06/11/2024
Esambe
Josilonus


Esambe Josilonus
©2024

Ne lisez pas les MŽmoires de S.Simon!   epub  pdf


NB. Les rŽfŽrences aux MŽmoires renvoient ˆ l'Ždition ChŽruel (Tome, chapitre) dont le dŽcoupage arbitraire et trompeur est nŽanmoins pratique.

Les soulignements (en gras) sont miens.

Je repousse en note les citations non indispensables ou trop longues.

 

Depuis deux sicles, tout a ŽtŽ dit ˆ propos de l'auteur et de ses MŽmoires. Tout, sauf ceci : "ne les lisez pas !".

Bien sžr, mon objurgation ne s'adresse, ni aux chercheurs professionnels pour lesquels les MŽmoires sont un programme de travail, ni aux dŽsespŽrŽs qui cdent au dŽsir pervers de se perdre dans un labyrinthe infini, ni aux amateurs de docufiction qui croient regarder Louis XIV par le trou de la serrure.

Je veux mettre en garde l'innocent qu'un hŽritage, un hasard, un dŽfi ou une curiositŽ pousserait ˆ s'enfiler l'intŽgrale. Subsidiairement, j'aimerais contribuer ˆ rassurer le lecteur malheureux, celui qui, parvenu ˆ la fin, se demande ce qui lui manque pour apprŽcier ce "chef d'Ïuvre".

Pourquoi, contredisant tant de bons esprits, proscris-je l'un des sommets de la littŽrature franaise ? Certains condamnent le texte ˆ cause de l'homme, "ducomane", vŽtilleux, rageur, incapable, voyeur, ratŽ et envieux. Pas moi. Au contraire, le petit duc me pla”t. Je l'apprŽcie plus que son texte dont les admirables pŽpites sont, hŽlas, trop chrement payŽes.

Les spŽcialistes de S.Simon ont effectuŽ un Žnorme travail d'analyse, parfois excellent (je pense ˆ Hersant), dont j'ai consultŽ une partie, souvent avec intŽrt. Cet essai n'est pas dirigŽ contre eux qui l'ont nourri.

J'adopte un point de vue rŽsolument extŽrieur, disons mme partial car je suis mu par l'irritation de l'investisseur dŽu : 10% de plaisir pour 90% d'ennui, ce rendement ne justifie pas la mise de fonds. Les MŽmoires de Retz me passionnent, malgrŽ un style aussi embrouillŽ que ses manÏuvres politiques. Ceux de Bassompierre m'inspirent de la sympathie. Je peux digŽrer Monluc en allant vite. Dans un tout autre genre, j'ai dŽvorŽ comme un roman les seize volumes des Souvenirs historiques de la Duchesse d'AbrantŽs. Mais les vingt de S.Simon, s'ils m'ont rŽjoui ici ou lˆ, in toto m'ont dŽsappointŽ.

Le "pacte de lecture" ne se noue pas.

J'en cherche ici les raisons, du c™tŽ du lecteur (section I) et du c™tŽ de l'auteur car les dŽsarrois du premier s'expliquent par le second : S.Simon s'inscrit dans la tradition des mŽmorialistes dont il partage maintes caractŽristiques (section II)). En mme temps, il n'en est pas un. A preuve, les circonstances de l'Žcriture et la nŽgation du lecteur (section III).

I. C™tŽ lecteur

 Je commence par retracer ma propre expŽrience (1.1). J'examine ensuite les trois acceptions des MŽmoires qui se sont succŽdŽes, faonnant (et modifiant) l'image du texte, et donc l'attente du lecteur (1.2).

1.1. Retour d'expŽrience

Voilˆ cinquante ans, je persuadai mon vieux pre d'acheter les MŽmoires pour occuper ses derniers jours. Plut™t que la pesante et incommode Ždition de la PlŽiade, il prit la ChŽruel, en 22 volumes chez Jean de Bonnot, sŽduit par leur apparence luxueuse. Cet habillage ne rŽsiste pas au temps, la reliure cartonnŽe se dŽcolle, le rouge dŽteint, les ors s'effacent. Restent le beau papier Žpais et l'impression bien encrŽe qui ne fatigue pas l'Ïil. En outre, les volumes ne sont pas trop lourds et on peut les  tenir dans ses mains.

Le pauvre homme les consomma laborieusement, me posant plus de questions que je n'avais de rŽponses.

Les ayant ensuite reus en partage, je mis trs longtemps ˆ me dŽcider ˆ plonger. Je fus, comme tant d'autres, poussŽ par Proust. Enfin, j'ouvris le premier tome et, six mois plus tard, en terminant le dernier, j'implorai le pardon de mon dŽfunt pre.

D'o vient que la lecture, parfois passionnante, inspire souvent tant d'ennui ?

fausses raisons

Faisons justice des disputes de protocole et de rang : aussi abstruses et fatigantes qu'elles paraissent ˆ nos yeux ignorants et dŽmocratiques, elles appartiennent au sicle. Toutes les personnes de condition (et les autres par imitation) pratiquent cette guerre des signes car, dans une "sociŽtŽ" verticalement pensŽe, le degrŽ qu'on occupe (et surtout sa reconnaissance par les autres) est un facteur (le facteur ?) d'identitŽ. Avoir le pas est une question existentielle. Cela va ˆ l'extrme pour notre Duc & Pair qui se voit colonne de l'Estat [1] et n'admet que les Princes du sang au-dessus de lui.

Ne ridiculisons pas non plus le fameux et fastidieux bonnet. Si le Parlement est contraint ˆ la dŽfŽrence ˆ l'Žgard du sang royal, il se sent bafouŽ par les privilges des Pairs. SystŽmatiquement et sournoisement, il cherche ˆ effacer ce souvenir de la curia regis originelle, quand les lŽgistes, au pied des Grands, n'Žtaient que leurs souffleurs. Quoique bridŽ par Louis XIV, il vise ˆ affirmer son autonomie institutionnelle, face ˆ face avec le roi dont il se rve le tuteur.

Avec quelques efforts, nous, aujourd'hui, pouvons entrer dans ces questions car nous connaissons aussi des querelles de protocole. Mais cela n'empche pas de ressentir dŽception et dŽsorientation car le texte ne se laisse pas apprŽhender tel quel. Il oblige ˆ une gymnastique incessante et lassante pour tenter de comprendre. On ne peut se passer de l'hypertexte, non seulement les notes de l'Žditeur (pas toujours satisfaisantes) mais un ensemble de commentaires et d'Žtudes. Au lieu d'une lecture paisible, une enqute pŽnible.

Que les personnages changent de nom en permanence, cela est banal en ce temps, suite aux mutations de terres, aux successions ou substitutions, aux promotions. S.Simon n'y est pour rien. Ce qui lui appartient (et nous trouble), c'est le "casting". Les figurants sont des personnages mineurs qui n'ont laissŽ d'autre trace dans l'Histoire que le jugement de l'auteur (surtout lorsqu'il est fŽroce). Quant aux grands acteurs, S.Simon les insre dans une psychomachie, un combat d'‰mes, o son ŽpŽe flamboyante au service des anges (Beauvillier, Bourgogne etc.) repousse les monstres (Villars, Harcourt, Noailles, Pontchartrain le jeune, Vend™me, Maine, Dubois), les ministres et une kyrielle de monstrelets. Revenir ˆ la rŽalitŽ historique est une gageure.

style et composition

A cette premire difficultŽ, s'ajoute celle du style et de la composition.

Je ne rŽsiste pas ˆ citer cette boutade de Montherlant (1947) : Il n'a pas voulu Žcrire du style dont on Žcrivait autour de lui, qui lui Žtait facile s'il l'ežt voulu... Et mme, n'aurait-il pas, par systme, accentuŽ ses incorrections, comme Brummel r‰pant exprs son habit ? On le croirait ˆ en voir tant et tant qu'un simple trait de plume, ˆ la plus rapide relecture, pouvait corriger... Saint-Simon serait alors l'inventeur du style naturel littŽraire, je veux dire d'un style parlŽ attentivement revu par la littŽrature... Sa langue est ˆ la langue de la cour ce que la langue d'un CŽline est ˆ la langue populaire : c'est cela et ce n'est pas cela... Et Montherlant repousse ˆ une note de bas de page en petits caractres : je ne puis cacher que Saint-Simon, non seulement durant des pages et durant des chapitres, mais quelquefois durant un volume entier Žcrit de faon quelconque [2].

Auerbach (1946) Žcrivait du style de S.Simon : just as he makes no effort to construct his sentences harmoniously, so it also does not occur to him to harmonize their content [3]. Etendons ce jugement  ˆ l'articulation interne des MŽmoires : de mme que l'auteur "ne fait pas l'effort de construire ses phrases et d'harmoniser leur contenu", il n'a pas l'idŽe ou l'envie d'organiser son matŽriau. Tout ce qui a une connexion avec le point qu'il traite, il le met en vrac, comme si ce tohu-bohu devait finir par consoner et prendre sens. C'est sans doute le cas pour lui, auteur-lecteur Žgotique pour lequel tout se tient. Par exemple, narrant sa Grandesse (1723), il glisse ˆ un inventaire affreusement dŽtaillŽ du Corps auquel il appartient dŽsormais [4] ; de mme, ˆ l'annŽe 1701, l'accession au tr™ne d'Espagne du Duc d'Anjou  qui le fera Grand vingt ans plus tard lui a inspirŽ une digression approfondie sur l'origine, les rgles et les faons de ses futurs collgues, depuis Charles Quint jusqu'ˆ ses jours [5].

Ces excursions, redoutablement Žtendues quand il s'agit de l'Espagne, sont innombrables : gŽnŽalogies dŽtaillŽes, relations de cŽrŽmonies, minuties de protocole, mŽmoires diplomatiques (plus dÕun millier de pages de Torcy avec d'incessantes rŽpŽtitions. Cf. Bourgeois, 1905 [6])... Alors que, au dŽbut des MŽmoires, S.Simon renvoie l'hypothŽtique lecteur aux Pices justificatives (absentes), il finit par les donner en texte, comme de monstrueuses incrustations.

Ce remplissage a deux aspects : textuellement, il noircit du papier quand l'auteur n'a rien ˆ Žcrire de son chef ; personnellement, il magnifie notre duc. En effet, les MŽmoires de ce sicle consistent en apologies par les faits. Or S.Simon, ˆ part ses escarmouches militaires de jeunesse, n'a littŽralement rien fait. Il n'a ŽtŽ de rien sauf en mots, imaginŽs, pensŽs, prononcŽs ou Žcrits. Mme sa prŽsence au Ch‰teau est accessoire : dŽpourvu de charge ˆ la cour, il n'a pas de logement. HŽbergŽ par des relations, il bŽnŽficiera tardivement de l'appartement de sa femme, dame d'honneur de la Duchesse de Berry [7]. Sous la RŽgence, il refuse les charges qu'OrlŽans lui propose (les propose-t-il vraiment ?) et se voue aux discours Žducatifs dont le trop habile rŽgent (Petitfils, 1986) n'a pas besoin et ne tient pas compte. Si, faute de grives on mange des merles, faute d'actes on aligne des mots, ceux qu'on a conservŽs, qu'on reconstitue post factum, qu'on croit avoir ŽnoncŽs, qu'on aurait pu ou dž lancer, ceux qu'on emprunte aux autres.

Il s'ensuit de longs (parfois trs longs) passages ingrats, compltement hors-sujet si l'on croit avoir affaire ˆ des MŽmoires de cour. Le lecteur s'accroche comme il peut jusqu'ˆ ce que a finisse... ou va voir plus loin. Hersant note quelque part qu'on lui demande frŽquemment s'il n'a jamais sautŽ de pages. Il ne donne pas sa rŽponse !

Plus tard, aprs la lecture, on se souvient des "beaux passages", des "portraits", des "scnes", des coups de griffe ; on s'Žplapourdit du beau vocabulaire archa•que ; et on oublie le reste, la malheureuse hŽtŽrogŽnŽitŽ de l'Ïuvre, les pages mortes. L'enthousiaste Sainte-Beuve Žcrivait : A toute page, chez lui, les scnes se succdent, les groupes se dŽtachent, les personnages se lvent en pied et marchent devant nous. Si seulement ! Ce ˆ toute page est d'un gourmand qui attrape les lardons et nŽglige la soupe. FrappŽs d'une sorte d'amnŽsie fonctionnelle, tous les admirateurs disent la mme chose : aveuglŽs par les Žclairs, ils oblitrent leur enlisement dans les marŽcages.

 Nollez, 2021, parle d'une lecture anthologique qui nÕaurait retenu que les passages les plus mordants et les plus vifs et ajoute : Il est curieux de constater que les commentaires des auteurs du xixe sicle citŽs prŽcŽdemment ne sÕappliquent pas ˆ lÕensemble de lÕÏuvre, et ne fonctionnent pas du tout, par exemple, pour rendre compte des passages que Marc Hersant appelle Ç les dŽserts È. Le diable sait comment le lecteur pourrait Žchapper ˆ cette "lecture anthologique", mme si, regrette Nollez, de son point de vue de spŽcialiste, cette manire provoque une certaine distorsion interprŽtative car elle extrait lÕÏuvre du cadre mme de sa rŽdaction et la dŽtache encore de son auteur, qui Žtait dŽjˆ lui-mme inclassable.

Celui pour lequel les MŽmoires sont seulement une occupation qu'il souhaiterait plaisante, celui-ci ne peut mme pas se dire qu'un long ennui prŽpare une agrŽable surprise car la traversŽe des "dŽserts" le fatigue, l'anesthŽsie et le dŽgožte. Certes, il frŽtillera aux passages canoniques (la mort du dauphin, le lit de justice de 1718, etc.) qu'on rencontre dans tous les livres d'extraits. La lecture intŽgrale leur ajoute-t-elle quelque chose ? J'ai fini par en douter.

Nul ne semble avoir tentŽ une statistique (inŽvitablement subjective) de la part relative du creux et du plein dans les MŽmoires. Que l'auteur ne les distingue pas, nous le discuterons plus tard. Mais le lecteur ? Quand on mange un Kouglof apprŽcie-t-on le trou ou la brioche ?

Les MŽmoires, ˆ la diffŽrence des "journaux", ne s'Žcrivent pas au jour le jour ou au mois le mois, mais quand tout est fini, dans l'intervalle entre la vie et la mort, en disgr‰ce ou en exil, en prison. A la diffŽrence aussi des "morceaux d'histoire" qui se limitent ˆ une pŽriode ou une sŽquence hŽro•que (par exemple, les MŽmoires de la Rochefoucauld), ils couvrent toute l'existence du hŽros qui, aprs coup, mobilise ses notes Žventuelles, brode sur ses souvenirs ou fabule : Monluc destituŽ, Bassompierre emprisonnŽ, Retz "encouventŽ", S.Simon marginalisŽ...

L'Žnonciation est donc postŽrieure, parfois trs postŽrieure, ˆ l'ŽnoncŽ. Lorsque, comme Retz, l'auteur met en scne la distance temporelle, il est clair qu'il traite du passŽ. S.Simon, lui, donne l'impression qu'il Žcrit au prŽsent, ˆ cause de la forme annalistique qu'il adopte, et des passages ou des discours si dŽtaillŽs qu'ils semblent pris sur le vif, nul ne pouvant conserver de tels souvenirs "photographiques" ˆ tant d'annŽes de distance.

S.Simon mentionne rarement lÕŽcart entre le temps de l'Žcriture et celui du narrŽ, provoquant chez le lecteur une illusion synchrone, renforcŽe par les zigzags perpŽtuels qui donnent l'impression d'un journal : en dehors des grandes pices soigneusement construites, on saute en permanence d'un sujet ˆ un autre, quand on ne se trouve pas devant de simples notations factuelles "ˆ la Dangeau". Aussi le lecteur, spontanŽment, rapporte aux faits ŽvoquŽs les Žmotions ou outrances du Duc, alors que, nous le verrons plus bas,  il y a coupure complte entre la pŽriode de sa vie couverte par son livre et celle o il fut Žcrit (Poisson, 1975). Si S.Simon s'excite, c'est rŽtrospectivement ; ou parce que, comme Villeroy dans la scne de sa non rŽconciliation avec Dubois (1722) [8], il s'emptre dans le musical de ses phrases, se pique, passe des vŽritŽs aux insultes, et de lˆ aux injures ; ou enfin parce que, dans le temps o il Žcrit, l'homme dont il Žvoque le passŽ, l'exaspre.

sujet objectivŽ

Ce qui frappe, a posteriori, c'est un paradoxe : tandis que S.Simon est partout dans son texte, ce dernier n'a pas de sujet. Celui qui dit je est une abstraction, une conscience dŽsincarnŽe. Volontairement, l'auteur exclut toute personnalitŽ et, quoique son esprit omniscient soit omniprŽsent, c'est un pur esprit. Bassompierre parle de ce qu'il mange, Žvoque (discrtement) ses amours et exprime ses sentiments. Retz, d'un bout ˆ l'autre, vibre de subjectivitŽ et, si les pages n'en avaient pas ŽtŽ arrachŽes du manuscrit, nous dirait tout de ses maitresses. Rien de cela chez S.Simon : il n'est qu'un regard. Mme si, de temps ˆ autre, il se laisse aller ˆ des fantasmagories (Hersant, 2008 et 2009 ; Hourcade, 2011), elles n'ont rien de privŽ. Ce n'est pas lui qui, tel Bassompierre, nous raconterait son aventure avec la belle lingre du petit pont (Mouchard, 1992) ! Ses Žmotions sont des dŽclamations thŽ‰trales. Les ŽvŽnements de la vie de Saint-Simon ne mettent en jeu quÕune subjectivitŽ Ç objectivŽe È... aux frontires de la pathologie (de Waelhens, 1981, qui poursuit :) Le caractre absolu quÕacquiert le tŽmoignage (au sens prŽcisŽ pour Saint-Simon) par lÕadjuvant de lÕŽcriture, mme rŽservŽe ˆ un seul, accorde aux tendances spŽculaires une satisfaction qui prŽserve dÕune dŽcompensation dans le rŽel et dispense donc, ou peu sÕen faut, de lÕerrance et du dŽlire...

Ou bien (ou en plus), on peut envisager que, marginalisŽ, sans espoir politique, sa Maison condamnŽe ˆ disparaitre avec lui, le Duc choisisse le dŽtour de lÕoutre-tombe anticipŽ et, ce faisant, comme Chateaubriand plus tard, prend acte quÕil nÕest plus contemporain de lui-mme (Zanone, 2006) et qu'il parle d'un autre. Chateaubriand ayant vŽcu plusieurs Žpoques (rŽvolution, empire, restaurations), comme S.Simon (Quatorze, OrlŽans, Quinze), son Žcriture est dŽphasŽe.

RŽsultat : on ne sait pas ce qu'on lit. On le sait encore moins car, tandis que les Žditeurs successifs rendaient plus exact le texte imprimŽ, l'image des MŽmoires devenait plus fausse.

1.2. Les lecteurs de S.Simon

Les lecteurs de MŽmoires comprennent le texte ˆ partir de leur prŽsent. A ce dŽcalage s'ajoute celui qu'a voulu l'auteur : pour ne compromettre personne et ne pas s'exposer, il le soustrait au public jusqu'ˆ sa mort ou plus tard encore, prŽcaution vaine si les hŽritiers insouciants le perdent ou le prtent ˆ des amis qui l'Žgarent (ou s'en servent pour une Ždition subreptice souvent fallacieuse).

S.Simon ne s'est pas contentŽ d'une interdiction de diffusion, il a gardŽ secrte l'existence des MŽmoires. Aprs son dŽcs, on ne les cache pas, ils disparaissent. Soixante-dix ans plus tard, cette Ïuvre si typique de l'ancien rŽgime Žmerge ˆ un moment propice, quand le public est affamŽ de passŽ (a). Lue, puis rŽcusŽe, en tant que tŽmoignage historique (b), elle est acceptŽe et louŽe comme trŽsor littŽraire (c).

a) l'Žmergence des MŽmoires

S.Simon, nous en reparlerons, ne prend aucune disposition pour la conservation et l'avenir du manuscrit parfaitement achevŽ des MŽmoires, publiŽs seulement en 1828-29.

Le Figaro, alors journal d'opposition, annonce ainsi (22/12/1828) la premire Ždition authentique des MŽmoires par le gŽnŽral de S.Simon, un trs lointain cousin Sandricourt de notre Duc : Depuis prs d'un sicle tous les ministres en ont gardŽ avec la plus vive sollicitude le manuscrit sous vingt clŽs... Le ministre ˆ la mort de l'auteur redouta la dŽcharge de cette grosse artillerie de scandale. Cette sŽquestration des manuscrits de S.Simon, prisonniers d'ƒtat, leur confre un caractre explosif et les dŽsignent ˆ la curiositŽ publique.

La rŽalitŽ est plus innocente, il faut le rappeler.

Par son testament (1754), S.Simon ™tait ses papiers ˆ sa petite-fille et unique hŽritire, Marie-Christine-ChrŽtienne, comtesse de Valentinois. D'ailleurs, elle les aurait perdus ou dilapidŽs avec le reste du patrimoine. Il les lŽguait ˆ l'Žvque de Metz, Claude  de Rouvroy de Saint-Simon, celui qui avait humiliŽ Louis XV lors des "scnes de Metz" en 1744. Ce Claude est l'un des fils d'Eustache-Titus, chef de la branche a”nŽe de la Maison et cousin au quinzime degrŽ de notre Duc qui, ˆ la mort du pre (1712), avait pris ses enfants sous sa protection et assurŽ leur carrire.

Comme le passif de la succession dŽpassait largement l'actif, les crŽanciers impayŽs tentrent de s'emparer des papiers que l'Žvque leur disputa judiciairement. L'inventaire des manuscrits, une fois effectuŽ (juin 1755), ils furent mis dans cinq caisses fermŽes chacune ˆ une serrure et deux cadenas, ˆ trois clefs diffŽrentes, clefs distribuŽes aux procureurs des parties, et les caisses dŽposŽes chez le notaire Delaleu.

L'Žvque mourut intestat (1760), laissant comme hŽritiers naturels son frre a”nŽ, Claude le mauvais (Engel, 1971; Poisson, 1974), et sa sÏur, la MarŽchale de Montmorency. Cette dernire, soucieuse de protŽger les manuscrits, prŽtexta de l'ambassade d'Espagne de S.Simon [9] pour proposer ˆ Choiseul de les rŽquisitionner en tant que documents de service : le notaire-conservateur reut l'ordre de se dessaisir des cinq caisses. TransportŽes aux Affaires Etrangres, Choiseul les fit inventorier par Ledran, puis les confia ˆ Voisenon pour condenser les MŽmoires. Qu'il s'ag”t ou non d'amuser Pompadour, leur existence devint connue et leur contenu circula en confidence, en forme de rŽsumŽ ou extraits. Ils rencontrrent le public ˆ partir des impressions (partielles et incorrectes) qui se succŽdrent de 1781 ˆ 1789 [10].

Ironiquement, l'asile des Affaires Etrangres se rŽvŽla une prison, en raison de l'inertie, l'incurie ou la jalousie des archivistes. Et les papiers semblrent un grimoire maudit. Seuls les manuscrits des MŽmoires sont "libŽrŽs" par Louis XVIII [11].

 A leur parution, ils sont pris dans la crise de la Restauration. Cousin (2020) note le r™le que jouent les MŽmoires de Saint-Simon ˆ lÕheure de la dernire grande bataille de la Restauration opposant les libŽraux et les ultras. Ils offrent une peinture sans concession du Sicle de Louis XIV, dont la vŽritable nature fait lÕobjet de nombreuses spŽculations : ‰ge dÕor pour certains, archŽtype de la monarchie absolue et tyrannique pour dÕautres... Ce nÕest donc pas seulement un nouveau Saint-Simon que dŽvoile lÕŽdition Sautelet, mais une nouvelle conception des annŽes 1690-1720, nŽe dÕune vision critique...

Un autre facteur fascine le public (encore aujourd'hui), c'est la massivitŽ "continentale" des MŽmoires. Le manuscrit au format in pleno compte 3000 pages (environ 10'000 pages ˆ l'impression), soit environ trois millions de mots ! L'interminable Grand Cyrus ne dŽpasse pas deux millions, la Recherche du temps perdu, comme Decline & Fall, tourne autour de 1,5 million, la Bible 0,8-1 million (selon la version retenue), l'AstrŽe 0,8 million, les MŽmoires d'outre-tombe seulement 0,7...

Mais, pour les MŽmoires l'exploit appartient au lecteur, pas ˆ l'auteur pour lequel trois mille pages en dix ans se rŽduisent ˆ une par jour (2-3 de nos pages imprimŽes). Mme quand S.Simon ne recopie pas le texte de quelqu'un d'autre, sa t‰che reste facile car il Žcrit la plupart du temps au fil de la plume : bien que certains Žpisodes soient structurŽs, l'Ïuvre dans son ensemble ne l'est pas, elle empile les sŽquences. Les mŽmorialistes travaillent au kilomtre, sans les contraintes de composition qui s'imposent aux romanciers et, par exemple, le Duc de Luynes, poursuivant et amŽliorant son beau-pre Dangeau, dŽvidera sans effort quelque 2,5 millions de mots sur la cour de Louis XV de 1735 ˆ 1758. Il ne sera imprimŽ, lui, qu'en 1860-65 (17 volumes dans l'Žd. Dussieux, SouliŽ).

la vague des MŽmoires porte S.Simon

La rŽputation scandaleuse des MŽmoires ouvre l'appŽtit (et la bourse) du lecteur du dŽbut XIXe, friand de tŽmoignages du passŽ, d'histoires vŽcues, de matŽriaux bruts qu'il prŽfre aux constructions des Historiens. Aucune autre Žpoque n'aurait ŽtŽ mieux disposŽe ˆ reconna”tre S.Simon et ˆ l'ancrer dans le patrimoine collectif. En effet, suite ˆ l'Žpopisation de l'Histoire (rŽvolution et empire), la France conna”t une fivre de mŽmoires, des annŽes 1820 au dŽbut des annŽes 1830 (Zanone, 2006). En peu de temps, trois grandes collections savantes (Petitot-MonmerquŽ, Guizot, Berville-Barrire) mettent en circulation deux cent treize MŽmoires de l'Histoire de France. Ces collections auront ŽtŽ le dŽtonateur qui, pour quelques annŽes, va prŽcipiter lecteurs et faiseurs de livres vers les MŽmoires (Zanone), plus ou moins authentiques, ou carrŽment fabriquŽs (une bonne moitiŽ, sinon plus, est dÕauthenticitŽ douteuse ou, pour mieux dire, flottante[12].

Le Saint-Simon de 1829-30 arrive ˆ point, avec son authenticitŽ attestŽe par les manuscrits autographes. Il se trouve respecter les canons du genre ˆ la mode : Žcriture par "sauts et gambades", anecdotes, style libre, datation floue. De plus, ce ne sont pas seulement les MŽmoires d'un homme, ils "peignent" une Žpoque mythique. Sainte-Beuve Žcrira (Introd. ˆ l'Žd. ChŽruel, 1856, p XXXIV) : La sensation produite par les premiers volumes fut trs-vive : ce fut le plus grand succs depuis celui des romans de Walter Scott. Un rideau se levait tout d'un coup de dessus la plus belle Žpoque monarchique de la France, et l'on assistait ˆ tout comme si l'on y Žtait. La rŽfŽrence est significative ! En 1823, Quentin Durward avait "dŽvoilŽ" la cour de Louis XI. De mme, les contemporains font de S.Simon l'historien de Louis XIV, celui qui montre les dessous, les ressorts secrets, les tares que taisent les panŽgyristes et que mŽprisent les historiographes pŽdants.

b) lecteurs historiens

Ds le dŽbut, la rŽception des MŽmoires est duale. Des littŽrateurs apprŽcient les flamboyances et cŽlbrent la libŽration d'une langue dont eux-mmes cherchent ˆ arracher le corset (cf. bataille d'Hernani, 1830 ; Hugo, 1834 [13]), nous les retrouverons. D'un autre c™tŽ, les historiens, quoique mŽfiants ˆ l'Žgard de la chronique mondaine, s'intŽresssent ˆ cette image vivante dÕun monde englouti (Cousin). Ils dŽcouvriront avec horreur les "mensonges" de l'auteur et s'en dŽtourneront.

Adolphe ChŽruel (1809-1891) [14], historien, spŽcialiste du XVIIe sicle, reprenant ˆ nouveaux frais les manuscrits de S.Simon, publie en 20 volumes (1856-58) ce que Hachette qualifie de vŽritable Ždition princeps [15] ˆ laquelle Montalembert (1857) consacre une intŽressante notice bibliographique, mettant en garde le lecteur de S.Simon contre l'autoritŽ usurpŽe qu'on risque d'attribuer ˆ ses jugements historiques ... et rŽclamant de l'Žditeur un commentaire courant au bas de chaque page (p. 15), ce que rŽalisera plus tard la gigantesque Ždition de Boislisle et successeurs (45 volumes, de 1879 ˆ 1930), montrant par le fait que mme cela ne suffit pas.

Le positiviste ChŽruel, lui, publie en 1865 son Saint-Simon considŽrŽ comme historien de Louis XIV, plus de 600 pages de critique historique systŽmatique : La premire impression de ces mŽmoires est saisissante. On est sous le charme des tableaux qui se dŽroulent avec tant d'ampleur et d'Žclat... Mais lorsqu'on vient ˆ comparer Saint-Simon aux autres tŽmoins, on s'aperoit que souvent l'imagination a pris la place de la rŽalitŽ... (PrŽface, p iii). Au terme de son analyse, S.Simon n'est plus qu'un Žcrivain : Laissons-lui la noblesse des sentiments, la perspicacitŽ qui scrute les cÏurs et le style qui en trace d'immortelles peintures. C'est lˆ sa gloire. Mais il ne faut pas demander ˆ Saint-Simon l'histoire de cette grande Žpoque... (p 648).

Lorsque, bient™t, Boislisle approfondira la critique qu'il dŽveloppera abondamment en notes de bas de page [16] et en appendices dŽveloppŽs, il ne fera qu'autopsier un cadavre.

NŽanmoins, cette exŽcution n'empche pas les historiens, mme ceux qui traitent S.Simon de "demi fou", d'emprunter aux MŽmoires de la "couleur locale", la petite phrase qui caractŽrise tel ou tel personnage. Ils la citent sans se soucier d'en vŽrifier l'exactitude puisque leur propos est ailleurs. Ainsi S.Simon, jetŽ ˆ la porte, revient par la chatire !

c) lecteurs littŽraires

Dans l'enthousiaste introduction de Sainte-Beuve ˆ l'Ždition ChŽruel (1856), il faisait dŽjˆ la part du feu : les MŽmoires ne doivent pas tre pesŽs ˆ l'aune de l'Histoire documentaire. Ne prenons pas S.Simon pour un archiviste, il est un artiste, un peintre d'Histoire : autant de peintres, autant de tableaux [17].

En 1868, Sainte-Beuve affirme son accord avec le ChŽruel de 1865 : M. ChŽruel s'attache ˆ dŽmontrer la partialitŽ, l'inexactitude des assertions et des jugements de Saint-Simon... Et pourtant, dirai-je, Ñ et pourtant, Ñ lorsqu'on a donnŽ raison ˆ M. ChŽruel sur presque tous les points, lorsqu'on a reconnu la justesse de la plupart de ses observations, pourtant rien n'est changŽ au mŽrite de Saint-Simon ; il reste ce qu'il est, Saint-Simon aprs comme devant, le plus prodigieux des peintres de portraits... Laissons les procs-verbaux pour ce qu'ils sont, prenons la peinture pour ce qu'elle est [18].

Voilˆ, ˆ travers la mŽtaphore de la "peinture", S.Simon devenu crŽateur, incorporŽ ˆ la littŽrature et admirŽ par de grands Žcrivains qui le popularisent.

Les MŽmoires de Saint-Simon sont une Ïuvre difficile, et leur gloire doit beaucoup aux tŽmoignages dÕadmiration dÕŽcrivains qui se sont reconnus dans cette formidable crŽation et ont en quelque sorte forcŽ la paresse des lecteurs pour leur donner le courage dÕaffronter son occasionnelle ariditŽ et son immensitŽ. il est impossible de citer tous les grands passeurs qui ont fait de Saint-Simon ce quÕil est convenu dÕappeler un Ç Žcrivain pour Žcrivains È (Hersant, 2016).

Ces grands passeurs ont produit l'image romantico-proustienne des MŽmoires et les ont inscrits au patrimoine. S'ils stimulent le dŽsir de lecture, ils ne la rendent pas plus facile. Cela, c'est le travail des humbles faiseurs de "morceaux choisis", tellement nombreux qu'ils Žchappent ˆ l'Žtude bibliographique. Ils ont fabriquŽ un "S.Simon pour tous", en le rendant accessible par la taille de leur publication (souvent un seul volume), son contenu (les meilleurs passages), et parfois leurs commentaires. Si, comme le glisse Montherlant, encore une fois en note, S.Simon est, au fond, un auteur de morceaux [19], les extraits et sŽlections, en trahissant le texte, le purifient, pour la commoditŽ et le plaisir du lecteur.

Merci pour lui ! mais qu'on en reste lˆ ! qu'on ne remonte pas de ces extraits ˆ l'intŽgrale, sous le prŽtexte trop rŽpandu que la littŽrature commence o commence un certain mensonge (Coirault, 1971, p. 5). Ou, comme l'Žcrit dans le mme numŽro de XVIIe sicle, Carrier (p. 69) : Le mŽmorialiste n'est pas tenu ˆ cette impartialitŽ de l'historien qui s'Žlve au-dessus des passions et s'efforce de juger avec une lucide sŽrŽnitŽ... C'est ici que littŽrature et histoire vont s'opposer irrŽductiblement... Aussi les accusations des historiens ratent la cible : la critique positiviste, uniquement soucieuse de prendre en faute son tŽmoignage sur les dŽtails du Grand Sicle (Himerlfarb, 1984), passait ˆ c™tŽ de l'essentiel.

N'est-il pas simpliste d'opposer ainsi Histoire et LittŽrature, objectivitŽ et subjectivitŽ, exactitude et fantaisie, labeur et spontanŽitŽ ? Notons avec amusement que, pour arracher S.Simon ˆ la critique positiviste, on s'appuie sur la conception positiviste de l'Histoire impartiale ! Au XXe sicle, les historiens, eux, ont appris que l'historiographie n'est pas absolue mais relative, que le passŽ s'Žcrit au prŽsent, que l'esprit de son temps imprgne tout regard rŽtrospectif, que les "documents" sont aussi des textes, etc. Il s'ensuit qu'un certain mensonge n'est pas l'exclusivitŽ de la LittŽrature et qu'il est illusoire d'opposer radicalement "vŽritŽ" et "fiction".

NŽanmoins, les MŽmoires appartiennent aujourd'hui ˆ la littŽrature, et mme, ˆ voir l'Ždition Coirault (PlŽiade, 1983-88) qui fait aujourd'hui rŽfŽrence, ne sont plus que cela : ...il n'Žtait pas facile d'annoter les MŽmoires aprs Boislisle. Le choix de son successeur semble s'tre portŽ sur le commentaire linguistique et stylistique (Himerlfarb, 1984). C'est un parti dŽlibŽrŽ :

Affirmant dans LÕOptique de Saint-Simon [1965] que les MŽmoires sont une sorte de pome quÕon pourrait envisager presque indŽpendamment de leur rapport au rŽel historique, il [Coirault] les traitait non seulement comme une fiction, mais comme une construction mallarmŽenne autorŽfŽrentielle, comparaison qui revient obsessionnellement dans son Ïuvre critique pour parler de Saint-Simon  (Hersant, 2016, p 8).

Voilˆ S.Simon devenu "Žcrivain" malgrŽ lui. Les MŽmoires que nous avons aujourd'hui, sont un "vrai faux" (un document Žtabli par une autoritŽ compŽtente mais portant une fausse identitŽ). Quelle est leur identitŽ rŽelle ? Pour rŽpondre, il faut se tourner vers l'auteur.

II. S.Simon mŽmorialiste

Au tout dŽbut de ses MŽmoires (I, 1), ˆ l'annŽe 1691, S. Simon invoque ses prŽdŽcesseurs, tout en marquant sa spŽcificitŽ : ...Cette lecture de l'histoire et surtout des MŽmoires particuliers de la n™tre [20], des derniers temps depuis Franois Ier, que je faisais de moi-mme, me firent na”tre l'envie d'Žcrire aussi ceux de ce que je verrais, dans le dŽsir et dans l'espŽrance d'tre de quelque chose et de savoir le mieux que je pourrais les affaires de mon temps. Les inconvŽnients ne laissrent pas de se prŽsenter ˆ mon esprit; mais la rŽsolution bien ferme d'en garder le secret ˆ moi tout seul me parut remŽdier ˆ tout...

Remarquez le mobile : le dŽsir et l'espŽrance d'tre de quelque chose et de savoir le mieux que je pourrais les affaires de mon temps. Le S.Simon de 1739 se prte en 1691 le projet de prendre des notes sur les affaires de mon temps pour son usage exclusif (en garder le secret ˆ moi tout seul). Il ne les destine pas ˆ ses futurs enfants, ˆ ses amis ou aux gŽnŽrations futures, il se les rŽserve ("autodestination") : l'information procure du pouvoir, elle ne se partage pas.

L'intitulŽ autographe du manuscrit final (MŽmoires de Sainct Simon) est ambivalent : S.Simon a-t-il Žcrit ses MŽmoires ou des MŽmoires ? La particule de dŽsigne-t-elle un auteur (comme on dit "la musique de Bach") ou un sujet ("les Confessions de Jean-Jacques Rousseau") ? Quand Bassompierre intitule les siens Journal de ma vie, il affirme clairement son projet.

S.Simon, implicitement, prŽcise le sens de son titre en plaant au dŽbut du premier cahier de son manuscrit la fameuse dissertation de 1743 Savoir s'il est permis d'Žcrire et de lire l'histoire, singulirement celle de son temps. C'est donc qu'il s'agit de MŽmoires sur l'histoire de son temps, le temps (1695-1723) o il a ŽtŽ ouvertement et publiquement meslŽ dans tant de grandes ou de curieuses affaires, et de si bonne heure, et si longtemps, et particulirement la RŽgence (la moitiŽ du texte) o il s'est vu aux premires places, qu'il ait ŽtŽ l'un des chevaux qui tirent le char de l'Etat ou la mouche qui les harcle.

ConsidŽrer S.Simon comme mŽmorialiste appelle plusieurs questions. Qu'appelle-t-on "MŽmoires" ? (2.1). Quelle confiance leur accorder ? (2.2). Quelle vŽritŽ expriment les mensonges ? (2.3).

2.1. Un "genre" amphibie

Ni journaux comme les "mŽmoriaux" bourgeois ou domestiques, ni autobiographies, les MŽmoires nobles d'ancien rŽgime sont Žcrits ex post par des acteurs de l'Histoire qui, dans une certaine mesure, prennent exemple sur leurs devanciers. ConfrontŽs ˆ l'arbitraire des pertes [qu'ils ont subies], ils cherchent sous le dŽsordre apparent des faits un ordre secret qui rŽponde ˆ leur qute de sens (Charbonneau, 1996). Ce que leur Žcriture a en commun sera explicitŽ par les faiseurs du dŽbut XIXe qui, l'industrie poussant au systme, chercheront la "recette" et dŽfiniront un standard (Zanone).

Commenons par le sŽminal Monluc (ca 1500-1577). De petite noblesse gasconne, les guerres d'Italie et de religion lui permettent de gravir peu ˆ peu les Žchelons jusqu'ˆ ce que, en 1570, il soit disgraciŽ, puni et menacŽ [21]. La Lettre envoyŽe au Roy par Monsieur de Montluc en forme de complainte. Contenant plusieurs actes & prouesses faites par le sieur de Monluc sur le fait des armes (nov. 1570, publiŽe aussit™t ˆ son dŽsu [22]) est toute entire une dŽfense et illustration de celui qu'on ch‰tie brutalement sans raison [23]. Aussit™t aprs la Lettre, Monluc dŽveloppe son argumentaire, en dictant "de mŽmoire" en sept mois la premire version de ses Commentaires : sa sincŽritŽ s'exprime par le style "ˆ la soldate" avec lequel il rŽpertorie les services qu'il a rendus ˆ la Couronne pour prouver qu'elle est en dette envers lui [24]. Chemin faisant, il perd de vue son plaidoyer (la Lettre est beaucoup plus pertinente) car il ne rŽsiste pas ˆ l'auto-glorification et ˆ la prŽtention de servir d'exemple aux capitaines [25]. LouŽ par Brant™me et rŽŽditŽ tout au long du XVIIe et XVIIIe, il est le modle dont s'inspirent les mŽmorialistes.

Son texte rŽvle une ambigu•tŽ gŽnŽrique. Fumaroli, dans son fameux article de 1971, Žcrit : ses Commentaires sont un mŽmoire, au sens financier du terme, o les dettes du hŽros envers la monarchie, et les dettes de la monarchie envers le hŽros sont pesŽes... (p 15). En effet, pour Monluc, Bassompierre, Rabutin, Retz et bien d'autres, les MŽmoires sont d'abord des rglements de comptes (Fumaroli les qualifie de mŽmoires-protts). En mme temps, par un glissement tout naturel ˆ un grand homme, ils tendent ˆ l'auto-cŽlŽbration. Le hŽros veut Žtablir son mŽrite en allŽguant ses hauts faits, mais ceux-ci, exposŽs "en beau", le fascinent, l'Žmerveillent et le dŽtournent de son objectif : en se faisant rodomont, il suscite plus d'admiration que de compassion.

particularitŽs de S.Simon

S.Simon, lui, n'a pas ˆ se dŽfendre contre une sanction qualifiŽe, telle la punition de Monluc, la prison de Bassompierre ou l'exil de Retz. Il proteste contre l'injustice de toute une vie : les Ducs-Pairs ne cessent d'tre abaissŽs, Louis XIV ne lui accorde aucune charge, la mort d'OrlŽans l'Žcarte du pouvoir sans que la disgr‰ce de CondŽ ne l'y rappelle, Fleury ignore ses conseils. Ses MŽmoires dŽnoncent ces "erreurs", d'autant plus dommageables ˆ l'Etat que S.Simon se pose en homme providentiel.

Mais, si Monluc et ses homologues ont payŽ de leur personne et peuvent exhiber leurs exploits militaires et leurs blessures, S.Simon est restŽ sur la touche. La mouche du coche a voletŽ, bourdonnŽ, piquŽ, pendant que les chevaux tiraient. Aussi, circulairement, n'a-t-il d'autres preuves que ses discours, ses pensŽes, ses Žcrits : si l'on m'avait ŽcoutŽ...

Circulairement encore, ces preuves s'adressent ˆ lui-mme, comme s'il voulait se convaincre que, malgrŽ tout, il a ŽtŽ de quelque chose. Sans confier ˆ personne qu'il Žcrit des MŽmoires, il les garde sous triple serrure au prŽtexte de se donner la libertŽ de tout dire sans craindre les ressentiments et, au vrai, parce qu'ils ne concernent que lui. La publication posthume est orgueilleusement laissŽe au hasard, ˆ moins que, une fois la catharsis rŽalisŽe par l'Žcriture, le Duc, purgŽ, refus‰t d'assumer ses dŽbordements et, qu'on me pardonne cette grossiretŽ, vid‰t le pot de chambre en abandonnant au nŽant le manuscrit.

Du point de vue de l'expression, les faussaires de la Restauration (Zanone), Žtudiant les MŽmoires authentiques pour mieux les imiter, dŽgageront lÕhomogŽnŽitŽ dÕune pratique et mettront au point un "standard" qui, rŽtrospectivement, dŽvoile le modus operandi des vieux textes, S.Simon inclus : Žcriture ˆ la premire personne et transformation de l'auteur en personnage ; sincŽritŽ vs vŽritŽ (cf. infra) ; style parlŽ, d'apparence nŽgligŽe pour exprimer une sincŽritŽ dŽbordante ; libertŽ de composition, capable dÕassembler sans embarras des ŽlŽments de discours hŽtŽrognes ; anecdotes et portraits obligŽs, ˆ la fois pour faire vrai et pour rŽcrŽer le lecteur ; histoire secrte rŽvŽlŽe comme contribution ˆ l'Histoire qui sera Žcrite ou aurait pu l'tre ; preuve par pices justificatives promises, reproduites, inventŽes ou oubliŽes ; indiffŽrence ˆ la chronologie (extŽnuation du rŽfŽrent) ; rŽversibilitŽ de lÕhistorique et du romanesque (MythifiŽs, les personnages ne sont plus dissociables dÕun cortge dÕimages o ils sont ench‰ssŽs ; typifiŽs, ils ne sont plus dŽtachables de lÕintrigue o ils sont pris). Ainsi du Duc du Maine et autres DŽmons de S.Simon.

2.2. La vŽritŽ de ces MŽmoires

Les MŽmoires subissent une double distorsion, celle de la subjectivitŽ (partialitŽ) et celle du temps (Žcriture ex post). Loin de l'exactitude pŽdante (et illusoire) des historiens, un mŽmorialiste doit tre reconnu sincre ds lors que ce qu'il Žcrit correspond ˆ ce qu'il Žprouve ou ˆ ce qu'il se rappelle au moment o il Žcrit (Carrier, 1972).

L'incipit de la plupart des MŽmoires affirme l'ingŽnuitŽ de l'auteur : j'Žtais lˆ, j'ai vu ; j'ai entendu un tel qui Žtait lˆ, qui a vu ; je ne parlerai pas de ce que je n'ai pas connu... Les citations seraient aussi infinies que fastidieuses. On se rŽclame volontiers des Commentaires de CŽsar qu'on prend pour un modle de vŽritŽ, puisque rŽcit militaire de terrain, par le gŽnŽral conquistador.

Les constructions savantes et artificielles des historiens fabriquent une Histoire qu'ils n'ont pas faite. Le mŽmorialiste qui en fut acteur leur oppose le hasard des encha”nements et des interactions : seul un participant sait en rendre compte car le vrai n'est pas vraisemblable. En outre, les historiens sont des auteurs, des gens de peu, des flagorneurs ou des mercenaires stipendiŽs par le gouvernement dont, prŽcisŽment, l'auteur est la victime. Voyez la querelle de Bassompierre avec l'historien officiel Scipion [26], voyez Retz [27], voyez la dŽnonciation par S.Simon de l'Histoire de France du RP Daniel [28].

La sincŽritŽ du mŽmorialiste noble est garantie par son Honneur que ses MŽmoires visent ˆ dŽfendre contre les calomnies ou les dŽnis. Elle s'exprime par le style "naturel" qui, loin d'tre une imperfection, atteste la noblesse de celui dont l'Žcriture n'est pas le mŽtier et qui ne cherche pas ˆ plaire. Ce style donne ˆ l'Žcrit le caractre d'une esquisse rŽalisŽe sans art sur le terrain. Si tels MŽmoires ont rŽellement ŽtŽ rŽdigŽs ˆ toute allure, voire b‰clŽs (Retz), la vitesse et la nŽgligence produisent des "effets de rŽel". Aller moins vite, ce serait Ç fabriquer È un discours, Žcrit Hersant (2006) qui note plus loin, contre ceux qui voient lˆ une stratŽgie d'Žcriture, une pose ou une ruse : chez Saint-Simon sÕexprime aussi, et plus clairement que chez Retz, le mŽpris pour lÕŽcriture ou pour la parole pensŽes comme le rŽsultat dÕun travail, un dŽdain pour ce quÕon appelle aujourdÕhui le Ç travail de lÕŽcriture È, pour les ratures, les retours en arrire, les Ç brouillons È.... On ne peut pas tricher quand on ne s'arrte pas pour rŽflŽchir ! Cette espce dÕŽcriture automatique mettrait hors jeu la conscience et la volontŽ.

dŽfauts de la mŽmoire

Reste l'inconscient ! Il intervient ˆ la fois dans la vision et dans le souvenir. La plupart des mŽmorialistes se vantent d'une excellente mŽmoire (mme lorsque c'est notoirement faux) qui, des dizaines d'annŽes aprs, leur reproduirait exactement, en dŽtails et dans l'ordre, les faits, les paroles et les pensŽes. ï prodige !

En rŽalitŽ, ce sont des reconstitutions, non des restitutions. Il y a des inventions pures et simples : on aurait pu ou dž agir ou parler de telle faon, et on le raconte comme si on l'avait fait. Il y a surtout des arrangements : lequel d'entre nous, reprenant le lendemain les arguments qu'il a employŽs, n'en a pas trouvŽ de meilleurs ? n'a pas regrettŽ d'en avoir oubliŽ ? d'tre tombŽ dans un pige ? Un transfert mŽmoriel reformule le souvenir, en toute sincŽritŽ. C'est le cas, par exemple, des interminables discours que S.Simon adresse ˆ OrlŽans trente ans aprs, ou des propos que Bassompierre s'attribue dans un conseil de guerre vieux de quinze ans. Rien de plus normal, rien de moins Žvitable.

En outre, les grands faits de sa vie, le scripteur les a souvent rŽcitŽs (voire radotŽs) ˆ sa famille, ses amis, dans les salons, en voiture, pour occuper une soirŽe, pour jouer sa partie dans une conversation... Il a tenu compte des rŽactions de son public et amŽliorŽ, enjolivŽ, peu ˆ peu son rŽcit, ajoutant ici, enlevant lˆ. Comme les autres font de mme, il dispose aussi de leurs "souvenirs" et n'a qu'ˆ puiser dans le rŽservoir. Aussi, ce qu'il trouve dans sa "fidle mŽmoire" au moment d'Žcrire, c'est la dernire version orale qu'il a dite ou entendue, et non l'original ˆ jamais Žvanoui.

Dans les premires lignes du Journal de ma vie, Bassompierre regrette de ne pas s'tre donnŽ une mŽmoire artificielle en notant tout au jour le jour [29]. Heureusement pour les auteurs, on n'en attend pas une datation rigoureuse : la chronologie est essentiellement interne aux ouvrages, tel ŽvŽnement trouvant ˆ se situer par antŽrioritŽ ou postŽrioritŽ par rapport ˆ tel autre ŽvoquŽ dans le livre, plut™t que par la date qui lÕancre dans le monde (Zanone). L'auteur a nŽanmoins besoin d'un cadrage minimal. Les teinturiers de la Restauration usaient du Moniteur pour la RŽvolution et l'Empire, S.Simon se sert de Dangeau, Retz du Journal du Parlement.

2.3. Mensonges "vrais" de S.Simon

Les Annotateurs du XIXe ont traquŽ les erreurs (ChŽruel, Boislisle, SouliŽ, Dussieux, LavallŽe...), tandis que les littŽraires  les excusaient. Il est plus intŽressant, ˆ la suite de Doumic (1921), d'essayer d'en comprendre la logique.

Aux reconstitutions que nous venons d'Žvoquer, la personnalitŽ exacerbŽe du Duc (ou d'un Retz dont nous ne nous occupons pas ici) ajoute, d'une part l'autosuggestion, d'autre part la rŽtroprojection.

autosuggestion

Un exemple empruntŽ ˆ Doumic : la sŽance du Parlement du 2 septembre 1715 qui, au lendemain de la mort du roi, contourne son testament et confie le gouvernement ˆ OrlŽans.

OrlŽans s'est assurŽ par avance d'une majoritŽ au Parlement et de l'approbation des Ducs-Pairs. S.Simon Žcrit que ceux-ci l'ont subordonnŽe au rŽtablissement de leurs droits usurpŽs par le Parlement (le bonnet !), et que OrlŽans, tout en le promettant formellement, les a suppliŽs d'attendre un peu pour ne pas embrouiller cette sŽance dŽcisive. Selon les MŽmoires, S.Simon s'empare de la parole pour rappeler les droits des Pairs et s'excuser sur la circonstance de ne pas les exiger aussit™t. Le silence profond avec lequel je fus ŽcoutŽ tŽmoigna la surprise de toute lÕassistance. M. le duc dÕOrlŽans se dŽcouvrit, en affirmant ce que je venois de dire, assez bas et lÕair embarrassŽ, et se recouvrit... S.Simon, incarnant les Pairs, a triomphŽ ˆ la fois du Parlement et du RŽgent [30] !

Que les Registres du Parlement ne fassent pas mention de l'exploit, se comprend aisŽment. Mais les autres tŽmoignages (cinq rŽcits imprimŽs ou manuscrits) contredisent S.Simon : ce fut l'archevque de Reims (Mailly) qui, en qualitŽ de premier des pairs de France, lut leur protestation et en demanda acte (ChŽruel, 1865, pp. 90 sq.). Aprs, dans le tumulte, une petite voix (S.Simon) insista et fut ridiculisŽe par le PrŽsident Novion. Bien sžr, ChŽruel conclut : c'est une des scnes qui montrent le mieux comment Saint-Simon arrange les faits, mme ceux dont il a ŽtŽ tŽmoin, dans l'intŽrt de sa passion (p. 95).

Doumic est plus subtil : ... il [S.Simon] n'a rien inventŽ. La sŽance du 2 septembre 1715, il la voyait ainsi; il s'y entendait lisant la protestation des pairs ; il entendit le silence approbateur qui suivit ; il a retracŽ exactement ce que son imagination lui reprŽsentait (p. 68). Doumic continue plaisamment : Saint-Simon se voit ainsi. Il est Alceste qui fait la leon ˆ tout le monde. Il est Hamlet, et il y a quelque chose de pourri dans le royaume de France. Il est Don Quichotte en lutte avec les enchanteurs et les monstres. Il vit dans cet enchantement (p. 69). Et, plus loin : Pour peu qu'il s'occupe d'une affaire, on croirait qu'il remue le monde (p. 193).

On trouvera d'autres exemples en note [31]. Celui-ci suffit pour nous donner une clef des MŽmoires : ils sont sincres comme le rŽcit d'un songe [32].

rŽtroprojection

Le temps de l'Žnonciation commande celui de l'ŽnoncŽ puisque les MŽmoires ne sont, ni contemporains des faits, ni Žcrits en six mois d'un seul long jet d'encre exaspŽrŽ. S.Simon les compose tardivement en dix ans [33].

Poisson, 1975 : Le duc a Žcrit ses mŽmoires trente ans aprs les avoir vŽcues, et nous avons toujours tendance ˆ considŽrer le texte comme un reflet contemporain des ŽvŽnements relatŽs, alors qu'il constitue bien souvent une rŽflexion sur ces mmes ŽvŽnements, prŽparŽe par trente ans de mŽditation. Une biographie idŽale de Saint-Simon devrait pouvoir raconter, selon les mŽthodes traditionnelles et d'aprs les documents contemporains, les soixante premires annŽes de son existence sans toucher aux MŽmoires, puis, en quelque sorte, raconter Saint-Simon se racontant... l'Ïuvre n'est pas entirement tournŽe vers le passŽ : elle est en mme temps nourrie de son Žpoque telle que l'a vue et comprise Saint-Simon (p. 358).

Lorsque, en 1739-49, S.Simon narre la pŽriode 1694-1723, il ne participe plus aux affaires mais n'est pas, pour autant, retirŽ du sicle. Les annŽes 1739-49 co•ncident avec la vaine guerre de succession d'Autriche (1740-1748) o l'Angleterre reforme la grande alliance, tandis que la France, revenant ˆ Louis XIV, s'unit ˆ l'Espagne (pacte de famille de 1733 renouvelŽ en 1743 ; mariages de la fille ainŽe du roi avec un fils de Philippe V, 1739, et du dauphin avec une de ses filles, 1745). Nul doute que le tropisme espagnol de S.Simon et sa dŽnonciation des compromissions anglaises d'OrlŽans-Dubois n'en soient renforcŽs.

Sur le plan intŽrieur, si S.Simon reste indiffŽrent au second jansŽnisme (convulsionnaires etc.), le gallicanisme anti-romain exprimŽ dans les MŽmoires  et la rŽvŽrence extrme affichŽe pour le cardinal de Noailles ( 1729) prennent un autre sens avec la rŽpression croissante des "appelants" ; la dŽclaration royale du 26 mars 1730, transformant la dŽplorable constitution Unigenitus en loi de l'ƒtat malgrŽ la rŽsistance du Parlement ; le fanatisme de Beaumont, archevque de Paris ˆ partir de 1746. Les MŽmoires seront achevŽs, mais S.Simon encore vivant, quand l'Žchauffement religieux et juridictionnel (refus de sacrements, affaire de l'H™pital GŽnŽral) conduira le Parlement de Paris aux Grandes remontrances (9 avril 1753) et ˆ la grve, punies d'exils individuels, du transfert de la Grand'Chambre ˆ Pontoise, puis de son transfert ˆ Soissons.

Bien sžr, il serait absurde de se demander comment un ours polaire, tout en restant ce qu'il est, se comporterait au Sahara ; ou comment S.Simon aurait Žcrit 1694-1723 si les annŽes 1726-49 avaient ŽtŽ diffŽrentes. NŽanmoins, le lecteur innocent ne se rend pas compte que l'histoire vŽcue impacte l'histoire Žcrite, et que le S.Simon-sujet diffre du S.Simon-objet. Sauf pour les faits bruts ˆ la Dangeau et les incrustations, ˆ chaque phrase il faudrait se poser la question, Žpuisante parce que sans rŽponse : qui parle ? le S.Simon  de Louis XIV ou celui de Louis XV ?

En particulier, le devenir des personnages influence la prŽsentation de leur passŽ. Si le Duc de Bourgogne n'Žtait pas mort, S.Simon en ferait-il un saint ? Si OrlŽans n'Žtait pas devenu RŽgent, S.Simon insisterait-il avec une telle vŽhŽmence sur son indiffŽrence au pouvoir ?

Prenons l'exemple du Duc de Noailles, l'un des Monstres des MŽmoires. Waelhens a ŽtudiŽ l'ambigu•tŽ de la relation Noailles-S.Simon et le passage de l'amitiŽ ˆ la haine [34] qu'augmente encore la nŽcessitŽ de se "rŽconcilier" lors du mariage de son fils, Ruffec, avec une Noailles.

Noailles, ˆ la suite de sa disgr‰ce espagnole, a intriguŽ pour se rapprocher de S.Simon. Aprs leur rupture et la vindicte publique dont S.Simon le poursuit dŽmonstrativement, il s'obstine ˆ le courtiser. Noailles "colle" ˆ S.Simone dont il est l'envers (et l'envie ?) : il est grand, beau, il pla”t ; neveu par alliance de Maintenon, Louis XIV lui confie des Instructions pour son successeur qu'il lui remet ˆ la mort de Fleury (janvier 1743) ; dŽjˆ marŽchal de France (1734), il jouit de la faveur de Louis XV, exaspŽrant le S.Simon contemporain qui Žcrit ses MŽmoires : Louis connaissait le dŽplaisir d'assister ˆ la montŽe du Duc de Noailles [...] : nommŽ ministre d'Etat en mars 1743, il recevait en juin le commandement de l'armŽe d'Allemagne... il Žtait l'illustration vivante de ce que S.Simon aurait voulu tre et toute la vieille haine de Louis ressortait... C'est quelques mois plus tard qu'il Žcrira le cŽlbre portrait de l'oncle de sa belle-fille (Poisson, 1975, p. 368).

Il faut regarder les dates de prs. En sa dramatique annŽe 1743 (crise de conscience), S.Simon rŽdige l'annŽe 1711, antŽrieure de quatre ans ˆ la brouille et la dŽtestation subsŽquente (1715). Mais le triomphe du Noailles de 1743 percute 1711. S.Simon, narrant le dŽbut de leur amitiŽ et les services qu'il lui rend, procde ˆ un flashforward qui viole sa rgle de ne pas mentionner des personnages encore vivants : Le duc de Noailles maintenant [1743] arrivŽ au b‰ton, au commandement des premires armŽes et au ministre, va dŽsormais figurer tant, et en tant de manires, qu'il serait difficile d'aller plus loin avec nettetŽ sans le faire conna”tre, encore qu'il soit plein de vie et de santŽ, et qu'il ait trois ans moins que moi. Et c'est ˆ la date de 1711, quand "dans la vraie vie" ils sont amis, que S.Simon trace le premier de ses dŽlirants portraits. Aprs un exposŽ enchantŽ de toutes les sŽductions de Noailles, il opre un basculement qui n'est pas seulement rhŽtorique : Voilˆ sans doute bien de l'agrŽable et de grands talents de cour ; heureux s'il n'en avait point d'autres. Mais les voici : tant d'appas, d'esprit de sociŽtŽ, de commerce ; tant de piŽges d'amitiŽ, d'estime, de confiance, cachent presque tous les monstres que les po‘tes ont feints dans le Tartare... une profondeur d'ab”me, une faussetŽ ˆ toute Žpreuve, une perfidie aisŽe et naturelle accoutumŽe ˆ se jouer de tout: une noirceur d'‰me qui fait douter s'il en a une... etc. (X, 2) [35]. Il ira encore plus loin ˆ la date de 1715 :... le serpent qui tenta Eve, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est lÕoriginal dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte...etc. (XII, 7).

Tous les MŽmoires ont une dimension Žgologique, en mme temps que leur inscription dans l'Histoire empche de les considŽrer comme pure fiction. C'est un pige, et aussi un attrait lorsque l'Žcriture et la personne ont quelque charme. Il faut les lire au second degrŽ et, autant que possible, les dŽcoder. Mais, chassŽ-croisŽ des temporalitŽs, alternant exaltation et platitude, le texte autorŽfŽrentiel de S.Simon, relve de la gŽomŽtrie hyperbolique : une infinitŽ de droites parallles peuvent se couper en un mme point. Les MŽmoires constituent un labyrinthe ˆ Žnigmes tellement inextricable  que le lecteur ne s'en sort pas.

III. S.Simon graphomane

Tout s'explique, y compris l'ennui du lecteur, si l'on admet qu'il n'est pas le destinataire des MŽmoires, tout au plus un miroir :  LÕŽgologie [...] est une communication absurdement centripte, qui ramne toutes les instances thŽoriques ˆ une seule, tyrannique et hypertrophiŽe, assimilant ainsi virtuellement les personnes grammaticales, selon une manire dÕŽnallage radicalisŽe : je ne parle que de moi, ˆ moi, pour moi. Je nÕadmets la prŽsence dÕun interlocuteur que pour quÕil me donne lÕoccasion de lui parler de moi et me parle ˆ son tour de moi : il nÕexiste pas vraiment en lui-mme ˆ mes yeux, sa personne nÕest jamais que prŽtexte, il est au fond une Žmanation de moi, lÕombre commode de moi-mme, un miroir tendu ˆ mes yeux enamourŽs... (Tourrette, 2012).

Si, dans l'au-delˆ, l'esprit de S.Simon entendait des enthousiastes louer ses MŽmoires, ne s'exclamerait-il pas, comme Lulli d'un air qu'il avoit fait pour un opŽra et qu'on chantoit ˆ la messe : Seigneur [Lecteur], je vous demande pardon, je ne l'avois pas fait pour vous (SŽvignŽ) ?

Nous retracerons le cheminement intŽrieur qui, en seize ans, conduit S.Simon aux MŽmoires (3.1). Ceux-ci supposent un lecteur hypothŽtique que l'auteur exclut en fait (3.2).

3.1. Histoire des MŽmoires

 S.Simon s'est mis ˆ l'Žcart du cursus honorum en ne jouant pas le r™le militaire auquel sa naissance le vouait. Mme les bassets feront mieux dans ce domaine. Lui, joyeusement parti au combat ˆ 17 ans (1692), nŽgligera son rŽgiment, l'un des plus mal tenus, et en 1702, une fois reu Duc et Pair (3 fŽvrier), quittera le service. Il n'ira pas ˆ l'importante forteresse de Blaye, ce verrou de la Gironde dont il est gouverneur, se contentant des avantages et privilges affŽrents. En ce sens, il n'est pas le fils de son pre et, aprs la mort de ce dernier, lorsqu'il force Beauvillier ˆ l' "adopter", ce pre substitutif n'a rien non plus d'un foudre de guerre. Quant ˆ son beau-pre, Dufort, duc de Lorges, s'il est MarŽchal depuis 1676 et a honorablement servi, il a ŽpousŽ une fille du financier FrŽmont.

En outre, nul, alors, n'oublie que Claude de Rasse, simple gentilhomme, dut sa fortune et sa duchŽ-pairie ˆ un caprice de Louis XIII, ni que sa Maison est courte et Žtroite, son unique fils Žtant le deuxime duc. MalgrŽ les efforts de Claude pour rattacher sa gŽnŽalogie aux Vermandois carolingiens et sa dispute de rang de pairie avec des La Rochefoucauld presque immŽmoriaux, la caque garde du hareng sinon l'odeur du moins son souvenir. Pis encore, l'extravagante apothŽose de Claude, cadet d'une branche cadette, l'a coupŽ des autres branches de sa Maison en un temps o les rŽseaux familiaux ont une telle importance. Lui dŽfunt (1693), le jeune Louis, Duc-Pair en puissance, doit trouver des appuis pour tre de quelque chose.

A partir de 1694, le procs de prŽsŽance des Ducs-Pairs contre la prŽtention de Luxembourg lui permet de s'amalgamer ˆ eux par anticipation. Il Žcrit des lettres, des mŽmoires, des comptes rendus, des jugements et des notes sur les uns et les autres. Il en tire ce qui aurait ŽtŽ le dŽbut de MŽmoires en temps rŽel si, en 1699, saisi d'un scrupule, il ne demandait pas conseil au vŽnŽrŽ RancŽ, abbŽ de la Trappe : Žcrire l'histoire de son temps n'offense-t-il pas la charitŽ chrŽtienne ? si l'on dit la "vŽritŽ" (la vŽritŽ caustique de S.Simon), on parle mal du prochain, et si on ne la dit pas, l'entreprise ne vaut pas la peine. Ne voulant point tre exposŽ aux scrupules qui me convieraient ˆ la fin de ma vie de le bržler comme 'avait ŽtŽ mon premier projet, et mme plus t™t, ˆ cause de tout ce qu'il y a contre la rŽputation de mille gens, et cela d'autant plus irrŽparablement que la vŽritŽ s'y rencontre tout entire et que la passion n'a fait qu'animer le style, il prie RancŽ de bien vouloir prescrire une rgle pour dire toujours la vŽritŽ sans blesser ma conscience, et pour me donner de salutaires conseils sur la manire que j'aurai ˆ tenir en Žcrivant des choses qui me touchent particulirement et plus sensiblement que les autres.

La rŽponse s'est perdue et on a cru longtemps ˆ l'approbation de RancŽ ou, sinon, que S.Simon avait passŽ outre et continuŽ ˆ noter sa vie, accumulant les matŽriaux qu'il reprendrait aprs sa "retraite" pour en sortir les MŽmoires.

Aujourd'hui, on pense l'inverse : que RancŽ a dissuadŽ ou arrtŽ S.Simon,  et que, malgrŽ sa mort (1700), ce dernier lui a durablement obŽi. Pour compenser cette douloureuse renonciation, il s'abandonne ˆ sa tendance ˆ l'Žcriture compulsive, copiant ou annotant abondamment, rŽdigeant des notes au fil de l'eau et de nombreux et souvent prolixes mŽmoires de circonstance, ce qui engendre un ocŽan de manuscrits de toutes sortes [36]

Une preuve indirecte de l'interdiction de RancŽ est apportŽe par le fameux texte de juillet 1743, Savoir s'il est permis..., que S.Simon positionne rŽtroactivement en tte des MŽmoires dont il a dŽjˆ rŽdigŽ un gros tiers. En effet, ˆ partir de 1739, il a bravŽ RancŽ, peut-tre avec rŽticence. La mort de Gabrielle (janvier 1743), son Žpouse et son mentor depuis 1695, provoque une crise de conscience et un blocage de six mois que lve le Savoir s'il... Cette longue justification (6 pages et demie in pleno) fait dialoguer S.Simon et ses scrupules derrire lesquels on devine le souvenir de RancŽ. Ce dialogue du vivant et du mort, persuade le premier de la lŽgitimitŽ de son entreprise. Il ne bržle pas ce qu'il a Žcrit et continue sans se lasser, s'arrtant un peu en 1746 pour composer le Parallle des Bourbons.  En 1749-50, il atteint l'annŽe 1723 (mort du RŽgent) et ajoute un Žpilogue expŽditif qui, au lieu d'excuser ses insuffisances de forme, les revendique avec hauteur : ...emportŽ toujours par la matire, et peu attentif ˆ la manire de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet acadŽmique, je n'ai pu me dŽfaire d'Žcrire rapidement...

Son Ïuvre terminŽe, il promet une suite que, mme s'il n'est plus au cÏur du pouvoir, il pourrait rŽdiger aussi bien qu'un autre, ne manquant ni d'informations ni de contacts avec les gens aux affaires. On n'en a rien. A-t-il dŽtruit des brouillons jugŽs insatisfaisants ? A-t-il compris qu'il allait, comme Bassompierre, tomber dans la gazette, en narrant ce ˆ quoi il n'a plus part ?

Je pense que, tout simplement, a ne l'intŽresse pas : ce n'est plus son temps.

comment ?

Que fait S.Simon, ˆ la FertŽ et ˆ Paris, entre 1723-26 et 1739 ? Il cultive ses amis (Luynes, Richelieu, DÕAguesseau, Ormesson...), donne de (vains) conseils au gouvernement et met en valeur ses terres... Un autre aurait chassŽ, lui, il Žcrit, se donnant un vaste programme pour ne jamais l'Žpuiser : L'histoire gŽnŽalogique et chronologique de la Maison de France, des Ducs, des Officiers de la Couronne, etc., consŽquemment des plus illustres et des plus heureuses Maisons ainsy que des plus grands et des plus fortunŽs personnages... Coquetterie ou luciditŽ ? il minimise ses travaux, une sorte de rapsodie copiŽe pour les dattes et certains faits gŽnŽalogiques quelquefois mesme historiques o on s'est laissŽ nŽgligemment entraisner au fil de l'eau ˆ raconter et ˆ raisonner... utile ˆ amuser en le faisant, fort bon aprs ˆ en allumer le feu. Cette confession ˆ la troisime personne commence la note consacrŽe aux Maisons d'Albret, d'Armagnac et de Chastillon-sur-Marne. Non datŽe, son contenu pousse ˆ la situer au dŽbut de la pŽriode, peut-tre au moment du renvoi de l'infante (1725) [37].

N'oublions pas que, en parallle, il s'occupe du Journal de Dangeau qui ramasse les dŽtails de la vie de la cour de 1684 ˆ 1720. Il a fait copier le manuscrit communiquŽ par Luynes et, pendant dix ans, de 1729 ˆ 1738, l'annote, souvent copieusement, Additions dont il se servira pour les MŽmoires.

CŽdant au vertige du catalogue qui semble l'avoir sollicitŽ toute sa vie  (Himelfarb), S.Simon esquisse sans les achever des "mŽmos" sur les Gouverneurs et PrŽcepteurs des Fils de France, les Cardinaux franais, l' Etat des marŽchaux de France, les Chevaliers de l'Ordre... et, surtout, les monumentales Nottes sur tous les DuchŽs-Pairies, ComtŽs-Pairies et DuchŽs vŽrifiŽs depuis 1500 jusqu'en 1730. C'est au croisement de deux Pairies qu'il trouve sa voie.

L'immense brouillon des Nottes, mlant gŽnŽalogies et anecdotes, compte prs d'un million de mots, un volume Žquivalent ˆ un tiers des MŽmoires  qu'il aurait ŽgalŽs ou dŽpassŽs si l'auteur, comme annoncŽ en titre, avait atteint 1730. Il s'arrte en 1635. La dernire rubrique (et la plus longue) est celle de S.Simon en Picardie, dans le Vermandois qui prŽcde La Rochefoucauld car la date de rŽception dŽcide du rang de la Pairie, pas celle d'Žrection [38]. Il commence la Rochefoucauld,  Žcrit sept pages et s'interrompt, abandonnant ce chantier sans examiner les quarante-six Žrections nouvelles de Louis XIV. Il traitera autrement de ce temps, ce seront les MŽmoires.

Qu'est-ce qui provoque la transition ? Parmi les diverses raisons qu'envisage Poisson (1975) [39], celle des Notes me para”t dŽterminante. En 1738, S.Simon retourne ˆ la dixime Note sur les DuchŽs-Pairies vŽrifiŽs, celle de S.Simon en Picardie, qu'il avait suspendue et ˆ laquelle il donne une ampleur et un dŽtail sans comparaison avec les autres. Il est alors Žbloui par lui-mme, Louis de S.Simon, dont, ˆ la troisime personne, il Žcrit une biographie complte. Ces 150 pages (dans l'Žd. Faugre) que Louis consacre ˆ sa vie et ˆ son temps esquissent les MŽmoires. Que ces derniers empruntent aux Additions, aux DuchŽs-Pairies, ˆ Torcy et ˆ d'autres, ce sont lˆ des adjuvants. Tant le contenu que le ton n'ont d'autre source que la Note, source dont na”t un fleuve, alimentŽ par ces nombreux affluents.

Je pense avec Poisson [40] que la Note fait dŽclic. S.Simon n'est plus condamnŽ aux catalogues (dont il garde le gožt, hŽlas), il a enfin un thme. Ou plut™t, il le retrouve. La Note redonne vie ˆ la vieille idŽe  des MŽmoires (1699), longtemps refoulŽe. Osons une mŽtaphore : le bŽbŽ est nŽ, presque ˆ l'insu de son gŽniteur, aprs 3000 pages de "travail" (les DuchŽs-pairies). Il n'y a plus qu'ˆ lui donner des soins et ˆ le nourrir. Et voilˆ les MŽmoires que S.Simon commence aussit™t, cette fois ˆ la premire personne : Je suis nŽ la nuit du 15 au 16 janvier 1675...

pourquoi ?

Si l'on veut rationaliser, on dira qu'il ne s'agit plus maintenant de s'amuser ˆ un gribouillage fort bon aprs ˆ en allumer le feu ; on dira avec Waelhens (1981) que S.Simon se donne le moyen de survivre ˆ son double Žchec en le sublimant  (il n'y avait pas de psychiatre !). En tant qu'acteur "politique", il s'est mlŽ de tout sans  tre de rien : Louis XIV l'ignorant, il a anticipŽ la suite et accrochŽ son wagon ˆ la locomotive du dauphin (tombŽe en panne) puis ˆ celle d'OrlŽans qui n'a pas besoin de lui (cf. Petitfils, 1986). En tant que Maison, il a engendrŽ des fils, assurŽ leur grandeur, leur mariage, tout cela en pure perte, faute de postŽritŽ m‰le.

Aussi intŽressante que soit l'analyse psychologique, et vraisemblable l'hypothse que S.Simon, outre sa parano•a, ait souffert de tendances dŽpressives allant parfois jusqu'ˆ la crise [41], cette idŽe de "sublimation de l'Žchec" a le dŽfaut de nous remettre sur la piste autobiographique, piste que le texte ne suit pas, malgrŽ toutes les statues de lui-mme que l'auteur dresse au bord de la route : lui, en beau ; lui, terrassant les Monstres et les monstrelets ; lui, adorant les anges ; lui, retenant OrlŽans de plonger dans les Enfers ; lui, aux pieds de sa sage Žpouse ; lui, lui, lui...

L'histoire de son temps (et lui dedans), c'est cela, pour moi, l'objet des MŽmoires qui ont, chemin faisant, perdu leur objectif utilitaire (le dŽsir et l'espŽrance d'tre de quelque chose). S.Simon, depuis toujours, est vouŽ ˆ la plume, qu'il ait mis ses travaux au service de ses manÏuvres, qu'il compense ainsi la retenue ˆ laquelle l'oblige la politesse, ou qu'il Žcrive pour Žcrire parce que, pendant ce temps, il se sent de quelque chose [42]. En dehors de quelques pices de circonstance, toutes les pages aprs 1723 Žtaient "en l'air".

Lorsque, des Notes, S.Simon passe aux MŽmoires, il a enfin un axe, un cadre, un moteur. Les eaux stagnantes trouvent un canal par lequel s'Žcouler. Mais il n'y a pas eu de "nuit de la rŽvŽlation" qui aurait transformŽ l'auteur. La transition s'opre toute seule et, en s'engageant un peu ˆ t‰tons dans le canal, S.Simon reste lui-mme. Comment expliquer autrement que par sa graphomanie les mille pages de recopiage de Torcy (deux volumes sur les vingt de l'Ždition ChŽruel) ? les remplissages ("dŽserts", "parties mortes") ? l'incorrection du style ? et mme les trouvailles gŽniales qui explosent soudain ?

3.2. La place du lecteur

On n'a pas identifiŽ la bienveillante amie ˆ qui Retz avait promis de dire toute la vŽritŽ (SŽvignŽ ?) mais sa prŽsence anime les MŽmoires. Retz s'adresse ˆ elle, lui prte des interrogations, lui rŽpond, et, ainsi, implique le lecteur. D'autre part, Retz Žcrit de faon ostensible, ˆ la demande de ses amis, on le sait, on les attend, des copies circuleront avant la publication hollandaise de 1717.

Rien de tel avec les MŽmoires. D'abord, S.Simon travaille en cachette. Il le justifie par la volontŽ d'tre vŽridique : celui qui Žcrit l'histoire de son temps, qui ne s'attache qu'au vrai, qui ne mŽnage personne, se garde bien de la montrer [...] II faudrait donc qu'un Žcrivain ežt perdu le sens pour laisser souponner seulement qu'il Žcrit. Son ouvrage doit mžrir sous la clef et les plus sžres serrures, passer ainsi ˆ ses hŽritiers, qui feront sagement de laisser couler plus d'une gŽnŽration ou deux, et de ne laisser para”tre l'ouvrage que lorsque le temps l'aura mis ˆ l'abri des ressentiments. Certains biographes imaginent notre Duc lire benoitement ˆ madame, le soir au coin du feu, sa copie de la journŽe. C'est impensable.  D'ailleurs, tout ce qu'on sait de Gabrielle nous assure de sa vive rŽprobation. Que S.Simon Žcrive, c'est de notoriŽtŽ publique ; qu'il ait entrepris des MŽmoires, un secret absolu. Les MŽmoires ne sont pas l'un de ces ouvrages que lÕon savait par cÏur avant quÕils ne fussent imprimŽs !

Nul n'en conna”t l'existence et, ˆ la mort de S.Simon, s'ils apparaissent dans l'inventaire judiciaire de 1755 au N¡131, on se disputera ses papiers en bloc. Leur auteur s'en est dŽsintŽressŽ : ežt-il voulu les sauver ou les transmettre ˆ la postŽritŽ, il lui Žtait facile, sans rien dire, d'envoyer les onze portefeuilles ˆ son ami d'Aguesseau de Fresne (Jean Baptiste Paulin, 2nd fils du Chancelier), futur exŽcuteur testamentaire, ou ˆ son cousin, l'Žvque de Metz, avec ou sans instructions de publication.

Il ne l'a pas fait.

Dans les MŽmoires, un Žventuel lecteur futur est parfois ŽvoquŽ, notamment quand il faut justifier un Žcart ˆ la chronologie ou expliquer quelque chose qui va de soi pour les contemporains. S.Simon lui promet ou lui fournit des justificatifs ˆ l'appui de ce qu'il Žnonce. Mais ce lecteur futur et indŽterminŽ est une superfluitŽ. S.Simon dialogue-t-il sciemment avec lui-mme ? ou, comme le pense Hersant (2007, p. 558), lÕautodestination, si elle explique en profondeur lÕÏuvre, est en mme temps, pour lÕessentiel, inconsciente ?

Contre ce solipsisme, on fera valoir la qualitŽ du manuscrit final, presque sans rature, quasiment prt pour l'impression ; la mention des annŽes et les manchettes que S.Simon ajoute pour rendre les continuels zigzags moins dŽroutants ; et la table onomastique avec, pour chaque nom, un bref rŽsumŽ et un renvoi aux pages concernŽes, travail rŽbarbatif et fastidieux qui semble dŽdiŽ ˆ la postŽritŽ, sauf si l'on considre que ce fut une manire de prolonger le chantier aprs sa fin, et que S.Simon en Žtait coutumier (il avait Žtabli pour son Dangeau un index par annŽes, par noms, par sujets).

Surtout, S.Simon marque son ignorance (son refus ?) du lecteur futur en ne prenant aucune disposition pour assurer la survie du manuscrit. La crainte des ressentiments (et de son effet sur la rŽdaction) justifierait une diffusion posthume mais, d'une part le volume du manuscrit l'exclut et, surtout, S.Simon ne l'organise pas. Il semble mme qu'il la sabote par avance.

Le testament Au nom du Pere, du Fils et du S. Esprit, un seul Dieu en trois Personnes qu'il rŽdige en pleine luciditŽ le 26 juin 1754 (il mourra neuf mois aprs), dŽtaille les legs aux domestiques jusqu'au garon de cuisine et se rŽvle d'une extrme prŽcision, ˆ l'exception de ce qui nous intŽresse : Dousiemement, je donne ˆ mon cousin M. de S. Simon, Evesque de Metz, tous mes manuscrits tant de ma main quÕautres et les lettres que jÕay gardŽes pour diverses raisons desquelles je proteste quÕaucune ne regarde les affaires de mes biens et Maison. La restriction (desquelles je proteste) vise ˆ Žcarter les crŽanciers qui sont fondŽs ˆ saisir tous les papiers d'affaire.

Je l'ai notŽ supra, mais cela prend tout son sens ici, il a fallu une succession de hasards pour que le texte des MŽmoires nous parvienne. RŽcapitulons : les papiers lŽguŽs ˆ l'Žvque de Metz sŽquestrŽs chez le notaire par les crŽanciers dans l'attente du jugement qui les dŽpartira ; la mort de l'Žvque et leur transfert aux Affaires Žtrangres qui rŽvŽleront l'existence des MŽmoires au public (abrŽgŽ Voisenon, fuites, publications partielles) ; le dŽplacement du DŽp™t des Affaires Žtrangres du vieux Louvres ˆ Versailles o il est miraculeusement prŽservŽ des dŽprŽdations rŽvolutionnaires ; la gloire militaire du lointain cousin Sandricourt et son ralliement ˆ Louis XVIII dont il obtiendra la "libŽration" des MŽmoires au moment o le public rŽclame ce genre de choses...

Encore une fois, le vrai n'est pas vraisemblable ! Ces accidents Žtaient tellement improbables qu'on doit conclure que S.Simon ne prenait pas au sŽrieux le lecteur futur et ne s'en souciait aucunement. Cela valide l'argument solipsiste.

Conclusion : intŽressez-vous ˆ S.Simon !

Epargnez-vous la lecture intŽgrale des MŽmoires, les extraits suffisent. Le rŽpertoire des tableaux et des scnes est bien connu, et il ne manque pas d'Žditions rŽcentes qui les assemblent et les prŽsentent avec intelligence.

Si je rejette S.Simon en tant qu'auteur, l'homme n'est pas ˆ nŽgliger. En tant que personne, les MŽmoires le rendent pathŽtique, un hŽros dosto•evskien (plut™t que shakespearien) qui, possŽdŽ d'une vŽritŽ mystique, trace sa route inaltŽrablement au milieu des dŽmons et des embžches. Il me fait penser ˆ un homme que j'ai connu jadis, petit, chŽtif, d'apparence insignifiante, mais tellement convaincu d'avoir raison que, lorsque, me tenant par le bouton de ma veste, il fixait intensŽment sur moi ses yeux globuleux, je me sentais hypnotisŽ. A-t-on assez glosŽ sur le "regard" de S.Simon !

Mais ce qu'on sait de lui dans la vraie vie, le prŽsente de manire diffŽrente. Ses contemporains le qualifient d'homme affable, serviable, poli, ˆ la table accueillante, fidle en amitiŽ, intŽressant causeur qu'on frŽquente volontiers. S'il appartient ˆ la rare espce des misanthropes sociables, les excs des MŽmoires seraient sa revanche sur la contrainte qu'il s'est imposŽe, un peu comme un puritain qui, en douce, exŽcute des dessins pornographiques.

Non, ce qui m'intŽresse en S.Simon, c'est le politique. Le pendule de la critique est allŽ trop loin du c™tŽ de la littŽrature (Coirault) et, pendant ce temps, l'Histoire a progressŽ : si elle se ressaisissait du dossier, elle verrait dans S.Simon, non plus un historien ou un observateur, mais un informateur indigne ˆ dŽcrypter.

Le roi-fant™me a sapŽ la monarchie sans qu'on s'en aperoive car, n'Žtant plus rien que le canal des gr‰ces, il joue la MajestŽ ˆ la perfection. Cette thse fondamentale ne s'exprime pas seulement dans l'extraordinaire Lettre au roi datŽe d'avril 1712, aprs que la guerre ait ŽpuisŽ un royaume dŽgŽnŽrŽ, et le bras vengeur de Dieu (la variole) exŽcutŽ le grand dauphin (1711) et, au printemps 1712, la duchesse de Bourgogne et son mari le petit-dauphin, leur fils a”nŽ, ne laissant pour succŽder au vieux roi qu'un enfantelet de deux ans. L'authenticitŽ de la Lettre n'est pas prouvable. Quoique nul ne la conteste plus, il demeure troublant qu'un texte aussi percutant nous arrive par une anonyme copie maladroite [43].

Les "idŽes politiques de S.Simon" ont ŽtŽ abondamment prŽsentŽes, discutŽes, et critiquŽes comme utopies rŽactionnaires ou volontŽ de revanche des Grands. On ne comprend pas l'enjeu des questions de rang et d'Žtiquette et, une fois pour toutes, on disqualifie S.Simon, le Duc de la VŽtille. On se gausse de sa confiance exagŽrŽe (mais posthume) en un dauphin que tout le monde dŽcrit comme un bent, des espoirs qu'il place dans un OrlŽans qu'il dirigerait. On prouve ses erreurs par la faillite de la "polysynodie". On lui reproche ses "inconsŽquences" : vouloir rŽunir les Žtats gŽnŽraux en 1715 et s'y opposer en 1717 ; condamner la rŽvocation de 1685 et refuser le rappel des Huguenots sous la RŽgence [44] ; etc.

Je ne conteste pas que la vision de S.Simon soit totalement biaisŽe par sa "ducomanie" exacerbŽe et toute la queue de prŽventions et prŽtentions qu'elle tra”ne ˆ sa suite, mme si certaines (comme le fameux bonnet ou le "rang intermŽdiaire" des b‰tards) sont ˆ rŽinterprŽter. Cependant, ce biais mme lui rŽvle ce qui Žchappe aux autres. Il arrive qu'une pathologie ait des effets secondaires positifs : par exemple, un presbyte atteint de cataracte se met ˆ voir de prs.

Je ne pense pas ˆ l'apprŽciation de Louis XIV (un assez grand roi) ou des qualitŽs des ministres et grands officiers. Je pense ˆ son jugement sur le rŽgime de gouvernement instituŽ par Quatorze, rŽgime qu'il voit fatal ˆ la monarchie. Que, ˆ la Cour, ces hommes de rien que sont les ministres et secrŽtaires d'Etat s'habillent comme les gens de qualitŽ, manifeste qu'ils sont tout.

Jadis, associer la noblesse au gouvernement, ajoutant aux droits de la naissance les moyens du pouvoir, la poussait contre le roi. D'o son exclusion par Richelieu-Mazarin et le ministŽriat, c'est-ˆ-dire l'omnipotence d'un favori trop bien assis qui dirige sous couvert du roi. Quatorze n'en veut pas : en paroles, il gouverne seul ; en fait, il a donnŽ tout pouvoir ˆ ses ministres dont les bureaux dŽcident au nom du roi et dont les agents gouvernent les provinces (intendants etc.). Il en dŽcoule la tyrannie que ces cinq rois de France [les ministres] exeraient ˆ leur grŽ sous le nom du roi vŽritable, et presque en tout ˆ son insu, et l'insupportable hauteur o ils Žtaient montŽs (XII, 8). Il [le roi] se persuadait par leur adresse que la leur [des ministres] n'Žtait que la sienne (XII, 16) [45]. Et le drame financier causŽ par des guerres incessantes a aggravŽ l'inquisition fiscale, la prolifŽration des agents et l'arbitraire. Plus la "monarchie administrative" se dŽveloppe, plus le roi devient fictionnel.

S.Simon, prŽcisŽment parce qu'il affabule le "mariage" des Ducs-Pairs et du Roi, en scrute les empchements. Par lˆ, le premier, il analyse dans la Lettre (si on l'accepte) et dŽnonce ˆ de nombreux endroits (dans les MŽmoires et autres textes), ce que bient™t on qualifiera de despotisme ministŽriel : quelques annŽes aprs sa mort, la Cour des Aides et son premier prŽsident Malesherbes (ChrŽtien-Guillaume de Lamoignon) le stigmatiseront dans des remontrances qui en dŽtailleront la monstruositŽ (1759, 1761 reprises en 1771 et systŽmatisŽes pour Louis XVI [46]). S.Simon aurait pu Žcrire cette apostrophe au Roi : Peut-tre serez-vous ŽtonnŽ, Sire, quand vous verrez jusqu'ˆ quel point on a abusŽ du prŽtexte de votre autoritŽ contre cette autoritŽ elle-mme (Remontrances sur les imp™ts de 1775).

PrŽcisons que la haine de S.Simon ˆ l'encontre des ministres et de leur train n'est pas personnelle (Pontchartrain fils exceptŽ). Il a entretenu de bonnes relations avec les ministres et les secrŽtaires. Ce qu'il critique, c'est le systme dont tout le monde est dupe ou victime, sauf lui parce que ses effets le rŽvulsent (habillement, prŽtentions de rang) [47]. Le roi est nu, il le sait en en voyant les habits sur ses crŽatures. Que reste-t-il de la monarchie ?

S.Simon croyait-il vraiment aux vertus des Conseils (qui Žtaient le rŽgime de gouvernement ordinaire et bancal en Espagne ou Autriche) ? OrlŽans les met en place pour phagocyter ses opposants en attendant d'tre assez fort. S.Simon, me semble-t-il, les prŽconise par dŽfaut pour trancher un dilemme : conserver les ministres pour leur connaissance des affaires, tout en leur ™tant le pouvoir. L'ignorance, la lŽgretŽ, l'inapplication des nobles qu'on nomme aux Conseils les rendent inoffensifs et importent peu car ils ne valent pas pour eux-mmes, ils servent ˆ rapetisser les ministres. Et, in fine, les dŽcisions ultimes relvent du Conseil de rŽgence o OrlŽans est prŽpondŽrant [48].

Plus intŽressant que les Conseils me para”t le projet de S.Simon (s'il l'a proposŽ en 1715 comme il l'Žcrit, et encore plus s'il y pense dans les annŽes 1740 pour le compte de 1715) de rŽunir les Etats gŽnŽraux, ce rayon d'espŽrance et de libertŽ proscrit depuis plus d'un sicle. Il ne s'agit nullement de partager le pouvoir, S.Simon est trs clair, le r™le des Žtats se borne ˆ se plaindre et consentir.

MalgrŽ le fiasco de ceux de 1614, ils survivent en tant que mythe. C'est cette illusion sur leur prŽtendu pouvoir que S.Simon voudrait exploiter ˆ la mort du roi : Outre le fruit infini de rejeter sur les Žtats les suites douloureuses du remde auquel ils auront donnŽ la prŽfŽrence pour les finances, d'avoir acquis par leur tenue, et cette marque de dŽfŽrence, l'amour et la confiance de la nation, et de l'avoir liŽe par son acclamation, ˆ l'exclusion de la branche d'Espagne de la succession ˆ la couronne, par les liens les plus sžrs, les plus forts et les plus durables, quelle force d'autoritŽ et de puissance cette union si Žclatante et si prompte du corps de la nation avec M. le duc d'OrlŽans, ˆ l'entrŽe de sa rŽgence, ne lui donne-t-elle pas au dedans, pour contenir princes du sang, [et] grands corps [49].

Les objectifs : i) dŽcharger OrlŽans de toute responsabilitŽ dans les malheurs publics ; ii) reporter sur la nation les terribles dŽcisions financires en lui faisant choisir (et donc accepter), ou bien la banqueroute, ou bien des augmentations d'imp™ts, ou bien un mŽlange des deux (DŽclarer aux Žtats que ce mal Žtant extrme, et les remdes extrmes aussi, Son Altesse Royale croit devoir ˆ la nation de lui remettre le soin de le traiter elle-mme) ; iii) assurer la couronne ˆ OrlŽans (si le faible petit roi disparait) en lŽgitimant enfin la renonciation ˆ la Couronne du duc d'Anjou (ˆ prŽsent roi d'Espagne) par un engagement irrŽversible de la nation : iv) en bonus, exciter les Žtats contre l'usurpation des b‰tards.

Ainsi, court-circuitant le Parlement, assembler les Žtats serait un coup de partie qui mettrait le RŽgent ˆ l'abri et le rendrait suprme. A la crainte que ces Žtats dŽgŽnrent comme si souvent dans le passŽ, S.Simon rŽpond que Quatorze a tellement habituŽ tout le monde ˆ courber la tte que, ˆ ce moment prŽcis, les Žtats marcheront comme on leur dira, et d'autant plus facilement qu'OrlŽans incarne l'espoir. Il faudra seulement veiller ˆ une manutention soigneuse.

Deux ans plus tard, en 1717, S.Simon prend le contre-pied (d'accord avec Dubois [50]) par rŽalisme, aprs vingt mois, quand tout est enflammŽ, tout est entamŽ sur les finances, quand les promesses sont ŽpuisŽes [51] : cela aurait fonctionnŽ en 1715, ˆ prŽsent, il est trop tard, le royaume est trop troublŽ, OrlŽans discrŽditŽ, la confiance a disparu. Inutiles, ils seraient dangereux, cristallisant le mŽcontentement diffus et enclenchant un processus d'auto-organisation de la Nation contre le gouvernement (exactement le cas de 1789) : ces Žtats gŽnŽraux Žtaient un ab”me ouvert sous les pieds du rŽgent dans les conjonctures o on se trouvait de toutes parts, et qui par leurs divers rapports auraient jetŽ l'ƒtat dans la dernire confusion (cf. le mŽmoire de mai 1717 [52]).

Le r™le des Žtats pour S.Simon ne se limite pas ˆ une astuce conjoncturelle, il a pensŽ ˆ une rŽforme de structure de grande portŽe, en faire en corps le surintendant des finances : pour cela, qu'on les rŽunisse tous les cinq ans, qu'on leur donne la responsabilitŽ de lever les imp™ts, et qu'entre chaque tenue il en subsist‰t une dŽputation [53]. Les brebis se tondraient elles-mmes, ce qui serait plus efficace et moins cožteux qu'une armŽe d'exacteurs et permettrait de purger l'Etat de la multitude de parasites fiscaux qui le dŽvorent (et des savonnettes ˆ vilain associŽes).

S.Simon se flatte que ces Žtats exŽcuteront sans discuter (se plaindre et consentir). Mais l'histoire des assemblŽes (Žtats gŽnŽraux, provinciaux, notables), montre que le consentement peut tre conditionnŽ ˆ la satisfaction des demandes exprimŽes dans les plaintes, avec des rŽsultats variables selon les circonstances. Comme la finance est le nerf de l'Etat, la confier aux mains de ce surintendant en corps entra”nerait celui-ci dans un jeu de stratŽgie avec le gouvernement. D'un c™tŽ, les Žtats apprendraient et useraient de leur force ; de l'autre, leur institutionnalisation changerait leur nature, en dŽdramatisant une assemblŽe jusqu'alors convoquŽe dans une situation de crise et de faiblesse du gouvernement.

Paralllement, S.Simon vise la banalisation de la simple noblesse et la promotion des Ducs-Pairs, non seulement en leur rendant leurs rang et privilges, mais en les mettant ˆ la place constitutionnelle qu'il fantasme, aux c™tŽs du Roi : Le pouvoir constitutif et lŽgislatif pour faire avec le Roy les grandes sanctions du Royaume rŽside [...] privativement ˆ qui que ce soit, aux Pairs, aux Ducs hŽrŽditaires et aux Officiers de la Couronne (MŽmoire sur la renonciation, 1712).

Quoique S.Simon ne soit en rien partisan du modle anglais, le droit divin du roi, associŽ ˆ des Žtats chargŽs des finances et ˆ une espce de chambre haute (Pairs, Ducs hŽrŽditaires, Officiers de la Couronne), dessine les contours flous d'une "monarchie aristocratique consultative" (Weerdt-Pilorge) dans laquelle le Parlement et autres Cours souveraines sont politiquement neutralisŽs.

Il est vain de se demander si le dramatisme franais aurait permis d'Žvoluer ˆ la longue vers une sorte de monarchie constitutionnelle (l'exemple anglais lui-mme n'a rien de linŽaire) mais il faut reconna”tre que les prŽjugŽs mmes de notre Duc suggrent une alternative.

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Weerdt-Pilorge Marie-Paule de-, 1997, "Saint-Simon : figures de la lecture, figures du lecteur dans les MŽmoires", In: Cahiers Saint Simon, n¡25,  pp. 3-9

Weerdt-Pilorge Marie-Paule de-, 2004, "Perspectives politiques, idŽologiques et religieuses : la Lettre anonyme au Roi", In: Cahiers Saint Simon, n¡32, pp. 31-42

Weerdt-Pilorge Marie-Paule de-, 2013, "RŽcits singuliers et effets de perspective de l'Žcriture de soi dans la Note sur la maison de Saint-Simon", In: Cahiers Saint Simon, n¡41, pp. 13-22

Zanone Damien, 2006, ƒcrire son temps. Presses universitaires de Lyon

Zimmermann Margarete, 1981, "Saint-Simon et les problmes de l'historiographie", In: Cahiers Saint Simon, n¡9, pp. 3-16





 


Notes de fin



[1] Face au nivellement "absolutiste" par lequel tout est peuple, il s'agit de rŽtablir la distinction des ordres et des rangs. Mais S.Simon fait preuve de beaucoup de na•vetŽ ou d'outrecuidance en faisant des Ducs & Pairs de Louis XIV les reprŽsentants, les Žquivalents, les successeurs, de ceux du haut moyen-‰ge. Sauf les pairs ecclŽsiastiques dont l'origine (fonctionnelle et non personnelle) est immŽmoriale, le plus ancien pair la•c (Uzs) ne date que de Catherine de MŽdicis. Les rois ont fait de la pairie une rŽcompense dŽcorative et peu cožteuse qu'ils galvaudent inconsidŽrŽment. Ne fut-ce pas ainsi que le page Claude de Rasse l'obtint ?


[2] Le texte intitulŽ Saint-Simon Žtait destinŽ ˆ prŽfacer une Ždition des MŽmoires des annŽes 1715-1716.

Montherlant, dans sa jeunesse, a ŽtŽ ŽmerveillŽ par les MŽmoires qu'il a lus intŽgralement en 1928 et ne cesse de picorer.

Je cite la version publiŽe en 1947,  dans la revue Hommes et Mondes, 4/17, pp. 533Ð43 (https://www.jstor.org/stable/44206955). Celle de 1943-45 reprise dans Textes sous une occupation (1953) ne contient pas ce remarquable parallle avec CŽline.

Dans le mme sens, Doumic, 1921: Il [S.Simon] savait comme on Žcrivait au XVIIIe sicle, et pouvait Žcrire d'un style aussi libre, aussi dŽpouillŽ qu'aucun de ses contemporaine, mais il ne le voulait pas. Toutes ses ŽtrangetŽs, toutes ses bizarreries de style, il les connaissait, mais il n'avait garde de s'en corriger (p. 288)... il voulait Žcrire d'une manire qui ne fžt qu'ˆ lui (p. 289)... D'ailleurs, une richesse d'imagination incomparable qui lui fournit sans cesse les mots heureux, les trouvailles verbales, les expressions inattendues, les tours qui ne sont qu'ˆ lui (p. 290)... une conversation ˆ laquelle il fera subir tout un travail, mais enfin la conversation, le style parlŽ et non pas le style Žcrit. De lˆ viennent les incorrections, car le style parlŽ n'a pas la mme syntaxe que le style Žcrit ; de lˆ les familiaritŽs et les trivialitŽs... (p. 291)


[3] ...just as he makes no effort to construct his sentences harmoniously, so it also does not occur to him to harmonize their content. He has no idea of organizing his material in accordance with any ethical or aesthetic conception of order, with some predetermined idea of what is proper to beauty and to ugliness, to vertue and to vice, to the body and to the soul. Everything that occurs to him in connection with his subject, he throws into his sentences just as it happens to come to mind, in full confidence that it will somehow fit together in unity and clearness... [These passages] must not be judged by our moderne literary experiences; unexpected combinations are nowadays within the reach of halfway gifted journaliste... They are to be judged in terms of the ethical and aesthetic conceptions of french classicism and post clasicism, when crystallized categories had come to exist for things that do and things that do not go together, categories of vraisemblance and bienseance which did not tolerate even the merest reference to anything which deviated from them. Only on this basis can one appreciate the peculiar character, the incomparability of S.Simon's perception and expression (pp. 371-2)


[4] XVIII, 16: Liste alphabŽtique de tous les grands d'Espagne existant pendant que j'y Žtais, en 1722, o les maisons et les personnages sont courtement expliquŽs.


[5] III, 12-16: Digression sur la dignitŽ de grands d'Espagne et sa comparaison avec celle de nos ducs..., indiffŽrence pour les grands des titres de duc, marquis, ou comte...., CŽrŽmonie de la couverture..., SŽance et cŽrŽmonie de tenir chapelle..., Comparaison des dignitŽs des ducs de France et des grands d'Espagne...


[6] Bourgeois : Pour les Affaires Žtrangres de 1715 ˆ 1718, ˆ part quelques souvenirs personnels recueillis ˆ la FertŽ, au Palais-Royal ou plus tard en Espagne, le texte des MŽmoires de Saint-Simon est en somme le texte de Torcy, non pas remaniŽ et abrŽgŽ, mais introduit dans son Ïuvre avec des coupures... en revanche, pour la dernire pŽriode, les sept premiers mois de l'annŽe 1718, sans ambages ni rŽserves, Saint-Simon a avouŽ sa manire de faire : ˆ partir du chapitre 17 du tome XIV [Ždition 1887], dix-huit chapitres des MŽmoires ne sont, en rŽalite, qu'une seconde copie de la copie que l'auteur avait en sa possession des Nouvelles de Torcy (p. 264)... La copie se trahit frŽquemment par des omissions ou par des erreurs de lecture du copiste. L'auteur ne para”t pas mme avoir eu le souci de les revoir et de les corriger (p. 266).... On peut s'Žtonner que, depuis la publication des MŽmoires de Saint-Simon, l'attention de personne n'ait ŽtŽ ŽveillŽe sur la composition toute spŽciale que nous venons de dŽcrire des tomes XIV et XV [ed. 1887] (p. 267) ... depuis 1715 [jusqu'en 1718], les MŽmoires, pour les Affaires Žtrangres jusque dans la forme et littŽralement, ne sont gure en revanche que du Torcy. Cette conclusion diffre singulirement des assertions de Saint-Simon (p. 268)...C'est en dŽfinitif ˆ une publication complte et fidle des archives secrtes des cabinets europŽens que, par la collaboration de Saint-Simon et de Torcy, par les indiscrŽtions de l'un et la copie de l'autre, les MŽmoires ont abouti, pour quatre volumes au moins, du tome XII au tome XV (p. 277)


[7] S. Simon se trouvait "ˆ la rue" depuis qu'il avait dž quitter, 1709, l'appartement de son feu beau-pre, le MarŽchal de Lorge : sa femme, Dame d'Honneur de la Duchesse de Berry, 1710, reoit un luxueux appartement tout prs de sa princesse, au premier Žtage de l'aile nord du Ch‰teau. Le Roi prit un soin marquŽ de nous former le plus agrŽable appartement de Versailles qui, de plus, est pourvu de cheminŽes et d'une cuisine, commoditŽ assez rare. Voilˆ notre duc installŽ officiellement, ce qu'il cherche depuis longtemps. En effet, il dŽpendait de la complaisance de parents ou amis. Il est ˆ prŽsent le "consort" de sa femme qui ira ex officio aux Marlys quand la dŽfaveur royale en privera le duc.

Cf. Lemoine Pierre, 1984, "Les logements de Saint-Simon au ch‰teau de Versailles", In: Cahiers Saint Simon, n¡12. L'A. expose la nŽcessitŽ d'avoir, outre un h™tel en ville pour y mettre ses domestiques et ses Žquipages, au moins un pied-ˆ-terre au Ch‰teau, sans lequel la Cour est impossible, tant pour changer d'habits plusieurs fois par jour que pour entretenir le commerce et la sociŽtŽ dont on tire imperceptiblement tant d'avantages.


[8] XIX, 14 : Dubois sortit de son cabinet pour conduire l'ambassadeur, et aussit™t avisa ce canapŽ si bien garni [par Villeroy]. Il ne vit plus que lui ˆ l'instant; il y courut, rendit mille hommages publics au marŽchal, avec force plaintes d'tre prŽvenu, lorsqu'il n'attendait que sa permission pour aller chez lui, et pria Bissy et lui de passer dans son cabinet. Tandis qu'ils y allrent, il en fit excuse aux ambassadeurs sur ce que les fonctions et l'assiduitŽ du marŽchal de Villeroy auprs du roi ne lui permettaient pas de s'absenter pour longtemps d'auprs de sa personne; et, avec ce compliment, les quitta et rentra dans son cabinet. D'abord, force compliments rŽciproques et propos du cardinal de Bissy convenables au sujet. De lˆ protestations du cardinal Dubois et rŽponses du marŽchal; mais ˆ force de rŽponses, il s'emptra dans le musical de ses phrases, bient™t se piqua de franchise et de dire des vŽritŽs, puis, peu ˆ peu, s'Žchauffant dans son harnais, des vŽritŽs dures et qui sentaient l'injure. Dubois, bien ŽtonnŽ, ne fit pas semblant de sentir la force de ces propos; mais comme elle s'augmentait de moment ˆ autre, Bissy, avec raison, voulut mettre le holˆ, interrompre, expliquer en bien les choses, persuader le marŽchal quelle Žtait son intention. Mais la marŽe qui montait toujours tourna tout ˆ fait la tte au marŽchal, et le voilˆ aux injures et aux plus sanglants reproches. En vain Bissy le voulut faire taire, lui reprŽsenter de combien il s'Žcartait de ce qu'il lui avait promis et chargŽ de rapporter ˆ Dubois, l'indŽcence sans exemple d'aller maltraiter un homme chez lui, o il ne venait que pour achever de consommer une rŽconciliation conclue. Tout ce que put dire Bissy ne fit qu'animer le marŽchal, et lui faire vomir tout ce que l'insolence et le mŽpris peuvent suggŽrer de plus extravagant...


[9] Mince prŽtexte ! Ces documents qui portent le N¡132 (sur un total de 171 items !) consistaient en Deux Portefeuilles de Recueils concernant ÇL'Ambassade d'EspagneÈ. Le premier de quarante-sept cayers, le second de vingt cayers (inventaire Delaleu de 1755). Baschet, 1874, prŽcise en note : Les deux "Portefeuilles" ici dŽsignŽs sous le numŽro 132, contenaient donc toutes les pices manuscrites de l'ambassade extraordinaire du DUC, c'est-ˆ-dire ses dŽpches et ses petites lettres au RƒGENT, sa correspondance obligatoire avec le CARDINAL Dubois et les documents y relatifs.


[10] Baschet, 1874, p. 242 : L'annŽe 1762 fut celle o l'abbŽ [de Voisenon] donna corps ˆ ses premiers extraits des Portefeuilles de Saint-Simon et o il exŽcuta cette fameuse copie de l'extrait particulier des MŽmoires, les uns disent en quatre pofumes in-4o, les autres, en huit volumes petit in-folio, qui, depuis, a servi de modle unique pour satisfaire au gožt des personnes, soit curieuses, soit lettrŽes, qui avaient pu en obtenir la reproduction.

Poisson, pp. 405-7 : Choiseul avait demandŽ ˆ l'abbŽ Voisenon de faire une copie en rŽduction des MŽmoires, copie dont certains eurent communication... La copie allait servir de base ˆ un certain nombre d'Žditions de fragments qui vont se succŽder de 1781 ˆ 1818, d'autres Žtant tirŽes des extraits pris sur le manuscrit par Duclos et Marmontel [historiographes de France]. Les premires [Soulavie?] parurent en 1781 et 1784. En 1791, para”t ˆ Strasbourg une pseudo-intŽgrale en 13 volumes qui dŽcoupe le texte en rubriques et, ˆ cette date, vise principalement ˆ dŽnoncer les vices de l'ancien rŽgime et des JŽsuites.


[11] Baschet : Dans la premire pŽriode du rgne de Louis XVI, M. l'ƒvque d'Agde (CharlesFrancois-SimŽon de Saint-Simon de Sandricourt), homme d'un esprit trs-nourri dans les belles-lettres et des plus versŽs dans les recherches historiques, s'associa ˆ un sien parent) Saint-Simon aussi, pour la revendication non-seulement du manuscrit des MŽmoires du feu Duc, mais encore de tous ses autres Manuscrits acquis au DŽp™t des affaires Žtrangres) par l'Ordre du Roi du 21 dŽcembre 1760. Ils adressrent une note ˆ M. le comte de Vergennes, le nouveau ministre, qui leur rŽpondit par un mŽmoire justificatif de son refus, ŽmanŽ de la plume de l'un de Messieurs du DŽp™t. Les demandeurs mirent en avant le mot de spoliation, et firent valoir leur qualitŽ d'hŽritiers collatŽraux en mme temps que celle de parents des plus proches, depuis la mort rŽcente de Madame la comtesse de Valentinois, unique hŽritire directe, dŽcŽdŽe sans enfants. Leur requte, renouvelŽe en 1782 par la comtesse de Saint-Simon, demeura sans effet, ou plut™t, si elle en obtint, ce fut de rendre fort vigilant l'Ïil jaloux du ministre sur tous les Manuscrits de Louis, duc de Saint-Simon, car il est remarquable que depuis l'action combinŽe de l'ƒvque d'Agde et de son parent auprs de M. de Vergennes jusqu'ˆ l'Žpoque de la RŽvolution, il est ˆ peine fait mention d'aucune communication de ces papiers (pp. 261-2).

L'ordre de Louis XVIII suffit ˆ peine au gŽnŽral de S.Simon pour arracher aux Archives les portefeuilles des MŽmoires. Il n'obtint rien d'autre.

Ensuite, malgrŽ d'incessantes plaintes et dŽnonciations, les Archives des Affaires Etrangres restent closes jusqu'en 1880. Prosper Faugre, leur directeur  de 1866 ˆ 1880, le Hudson Lowe de S. Simon, en monopolise les papiers pour les publier lui-mme (InŽdits, 1880-1893). Aujourd'hui ces Archives sont ouvertes mais plus de la moitiŽ des manuscrits ont disparu ou ne sont pas rŽpertoriŽs. Pour un historique des tribulations (alors encore inachevŽes) des manuscrits, voir Baschet, 1874.


[12] Cf. Zanone. L'industrialisation du livre, en libŽrant l'Ždition de ses contraintes techniques, profite de l'explosion de la demande mais manque d'offre. Ce besoin engendre le mŽtier de teinturier qui, marginal au XVIIIe (Courtilz de Sendras, Soulavie...), devient une vŽritable "administration" : On ne supporte plus quÕun personnage historique nÕait pas laissŽ de MŽmoires. Forts de ce bon droit, les Žditeurs vont sÕarranger pour que tous ceux qui le mŽritent aient les leurs : ce sera chose faite, ˆ peu prs, en 1830.


[13] Quoique Hugo vise la poŽsie, ses mots, dans "RŽponse ˆ un acte dÕaccusation" (1834, In: Les Contemplations, Tome 1, VII, 1854), s'appliqueraient ˆ merveille au mŽli-mŽlo stylistique de la prose de S.Simon :

...

Les mots, bien ou mal nŽs, vivaient parquŽs en castes;

Les uns, nobles, hantant les Phdres, les Jocastes,

Les MŽropes, ayant le dŽcorum pour loi,

Et montant ˆ Versaille aux carrosses du roi;

Les autres, tas de gueux, dr™les patibulaires,

Habitant les patois ; quelques-uns aux galres

Dans lÕargot ; dŽvouŽs ˆ tous les genres bas,

DŽchirŽs en haillons dans les halles; sans bas,

Sans perruque ; crŽŽs pour la prose et la farce;

Populace du style au fond de lÕombre Žparse;

Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef

Dans le bagne Lexique avait marquŽ dÕune F;

NÕexprimant que la vie abjecte et familire

...

Je fis une tempte au fond de lÕencrier,

Et je mlai, parmi les ombres dŽbordŽes,

Au peuple noir des mots lÕessaim blanc des idŽes

...

Et la perruque alors rugit, et fut crinire.

LibertŽ ! cÕest ainsi quÕen nos rŽbellions,

Avec des Žpagneuls nous f”mes des lions,

Et que, sous lÕouragan maudit que nous souffl‰mes,

Toutes sortes de mots se couvrirent de flamme

...

[14] Adolphe ChŽruel (1809-1891), Docteur s lettres, ma”tre de confŽrences ˆ l'Ecole Normale SupŽrieure, membre du ComitŽ de la langue, de l'histoire et des arts de la France, Žlu ˆ l'AcadŽmie des sciences morales et politiques (1884). Auteur de De lÕadministration de Louis XIV dÕaprs les MŽmoires inŽdits dÕOlivier d'Ormesson et De Maria Stuarta et Henrico III (Thse de doctorat,1849) ; Histoire de lÕadministration monarchique en France depuis lÕavnement de Philippe-Auguste jusquÕˆ la mort de Louis XIV (1855) ; Dictionnaire historique des institutions, mÏurs et coutumes de la France (1855) ; MŽmoires sur la vie publique et privŽe de Fouquet surintendant des finances d'aprs ses lettres et des pices inŽdites (1862) ; Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministre (6 vol., 1870-1891) ; Histoire de France pendant la minoritŽ de Louis XIV (1879-1880)...

Editeur des MŽmoires du duc de Saint-Simon (1856-1858), des MŽmoires de Mlle de Montpensier (1854-55), du Journal dÕOlivier Lefvre d'Ormesson (1860-1862).


[15] Avis des Žditeurs: Cette Ždition des MŽmoires de Saint-Simon n'est pas la reproduction de l'Ždition de 1829-1830, ni d'aucune des Žditions suivantes; le texte en a ŽtŽ Žtabli d'aprs une collation exacte des manuscrits originaux, qui appartiennent ˆ M. le duc de Saint-Simon, collation faite en entier par M. ChŽruel, et il n'est presque point de page qui n'ait donnŽ lieu ˆ quelque rectification. On peut se former une idŽe de la nature et de l'importance de ces restitutions ou corrections diverses, d'aprs l'examen comparatif qui a ŽtŽ publiŽ, et qu'on pourra rendre plus complet un jour. Cette Ždition mŽrite donc d'tre considŽrŽe comme la vŽritable Ždition princeps des MŽmoires de Saint-Simon.


[16] Poisson, 1985 :... Mais il faut en venir ˆ la notation, qui posait d'autres problmes, quasi-insolubles. II est difficile de trouver un auteur se prtant plus largement a ce genre de commentaires, et Boislisle, avec toute l'incontinence des Žrudits de son Žpoque, s'y Žtait livrŽ avec dŽlectation, prenant un sadique plaisir ˆ laisser ses notes envahir, parfois plus des trois quarts de la page imprimee. Et encore  n'avait-il pas tout dit...


[17] Sainte-Beuve : ...Saint-Simon est le plus grand peintre de son sicle, de ce sicle de Louis XIV dans son entier Žpanouissement (p. iii)... toute Žpoque qui n'a pas eu son Saint-Simon para”t d'abord comme dŽserte et muette, et dŽcolorŽe; elle a je ne sais quoi d'inhabitŽ (p. iv).

On a fort cherchŽ depuis quelque temps ˆ relever des erreurs de fait dans les MŽmoires de Saint-Simon, et l'on n'a pas eu de peine ˆ en rassembler un certain nombre... Tranchons sur cela. La question de la vŽritŽ des MŽmoires de Saint-Simon n'est pas et ne saurait tre circonscrite dans le cercle des observations de ce genre, mme quand les erreurs se trouveraient cent fois plus nombreuses (p. xii)...

autant de peintres, autant de tableaux; autant d'imaginations, autant de miroirs mais l'essentiel est qu'au moins il y ait par Žpoque un de ces grands peintres, un de ces immenses miroirs rŽflŽchissants (p. xvi)

L'exactitude dans certains faits particuliers est moins ce qui importe et ce qu'on doit chercher qu'une "vŽritŽ d'impression" dans laquelle il convient de faire une large part ˆ la sensibilitŽ et aux affections de celui qui regarde et qui exprime (pp xxxvi-xxxvii).


[18] D'autres exemples.

Faguet, 1889 :  A voir la manire de composer de Saint-Simon, on voit dŽjˆ ce qu'est son style proprement dit. Saint-Simon est un artiste plut™t qu'un Žcrivain. Le sens artistique n'est pas autre chose, en son fond, que le sentiment vif de la vie... Saint-Simon a cette complexion au plus haut point. Il est dominŽ et maitrisŽ par son sujet, plein et comme dŽbordant de lui. Il s'y jette tout entier, d'une ardeur fiŽvreuse qui le ravit ˆ tout. Il y met toute son ‰me et tout son tempŽrament. Il est le premier des Žcrivains franais qui Žcrive avec ses nerfs. De lˆ ce discours heurtŽ, fougueux... Ce style est tout entier sensation, sensation brusque, dŽtente de nerfs. Il voit dans un Žclair. La figure se dŽtache et se dŽcoupe devant lui avec la nettetŽ d'une projection sur un tableau noir (p. 313)... La langue est faite pour le commun des hommes. Elle est le produit de l'imagination de tous. Elle est insuffisante ˆ ceux qui sont aux extrmes... Et en effet la langue qu'il parle le laisse en chemin, quelque violence qu'il lui fasse... Ce style tout de sensations Žtait absolument nouveau... Saint-Simon annonce certains Žcrivains du XIXe... (pp. 316-7). Et mme, pour Auerbach, du XXe : In his level of style Saint-Simon is a precursor of modern and ultramodern forms of conceiving and representing life (p. 380).

Lanson, 1923, Histoire de la littŽrature franaise, p. 70-73, citŽ par Langlois, 1928 : Saint-Simon... a nŽgligŽ les documents Žcrits... ; ses MŽmoires fourmillent d'inexactitudes, d'erreurs, de mensonges mme, mensonges passionnŽs qui Žchappent aux honntes gens de petit esprit ... Il est peintre... ; de lˆ vient que ses portraits sont si vivants, si vrais, quoique si souvent injustes... ; ce qui est pour l'esprit est souvent faux, mais ce qui est pour la sensation est toujours rŽel... ; il a le sentiment de la vie, c'est-ˆ-dire du changement ....


[19] Montherlant : Ne seraitáil qu'un auteur de morceaux (dont la plupart sont des "portraits", genre ˆ la mode en son temps, et o il Žtait facile de briller ˆ quelqu'un qui avait autant de "patte" que lui ? Je n'osais pas l'Žcrire au dŽbut de cette Žtude. Et cependant il est nŽcessaire de l'avoir dit ne fžt-ce qu'en note (Note 2, p 537).


[20] ChŽruel en donne la liste (1876, Notice sur la vie et les MŽmoires du duc de Saint-Simon, p. xv) : On possŽdait dŽjˆ, en 1691, les mŽmoires de la TrŽmoille, de Martin du Bellay et de Saulx-Tavannes, de Blaise de Monluc, de Franois de Rabutin, du baron de Villars, les Commentaires de Pierre de la Place et les Histoires de Regnier de la Planche, les mŽmoires de Castelnau avec les additions de Jean le Laboureur, les mŽmoires de la Noue, de Nevers, de Sully, de Cheverny, les Choses mŽmorables de la Ligue par Simon Goulart, les lettres du cardinal d'Ossat, dont Saint-Simon parle plusieurs fois avec Žloge, l'histoire du prŽsident de Thou, les petits mŽmoires de CondŽ, les NŽgociations du prŽsident Jeannin, la Chronologie de Palma Cayet, les MŽmoires d'ƒtat du duc d'EstrŽes, la vie du duc d'Epernon, les mŽmoires du duc de Rohan, de Bassompierre,de Gaston d'OrlŽans, de Beauvais-Nangis et de MontrŽsor, le Journal du cardinal de Richelieu, les mŽmoires de la Rochefoucauld, la vie du duc de Bouillon, celles des marŽchaux de Gassion et de GuŽbriant, les MŽmoires secrets et le Mercure de Vittorio Siri, les Commentaires latins de Priolo, etc. Il est probable que les recueils des du Chesne, des d'Hozier, des Godefroy n'avaient pas non plus ŽchappŽ ˆ la curiositŽ du jeune vidame...

Ajoutons que, aprs la parenthse louisquatorzime, sont publiŽs un grand nombre de MŽmoires que la prudence avait limitŽs ˆ la circulation privŽe sous la forme de manuscrits plus ou moins subreptices, dont ceux du Cardinal de Retz : La Fare, Rotterdam, 1716 ; Retz, Amsterdam, 1717 ; Guy Joly, Amsterdam, 1718 ; Motteville, Amsterdam, 1723 ; Montglat, Amsterdam, 1727 ; Choisy, Utrecht, 1727 ; Montpensier, Paris, 1728 ; Lenet, s. 1., 1729... (Fumaroli, 1971, Note 21).


[21] En dŽsaccord avec la Paix de St Germain (1570) qu'il peroit comme une capitulation des catholiques, Monluc est privŽ de sa lieutenance de Guyenne et mis en examen au Parlement de Bordeaux pour malversations financires et pillage des Huguenots. Le Parlement dessaisi par Charles IX (1571) au profit d'une commission extraordinaire prŽsidŽe par le Duc d'Anjou, l'affaire se termine par des lettres d'abolition (8 avr. 1572). La faveur du Duc d'Anjou devenu Henri III (1574) le promouvra MarŽchal de France (1574).


[22] La 1re Ždition est de 1570 : Remonstrances [de M. de Monluc] ˆ la MajestŽ du Roy sur son gouvernement de GuienneÑ o est contenu une grande partie de ses faicts et de plusieurs autres seigneurs et capitaines de ce Royaume. La lettre est insŽrŽe dans les Commentaires (T. 3, pp. 356 sq., Žd. Courteault ; T2, pp. 205 sq, Žd.1592).


[23] ...mais comme j'attendais [aprs la prise de Rabastens et la grave blessure qu'il a reue] au moins une lettre telle que vous avez accoutumŽ d'Žcrire au moindre capitaine de ce Royaume, la longue attente ne m'a apportŽ, sinon que j'ai entendu que vous m'aviez ™tŽ le gouvernement [de Guyenne], et qui pis est, sans m'en avoir fait Žcrire une seule parole: de sorte que plut™t ai-je vu venir celui qui me doit succŽder que d'avoir ŽtŽ averti qu'on m'avait dŽpouillŽ.


[24] Voir le long et tortueux PrŽambul ˆ Mgr [le Duc d'Anjou] qui, absent de l'Ždition princeps de 1592 (R¾mond, Bordeaux, 2 volumes), a ŽtŽ publiŽ pour la 1re fois dans l'Žd. de Ruble, 1864-68) :

...Et pour ce vous me pourriez demander qui m'a Žmu d'Žcrire ma vie... c'est pour la dŽfense de mon honneur et rŽputation... Et pour ce qu'il a couru un bruit ˆ la cour [...] que j'ai eu intelligence avec les ennemis de mon Roi, pillŽ ses finances, mettre impositions sur son peuple pour m'enrichir : autres, que je n'avais point voulu combattre, et tout ce qui ™te entirement la bonne fame et renommŽe d'un homme de bien. Et, puisque ce bruit a couru partout, je n'ai pu faire le moins que de rendre compte de ma vie et de toutes choses qui sont passŽes par mes mains, et par le menu et ˆ la vŽritŽ afin d'™ter la mauvaise opinion que dans le royaume et hors d'icelui l'on pourrait avoir pris de moi...

[Quant aux biens pillŽs des Huguenots et donnŽs ˆ ses soldats] Si je n'eusse fait cela, je rŽvoltais toute la noblesse et tous les soldats contre le Roi puisque les ennemis avaient permission de piller et saccager les catholiques, et non les catholiques ˆ eux...

Maintenant je veux parler de moi-mme qui ne suis jamais ŽtŽ connu, sinon pour un homme de peu et de rien, si ce n'Žtaient les moyens que le Roi m'a baillŽs pour acquŽrir la renommŽe [...] par lˆ o j'ai acquis ce que j'estime plus que tous les biens de ce mondre, qu'est l'honneur et rŽputation en laquelle j'ai immortalisŽ le nom de Monluc...

Or, Mgr, puisque vous tes le chef des armes aprs le Roi, donc devez-vous tre protecteur de l'honneur des gens de bien qui ont fidlement et loyalement servi le Roi envers tous et contre tous. Et vous supplie trs humblement donc, soyez protecteur de la mienne qu'on ne me peut nier que je ne sois tel : mes blessures en portent tŽmoignage...

(orthographe modernisŽe ˆ partir du texte donnŽ par CourtŽault, 1907,  B. de Monluc historien)


[25] Un peu plus tard, il reprend et fait reprendre le texte pour l'amŽliorer : Dans l'intŽressant travail de rŽvision qu'il fit subir ˆ son texte de 1571 ˆ 1577, il adoucit bien des traits (CourtŽault, 1911, T. 1, p. vi) et renforce la dimension guerrire. Il s'adresse de faon rŽcurrente ˆ capitaines, mes compagnons.

Or, seigneurs et capitaines, qui me ferez cet honneur de lire m'a vie, n'y apportez nul mal talent... j'ai dictŽ ce que je vous en laisse afin que mon nom ne se perdre, ni de tant vaillants hommes que j'ai vu bien faire, car les historiens n'Žcrivent qu'ˆ l'honneur des rois et des princes (Žd. Courteault T. 3, p. 422 ; Žd. 1592, T. 2, p. 234 Vo).


[26] A l'annŽe 1637 : un autre coquin, faux historiographe sÕil en fut jamais, nommŽ Duplex, quy a fait l'histoire de nos rois, pleine de faussetŽs et de sottises, les ayant mises en lumiere cinq ans auparavant, me furent apportŽes dans la Bastille : et comme je prattique en lisant les livres, pour y profiter, dÕen tirer extraits des choses rares, aussy quand je trouve des livres impertinens ou menteurs evidens, jÕescris en marge les fautes que j'y remarque : jÕescrivis en marges les choses que je trouvois indignes de cette histoire, ou ouvertement contraires a la veritŽ quy la doit accompagner. Ces notes "dŽrobŽes" deviennent un livre dont Bassompierre nie prudemment la paternitŽ. Les Remarques de Monsieur le Mareschal de Bassompierre. Sur les Vies des roys Henri IV & Louys XIII de Dupleix (chez Cardin Besongne, au Palais, avec privilge, 1665, 544 pages) poussent Dupleix ˆ l'incriminer : ce pendard de Duplex fut escoutŽ lors quÕil fit voir aux ministres ces memoires que faussement il m'attribuoit, et fut aysement creu quand il eut dit quÕil y avoit plusieurs choses ou je tesmoygnois que je nÕapprouvois pas le gouvernement present, bien quÕil n'y en eut aucune, mesmes aux remarques supposŽes, quy en parlat ; et on ne manqua pas de le rapporter au roy, et de luy dire quÕil apparoissoit evidemment par ces memoires que jÕavois de lÕaversion a sa personne, et a lÕestat : mesmes plusieurs quy dans ma bonne fortune mÕestoint obligŽs, sÕefforcerent de luy faire croyre, et le roy y adjouta foy d'autant plus tost quÕil savoit qu'ils estoint mes amis, et l'affaire en passa sy avant que lÕon permit a ce pendard dÕescrire contre moy un livre sur ce sujet, et obtint des lettres pour le faire imprimer.

Lemoine, 2008, analyse le contenu de la critique de Bassompierre : ce que veut signifier le Censeur [Bassompierre dans les Remarques], cÕest que lÕŽcriture de lÕhistoire du temps prŽsent ne peut se faire que si lÕhistorien a participŽ aux ŽvŽnements quÕil relate ou, tout au moins, sÕil en a ŽtŽ le tŽmoin. Il reproche en effet ˆ lÕhistorien de ne pas avoir ŽtŽ prŽsent et de ne pas avoir participŽ aux ŽvŽnements quÕil dŽcrit et analyse, ce qui, selon son dŽtracteur, biaise son jugement et lui interdit donc de faire une Histoire digne de ce nom... il [B.] peut se vanter dÕavoir c™toyŽ de prs Louis XIII, notamment dans ces annŽes 1622-1623 ... CÕest ˆ ce titre quÕil contredit son adversaire : il a participŽ au pouvoir, il a vŽcu lÕŽvŽnement au plus prs et peut expliquer ce qui sÕest passŽ. LÕhistorien vit lÕŽvŽnement... plus on est impliquŽ dans lÕhistoire dÕun rgne, plus on a de lŽgitimitŽ pour en rendre compte. Telle est la dŽfinition que donne en creux le marŽchal du Ç mŽtier dÕhistorien È. Elle est particulirement rŽvŽlatrice de la pensŽe de la plupart des mŽmorialistes de cette Žpoque... Certains, comme Dupleix font de lÕhistoire sans y avoir participŽ, dÕautres, comme Bassompierre, font lÕhistoire. Toute la dŽmarche des MŽmoires consiste justement ˆ dŽmontrer cela... Dans la mesure o lÕŽcriture de lÕhistoire devient un enjeu majeur, Richelieu sÕemploie, dans sa vaste entreprise de propagande, ˆ la contr™ler et Bassompierre, vŽritable porteur dÕun projet alternatif, sÕemploie ˆ la dŽtruire au profit du roi.


[27] Carrier, 1971, p. 44 : L'Histoire doit tre Žcrite par ceux qui l'ont faite. Retz n'a pas de mots assez forts pour exprimer son mŽpris des historiens de mŽtier qui s'imaginent pouvoir reconstituer dans la solitude de leur cabinet la rŽalitŽ complexe et mouvante des intentions et des actions et qui prŽtendent tout expliquer et tout comprendre par le seul encha”nement logique des causes et des consŽquences...


[28] S.Simon, X, 18 : Les libŽralitŽs si populaires et si surprenantes, par rapport au gŽnie du roi, de M. et de Mme du Maine que nous avons rapportŽes ˆ l'occasion de la publication de la paix ˆ Paris, ne tardrent pas ˆ se dŽvelopper. Les jŽsuites, si adroits ˆ reconna”tre les faibles des monarques, et si habiles ˆ saisir tout ce qui peut eux-mmes les protŽger et les conduire ˆ leurs fins, montrrent ˆ quel point ils y Žtaient ma”tres. On vit para”tre une nouvelle, et assurŽment trs-nouvelle, Histoire de France, en trois volumes in-folio fort gros, portant le nom du P. Daniel pour auteur, qui demeurait ˆ Paris en leur maison professe, dont le papier et l'impression Žtait du plus grand choix, et le style admirable. Jamais un franais si net, si pur, si coulant, les transitions heureuses, en un mot tout ce qui peut attacher et charmer un lecteur: prŽface admirable, promesses magnifiques, courtes dissertations savantes, une pompe, une autoritŽ la plus sŽductrice. Pour l'histoire, beaucoup de roman dans la premire race, beaucoup encore dans la seconde, et force nuages dans les premiers temps de la troisime. Tout l'art, tout le mŽnagement des ombres et du clair-obscur, ainsi que dans le plus beau tableau, y parurent sous le masque d'une apparente simplicitŽ, et tout le secours, aux endroits les plus scabreux, que l'esprit put fournir ˆ une audace qui se sent appuyŽe. En un mot, tout l'ouvrage parut trs-Žvidemment composŽ pour persuader, sous l'air na•f d'un homme qui Žcarte les prŽjugŽs avec discernement, et qui ne cherche que la vŽritŽ, que la plupart des rois de la premire race, plusieurs de la seconde, quelques-uns mme de la troisime, ont constamment ŽtŽ b‰tards, trs-souvent adultŽrins et doublement adultŽrins, que ce dŽfaut n'avait pas exclus du tr™ne, et n'y avait jamais ŽtŽ considŽrŽ comme ayant rien qui en džt ni pžt Žloigner. Je dis ici cržment ce que la plus fine dŽlicatesse couvre, mais en l'exprimant pourtant trs-manifestement dans tout le tissu de l'ouvrage, avec une nŽgligence qui dŽtourne tant qu'elle peut les yeux du dessein principal.


[29] Bassompierre : Je souhaiterois, pour mon contentement particulier, dÕavoir receu, au commencement de ma jeunesse, le conseil (que vous me donnŽs apres quÕelle est presque terminŽe) de faire un papier journal de ma vie ; il mÕeut servi dÕune memoire artificielle, non-seulement des lieux ou jÕay passŽ lors que jÕay estŽ aux voyages, aux ambassades, ou a la guerre, mais aussy des personnes que jÕy ay pratiquŽes, de mes actions privŽes et publiques, et des choses plus notables que jÕy ay veues et ou•es, dont la connoissance me seroit maintenant tres utile, et le souvenir doux et agreable. Mais puis que, faute dÕadvertissement ou de consideration, jÕay estŽ privŽ de cet advantage, jÕauray recours a celuy que me donne lÕexcellente memoire que la nature mÕa departie, pour rassembler le debris de ce naufrage, et restablir cette perte autant que je pourray, continuant a lÕadvenir de suyvre vostre salutaire conseil...


[30] S.Simon, XIII : ...Ë peine Žtions-nous rassis que M. le Duc arriva, et lÕinstant dÕaprs M. le duc dÕOrlŽans. Je laissai rasseoir le bruit qui accompagna son arrivŽe, et comme je vis que le premier prŽsident se mettoit en devoir de vouloir parler, en se dŽcouvrant, je fis signe de la main, me dŽcouvris et me couvris tout de suite, et je dis que jÕŽtois chargŽ par MM. les pairs de dŽclarer ˆ la compagnie assemblŽe que ce nÕŽtoit quÕen considŽration des importantes et pressantes affaires publiques quÕil sÕagissoit maintenant de rŽgler, que les pairs vouloient bien encore souffrir lÕusurpation plus quÕindŽcente du bonnet, et les autres dont ils avoient ˆ se plaindre, et montrer par ce tŽmoignage public la juste prŽfŽrence quÕils donnoient aux affaires de lÕƒtat sur les leurs les plus particulires, les plus chres et les plus justes, quÕils ne vouloient pas retarder dÕun instant ; mais quÕen mme temps je protestois au nom des pairs contre ces usurpations, et contre leur durŽe, de la manire la plus expresse, la plus formelle, la plus authentique, au milieu et en face de la plus auguste assemblŽe, et autorisŽ de lÕaveu et de la prŽsence de tous les pairs ; et que je protestois encore que ce nÕŽtoit quÕen considŽration de la parole positive et authentique que M. le duc dÕOrlŽans ci-prŽsent nous donna hier au soir dans son appartement, ˆ Versailles, de dŽcider et juger nettement ces usurpations aussit™t que les affaires publiques du gouvernement seront rŽglŽes ; et quÕil a trouvŽ bon que je lÕŽnonasse clairement ici comme je fais, et (me dŽcouvrant et me recouvrant aussit™t) que jÕeusse lÕhonneur de lÕinterpeller ici lui-mme dÕy dŽclarer que telle est la parole quÕil nous a donnŽe, et sur laquelle uniquement nous comptons, et en consŽquence nous [nous] bornons prŽsentement ˆ ce qui vient dÕtre dit et dŽclarŽ par moi, de son aveu et permission expresse et formelle, en prŽsence de quinze ou seize pairs ci-prŽsents quÕil manda hier au soir chez lui.

Le silence profond avec lequel je fus ŽcoutŽ tŽmoigna la surprise de toute lÕassistance. M. le duc dÕOrlŽans se dŽcouvrit, en affirmant ce que je venois de dire, assez bas et lÕair embarrassŽ, et se recouvrit...


[31] Je cite Doumic :

...dans les MŽmoires, Villard n'a pas plus gagnŽ la bataille de Denain que Vend™me n'a gagnŽ les batailles de Cassano et de Villaviciosa (p. 78)... Avec Saint-Simon, quand on est, comme Villars, protŽgŽ de Mme de Maintenon, ou, comme Vend™me, protŽgŽ de Monseigneur, il est impossible qu'on ait droit aux lauriers dont l'histoire vous gratifie. Et c'est mme, dit-il trs sŽrieusement, ce qui le fait douter de l'histoire (p. 79).

Ç Ses appas [de Maintenon] Žlargirent peu ˆ peu ce mal-tre. È Saint-Simon cite des noms ; VilIars, pre du marŽchal ; Beuvron, pre d'Harcourt ; les trois Villarceaux. Il n'y a eu qu'un Villarceaux, et Saint-Simon le sait bien. Qu'importe? il en met trois. Quand il s'agit de mŽdire de Mme de Maintenon, il voit triple. Il y a eu ceux-lˆ, et il y en a eu bien d'autres, un rŽgiment, une armŽe, tout le monde (p. 163).

[la scne de la chaise ˆ porteurs, Camp de Compigne, 1698] Quel art de raconter et de peindre! Car la scne n'eut certes pas ce relief; elle passa inaperue ; aucun tŽmoin ne l'a relatŽe : il semble bien qu'elle ne scandalisa personne. Toute la couleur n'en est que dans les yeux de Saint-Simon, et tout le frŽmissement n'en vient que de son ‰me (p. 174).

I1 ne s'est pas aperu combien cette continuitŽ dans la poursuite ambitieuse [du pouvoir] est en contradiction avec ce qu'il nous dit lui-mme du Ç naturel changeant È de Mme de Maintenon, de la lŽgretŽ avec laquelle elle s'engouait des gens et des idŽes pour s'en dŽprendre ensuite et ne les plus conna”tre, de cette mobilitŽ dont nous avons tant de preuves, Ñ notamment dans l'histoire de son gouvernement ˆ Saint-Cyr, Ñ et de ce qu'elle n'avait de suite en rien, et de ce qu'elle Žtait la Ç reine des Dupes È (p. 184).

 [le lit de justice de 1718]  C'est le morceau capital des MŽmoires. Je ne crois pas d'ailleurs que cette mesure ait eu l'importance que lui prte Saint-Simon. Elle n'eut que peu d'action sur la politique gŽnŽrale (p 202).

Ajoutons aux exemples de Doumic l'ambassade espagnole de 1721-22 qui suscite tant de digressions et occupe tant de place dans les MŽmoires, dans la vie du Duc (Grandesse pour lui et son fils a”nŽ, toison pour le cadet)... et dans sa ruine financire. Aprs la guerre de la quadruple alliance (1719) o, ˆ contre-emploi, le Bourbon franais a combattu le Bourbon espagnol aux c™tŽs de l'Angleterre, OrlŽans-Dubois scellent la rŽconciliation par le double mariage classique : une des filles OrlŽans Žpousera l'hŽritier du roi d'Espagne dont la fille, Mariana Victoria, sera envoyŽe ˆ Paris pour Žpouser Louis XV plus tard (elle a 3 ans et le mariage ne se fera pas).

Alors que les MŽmoires font de l'Ambassade extraordinaire de S. Simon un exercice de haute diplomatie, alors qu'il s'agit d'une simple mission de reprŽsentation pour exŽcuter le mariage. D'ailleurs l'essentiel du rŽcit est consacrŽ aux aspects cŽrŽmoniaux qui font  les dŽlices de notre Duc.


[32] Il en va de mme de Retz que S.Simon ne mentionne pas dans les MŽmoires mais dont il loue emphatiquement la personne et la vŽritŽ dans les Notes sur les DuchŽs-Pairies (InŽdits, Faugre, T6, Second titre de Retz, pp. 74-79).

Hersant, 2005 : Saint-Simon juge en effet que [dans ses MŽmoires] Retz Ç sÕy sacrifie [É] continuellement ˆ la vŽritŽ È... cÕest prŽcisŽment la qualitŽ que nous accorderions le moins aisŽment ˆ Retz, celle en revanche qui tient le plus ˆ cÏur ˆ Saint-Simon, celle quÕil dŽfend avec le plus dÕacharnement pour ses propres MŽmoires, quÕil lui attribue... Si Retz para”t Ç vrai È ˆ Saint-Simon, et si ses MŽmoires lui semblent la quintessence mme de la vŽritŽ, ce nÕest dÕailleurs Žvidemment pas [...] dans une conception Žtroitement Ç rŽfŽrentielle È de la vŽritŽ... au cÏur mme des plus avŽrŽs mensonges, nos deux auteurs conservent la conviction dÕtre Ç vrais È non peut-tre par ce quÕils disent (il est possible que mme Retz et Saint-Simon aient conscience de leurs propres mensonges !) mais par ce quÕils sont. Cette conception de la vŽritŽ ne pouvait gure sŽduire, on le concevra, les historiens positivistes du XIXe qui se sont acharnŽs sur eux ˆ partir dÕune conception de la vŽritŽ, elle, essentiellement rŽfŽrentielle.

Carrier, 1971 : ce pouvoir grossissant de l'imagination Žclate dans les MŽmoires de Retz o presque tous les souvenirs sont rvŽs... On comprend ds lors comment les plus belles scnes de Retz sont en mme temps les moins fidles, parce que ce sont celles o l'imagination a eu la plus grande part [...] Il est certain que le cardinal, en revivant ses souvenirs, augmente beaucoup l'importance de son propre r™le : mais il faut comprendre que c'est l'objectivitŽ qui serait ici mensongre parce qu'elle trahirait la vision personnelle de l'artiste... Il rve sa vie, il reconstruit en dehors du cadre trop pauvre de la rŽalitŽ le monde dans lequel il a vŽcu... (p. 70) C'est dans ce sens que tout mŽmorialiste est d'abord un metteur en scne. Retz constamment dramatise et stylise... De la mme faon, si la plupart des portraits sont outrŽs dans les MŽmoires, c'est que Retz se laisse emporter par sa virtuositŽ, par son gŽnie d'Žcrivain au moins autant que par ses rancÏurs personnelles... (p. 71).


[33] DŽjˆ Cheruel (1876, p. lxxix sq.) en esquissait la chronologie : En 1741 ou 1742, il avait dŽjˆ atteint, et en partie retracŽ les ŽvŽnements de 1709... : Saint-Simon avait terminŽ en septembre 1745 le rgne de Louis XIV, et, en mars 1746, il avait commencŽ le rŽcit des ŽvŽnements de la RŽgence... Parvenu au temps de la RŽgence, Saint-Simon [...] reprend une allure plus rapide, et, en 1747, il achve l'histoire de la RŽgence jusqu'ˆ la conclusion de la Quadruple alliance (aožt 1718). Enfin, de 1747 ˆ 1751, il termine l'histoire de la RŽgence et du ministre du duc d'OrlŽans.

Coirault, 1965, 480: On peut donc fixer comme dates-limites de la rŽdaction : 1739 et 1749 (ou 1750 ?). La majeure partie des MŽmoires, soit la chronique des annŽes 1701 ˆ 1723, semble avoir ŽtŽ rŽdigŽe de 1740 ˆ 1749 (ou 1750) ; en moins de trois ans (1740 ˆ dŽbut de janv. 1743), S.-S. retrace les ŽvŽnements de janv. 1701 ˆ mai 1711 ; en moins de trois ans (juillet 1743 ˆ mars 1746) ceux de mai 1711 ˆ octobre 1715. Il est probable que moins d'une annŽe s'Žcoule entre la rŽdaction de la chronique d'octobre 1715 et celle de la chronique d'aožt 1718 (mars 1746 ˆ la fin de 1746 ou le dŽbut de 1747). Trois ou quatre annŽes lui sont nŽcessaires pour achever son Ïuvre  (fin d'aožt 1718 ˆ dŽcembre 1723).

Mon graphique ci-dessous donne une idŽe (hŽlas, approximative) du calendrier d'Žcriture:

On remarquera aussi que, sur les trente annŽes couvertes par les MŽmoires, la pŽriode Louis XIV et la pŽriode OrlŽans Žquivalent, soit vingt ans et dix ans : 50% du texte est consacrŽ ˆ 1695-1714, 50% ˆ 1714-1723.


[34] de Waelhens, 1981 : Les fureurs quasi surnaturelles dont Saint-Simon gratifie Noailles sont complexes dans leurs origines et doivent se comprendre ˆ divers niveaux dÕinterprŽtation. Ajoutons seulement que, suite ˆ leur Ç brouille È Ñ car ils furent amis Ñ, Saint-Simon dispense ˆ Noailles, partout et en toutes occasions, les plus incroyables injures, affronts et avanies... un beau Ç serpent È (mot que Saint-Simon appliquera au duc de Noailles dans le portrait quÕil en trace) tortueux, tentateur et, du moins initialement, sŽduisant... Saint-Simon, et nous aurons dÕautres preuves, un temps au moins, a ŽtŽ sŽduit par Noailles quoiquÕil se dŽfi‰t de lui et en quelque sorte malgrŽ sa volontŽ...

le vrai est quÕil a donnŽ son amitiŽ ˆ un homme [Noailles] qui lÕa trahie, encore quÕil nÕait retirŽ de cette trahison aucun bŽnŽfice, bien au contraire. CÕest lˆ le crime abominable et il faut donc bien que cette amitiŽ ait ŽtŽ dÕune Žtrange puissance. Apprenons tout de suite que Ç le serpent qui tenta Eve, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est lÕoriginal dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidle, la plus parfaite, autant quÕun homme peut approcher des qualitŽs dÕun esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges prŽcipitŽs du ciel È... Et Saint-Simon de se lancer dans des discours et des comportements quÕil faut bien qualifier de dŽmentiels. Il punira Noailles...

S.Simon dŽclare (Žcrit avoir dŽclarŽ) au RŽgent:  je ne me cache ˆ vous, ˆ personne ni ˆ lui-mme [Noailles], que le plus beau et le plus dŽlicieux jour de ma vie ne fžt celui o il me serait donnŽ par la justice divine de lÕŽcraser en marmelade et de lui marcher ˆ deux pieds sur le ventre, ˆ la satisfaction de quoi il nÕest fortune que je ne sacrifiasse... Waelhens commente : QuÕun tel texte signe ˆ lui seul une constitution parano•aque, il serait difficile de le contester... Nous savons que Noailles, en dŽpit de tout ce quÕil eut ˆ subir de la part de Saint-Simon, chercha toujours ˆ se rŽconcilier avec lui... Noailles fera sous Louis XV une carrire brillante Ñ quel que soit le jugement que Saint-Simon ou les historiens portent sur celle-ci Ñ : il Ç se trouvait ˆ la tte de la famille la plus puissante en tout genre par toutes sortes de grands Žtablissements È. Noailles nÕen continua donc pas moins ˆ poursuivre son dessein de rŽconciliation, partagŽ par tous les Noailles...

[Aprs la "rŽconciliation" et la visite que lui fait Noailles, S.Simon s'exclame que] ˆ lÕavenir, il refusera avec Noailles toute conversation sans tŽmoin, avec ordre formel pour celui-ci de ne se retirer quÕune fois Noailles parti...

Est-il permis de souligner, en plusieurs passages des textes quÕon vient de citer ou de rŽsumer, quÕils laissent Žchapper des expressions quÕon entendrait tout aussi bien ou mieux dans la bouche de quelquÕun que poursuit une amoureuse ou un amoureux importuns ? ... QuÕil y ait chez Saint-Simon une composante homosexuelle nettement plus marquŽe que chez la moyenne des humains, nous croyons lÕavoir montrŽ. Acceptable, sous le masque de lÕaffection filiale vis-ˆ-vis de Beauvillier, acceptable encore sous le masque de la fidŽlitŽ fŽale au prince lŽgitime et malheureux quÕest Philippe dÕOrlŽans (et, de plus, tempŽrŽe par toutes les critiques que Saint-Simon adresse au caractre de celui-ci), elle ne lÕest dÕaucune manire vis-ˆ-vis de Noailles...

Remarquons que la trahison de Noailles est si curieuse qu'elle sent le prŽtexte (comme celle de Pontchartrain fils, autre tte de Turc de notre Duc) : selon S.Simon, en assemblŽe des ducs et pairs, Noailles leur propose dÕaller immŽdiatement et seuls rendre hommage au nouveau roi, le jeune Louis XV, se sŽparant ainsi du reste de la noblesse. S.Simon s'y oppose et la majoritŽ des pairs le suit. Mais ausit™t aprs, Noailles raconte partout que S.Simon a dŽfendu cette idŽe insensŽe, et que lui, Noailles, l'a fait Žchouer.

Je suis tentŽ de comprendre l'inverse car S.Simon ne cesse d'exalter les Ducs-Pairs, l'Žlite de la Noblesse et la seule qui compte. Il n'aura que mŽpris et dŽrision pour la prŽtendue noblesse que, bient™t, la Duchesse du Maine excitera mais qui, ˆ cette heure, est passive. Il para”trait logique que, aprs la mort du roi, quand les Ducs-Pairs s'emploient ˆ se rŽaffirmer (cf. la sŽance au Parlement), S.Simon ait voulu qu'ils se manifestent et que la jalousie ˆ l'Žgard des succs de Noailles, jointe ˆ la crainte personnelle de sa sŽduction, lui fasse fabriquer cette "trahison" ˆ laquelle il finira par croire et qui enflera aux dimensions d'un crime.


[35] S.Simon, X, 2 : ....Doux quand il lui pla”t, gracieux, affable, jamais importunŽ quand mme il l'est le plus; gaillard, amusant: plaisant de la bonne et fine plaisanterie, mais d'une plaisanterie qui ne peut offenser; fŽcond en saillies charmantes; bon convive, musicien; prompt ˆ revtir comme sien tous les gožts des autres, sans jamais la moindre humeur; avec le talent de dire tout ce qu'il veut, comme il veut, et de parler toute une journŽe sans toutefois qu'il s'en puisse recueillir quoi que ce soit, et cela mme au milieu du salon de Marly, et dans les moments de sa vie les plus inquiets, les plus chagrins, les plus embarrassants. Je parle pour l'avoir vu bien des fois sachant ce qu'il m'en avait dit lui-mme, et lui demandant aprs, dans mon Žtonnement, comment il pouvait faire.

AisŽ, accueillant, propre ˆ toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l'esprit ornŽ, mais d'Žcorce; en sorte que sur toute espce de savoir force superficie, mais on rencontre le tuf pour peu qu'on approfondisse, et alors vous le voyez ma”tre passŽ en galimatias de propos dŽlibŽrŽ. Tous les petits soins, toutes les recherches, tous les avisements les moins prŽvus coulent de source chez lui pour qui il veut capter, et se multiplient, et se diversifient avec gr‰ce et gentillesse, et ne tarissent point, et ne sont point sujets ˆ dŽgožter. Tout ˆ tous avec une aisance surprenante, et n'oublie pas dans les maisons ˆ plaire ˆ certains anciens valets. L'Žlocution nette, harmonieuse, toutefois naturelle et agrŽable; assez d'ŽlŽgance, beaucoup d'Žloquence, mais qui sent l'art, comme avec beaucoup de politesse et de gr‰ce dans ses manires, elles ne laissent pas de sentir quelque sorte de grossiretŽ naturelle; et toutefois des rŽcits charmants, le don de crŽer des choses de riens pour l'amusement, et de dŽrider et d'Žgayer mme les affaires les plus sŽrieuses et les plus Žpineuses, sans que tout cela paroisse lui cožter rien.

Voilˆ sans doute bien de l'agrŽable et de grands talents de cour; heureux s'il n'en avait point d'autres. Mais les voici: tant d'appas, d'esprit de sociŽtŽ, de commerce; tant de piŽges d'amitiŽ, d'estime, de confiance, cachent presque tous les monstres que les po‘tes ont feints dans le Tartare; une profondeur d'ab”me, une faussetŽ ˆ toute Žpreuve, une perfidie aisŽe et naturelle accoutumŽe ˆ se jouer de tout: une noirceur d'‰me qui fait douter s'il en a une, et qui assure qu'il ne croit rien; un mŽpris de toute vertu de la plus constante pratique; et tour ˆ tour, selon le besoin et les temps, la dŽbauche publique abandonnŽe, et l'hypocrisie la plus ouverte et la plus suivie. En tous ces genres de crimes, un homme qui s'Žtend ˆ tout, qui entreprend tout, qui, pris sur le fait, ne rougit de rien, et n'en pousse que plus fortement sa pointe; ma”tre en inventions et en calomnies, qui ne tarit jamais, et qui demeure bien rarement court; qui se trouvant ˆ dŽcouvert et dans l'impuissance, se reploie prestement comme les serpents, dont il conserve le venin parmi toutes les bassesses les plus abjectes dont il ne se lasse point, et dont il ne cesse d'essayer de vous regagner dans le dessein bien arrtŽ de vous Žtrangler; et tout cela sans humeur, sans haine, sans colre, tout cela ˆ des amis de la plus grande confiance, dont il avoue n'avoir jamais eu aucun lieu de se plaindre, et auxquels il ne nie pas des obligations du premier ordre. Le grand ressort d'une perversitŽ si extrmement rare est l'ambition la plus dŽmesurŽe, qui lui fait tramer ce qu'il y a de plus noir, de plus profond, de plus incroyable, pour ruiner tout ce qu'il y craint d'obstacles, et tout ce qui peut, mme sans le vouloir, rendre son chemin moins sžr et moins uni. Avec cela une imagination Žgalement vaste, fertile, dŽrŽglŽe, qui embrasse tout, qui s'Žgare partout, qui s'embarrasse et qui sans cesse se croise elle-mme, qui devient aisŽment son bourreau, et qui est Žgalement poussŽe par une audace effrŽnŽe, et contrainte par une timiditŽ encore plus forte, sous le contraste desquelles il gŽmit, il se roule, il s'enferme; il ne sait que faire, que devenir, et [sa timiditŽ] protŽge nŽanmoins rarement contre ses crimes.

En mme temps, avec tout son esprit, ses talents, ses connaissances, l'homme le plus radicalement incapable de travail et d'affaires...


[36] Le premier inventaire a ŽtŽ effectuŽ par voie de justice aprs le dŽcs du Duc (Inventaire Delaleu). La liste est impressionnante par la quantitŽ et la diversitŽ des paquets. RetrouvŽe et publiŽe par Baschet (pp. 121-144), elle compte 171 items dont chacun correspond, tant™t ˆ un ou plusieurs volumes, tant™t ˆ un ou plusieurs portefeuilles de cahiers. Au total, 123 volumes, dont 103 in-f¡, 15 in-4¡, 5 in-8¡, et 162 portefeuilles, dont 153 in-f¡ et 9 in-4¡. Parmi eux, le N¡131 : Onze Portefeuilles intitulŽs : Ç MŽmoires de Saint-Simon È, dont le premier contient dix-sept cayers, le deuxime seize , le troisime seize, le quatrime quinze, le cinquime seize, le sixime seize, le septime seize, le huitime seize, le neuvime seize, le dixime seize, et le onzieme et dernier douze cayers.


[37] Un grand loisir qui tout ˆ coup succde ˆ des occupations continuelles de tous les temps de la vie, forme un grand vuide qui n'est pas aisŽ, ny ˆ suporter ny ˆ remplir... L'esprit languissant de vuide, effleure ainsy bien des objets qui se prŽsentent, avant que d'essayer d'accrocher son ennuy sur pas un. A la fin la raison se fait entendre, mais en luy permettant le futile pour le raccoustumer peu ˆ peu ; et comme le futile n'a jamais estŽ de son goust, il ne pelotte pas longtemps sans approfondir davantage. Telle a estŽ l'occasion et le progrs de ce qu'on ne peut appeler qu'un Žcrit et dont on ne fait soy mesme que le cas qu'il mŽrite c'est ˆ dire qu'il a estŽ utile ˆ amuser en le faisant, fort bon aprs ˆ en allumer le feu, peut estre aussy ˆ monstrer ˆ quelqu'un de peu instruit et de fort paresseux, d'un coup d'Ïil aisŽ et grossier, ce qu'il ignore, et qu'il vaudroit toutesfois mieux ne pas ignorer ; une sorte de rapsodie copiŽe pour les dattes et certains faits gŽnŽalogiques quelquefois mesme historiques o on s'est laissŽ nŽgligemment entraisner au fil de l'eau ˆ raconter et ˆ raisonner, emportŽ par la matire parce qu'on n'a pas voulu prendre la peine de se retenir et qu'on ne l'a estimŽe que pour soy et pour l'amusement qu'on y a pris... L'histoire gŽnŽalogique et chronologique de la Maison de France, des Ducs, des Officiers de la Couronne, etc., consŽquemment des plus illustres et des plus heureuses Maisons ainsy que des plus grands et des plus fortunŽs personnages, s'est offerte ˆ l'amusement qu'on cherchoit... (InŽdits, Žd. Faugre, t. IV, p. 339 sq).


[38] Claude, plus rŽcent Duc et Pair (1635) que Franois V de La Rochefoucauld (1622) a ŽtŽ enregistrŽ et a prtŽ serment en 1635, tandis que le rebelle La Rochefoucauld, vŽrifiŽ seulement en 1631, n'a ŽtŽ reu par le Parlement qu'en 1637, soit deux ans plus tard que S.Simon.

La Rochefoucauld prŽtend passer devant puisque sa DuchŽ-Pairie est antŽrieure (1622 vs 1635). Et inversement (1635 vs 1637). De contentieux en compromis, l'affaire, reprise par les fils, sera finalement tranchŽe par le roi en faveur de S.Simon (1712), sans que le concurrent renonce.

Ce contentieux entre les deux Maisons s'aggrave quand le fils, Franois VI de la Rochefoucauld, accuse Claude de trahison pendant la Fronde. Dans ses MŽmoires, il Žcrit que Claude, alliŽ ˆ CondŽ, s'est laissŽ sŽduire (acheter ?) par la Cour alors que, dans la guerre de Guyenne, les Princes comptaient sur l'importante forteresse de Blaye dont Claude est gouverneur. Dans le texte de l'Ždition subreptice de 1662 (Cologne), on lit p. 127 : le Duc de Saint-Simon manqua tout net ˆ sa parole. Selon Louis, son pre, chez le libraire, Žcrivit en face, sur l'exemplaire qu'il tenait en mains, Ç L'auteur en a menti È et en fit autant ˆ deux ou trois autres, et l'eust fait ˆ tous, si le libraire, qui s'en aperut, n'eut promptement soustrait ce qu'il en avoit, et n'eust protestŽ qu'il n'en avoit pas davantage de tirŽ. Louis prend pour lui cette double querelle d'honneur : la fidŽlitŽ au roi de son pre est absolue et complte, il ne peut pas avoir penchŽ pour la Fronde ;  et l'ežt-il fait, jamais il n'aurait manquŽ ˆ sa parole/

ChŽruel et Boislisle ont fait justice de ces dŽclarations pŽremptoires et utilisŽ les correspondances pour analyser le double jeu du Duc et son ralliement tardif au parti de la Cour.


[39] Poisson suggre (pp. 338-9) une cause externe possible (ou un irritant) : la nouvelle rŽglementation des "honneurs de Cour" qui achve l'abaissement des Ducs-Pairs. InitiŽe en 1732, elle fut peut-tre ˆ l'origine des Notes sur les DuchŽs-Pairies, monument posthume de cette dignitŽ. En 1739 le rglement est complŽtŽ et parachevŽ : il n'admet aux honneurs de la cour que ceux dont la noblesse remonte au moins ˆ 1400. Cette super-Žlite, uniquement basŽe sur la naissance, sans considŽration des titres,  double les Pairs qui, pour S.Simon, sont (et devraient tre reconnus comme) laterales regis, fleurons prŽtieux de la Couronne, colonnes de l'Estat, modŽrateurs du Royaume et partageant seuls avec le roi le pouvoir constitutif et lŽgislatif. Ne peut-on pas appliquer aux MŽmoires la rŽaction que Poisson prte ˆ S.Simon ˆ propos des Notes ? TŽmoin de leur abaissement progressif  [des Ducs], hŽros du combat d'arrire-garde qu'il avait menŽ ˆ leur tte au cours de cette dŽfaite qui avait durŽ vingt ans, il avait ŽtŽ en quelque sorte le syndic de leur faillite. Il lui fallait rendre compte de ses efforts.

Un autre facteur a pu jouer si, cette annŽe 1739, S.Simon perd l'espoir que l'un ou l'autre des bassets lui donne un petit-fils et pressent l'extinction de sa Maison et de sa DuchŽ-Pairie : Le Saint-Simon du voyage d'Espagne ne songeait qu'ˆ ses enfants; le Saint-Simon de 1739 ne pense plus qu'ˆ lui-mme. Les MŽmoires, ˆ notre sens, ne sont pas pour leur auteur un refuge dans le passŽ, une dŽlectation morose, mais une crŽation, une Ïuvre de vie : c'est la postŽritŽ du duc de Saint-Simon (p. 356).


[40] Poisson, p. 355-6 : Il est possible que, chez notre duc, cette Žvolution dŽfinitive, celle qui dŽboucha sur la mise en route des MŽmoires, ait ŽtŽ provoquŽe par la rŽdaction de la Note sur Louis de Saint-Simon.

Nous avons dit qu'il avait menŽ de front les Additions et les Notes sur les duchŽs-pairies. Tant qu'il s'Žtait, pour ces dernires, consacrŽ aux autres familles ducales, il ne s'Žtait pas dŽcidŽ ˆ une Ïuvre de plus longue haleine et nous avons vu, par le commentaire de Dangeau en 1737, qu'ˆ cette date, il n'avait pas encore pris cette rŽsolution. La Note sur Louis de Saint-Simon avait mme, vers 1736-1738, ŽtŽ interrompue, peut-tre pour passer ˆ un autre exercice. Mais, Ñ c'est une hypothse, mais qui nous semble logique Ñ aprs 1738, il la reprit, et s'Žtait vu alors peu ˆ peu emportŽ par son rŽcit. Mme Himelfarb [Introduction ˆ la nouvelle Ždition des MŽmoires, PlŽiade] a justement observŽ que " la deuxime moitiŽ, le dernier tiers en tous cas de la Note n'a plus rien ˆ voir avec les perspectives, la finalitŽ, le champ de vision des autres Notes, et fait excroissance ; ce sont dŽjˆ les MŽmoires. La retombŽe sur les trs sches fiches consacrŽes aux Bassets frappe par sa h‰te et son dŽsŽquilibre, comme si Saint-Simon avait b‰te de passer ˆ autre chose ". Peut-on donc repousser jusqu'au second trimestre de 1739 l'achvement de cette dernire Note ? Rien, ˆ notre connaissance, ne s'y oppose. Ainsi Saint-Simon expŽdie-t-il les trois courtes notices sur ses enfants, abandonne le chapitre La Rochefoucauld aprs l'avoir amorcŽ, et se lance dans sa grande Ïuvre.


[41] De Waelhens : Comment quelquÕun dont la structure psychique se situe nettement ˆ la frontire dÕune certaine pathologie, quÕon essaiera de dŽlimiter, a-t-il pu Žcrire lÕÏuvre quÕil a Žcrite et menŽ, sans perturbations majeures, lÕexistence qui a ŽtŽ la sienne ?...

La lecture de ces textes [exprimant le dŽsir de se retirer], si succincts et peu explicites quÕils soient, fait na”tre le soupon de ce quÕon nomme aujourdÕhui une crise dŽpressive grave.  Pareils Žpisodes, si paradoxal que cela puisse para”tre, sont loin dÕtre exceptionnels chez des sujets tels que Saint-Simon. Car si sžrs quÕils soient de la possession absolue du rŽel et du vrai, il vient inŽvitablement un moment o le rŽel la dŽment sans pardon... Pareilles expŽriences placent des sujets tels que Saint-Simon devant une cruelle alternative, encore que celle-ci soit largement soustraite ˆ une libertŽ de choix consciente. Ou ils basculent dans le dŽlire en Ç refusant È de reconna”tre le verdict de la rŽalitŽ, ou, reconnaissant celle-ci, ils reconnaissent du mme coup que cette rŽalitŽ leur Žchappe pour partie. Mais ils ne peuvent alors rŽpondre ˆ cette grave blessure narcissique quÕen sÕenfonant temporairement ou dŽfinitivement dans un accs de profonde dŽpression. Une lecture de Saint-Simon attentive ˆ ce genre de problmes donne le sentiment quÕil a fr™lŽ plus dÕune fois lÕune ou lÕautre de ces ŽventualitŽs, mais sans doute davantage la seconde que la premire. De toute faon, Saint-Simon sÕen est tirŽ... Mais on peut croire quÕil le doit largement ˆ son gŽnie littŽraire et aux particularitŽs propres ˆ celui-ci... Ecrire, et Žcrire comme Saint-Simon Žcrit, restaure et rŽtablit lÕirrŽsistible omnipotence du regard...


[42] Je me permets d'Žvoquer un souvenir personnel. Perdu sur la c™te atlantique de l'Afrique, ˆ l'Žcart de tout, dans une cahute ˆ peine construite au sommet de la falaise, je n'avais pour Žclairage qu'une mauvaise lampe ˆ pŽtrole qui ne permettait pas de lire. Aussi, ds la nuit tombŽe, je prenais un cahier et, un peu ˆ l'aveuglette, j'Žcrivais je ne sais quoi, mlant, sans pouvoir me relire, pŽripŽties de ma journŽe, souvenirs de lecture et Žlucubrations, jusqu'ˆ ce que v”nt enfin l'heure d'aller dormir. Cela faisait passer le temps et, surtout, m'arrachait ˆ l'inexistence ˆ laquelle me condamnait ma dŽrŽliction. J'ai rapportŽ ces cahiers que j'ai rangŽs je ne sais o sans les relire. Mes hŽritiers les jetteront.


[43] La lettre (si elle date bien de 1712) n'a pas ŽtŽ remise au roi. La seule personne de confiance ˆ qui S.Simon l'aurait pu montrer en 1712 est Beauvillier (qui pousserait des cris, la rendrait avec effroi et exigerait sa destruction). Ou alors, bien plus tard, quelqu'un d'autre qui en aurait fait prendre copie par un secrŽtaire de fortune avant que S.Simon la bržle (mais, dans cette hypothse, comment cette copie arrive-t-elle dans les papiers ?). Si quelque chose devait tre cachŽ et conservŽ sous les plus sžres serrures, c'est bien cette magistrale leon de politique et de morale faite au roi dans un style ˆ la Bossuet.

Ecrite dans un style d'adoration courtisane, avec de longues pŽriodes balancŽes, la lettre est raide et, mme anonymement, ne pouvait pas tre montrŽe au roi, ni avoir aucune suite Si la date est significative (aprs les malheurs dont le royaume a ŽtŽ frappŽ), rien n'assure qu'elle soit celle de la rŽdaction. Nous n'avons ni original, ni brouillons, et la mauvaise copie dont nous disposons est elle-mme un irritant mystre (Coirault, 1968), un document ˆ part dont l'ŽtrangetŽ saisit l'imagination (de Weerdt-Pilorge, 2004, qui souligne la dimension spirituelle et biblique qui informe tout le texte)..

La Lettre commence par un tableau au noir du royaume : la mort des dauphins, chacun des trois ordres anŽantis, l'‰ge du roi et celui de l'enfant survivant dont le rgne est aussi imminent que problŽmatique, en raison de deux sortes de personnes que tout vous rend chres, et dont la grandeur ou l'usage seront la ruine du royaume, si Vostre MajestŽ n'y apporte le remde unique qui ne se peut trouver qu'en ses seules mains (p. 12). Il faut rabaisser ces personnes pour sauver le royaume en en libŽrant les forces latentes (notamment la noblesse).

La premire sorte comprend les b‰tards adultres dont le roi a fait des colosses de grandeur, de puissance, de biens, d'autoritŽ, de rangs inouis (p. 25), au grand courroux de Dieu (Nathan et David) qui poursuivra sa punition si le roi n'abat pas les tours qu'il a ŽlevŽes contre Sa volontŽ : c'est la pŽnitence qui vous est singulirement propre...(p 26).

Ensuite, par une transition un peu entortillŽe, l'anonyme en vient ˆ supplier Vostre MajestŽ de faire une solide reflection sur la manire dont vostre royaume est gouvernŽ (p. 30). Nous rencontrons lˆ les ministres et leur train, la deuxime sorte de personnes qui, avec la premire (paralllement ? concurrement ? conjointement ?), fouler[a] aux pieds le rejetton prŽcieux de Vostre MajestŽ, son rŽgent, son conseil... (p. 14) : les ministres. L'anonyme, en stigmatisant les b‰tards, exprime ce que beaucoup pensent en secret ; autre chose est de dire que Louis XIV est un fant™me, une dupe, une marionnette, et de dŽnoncer perspicacement l' "oligarchie bureaucratique" (Antoine, 1989), ces dŽluges de sangsues, de traittants et de commis, au nombre de plus de quatre vingt mille.

Voilˆ, pour l'anonyme, ce que cache l'apparent absolutisme du roi sur lequel beaucoup de nos historiens d'aujourd'hui s'illusionnent encore !

La Lettre de FŽnelon (1694) ˆ laquelle on compare souvent celle-ci, est d'un autre type, une "lettre de direction" spirituelle (Chaduc, 2008) qui appelle le roi ˆ la contrition, en en condamnant l'amour exagŽrŽ de la gloire, les guerres injustes et l'oubli de Dieu. S'adressant ˆ l'‰me du roi, FŽnelon mentionne ˆ peine les ministres, reprenant le refrain traditionnel des mauvais conseillers intŽressŽs (On nÕa plus parlŽ de lÕƒtat ni des rgles ; on nÕa parlŽ que du Roi et de son bon plaisir... Ils ont voulu vous Žlever sur les ruines de toutes les conditions de lÕƒtat..., Ed. Renouard, 1825, p. 123).

 

Donnons plus en dŽtail quelques extraits remarquables de la Lettre au Roi de 1712 (Faugre, InŽdits, T4, pp. 10-60) :

... il [le controolleur gŽnŽral depuis Colbert] se trouve en libertŽ et en autoritŽ Žgale, c'est ˆ dire sans borne et sans mesure, moyennant quoy la vostre avec toutte l'apparence n'a et ne peut avoir en effect nulle rŽalitŽ en finance, comme l'expŽrience continuelle l'a fait voir sans interruption touttes les fois que depuis M. Colbert jusqu'ˆ aujourd'huy, la volontŽ de Vostre MajestŽ et les inventions du controolleur gŽnŽral se sont trouvŽes diffŽrentes soit en choses gŽnŽrales soit en particulires (pp. 31-2)... par quoy le conseil des finances n'est plus qu'un vain fantosme comme la chambre des comptes, et tous ceux qui y sont d'autres fantosmes qui (ˆ commencer par Vostre MajestŽ mesme) ignorent si, pourquoy, quand, et comment les choses les plus principales et les plus lŽgres se passent en matire de finance, qui est uniquement en la main despotique du seul controolleur gŽnŽral, qui en dit en particulier ˆ Vostre MajestŽ ce qu'il en juge ˆ propos seulement (p. 33)...

Ainsy vous et vos ministres avez changŽ d'cstat; et ces messieurs qui ne doivent estre que les expŽditionnaires de vos volontŽs, vous l'ont rendu des leurs sans que qui que ce soit l'ignore que vous seul; vous seul dis je, s'il est bien vray que vous l'ignorez touttesfois (p. 34)... tout ce qu'ils ont usurpŽ d'autoritŽ et de puissance leur est par vous mesme abandonnŽ, et qu'ils ont si bien rŽussi ˆ vous persuader que vostre autoritŽ et vostre grandeur propre ne se pouvoient mesurer que par la leur, que vous y avez assujetti volontairement tout vous mesme ; et que par cet exemple au-dessus de toutte idŽe, c'est un crime ˆ tout Franois de vivre et de respirer autrement que par eux (p. 35)...

Pour les provinces, les intendans subalternes des ministres les gouvernent avec plus d'autoritŽ que n'y en eurent jamais les plus redoutables gouverneurs...  Par ce peu de paroles, il est donc visible que tout est dans les provinces entre les mains des intendans pour toutte espce et nature de choses, et sous eux de leurs subdŽlŽguŽs et autres gens subalternes sur lesquels ils ont dans leurs gŽnŽralitŽs le mesme pouvoir que les ministres l'ont sur eux mesmes; que par les intendans tout est dans les provinces soumis entirement au ministre, et que tout ce qui est d'affaire de province, de finance, de guerre, de marine et d'affaires estrangres ne pouvant estre veu qu'infiniment en gros par Vostre MajestŽ et ce gros ne luy estant portŽ, ny le choix et la conduitte de ceux qui grent tout en quelqu'employ que ce soit, que par le controolleur gŽnŽral et les secrŽtaires d'Estat chacun dans les choses de leur district, ils ont tout le royaume ˆ leur entire, pleine, libre et trs seure disposition, sans crainte, embarras ny contradiction de personne, de quelque ŽlŽvation ou faveur quelconque; consŽquemment que Vostre MajestŽ qui travaille tant d'heures la journŽe, n'a proprement de veue ny de disposition que ce qu'il plaist ˆ ces messieurs de luy en donner et de luy en laisser d'apparence, sans aucune rŽalitŽ, et sans encor qu'il puisse estre ny en vos lumires ny en vostre autoritŽ d'agir par vous mesme, d'estre informŽe de rien au vray ny de disposer effectivement d'aucunes choses ; tant que libre et tout puissant en apparence, mais en vŽritŽ rŽduit sous des tuteurs d'autant plus maistres qu'ils vous semblent n'exercer que vostre autoritŽ... vous ne connoissez personne, vous ne pouvez connoistre personne puisque personne ne vous parle, et que vous vous estes rendu inaccessible et comme le prisonnier de vos ministres qui gardent les clefs de touttes les avenues par o on vous peut aprocher (pp. 36-38)... laissant amuser Vostre MajestŽ et se lasser aux dŽtails des petittes choses qui leur rŽservent ˆ eux touttes les capitales (p. 40)

...nous nous voyons par le dernier comble des malheurs sur le bord du gouffre o la perte de Vostre MajestŽ, comme le dernier coup jettŽ ˆ la monarchie, si vous ne daignez donner une autre forme de gouvernement... En effect, Sire, la France ne peut subsister sous cinq rois Žgaux en autoritŽ (pardonnez la franchise des termes) qui tous cinq se croisent, se combattent (p. 43)...

...on est dis je rŽduit ˆ pomper jusqu'ˆ la lie et ˆ la mo‘lle de tous les Ordres du royaume, sans qu'il puisse rŽsister plus ny au dehors ny au dedans mesme, en proye ˆ ces dŽluges de sangsues, de traittants et de commis qui les uns vivent, les autres s'engraissent aux dŽpens de vous et de vostre peuple, au nombre de plus de quatre vingt mille rŽpandus par tout comme ˆ discrŽtion (p. 44)

...ces cinq rois qui sous vous et par vous n'ont rŽgnŽ que pour eux (p. 50)

Le texte se termine par cette exhortation quasi biblique :

Dieu redouble ses coups, frappe les plus sensibles; persŽvŽrerez vous, Sire, dans la surditŽ (p. 52)... Rentrez en vous mesme avec David, criez avec luy que vous avez pŽchŽ au Seigneur par vostre adultre et par vostre dŽnombrement [inquisitions fiscales de 1661, 1687, 1693, 1698 et 1709]. [1] L'amour propre, l'amour de pre vous a fait regarder vos enfans naturels comme les enfans de vostre personne pour qui vous ne pouviez trop faire, et devant qui vous avez courbŽ tout jusqu'ˆ votre Couronne, tandis que vous n'avez considŽrŽ vos enfans lŽgitimes que comme les enfans de l'Estat, grands de reste sans vous. Convenez en, Sire, en vous mesme (p. 54)... [2] L'Žducation, les prŽjugŽs, la commoditŽ, l'habitude, les succs, et dans la suitte l'idŽe de vous mesme et de vostre autoritŽ mal entendue, vous ont abandonnŽ ˆ des ministres qui ont rŽgnŽ en effect et vous en apparence, qui ont fait leur souverainetŽ de la vostre, qui ont estouffŽ toutte voix, tout mŽrite, tout talent, toutte formation de tout genre d'hommes et de sujets; fermŽ tout accs ˆ vous (p. 55)... ce sont les deux sortes de personnes dont il vous a estŽ dit ˆ l'entrŽe de cette lettre, qu'il faut considŽrer avec des yeux Žlevez ˆ Dieu et au dessus des prŽjugŽs, du goust et de l'habitude, ces deux sortes de personnes que tout vous rend chres; ces deux sortes de personnes dont la grandeur ou l'usage seront la ruine du royaume, si Vostre MajestŽ n'y aporte le remde unique qui ne se peut trouver qu'en ses seules mains (p. 56)... sauvez vostre Estat et vostre ‰me en embrassant par une pŽnitence Žgalement sensible, juste, indispensable et mŽritoire, les remdes uniques ˆ tant de calamitŽs prŽsentes et futures (p. 58)...


[44] (XIV, 1, ˆ l'annŽe 1716) S.Simon rappelle d'abord en dŽtails le danger que les Huguenots ont jadis constituŽ pour l'Etat. Puis, il en vient ˆ l'argument d'opportunitŽ : la faute faite (et mal faite) a produit des effets depuis trente ans. Revenir en arrire est impossible car les Huguenots mŽfiants demanderaient des garanties excessives. Et, s'ils revenaient, eux qui sont installŽs ˆ l'Žtranger depuis lontemps, ils seraient hommes, argent, commerce ennemis et contre le royaume :

Je fis aprs sentir au rŽgent un autre danger de ce rappel. C'est qu'aprs la triste et cruelle expŽrience que les huguenots avaient faite de l'abattement de leur puissance par Louis XIII, de la rŽvocation de l'Ždit de Nantes par le feu roi, et des rigoureux traitements qui l'avaient suivie et qui duraient encore, il ne fallait pas s'attendre qu'ils s'exposassent ˆ revenir en France sans de fortes et d'assurŽes prŽcautions, qui ne pouvaient tre que les mmes sous lesquelles ils avaient fait gŽmir cinq de nos rois, et plus grandes encore, puisqu'elles n'avaient pu empcher le cinquime de les assujettir enfin, et de les livrer pieds et poings liŽs ˆ la volontŽ de son successeur, qui les avait confisquŽs, chassŽs, expatriŽs. Je finis par supplier le rŽgent de peser l'avantage qu'il se reprŽsentait de ce retour, avec les dŽsavantages et les dangers infinis dont il Žtait impossible qu'il ne fžt pas accompagnŽ; que ces hommes, cet argent, ce commerce, dont il croyait en accro”tre au royaume, seraient hommes, argent, commerce ennemis et contre le royaume ; et que la complaisance et le grŽ qu'en sentiraient les puissances maritimes et les autres protestantes, serait uniquement de la faute incomparable et irrŽparable qui les rendrait pour toujours arbitres et ma”tres du sort et de la conduite de la France au dedans et au dehors. Je conclus que, puisque le feu roi avait fait la faute beaucoup plus dans la manire de l'exŽcution que dans la chose mme, il y avait plus de trente ans, et que l'Europe y Žtait maintenant accoutumŽe et les protestants hors de toute raisonnable espŽrance lˆ-dessus, depuis le refus du feu roi dans la plus pressante extrŽmitŽ de ses affaires de rien Žcouter lˆ-dessus, il fallait au moins savoir profiter du calme, de la paix, de la tranquillitŽ intŽrieure qui en Žtait le fruit, et [ne pas] de gaietŽ de cÏur et moins encore dans un temps de rŽgence, se rembarquer dans les malheurs certains et sans ressource qui avaient mis la France sens dessus dessous, et qui plusieurs fois l'avaient pensŽ renverser depuis la mort d'Henri II jusqu'ˆ l'Ždit de Nantes, et qui l'avaient toujours trs dangereusement troublŽe depuis cet Ždit jusqu'ˆ la fin des triomphes de Louis XIII ˆ la Rochelle et en Languedoc.


[45] Par exemple, dans le bilan du rgne de Quatorze, ˆ l'annŽe 1715 (XII, 16) : il [le roi] croyait toujours apprendre quelque chose ˆ ceux qui en ces genres-lˆ en savaient le plus, qui de leur part recevaient en novices des leons qu'ils savaient par cÏur il y avait longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avec tout le mŽrite d'une application continuelle, Žtaient le triomphe de ses ministres, qui, avec un peu d'art et d'expŽrience ˆ le tourner, faisaient venir comme de lui ce qu'ils voulaient eux-mmes et qui conduisaient le grand selon leurs vues, et trop souvent selon leur intŽrt, tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se noyer dans ces dŽtails. La vanitŽ et l'orgueil, qui vont toujours croissant, qu'on nourrissait et qu'on augmentait en lui sans cesse, sans mme qu'il s'en aperžt, et jusque dans les chaires par les prŽdicateurs en sa prŽsence, devinrent la base de l'exaltation de ses ministres par-dessus toute autre grandeur. Il se persuadait par leur adresse que la leur n'Žtait que la sienne, qui, au comble en lui, ne se pouvait plus mesurer, tandis qu'en eux elle l'augmentait d'une manire sensible, puisqu'ils n'Žtaient rien par eux-mmes, et utile en rendant plus respectables les organes de ses commandements, qui les faisaient mieux obŽir...

...on ne pouvait s'expliquer qu'en deux mots, d'une manire fort incommode, et toujours entendu de plusieurs qui environnaient le roi, ou, si on Žtait plus connu de lui, dans sa perruque, ce qui n'Žtait gure plus avantageux. La rŽponse sžre Žtait un je verrai, utile ˆ la vŽritŽ pour s'en donner le temps, mais souvent bien peu satisfaisante, moyennant quoi tout passait nŽcessairement par les ministres, sans qu'il pžt y avoir jamais d'Žclaircissement, ce qui les rendait les ma”tres de tout, et le roi le voulait bien, ou ne s'en apercevait pas.


[46] L'ennemi est le mme, pas le combat. La Cour des Aides et les Parlements opposent les Loix (qu'ils prŽtendent incarner) aux  principes variables de ce qu'on a voulu appeler l'administration et se voient rŽgulateurs du gouvernement.

Les Remontrances de la Cour des Aides du 5 juillet 1768 ont ŽtŽ publiŽes dans Touzery Mireille, 1994, LÕinvention de lÕimp™t sur le revenu : La taille tarifŽe 1715-1789 (Vincennes : Institut de la gestion publique et du dŽveloppement Žconomique) ; celles du 18 fŽvrier 1771 dans Bidouze FrŽdŽric, 2010, "Les remontrances de Malesherbes (18 fŽvrier 1771) : discours Ç national È de ralliement et discours parlementaire" (In : Lema”tre (dir.), Le monde parlementaire au XVIIIe sicle : LÕinvention dÕun discours politique, PU Rennes.

On trouvera les Remontrances sur les imp™ts de 1775 dans Auger [Dionis de la Tour ?], 1779, MŽmoires pour servir ˆ l'histoire du droit public de la France en matire d'imp™ts, ou Recueil de ce qui s'est passŽ de plus intŽressant ˆ la Cour des Aides depuis 1756 jusqu'au mois de juin 1775, [Bruxelles], pp. 628-696. Louis XVI les jugea si convaincantes (et si dangereuses) qu'il en fit dispara”tre la minute, disant ˆ la cour : vous ne dŽsirez pas qu'il reste dans vos registres un monument propre ˆ perpŽtuer le souvenir des malheurs que le Roi voudrait faire oublier.


[47] (XII, 16) ...De lˆ [du prŽtexte de la MajestŽ royale qu'ils reprŽsentent]  les secrŽtaires d'ƒtat et les ministres successivement ˆ quitter le manteau, puis le rabat, aprs l'habit noir, ensuite l'uni, le simple, le modeste, enfin ˆ s'habiller comme les gens de qualitŽ; de lˆ ˆ en prendre les manires, puis les avantages, et par Žchelons admis ˆ manger avec le roi; et leurs femmes, d'abord sous des prŽtextes personnels, comme Mme Colbert longtemps avant Mme de Louvois, enfin, des annŽes aprs elle, toutes ˆ titre de droit des places de leur mari, manger et entrer dans les carrosses, et n'tre en rien diffŽrentes des femmes de la premire qualitŽ...


[48] XII, 8 [1715] :... Mon dessein fut donc de commencer ˆ mettre la noblesse dans le ministre avec la dignitŽ et l'autoritŽ qui lui convenait, aux dŽpens de la robe et de la plume, et de conduire sagement les choses par degrŽs et selon les occurrences, pour que peu ˆ peu cette roture perd”t toutes les administrations qui ne sont pas de pure judicature, et que seigneurs et toute noblesse et peu ˆ peu substituŽe ˆ tous leurs emplois, et toujours supŽrieurement ˆ ceux que la nature ferait exercer par d'autres mains, pour soumettre tout ˆ la noblesse en toute espce d'administration, mais avec les prŽcautions nŽcessaires contre les abus. Son abattement, sa pauvretŽ, ses mŽsalliances, son peu d'union, plus d'un sicle d'anŽantissement, de cabales, de partis, d'intelligences au dehors, d'associations au dedans, rendaient ce changement sans danger, et les moyens ne manquaient pas d'empcher sžrement qu'il n'en v”nt dans la suite.


[49] MalgrŽ sa longueur, il faut citer tout le passage du discours de S.Simon ˆ OrlŽans ˆ l'annŽe 1715 (XII, 9).

http://rouvroy.medusis.com/docs/1209.html

J'ajoute quelques sous-titres pour faciliter la lecture :

[faisabilitŽ et nŽcessitŽ]

Il y avait longtemps que je pensais ˆ une assemblŽe d'Žtats gŽnŽraux, et que je repassais dans mon esprit le pour et le contre d'une aussi importante rŽsolution. J'en repassai dans ma mŽmoire les occasions, les inconvŽnients, les fruits de leurs diverses tenues; je les combinai, je les rapprochai des mÏurs et de la situation prŽsente. Plus j'y sentis de diffŽrence, plus je me dŽterminai ˆ leur convocation. Plus de partis dans l'ƒtat, car celui du duc du Maine n'Žtait qu'une cabale odieuse qui n'avait d'appui que l'ignorance, la faveur prŽsente, et l'artifice dont le mŽprisable et timide chef, ni les bouillons insensŽs d'une Žpouse qui n'avait de respectable que sa naissance, qu'elle-mme tournait contre soi, ne pouvaient effrayer qu'ˆ la faveur des tŽnbres, leurs utiles protectrices; plus de restes de ces anciennes factions d'OrlŽans et de Bourgogne; personne dans la maison de Lorraine dont le mŽrite, l'acqut, les talents, le crŽdit, la suite ni la puissance fit souvenir de la Ligue; plus d'huguenots et point de vrais personnages en aucun genre ni Žtat, tant ce long rgne de vile bourgeoisie, adroite ˆ gouverner pour soi et ˆ prendre le roi par ses faibles, avait su tout anŽantir, et empcher tout homme d'tre des hommes, en exterminant toute Žmulation, toute capacitŽ, tout fruit d'instruction, et en Žloignant et perdant avec soin tout homme qui montrait quelque application et quelque sentiment.

Cette triste vŽritŽ qui avait arrtŽ M. le duc d'OrlŽans et moi sur la dŽsignation de gens propres ˆ entrer dans le conseil de rŽgence, tant elle avait anŽanti les sujets, devenait une sŽcuritŽ contre le danger d'une assemblŽe d'Žtats gŽnŽraux. Il est vrai aussi que les personnes les plus sŽduites par ce grand nom auraient peine ˆ montrer aucun fruit de leurs diverses tenues, mais il n'est pas moins vrai que la situation prŽsente n'avait aucun trait de ressemblance avec toutes celles o on les avait convoquŽs, et qu'il ne s'Žtait encore jamais prŽsentŽ aucune conjoncture o ils pussent l'tre avec plus de sžretŽ, et o le fruit qu'on s'en devait proposer fžt plus rŽel et plus solide. C'est ce que me persuadrent les longues et frŽquentes dŽlibŽrations que j'avais faites lˆ-dessus en moi-mme, et qui me dŽterminrent ˆ en faire la proposition ˆ M. le duc d'OrlŽans. Je le priai de ne prendre point d'alarme, avant d'avoir ou• les raisons qui m'avaient convaincu, et aprs lui avoir exposŽ celles qui viennent d'tre expliquŽes, je lui mis au meilleur jour que je pus les avantages qu'il en pourrait tirer. Je lui dis que jetant ˆ part les dangers que je venais de lui mettre devant les yeux, mais qui n'ont plus d'existence, le seul pŽril d'une assemblŽe d'Žtats gŽnŽraux ne regardait que ceux qui avaient eu l'administration des affaires, et si l'on veut, par contre-coup, ceux qui les y ont employŽs. Que ce pŽril ne regardait point Son Altesse Royale, puisqu'il Žtait de notoriŽtŽ publique qu'il n'y avait jamais eu la moindre part, et qu'il n'en pouvait prendre aucune en pas un des ministres du roi, ni en qui que ce soit qui les ait choisis ni placŽs. Que cette raison, si les suivantes le touchaient, lui devait persuader de ne pas laisser Žcouler une heure aprs la mort du roi sans commander aux secrŽtaires d'ƒtat les expŽditions nŽcessaires ˆ la convocation, exiger d'eux qu'elles fussent toutes faites et parties avant vingt-quatre heures, les tenir de prs lˆ-dessus, et, du moment qu'elles seraient parties, dŽclarer publiquement la convocation. Qu'elle devait tre fixŽe au terme le plus court, tant pour les Žlections des dŽputŽs par bailliages que pour l'assemblŽe de ces dŽputŽs pour former les Žtats gŽnŽraux, pour qu'on vit qu'il n'y avait point de leurre, et que c'est tout de bon et tout prŽsentement que vous les voulez, et pour n'avoir ˆ toucher ˆ rien en attendant leur prompte ouverture, et n'avoir, par consŽquent, ˆ rŽpondre de rien. Que le Franais, lŽger, amoureux du changement, abattu sous un joug dont la pesanteur et les pointes Žtaient sans cesse montŽes jusqu'au comble pendant ce rgne, aprs la fin duquel tout soupirait, serait saisi de ravissement ˆ ce rayon d'espŽrance et de libertŽ proscrit depuis plus d'un sicle, vers lequel personne n'osait plus lever les yeux, et qui le comblerait d'autant plus de joie, de reconnaissance, d'amour, d'attachement pour celui dont il tiendrait ce bienfait, qu'il partirait du pur mouvement de sa bontŽ, du premier instant de l'exercice de son autoritŽ, sans que personne ežt eu le moment d'y songer, beaucoup moins le temps ni la hardiesse de le lui demander. Qu'un tel dŽbut de rŽgence, qui lui dŽvouait tous les cÏurs sans aucun risque, ne pouvait avoir que de grandes suites pour lui, et dŽsaronner entirement ses ennemis, matire sur laquelle je reviendrai tout ˆ l'heure.

[finances]

Que l'Žtat des finances Žtant tel qu'il Žtait, n'Žtant ignorŽ en gros de personne, et les remdes aussi cruels ˆ choisir, parce qu'il n'y en pouvait avoir d'autres que l'un des trois que j'avais exposŽs ˆ Son Altesse Royale lorsqu'elle me pressa d'accepter l'administration des finances, ce lui Žtait une chose capitale de montrer effectivement et nettement ˆ quoi elle en est lˆ-dessus, avant qu'elle-mme y ežt touchŽ le moins du monde, et qu'elle en tir‰t d'elle un aveu public par Žcrit, qui serait pour Son Altesse Royale une sžretŽ pour tous les temps plus que juridique, et la plus authentique dŽcharge, sans tenir rien du bas des dŽcharges ordinaires, ni rien de commun avec l'Žtat des ordonnateurs ordinaires, ni avec le besoin qu'ils ont d'en prendre, et le titre le plus sans rŽplique et le plus assurŽ pour canoniser ˆ jamais les amŽliorations et les soulagements que les finances pourront recevoir pendant la rŽgence, peu perceptibles et peu crus sans cela, ou de pleine justification de l'impossible, si elles n'Žtaient pas soulagŽes dans l'Žtat o il constait d'une manire si solennelle que le roi les avait mises, et laissŽes en mourant: avantage essentiel pour Son Altesse Royale dans tous les temps, et d'autant plus pur qu'il ne s'agit que de montrer ce qui est, sans charger ni accuser personne, et avec la gr‰ce encore de ne souffrir nulle inquisition lˆ-dessus, mais uniquement de chercher le remde ˆ un si grand mal. DŽclarer aux Žtats que ce mal Žtant extrme, et les remdes extrmes aussi, Son Altesse Royale croit devoir ˆ la nation de lui remettre le soin de le traiter elle-mme; se contenter de lui en dŽcouvrir toute la profondeur, lui proposer les trois uniques moyens qui ont pu tre aperus d'opŽrer dans cette maladie, de lui en laisser faire en toute libertŽ la discussion et le choix, et de ne se rŽserver qu'ˆ lui fournir tous les Žclaircissements qui seront en son pouvoir, et qu'elle pourra dŽsirer pour se guider dans un choix si difficile, ou ˆ trouver quelque autre solution, et, aprs qu'elle aura dŽcidŽ seule et en pleine et franche libertŽ, se rŽserver l'exŽcution fidle et littŽrale de ce qu'elle aura statuŽ par forme d'avis sur cette grande affaire; l'exhorter ˆ n'y pas perdre un moment, parce qu'elle n'est pas de nature ˆ pouvoir demeurer en suspens sans que toute la machine du gouvernement soit aussi arrtŽe; finir par dire un mot, non pour rendre un compte qui n'est pas dž, et dont il se faut bien garder de faire le premier exemple, mais lŽgrement avec un air de bontŽ et de confiance, leur parler, dis-je, en deux mots, de l'Žtablissement des conseils, dŽclarŽs et en fonction entre la convocation et la premire sŽance des Žtats gŽnŽraux, et sous prŽtexte de les avertir que le conseil Žtabli pour les finances n'a fait et ne fera que continuer la forme du gouvernement prŽcŽdent, sans innover ni toucher ˆ rien jusqu'ˆ la dŽcision de l'avis des Žtats, qui est remise ˆ leur sagesse, pour se conformer aprs ˆ celle qu'on en attend.

Ç Je ne crois pas, ajoutai-je, qu'il faille recourir ˆ l'Žloquence pour vous persuader du prodigieux effet que ce discours produira en votre faveur. La multitude ignorante, qui croit les Žtats gŽnŽraux revtus d'un grand pouvoir, nagera dans la joie et vous bŽnira comme le restaurateur des droits anŽantis de la nation. Le moindre nombre, qui est instruit que les Žtats gŽnŽraux sont sans aucun pouvoir par leur nature, et que ce n'est que les dŽputŽs de leurs commettants pour exposer leurs griefs, leurs plaintes, la justice et les gr‰ces qu'ils demandent, en un mot, de simples plaignants et suppliants, verront votre complaisance comme les arrhes du gouvernement le plus juste et le plus doux; et ceux qui auront l'Ïil plus perant que les autres apercevront bien que vous ne faites essentiellement rien de plus que ce qu'ont pratiquŽ tous nos rois en toutes les assemblŽes tant d'Žtats gŽnŽraux que de notables, qu'ils ont toujours consultŽs principalement sur la matire des finances, et que vous ne faites que vous dŽcharger sur eux du choix de remdes qui ne peuvent tre que cruels et odieux, desquels, aprs leur dŽcision, personne n'aura plus ˆ se plaindre, tout au moins ˆ se prendre ˆ vous de sa ruine et des malheurs publics. È

[renonciations et prŽtentions du roi d'Espagne]

Je vins ensuite ˆ ce qui touchait M. le duc d'OrlŽans d'une faon encore plus particulire: je lui parlai des renonciations. Je lui remis devant les yeux combien elles Žtaient informes et radicalement destituŽes de tout ce qui pouvait opŽrer la force et le droit d'un tel acte, le premier qu'on ežt vu sous les trois races de nos rois pour intervertir l'ordre, jusque-lˆ si sacrŽ, ˆ l'a”nesse masculine, lŽgitime, de m‰le en m‰le, ˆ la succession nŽcessaire ˆ la couronne. Cette importante matire avait tant ŽtŽ discutŽe en son temps entre M. le duc de Berry, lui surtout et moi, qu'il l'avait encore bien prŽsente. Je partis donc de lˆ pour lui faire entendre de quelle importance il lui Žtait de profiter de la tenue des Žtats gŽnŽraux pour les capter, comme il Žtait sžr qu'il se les dŽvouerait par tout ce qui vient d'tre exposŽ, et d'en saisir les premiers Žlans d'amour et de reconnaissance pour se faire acclamer en consŽquence des renonciations, et en tirer brusquement un acte solennel en forme de certificat du vÏu unanime.

Je lui fis sentir la nŽcessitŽ de supplŽer au juridique par un populaire de ce poids, et de profiter de l'erreur si rŽpandue du prŽtendu pouvoir des Žtats gŽnŽraux; que, aprs ce qu'ils auraient fait en sa faveur, la nation se croirait engagŽe ˆ le soutenir ˆ jamais, par cette chimre mme de ce droit qui lui Žtait si prŽcieuse, ce qui lui donnait toute la plus grande sžretŽ et la plus complte de succŽder, le cas arrivant, en quelque temps que ce pžt tre, ˆ l'exclusion de la branche d'Espagne, par l'intŽrt essentiel que la nation commise se croirait dans tous les temps y avoir. En mme temps je lui fis remarquer qu'en tirant pour soi le plus grand parti qu'il Žtait possible, et l'assurance la plus certaine d'avoir ˆ jamais la nation pour soi et pour sa branche contre celle d'Espagne, ce qui faisait Žgalement pour tous les princes du sang, et qui en augmentait la force par le nombre et le poids des intŽressŽs, il n'acquerrait ce suprme avantage que par un simple leurre auquel la nation se prendrait, et qui ne donnait rien aux Žtats gŽnŽraux. Alors je lui fis sentir l'adresse et la dŽlicatesse, ˆ laquelle sur toutes choses il fallait bien prendre garde ˆ s'attacher ˆ coup sžr, que les Žtats ne prononceraient rien, ne statueraient rien, ne confirmeraient rien; que leur acclamation ne serait jamais que ce qu'on appelle verba et voces, laquelle pourtant engagerait la nation ˆ toujours par des liens d'autant moins dissolubles, qu'elle se tiendrait intŽressŽe pour son droit le plus cher qu'elle croirait avoir exercŽ et qu'elle soutiendrait, le cas avenant, en quelque temps que ce put tre, par ce motif le plus puissant sur une nation, pour lŽgre qu'elle puisse tre, qui est de se croire en pouvoir de se donner un ma”tre, et de rŽgler la succession ˆ la couronne, tandis qu'elle n'aura fait qu'une acclamation. Je fis prendre garde aussi ˆ M. le duc d'OrlŽans ˆ la mme adresse et dŽlicatesse pour l'acte par Žcrit en forme de simple certificat de l'acclamation, parce que le certificat pur et simple qu'une chose a ŽtŽ faite n'est qu'une preuve qu'elle a ŽtŽ faite, n'en peut changer l'tre et la nature, ni avoir plus de force et d'autoritŽ que la chose qu'il ne fait que certifier; or cette chose n'Žtant ni loi, ni ordonnance, ni simple confirmation mme, l'acte qui la certifie avoir ŽtŽ faite ne lui donne rien de plus qu'elle n'a; ainsi le leurre est entier, tout y est vide, les Žtats gŽnŽraux n'en acquirent aucun droit, et nŽanmoins M. le duc d'OrlŽans en a tout l'essentiel par cette erreur spŽcieuse et si intŽressant toute la nation, qui, pour son plus cher intŽrt ˆ elle-mme, la lie ˆ lui pour jamais et a tous les autres princes du sang, pour l'exclusion de la branche d'Espagne de succŽder ˆ la couronne.

[comment les terminer]

Le moyen aprs de contenir les Žtats, aprs les avoir si puissamment excitŽs, me parut bien aisŽ: Protester avec confiance et modestie qu'on ne veut que leurs cÏurs, qu'on compte leur parole donnŽe par cette acclamation pour si sacrŽe et si certaine, qu'on ne croirait pas la mŽriter si on souffrait qu'ils donnassent plus; qu'on le dŽchirerait mme, et qu'on regardait recevoir plus comme un crime. Qu'on acceptait cette parole uniquement pour l'extrme plaisir de recevoir une telle marque de l'affection publique, et pour la considŽration ŽloignŽe du repos de la France, mais dans le dŽsir passionnŽ et la ferme espŽrance que le cas prŽvu n'arrivera jamais, par la longue vie du roi, et la grande bŽnŽdiction de Dieu sur sa postŽritŽ; qu'aller plus loin que cette parole si flatteuse, et le trs simple certificat qui en fait foi, ne peut convenir au respect des circonstances, qui sont un rŽgent qui, pour le prŽsent, ne peut encore rien voir de longtemps entre le roi et lui. Se tenir ˆ ces termes de confiance et de reconnaissance, de modestie, de respect, de raisons, inŽbranlablement, avec la plus extrme attention ˆ n'en pas laisser souponner davantage; paraphraser ces choses et les compliments; surtout brusquer l'affaire, couper court, finir, et ne manquer pas aprs de bien imposer silence sur l'acclamation et le certificat et toute cette matire, et y bien tenir la main, sous prŽtexte que sous un roi hors d'Žtat de rŽgner par lui-mme, et de se marier de longtemps, c'est une matire qui, passŽ la nŽcessitŽ remplie, est odieuse, et n'est propre qu'ˆ des soupons, ˆ donner lieu aux mŽchants, et ˆ qui aime le dŽsordre, de troubler l'harmonie, le concert, la bontŽ et la confiance du roi pour le rŽgent; mais ne dire cela, et avec fermetŽ, qu'aprs la chose entirement faite, de peur d'y jeter des rŽflexions et de l'embarras. Outre le fruit infini de rejeter sur les Žtats les suites douloureuses du remde auquel ils auront donnŽ la prŽfŽrence pour les finances, d'avoir acquis par leur tenue, et cette marque de dŽfŽrence, l'amour et la confiance de la nation, et de l'avoir liŽe par son acclamation, ˆ l'exclusion de la branche d'Espagne de la succession ˆ la couronne, par les liens les plus sžrs, les plus forts et les plus durables, quelle force d'autoritŽ et de puissance cette union si Žclatante et si prompte du corps de la nation avec M. le duc d'OrlŽans, ˆ l'entrŽe de sa rŽgence, ne lui donne-t-elle pas au dedans, pour contenir princes du sang, grands corps, et quelle utile rŽputation au dehors pour arrter les puissances qui pourraient tre tentŽes de profiter de la faiblesse d'une longue minoritŽ, et quel contre-coup sur ses ennemis domestiques, et sur l'Espagne mme, dont l'appui et les liaisons n'auraient plus d'objet pour elle, ni de prŽtexte et d'assurance pour eux !...

[b‰tards]

Faire sentir aux Žtats gŽnŽraux de quel danger Žtait une si formidable puissance entre les mains de deux frres, surtout quand elle Žtait jointe au nom, rang, droits, Žtat de prince du sang, capables de succŽder ˆ la couronne, vis-ˆ-vis des princes du sang tous enfants...Faire envisager aux Žtats la facilitŽ qu'avaient les b‰tards de tout entreprendre, et les horreurs de leur joug et des guerres civiles pour l'Žtablir et pour s'en dŽfendre. Enfin leur faire toucher l'Žvidence du crime de lse-majestŽ dans l'attentat d'oser prŽtendre ˆ la couronne [pour les dŽcider ˆ prŽsenter d'eux-mmes une requte au roi (dont S.Simon dŽcrit minutieusement le scŽnario), sollicitant le retour ˆ l'ordre constitutionnel par leur dŽgradation et abaissement].


[50] Dubois, lui, prŽsente une objection de principe : MŽmoire sur les ƒtats GŽnŽraux (In: Seilhac Victor de-, 1862, L'abbŽ Dubois, T.2, note XXVII, pp. 223-225) : ... Un Roi n'est rien sans ses sujets; et quoiqu'un monarque en soit le chef, l'idŽe qu'il tient d'eux tout ce qu'il est et tout ce qu'il possde, l'appareil des dŽputŽs du peuple, la permission de parler devant le Roi, de lui prŽsenter des cahiers de dolŽances, ont je ne sais quoi de triste qu'un Roi doit toujours Žloigner de sa personne...

Votre Altesse Royale conna”t-elle des moyens plus efficaces pour s'opposer aux entreprises d'une assemblŽe qui seroit vŽritablement nationale et qui rŽsisteroit ˆ ses volontŽs ? Le monarque pourroit-il dire ˆ la nation comme au Parlement : Vous n'tes pas la nation ? Pourroit-il dire aux reprŽsentants de ses sujets qu'ils ne les reprŽsentent pas ? Un Roi de France pourroit-il exiler la nation pour la faire obŽir, comme il exile les Parlements ? Pourroit-il faire la guerre ˆ la France en cas de refus de nouveaux imp™ts ? Le Roi est assurŽ de ses troupes contre les Parlements, le seroit-il contre la France assemblŽe ?...


[51] Un autre exemple de rŽalisme : S.Simon qui a tant combattu les prŽtentions du Parlement et dŽnoncŽ ses abus, en dŽfendra l'existence quand, 1719, Dubois et Law pousseront OrlŽans ˆ le supprimer sous prŽtexte d'abolir la vŽnalitŽ des offices, en rachetant les charges des Conseillers contre du papier du Mississipi, alors unaninement recherchŽ.

Les deux raisons qui feront de notre Duc un surprenant protecteur du Parlement sont i) que malgrŽ tout, il fait contrepoids aux tendances tyranniques ; ii) que son attachement au gallicanisme protge le royaume des entreprises de Rome.

XVII, 12: Outre les raisons contre ce remboursement, expliquŽes dans le mŽmoire qui persuada alors M. le duc d'OrlŽans, trop long pour tre insŽrŽ ici, mais qu'il faut voir dans les Pices, j'en eus deux autres non moins puissantes, non moins inhŽrentes ˆ l'intŽrt de l'ƒtat, mais qui n'Žtaient pas de nature ˆ mettre dans mon mŽmoire : la premire est que, quelque fausses et absurdes que soient les maximes du parlement qui viennent d'tre expliquŽes, et quelque abus Žnorme et sŽditieux qu'il en ait fait trop souvent, surtout dans la minoritŽ du feu roi, il ne fallait pas oublier le service si essentiel qu'il rendit dans le temps de la Ligue, ni se priver d'un pareil secours dans les temps qui pouvaient revenir, puisqu'on les avait dŽjˆ ŽprouvŽs, en mme temps ne pas ™ter toute entrave aux excs de la puissance royale tyranniquement exercŽe quelquefois sous des rois faibles, par des ministres, des favoris, des ma”tresses, des valets mme, pour leurs intŽrts particuliers contre celui de l'ƒtat, de tous les particuliers, de ceux d'un roi mme qui les autoriserait ˆ tout faire et ˆ employer son nom sacrŽ et son autoritŽ entire ˆ la ruine de son ƒtat, de ses sujets et de sa rŽputation. Mon autre raison fut l'importance d'opposer l'unique barrire que l'ƒtat pžt avoir contre les entreprises de Rome, du clergŽ de France, d'un rŽgulier impŽtueux qui gouvernerait la conscience d'un roi ignorant, faible, timide, ou qui n'Žtant d'ailleurs ni timide ni faible, le serait par la grossiretŽ d'une conscience dŽlicate et tŽnŽbreuse sur toutes les matires ecclŽsiastiques, ou qu'on lui donnerait pour l'tre. Il n'y a qu'ˆ ouvrir les histoires de tous les pays et du n™tre en particulier, pour voir la soliditŽ de ces raisons.

Il est peu vraisembable que le mŽmoire et les discours de S.Simon aient jouŽ un r™le dans le refus du RŽgent. Ce dernier Žtait assez intelligent pour apercevoir le danger d'une telle entreprise qui, au dŽbut des annŽes 1770, perdra MaupŽou et ouvrira la crise finale de la monarchie.


[52] MƒMOIRE ADRESSƒ Ë S. A. R. MONSEIGNEUR LE DUC D'ORLƒANS, RƒGENT DU ROYAUME, SUR UNE TENUE D'ƒTATS GƒNƒRAUX, MAI 1717 (XV, 16)

http://rouvroy.medusis.com/docs/1416.html

Il s'agit des finances et subsidiairement des Princes (que je nŽglige ici).

Plžt ˆ Dieu, Monseigneur, que vous n'eussiez point ŽtŽ dŽtournŽ de la sainte et sage rŽsolution que vous aviez si mžrement prise de les indiquer ˆ la mort du roi... Ë prŽsent tout est entamŽ sur la finance: monnaies, taxes, liquidations, suppressions, retranchements, billets de l'ƒtat, conversions et dŽcris de papiers, ordres de comptables...

au lieu d'un remde que vous voulez demander, et que vous voulez espŽrer des Žtats gŽnŽraux, non seulement vous n'en aurez point, mais vous vous procurerez cette division [entre fonciers et rentiers] de plus qui peut devenir trs embarrassante...

Persuadez-vous donc, Monseigneur, que vous ne plairez aux Žtats qu'autant que vous leur donnerez un soulagement actuel, prŽsent, effectif, solide et proportionnŽ ˆ leurs besoins et ˆ leur attente. C'est cette juste attente qui a amorti gŽnŽralement partout la douleur de la perte du roi.

Vous l'avez promis solennellement et ˆ diverses reprises, depuis que vous tenez les rnes du gouvernement, ce soulagement si nŽcessaire et si dŽsirŽ. Jusqu'ici, c'est-ˆ-dire depuis vingt mois, nul effet ne s'en est suivi; et il ne faut pas vous le taire, tout a ŽtŽ levŽ avec plus d'exactitude et de duretŽ que sous le dernier gouvernement, jusque-lˆ que chacun s'en plaint, et avec une comparaison amre. Les provinces en retentissent. Le temps des Žtats deviendra-t-il enfin celui du soulagement? Vous qui voyez avec tant de pŽnŽtration, espŽrez-vous le pouvoir donner tel qu'il plaise? et si la situation des finances ne le permet pas, croyez-vous pouvoir empcher les Žtats de le prendre aux dŽpens de ce qui en pourra arriver? et combien la lutte, s'il en naissait une entre Votre Altesse Royale et eux, serait-elle pŽnible et douloureuse, et quelles en pourraient tre les suites dedans et dehors!...

Ce serait vous abuser d'une manire aussi dangereuse que facile d'espŽrer contenter en donnant peu et promettant davantage.  Je le rŽpte, et Votre Altesse Royale ne peut trop se persuader cette vŽritŽ, les promesses sont usŽes, et les v™tres comme toutes les prŽcŽdentes... De croire aprs l'issue des Žtats sortir comme on pourrait des engagements pris avec eux, c'est-ˆ-dire n'en tenir que le possible, ce serait se prŽcipiter dans les plus dangereuses confusions, donner lieu aux tumultes, aux refus appuyŽs du nom des Žtats, ˆ les voir [se] rassembler d'eux-mmes d'une manire dont l'autoritŽ royale ne pourrait souffrir sans y trop laisser du sien, ni peut-tre l'empcher sans de grands dŽsordres, [sans] rompre ˆ jamais toute confiance avec les trois ordres et avec chacun de ce qui les compose, et signaler un manquement de foi qui serait un exemple ˆ toute l'Europe, ˆ profit certain contre vous et contre la France ˆ tous vos ennemis et ˆ tous les siens, en un mot [sans] vous diviser de l'ƒtat et de la nation, [ce] qui serait le comble des plus irrŽmŽdiables malheurs, dont on ne peut trop mŽditer et craindre les suites funestes, qui dureraient non seulement autant que votre rŽgence mais que votre vie, par la juste indignation du roi et de la nation mme...

Mais il y a une autre considŽration ˆ faire, et qui ne peut tre assez pesŽe c'est qu'en cette sorte d'affaires il n'y aurait pour les Žtats que la premire de difficile. Une premire proposition, comme que ce soit admise, serait bient™t suivie d'une seconde, par le refus de laquelle il ne faudrait pas perdre l'amour et la confiance acquise par la premire concession; de lˆ une troisime; et votre politique et naturelle bontŽ, et l'ardeur et la fŽconditŽ des Žtats s'accroissant mutuellement, les bornes deviendraient bien difficiles...

Assembler les Žtats gŽnŽraux aprs une interruption si longue, dans une minoritŽ, au commencement d'une rŽgence, [...] au milieu d'une profonde paix, pour les consulter sur l'Žtat f‰cheux des finances, aprs y avoir inutilement essayŽ vingt mois et plus toute espce de remde, et ne leur permettre pas de rien proposer d'eux-mmes, c'est une contradiction dont l'Žvidence frappe, et frapperait encore plus les Žtats, contre qui elle porterait tout entire, et avec une indŽcence qui les blesserait vivement et justement...

La bonne opinion qu'on doit avoir de tout le monde me persuade aisŽment que personne ne dŽsire des cabales, ni moins encore des troubles. Ceux nŽanmoins qui, aprs de tranquilles commencements, ont agitŽ toutes les rŽgences [...], ces troubles, dis-je, doivent tre prŽvus. Dans la situation prŽsente du royaume il serait assez difficile d'en exciter. Rien n'y est ensemble, rien d'organisŽ. L'embarras serait ˆ qui s'adresser dans cette pernicieuse vue. Le dernier rgne en a comme arrachŽ toutes les racines, et il ait bien important de ne les pas voir rena”tre. Mais lorsque toute la nation serait assemblŽe en Žtats gŽnŽraux, on conoit aisŽment que les assemblŽes nŽcessaires des divers membres dans chaque province pour faire l'instruction et la dŽputation ˆ l'assemblŽe gŽnŽrale, que la relation indispensable de ces dŽputations ˆ leurs provinces et des provinces ˆ eux, que celle de tous les dŽputŽs aux Žtats gŽnŽraux les uns avec les autres durant la tenue, forment des liaisons, dŽcouvrent les gens qui, par le crŽdit qu'ils y acquirent, peuvent devenir ceux ˆ qui s'adresser, et qui, pour conserver leur considŽration, peuvent succomber ˆ des tentations qui, dans l'organisement qu'on ne peut Žviter qui ne rŽsulte entre les provinces, et dans chacune d'elles, aprs la tenue des Žtats gŽnŽraux, peuvent devenir dangereuses au royaume, tristes ˆ Votre Altesse Royale, et f‰cheuses ˆ l'autoritŽ royale. Ce dernier article mŽrite toutes vos rŽflexions, et a peut-tre autant ou plus de poids qu'aucun des autres qui l'ont prŽcŽdŽ en ordre...

Craignez de vous voir obligŽ ˆ supprimer beaucoup d'imp™ts tout d'un coup, et spŽcialement ceux de la capitation et du dixime, sans avoir en mme temps d'autres ressources prŽsentes, et peut-tre peu ˆ espŽrer des Žtats. C'est le moins peut-tre qui puisse arriver de leur tenue. Mais, pour dernier inconvŽnient, que serait-ce si vous aviez ˆ les vouloir dissoudre, comme Henri IV l'assemblŽe des notables, et comme il est arrivŽ ˆ plusieurs tenues d'Žtats ? Que dirait le dedans, et que ne ferait point le dehors avec lequel vous tes maintenant dans une situation si heureuse et si diffŽrente de votre avnement ˆ la rŽgence? Profitez-en, Monseigneur, et ne la troublez point par une rŽsolution qui ne vous apportera pour tous remdes que des embarras et des dangers...

Ce n'est pas que je voulusse m'engager ˆ soutenir qu'il ne faut jamais plus d'Žtats gŽnŽraux; je les ai ardemment souhaitŽs et conseillŽs ˆ l'entrŽe de votre rŽgence, et il se pourra trouver des conjonctures o il sera bon et utile de les assembler; mais ce ne sont pas celles d'aujourd'hui, o tout est enflammŽ, o tout est entamŽ sur les finances...


[53] Au commencement de son MŽmoire sur une tenue d'Žtats gŽnŽraux, mai 1717 (XV, 16), dont il cherche ˆ dissuader le RŽgent en raison des circonstances, S.Simon rappelle le gožt naturel qu'il a pour eux et rŽsume le r™le qu'il leur assignait dans ses Projets de gouvernement qu'il adresse post mortem au duc de Bourgogne. Aussi limitŽ que paraisse ce r™le ˆ ceux qui voudraient un S.Simon dŽmocrate (comme Liard, 1901), cette idŽe (ˆ laquelle on tentera de venir avec les assemblŽes provinciales de la fin du sicle) rŽvolutionnerait tout l'ordre administratif du royaume, avec un potentiel considŽrable :

Avant d'entrer en matire, Votre Altesse Royale se souviendra s'il lui pla”t, par deux faits trop graves pour lui tre ŽchappŽs, que de tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher dans tous les temps aucun n'a plus d'estime, ni, pour ainsi parler, de gožt naturel pour les Žtats gŽnŽraux que j'en ai toujours eu. L'un est que, travaillant sous les yeux de feu Mgr le Dauphin, pre du roi, aux projets dont vous avez pris quelques parties; le principal des miens Žtait des Žtats gŽnŽraux de cinq ans en cinq ans, et de les simplifier de manire qu'ils se pussent assembler sans cette confusion qui les a si souvent rendus inutiles; que ces Žtats gŽnŽraux fussent en grand et en corps le surintendant des finances pour les dons, les imp™ts, leur rŽpartition, leur recette, et leur dŽpense; qu'il fžt comptŽ de tout devant eux; qu'entre chaque tenue il en subsist‰t une dŽputation d'un personnage de chacun des trois ordres pour faire dans l'intervalle les choses journalires et d'autres pressŽes, jusqu'ˆ certaines bornes, par une administration dont ils seraient comptables aux Žtats prochains; qu'ils eussent durant cet exercice un rang et des privilges, qui vous ont montrŽ jusqu'o va mon respect pour la nation reprŽsentŽe; et que ce qui serait mis ˆ part pour les dŽpenses particulires du roi, comme une espce de liste civile, fžt gŽrŽ par un trŽsorier, qui n'en compterait qu'au roi par sa chambre des comptes.