and finally, in 1161, married the beautiful Maria of Antioch. The sovereigns of Frankish Syria came constantly at this period to Constantinople (p115) …and the Greek influence spread more and more in Syria…Syria of the second half of the twelfth century seemed completely subservient to the imperial policy…Undoubtedly the death of Amaury (1173), which left the throne of Jerusalem to children, the conquest of Syria by Saladin (1174), and the death finally of Manuel (1180) soon brought to naught these apparent successes of Byzantine policy...(p116).
[33b]Hirschler, à propos de la prise de Jérusalem en 1099,  analyse le contexte politique pour montrer quand et comment Ibn al-Athīr  élabore un islamic  narrative  qui became hegemonic in all regions and virtually uncontested within Arabic historiography.
Hirschler K. , 2014, “The Jerusalem Conquest of 492/1099 in the Medieval Arabic Historiography of the Crusades: From Regional Plurality to Islamic Narrative”, Crusades, 13: 37–76

[34] Ibn al-Athīr (c 1230, Al-Kāmil fī At-tārīkh, Histoire Complète) parle de Josselin Ier comme un des guerriers les plus braves d'entre les Francs (RHC orientaux, T1, 261), un des Satans de l'infidélité (ibid, 344) et de Josselin III comme  un de leurs personnages les plus illustres et les plus braves (RHC orientaux, T2.2, 221) mais, pour lui, le grand Josselin, c'est le deuxième, celui qui a été vaincu: Josselin, grâce à sa bravoure et à son esprit de ruse, était l'âme des conseils des Francs et le chef de leurs armées. Josselin (que Dieu le maudisse!) était, sans contredit, le héros des Francs; il réunissait la bravoure et la prudence (ibid, 480). Et dans le Al-Tārīkh al-bāhir fī al-Dawlah al-Atābakīyah bi-al-Mawṣil (1218, Histoire des Princes Atabegs de Mossoul) : Josselin, leur héros et leur démon inspirateur, le commandant de leur cavalerie et de leur infanterie (RHC orientaux, T2.2, 118).

Sa capture en 1144 est un événement qui compte au nombre des plus grandes victoires des musulmans: Ces soldats fondirent sur les Turcomans près desquels se trouvait Josselin, se saisirent de sa personne...Cette prise fut au nombre des plus grandes victoires des musulmans; car Josselin était un démon orgueilleux, acharné contre les musulmans et d'un cœur dur. Toute la chrétienté fut atteinte par sa captivité (Al-Kāmil, RHC orientaux, T1, 481).

Et dans le Al-Tārīkh al-bāhir : La prise de Josselin valait pour les musulmans une grande victoire, puisqu'il était le démon le plus pervers de tous les Francs et l'ennemi mortel des musulmans. Quand les Francs entreprenaient une expédition, ils lui en confiaient toujours le commandement, tant ils appréciaient sa bravoure, sa prudence, son animosité contre l'islamisme et la dureté de coeur qu'il montrait envers ceux qui professaient cette religion. Sa captivité fut un grand coup pour toute la chrétienté, et ses coreligionnaires ressentirent vivement sa perte. Leur territoire se trouvait maintenant privé de son protecteur et leurs frontières de leur gardien. Après sa disparition, la lutte contre les Francs devint pour les musulmans bien plus facile. Cet homme était rempli de ruse et de perfidie : toujours prêt à oublier ses serments et à rompre ses engagements, il faisait des traités de paix et de trêve avec Nour ed-Dîn, et, chaque fois qu'il s'était mis à l'abri du danger par des promesses et des conventions, il s'empressait de les trahir. Mais sa perfidie et ses ruses tournèrent enfin contre lui-même; car la perfidie retombe toujours sur son auteur (Korân, xxxv, 41)…Les poètes composèrent beaucoup de pièces au sujet de cet événement (la prise de Josselin)…(RHC orientaux, 2.2, 183-4).

[35] Les relations entre Aliénor et Raymond d'Antioche ont préoccupé de nombreux historiens et excité les romanciers. Aliénor est restée dans l'Histoire comme une flirteuse ou, au moins une imprudente. A propos d'un cas similaire — les cousins Mélisende et Hugues du Puiset en 1132 (cf. supra)—, les analyses récentes des medieval emotions  (Rosenwein 2002)  aident à réinterpréter ces rumeurs: la jalousie des rois, comme leur colère, est toute politique (Besson, 2015). Aussi spontanées qu'elles soient, elles fonctionnent comme une "technology of power" : displays of grief often constituted political acts inextricably associated with the process of making a legitimated political claim (White, 1998, 146-7). La rumeur Raymond-Aliénor mériterait un décryptage analogue : le déni du caractère  politique du conflit entre un roi et son épouse ; non reconnue comme chef de faction, elle est renvoyée à sa nature de femme et discréditée par une rumeur amoureuse (qui en fait une criminelle potentielle). Alep et Damas, Raymond et Aliénor : ne nous trouvons-nous pas devant un désaccord stratégique entre le Nord et le Sud des Etats Latins, entre Aquitains et Français, habillé de romance et traité en scène de jalousie ?

[36] When the great counts cooperated on campaigns against a common enemy, it was as allies, and not because they were bound to serve together. Ibelin, in enumerating the military resources of the kingdom, does not evensuggest that any service was due from any of the great counties outside of the principality. The counties were outside of the realm as far as military service was concerned (La Monte, 1932, p 198).

[37] Service outside the realm was also strictly limited by the laws and even more in practice. The Livre au Roi, the oldest expression of the laws and customs of Outremer, says that the king has no legal right to demand service outside the realm for his own profit or need, 'por nul besoing de luy qu'il en ait',—but that if he orders his vassals to serve for the profit or need of the realm, — 'por le profit dou reaume ou por le besoing de la terre' —the liegemen are held to serve at the expense of the king…The reaume refers to the principality itself, and Antioch, Edessa, and Tripoli were all considered outside of the limits within which free and unlimited service was due (La Monte, p 155).

[38] Cf. Lambert, 2012. Outremer, les femmes exercent plus souvent le pouvoir qu'en Occident et sont plusieurs fois "rois" ou co-roi, que cela soit dû au dynamisme d'un "esprit de frontière" et/ou à la surmortalité masculine et à la rareté relative des femmes, tandis que, en Occident, les femmes ne peuvent régner qu'à travers un homme, mari ou fils (voir l'empérière Mathilde). De ce fait, au XIIIe siècle, les enlumineurs occidentaux de la chronique de Guillaume de Tyr ne peuvent généralement pas concevoir la royauté de Mélisende qui est peinte comme subordonnée au roi et non comme co-roi.

[39] Guillaume (Livre XIX), après un long panégyrique de son roi préféré, écrit : Amaury se vit contraint cependant de renoncer à sa femme. Lorsque dans le principe il s’unit avec elle en mariage, il l’épousa contre le gré et malgré l’opposition expresse du seigneur patriarche Foucher, de précieuse mémoire, parce qu’on disait qu’ils étaient cousins au quatrième degré, comme cela fut solennellement prouvé dans la suite (Guizot, T. 18, 166) et détaille longuement les origines de ce cousinage.

[40] Nicholson résume le dossier (Note 70, p 31) : Runciman (History, p. 362) believes that the barons of the Kingdom of Jerusalem as well as the Patriarch demanded the annulment of the marriage and that their action resulted not solely from grounds of her consanguinity, which was well known, but also from the fact that "She was considerably older than Amalric ...." and  "her reputation for chastity was not good". Richard /Richard Jean, 1953, Le royaume latin de Jérusalem, p. 77/ believes that …"l’hostilité des barons visait surtout son entourage, composé de barons Edesséniens dépossédés qui s’étaient repliés en Palestine, et dont ils ne pouvaient souffrir l'influence sur le roi". This same scholar (op. cit., p. 78) observes, in connection with the annulment of this marriage, that  "Aussi est-il vraisemblable qu'en éloignant Agnès d'Edesse, l’opposition cherchait à se débarrasser de la camarilla Edessénienne qu'elle ne réussit pas à écarter."

[41] La Monte, 1932, 147: The total holdings of Count Joscelin formed one of the greatest seignories in the East, and much of his wealth came from the many money fiefs which he held.

La Monte, 1938 :...the seigneury of Joscelyn, known then as now only by that rather indefinite title, was never an homogeneous unit but was always an agglomération of separate entities welded together by the man who acquired them and dispersed almost immediately after his death…The seigneury of Count Joscelyn is rightly so called. In the first place it had no capital city like Tiberias, Jaffa, Naplouse, Rama, Caesarea or Sidon ; it had no great fortress like Toron or Montréal which dominated the entire fief ; it had no natural limits or focal point,— only the shrewd and ambitious policy of Joscelyn himself gave it unity (p 301).

[42] La vie conjugale de Sybille est accidentée. Héritière présomptive, elle apportera la couronne à un mari qu'on lui cherche apte à la porter. Le comte de Sancerre ayant déclaré forfait, c'est Guillaume longue épée, fils aîné du marquis de Montferrat qui l'épouse en 1176 et meurt aussitôt de maladie, laissant un fils posthume, Baudouinet. Le duc de Bourgogne, pressenti (1179) tarde trop. Sybille veut épouser Baudoin de Ibelin, sgnr de Rama, mais il est capturé et quand il revient il la trouve fiancée à Guy de Lusignan qu'a jeté dans ses bras son frère Amaury de Lusignan, connétable du royaume, allié à la reine-mère Agnès.

[43] Lignages d'Outremer, chapitre XXVIII : Ci dit des contes de Rohais (¶Edessa : grec,  Edessa; arabe: الرها‎ ar-Ruhā ; Kurde, Riha‎ ; latin, Rohais)
Jocelin de Courtenai fu conte de Rohais, et esposa feme d’Ermenie; et orent un fis Jocelin qui fu puis conte de Rohais et esposa Beatrix qui avoit esté feme dou seignor de Saone, et orent un fis et une fille, Jocelin et Agnès qui fu feme dou roy Amauri et de Hue de Ibelin, si com vous avés oy. Jocelin fu conte de Robais, et en son tens fu perdu le conté de Rohais; et il vint au royaume et esposa Agnès, la tierce fille de Henri le Buffle, et ot de par sa feme le Chasteau dou Roy et Monfort; et orent deus filles, Beatrix et Agnès. Beatrix esposa un conte aleman…Agnès esposa Guillaume de la Mandelée, et orent un fis unique, qui esposa femme de Pouille; et orent un fis Guillaume qui esposa Agnès la fille de Pierre le seignor d'Escandelion, et orent trois fis et une fille: Jocelin, Gui, Pierre et Aalis qui esposa Guillemin Barlais, et puis Agne de Bessan. Jocelin ala en Pouille; Gui et Pierre se rendirent as Alemans. Puis la mort de sa femme, Jacque de la Mandelée esposa Aalis, la fille de Gautier le seignor de Cesaire, et orent une fille Isabeau qui esposa Thibaut de Bessan, si com vous avés oy.
(Lignages d'outremer, In: Assises de Jérusalem, TOME II, Assises de la Cour des Bourgeois, ed. Beugnot, 1843).

[43b]  Les donations du début du XIIIe siècle ne contiennent que des biens-fonds de faible importance...Le 30 mai 1220, grâce à l'aide financière de Léopold d'Autriche...les Teutoniques achètent la seigneurie de Jocelin III de Courtenay, dite du "chateau du Roi", vaste complexe territorial qui s'étend au nord-est d'Acre et sur lequel Herman de Salza a des vues depuis 1215. C'est la première réalisation des projets du grand maître: la constitution d'un domaine contrôlé par l'Ordre. Lorsqu'en janvier 1226, Frédéric II confirme à l'Ordre l'ensemble de ses possessions de Terre Sainte...(il) attribue en outre aux Teutoniques tous les biens dépendant de la seigneurie de Jocelin et qui se trouvent alors aux mains des Musulmans...

Gougenheim Sylvain, 2007, Les Chevaliers Teutoniques, p 33-34.