scriptis
Le livre de Marfise  — imité du Roland amoureux de Boiardo       epub

Le livre de Marfise


Elle a tout ce qui force, elle a tout ce qui plaît
(Le Moyne, 1647, La Gallerie des femmes fortes)

Le lecteur indifférent au pourquoi et au comment sautera les préliminaires pour aller à l'histoire qui commence au chapitre 1.


Préambule : Boiardo

Dans l’épopée, la femme ne peut exister que s’il y a un homme à côté ; le personnage féminin n’a pour ainsi dire aucune autonomie... En revêtant le costume d’un chevalier, les jeunes filles acquièrent un statut supérieur... Cet héroïsme au féminin a une particularité : la transformation est temporaire car le pouvoir reste exclusivement masculin. (Sphonix-Rust, 2017, "Identité(s) féminine(s) dans la chanson de geste", Anales de Filología Francesa, n.º 25).

J'ai découvert et aimé Marfise dans le Roland amoureux écrit par Boiardo à la fin du XVe siècle. Ma version de référence est la traduction de Vincent (1549 et 1550). Préférant l'inventio à l'elocutio, Vincent "dérime" le poème et l'écrit en prose, dans la ligne lyonnaise du mot pour mot. Il est le seul français dont la transposition est intègre (sinon exacte) : Rosset (1619) interpole et extrapole, et Lesage (1717) travestit et recompose (voir mon Histoire du texte).

Si, dans l'Amoureux, les personnages masculins, nombreux et hauts en couleur, tiennent le devant de la scène, dames et damoiselles ne manquent pas. Poteaux indicateurs ou messagères, fées (souvent maléfiques) qui entrainent les héros à des aventures extraordinaires, diversions  (histoire dans l'histoire) ou divertissements, elles sont épisodiques et, somme toute, banales, sauf quatre : deux amoureuses (Angélique et Fleurdelis) et deux guerrières (Marfise et Bradamante).

Je n'essaierai pas de résumer l'Amoureux, ce n'est ni nécessaire, ni même possible : la tradition de l'entrelacement permet à Boiardo d'avancer à sa fantaisie. Écrit en plusieurs étapes entre 1483 et 1495, l'Amoureux est un empilement de péripéties invraisemblables, tenues ensemble à grands coups de magie, variations autour du thème indiqué par le titre-programme : une bombe érotique (Angélique) explose dans la Cour de Charlemagne et l'asexué Roland entre en rut, comme bien d'autres. 

Boiardo révolutionne la chanson de geste carolingienne, si populaire en Italie, que Pulci s'amusait à subvertir (Morgant le géant, 1478 et 1483) : l'Amour cesse d'être une péripétie pour devenir le moteur du récit. La matière de France est dite à la manière de Bretagne : quoique la cour de Charlemagne fût aussi magnifique que celle d'Artur, elle est restée inférieure en gloire parce qu'elle a ignoré l'Amour (Boiardo, II, 18, #1-3).

***

En ce sens, Angélique est la vraie héroïne du roman et son ressort : si elle poursuit Renaud de son amour repoussé, tous la courrent, notamment Roland. Toujours au bord de la chute, elle surfe sur la vague du désir qu'elle inspire : Unlike the armed Bradamante and Marfisa, indistinguishable from the male warriors, Angelica must use her beauty to gain the attention of men in order to survive, but that puts her at risk of losing the one asset upon which her survival depends : her virginity (Hansen, 2018, "Angelica’s Virginity...", MLN, 133/1).

Fleurdelis, quoique son rôle soit second, contribue, à sa manière, à coudre les pièces du patchwork : étonnamment informée, elle apporte explications et conseils, et, sans être magicienne, ses connaissances servent souvent de boussole ou de garde-fou. Vouée à l'amour de Brandimart qu'elle partage avec allégresse, fréquente victime d'enlèvements riches en incidents, presque toujours en quête, elle va d'aventure en aventure, requérant la protection de chevaliers. Reconnue de lignée royale, comme Brandimart l'a été, leurs innombrables et brûlantes étreintes amoureuses seront ex post blanchies par un mariage. Mais Fleurdelis est une accompagnatrice, non un acteur. Elle apporte une illusion de continuité et déclenche des aiguillages.

Angélique et Fleurdelis sont conformes au standard féminin du temps. Que l'une promette ou que l'autre accorde ses faveurs, ne fait pas de différence : aucune ne se défend elle-même, elles dépendent de la protection des chevaliers. Le seul poignard qu'elles connaissent est celui qu'elle menacent de plonger dans leur sein charmant si on ne fait pas leur volonté.

Il en va autrement des guerrières. Elles ne sont que deux, l'une en Asie, l'autre en Europe, et ne se rencontrent pas. Sauf la bravoure qu'elles partagent, tout les oppose : la première est "sarrasine", "brunette" et sauvage, la seconde chrétienne, rose et obéissante.

Marfise apparaît assez tôt dans le poème (I, 16, #29) et en sort (II,19) après une présence intermittente pendant trente-deux chants (sur soixante-neuf).

Bradamante, elle, surgit du néant (II, 7, #4) quand Rodomont, méprisant la pusillanimité d'Agramant, attaque l'Europe avec sa seule armée. Elle est la sœur de Renaud et se caractérise d'abord par ses prouesses. Son personnage s'affirme et se transforme quand elle rencontre le beau et valeureux Roger : quoiqu'ennemis, ils combattent ensemble les lâches compagnons de Roger et s'apprécient l'un l'autre ; Roger déclare son lignage (depuis le roi Priam !), Bradamante déclare sa beauté en ôtant son casque, et ils s'éprennent (III, 5) : La damoiselle, déjà prise d'amour, toute honteuse, se prit à dire : "Je voudrais que tu voies en mon cœur"... Elle délaça son heaume et le posa à terre... Roger n'eut pas plutôt aperçu sa divine beauté que, ébahi et comme homme vaincu réduit à subjection, il se prit à trembler, sentant son cœur enflammé.

Voilà Bradamante changée en amoureuse et, après que l'ermite ait soigné sa blessure, tremblant de crainte devant sa féminité (Le diable a pris la forme d'une femme pour me tenter), son érotisation s'exacerbe dans la charmante scène de la rencontre de Fleurdépine qui termine le dernier chant de Boiardo (III, 9) : Elles étaient toutes deux si gracieuses... Il ne leur manquait pour satisfaire leurs amoureux désirs que ce que l'honneur me défend de nommer...

Bradamante, avec ses beaux cheveux que le soleil transformait en or, son plaisant visage mêlant gracieuseté et hardiesse, le nez et les sourcils si proprement composés qu'ils semblaient dessinés par la main d'Amour, parcourt le cycle classique : partant du champ de bataille et arrivant au marché du mariage, la guerrière est soluble dans la fille. Son avenir est prévisible : moyennant le changement de camp de Roger, l'accord des parents et la bénédiction de Charlemagne, elle l'épousera (et ils engendreront l'ancêtre du Duc de Ferrare régnant !).

Au contraire, Marfise reste, non pas inachevée mais suspendue à elle-même. Boiardo, par hasard ou par jeu, la fait tellement outrecuidante et présomptueuse qu'il n'en existe aucun symétrique masculin (Rodomont n'est qu'un chien fou). L'auteur plante une épine dans sa main qui tient la plume et s'en débarrasse cavalièrement : Marfise se mit en chemin et ne tarda pas à trouver deux chevaliers armés qui, depuis, la menèrent en France comme je vous ferai entendre ci-après. Ce n'est pas l'inachèvement du poème qui empêche Boiardo de nous reparler de Marfise (Ma poi vi conterò questa aventura) : il a posé une énigme qu'il ne sait pas résoudre. Inessentielle diégétiquement, Marfise est trop flamboyante et dérangeante pour passer inaperçue. Son effet sur le lecteur est bien plus grand que la place qu'elle occupe dans le texte (1%, environ 2000 mots sur les 200'000 de la trad. Vincent).

Les conteurs, des mâles, hantés par la peur des Amazones, ne veulent célébrer que leurs défaites et extermination. Ce monde à l'envers représente un danger à conjurer, soit en tuant les guerrières, soit en les féminisant, comme le faisait déjà Boccace (Théséide, ca 1340) : Thésée, vainqueur des Amazones, s'éprend de leur reine Hippolyté qui, lui cédant, se normalise, tandis que sa sœur Émilie devient une femelle que se disputent deux guerriers royaux de  Thèbes.

Les hommes de ce temps ne manquent pas d'exemples de femmes qui combattent et dirigent (à commencer par Catherine Sforza), mais pas pour elles-mêmes, par dérivation, pour le compte et au nom d'un fils ou d'un mari : alors, s'impliquer dans les armes honore la dame, surtout si elle réussit.

Sa constitution assigne la femme à l'amour : le destin d'une guerrière consiste à cesser de l'être, et abandonner l'épée pour la quenouille. Cela se traduit dans la fable de la fille preuse et invaincue qui se livrera seulement à un homme assez extraordinaire pour triompher d'elle au combat. Il ne s'agit pas trivialement de savoir qui portera la culotte mais d'ôter la sienne à la fille.

L'épée, outre son évidence phallique, est l'attribut noble par excellence. En la saisissant pour son propre compte, la guerrière suspend sa féminité et devient un chevalier comme un autre. On ne joute pas en gardant ses deux jambes du même côté du cheval, il faut l'enfourcher, oser écarter les cuisses pour avoir une assise et caler ses pieds dans les étriers !

Virgo/virago exprime non seulement l'attente de l'homme qui la ramènera à sa "condition naturelle" mais l'asexualité de la guerrière. De temps à autre, ses beaux cheveux (toujours blonds) s'échappent de son casque, comme une étiquette qui énonce "ce homard est une fille à prendre". La guerrière est le produit de la confusion des genres, leur différenciation la ramène à sa vraie nature : ainsi se résout l'antinomie entre la monstrueuse musculature requise par l'armure, les lourdes armes, l'énorme cheval, le choc et le combat, et, d'autre part, l'exquise et délicate beauté de la guerrière dévirilisée, égale ou supérieure aux merveilleuses qui n'ont jamais quitté leur chambre et leur miroir.

***

La Marfise de Boiardo n'a et n'aura entre les jambes que son destrier : aucun appétit pour aucun homme, bien loin de la lascivité entreprenante que les fantasmes des conteurs ont coutume de prêter aux princesses sarrasines.

Attention ! il ne s'agit pas de pudibonderie. Les filles libres de leur corps (voire libertines) sont innombrables dans ces aventures, leur donnant une allure décaméronesque qui les fera honnir par les moralistes ultérieurs. Mais elles sont libres de leur corps pour, et seulement pour, le donner à un homme.

Marfise n'a pour peau que son armure. Boiardo nous dit qu'elle a juré de ne pas la quitter avant d'avoir défait les trois empereurs, promesse vieille déjà de cinq ans. Cinq ans enfermée dans son blindage ! c'est la négation du corps. Il n'y a rien dans la coquille. Marfise n'a ni chair ni cœur : les seules émotions que lui attribue Boiardo sont l'orgueil et la colère.

En lisant et relisant Roland amoureux, Marfise m'a plu par son outrance : elle est, par nature, irréconciliable et inassimilable. Quoique Boiardo n'explicite pas la cause de sa fureur contre les "femmes-femmes", telles Angélique ou Fleurdelis, on la devine sans difficulté : elles sont des love objects, quand Marfise n'est que défi. Elles usent et abusent de leur infériorité quand Marfise proclame et défend sa supériorité.

***

Boiardo, goguenard, la crée comme une caricature d'Amazone et, ne sachant qu'en faire (la tuer ou la marier ?), l'élimine. Les captateurs de l'héritage boiardien n'auront de cesse de soumettre Marfise. Ils s'évertueront à la plier à la loi commune, à la rendre sentimentale et amoureuse, épouse, voire mère !

Dans son Roland Furieux, un successeur ferrarais de Boiardo fait se rencontrer en France Marfise et son frère ignoré, Roger, aussi beau et vaillant qu'elle-même. Ils se prendront d'une telle affection que l'amoureuse de Roger, Bradamante, se croira trahie et, jalouse, défiera Marfise qui, victime de la lance magique, sera désarçonnée et mordra la poussière pour la première fois de sa vie, allégorie de la Fierté vaincue par l'Amour. Comme une annonce de sa future défaite, Marfise, un certain jour, se laisse convaincre par ses compagnons de mettre une robe de dame et, aussitôt convoitée par un chevalier de passage, semble frappée d'hébétude. L'habit fait le moine : elle se comporte en mijaurée, abandonnant à ses accompagnateurs le soin de la défendre. Ceux-ci vaincus, le triomphateur la réclame, conformément à la loi de la guerre. Secouant la féminité passive qui l'a engourdie, elle se rebelle : je ne suis à d'autre qu'à moi. Que celui qui voudra m'avoir en sa possession m'ôte à moi-même... j'ai mis par terre plus d'un chevalier (trad. Rosset). Se tournant vers les écuyers, elle se fait donner ses armes et son destrier. Elle enlève ses vêtements de femme et apparaît en simple chemisette, montrant les beautés et les admirables proportions de son corps. Et, armée, sautant d'un bond sur son cheval, elle se précipite, la lance en avant. Mais la pression du public du XVIe siècle est plus forte que la personnalité intrinsèque de Marfise... elle se fera chrétienne comme Roger et ira rendre grâce à Charlemagne. Quelle misère ! quelle dérision ! quel ridicule !

Un imitateur français (Rosset, 1615, La suitte de Roland le furieux) ira jusqu'à marier Marfise à Léon, l'empereur de Grèce, l'amant déçu de Bradamante ! Marfise avait résolu de vivre sans essayer les plaisirs qui se recueillent d'un doux embrassement et elle change maintenant de volonté par ce qu'elle se représente que, si chacune suivait son exemple, le Monde retournerait à sa première confusion... et, pis encore, il la fait enfanter : La belle Dame qui n'avait pas accoutumé de manger de cette viande faisait au commencement difficulté d'en goûter: mais elle y prit après un tel goût qu'elle donna au monde un fruit plus digne de son siècle.

Un imitateur concurrent (Chappuys, 1618, La suite de Roland furieux) la rendra amoureuse de Guidon le sauvage qui, sa main dûment obtenue de Charlemagne et de Roger, l'épousera. Chappuys la fait s'exclamer : Ne vous émerveillez d'ouïr que la haute et renommée Marphise auparavant tant superbe et rebelle à l'Amour soit aujourd'hui amoureuse car il n'y a au monde, n'a onques été ni sera, aucun qui ne soit à la fin lié d'amour (p 129). Et Chappuys fait coup double : par Marphise qui avait été par le passé tant revêche et rebelle à l'amour et qui aime maintenant de si grande ardeur, se voit comment la femme en toutes ses actions court aux extrémités.

La voie de la normalisation, la Marfisa innamorata qui fleurit à partir du XVIe siècle, n'est pas la seule réponse à l'énigme posée par Boiardo. L'autre, au contraire, exploite l'anormalité de Marfise : folle ou, du moins, extravagante, c'est la Marfisa Bizzarra (Dragoncino, 1531) dont, au XVIIIe, Gozzi fera une plaisante parodie (1772).

***

Pour ma part, je cède à la séduction de l'exquise brute et je rends à la "chevalière inexistante" le corps féminin dont son créateur la prive et que ses épigones transforment en chair à homme. D'armes et d'amours, telle est sa devise. Et l'homme est chair à femme.

C'est cette Marfise que j'ai vue dans Boiardo et dont j'ai extrapolé les caractéristiques en la projetant sur la Lune d'après la Catastrophe de 2049. J'invoque la clause léonine : dans le "pacte" entre l'auteur et le lecteur, le premier fournit les matériaux, le second les accommode.

Avant de réécrire le texte de Boiardo, résumons les passages qu'il consacre à Marfise :

Sans qu'on sache pourquoi la "reine Marfise" s'est alliée à Galaffron, elle apparaît à ses côtés, attaquant l'armée d'Agrican qui assiège le château où Angélique s'est réfugiée pour ne pas l'épouser (Angélique que, par ailleurs, Marfise hait sans raison apparente).
L'ennemi vaincu, Marfise se retourne contre son propre camp et, alliée à Renaud contre lequel elle s'est longuement battue, assiège le château pour le détruire et tuer Angélique. Renaud défie les preux qu'un serment forcé oblige à défendre l'infâme Truffaldin, devenu maître du château. Alors que son ami et cousin Roland va tuer Renaud, Angélique le sauve.
Roland et Renaud partent, chacun de son côté. Angélique n'a plus pour défenseur que son amoureux Sacripant. Marfise se bat avec lui quand, du fond de l'Afrique, arrive un voleur qui s'empare du fameux anneau d'Angélique et, par jeu, du cheval de Sacripant et de l'épée de Marfise.
Marfise le poursuit mais son cheval est moins rapide. Il finit par mourir, Marfise s'obstine à pied, le voleur lui échappe. Désarmée, elle rencontre Brandimart auquel elle prend ses armes en menaçant de tuer sa bien aimée Fleurdelis. Laissant tout en plan, elle part combattre Charlemagne et éblouir le monde occidental de ses prouesses (dont on ne saura rien).

***

L'imitation  qui suit dissipera les invraisemblances du texte. Je m'éloignerai de Boiardo en libérant les instincts sexuels de la belle Marfise et en inventant en conséquence des développements et des détails. Par contre, je me sens dans l'esprit de l'Amoureux en augmentant la charge érotique d'Angélique, cette bombe "bretonne" qu'il lance dans la trop dévote Cour de Charlemagne.

¶ Dans le récit qui suit, les passages en italiques sont des citations du Roland amoureux (trad. Vincent).

¶¶ On reconnaîtra maints noms utilisés dans les quatre volumes du Cycle de Marfise. A l'exception de Marfise et d'Angélique (au volume 2), je les ai repris pour leur sonorité, sans considération du caractère du personnage dans le poème.

1. Marfiz

Marfise ignore son origine et ne s'en soucie pas. Ce qu'elle est, lui suffit.

Nous, nous savons que sa mère, guerrière sarrasine, se convertit par amour, à la fois au christianisme et à la féminité. Fille de roi, elle devint reine. Alors qu'elle était enceinte, les frères de son mari le tuèrent et voulurent abuser d'elle. Fuyant ses persécuteurs, elle se jeta dans une barque, livrant son destin aux flots qui la jetèrent sur un rivage inhabité où elle mit au monde deux jumeaux de sexe opposé et mourut.

Un magicien trouva les bébés, devina leur potentiel et les recueillit. Il fit sortir de la forêt une lionne qu'il força à les allaiter, abandonnant ses petits. Quand les enfants eurent fait leurs premiers pas, le magicien les nourrit de la moelle des ours et des tigres et s'employa à les endurcir au combat et à les instruire.

Un jour que le magicien s'était absenté, les enfants jouaient dehors, ayant interverti leurs habits, comme ils le faisaient souvent pour duper leur entourage. Une bande de pirates fondit sur eux. Le petit garçon s'échappa à toute vitesse, sa petite robe voletant autour de ses jambes. Les gamines n'intéressant pas les pirates, ils prirent l'autre. Quand le scribe du bateau demanda son nom à Marfise, il l'entendit à la persane et écrivit Marfiz. Ces forbans écumaient les mers et les rivages pour capturer de tout jeunes mâles. Ils les vendaient ensuite à des seigneurs qui les élèveraient pour en faire des soldats.

Le mage, à son retour, apprit la triste nouvelle et sa boule de cristal ne découvrit pas la fille volée que, au demeurant, il ne chercha guère. Le garçon lui restait et les astres lui promettaient un destin grandiose. Pour éviter tout nouvel accident, il le transporta au sommet d'une haute montagne et le reclut dans un château enchanté, invisible aux yeux humains où, seul et vierge, il exercerait sa vaillance.

Marfiz et les autres enfants furent vendus en lot au roi de Bactriane. Celui-ci, aux prises avec ses barons et ses voisins, ne se fiait pas aux farouches montagnards qui constituaient son peuple, et importait en masse de juvéniles étrangers. Éduqués aux armes, vague après vague, ils formaient son armée personnelle.

Marfiz partagea son enfance avec les garçons qui, traités sans aménité ni sévérité, apprenaient durement leur métier. Quand ils ne combattaient pas, on leur faisait étrangler les serpents dans les cavernes, arracher les ongles des panthères et des tigres, et briser les dents aux sangliers vivants. Le reste du temps, ils transportaient des pierres ou des sacs de terre et s'exerçaient à l'usage des armes. Marfiz, toute jeune qu'elle fût, devint rapidement experte. On les traitait en troupeaux, sales et dépenaillés, et aucun surveillant ne prenait la peine de les examiner individuellement.

Maintes fois, tandis que, nus, ils se baignaient et jouaient dans les torrents ou les lacs, Marfiz se disputa avec les autres. Capturés en de multiples endroits, les garçons présentaient tous les types humains et ne souciaient guère des différences entre eux. Cependant, tous se moquaient que Marfiz n'eût rien entre les jambes. En revanche, elle brocardait la petite chose ridicule qui pendouillait entre les leurs. Jamais elle n'hésita à se battre, et toujours elle gagna. Quand son adversaire était à terre, elle s'emparait de la petite chose et la tirait vigoureusement, affirmant ainsi sa supériorité puisqu'on ne pouvait pas lui rendre la pareille.

Les enfants grandirent et un léger duvet commença à leur pousser. Un jour que Marfiz, en poursuivant l'un d'entre eux, attrapa sa petite chose et la secoua énergiquement, elle provoqua une réaction surprenante. Intéressée, elle insista et, sans chercher à comprendre, un chatouillement inconnu lui fit découvrir très vite le mode d'emploi. Tout en continuant à se bagarrer avec les gars, elle les consomma les uns après les autres et, heureux et reconnaissants, ils chérirent sa singularité. Devinant confusément une anomalie, les jeunes gens dissimulèrent leur nouveau jeu aux instructeurs qui, d'ailleurs, ne s'occupaient pas d'eux en dehors des exercices.

Mais Marfiz continuait à grandir, sa silhouette se modifiait et ses formes féminines se développaient et fleurissaient sans que sa naïveté pensât à les cacher en refermant ses haillons.

Un surveillant découvrit la rose dans le pot et, voulant la cueillir (après tant d'autres), constata, avec une fierté dépitée, que l'éducation  imposée aux enfants en faisait de redoutables adversaires. Marfise le renversa, le cogna brutalement, et bourra son organe de coups de pieds qui le mirent hors d'usage.

Craignant le ridicule s'il mobilisait ses camarades et incapable de se venger seul, il informa le roi que son troupeau d'apprentis soldats recélait une beauté. Réjoui de ce cadeau du hasard, le roi de Bactriane que ses femmes lassaient donna l'ordre de saisir la fille sans l'abîmer, de la laver, de la parfumer, de l'habiller joliment et de la lui apporter. Marfiz résista longtemps et violemment, mais fut prise au filet et, criant et frappant, confiée à de robustes matrones qui, n'épargnant pas les gifles, la matèrent, la décrassèrent et la vêtirent en fille.

Marfiz, furieuse et humiliée, regrettait ses petits camarades et, habituée au grand air, respirait difficilement. On la jeta dans le lit du roi, honteuse de sa tunique de soie et incommodée par de subtiles odeurs insolites. La main dans le dos, serrée sur un poignard, elle se tenait prête à tuer son tortionnaire, à se défendre contre ses sbires et à sauter par la fenêtre.

Mais quand le roi survint, majestueux et musculeux, quand elle vit sa nudité puissante, quand elle lut dans ses yeux le désir fou qu'inspirait la beauté sauvage de sa proie, quelque chose en elle mollit et elle se prêta à une expérience étrangement voluptueuse. Elle avait connu les étreintes rapides de garçons maladroits, l'amour du roi lui plut et ses leçons lui profitèrent.

Le roi, émerveillé que sa basse-cour militaire eût couvé un tel cygne, s'en éprit et elle devint sa favorite. Étonné de sa noblesse native, le roi fit rechercher le marchand d'esclave pour s'informer d'elle mais tant d'années avaient passé qu'il demeura introuvable.

Tout en apprenant, autant que nécessaire, à se comporter en fille, Marfiz refusa de fréquenter les femmes du roi et les autres dames, jalouses de la faveur qui l'honorait et effrayées par la bizarrerie qu'elles sentaient en elle. De son côté, elle les méprisait de ne connaître de la vie que leurs chambres aux riches tapisseries, et d'user de misérables artifices pour tirer leur puissance de celle des hommes qu'elles charmaient. Aux manœuvres de Cour, Marfiz préférait celles du champ. Pour elle, le pouvoir est au bout de l'épée.

Tous les jours, elle se vêtait en garçon et sortait du palais, compléter son éducation guerrière, à pied et à cheval, à l'épée et à la lance. Le roi s'y était opposé mais Marfiz fut intraitable et sa colère terrible : plutôt que de se laisser asphyxier, elle tuerait le roi ou elle-même, elle détruirait sa beauté, mettrait le feu au palais, s'enfuirait chez l'ennemi... Partie par complaisance, partie à cause de l'irrésistible séduction de sa féminité cachée, le roi en avait fait son page.

Après s'être acquittée de ses fonctions (officielles et officieuses), elle se mêlait aux soldats, étonnés et fiers que l'un d'entre eux, Marfiz, brutalement capturé par les gardes du palais, eût été promu page du roi et leur revînt. Tous ignoraient que leur camarade fût la fameuse favorite dont on célébrait la beauté et craignait la fantaisie. Le caporal auquel le roi la devait ne parlerait pas, il avait été secrètement exécuté.

Quelques années passèrent. Les charmes féminins de Marfiz croissaient parallèlement à ses talents guerriers. Tous les combats la voyaient victorieuse et elle ne cédait jamais. Lorsque (rarement et par ruse) son adversaire la désarmait, elle continuait la lutte à mains nues, comme si les animaux féroces dont sa petite enfance avait été nourrie lui prêtaient leur force brute. Esquivant l'épée de son adversaire, dépeçant son armure, pièce par pièce, elle le bourrait de coups de pied et de poing puis, le saisissant dans ses bras musclés, le jetait à la rivière et le bombardait de pierres, jusqu'à ce qu'il se traine à ses pieds et demande pardon de sa traitrise.

La journée finie, quand le roi s'était retiré dans sa chambre close, elle s'introduisait par un passage secret et jouissait du roi autant que lui d'elle. Après l'amour, se fiant à son innocence, il lui parlait librement des affaires de l'État, de ses ennemis intérieurs et extérieurs, des avantages et inconvénients de son royaume montagneux et pauvre. Souvent, il mentionnait avec révérence et envie, les trois grands empereurs qui régnaient sur le monde : le voisin, celui de Tartarie ; celui d'Afrique et Charlemagne en Europe.

L'ambivalence de Marfiz, fille et garçon, présente et absente, amoureuse et belliqueuse, la rendait toujours plus désirable. Mais, en tant que page masculin, elle n'avait pas accès aux appartements des femmes et, trop souvent dehors, leur laissait le champ libre : insidieusement, elles affectèrent de s'inquiéter de la sécurité du roi (il dort avec une tueuse) et de son honneur (la favorite se frotte aux garçons). Le soupçon grandit peu à peu dans le cœur du roi que des espions informèrent. Confiante dans sa force, Marfiz ne se cachait guère d'accorder à ses anciens camarades le bénéfice de sa radieuse beauté et des leçons d'amour reçues.

D'autres rois, exaspérés de jalousie, auraient fait exécuter l'infidèle. Celui-ci se contenta de la vouloir toute à lui. Elle abandonnerait ses habits de page et se vêtirait constamment en femme, avec les longues manches paralysantes et tout le tralala. Elle mettrait fin à des fantaisies martiales qui nuisaient à sa réputation. Elle ne sortirait du château que pour accompagner le roi. Elle se conduirait en favorite et en aurait tous les privilèges.

Marfiz reconnut trop tard l'effet du poison instillé par ses rivales méprisées. Elle rugit, argumenta, caressa, frappa. En dernière ressource, elle menaça de s'enfuir. Le courroux la rendait adorable, ses yeux flamboyaient, ses seins palpitaient... Le roi fut sur le point de lâcher prise. Entendant par avance les ricanements des femmes, il se força à résister et, l'orgueil prenant le pas sur l'amour, décida de l'enfermer dans son appartement et, si elle regimbait, de l'enchaîner, nue, au pied du lit royal.

Marfise retroussa ses jupes, montrant une dernière fois au roi ses longues jambes musclées et sa nudité triomphale. Elle prit le poignard accroché à sa taille et, à regret, frappa le roi au cœur.

Courant à la fenêtre, elle appela les soldats qui survinrent en tumulte :

— Je suis le roi à présent. Obéissez-moi, je vous couvrirai de gloire et de richesse, je vous conduirai à la conquête du monde.

Les soldats l'acclamèrent.

Se souvenant de son vrai nom, elle le reprit : Marfise. Elle dit aux soldats : "je suis la reine". Ils l'acclamèrent encore plus.

Elle fit tuer ou exiler les femmes du roi, et s'occupa de soumettre les seigneurs qui, chacun dans sa vallée, se comportait en autocrate. A la tête de son armée et payant de sa personne, elle en vint à bout. Les soldats que la longue prudence du roi avaient impatientés firent joyeusement la guerre et rapportèrent un abondant butin.

Des ambassades demandèrent en mariage "la reine Marfise" : les rois voisins étaient menu fretin pour celle qui rêvait des trois grands empereurs. Eux seuls méritaient son intérêt. Elle les vaincrait. Si l'un d'entre eux était aimable, elle partagerait ses aventures, sinon elle les tuerait. En attendant, elle se satisferait de ses soldats.

Marfise se serait précipitée au Grand Tournoi de Charlemagne pour vaincre tous les meilleurs chevaliers du monde et s'emparer de l'empereur. Au fond de ses montagnes, l'annonce ne l'atteignit pas. Néanmoins les effets du Tournoi orienteront son destin.

Pour éclairer cela, il nous faut la quitter pendant deux chapitres. Nous irons à Cathay (CH. 2) où Galaffron, acculé par les Tartares, croit saisir la chance que lui offre le tournoi, puis à Paris (CH. 3). L'échec de Galaffron sortira Marfise de ses montagnes.

2. Galaffron

La gloire de l'empereur Charlemagne emplissait l'univers qui retentissait du bruit de ses victoires, de ses conquêtes et de sa sagesse. Du moins le croyait-il, ou l'en persuadait-on. Pour célébrer sa magnificence, il ferait de Paris la capitale de la Terre. 

Il invita tous les preux chevaliers à un grand tournoi qui commencerait après la Pentecôte chrétienne.

Trois ans à l'avance, il expédia des hérauts richement vêtus et escortés, non seulement dans les pays voisins mais dans les autres parties connues du monde et même vers certaines contrées légendaires : tous les chevaliers valeureux seraient bienvenus, quelles qu'en soient l'origine, la religion, l'allure et la langue. Pour afficher leur intention, ils porteraient une rose et, au vu de ce signe, on les accueillerait avec honneur. Pendant le séjour et la traversée de l'empire, à l'aller et au retour, ils bénéficieraient de la sauvegarde de l'empereur et vivraient à ses frais.

Toute la gentilhommerie du monde, réunie à Paris, romprait des lances et des épées aussi longtemps qu'il le faudrait pour désigner le héros des héros. Celui-ci recevrait une couronne de roses qui le proclamerait la fleur suprême de la chevalerie.

(Charles espérait en secret que, Dieu et la Sainte Vierge aidant, les chevaliers chrétiens triompheraient et démontreraient aux païens la supériorité de la Vraie Foi. Il en résulterait des conversions en masse, de nouvelles alliances et soumissions).

***

La nouvelle parvint à l'autre bout du continent, et l'empereur de Cathay l'apprit avec satisfaction, voyant une occasion à saisir.

Son nom chinois imprononçable se traduisait par "Galaffron". Intercesseur entre le Ciel et la Terre, et instruit par de savants talapoins, il disposait de pouvoirs magiques qui, hélas, ne suffisaient pas à protéger son empire des Tartares dont l'empereur, "Agrican" (traduction), passant par les trous de la Grande Muraille, battait ses armées les unes après les autres et menaçait son trône.

Une solution existait, vivement souhaitée par Agrican : la fille de Galaffron, "Angélique" (traduction) rayonnait d'une telle beauté que sa réputation enflammait les cœurs et les sens de tous les Princes. Agrican, éperdu d'amour, la voulait absolument. En l'épousant, il jouirait de la plus exquise fille du monde et, de plus, il se mettrait en position de succéder légalement à l'empereur de Chine si son fils disparaissait, chose facile à arranger.

Aussi, usant de la pression de ses hordes sauvages, Agrican avait sollicité maintes fois la main de la belle et l'alliance de l'empereur. La première hurla d'horreur à l'idée de s'unir à un barbare qui, disait-on, faisait l'amour sans descendre de cheval. Sa virginité tourmentée ne rêvait pas seulement d'étreintes mais de plaisirs indéfiniment prolongés dans une extase raffinée.

L'empereur, quoique choqué par l'impudence d'Agrican, ne méconnaissait pas sa propre impuissance. Le rapport des forces militaires le désavantageait et son peuple murmurait qu'il perdait le mandat du ciel. Sauver son trône nécessitait de donner Angélique à son ennemi. Galaffron, pour adoucir sa honte, voulait croire que, en désirant sa précieuse fille, Agrican manifestait son aspiration à accéder à la Civilisation ; Angélique,  à son corps défendant, en ferait un être humain. En outre, quand le fils de Galaffron aurait des enfants mâles pour assurer la succession, Agrican resterait en position subordonnée et ses talents militaires défendraient la Chine au lieu de l'attaquer.

Mais Angélique refusait obstinément de se sacrifier et menaçait, si on la forçait à ce mariage, de se tuer, d'entrer au couvent ou (horreur !) de se déshonorer publiquement avec le premier palefrenier qu'elle rencontrerait. Galaffron affectait de comprendre  que sa fille chérie, la plus belle fleur du monde, répugnât à la souillure du barbare. Il faudrait pourtant qu'elle y passe. Un homme en vaut un autre et un général victorieux davantage. Néanmoins, ce serait vexant.

Le grand tournoi de Charlemagne inspira une échappatoire à Galaffron : ses soldats, aussi innombrables que la population de l'empire, manquaient de héros pour les exercer, les guider et les stimuler. La Civilisation n'en produisait pas. Son élite préférait les poèmes et les chants aux armes, l'âme aux muscles, les tapis aux champs de bataille : la guerre n'était pas noble.

Puisque les Barbares pensaient le contraire, tous les héros du monde seraient rassemblés à Bali (巴 黎). Si Galaffron prenait ces brutes à son service, avides de combats et de prouesses, ils galvaniseraient ses troupes et attaqueraient les Tartares : les chiens mordraient les chiens.

Restait à trouver l'appât et le dompteur. La magie ne suffirait pas, il faudrait y mettre la main. Galaffron consulta les oracles, invoqua ses démons familiers, interrogea les mœurs des étrangers, réfléchit et concocta un plan  subtil, exploitant ce qu'il y avait de pire et de meilleur chez les Barbares. Pour le réaliser, il avait besoin de ses enfants qu'il réunit dans le plus grand secret.

La beauté du frère d'Angélique, "Argail" (traduction), surpassait celle de tous les garçons. Jumeaux, élevés ensemble, ils avaient longtemps joué à se faire passer l'un pour l'autre. Séparés à l'adolescence, ils se retrouvaient dans des endroits secrets. Si leur tendre affection n'était pas allée jusqu'à la consommation de l'inceste, elle le taquinait de près. Chacun adorait son reflet travesti dans le corps de l'autre et connaissait les caresses et baisers qui l'émouvaient. Humides de désir et haletants de plaisir, ils s'étaient interdit l'acte ultime, trop royaux pour méconnaître la valeur personnelle et politique de la virginité d'Angélique. À part cette rose impériale, ils avaient, goulument et réciproquement, défloré tout le bouquet de leurs appas.

Angélique, brûlante d'envie, jalousait son frère qui pouvait plonger son sexe frustré dans d'autres aimables réceptacles, toutes les filles et dames de la Cour s'ouvrant à lui avec délices. Angélique ne bénéficiait pas de tels substituts et rien n'éteignait son incandescence. Elle passait ses nuits sans sommeil à chercher des subterfuges et des magies qui lui permettraient de se livrer entièrement et de paraître néanmoins intacte.

***

Convoqués par Galaffron, ils craignent qu'il ait décidé de livrer Angélique à la bestialité du Tartare et inventent un stratagème infantile. Argail, encore imberbe, se vêt d'une robe et Angélique, cachant ses cheveux blonds sous une toque, prend les habits de son frère. S'il faut en venir au mariage, Argail jouera le rôle d'Angélique, la nuit de noces révélera la tromperie et l'union sera annulée. Les jouvenceaux, fiers de leur ingéniosité, ne se demandent pas quels désagréments le courroux d'un Agrican humilié causera, à eux et à leur empire. Se tenant par la main, ils entrent joyeux, en s'adressant des sourires taquins et malicieux.

Galaffron leur expose froidement les derniers malheurs militaires : les soldats fuient et les généraux trahissent. On approche du moment où la vertu d'Angélique sera le dernier rempart de l'empire. Des pourparlers matrimoniaux doivent être engagés.

Les jumeaux, serrés l'un contre l'autre, palpitent du même refus désolé.

Il reste un espoir, dit Galaffron, et sa réalisation dépend de vous. À l'autre bout du monde, un Grand Tournoi va rassembler tous les héros connus et inconnus. Argail les défiera un par un et on promettra Angélique à celui qui le vaincra.

Angélique, oubliant qu'elle est déguisée en Argail, sanglote. Elle s'étranglera plutôt, et tout de suite : elle tomberait de la poêle dans le feu, si pour échapper à Agrican, elle se livrait à un barbare velu et puant qui la déchirera de son attribut gigantesque, la maltraitera et l'emmènera dans un pays lointain. Encore, avec Agrican, a-t-elle l'assurance de rester à Cathay, avec sa famille chérie.

Galaffron, interloqué d'entendre Angélique parler par la bouche d'Argail, s'irrite qu'une fois de plus ils jouent aux reflets. Il les rassure : les requins voraces ne dévoreront pas l'appât. Argail, sur un cheval agile, triomphera de tous grâce à une arme magique, une lance d'or dont le seul contact renversera l'adversaire, aussi puissants que soient son destrier et l'étreinte de ses cuisses.

Perplexes, les jumeaux demandent en quoi ces victoires permettront d'échapper aux Tartares.

Galaffron, rayonnant, frappe des mains en signe de contentement : la magie n'est rien sans l'intelligence. Lui, il a étudié la mentalité des barbares. Il se servira d'une faiblesse dont ils sont fiers : ces brutes, une fois un serment prêté, mettent leur honneur à le respecter, alors que nous autres, civilisés, savons que tout est affaire de circonstances.

Avant que les jouteurs, alléchés par Angélique, tentent leur chance, ils devront jurer de se constituer prisonniers si Argail leur fait vider les arçons. Inéluctablement vaincus grâce à la lance, ils tiendront leur parole. Quand Argail aura triomphé de tous les héros, il les emmènera en Cathay et les enrôlera contre les Tartares. Bêtes de guerre, ils seront ravis de rencontrer un ennemi à leur mesure. Avec ce secours, Galaffron renversera le rapport de force, et arrachera à la convoitise d'Agrican à la fois son empire et sa fille. Ensuite, on retiendra les chevaliers en les comblant d'épouses, de richesses et de terre.

Galaffron, satisfait, se congratule de la perfection de son plan dont l'astuce séduit ses enfants. Pour plus de sécurité, il les pourvoira d'un anneau magique qui, passé au doigt, protège de tous les enchantements et, mis dans la bouche, rend invisible.

Choisissez, leur dit-il, en contemplant avec gêne leurs personnes interverties et leur complicité trop manifeste. Cette aventure vous conduira aux limites du monde, chez des peuples étranges. Si vous refusez, j'abandonne Angélique à la concupiscence d'Agrican. J'espère (ajoute-t-il perfidement) qu'elle ne souffrira pas trop quand il la dépucèlera sur son cheval au galop, à la vue des sauvages et avec leurs applaudissements joyeux.

— Je ne le permettrai pas, s'écrient les deux jumeaux en même temps, mêlant dans un seul cri le soprano de la fille et le ténor du garçon.

Si Galaffron avait l'oreille plus fine, il discernerait dans la voix d'Angélique autre chose qu'une protestation. Le plan de Galaffron lui plait et le rôle de biche au milieu des cerfs en rut l'émoustille délicieusement. Émettant déjà des phéromones amoureuses, elle s'imagine, légère et dansante, frémir au brame, aux parades nuptiales et aux affrontements des dix-cors et des brocards.

Galaffron conclut :

— Alors, préparez-vous à prendre la route. Quatre géants vous accompagneront, ainsi qu'une forte escorte. Des sorts favorables protégeront et accélèreront votre voyage. Nous ferons patienter Agrican en lui promettant Angélique, tout en "regrettant" qu'un vœu lui interdise de se marier avant sa dix-huitième année. Nous conclurons une trêve en attendant. Ça vous laissera le temps nécessaire.

Argail approuve avec résignation, Angélique avec excitation. Exaltée, elle l'entraîne dans un lieu sûr où, ôtant leurs habits, ils se dispensent autant de délices qu'ils le peuvent. Angélique, couchée sur Argail dont ses caresses ont épuisé la virilité, se trémousse doucement, songeant à la suite :

— Notre mission remplie, nous enverrons ici tous ces chevaliers valeureux et nous, nous resterons là-bas, dans ces pays lointains. Libérés d'une parenté que nous tairons, nous nous appartiendrons enfin entièrement (elle lui mordille l'oreille en susurrant des suggestions qui le font rougir).

— Mais le trône ?, s'exclame Argail, troublé.  Veux-je, puis-je renoncer à l'Empire dont je suis héritier ? En ai-je le droit ? Les Dieux me puniront et nous maudiront.

Angélique, vexée, se détache de lui et remet sa robe :

— A ton gré ! tu retourneras à ton trône, je resterai là-bas. Princesse en Occident, je ne manquerai ni d'amants ni de maris. On dit que ce sont de bons étalons.

Et, lui tournant le dos, elle sort en ondulant des hanches.

Pour impressionner Agrican, on le reçoit à la Cour avec les plus grands honneurs et de grandioses festivités. On lui accorde la main d'Angélique "dans un proche avenir" et, en échange, il accepte une trêve. Toutefois, il veut entendre la promesse de la bouche de la fille.

Angélique le reçoit au milieu des dignitaires, assise sur un trône élevé, tellement couverte de joyaux qu'on ne devine rien de son corps charmant. Regardant Agrican qui s'approche cérémonieusement, elle s'avoue que l'homme est beau, souple et musclé. Si elle ne le haïssait pas depuis si longtemps (et si elle n'adorait pas Argail), elle ne serait pas à plaindre avec un tel amant. Elle suppute ses appas et regrette que se soit perdue la coutume d'essayer son fiancé avant de s'engager.

Agrican s'agenouille et, d'une voix ferme, l'assure de son amour. Les violences qu'il a commises contre l'empire ne visaient qu'à la conquérir, elle, le rêve de ses nuits sans sommeil. Il y mettra fin volontiers. Gonflant ses muscles (décidément, un bel homme !), il la presse de l'épouser aussitôt.

Angélique, d'une voix douce qu'elle rend alanguie, se plaint qu'il ne lui ait pas fait une cour plus galante : il n'avait qu'à paraître pour séduire. Qu'il n'en doute pas, elle sera sienne de tout son corps (il frémit), mais un vœu sacré lui interdit de se marier avant sa dix-huitième année. D'ici là, elle se retirera dans un monastère. Malicieusement, elle ajoute qu'elle priera pour que leur union soit conforme à ses vœux.

En garantie, elle lui tend sa main à baiser, si caparaçonnée qu'il ne trouve pas un point de chair où poser ses lèvres.

Déçu de ne rien apercevoir de ses beautés fameuses et impatient de les posséder, il se déclare heureux. 

3. La bombe

La Cour de Charlemagne resplendit d'or et de richesses pour recevoir les plus valeureux chevaliers du monde, venus s'éprouver. Seuls manquent ceux que l'annonce, largement diffusée par les hérauts, n'a pas touchés.

Outre les douze preux de Charlemagne, Roland le chaste, Renaud le paillard, Astolphe le fat, Ganne le félon, Naymes le sage, l'archevêque Turpin et les autres, se pressent les héros mahométans d'Espagne et d'Afrique, Ferragus, Rodomont et les autres, ainsi que des inconnus, issus de Bretagne, de Galles, d'Ecosse, des profondeurs de la Germanie, ou attirés du Nord lointain et de l'Asie mystérieuse. Ils sont des centaines ; leur suite et leurs valets se comptent en milliers. Paris ne suffit pas à les accueillir, ils dressent leurs pavillons à l'extérieur des murs, sur les basses collines bordant la rivière. Du haut de la grande tour, Charlemagne contemple jusqu'à l'horizon, une champignonnière de tentes et une forêt d'oriflammes et de bannières où s'agite une foule affairée. Il ne peut distinguer l'infinie diversité des armets et des crêtes, des écus et des timbres.

Que le prix à gagner soit symbolique n'a pas rebuté mais, au contraire, électrisé les chevaliers. Il s'agit d'honneur, pas de gain. Ce qu'ils veulent, c'est la compétition, prouver leur force et leur hardiesse. Chacun aspire à être celui que Charlemagne déclarera la fleur de la chevalerie  et que couronnera de roses la belle dame de son choix.

Le jour de Pentecôte, Charlemagne en appelle à Dieu, père, fils et esprit, et aux saints guerriers, Georges, Guillaume, Maurice et Michel, pour que la palme revienne aux tenants de la Vraie Foi, et que les autres se convertissent.

Les Chrétiens célèbrent longuement leur fête, avec une solennité et une magnificence qui éblouissent les Païens. La Cour de Charlemagne est aussi religieuse qu'héroïque, et l'abus des prosternations pieuses rend cagneux les genoux des preux. L'amour se fait en cachette derrière les tentures ou dans la paille, et l'on honore les Dames, non pour leurs attraits mais pour leur matrice : à l'instar de la Sainte Vierge, elles engendrent des rédempteurs dont l'épée prêchera l'Évangile.

Bretagne la grande acquit réputation et louange, partie par les armes, partie par le bon vouloir que les chevaliers errants portaient à leurs Dames pour la grâce desquelles ils élevèrent le roi Artus si haut... Le roi Charlemagne tint en son temps une Cour fort magnifique mais elle n'approchait en rien celle du prince breton pour ce que, méprisant l'amour, il ne se travailla qu'à ruiner les ennemis de la Sainte Foi, ce qui l'empêcha de s'égaler au roi Artus, vous assurant qu'Amour est celui seul qui apporte renommée et honneur perpétuel aux hommes.

Cette Cour compassée ne vibre que du souci de la gloire et des rivalités d'ambitions. C'est le dernier endroit où l'on imagine l'explosion d'une bombe sexuelle, dont la déflagration démantèlera le rempart que ses preux font à Charlemagne : les plus braves, Roland et Renaud, partiront au loin et, vengeance de l'amour méconnu, l'empire, sans défense contre l'invasion, perdra son prestige.

 Le lendemain de Pentecôte, de midi à minuit, tous, chevaliers et suivants, chrétiens et païens, partagent (chacun à son rang) un colossal banquet, agrémenté de jongleries et de chants, et coupé par de nombreuses pauses.

Le matin suivant, les héros s'assemblent dans la grande salle du palais pour s'accorder sur les règles du tournoi et la combinaison des affrontements collectifs et individuels. L'empereur préside, dans sa haute chaire, incrustée de diamants. Le chancelier parle pour lui.

***

C'est alors qu'un tumulte s'élève aux portes. Un héraut annonce qu'une étrange délégation demande à être entendue : quatre géants escortent un couple d'une étourdissante beauté et d'une grande noblesse.

Si les hautes dames se pâment en déshabillant Argail du regard et en supputant le plaisir qu'elles en tireraient, les chevaliers se dressent comme des étalons en rut à la vue d'Angélique. Un charme rend ses atours transparents à leurs yeux, et le corps nu que chacun croit voir incarne ses fantasmes : blond et mince ou brun et charnu, les hanches étroites ou larges, les seins menus ou épanouis... et ainsi du reste ; chacun l'inventorie en l'accommodant à son désir, certain d'être le destinataire du sourire caressant qui la promet toute et sans limite ; chacun sait que cet adorable trésor lui revient et le comblera de volupté ; chacun, la main crispée sur son épée passera sur ses rivaux pour gagner la belle.

Les hommes rougissent jusqu'aux oreilles et tremblent de désir, jusqu'au vieil empereur Charles aux pieds duquel Angélique se jette, comme inconsciente du gracieux mouvement de hanches qui l'agenouille. La soie qui la moule se tend sur ses fesses et en souligne la ferme rondeur, scandalisant les dames, figées dans leurs rigides robes.

D'une voix si suave qu'elle liquéfie la moelle épinière des hommes, Angélique récite la fable dictée par Galaffron, empruntant aux intenses désirs qu'elle suscite et qui l'échauffent, l'émotion requise par sa triste histoire :

Reine, chassée par un usurpateur, elle a voyagé deux cents jours pour quérir secours, ici, au centre de toute puissance, auprès des plus valeureux chevaliers du monde. S'ils la déboutent, elle se tuera sous leurs yeux, ici, tout de suite (brandissant un petit poignard effilé, orné de pierreries). Elle supplie que, un par un, ils affrontent à la lance son champion, le plus haut seigneur de son royaume (elle désigne Argail). Ils donneront leur parole que, vaincus, ils se constitueront prisonniers, entreront à son service et l'aideront à reconquérir son trône. Quant au vainqueur, s'il s'en trouve, il l'aura, elle. Elle espère (feignant la modestie tout en ondulant irrésistiblement, de la nuque aux chevilles) que, "malgré son peu de beauté", il l'aimera assez pour prendre la tête des autres, lui rendre sa couronne et la partager avec elle.

Charlemagne, du haut de son trône, reluque la fille à ses pieds et, excité comme un jeune homme, admire ses sinuosités. Il voudrait plonger les mains sous sa robe et palper gloutonnement cette chair frémissante. Pour jouir plus longtemps de cette illusion, il fait attendre sa réponse tandis que la suppliante, affectant l'angoisse, déchire sa chemise et, dévoilant ses seins, pointe son poignard au-dessous du gauche. Les hommes, en chaleur, halètent. Les dames, offusquées, se sentent laides. Seule la présence de l'empereur (captivé par la belle) retient les premières de déchirer la fille, et les seconds de se déchirer entre eux pour se jeter sur elle. Angélique exhale une imperceptible odeur d'amour qui se répand à travers l'immense salle.

Argail, impassiblement beau, se tient debout, trois pas derrière elle, s'offrant aux désirs exaspérés et aux envies déchainées des dames : chacune, reniant ses amants, souhaite l'en voir triompher et jouir de lui après.

L'empereur accorde sa requête à Angélique. Une ovation tonitruante ébranle les piliers et les voûtes (on dit que les vitraux éclatèrent), les guerriers déchargeant leur tension dans ce cri primal. Ils jurent sur leur épée de respecter la règle énoncée.

Après avoir fixé le lieu du combat au "pré de Merlin" où est planté son pavillon, Angélique se retire avec sa suite, "oubliant" de rajuster ses habits. Simulant l'humilité et la reconnaissance, elle regarde les hommes comme si elle désirait chacun d'eux.

Elle laisse derrière elle une effervescence insensée. Les Dames, furieuses et dépitées, s'en prennent à leurs chevaliers qui, les yeux encore pleins des beautés d'Angélique, les renvoient méchamment à leur quenouille. Les hommes tirent leur épée, chacun veut être le premier à attaquer Argail dont l'apparente fragilité promet une victoire facile. Ils hurlent et se bousculent. Des coups de poing s'échangent, des escabeaux volent. L'empereur fait sonner les trompettes pour ramener le calme. Lui-même, quoique vieux et éteint, a frémi devant Angélique et se sent capable de renverser Argail, et la fille ensuite. Mais il est l'empereur, il doit prouver sa sagesse : le sort tranchera. Les noms de tous seront placés dans un casque (Charlemagne n'oublie pas le sien, il le met deux fois) et une main innocente les extraira un par un. Le chancelier écrira la liste.

Roland, pour la première fois de sa vie, brûle de désir. Lui, le chaste, qui ne connaît qu'églises et lices ; lui dont la belle épouse, toujours vierge, ignore l'étreinte ; lui qui ne sait pas la différence entre une femme et un homme ; il est foudroyé, submergé d'animalité. Pour culbuter Angélique, il se battra contre la terre entière et ira au bout du monde. Debout, à côté de Charlemagne, tout prêt de la fille, il a senti son odeur, sa chaleur, et défailli quand le poignard a touché son sein nu.

Il attend fébrilement : son nom sortira en premier puisqu'il est le meilleur, il vaincra et saisira la belle. Las, Astolphe se rengorge et frotte sa braguette. Pas grave, se dit Roland, il ne compte pas : en joute, il ne tient pas sur son cheval. Roland viendra après lui. Non, c'est le fort païen Ferragus. Puis Renaud le paillard en troisième... Roland, désespéré, voit trente noms tirés avant le sien ! Angélique lui échappe. Roland, morfondu, se retire pour pleurer en cachette.

***

Astolphe se pare et se parfume et, couvert d'armes belles et riches, se précipite pour arriver au perron de Merlin avant le crépuscule. Il sonne du cor. Argail s'équipe rapidement. Les deux s'éloignent pour prendre du champ et se courent sus, la lance en avant.

A peine l'arme d'or effleure-t-elle Astolphe qu'il choit dans le sable, déçu, mais pas surpris : tous ses combats se terminent ainsi et, avec mauvaise foi, il impute son échec à son cheval qui aurait bronché.

Le voilà prisonnier. Les quatre géants s'emparent de lui et le désarment. Angélique, curieuse, vient le voir et prend plaisir à le regarder. Éblouie par ses beaux atours et sa bonne mine, elle le caresse si tendrement qu'il déplore encore plus son échec. Il court néanmoins sa chance, la belle résiste à regret et, lui baisant la bouche en collant son ventre contre le sien, se retire dans sa tente.

Le jour se lève à peine quand surgit le terrible Ferragus, hérissé de fureur contre son ennemi et bouillant de désir. Il sonne le cor par si grande véhémence qu'il semble que le monde doive finir. Il n'y a ni homme à l'entour, ni bête, qui, épouvantée du terrible son, ne s'enfuie, Argail excepté, qui ne le craint pas.

La lance magique renverse Ferragus. Quoique, comme les autres, il ait promis de respecter la règle du jeu, il rejette son serment et réclame de poursuivre le combat à pied. Les géants s'approchent pour le prendre. Il s'attaque à eux et les tue l'un après l'autre. La vue d'Angélique décuple sa force : il l'aura, complaisante ou soumise. Les gardes effrayés s'enfuient. Argail est obligé de saisir son épée et de reprendre le combat. Quoique long et brutal, il ne donne l'avantage à aucun : les armes d'Argail sont enchantées, et quant à Ferragus, son corps est féé et invulnérable. Aucun des deux ne peut tuer ou blesser l'autre, ils essaient de s'assommer. Après des heures passées à se marteler sans succès, Ferragus propose à Argail de faire la paix : moyennant la fille, il sera son féal et ami.

Angélique refuse avec horreur : à défaut d'Argail, le joli Astolphe lui plairait, pas Ferragus, brun outre mesure, le parler fier et orgueilleux, le regard terrible, les yeux rouges, légers et aussi mobiles qu'une girouette ; la face mal lavée, pleine de poussière et de crasse, la tête longue et pointue, le poil hérissé et plus noir qu'un charbon ; grâces toutes propres pour dégoûter la plus infortunée du monde.

Pressentant une issue funeste, Angélique conseille à son frère de s'échapper et de la retrouver dans la forêt d'Ardennes. Les combattants recommencent à se taper dessus et Angélique, sautant sur son cheval, s'enfuit. Ferragus s'en aperçoit alors qu'elle est déjà loin et part à sa poursuite, Argail derrière lui.

Chacun cherchant Angélique, ils se retrouveront et Ferragus tuera Argail, déplorant la mort d'un héros magnifique : Vertueux chevalier, j'ai le cœur triste pour l'infortune qui t'est survenue mais je ne pouvais fuir le Destin.

Entre temps, Roland, toujours brûlant d'amour, apprend qu'Angélique a quitté le Pré de Merlin. Il devine et redoute que Renaud coure aussi dans la forêt et débuche Angélique : si d'aventure il la rencontre, je le connais tant paillard qu'il est impossible qu'elle sorte de ses mains sans perdre le nom de pucelle.

De fait, Renaud galope entre les arbres et, comme un cerf en chaleur, brame après Angélique. Fatigué et assoiffé, il rencontre la fontaine que Merlin enchanta jadis (en vain) pour ôter à Tristan l'amour d'Iseut. Son eau transforme l'amour en haine, encore plus passionnée.  Renaud boit à grands traits et, tout soudain, se déprend d'Angélique et se demande pourquoi il voulait si fort cette gourgandine. S'il la rencontre, il lui donnera la honte et le chagrin qu'elle mérite. Comment s'est-il abusé à des appas que la moindre fille possède et offre gentiment ?

Son agitation tombe et le laisse épuisé. Il défait son armure, se couche dans l'herbe fleurie et s'endort.

Alors survient Angélique.

Boiardo qui n'a pas pris la peine de composer son personnage recourt à la magie : au contraire de Renaud, elle a bu à la fontaine d'amour et s'entichera du premier qu'elle rencontrera, Renaud en l'occurrence.

Pas besoin de fontaine ! Angélique, démangée par le sexe depuis que, toute jeunette, elle a pris dans sa main celui d'Argail ; insatisfaite des plaisirs clandestins et imparfaits qu'elle en tire ; érotisée par le désir qu'elle inspire aux chevaliers ; craignant à présent d'être le prix de la victoire de Ferragus ; Angélique, découvrant Renaud endormi, demi-nu, voit en lui le mâle de ses rêves. Dans son sommeil, sa tunique retroussée dévoile ses membres puissants, sa chair musclée et sa virilité excitée par un doux songe. Angélique, habituée à faire la prude pour pousser les enchères, n'ose pas se jeter sur lui. Elle envie l'herbe sur laquelle il est couché et voudrait être à sa place. Échauffée de désir, elle délace sa robe, se déshabille en partie, et lui lance des fleurs, ne doutant pas qu'à son éveil il ne cueille la plus belle de toutes.

Quelle déception quand Renaud sursaute d'horreur en la voyant, la fuit, repousse sa compagnie, saute sur son cheval, elle sur le sien. Il part dans la forêt et lui échappe ! S'il l'avait prise sans façons, le plaisir ne l'aurait pas attachée plus fortement que ne le fait son mépris. Plus elle s'efforcera de l'attirer, plus il résistera (au point de la haïr), plus son désir croitra. Il deviendra une obsession.

Désespérée, frustrée, elle descend de cheval, s'étend par terre, arrache l'herbe dont elle est jalouse, déchire ses habits, crie, et, brisée, passe des pleurs au sommeil. Roland la surprend, demi-nue, abandonnée au premier venu. Aussi épris que timide, il veille sur elle, murmurant des mots d'amour maladroits. Ferragus, advenant, réclame la fille : il ne peut y avoir que l'un de nous qui la cherche par cette forêt. Ils se battent. Angélique se cache dans les buissons et s'éloigne.

Roland et Ferragus, aussi forts l'un que l'autre, se heurtent cruellement, jusqu'à ce que, opportunément, Fleurdépine les sépare. La fille du roi d'Espagne implore Ferragus de venir au secours de son père dont la situation est désespérée. Saluant la vaillance de Roland, il lui promet de reprendre plus tard leur débat.

4. Retour en Asie

Angélique a senti mourir Argail, en sa triple qualité de sœur, amante et magicienne. La preuve est apportée par Ferragus, revêtu de l'armet du garçon, arguant de sa victoire pour affirmer ses droits sur elle.

Galaffron, s'il était là, lui conseillerait d'être réaliste et de choisir Roland pour champion contre Ferragus et les autres. Outre sa vaillance, son amour effréné la défendrait des convoitises et capturerait les héros dont Galaffron a besoin. Une fois les Tartares vaincus, Roland recevrait Angélique en récompense.

Angélique, elle, désemparée, considère que le plan de Galaffron a échoué. La lance d'or ne suffisait pas. Ferragus a trahi sa promesse et combattu à l'épée. Les autres n'auraient-ils pas agi de même ? L'appât n'était-il pas trop tentant pour que l'honneur bride les passions ?  Galaffron, croyant jouer aux échecs, a éveillé les instincts les plus élémentaires, le sang et le sexe. Un taureau en rut est-il arrêté par un ruban ?

Angélique n'espère plus réussir. A sa douleur de perdre Argail, s'ajoute celle de ne pas gagner Renaud.

Recourant à sa magie, elle se transporte en Chine où, par ses enchantements, elle l'attirera dans ses bras, ouverts et tremblant d'impatience. Elle ne peut pas croire Renaud indifférent à elle, la plus belle, la plus désirée, la plus amoureuse. Elle attribue son comportement à un quiproquo : mal éveillé, il l'aura prise pour une autre ; à moins qu'il n'ait été ensorcelé par une jalouse...

Roland, instruit du départ d'Angélique, quitte Paris sans prévenir personne et prend son chemin droit vers les pays de Levant, n'ayant autre pensée ni désir que de suivre sa trace. Il souffrira bien des travaux et misères que nous ignorerons ici. Et quand il la trouvera enfin, obnubilée par Renaud, elle jouera de son mieux avec son amour furieux pour en tirer assistance et protection.

***

Revenons à Marfise qu'il nous a fallu quitter pour brosser le décor de la scène où Boiardo l'expose abruptement : les gens du roi Galaffron... le second escadron était conduit par une reine pleine de valeur et de beauté. Elle était nommée Marfise.

Quoique Marfise ignore les légendes bretonnes, elle incarne superlativement leur devise : d'armes et d'amours. Le "et" le dit, ce sont deux faces de la même médaille. Les damoiselles dont elle s'entoure partagent avec les Amazones le goût des armes et l'aptitude à les manier, mais non pas leur désaveu des mâles. Elles ne cherchent pas à les humilier mais à se mesurer à eux. Comme leur maîtresse, elles en sont friandes. C'est à la pointe de l'épée ou à coups de poing qu'elles les conquièrent, et non par minauderies et déshabillés galants. Leur luxure agressive passe d'un homme à un autre sans s'attacher à aucun. Elles méprisent la féminité passive et, plus encore, la dépendance amoureuse.

Si Marfise a raté l'annonce du Grand Tournoi de Paris, les nouvelles affluent après le retour d'Angélique, partie par messagers, partie par chansons.

Aussi secrètes qu'aient été les conversations entre Angélique et son père, trop d'oreilles et trop de curieux trainent dans les palais. Angélique, quoique muette, a soupiré, pleuré. Un cancer la dévore. Tout a été découvert, deviné ou imaginé.

Beaucoup qui la convoitaient vainement se sentent vengés par ses déboires. On sait sa beauté doublement vaincue : au lieu de gagner une armée de héros, elle s'asservit à un qui n'en veut pas. On se moque de l'illusion de Galaffron : un joker et une dame ne font pas une quinte flush royale ! il croyait qu'une lance enchantée et une fille enchanteuse mettrait l'Occident à son service.

Marfise condamne Galaffron. Contre les Tartares, il aurait dû combattre, et non envoyer au loin ses enfants subvertir des héros. Un aveu de faiblesse et de lâcheté d'autant plus infâme que, ne croyant pas aux moyens qu'il employait, il a triché en les doublant d'une lance (et, dit-on, un anneau) magiques. Marfise, elle, n'use que d'armes matérielles, comme devrait le faire tout chevalier honnête. Les combats entre adversaires bardés de sortilèges ou féés de naissance lui paraissent de lourdes plaisanteries sans fin. (Elle-même en souffrira car il arrivera que sa force et ses talents soient neutralisés par ces artifices.)

Marfise se réjouit de la défaite d'Angélique : le vil Galaffron a prostitué en vain sa beauté célèbre. En tortillant des hanches et en clignant des yeux, elle devait, comme le fameux joueur de flûte, emmener à sa suite une flopée de braves qui, à la fois pour tenir parole et par fascination lubrique, la défendraient du Tartare. Son frère n'a pas su tenir son rôle de champion. Le ballet soigneusement réglé par Galaffron a tourné au chaos de démence. Et l'arme amoureuse s'est retournée contre Angélique, fuie par le héros qu'elle voulait s'approprier ! On la dit dolente et abattue d'être rejetée par l'objet de sa passion.

L'empereur de Tartarie est cocu avant d'être marié ! La fière Marfise s'en amuse. Elle n'a jamais compris qu'il fît la guerre pour avoir la greluche (elle employait un mot plus cru). La guerre est chose sérieuse. L'empereur devait d'abord conquérir la Chine puis, pour se donner une légitimité, épouser la donzelle, qu'elle le veuille ou pas. Agrican se dégrade en laissant l'appétit amoureux prendre le pas sur la manœuvre politique.

L'empereur de Tartarie, la plus proche des trois cibles de Marfise, est son premier grand défi. Elle le vaincra, malgré toutes les forces dont il dispose, et ensuite se joindra à lui s'il en vaut la peine. Il lui appartient. Elle s'irrite qu'il ne le sache pas et fasse le paon devant une poulette.

***

Agrican, comme tout le monde, apprend les aventures parisiennes d'Angélique. Suite à l'accord passé avec Galaffron et à la promesse de la fille, il la croyait dans un monastère, attendant sagement sa dix-huitième année et son mariage. Avide de lui arracher son armure de bijoux et de la tenir nue contre lui, il épuisait ses femmes de son ardeur inassouvie.

Et voilà qu'il a été dupé. Pendant qu'il respectait la trêve et multipliait les cadeaux, Galaffron manœuvrait contre lui, jetait sa fiancée au hasard des routes et des combats, la mettait aux enchères pour recruter des mercenaires.

Agrican, furieux, prend la tête de son armée et, entrant à cheval dans le palais de Galaffron, lui adresse de violents reproches. Galaffron n'a rien à répondre. Il capitule : pour sauver son trône, il donne Angélique au Tartare et, Argail n'étant plus, le désignera comme successeur.

Agrican, méfiant, veut la fille tout de suite. Galaffron convoque Angélique, froufroutante dans ses soieries. Il lui signifie que son mariage sera célébré demain. Angélique, du coin de l'œil, évalue Agrican. Privée d'amour depuis qu'elle n'a plus Argail, elle accepterait cette belle bête si elle parvenait à oublier Renaud. Restant silencieuse, elle exécute une petite révérence et se retire, sans céder aux objurgations d'exprimer sa soumission. Agrican avance d'un pas pour la saisir et renonce devant sa beauté courroucée. Demain, il saura la séduire ou la réduire.

Pendant que les préparatifs de la noce s'opèrent en hâte, Angélique organise sa fuite. La fille, jusqu'alors soumise, se rebelle et refuse d'obéir à la lâcheté de son père. La folie amoureuse l'emporte sur son éducation et ses devoirs. Elle désire frénétiquement Renaud qui la dédaigne, elle l'aura. Pendant la nuit, elle s'échappe avec une petite escorte et se réfugie dans l'inexpugnable forteresse de la Roche d'Albraque.

Le lendemain, Agrican, ridiculisé, soupçonne Galaffron de l'avoir trahi encore une fois. Galaffron, en colère contre sa fille qui contrarie sa combinaison, l'autorise, le presse, l'adjure de la capturer et de la soumettre à sa loi. Si la Roche défie les assauts, une fois la ville prise, les défenseurs et les vivres manqueront, Angélique capitulera et sera trainée dans le lit du vainqueur.

Aussitôt, l'empereur de Tartarie assiège Albraque, à présent partagé entre l'amour et la haine, l'envie de jouir et celle de punir, de la forcer et de la tuer.

De son côté, Angélique appelle à son secours Sacripant, roi de Circassie, une autre victime de ses beautés. Abandonnant son royaume, il assemble une armée et accourt, quoiqu'il n'attende rien d'elle, sauf sa présence dont il se délectera. Il a la bonne surprise de la trouver tendre. Toujours échauffée, elle lui autorise des privautés inespérées. Ainsi, elle grappille quelques miettes de plaisir et excite le courage de son protecteur. Néanmoins, la valeur et l'exaltation de Sacripant n'empêchent pas l'entrée des Tartares dans la ville et sa destruction par le feu. Sacripant, gravement blessé, s'enferme dans la forteresse avec ses derniers soldats, sans avoir pu la munir de provisions.

Se voyant perdue, Angélique sort pour chercher des renforts et traverse l'armée ennemie sous la protection d'un charme. Après une série d'aventures extraordinaires dont nous ne parlerons pas, elle revient avec une petite troupe de preux dont Roland est le chef. Brûlant d'amour, il a quitté la Cour de Charlemagne et traversé le monde pour la rattraper, bravant les dangers et relevant les défis. Il la défendra contre toutes les armées. Angélique, cachant sa dévorante passion pour Renaud, encourage Roland par des promesses souriantes et de menues faveurs qui ravissent le timide héros. Comme Hercule, il filerait la laine aux pieds de son Omphale dans l'espoir de les baiser.

***

Marfise se gausse de la greluche qui "fait la guerre avec son cul", jouissant et redoutant à la fois d'enfiévrer tant de héros, alors qu'elle brûle pour un autre.

Cet autre qui la dédaigne intéresse Marfise. Elle se fait conter les exploits de Renaud et rêve de l'affronter. Ignorant que la fontaine de Merlin a révolutionné ses sentiments et transformé une passion dévorante en haine féroce, elle suppose que, perçant à jour les artifices d'Angélique, il veut délivrer ses amis de la Circé qui les transforme en verrats, comme son cousin Roland, à présent le plus fervent défenseur de la sorcière.

Justement, on dit que, pour la châtier, Renaud se dirige vers Albraque. Mais, bizarrement, il escorte la jolie Fleurdelis vers son bien-aimé Brandimart, lequel a suivi Roland à la Roche. Marfise conjecture un hasard de voyage ou une bonne affaire, Renaud se faisant payer en jouissance le service qu'il rend : les filles de ce genre usent et abusent de leurs attributs féminins, cette fausse monnaie que Marfise dédaigne.

C'est alors que Galaffron renie Agrican. Est-ce duplicité, remords ou versatilité ? Ou ses espions lui rapportent-ils qu'Agrican, exaspéré, bafoué par la présence de Sacripant et de Roland aux côtés d'Angélique (certains disent "dans ses bras" et fabulent sur ce triangle luxurieux), pense à se venger en tuant la putain ? Galaffron ne rachètera plus son trône en payant en chair de fille. Perdu pour perdu, il ne reste qu'à tenter de la délivrer pour la vendre à quelqu'un d'autre. Ne comptant pas sur ses propres armées qui se sont toujours révélées incapables, il appelle à son aide tous les rois voisins. Les uns viennent pour de l'argent, d'autres par peur du danger que constitue Agrican.

Marfise décide de participer à cette guerre, non pour secourir Angélique (elle la pendra par les cheveux) mais pour combattre Agrican. L'occasion est bonne : au lieu de courir après sa proie travers les steppes de Tartarie, elle la trouvera en un lieu fixé, et Agrican n'échappera pas à son défi.

Rassemblant son armée, elle la dirige vers Albraque. Accompagnée de damoiselles hardies, choisies pour leur beauté et leur valeur au combat, elle fait régner dans son armée un ordre rigoureux.  Elle vaincra l'empereur de Tartarie, elle punira la greluche et s'emparera de Cathay, puis du reste du monde.

Marfise ne saurait deviner que les évènements prendront une direction imprévue.

5. Albraque

Galaffron et ses armées attaquent les Tartares qui entourent la Roche de toutes parts. Les défenseurs de la forteresse font une sortie, Roland en tête. La bataille est longue et confuse, immense et sanglante. Roland et Agrican se défient et se combattent. Le flux et reflux des combats perturbe leurs prouesses, ils s'éloignent et, se mettant à l'écart, s'affrontent à loisir auprès d'une fontaine. S'arrêtant à la nuit, ils se couchent sur l'herbe et se prendraient d'amitié l'un pour l'autre si Angélique ne les opposait pas. Finalement, Roland tuera noblement l'empereur des Tartares, frustrant Marfise d'un des trois trophées qu'elle ambitionne.

Pour l'instant, à quelque distance du théâtre d'opération, elle dort sur l'herbe, à côté d'un fleuve. Elle ne boude pas, elle attend son moment. La bataille n'est pas encore digne d'elle. L'outrecuidante Marfise se dérangera seulement quand tout sera perdu, les soldats en déroute, le roi prisonnier ou occis. Elle a prévenu sa demoiselle : Ma personne suffit à les vaincre tous. Autrement, garde-toi de me déranger.

Arrive, affolé, un vieil homme que Galaffron, son armée enfoncée, envoie quérir le secours de Marfise et de ses troupes. Ayant dormi toute armée, elle se prépare à monter sur son destrier et à prêter main forte à Galaffron : son heure a sonné.  Mais, voyant venir une dame, escortée de trois chevaliers inconnus, elle ne résiste pas à la tentation de les combattre, les capturer et saisir leurs chevaux. Forte comme elle l'est, ce sera l'affaire d'un instant. Aussi dit-elle au messager : Je te supplie de m'attendre un peu, je veux prendre d'abord ces trois chevaliers.

La dame est Fleurdelis que Renaud conduit à son amant. Toujours bien informée, elle reconnait l'invincible Marfise et adjure ses compagnons d'éviter le combat : N'entreprenez pas la joute contre elle, reculez plutôt.

Ses conseils et prières ont pour seul effet d'exciter la fierté et le courage de Renaud. Marfise les presse : il faut que je m'en aille. Ne voyez-vous pas ce messager ? Le roi m'attend à la bataille.

Du premier coup, elle défait les deux chevaliers. Reste Renaud. Elle et lui prennent leur essor et, la lance en avant, se précipitent l'un sur l'autre. Marfise qui a toujours abattu son adversaire, ne doute pas de sa supériorité : elle s'ébahit que Renaud reste en selle. C'est impossible, il aura bénéficié d'un miracle qu'elle reproche aux Dieux avec véhémence : Venez-çà, paillards ! pourquoi avez-vous souffert que ce chevalier demeure sur ses arçons ? Prenez sa défense et vous ne m'échapperez pas... Vous faites peu de cas de ma force parce que je ne puis monter là-haut où vous êtes. Si j'en prends le chemin, je vous tuerai tous et brûlerai votre paradis.

Renaud toutefois, s'il ne tombe pas, perd connaissance sous la violence du choc. Son cheval prend du champ jusqu'à ce que le héros, revenant à lui, reparte à l'attaque. Marfise le raille : Viens-ça malheureux ! pourquoi n'as-tu pas fui ? prends-tu plaisir à être pris ?

Mais Renaud est un gros morceau et la lutte dure tout le jour sans qu'aucun ne ne gagne sur l'autre. Ils se martèlent vainement. Les pièces de l'armure de Renaud volent en tous sens, et il se sent honteux qu'une Dame le mette en tel état. Marfise est encore plus troublée : pour la première fois, on lui résiste. Existerait-il quelqu'un qui l'égale ? Son écu est en pièces, la pointe de son épée rompue, sa personne meurtrie. Elle admire la valeur de son adversaire et se maudit de ne pas en venir à bout.

Pendant ce temps, la grande bataille s'est déroulée sans elle, et Galaffron a réussi à reprendre l'initiative. A la tête de ses soldats, il harcèle les fuyards et arrive sur les lieux du duel. Il reconnaît Marfise et se jette sur son adversaire.

Une telle agressivité n'appartient pas au caractère de Galaffron. Il faut supposer que, obligé de combattre pour entraîner les autres, le sang lui monte à la tête et que, enivré par sa victoire sur les Tartares si longtemps redoutés, il se défoule en massacrant ceux qui tentent de s'échapper. Dans l'enthousiasme de la tuerie, il frappe Renaud.

Marfise, courroucée de cette ingérence intempestive dans son affaire, s'en prend à Galaffron. Cent chevaliers accourent pour le défendre. Indifférente à leur nombre, elle vient à leur rencontre et les attaque.

Renaud, s'apercevant qu'on lui fait tort, la rejoint. Joyeuse, elle s'exclame : Beau chevalier ! puisque tu me fais compagnie, je ne crains pas tous les hommes du monde.

De nouveaux renforts arrivent sans cesse contre Renaud et Marfise. Elle les défie de la faire reculer. 

Les hommes de Marfise épaulent leur reine. La rivière s'ensanglante et s'emplit de chevaliers qui cherchent à échapper à la furieuse Marfise et au terrible Renaud, fuyant comme étourneaux à la vue du faucon, d'abord serrés ensemble après tous en désordre. Galaffron fuyait devant les autres. Ils galopent jusqu'à la Roche et font lever le pont. Marfise tue tous ceux qui n'ont pu arriver à temps et, exaspérée, tourne autour du château, menaçant de le ruiner à coups de pierre pour ne pas gâcher son épée.

La colère de Marfise ne s'éteindra pas. La voilà l'ennemie de Galaffron. Elle assiège la forteresse, remplaçant les Tartares. Plus tard, elle sera renforcée par Torinde, le puissant turc, qui voudra se venger de Truffaldin (dont nous allons parler), puis par le Sultan d'Égypte, l'un des innombrables amoureux déçus d'Angélique.

Ainsi, Marfise, partie en guerre contre Agrican aux côtés de Galaffron, voit son exploit lui échapper (Roland tue Agrican et les Tartares sont vaincus) et son allié l'attaquer fortuitement. Elle se retourne contre lui pour détruire la forteresse et tuer Angélique.

Renaud partage cet objectif et, en plus, champion posthume d'une dame que Truffaldin a traitée ignoblement et cruellement, il veut le tuer.

***

Qui est le vil Truffaldin ? un petit roi qui, on ne sait pourquoi, défendait Angélique avec le roi Sacripant et un roi turc, Torinde, surgi du néant.

Quand Angélique part chercher secours après la destruction d'Albraque, elle confie la Roche aux trois rois. Truffaldin capture les deux autres et s'empare du château. Puis il envoya un messager à Agrican dire qu'il avait pris la forteresse en son nom et qu'il la lui délivrerait avec les deux rois. Le noble Tartare, horrifié par cette déloyauté, refuse de devoir la victoire à une trahison : quand il aura pris la forteresse, il pendra Truffaldin comme lâche et méchant. Mais le siège traîne et Truffaldin reste maitre du château.

Lorsque Angélique revient avec Roland et les autres preux qui, à douze, ont combattu l'immense armée des Tartares et protégé la fille, ils trouvent le pont levé. Truffaldin ne veut ouvrir mais les menace de les chasser à coups de pierres et de traits. Coincés entre le château et l'ennemi, ils entendent la condition de Truffaldin : je veux que tous ensemble fassiez serment de me défendre envers et contre tout le monde. Roland refuse et le menace violemment. Mais Angélique, apeurée, le baisant et embrassant étroitement, le supplia d'accorder sa requête à Truffaldin, ce qu'il fit, jurant lui et tous les autres de le maintenir envers et contre tous. Roland, sacrifiant l'honneur à l'amour, a entraîné les autres. Ainsi les preux sont à présent au service de l'injustice et de la vilenie. Quand, ultérieurement, Roland obtiendra la libération des deux rois, Sacripant restera pour l'amour d'Angélique et Torinde, furieux, rejoindra Marfise et fera venir des renforts de son pays.

Revenons à Renaud et Marfise qui viennent de mettre en fuite Galaffron. Les deux héros reprendront-ils leur combat interrompu ?

Marfise dit à Renaud : Chevalier, dans ce château demeure une paillarde pleine de tromperie et d'enchantement. Et qui pis est, un roi qui n'a son second en mauvais cœur, fraudes et trahison. Ce cruel inique se nomme Truffaldin et la Dame Angélique... ni le roi ni elle ne m'échapperont. Je les assiégerai pour qu'ils ne puissent sortir du château... Pour ce, chevalier, ôte-toi de devant moi ou promets de me secourir en cette entreprise. Celui qui refusera d'aller avec moi, je le tiendrai pour ennemi.

Renaud, impatient de mettre à mort Angélique et Truffaldin, répond à Marfise : Je demeurerai en ta compagnie et sous ton enseigne pour conquêter Truffaldin. Cela fait, le temps et le lieu me donneront conseil de ce que je devrai faire.

Ils s'accordent pour mettre le siège autour de la Roche et en défier les champions.

***

La nuit venant, les deux héros, s'admirant réciproquement, ressentent une extrême fatigue. Après s'être heurtés durement toute la journée, ils ont repoussé l'armée de Galaffron.

Marfise entraine Renaud vers la rivière. Ils se débarrassent l'un l'autre de ce qui reste de leurs armures dont les pièces ont reçu tant de coups qu'elles sont démaillées, démontées, brisées ou défoncées. Le plus expert forgeron ne saurait les réparer.

Nus, ils se plongent dans l'eau courante pour nettoyer le sang, la sueur et la saleté de la journée. Allongés sur le dos, ils se délassent, à moitié endormis. Les dernières lueurs du crépuscule leur permettent de se voir. Marfise, ses longs cheveux baignant au fil de l'eau, observe son ennemi, à présent allié. Pendant des heures, tapant et tapée à tour de bras, elle a admiré la force et l'habileté du seul chevalier qui ait jamais tenu contre elle. Nul n'a gagné. Elle a pris sa défense contre Galaffron, et lui la sienne. Ensemble, ils ont réalisé des prouesses et mis en fuite une armée. A présent, elle regarde l'homme et apprécie son corps robuste. Souriant dans la pénombre, elle se rapproche et colle son corps au sien.

Renaud, lui, découvre que sa partenaire, extraite de sa gangue de ferraille, est une fille qui surpasse toute beauté. Loin de la mièvrerie des autres, elle est longue, toute en muscles et en courbes bien proportionnées. Sa puissance aux armes augmente son attrait érotique et quand elle l'accole, Renaud l'attire contre lui.

Certains prétendent que la fontaine de Merlin éteint tout désir. Il n'en est rien, elle libère seulement d'une obsession amoureuse. Le vieux magicien la construisit dans la forêt pour détacher Tristan d'Iseut et lui redonner goût aux autres filles. Mais Merlin ne parvint pas à entraîner Tristan dans la forêt, ou s'il le fit, Tristan n'avait pas soif, ou soif d'autre chose. Les amants n'échappèrent pas à leur fatal destin.

Lorsque Renaud, altéré, but, il fut guéri d'Angélique et sa passion se changea en haine. A ceci près, Renaud resta fidèle à sa réputation de trousseur de jupons. On objecte que Fleurdelis l'a convoité en vain (elle dort auprès de lui sans qu'il la prie de la chose qu'elle eût bien voulue). On en déduit à tort que Renaud, devenu frigide, repoussait l'amour ; nous saurons bientôt s'il avait sommeil, s'il en préférait une autre, ou s'il jugeait trop dévergondée une dame qui, en le regardant, sortit tant hors de soi qu'elle oublia son ami.

Marfise rencontre un amant ardent et adroit. Ils satisfont leur appétit réveillé. Autant les deux se cognaient naguère, autant ils s'embrassent à présent et comblent leur désir l'un de l'autre, au point que le courant les emporte sans qu'ils s'en rendent compte. Ils regagnent le rivage en riant, les demoiselles de Marfise les sèchent et leur tendent des tuniques neuves. Ils atteignent sa tente où, après un repas revivifiant, ils se reprennent tout à leur aise. Marfise avoue que, tandis qu'elle le frappait, elle l'imaginait aussi bon en amour qu'aux armes, et Renaud confesse que, à l'inverse, il ne pensait pas qu'une telle guerrière pût être une aussi exquise amante.

Tandis qu'ils se reposent entre deux étreintes, Renaud narre ses récentes mésaventures. Taisant sa première fascination pour Angélique, il maudit sa persécution amoureuse et ses manœuvres pour l'attraper : usant de sortilèges, elle l'a arraché à un rendez-vous d'honneur de sorte que, désormais, en Europe, on le croit un lâche ; victime d'une illusion, il est monté sur un bateau qui, prenant la mer sans équipage et se dirigeant tout seul, l'a conduit dans une île enchantée où, telle l'araignée dans sa toile, l'attendait la goulue ; il s'évada et, fuyant au plus vite, tomba dans le piège du château de la Roche Cruelle dont la magie d'Angélique le sortit malgré lui, car il préférait être dévoré par l'horrible monstre que sauvé par elle ; après avoir exterminé les gens du château, il marcha au bord de la mer et rencontra Fleurdelis, se lamentant que son mieux-aimé fût prisonnier des enchantements de Dragontine, avec Roland et tant d'autres ; Renaud partit avec elle pour les délivrer ; en chemin, il combattit un géant et deux griffons qu'il vainquit difficilement et, dans la caverne, découvrit Rabican, le cheval le plus rapide du monde ; un livre, écrit avec du sang, narrait les tourments cruels infligés par Truffaldin à Blancherose, il jura à son cadavre de la venger ; ensuite, un centaure féroce emporta Fleurdelis et la jeta dans le fleuve, puis Renaud le tua ; la fille fut emportée dans un château où l'on enfermait des damoiselles pour nourrir un dragon ; Regnaud, ayant perdu son guide, erra longtemps ; il finit par croiser un cortège qui conduisait au dragon un chevalier et une damoiselle qui était Fleurdelis ; il les délivra et elle lui parla des maléfices du jardin de Falerine où gîtait le dragon ; tenté de les affronter, il céda aux supplications de la dame, ayant promis de la conduire à son amant ; enfin, ils arrivèrent auprès de la rivière où se trouvait Marfise.

Marfise, émerveillée par ses prouesses, se fait répéter l'aventure de la Roche Cruelle et la terrible histoire de la malheureuse Etoile (Stelle). Elle s'étonne que, après avoir échappé à Angélique, il se soit laissé attacher aux pas de Fleurdelis par un prétexte de chevalerie. Ses malheurs répétés l'ont mise dans la position de "demoiselle en détresse" qui suscite d'abord la compassion, puis la complaisance et enfin l'inclination. Les filles de ce genre dégoûtent Marfise qui demande à Renaud si Fleurdelis le voulait et s'il en a profité. Renaud répond que, même chatouillé par les regards concupiscents de la belle, il a respecté en elle la mie d'un autre chevalier, se dédommageant amplement avec sa mutine suivante.

— Bien fait pour la gourgandine !, commente Marfise qui se propose de la châtier à l'occasion.

Renaud lui plait et, quoique le jour soit levé, ils recommencent leur joute amoureuse, tandis que les demoiselles de Marfise reprochent à leur maitresse de ne rien leur laisser du beau garçon qu'elles convoitent.

6. Les champions d'Angélique

Le jour suivant, Renaud se fait armer et, mettant son cor à la bouche, appelle au combat le traitre Truffaldin. Quand le méchant l'entend, la face troublée, il réclame l'aide des chevaliers qui ont juré par force de le défendre jusqu'à la mort. Ces chevaliers le méprisent et savent sa cause injuste mais, pris au piège de leur serment, ils se déshonorent par honneur, quoiqu'ils répugnent à affronter Renaud, leur ami et cousin. Il a le droit, et eux le tort.

Renaud les tance sévèrement : vous avez perdu votre noblesse puisque vous restez avec ce faux chien maudit de Dieu, Truffaldin, plein de trahison et de méchanceté. Je vous défie tous et vous attends dans le camp pour prouver par l'épée que chacun de vous est parjure et déloyal.

Il combat un après l'autre les six chevaliers fidèlement félons qui, dans la fureur et la crainte, finissent par s'élancer tous contre lui, comme si la déloyauté de Truffaldin déteignait sur ses champions. Marfise, n'y tenant plus, secourt Renaud mais se trouve coincée entre deux ennemis aux armes enchantées : comme un lion entre deux cerfs qui ne sait auquel s'adresser, Marfise, prise de colère, ruait d'un côté et d'autre. Ils la pressaient tant qu'elle n'avait loisir de prendre haleine.

Truffaldin, effrayé, s'enfuit en douce dans le château et Renaud, s'en apercevant, fait cesser le combat, à charge de le reprendre au matin et de ramener Truffaldin.

Pendant que chacun panse ses plaies, Roland arrive à Albraque après avoir connu maintes aventures depuis son duel avec Agrican. Angélique, soulagée de pouvoir compter sur sa force légendaire, lui fait doux accueil, le mignote et le baisote.

Ni son désir amoureux ni sa magie n'ont appris à Angélique que les champions de Truffaldin se battent contre Renaud. Elle ne sent pas sa proximité, elle ne devine pas que son ennemie, Marfise, jouit de lui à sa place.

Roland, remué par les cajoleries d'Angélique, n'en a pas besoin pour exciter sa hardiesse qui tourne à la rage quand les autres chevaliers lui disent le nom de leur adversaire : Renaud. Roland, enflammé d'amour, n'imagine pas qu'il en aille autrement de Renaud : Truffaldin n'est qu'un prétexte pour prendre Angélique. Roland se remémore l'habileté et la fringale amoureuse de Renaud auquel nulle ne résiste. Hors de lui, jaloux de son rival supposé, il passe la nuit à écumer de fureur et à brandir son épée.

Au matin, il est le premier dehors, suivi des autres et de Truffaldin ayant l'air plus mort que vif.

Renaud admoneste Roland : O mon cher et bien aimé cousin ! défenseur de bonté et ennemi de tromperie, j'ai peur que tu ne sois enchanté et que cette malheureuse putain t'ait privé de ton sens. Voudrais-tu qu'on te donnât la réputation d'avoir entrepris la querelle d'un traitre ?  Hélas, baron plein de prouesse, je te supplie d'abandonner Truffaldin et l'amitié de cette paillarde au lieu d'acquérir de la honte en soutenant leur parti.

Le combat commence et la mêlée devient générale. Renaud réussit à s'emparer de Truffaldin, lui lie les jambes et l'attache à la queue de son cheval, la tête en bas. Puis, il court furieusement par le camp criant Qui veut entreprendre de défendre ce traitre ? Les autres le talonnent, il va si vite que leur effort est vain. Il s'efforçait de tourmenter le traitre qui était si oppressé de douleur qu'il valait pis que mort, donnant de la tête sur les pierres et emplissant la place de sang, ce qu'il avait bien mérité.

Marfise et Roland s'affrontent avec une énergie étonnée, mais Roland s'esquive pour s'occuper de Renaud, son rival et sa mauvaise conscience. Leur combat affreux et interminable s'accompagne d'abondantes injures. Reniant leur fraternité d'armes, leur amitié et leur parenté, ils se traitent réciproquement de fils de putain, de voleurs de chevaux et de lâches.

A la nuit, ils arrêtent et chacun rentre dans son camp jusqu'au lendemain.

***

Angélique découvre enfin l'identité du chevalier dont la bravoure tient en échec ses défenseurs : c'est Renaud, son chéri, son désiré, sa folie. Renaud, qu'elle a tenté en vain d'attirer à elle par ses enchantements, arrive ici pour la tuer. Elle lui murmure, tragique : "si tu me détestes, si cette aversion fait tes délices, je me console par ton bonheur !". Au moins est-il là, au moins se nourrira-t-elle de sa présence : quoiqu'il soit venu m'assiéger, je ne lui en sais mauvais gré et prie Dieu de faire durer ce siège à perpétuité afin qu'il ne s'en aille pas. Sous prétexte de soutenir Roland, elle assistera au combat et repaitra ses yeux de Renaud, priant en secret pour sa victoire qui lui serait fatale.

Oppressée, elle craint pour ses jours. Imprudente et ignorante, elle a excité le terrible Roland contre lui. Comment détourner le coup ? Par quel stratagème ? Elle donnerait sa vie et son âme pour sauver l'objet de ses désirs extrêmes, elle donnera son corps.

Angélique a assez joué de son pouvoir sur Roland pour le savoir illimité. Elle se promettra à lui, s'il accepte d'exaucer la demande qu'elle exprimera à un certain moment. Roland, apercevant enfin la porte du paradis à laquelle il n'osait pas  rêver, signera en aveugle et s'engagera par serment.

Cette stipulation rusée aura un double effet : si les choses tournent mal pour Renaud, elle arrêtera le bras de Roland, et la condition à remplir sera telle que Roland ne reviendra pas  sommer Angélique de  payer sa dette.

Angélique, émue de chaleur amoureuse par le voisinage de Renaud et l'illusion que son souffle la caresse, passe une nuit agitée, mêlant calculs et fantasmes érotiques. Au matin, encore troublée par ses pulsions incoercibles, elle se cache de ses suivantes et, toute seule, à peine vêtue, va trouver Roland dans sa chambre. Elle le caresse tendrement pour exacerber sa passion et, sans feindre un amour qui est tout à Renaud, elle engage son corps, ce trésor de merveilles que tant convoitent vainement : Je ne faudrai de te venir trouver  en ce lieu, seulette comme je suis maintenant, et je te permettrai de prendre plaisir de ma personne si tu me promets de faire ce que je te demande. Bien sûr Roland fonce dans le piège et, bouillant de désir, jure avec enthousiasme.

On dit qu'il aurait dû inverser les termes du contrat et prendre d'abord la fille. Tout timide qu'il soit, la circonstance lui en donne l'idée et il esquisse le geste de l'accoler, tremblant le plus fort du monde. Angélique l'arrête : si tu t'oublies de prendre ton plaisir de moi par force... je m'occirais en ta présence. Roland est lié.

Angélique, montée sur une haquenée blanche, chevauche à côté de Roland vers le lieu de la rencontre.

Les deux champions, entourés de leurs amis sans armes, se défient et s'insultent cruellement, peut-être par besoin de se pousser à ce combat fratricide et absurde. Le duel est terrible. À la fin, Roland a le dessus et, pour achever son adversaire, s'apprête le couper en deux. Il le ferait aisément car Renaud, inerte, ne peut plus se défendre.

Mais le coup ne tombe pas parce qu'Angélique se précipite. Elle prend Roland par le bras et, dissimulant son effroi sous un visage riant, lui dit, comme indifférente au sort de Renaud : Baron, les gens vertueux et nobles tiennent la foi promise. Ce matin je t'ai juré de te donner contentement et plaisir de moi toutes les fois qu'il te plaira. Mais d'abord tu dois accomplir mon commandement. C'est maintenant.

Et, tout soudain, elle l'envoie au jardin de Falerine, affronter les maléfices et le dragon. Tenu par son serment et pressé de jouir de la fille, Roland abandonne sa proie et part aussitôt, piquant si rudement qu'on l'eût bientôt perdu de vue.  Quelque temps plus tard, Renaud, revenu à lui, veut le poursuivre. Ses amis le retiennent. Il se retire, sans écouter les plaintes amoureuses d'Angélique.

Angélique a sauvé à la fois Renaud et sa vertu car elle a envoyé Roland à la mort. Nul n'est jamais revenu du jardin : quelle faute je commets en faisant périr un si vaillant homme ! Mais Dieu ne me l'imputera pas car je n'ai pu souffrir de voir mourir mon mieux aimé. En récompense, celui qui a ravi son cœur veut la tuer. Mais, enragée d'amour, elle se persuade qu'elle parviendra à ses fins, au moins par ricochet : je ferai tant que ma peine et le feu qui me tient embrasée lui causeront telle pitié qu'il se rendra à mon vouloir.

Bien sûr, il n'en est rien et Renaud s'en va. Il a vengé Blancherose, et Marfise le vengera d'Angélique. Renaud veut achever le combat que Roland a fui sans raison, vu qu'il n'était pas blessé et n'avait pas de désavantage.

***

Marfise poursuit le siège. Les champions d'Angélique n'osent s'approcher d'elle,  tant ils redoutent trop le tranchant de son épée. Sacripant, blessé, reste un mois incapable de porter les armes. Guéri, il sort avec les autres, un matin, inquiéter le camp de la superbe reine. Ils mettent ses gens en fuite, mais elle se jette sur eux et les défait. Sacripant arrête leur débandade et s'attaque à elle, aidé par son destrier, si adroit que Marfise ne peut prendre aucun avantage.

Ils cessent un moment le combat pour recouvrer leur souffle. Un messager joint Sacripant. Le fils d'Agrican s'est emparé de son royaume qu'il n'était pas là pour défendre ; il faut qu'il revienne aussitôt, au lieu d'oublier ses devoirs : tu combats ici pour une Damoiselle sans avoir pitié de tes gens. Sacripant remet son épée au fourreau, appelle son écuyer pour qu'il lui ôte le casque et s'approche de Marfise. Il lui récite son infortune et la supplie de lever le siège et de s'en aller pour lui permettre de retourner dans son royaume.

Marfise, par courtoisie, retire également son armet et ses longs cheveux se répandent sur ses épaules. Quoique Sacripant meure d'amour pour les voluptueuses rondeurs d'Angélique, la pensée le traverse que la fière beauté de son adversaire mériterait des baisers, et non des coups. Quant à elle, elle contemple le visage de Sacripant dont les yeux d'un vert profond l'émeuvent, imagine son corps débarrassé de la cuirasse et s'échauffe. Elle s'en saisirait avec plaisir et effacerait de son esprit la greluche qui se refuse à lui.

Compatissant à ses malheurs,  Marfise lui offre le secours de sa personne et de ses gens pour reconquérir son royaume. Elle partagerait volontiers ses combats et ne doute pas que la guerre, en les rapprochant, les mette peau à peau.

Mais Sacripant veut aussi garantir la sûreté d'Angélique dont il est le dernier défenseur et que Marfise a juré de châtier : le cas se dresse entre eux.

Sacripant, navré et honteux, sacrifie son royaume et son peuple à Angélique qui ne l'aime ni ne l'aimera. Bouleversée d'avoir revu Renaud, elle le prive même des quelques chatteries dont il a bénéficié jadis. Amant trop ancien et trop fidèle, elle le sait son esclave et ne le ménage pas.

Sacripant, aveuglé par sa passion funeste, ne calcule pas que, en partant avec Marfise, il réduirait considérablement la force et la détermination des assiégeants et améliorerait la position de la Roche. Si le visage de Marfise lui plait, sa cuirasse cabossée ne rivalise pas avec les grâces mignardes d'Angélique, exhibées par les déshabillés galants qu'elle porte au château. Son honneur de roi pousse Sacripant à demander la levée du siège dont sa convoitise d'homme souhaite la prolongation éternelle pour rester avec sa belle, la reluquer, la savoir dépendante de lui et l'espérer un jour complaisante ou, du moins, reconnaissante.

Fâché de sa faiblesse, il rejette la proposition de Marfise qui, de son côté, s'irrite qu'il préfère la catin détestée. Par quoi, plus enflammés encore, ils recommencent leur combat.

***

Pendant ce temps, très loin, l'empereur d'Afrique, Agramant, rassemble ses armées et se prépare à passer la mer pour vaincre Charlemagne. On le convainc que les forces immenses dont il dispose ne suffiront pas. Pour être sûr de gagner, il lui faut le concours de Roger, un jeune chevalier excédant tout humain en prouesse qu'un magicien tient caché dans un château enchanté au sommet d'une haute montagne. Les messagers envoyés rentrent bredouilles.

Depuis le Grand Tournoi de Charlemagne, le monde entier sait que l'anneau d'Angélique a la vertu d'annuler les sortilèges. Quelqu'un doit aller à l'autre bout du monde et s'en emparer. L'anneau dissipera le charme qui rend le château invisible.

Le voleur Brunel se vante de son habileté et la prouve en dérobant tous les bijoux des rois présents et la vaisselle d'or qui orne les murs de la grande salle d'Agramant. Nul ne l'a vu opérer alors que tous les yeux le regardaient. Agramant le fera roi s'il réussit sa mission.

Après un long chemin, Brunel atteint Albraque, traverse l'armée des assiégeants, se cache des défenseurs et, montant le long des hauts remparts du château comme une mouche, il trouve Angélique, au milieu de ses gens, captivée par le combat de Marfise et Sacripant, de l'issue duquel dépendent son honneur, sa vie, ses hommes et son château.

Brunel tire l'anneau du doigt d'Angélique, si délicatement qu'elle ne le remarque pas. C'est la fuite du larron qui éveille son attention et lui révèle sa perte. Chacun s'efforce de l'attraper mais Brunel ne les redoute pas. Il se laisse glisser le long de la muraille et arrive au bord de la rivière. Sans s'ébahir de sa grandeur et de son impétuosité, il va dans l'eau comme une grenouille. Ceux du château ne le voyant plus, le pensent noyé et Angélique, désespérée, se griffe le visage : à toute extrémité, l'anneau, en la rendant invisible, lui aurait permis de s'échapper. Hélas, c'est maintenant que je suis perdue. Marfise m'aura bientôt en son pouvoir et elle me fera cruellement mourir. J'ai perdu toute ma défense et mon dernier espoir, si bien que je ne tarderai guère à être prise et privée de vie.

Brunel sort du fleuve et, d'un pas de promeneur, s'achemine au lieu du combat de Marfise qu'il observe un moment. Épuisés, les héros pausent pour se reposer un peu.

Sacripant, hors d'haleine, affligé de la perte de son royaume et de son déshonneur, assommé de fatigue, s'endort sur son cheval sans pareil. Le voleur aperçoit l'occasion d'un nouveau forfait, aussi plaisant qu'utile. Brunel prend deux bâtons qu'il place de chaque côté de la selle du cheval, puis détache les sangles de sorte que la selle, Sacripant dessus, demeure ferme sur les bois plantés, pendant que Brunel tire le cheval.

Marfise, également exténuée et privée de sentiment, voit ceci et croit rêver. Le larron, profitant de son trouble, s'approche et lui ôte l'épée de la main. Puis, sautant sur le rapide cheval de Sacripant, il donne des éperons et prend la fuite.

Marfise, redevenue consciente, le poursuit, criant des menaces. Il n'en tient pas compte mais, se retournant, lui lance des paroles outrageuses. Elle commande à ses gens de le prendre mais sa monture est meilleure.

7. La mue de Marfise

Les arthropodes sont caractérisés par un squelette externe (exosquelette) inextensible, la cuticule. La mue permet à ces animaux, en changeant leur carapace, de grandir en taille  ou d'acquérir de nouveaux organes. On appelle exuviation le rejet de l'ancienne carapace.

Pour rattraper Brunel, Marfise abandonne tout, son duel avec Sacripant, le siège de la Roche, le châtiment d'Angélique...

Ulcérée de la vilénie du larron, elle ressent le vol de son épée comme celui de son âme.  S'il ne s'agissait que d'un outil, elle en prendrait un à ses hommes, secouerait les oreilles et ressaisirait le fil de ses activités. De même qu'on adopte une nouvelle lance après avoir brisé la sienne contre l'écu de son adversaire, de même qu'on change d'armure quand elle a été défoncée, de même une autre épée continuerait le combat. Maints chevaliers font ainsi et, à l'occasion, Roland a substitué une autre arme à la fameuse Durandal et Renaud à Flamberge.

Mais Marfise la guerrière s'identifie à son épée, celle qu'elle a prise jadis au roi de Bactriane, celle de toutes ses batailles, de toutes ses victoires. Elle dort avec et ne cesse de la dorloter, de la nettoyer et de l'affûter. Pour ne pas l'abîmer, elle l'épargne et, au lieu d'estoquer, lance des cailloux ou use de ses poings. Elle a souffert cruellement quand Renaud en rompit la pointe.

Sans son épée, malgré sa vaillance, son armure et son cheval, elle n'est qu'une femme. Brunel, croyant lui faire une malice, l'atteint au cœur. Marfise enrage de ne pas savoir comment on l'a désarmée, dénudée, anéantie : la fatigue, l'hébétude, l'ahurissement de voir le cheval de Sacripant volé sous lui sans qu'il s'en rende compte, l'ont mise dans un état second dont le larron a profité impudemment.

Personne, en bataille, ne lui a jamais enlevé l'épée des mains. Personne n'a mis la main dessus. Tout moyen loyal se heurte à sa force. La bassesse du vol ajoute l'insulte à la douleur de la perte.

Elle pique son cheval pour atteindre Brunel. Elle veut recouvrer son épée et le punir avec. Elle lui tranchera la tête et les membres, le mettra en morceaux, le découpera en lanières... Non, ce serait souiller la noble arme, elle le tuera lentement à coups de pieds soigneusement mesurés.

Marfise oublie sa guerre car elle n'est plus rien jusqu'à ce que, brandissant son épée, elle rugisse son cri. Alors, elle retournera à Albraque et reprendra le combat.

Elle chasse le voleur sans trêve. Brunel monte un cheval si rapide qu'il la sèmerait facilement. Il en a bonne envie car, mourant de peur, il croit la sentir sur ses épaules, il se voit jeté à bas et  massacré sur place. Mais, par méchanceté ou par jeu, il se contente de maintenir une distance suffisante et se moque de Marfise. Se dressant sur ses étriers, il soulève sa robe et lui montre ses grosses fesses poilues en la couvrant d'injures.

Marfise, déshonorée par cette poursuite, est d'autant plus résolue à la mener à son terme que chaque nouvelle saleté de Brunel l'avilit davantage et attise son besoin de vengeance.

Obstinément, elle chevauche. Elle ne s'arrête pas un seul instant. Elle ne mange pas, ne boit pas, son destrier non plus. Harassé, il n'avance que par la terreur et la douleur qu'elle lui cause à regret, le labourant de ses éperons. Le larron, lui, prend de l'avance, s'arrête aux auberges, se nourrit copieusement, chatouille les servantes et, à l'occasion, en renverse une. Puis, son ennemie arrivant, il s'enfuit sans payer, vainement coursé par les valets de l'auberge qui encouragent Marfise et lui jettent au passage un bout de pain qu'elle dévore.

Pendant ce temps, dans la forteresse de la Roche règne l'affliction. L'armée de Marfise a reçu des renforts et Angélique tremble de peur, abandonnée de secours. Elle se souvient de l'aide qu'autrefois Roland lui a apportée, et se repent de l'avoir envoyé périr au jardin de Falerine. Sa force lui manque cruellement à présent. Elle se blâme, elle maudit son amour inextinguible pour Renaud qui l'a privée de son meilleur défenseur. Il lui reste seulement le roi Sacripant. Encore n'ose-t-il plus sortir du château, privé de l'habile destrier grâce auquel il tenait tête à Marfise. Humilié d'avoir peur d'elle (dont il ignore le départ), il pleure son royaume, et s'afflige de la tristesse d'Angélique. Le roi Galaffron lui confie que, assiégés de forces sans cesse plus nombreuses, leur dernier espoir est son parent, le grand roi de Séricane, dont Sacripant doit aller implorer le secours. Pour sa peine, il aura Angélique (!) : Ma fille et mon royaume seront à ton commandement si tu vas trouver le roi. Sacripant se met en chemin, à peine gratifié d'un sourire d'Angélique : insoucieuse des hypothèques qui la couvrent, elle ne pense qu'à Renaud.

***

Marfise, courant toujours, passe devant Roland et Brandimart qu'elle n'a pas le temps de défier et qui ajoutent à sa misère en se moquant d'elle.

Que fait là Roland ? Il a triomphé du redoutable jardin  de Falerine, puis délivré les prisonniers de la fée Morgane (Morgue), parmi lesquels Renaud et Brandimart. Avec les chevaliers Chrétiens, il a entendu le messager de Charlemagne les semondre de l'assister contre l'empereur d'Afrique. Les autres, répondent à l'appel et retourneront en France. Roland, lui, ne dit rien, demeurant triste et pensif : l'amour et l'honneur, le devoir et le plaisir, se combattent dans son cœur. Il n'a d'autre désir que de voir Angélique la blonde.

Accompagné de son ami Brandimart, il quitte ses compagnons pour se diriger vers Albraque qu'ils atteindront après de nouvelles épreuves.

La déchéance de Roland n'a pas de fin : le preux a défendu l'ignoble Truffaldin ; à présent, il trahit son roi ; Roland, si innocent qu'il ne sait ni parler aux filles, ni saisir les occasions, Roland, débondé par les appas et les agaceries d'Angélique, devient concupiscent (en vain, car il n'obtiendra rien d'aucune, pas même de la lubrique Origile). Il rêve du corps de sa belle qu'elle lui a gagé. Ses mots le hantent et le brûlent : je t'ai juré de te donner contentement et plaisir de moi toutes les fois qu'il te plaira.

Quand, traversant couvertement les assiégeants innombrables, il rejoindra le château, la Dame, l'apercevant, sera si rassurée qu'elle ne craindra plus personne. Elle le caressera et lui fera grand accueil, sans toutefois s'acquitter de sa dette ni en être requise : Roland, hardi en pensée et timide en action, n'osait la toucher aucunement car il lui portait si bon vouloir qu'il craignait de l'offenser, ainsi que le dit l'historien Turpin qui estimait Roland un grand sot d'en user ainsi.

Roland racontera ses aventures et le départ en France de Renaud. Aussitôt, Angélique voudra passer la mer pour rejoindre son aimé et, rappelant artificieusement Roland à son devoir, le persuadera de secourir Charlemagne. Feignant une absolue (et prometteuse) obéissance à son "seigneur", elle jurera d'aller là où ce sera son plaisir de la conduire, entendant par là qu'il la conduira à Renaud où sera son plaisir à elle. Roland et Brandimart, emmenant Angélique et Fleurdelis, s'échapperont furtivement de la forteresse (on espère que Galaffron mourra quand les assiégeants la brûleront). Les fugitifs, traqués, n'échapperont à leurs ennemis que pour tomber sur les Lestrigons, mangeurs d'hommes.

Pour l'heure, Roland et Brandimart, sont encore en route vers Albraque quand ils voient arriver la dépitée Marfise, courant après Brunel qui lui montre son cul et lui crache des grossièretés. La scène ridicule amuse d'autant plus les deux chevaliers que chacun a sa raison de détester Marfise : Roland, parce qu'elle persécute son Angélique pour la mettre à mort ; Brandimart, parce que sa Fleurdelis craint le mépris et la haine de celle qui la traite de "matelas à soldat".

Brunel, entendant Roland rire tout son soûl, a envie de lui jouer un tour. Utilisant l'anneau d'Angélique pour se rendre invisible, il lui dérobe l'épée de Falerine, celle qui coupe tout enchantement, et, faisant bonne mesure, lui prend son fameux cor. Ensuite, il repart à vive allure car Marfise approche. Roland, étonné d'être privé de son cor et de son épée sans avoir rien vu, ne peut se joindre à la cavalcade car lui et Brandimart sont alors à pied.

***

Marfise pourchasse Brunel, nuit et jour, à travers montagnes, rivières et forêts. Mais le cheval du roi Sacripant va si vite qu'elle ne peut l'atteindre. Elle force tant son destrier qu'il tombe mort d'inanition, après cinq jours de galop effréné, sans manger, ni boire, ni reposer, toujours harcelé par les éperons.

Malgré cela, indignée,  Marfise s'obstine à prendre Brunel mais il a cheval et elle est à pied. Réduite à une telle extrémité, Marfise n'hésite pas à sacrifier ce qui reste de sa chevalerie : elle jette deci delà les pièces de son armure.

(Elle ne sait pas que cette exuviation, comme celle du homard auquel ressemble un chevalier, est une phase de son développement et qu'une nouvelle carapace ceindra bientôt une nouvelle Marfise.)  

Se fiant à sa force pour vaincre le voleur, elle court après lui si roidement qu'il pense l'avoir en croupe. Elle le suit quinze jours sans dormir. Elle vit comme les bêtes, se nourrissant d'herbes et de racines, buvant en traversant les torrents, et se trouve grandement affaiblie.

Marfise, privée d'épée, de cheval et d'armure, sale et puante, vêtue d'une simple tunique déchirée par les ronces et les branches, amaigrie, affaiblie, réduite à rien, continue à terrifier Brunel qui la sent déjà le tenir. Mais il se trompe car la fatigue a raison d'elle et elle   s'effondre, incapable de mettre un pied devant l'autre. Brunel ne s'amuse pas à l'attendre et, piquant son cheval, il arrive à un port de mer où il embarque pour l'Afrique avec tous ses larcins.

De leur côté, Brandimart et sa belle Fleurdelis cherchent Roland et Angélique dont ils ont été séparés lorsque les uns et les autres échappèrent aux féroces Lestrigons, mangeurs de chair humaine. Confiant leur quête au hasard, ils ont le malheur de croiser Marfise, un spectre exsangue, en loques, au comble de la fureur d'avoir perdu Brunel.

Elle reconnaît Fleurdelis, toute pimpante et amoureuse, et, à la fois pour passer sa rage et par répulsion pour sa féminité passive, s'écrie : Ha ! putain malheureuse, ce chevalier qui te sert d'escorte n'empêchera pas que je te fasse mourir.

Malgré la décrépitude de Marfise, Fleurdelis l'identifie et, l'entendant, elle abandonne la bride de son palefroi pour frapper des mains, pensant être arrivée à la fin de ses jours.

Marfise défie Brandimart, quoiqu'il soit monté et armé, et elle à pied, en chemise et sans épée. Le chevalier n'accepte pas, se déclarant ahonti de frapper une femme désarmée. Dépourvue d'instruments de combat, Marfise l'aurait arraché du cheval, déchiqueté avec ses pieds, assommé avec ses poings et déchiré avec ses ongles, avant d'en faire autant à Fleurdelis. Le refus de Brandimart de la traiter en égale, son ravalement au vil état de femme désarmée, la négation de sa noblesse et de son courage, décuplent sa colère. Puisqu'on la prive d'une lutte loyale dont, selon la loi de la guerre, Fleurdelis aurait été le prix, elle s'en saisira par d'autres moyens et la tuera.

Marfise avise un haut rocher au milieu de cette campagne. On y monte par un sentier malaisé et abrupt. Sans tarder, elle tire Fleurdelis hors de la selle et, la portant entre ses bras, gagne légèrement la hauteur. Brandimart essaie de la suivre mais le poids de son armure et la raideur de la pente l'empêchent de gravir le chemin mal tracé.

Il entreprend de défaire son harnachement pour grimper et sauver sa mie, mais il n'aura pas le temps : Marfise s'apprête à jeter en bas Fleurdelis qui, meurtrie par les cailloux, se fracassera au sol sans que Brandimart puisse lui donner secours. S'agenouillant, il supplie Marfise de n'user de si grande cruauté et il promet qu'il fera tout ce qu'elle lui commandera.

Marfise, bien que les gémissements et les pleurs de Fleurdelis excitent son courroux et son envie de la détruire, revient à la raison et aperçoit la possibilité d'un échange profitable. Laissons, dit la superbe reine, ce langage emmiellé qui ne sert de rien. Tu ne sauveras la vie de cette dame qu'en me donnant tes armes. Brandimart s'exécute car il aurait baillé son cœur en gage pour recouvrer s'amie. Il lui délivre harnois et destrier.

Tandis que Brandimart escalade, Marfise abandonne la fille à ses vapeurs et pleurnichements, descend rapidement d'un autre côté, revêt l'armure, saute sur le cheval et se met en chemin.

La voilà redevenue guerrière.

La pénible, avilissante et vaine poursuite de l'infâme Brunel a effacé sa vie antérieure. Celui qui a souffert pour traverser le désert n'est plus le même. Elle ne pense plus à la Roche ni à Angélique, elle efface son royaume de Bactriane, ses fidèles soldats, ses alliés, ses amants. Ce qu'elle est, repart à zéro. Une nouvelle Marfise.

***

Boiardo nous dit : elle ne tarda pas à trouver deux chevaliers armés qui, depuis, la menèrent en France (II, 19, #15 : Trovò duo che èno armati a scudo e lanza / Sopra duo gran ronzoni alla pianura. / Costor fôr quei che la menarno in Franza).

Comme si deux chevaliers pouvaient la mener ! En font-ils leur mascotte, leur animal de compagnie, leur jouet... ou leur cuisinière ? Même en traduisant menare par "conduire", ce n'est pas dans le caractère de la Marfise de Boiardo, et moins encore de la nôtre. Certes, Marfise, égarée quelque part en Asie, ne connaît pas la route pour aller en France et doit trouver un guide ou un passeur. Il faut lire "... deux chevaliers armés, par lesquels elle se fit conduire en France".

Et nous pouvons imaginer que notre Marfise, fière et joyeuse d'être à nouveau en armes, rencontrant ces chevaliers, les aura combattus et vaincus, puis épuisés d'amour après un si long carême. Des semaines passées à courir en ne vivant que de sa fureur, lui auront donné une terrible fringale.

Sortie du cul-de-sac qu'était le siège d'Albraque, elle se sera demandé que faire et, entendant parler des armées de l'empereur d'Afrique qui déferlaient sur Charlemagne, elle aura décidé de les rejoindre et d'exécuter son programme :

Je détruirai la France et Charlemagne et ensuite je ferai la guerre contre tout le monde. Je ne déposerai [pas] les armes sans avoir pris toutes les cités, villes et châteaux de tous ces royaumes.

 

FIN