Doumic RenŽ [1860-1937], 1921, Saint-Simon : la France de Louis XIV, 2e Žd., Hachette (Paris), 1 vol., 295 p.
A partir de Gallica : ark:/12148/bpt6k9669348k
CES
confŽrences ont ŽtŽ prononcŽes en janvier-mars 1914 ˆ la SociŽtŽ des ConfŽrences. La guerre m'a empchŽ de les faire para”tre plus t™t. En les publiant aujourd'hui, je me suis bornŽ ˆ y faire quelques corrections de style, sans rien changer aux idŽes et ˆ la nature des dŽveloppements.
Je me propose de relire avec vous Saint-Simon.
Dans le magnifique ensemble de notre littŽrature franaise, il n'est aucun autre Žcrivain qui ait possŽdŽ ˆ un tel degrŽ le don d'Žvocation ; aucun autre n'a su peindre les figures avec un tel relief, si puissant que nous en sommes ˆ jamais hantŽs. Chaque fois qu'on ouvre les MŽmoires, on redevient leur prisonnier : on ne peut plus se dŽtacher de cette immense fresque ˆ mille personnages, de ce tableau animŽ, vivant, frŽmissant de vie et dŽbordant de passion. J'ai pensŽ que nous aurions, vous et moi, plaisir ˆ les feuilleter ensemble. Saint-Simon est l'auteur fait ˆ souhait pour un confŽrencier : avec lui, on n'a qu'ˆ citer. Je ferai des citations abondantes : elles illustreront mon texte et elles l'illumineront.
Permettez-moi de vous expliquer en quelques mots le point de vue auquel je me place. Ce n'est pas celui de l'historien. Je ne suis pas historien de profession, et d'ailleurs pour conna”tre, Ñ ce qui s'appelle conna”tre, Ñ l'histoire du XVIIe sicle, il faut y avoir consacrŽ toute sa vie, comme avait fait Arthur de Boislisle, l'auteur de l'admirable Ždition des MŽmoires que vous connaissez tous et que continuent avec tant de zle et d'autoritŽ son fils, M. Jean de Boislisle, et son dŽvouŽ collaborateur, M. LŽon Lecestre, depuis longtemps associŽ ˆ son Ïuvre. Pour tout ce qui est d'ordre proprement historique, je me bornerai ˆ utiliser les rŽsultats que nous ont acquis ces savants hommes. Mon point de vue est celui du critique, curieux d'interroger les Žcrivains pour surprendre le secret de leur art. Le problme que je pose, et dont je voudrais rechercher la solution ˆ travers les MŽmoires de Saint-Simon, est un problme tout littŽraire. Je voudrais savoir comment procdent ces grands peintres dont l'Ïuvre est, suivant un mot fameux, un Ç rŽpertoire de documents humains È.
Ces grands peintres, c'est Shakespeare, c'est Molire, c'est Balzac. Ils ont crŽŽ avec leur imagination tout un monde, auquel le monde des vivants ressemble comme la copie ressemble au modle, une sociŽtŽ organisŽe ˆ laquelle nous ne cessons de comparer la sociŽtŽ rŽelle. C'est chez eux que nous Žtudions l'humanitŽ. Car la sociŽtŽ qui nous entoure est une Žnigme dont le mot nous Žchappe et nous avons peine ˆ en comprendre les spectacles : ils sont trop complexes, trop confus, d'ailleurs mobiles, changeants et dŽcevants. Nous nous reconnaissons mieux dans ces images simplifiŽes et agrandies que nous prŽsentent les Žcrivains. Nous saluons nos passions, nos vertus parfois et plus souvent nos vices, dans ces types auxquels ils donnent des noms de fantaisie, Hamlet ou Othello, Don Juan ou Harpagon, Hulot ou Goriot. Saint-Simon est de la famille. Cette reprŽsentation de la vie que potes et romanciers composent avec la trame de leurs rves, il l'obtient par d'autres moyens, mais le rŽsultat est le mme. Il travaille sur la matire vivante, mais pŽtrie au grŽ de son gŽnie. Lui aussi il fait le portrait de l'ambitieux et du dŽbauchŽ, du grand seigneur mŽchant homme et du courtisan ; mais il leur donne les noms de ses contemporains. Il peint le vieillard en tutelle et il l'appelle Louis XIV, l'intrigante et il l'appelle Mme de Maintenon, le fanfaron et c'est Villars, comme le dŽbauchŽ est Vend™me, le libertin est le RŽgent, l'ambitieux est FŽnelon, ˆ moins que ce ne soit le cardinal Dubois. Qui ne voit quel Žclat ces noms illustres prtent aux types de l'humanitŽ de tous les temps ?
Telle sera donc mon idŽe directrice. Je me demanderai sans cesse : Ç Comment un Saint-Simon observe-t-il et comment cette observation, conditionnŽe par ses idŽes, ses sentiments, ses passions, devient-elle une crŽation ? Comment est-il la dupe en mme temps que l'auteur d'une vision d'artiste qui vient de lui et qui s'impose ˆ lui ? Comment l'art dŽforme-t-il la rŽalitŽ pour en reformer une vŽritŽ supŽrieure? È Voilˆ ce que je rechercherai avec vous ; et Ñ comme j'aimerais ˆ Žtudier quelque jour, dans les romans de Balzac, l'histoire de la sociŽtŽ franaise au XIXe sicle, Ñ j'Žtudierai, cette fois, la comŽdie humaine dans les MŽmoires.
Avant toutes choses, je dois retracer la vie de Saint-Simon et ce n'est pas ici vaine curiositŽ, mais c'est qu'aucun Žcrivain, Ñ je dis aucun pote et aucun romancier, Ñ ne fut plus personnel que cet historien, et qu'aucune Ïuvre n'est, plus que celle-ci, dŽpendante de la personne. Cette biographie est d'ailleurs pleine de surprises pour qui se reprŽsenterait Saint-Simon tel que nous le montrent les MŽmoires : ce travail de transformation artistique dont je vous parlais tout ˆ l'heure, il s'en est d'abord appliquŽ le bŽnŽfice ˆ lui-mme.
Ainsi, il est piquant de constater que ce dŽfenseur de la plus vieille aristocratie, s'il est de bonne maison, n'est pourtant que de petite noblesse et que sa pairie est de fra”che date. Les Rouvroy de Saint-Simon prŽtendaient se rattacher ˆ la maison de Vermandois qui elle-mme prŽtendait remonter ˆ Charlemagne Ç dont nous sortons, dit Saint-Simon, sans contestation quelconque È. Beaucoup le contestaient, au contraire, et soutenaient que Ç jamais il n'y eut si mince noblesse È. Saint-Simon n'avait pas bien haut ˆ remonter pour trouver l'origine de la grandeur de sa maison, puisqu'elle datait de son pre Claude de Saint-Simon. Celui-ci avait commencŽ par tre page de Louis XIII. Voici comment il s'Žtait poussŽ dans la faveur de ce roi, grand chasseur. Ç Mon pre, qui remarqua l'impatience du roi ˆ relayer, imagina de lui tourner le cheval qu'il lui prŽsentait, la tte ˆ la croupe de celui qu'il quittait. Par ce moyen le roi, qui Žtait dispos, sautait de l'un sur l'autre, sans mettre pied ˆ terre, et cela Žtait fait en un moment. È Tallemant des RŽaux dit, dans le mme sens, mais plus cržment : Ç Le roi prit amitiŽ pour Saint-Simon, ˆ cause que ce garon lui rapportait toujours des nouvelles de la chasse, qu'il ne tourmentait pas trop ses chevaux et que, quand il portait son cor, il ne bavait point dedans È. MŽdiocre service pour de si grands dons ! ComblŽ des faveurs de Louis XIII, grand louvetier, premier gentilhomme de la chambre, conseiller du Roi en ses conseils d'ƒtat et privŽ, chevalier de l'ordre, gouverneur de Meulan et de Blaye, ce nouveau venu para”t avoir eu les dents longues. Enfin, il fut ŽlevŽ ˆ la dignitŽ de duc et pair : on Žtait en 1635.
Saint-Simon fait de son pre l'Žloge le plus complet; Ñ et, le plus filial. Toutefois, parmi les traits qu'il en rapporte, il s'en glisse de singuliers. Ç Le roi, dit-il, Žtait vŽritablement amoureux de Mlle d'Hautefort.... Mon pre Žtait jeune et galant, et il ne comprenait pas un roi si amoureux, si peu ma”tre de le cacher, et, en mme temps, qui n'allait pas plus loin. Il crut que c'Žtait timiditŽ et, sur ce principe, un jour que le roi lui parlait avec passion de cette fille, mon pre... lui proposa d'tre son ambassadeur et de conclure bient™t son affaire È. Celui qui nous conte cette anecdote sans sourciller est le mme qui a flagellŽ, avec l'‰pretŽ que vous savez, les seigneurs complaisants et les matrones faciles aux amours de Louis XIV ! Serait-ce qu'il y avait, ds ce temps-lˆ, deux morales ?
Claude de Saint-Simon avait soixante-cinq ans quand il Žpousa Charlotte de l'Aubespine : il en eut, trois ans aprs, ˆ la barbe des gens, un fils, Louis, nŽ ˆ Paris dans la nuit du 15 au 16 janvier 1675, qui reut le nom de vidame de Chartres et qui sera notre duc de Saint-Simon, l'historien. Saint-Simon est le fils d'un pre de soixante-huit ans, l'enfant d'un vieillard. Le fait est qu'il resta toute sa vie chŽtif et malingre. Aucun de ceux qui nous parlent de lui n'omet de dire qu'il Žtait petit, Ñ de Ç petite constitution È comme de petite taille, Ñ avec une de ces petites voix aigres qu'on appelle filets de vinaigre. Les chansons de la RŽgence le traitent d'avorton, de roquet et mme d'embryon. On l'avait surnomme le petit Ç boudrillon È; ce que nous traduirons par : le petit bout d'homme. L'Žpithte de Ç petit È revient avec insistance et s'impose quand on parle de lui. Je n'attache pas plus d'importance qu'il ne convient aux dŽtails de la physiologie : il est vrai pourtant que c'est assez souvent le dŽfaut des petits hommes d'tre irascibles et un peu rogues. Et enfin, on se tromperait du tout au tout si l'on faisait de Saint-Simon le type lŽgendaire du bon gŽant.
Il se peut aussi que cette faiblesse de constitution l'ait rendu peu propre aux exercices physiques, ceux de la chasse et ceux de la guerre, et plus apte aux travaux de l'esprit. Alors, Ñ comme on a cŽlŽbrŽ l'heureuse surditŽ d'un Ronsard, Ñ rŽjouissons-nous de ce dŽfaut de taille, puisque le petit boudrillon va devenir un si grand Žcrivain.
Il reut une Žducation tout ˆ fait exceptionnelle ˆ une Žpoque o les parents ne s'occupaient gure de leurs enfants. Nous en avons un curieux tŽmoignage. C'est l'instruction offerte, en guise de cadeau de fte, ˆ Saint-Simon ‰gŽ de huit ans et demi, par son gouverneur. Ce gouverneur, RenŽ de GoguŽ, sieur de Saint-Jean, Žtait un homme des plus estimables et son instruction, encore qu'elle constitue un cadeau de fte un peu sŽvre pour un enfant de huit ans et demi, est charmante. Il entretient d'abord l'enfant de ce qu'il doit ˆ ses parents. A son pre : Ç Vous savez quelles sont ses leons pleines d'affection et de sagesse, qu'il vous fait ˆ tout moment sur de diffŽrents sujets : profitez-en, je vous en conjure, monsieur È. (Ce "monsieur", dit ˆ ce gamin, vous a une bonne saveur d'autrefois). A sa mre : Ç Pour madame la duchesse, il ne faut pas vous imaginer que les autres mres lui ressemblent. (On serait tentŽ de dire ˆ l'honnte pŽdagogue qu'aucune mre ne ressemble ˆ une autre et que pourtant toutes les mres se ressemblent. Mais ce qui distinguait cette mre-lˆ des autres mres, c'est qu'elle avait soin de son fils.) Elle veut tre prŽsente ˆ tout et ne s'en rapporter ni ˆ gouverneur ni ˆ prŽcepteur, ni ˆ vos autres ma”tres. È Plus loin, voici quelques lignes directement ˆ l'adresse de l'enfant et qui lui signalent son pŽchŽ d'habitude : Ç Vous tes sujet ˆ la colre : excitez-vous ˆ la modŽrer et ˆ devenir clŽment. Souvenez-vous que, si vous venez ˆ battre vos gens, vous vous ferez plus de tort que vous ne leur ferez de mal. È Je ne crois pas que Saint-Simon ait battu ses gens ; mais il devait avoir, plus tard, une manire de battre les gens que son gouverneur n'avait pas prŽvue.
Qu'on imagine maintenant cette enfance passŽe entre ce pre en cheveux blancs, doucement sermonneur, et cette mre craintive, dans le vieil h™tel de la rue des Saints-Pres, o ne se voyaient que de vieux visages et ne frŽquentaient que des survivants de la vieille cour. Des souvenirs d'autrefois, des rŽcits du temps passŽ, une comparaison des mÏurs nouvelles avec les anciennes et pour prŽfŽrer les anciennes, des conversations chagrines o l'on gŽmit sur la dŽcadence universelle... Une telle Žducation est faite, ou pour vous donner ˆ jamais l'horreur de tout ce qu'elle recommande, ou pour faire pŽnŽtrer son esprit en vous jusqu'au fond de l'tre, dans les moelles et dans le sang.
Elle mit sur Saint-Simon une empreinte ineffaable. Il adopta aveuglŽment toutes les idŽes, tous les partis pris de son pre. Le favori de Louis XIII Žtait restŽ profondŽment reconnaissant au souverain ˆ qui il devait la grandeur de sa maison : il assistait chaque annŽe pieusement au service anniversaire qui se cŽlŽbrait le 14 mai ˆ Saint-Denis. Saint-Simon y alla, sa vie durant, ˆ l'exemple de son pre. Mme il constate quelque part qu'il y est allŽ dŽjˆ cinquante-deux fois et qu'il n'y a jamais rencontrŽ personne. En revanche, le vieux duc, ˆ l'Žpoque de la Fronde, avait louvoyŽ entre le parti des Princes et celui de Mazarin, et plus ou moins trahi tous les deux : dont il avait gardŽ rancune ˆ l'un et ˆ l'autre. Son fils prit dans l'hŽritage la rancune comme la reconnaissance. Enfin Claude de Saint-Simon mettait, dans les querelles de prŽsŽance et de rang, d'autant plus d'acharnement que ses droits Žtaient plus rŽcents, si bien qu'en 1660 les ducs et pairs le chargrent de dŽfendre leurs privilges. Il composa un mŽmoire o il soutient que les ducs et pairs possdent la premire dignitŽ du royaume, qu'ils sont les conseillers naturels des rois et que, dans un ƒtat bien ordonnŽ, si les rois sont rois, les ducs et pairs sont leurs prophtes. Ai-je besoin de vous dire que Saint-Simon sera tout ˆ fait de cet avis ?... De telles idŽes sont bien surannŽes : Saint-Simon les recueille avec les mots eux-mmes et les tours de phrase o il les a entendu exprimer. Il s'est installŽ dans le passŽ ; il y restera : il sera dŽsormais et toujours un homme d'autrefois.
Poussons plus loin l'analyse. Son Žducation Žcartait de lui les jeunes gens de son ‰ge : il n'Žprouva pas le besoin d'en conna”tre. Il n'Žtait pas Ç tournŽ vers leur genre de vie È. C'Žtait un enfant sage. Il n'avait pas le gožt de la dissipation. Je ne le lui reproche pas : je constate seulement qu'il n'a pas eu de jeunesse. Il n'a pas jouŽ, il n'a pas ri, il n'a pas eu de ces heures d'insouciance et de folie qui vous font libre comme l'air et lŽger comme lui ; il a senti trop t™t sur ses Žpaules trop frles le poids de la vie et il en est restŽ ˆ jamais accablŽ.
Il fit de bonnes Žtudes. Je sais bien qu'il prŽtend le contraire, mais c'est une prŽtention commune ˆ beaucoup d'hommes trs instruits. Il sut du latinÑassez pour tre encore en Žtat, vingt-deux ans aprs, de haranguer dans la langue de CicŽron. C'Žtait, vous vous en souvenez, pendant l'ambassade d'Espagne, ˆ Tolde. Deux chanoines, dont l'un n'Žtait rien moins qu'un Pimentel, archidiacre et de grande famille, vinrent le complimenter au nom du chapitre. Saint-Simon se sentit dans un grand embarras que redoublait encore la prŽsence d'une jeunesse moqueuse.
Ç Ds que je fus couvert, Žcrit-il, je me dŽcouvris et ouvris la bouche pour les remercier ; ˆ l'instant, le Pimentel, le chapeau ˆ la main, se leva, s'inclina, me dit domine sans m'avoir donnŽ l'instant d'articuler un seul mot, se rassit, se couvrit, et me fit une trs belle harangue en fort beau latin, qui dura plus d'un gros quart d'heure. Je ne puis exprimer ma surprise ni quel fut mon embarras de rŽpondre en franais ˆ un homme qui ne l'entendait pas. Quel moyen ? En latin, comment faire ? Toutefois, je pris mon parti ; j'Žcoutai de toutes mes oreilles, et, tandis qu'il parla, je b‰tis ma rŽponse pour dire quelque chose sur chaque point, et finir par ce que j'imaginai de plus convenable pour le chapitre et pour les dŽputŽs, en particulier pour celui qui parlait. Il finit par la mme rŽvŽrence qui avait commencŽ son discours, et je voyais en mme temps toute cette jeunesse qui me regardait et riochait de l'embarras o elle n'avait pas tort de me croire.
Ç Le Pimentel rassis, j'™tai mon chapeau, je me levai, je dis domine. En me rasseyant et me couvrant, je jetai un coup d'Ïil ˆ cette jeunesse, qui me parut stupŽfaite de mon effronterie, ˆ laquelle elle ne s'attendait pas. Je dŽrouillai mon latin comme je pus, o il y eut sans doute bien de la cuisine et maints solŽcismes, mais j'allai toujours, rŽpondant point par point ; puis, appuyant sur mes remerc”ments, avec merveilles pour le chapitre, pour les dŽputŽs et pour le Pimentel, ˆ qui j'en glissai sur sa naissance, son humilitŽ, son mŽpris des grandeurs, et son refus de deux si grands et si riches archevchŽs. Cette fin leur fit passer mon mauvais latin, et les contenta extrmement, ˆ ce que j'appris. Je ne parlai pas moins longtemps que le Pimentel avait fait. En finissant par la mme rŽvŽrence, je jetai un autre coup d'Ïil sur la jeunesse, qui me parut tout Žplapourdie de ce que je m'en Žtais tirŽ si bien. Il est vrai qu'elle n'admira pas mon latin, mais ma hardiesse et ma suite, parce que j'avais rŽpondu ˆ tout, et que je les avais aprs largement complimentŽs. È
Vingt-deux ans aprs le collge, discourir en latin, mme en latin de cuisine, combien aujourd'hui en seraient capables, je dis parmi ceux qui l'ont le mieux su, ou mme qui l'ont enseignŽ ?
Les jeunes gens d'aujourd'hui ne savent plus le latin ; je crains qu'ils ne sachent pas beaucoup mieux pour cela les langues Žtrangres. Saint-Simon savait l'allemand. Puis, il avait un gožt particulier pour les Žtudes historiques. Il aurait pu dire, comme Montaigne : Ç L'histoire, c'est mon gibier en matire de livres. È Je crois que cela n'Žtonnera personne.
Pour terminer, il entra ˆ l'AcadŽmie. Ce nom dŽsignait, au XVIIe sicle, les Žcoles d'Žquitation. C'est la seule AcadŽmie dont fut jamais l'auteur des MŽmoires.
Un dernier trait tout ˆ fait important. L'Žducation religieuse de Saint-Simon avait ŽtŽ confiŽe ˆ un jŽsuite, le P. Sanadon, auquel il resta toujours trs attachŽ, et qui jeta dans son cÏur les premiers germes de la piŽtŽ. Mais c'est un autre qui les fit fructifier. Le pre de Saint-Simon avait connu l'abbŽ de RancŽ, quand ce pieux et romanesque personnage Žtait dans le monde ; il Žtait restŽ son ami et il l'avait pour voisin de campagne, depuis que RancŽ s'Žtait retirŽ ˆ la Trappe : il lui mena son fils. L'entrevue fut des plus touchantes. Ç Quoique enfant pour ainsi dire encore, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m'attachrent ˆ lui, et la saintetŽ du lieu m'enchanta. È Il y retourna chaque annŽe et y fit des retraites, Ñ dont il est vrai de dire qu'il se cachait, crainte du ridicule. Il y passait d'ordinaire les jours saints, sous prŽtexte d'aller ˆ la campagne... Faut-il reprocher ˆ Saint-Simon ce respect humain ? Sachons-lui plut™t grŽ d'avoir ŽvitŽ toute affectation dans sa piŽtŽ, qui Žtait une piŽtŽ sincre, non des lvres mais du cÏur... DŽcidŽment, quand il arriva ˆ la Cour, ce petit dŽvot, Ñ que d'Argenson appelle mme un Ç petit dŽvot sans gŽnie È Ñ ne ressemblait gure aux jeunes seigneurs de ces dernires annŽes de Louis XIV o se prŽparait l'effroyable libertinage de la RŽgence.
Ce fut en 1691 que son pre le mena ˆ Versailles et le prŽsenta au roi pour tre mousquetaire. Le roi trouva que, pour un mousquetaire il Žtait bien petit, et l'accepta nŽanmoins. Voilˆ Saint-Simon mousquetaire gris : il y avait dans la maison du roi deux compagnies de mousquetaires, noirs et gris, tirant leur nom de la couleur des chevaux. Il Žtait simple soldat, mais comme on l'Žtait alors, avec un Žquipage de trente-cinq chevaux et mulets. Chaque annŽe, au printemps, le roi quittait les plaisirs de la Cour et s'en allait prendre le commandement de ses armŽes, emmenant avec lui une carrossŽe de grandes dames auxquelles il donnait le spectacle de le voir emporter d'assaut une ville. Saint-Simon assista ainsi au sige de Namur, o il fit ses premires armes, en 1692. L'annŽe suivante, il acheta une compagnie de cavalerie dans le rŽgiment de Royal Roussillon qu'il mena ˆ la bataille de Neerwinden, gagnŽe par le marŽchal de Luxembourg. Il Žtait mestre de camp Ñ c'est-ˆ-dire colonel Ñ au bout d'un an.... L'avancement, ˆ cette Žpoque-lˆ, ne se faisait pas ˆ l'anciennetŽ.... Mais, en 1702, n'ayant pas ŽtŽ compris dans une promotion de brigadiers, Saint-Simon donna sa dŽmission Louis XIV en fut chagrinŽ. Ç Eh bien, dit-il, voilˆ encore un homme qui nous quitte ! È Saint-Simon avait-il ŽtŽ rŽellement victime d'un passe-droit ? Je croirais plut™t qu'il quitta le service parce qu'il ne l'aimait pas.
Cet hŽritier d'une noblesse militaire avait, aussi peu que possible, l'‰me guerrire. Certes, ce n'Žtait plus l'Žpoque triomphante, o nos troupes ne connaissaient que la Victoire vers laquelle les guidaient sžrement l'incomparable Turenne et M. le Prince, le hŽros. Mais il y avait encore de beaux jours pour la valeur franaise. C'est ˆ Neerwinden que se place cet Žpisode racontŽ par Saint-Simon : Ç Le prince d'Orange, ŽtonnŽ que le feu Continuel et si bien servi, de son canon n'Žbranl‰t point notre cavalerie, qui l'essuya six heures durant sans branler et tout entire sur plusieurs lignes, vint aux batteries, en colre, accusant le peu de justesse de ses pointeurs. Quand il eut vu l'effet, il tourna bride et s'Žcria : Oh ! l'insolente Nation ! È Et cet autre trait : Quoadt, le brigadier sous les ordres de qui Žtait Saint-Simon, avait ŽtŽ tuŽ d'un coup de canon, ds le grand matin. Ç Le duc de La Feuillade devint par lˆ commandant de notre brigade et s'en acquitta avec distinction : il disparut, un moment aprs, et nous fžmes plus d'une demi-heure sans le revoir. C'est qu'il Žtait allŽ faire sa toilette : il revint poudrŽ et parŽ d'un beau surtout rouge fort brodŽ d'argent, et tout son ajustement et celui de son cheval Žtaient magnifiques. È Comment faisait-on pour ne pas aimer ˆ servir sous de tels chefs ?
***
Deux faits nous montrent ˆ plein le caractre de Saint-Simon.
L'un est le procs que, l'annŽe mme de la mort de son pre, en 1693, il soutint avec la plupart des ducs contre le marŽchal de Luxembourg pour une question de prŽsŽance. Il a dix-huit ans, et c'est lui qui prend en mains la cause commune, gourmande ses anciens, consulte, chicane, en remontre aux plus vieux procureurs. En dŽpit de tout son zle et, s'il faut l'en croire, de son bon droit, l'affaire prenait mauvaise tournure. On vint aux plaidoiries. Dumont, avocat de Luxembourg, plaidait, et, selon les apparences, il plaidait bien. Ce fut pour Saint-Simon une Žpreuve trop rude : il Žclata. Ç Les ducs de Montbazon, La TrŽmoille, Sully, Lesdiguires, Chaulnes et La Force Žtaient sur le banc des gens du roi, et moi assis dans la lanterne entre les ducs de La Rochefoucauld et d'EstrŽes. Je m'Žlanai dehors, criant ˆ l'imposture et justice de ce coquin. M. de La Rochefoucauld me retint ˆ mi-corps et me fit taire. Je m'enfonai de dŽpit plus encore contre lui que contre l'avocat. È Il perdit finalement son procs ; et il en attribua la mauvaise issue au premier prŽsident, Achille de Harlay. Cela nous a valu de ce magistrat ce portrait au vitriol : Ç Harlay Žtait un petit homme maigre, ˆ visage en losange, le nez grand et aquilin, des yeux de vautour qui semblaient dŽvorer les objets et percer les murailles ; un rabat et une perruque noire mlŽe de blanc, l'un et l'autre gure plus longs que les ecclŽsiastiques les portent ; une calotte, des manchettes plates comme les prtres et le chancelier. Toujours en robe, mais ŽtriquŽe, le dos courbŽ, une parole lente, pesŽe, prononcŽe, une prononciation ancienne et gauloise, et souvent les mots de mme, tout son extŽrieur contraint, gnŽ, affectŽ ; l'odeur hypocrite, le maintien faux et cynique, des rŽvŽrences lentes et profondes, allant toujours rasant les murailles, avec un air toujours respectueux, mais ˆ travers lequel pŽtillaient l'audace et l'insolence.... È
Saint-Simon ne peut s'empcher de rendre hommage ˆ ses grandes qualitŽs de savoir, de labeur, d'application. Il conclut : Ç C'est un dommage extrme que tant de qualitŽs et de talents naturels et acquis se soient trouvŽs destituŽs de toute vertu, et n'aient ŽtŽ consacrŽs qu'au mal, ˆ l'ambition, ˆ l'avarice, au crime. Superbe, venimeux, malin, scŽlŽrat par nature, humble, bas, rampant devant ses besoins, faux et hypocrite en toutes ses actions, mme les plus ordinaires et les plus communes, juste avec exactitude entre Pierre et Jacques pour sa rŽputation, l'iniquitŽ la plus consommŽe, la plus artificieuse, la plus suivie, suivant son intŽrt, sa passion, et le vent surtout de la Cour et de la fortune. È Entendez par lˆ qu'il n'avait pas jugŽ dans le sens des prŽtentions de Saint-Simon....
Pendant le procs, Saint-Simon s'Žtait trouvŽ, un jour, au sermon, placŽ auprs de la marŽchale de Luxembourg, qui le querella et par qui il se laissa quereller. Il se contenta de tracer au retour ce croquis en trois lignes : Ç Madame de Luxembourg ressemblait d'air, de visage et de maintien ˆ ces grosses vilaines harengres qui sont dans un tonneau avec leur chaufferette sous elles. È C'est un homme qui avait toujours toute prte une sorte de vengeance qui n'Žtait qu'ˆ lui.
Saint-Simon appara”t dans cette affaire avec quelques-uns des traits qui le caractŽrisent : cet enttement de son rang, cette obsession des questions d'Žtiquette dont on sait quelle place elles tiennent dans les MŽmoires et de quels fastidieux dŽtails elles les encombrent, Saint-Simon s'y Žtait acquis une compŽtence incontestŽe et une autoritŽ redoutable. C'Žtait lui que l'on consultait pour savoir si l'on devait tre assis ou debout, couvert ou dŽcouvert, sur un fauteuil ou sur un tabouret, ˆ moins que ce ne fžt sur un carreau. Il comptait le nombre des rŽvŽrences, supputait la longueur des manteaux, et dŽcidait qui devait draper ou ne point draper. Ç Le roi, qui avait voulu, ˆ la mort de Monseigneur, que les personnes qui drapent lorsqu'il drape, drapassent... ne voulut point que personne drap‰t pour le Dauphin, exceptŽ le duc et la duchesse de Berry. Comme leur maison drapait ˆ cause d'eux, cela fit une question sur Mme de Saint-Simon qui prŽtendait ne point draper et eux dŽsiraient qu'elle drap‰t. È Drapa-t-elle ou ne drapa-t-elle point ? Si cela vous est bien indiffŽrent, n'en laissez rien souponner ˆ Saint-Simon qui, pour vous punir, serait homme ˆ vous draper de la belle manire.
Un autre trait dont nous sommes ds maintenant en possession, c'est cette impŽtuositŽ dont Saint-Simon nous fournira plus tard tant de preuves ; et c'est aussi cette manie qu'il avait, chaque fois que quelqu'un n'Žtait pas de son avis, de l'accuser de scŽlŽratesse. Et le plus fort, c'est qu'il y croyait !
L'histoire de son mariage n'est pas moins significative, et c'est une histoire touchante. Sa mre le pressait de se marier. Il n'y avait pas de rŽpugnance, mais il voulait se marier ˆ son grŽ.... Attendez de savoir ce qu'il entendait par cette expression et ne la prenez pas dans un sens frivole.... Son pre Žtant mort, il se trouvait sans appuis ˆ la Cour, o on ne s'Žlve qu'ˆ condition d'tre appuyŽ solidement. Il lui fallait un beau-pre en situation de l'aider. Or il Žtait liŽ avec le duc de Beauvilliers, un des plus honntes hommes de cette Cour et un des plus puissants, gouverneur du duc de Bourgogne, premier gentilhomme de la Chambre et ministre d'ƒtat. Beauvilliers avait huit filles. Saint-Simon lui en demanda une, n'importe laquelle, s'en remettant ˆ lui du soin de choisir la jeune personne et de fixer la dot. Car, remarque Saint-Simon, Ç il voyait bien que ce n'Žtait pas le bien qui m'amenait ˆ lui, ni mme sa fille, que je n'avais jamais vue, que c'Žtait lui qui m'avait charmŽ et que je voulais Žpouser avec Mme de Beauvilliers. È C'Žtait le beau-pre qu'il voulait Žpouser et la belle-mre. Comme, pourtant, mme ˆ ces sortes de mariages, la fille est indispensable, le projet Žchoua. L'a”nŽe des filles voulait tre religieuse, la seconde Žtait contrefaite, les autres Žtaient des enfants. Saint-Simon dut chercher ailleurs.
Il avait fait campagne sous les ordres du marŽchal de Lorges, neveu de Turenne. Celui-lˆ aussi Žtait homme de grande vertu, et il n'avait que cinq filles, mais enfin il avait cinq filles. L'a”nŽe, Gabrielle de Durfort de Lorges, Žtait Ç blonde, avec un teint et une taille parfaite, un visage fort aimable, l'air extrmement noble et modeste, et je ne sais quoi de majestueux par un air de vertu et de douceur naturelle.... È Saint-Simon demanda sa main et fut agrŽŽ. Le mariage eut lieu ˆ l'h™tel de Lorges, le 8 avril, Ç que j'ai toujours regardŽ avec raison, dit Saint-Simon, comme le plus heureux jour de ma vie. È Ñ Ai-je mis dans le rŽcit de ces nŽgociations matrimoniales quelque nuance d'ironie ? Je suis, croyez-le, bien loin de mŽconna”tre ce qu'il y a d'austre grandeur dans cette conception du mariage o un jeune homme de vingt ans songe d'abord ˆ la valeur morale et sociale de la famille ˆ laquelle, il associe la sienne, et met avant tout autre sentiment le souci de sa double responsabilitŽ envers ceux qui l'ont prŽcŽdŽ et ceux qui le suivront.
Voyez d'ailleurs comme la destinŽe se joue de nos calculs ! Le crŽdit de son beau-pre ne fut d'aucun secours ˆ. Saint-Simon, et ne servit pas mme ˆ le faire brigadier. En revanche, il eut en la duchesse de Saint-Simon une Žpouse parfaite, de celles qui sont la bŽnŽdiction d'une maison. Il sut d'ailleurs comprendre son bonheur, Ñ ce n'est pas un mince Žloge ! Ñ et il aima tendrement celle qui le lui apporta. Chaque fois qu'il en parle, c'est avec une profondeur de gratitude, avec une Žmotion dont l'accent ne trompe pas. Elle avait les qualitŽs qui manquaient le plus ˆ son mari, le bon sens, l'ŽgalitŽ d'humeur, l'indulgence. Elle conseillait, elle apaisait son fougueux compagnon ; elle lui Žpargna bien des erreurs de conduite ; elle attŽnua les consŽquences de plus d'une incartade. Ainsi elle remplit divinement, son r™le de femme : celui de pieuse auxiliaire et de rŽparatrice.
***
Depuis qu'il a quittŽ l'armŽe, Saint-Simon n'est plus rien qu'un courtisan. Donc, il mne ˆ Versailles la vie du courtisan, qui consiste ˆ graviter autour du Ma”tre, le saluer le matin ˆ son lever, se trouver sur son passage quand il va ˆ la messe, se faire voir de lui quand il entre au Conseil ou quand il en sort, assister debout ˆ son d”ner, l'accompagner ˆ la promenade, le suivre ˆ Marly ou ˆ Fontainebleau, se retrouver le soir au jeu du Roi, au souper du Roi, au coucher du Roi o la chance pouvait vous advenir d'tre dŽsignŽ pour tenir le bougeoir : Ç on ™tait son gant, on s'avanait, on tenait ce bougeoir pendant le coucher qui Žtait fort court, puis on le rendait au premier valet de chambre È; c'Žtait une faveur insigne et qui ne s'accordait qu'aux personnages de distinction.
Je ne vous montrerai pas aujourd'hui Saint-Simon ˆ la Cour de Louis XIV non plus qu'ˆ la Cour du RŽgent, puisque c'est un sujet sur lequel nous aurons occasion de nous Žtendre ˆ loisir. Il est pourtant un point que je veux prŽciser tout de suite. A lire les MŽmoires, on serait tentŽ de croire que Saint-Simon fut persŽcutŽ par Louis XIV, par Mme de Maintenon, par les ministres et par les jŽsuites. Il n'en est rien. Louis XIV lui tŽmoigna de la bontŽ en plusieurs circonstances, et d'abord ˆ l'occasion de la mort de son pre. Saint-Simon apprit la triste nouvelle en revenant du coucher du Roi Ç qui se purgeait le lendemain È. Il donna la nuit aux effusions d'une douleur sincre, et la matinŽe ˆ des prŽoccupations d'un autre ordre. Il Žtait ˆ la premire heure chez Beauvilliers, qui fut chargŽ de demander au Roi, en ouvrant son rideau, la survivance des gouvernements du dŽfunt duc pour son fils. Le roi l'accorda et y eut quelque mŽrite, puisque l'un des compŽtiteurs de Saint-Simon Žtait d'AubignŽ, le propre frre de Mme de Maintenon. Saint-Simon s'approcha du lit et fit son remerciement. Ç Le Roi me demanda fort comment le malheur Žtait arrivŽ, avec beaucoup de bontŽ pour mon pre et pour moi : il savait assaisonner ses gr‰ces...È Peut-tre trouvez-vous que Saint-Simon n'avait pas perdu de temps. Mais, ˆ toutes les Žpoques et sous tous les rŽgimes, 'a ŽtŽ la coutume de se presser quand il s'agit de briguer une succession, une charge, ou un fauteuil.
Il est vrai que Saint-Simon vit ˆ deux reprises s'assombrir le visage du Ma”tre ; mais il faut avouer qu'il avait fait tout ce qu'il fallait pour cela : d'ailleurs, le nuage se dissipa promptement. Une premire fois, ne s'Žtait-il pas avisŽ d'empcher les duchesses de quter pour les pauvres ˆ la messe du roi ? Il avait organisŽ la grve des quteuses. Le droit de grve n'Žtait pas encore reconnu : le roi se f‰cha, se plaignit de l'importun qui ne songeait qu'ˆ Ç Žtudier les rangs et faire des procs ˆ tout le monde È. Le mot fut rapportŽ ˆ Saint-Simon. Il demanda une audience pour se disculper. Il parlait bien et il le savait ; il parlait avec Žloquence, comme font les hommes passionnŽs : on a remarquŽ qu'ils ont le style pŽriodique. Il trouva le roi Ç l'air sŽvre È et Ç le ton d'un ma”tre f‰chŽ È ; il lui coupa la parole, Žleva la voix par-dessus la sienne ; il raisonna, il argumenta et fit si bien que le roi, radouci, puis charmŽ, lui rŽpŽta que Ç c'Žtait lˆ comme il fallait penser et parler È. Concluez qu'il avait su tenir le langage du parfait courtisan.
L'autre fois, ce fut plus grave. Saint-Simon s'Žtait mlŽ des intrigues de Cour. Il Žtait de l'opposition. Il avait des vues et elles Žtaient subversives. Il faisait des mots et il les faisait cruels. Comme il sentait venir la disgr‰ce, il songeait ˆ quitter la Cour : la sage Mme de Saint-Simon l'en dissuada et l'envoya plaider sa cause auprs du roi. Ce fut le samedi 4 janvier 1710, le matin, avant la messe, dans le cabinet du roi. Saint-Simon trouva le roi profondŽment Ç irritŽ È, et comme il se plaignait qu'on l'ežt calomniŽ: Ç Mais aussi, monsieur, rŽpliqua le roi, c'est que vous parlez et que vous bl‰mez : voilˆ ce qui fait qu'on parle contre vous. È Une fois de plus son Žloquence le sauva. La rŽconciliation fut complte. C'est depuis lors que Saint-Simon fut de tous les Marlys.
Mme il est en faveur. Louis XIV lui sait grŽ d'tre pour son neveu, le duc d'OrlŽans, le meilleur des conseillers. Saint-Simon a dŽtachŽ le duc d'OrlŽans d'une liaison publique et dont le scandale Žtait grand. Il a fait le mariage de la duchesse de Chartres, fille du duc d'OrlŽans, avec le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV. En manire de rŽcompense, le roi nomma Mme de Saint-Simon dame d'honneur de la nouvelle duchesse de Berry, avec appartement au ch‰teau.
Ah ! cet appartement ! C'Žtait leur rve ˆ tous : un appartement dans la demeure royale vers laquelle convergeaient tous les regards, o aboutissaient toutes les nouvelles, d'o partaient toutes les gr‰ces ! Saint-Simon n'avait encore eu ˆ Versailles que des logis de fortune : il campait dans une chambre que lui prtait le chancelier Pontchartrain, ou encore il empruntait l'appartement de son jeune beau-frre, le duc de Lorges. A partir de 1710, il a son appartement ˆ lui, situŽ dans l'aile neuve du ch‰teau, de plain-pied avec la tribune de la chapelle, un des appartements les plus convoitŽs, dont il nous a donnŽ une description complaisante... et qui fait frŽmir ! Car il est bien vrai que, sur les cinq pices dont il se composait, trois avaient des fentres ; mais les autres, entresolŽes et obscures, se compliquaient encore d'arrire-cabinets qui ne prenaient leur jour et leur air que sur ces trous noirs. Saint-Simon ajoute avec satisfaction : Ç Ces arrire-cabinets avaient une porte et des fentres qui, Žtant fermŽes, ne paraissaient point du tout et laissaient croire qu'il n'y avait rien derrire. J'avais dans mon arrire-cabinet un bureau, des siges, des livres et tout ce qu'il me fallait ; les gens fort familiers qui connaissaient cela l'appelaient ma boutique, et en effet cela n'y ressemblait pas mal. È Saint-Simon passait chaque jour dans cette ÇboutiqueÈ de longues heures, et les gens fort familiers eux-mmes, ignorant ˆ quoi il les employait, s'en montraient fort intriguŽs.
Ajoutez que Saint-Simon est en bonnes relations avec les ministres et secrŽtaires d'ƒtat, Beauvilliers et Chevreuse, Chamillart et Pontchartrain ; quand ses affaires se g‰tent, c'est le propre directeur de conscience de Mme de Maintenon qui lui rend le service de l'avertir ; quand il s'agit pour lui d'une ambassade ˆ Rome, ce sont les jŽsuites qui soutiennent sa candidature. Non, ce n'est pas un persŽcutŽ. Louis XIV, c'est un fait, ne lui donna aucune des grandes charges de Cour, et aucune part dans le gouvernement. Mais sans doute il ne le jugeait pas apte ˆ ces sortes d'emplois. Or, il se connaissait en hommes, et ce qui prouve qu'il ne s'Žtait pas trompŽ sur les aptitudes politiques de Saint-Simon, c'est le r™le que joua celui-ci pendant la RŽgence.
Saint-Simon est l'ami du RŽgent. Il est au pouvoir : quelle figure va-t-il y faire ? La plus pitre. Au conseil de RŽgence, son action est ˆ peu prs nulle. Il refuse la prŽsidence du Conseil des Finances, sous prŽtexte qu'il n'est pas un calculateur ; et ici le mot de Beaumarchais n'aurait pas eu son application. Il refuse la place de garde des sceaux et celle de gouverneur de Louis XV. On lui a tout offert, il a tout refusŽ, sauf une ambassade en Espagne, purement dŽcorative et de parade. Si donc alors il n'a pas eu plus de part aux affaires, ce n'est pas qu'on l'en ait ŽcartŽ, mais c'est en raison d'une incapacitŽ foncire dont il fut le premier ˆ se rendre compte Ñ et dont il n'eut que plus de dŽpit.
A la mort du RŽgent, 1723, la carrire politique de Saint-Simon est terminŽe. Il a quarante-huit ans ; il lui reste ˆ vivre de longues annŽes, Ñ il est mort ˆ quatre-vingts ans, Ñ de ces douloureuses annŽes, o tout ce qui arrive est un chagrin nouveau qui s'ajoute aux autres chagrins. Dans la vie publique, il assiste au triomphe de ses rivaux ou de ses ennemis. Dans la vie domestique, il est assailli de tristesses et de dŽboires.
Saint-Simon avait une fille Ç petite, contrefaite et affreuse... È. Le prince de Chimay, qui, lui aussi, voulait un beau-pre sur qui s'appuyer, la lui demanda en mariage, et lui aussi sans l'avoir vue. Saint-Simon lui traa, para”t-il, de sa fille un portrait ˆ faire peur. On peut se fier ˆ lui. Le prince de Chimay Žtait brave : il Žpousa. Mais c'Žtait un dissipateur : il abandonna promptement sa femme. Quant aux deux fils de Saint-Simon, ils avaient hŽritŽ de sa petite taille : on ne les appelait ˆ la Cour que Ç les deux bassets È, ce qui est rude ˆ l'orgueil d'un pre. Il eut beau les pousser, leur acheter des rŽgiments, tous deux de cavalerie et gris, faire l'un grand d'Espagne et l'autre chevalier de la Toison d'Or: il n'en put rien faire.
Et quels mariages ! L'a”nŽ, le duc de Ruffec, Žpousa la nice du duc de Noailles, un homme que Saint-Simon exŽcrait, et ˆ qui il refusait le salut ! Le cadet, le marquis de Ruffec, Žpousa la fille du secrŽtaire d'ƒtat, d'Angervilliers, ministre de la guerre, la fille d'un de ces ministres en qui Saint-Simon voyait la honte du rŽgime ! Cependant que son beau-frre, le duc de Lorges, Žpousait en secondes noces la fille du prŽsident de Mesmes, en sorte que Saint-Simon s'en alla d”ner chez un de ces robins du Parlement et reut un premier PrŽsident ˆ sa table ducale ! Il survŽcut ˆ ses fils. Il survŽcut ˆ sa femme, la compagne bien-aimŽe de toute sa vie ; et depuis qu'il l'eut perdue, il n'eut plus qu'un souhait : c'Žtait de la rejoindre lˆ o, dit-on, nous ne souffrirons plus.
DŽchirement de cÏur, cette perte fut en outre pour lui un dŽsastre. C'Žtait la duchesse de Saint-Simon qui administrait la fortune trs embarrassŽe de son mari, l'homme le moins entendu qu'il y ait jamais eu en affaires financires. Bient™t il se trouva perdu de dettes. Il devait ˆ tout le monde, au tailleur et au boulanger, et comme il n'Žtait pas Don Juan, il n'Žprouvait nul plaisir ˆ berner M. Dimanche. D'ailleurs il ne passait plus que quelques mois de l'annŽe ˆ Paris, o l'h™tel familial n'Žtait plus en sa possession : de la rue des Saints-Pres ˆ la rue Saint-Dominique et de la rue Saint-Dominique ˆ la rue de Grenelle, il fut dŽjˆ, comme nous sommes tous aujourd'hui, le Parisien errant. Il ne se retrouvait lui-mme que dans son donjon fŽodal de la FertŽ-Vidame, derrire ses fossŽs, ses remparts et ses tours, dans le vieux ch‰teau dŽlabrŽ o se voyait, dans chaque pice, un portrait de Louis XIII. C'est lˆ qu'il rem‰chait les amertumes et les rancÏurs de sa vie manquŽe. Quand il mourut, en 1755, il y avait longtemps qu'il Žtait hors du monde.
Ai-je rŽussi ˆ faire pŽnŽtrer en vous, et de faon que vous ne puissiez plus l'oublier, la sensation de ce morne dŽsespoir qui fut l'habituel Žtat d'esprit de Saint-Simon, pendant trente annŽes d'‰pre et poignante dŽtresse ?
***
Nous n'avons de Saint-Simon aucun portrait intŽressant : le seul qui nous soit parvenu et qui est attribuŽ ˆ Van Loo est sans nul caractre. Il me semble pourtant qu'on peut assez bien se le reprŽsenter tel que l'ont connu ses contemporains, et que si l'un d'eux avait tracŽ de Saint-Simon un portrait, Ñ ˆ la manire de Saint-Simon, il aurait pu dire :
C'Žtait
un petit homme maigre, mal fait, ˆ figure chŽtive, ˆ physionomie d'esprit. Le visage tout en angles, le nez droit, des lvres serrŽes, rentrŽes, contractŽes, le teint brouillŽ par la bile, les dents qui riaient jaune. Des yeux brillants de vie et d'un feu qu'on avait peine ˆ soutenir, qui Žtincelaient, pŽtillaient, dŽvoraient, parfois lanant l'insulte et le dŽfi jusque dans les moelles, et qui, de leurs regards assŽnŽs et forlongŽs avec persŽvŽrance, fouillaient les ‰mes et violaient les consciences.
Le
dehors tourmentŽ, ravagŽ. Au dedans, tontes les passions, l'orgueil, le dŽpit, la vanitŽ, la rancune, l'amour-propre et la haine se disputaient ˆ qui en resterait la ma”tresse. ImpŽtueux, violent, et tout de suite allant aux extrmes, enragŽ sur ses prŽrogatives, cruel aux dŽfauts et ˆ trouver et donner des ridicules, querellant tout le monde, jusqu'au Roi, qu'il Žtait homme ˆ faire taire, et jusqu'au RŽgent, sur qui il tirait ˆ boulets rouges; mais quand mme courtisan, attentif ˆ ne pas dŽplaire et mŽnageant les ministres.
Parfaitement
honnte homme, loyal, ami fidle et reconnaissant, dŽsintŽressŽ et magnifique, mŽprisant l'argent et donnant sans compter, surtout d'une piŽtŽ exemplaire ˆ laquelle il conformait toute sa conduite. Il vŽcut dans l'union la plus touchante avec sa femme, qu'il ne se consola pas d'avoir perdue, et dŽsormais devint solitaire et sauvage. Trs instruit, une mŽmoire heureuse, une vaste lecture dont il n'avait jamais rien oubliŽ, une conversation enchanteresse, la plus fournie de faits du passŽ, d'anecdotes et de traits de mÏurs, et aussi la plus pleine de vues et d'idŽes qui lui Žtaient particulires, exprimant fortement ses sentiments en des termes qu'il choisissait propres ˆ ce qu'il voulait dire sans s'embarrasser s'ils Žtaient bien franais.
C'est
dommage qu'avec de si belles qualitŽs il en ait tirŽ si peu de parti. Mais, au lieu de se pousser sur le devant du thŽ‰tre et de s'Žlever par des emplois de Cour, il prŽfŽra s'enfoncer dans sa boutique o il s'amusait ˆ de vaines Žcritures dont on dit qu'il a laissŽ tout un fatras. Aussi la postŽritŽ ignorera son nom.
Car les contemporains n'avaient pas lu une ligne des MŽmoires.
LES contemporains de Saint-Simon ont connu le mousquetaire gris et le mestre de camp du rŽgiment de Royal Roussillon ; ils ont connu le courtisan de la Cour de Louis XIV et le conseiller du RŽgent, le grand seigneur processif et le solitaire du ch‰teau de la FertŽ-Vidame. Ils n'ont pas connu l'auteur.
Auteur, il se cachait de l'tre, mais il l'Žtait par-dessus tout et plus que tout, par essence et par dŽfinition, par nature et par destination. C'est cela que je voudrais vous montrer aujourd'hui, et pour la suite de nos Žtudes, j'attache ˆ cette dŽmonstration une importance essentielle. Je voudrais vous montrer en Saint-Simon l'auteur-nŽ, Ñ car il en va dans le monde des lettres de mme que dans le monde : on y distingue ceux qui sont nŽs et ceux qui ne le sont pas, ceux pour qui leur noblesse est chose acquise et ceux qui ont apportŽ leur littŽrature avec eux, Ñ l'artiste crŽŽ par un dŽcret nominatif de la Providence pour puiser autour de lui des matŽriaux et les convertir en art, l'homme de lettres qui a vŽcu pour la littŽrature et par elle et ˆ qui sa littŽrature est entrŽe dans le sang.... A mon avis, la clŽ des MŽmoires est lˆ et non pas ailleurs.
NŽ observateur, Saint-Simon a toujours observŽ, et en toute occasion, depuis sa jeunesse, depuis son enfance. Il a toujours regardŽ autour de lui de ce regard qui est une prise de possession de la rŽalitŽ et va droit au trait qui en prŽpare la transposition artistique.
Il avait onze ans quand il assista ˆ l'inauguration de la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires. Et dŽjˆ, devant Ç cette pa•enne dŽdicace o le Roi prit un plaisir si exquis È, il notait sur le visage du monarque cet orgueil, cette idol‰trie de soi-mme, dont il fera plus tard l'idŽe ma”tresse de son portrait de Louis XIV, le trait caractŽristique de la statue qu'il lui Žlvera, lui aussi et ˆ sa manire, dans les MŽmoires.
Il avait seize ans ˆ la mort de Louvois. Le hasard voulut qu'il se trouv‰t ˆ Versailles le jour o on y apprit la mort du ministre. Le hasard fit bien les choses, ce jour-lˆ; mais il sait ce qu'il fait, et tient en rŽserve de telles faveurs pour ceux-lˆ seuls qui peuvent en profiter. Ç Je voulus voir la contenance du roi ˆ un ŽvŽnement de cette importance. J'allai l'attendre et le suivis toute sa promenade. Il me parut avec sa majestŽ accoutumŽe, mais avec je ne sais quoi de leste et de dŽlivrŽ qui me surprit È. Un officier, que le roi d'Angleterre envoya de Saint-Germain, Žtant venu faire son compliment de condolŽance, Ç Monsieur, lui rŽpondit le roi d'un air et d'un ton plus que dŽgagŽs, faites mes compliments et mes remerciements au roi et ˆ la reine d'Angleterre, et dites-leur de ma part que mes affaires et les leurs n'en iront pas moins bien. È L'officier fit une rŽvŽrence et se retira, l'Žtonnement peint sur le visage et dans tout son maintien. J'observais curieusement tout cela.... È Quel raccourci d'histoire ! Et comme ˆ ce je ne sais quoi de leste et de dŽlivrŽ, ˆ Ç cet air et ce ton plus que dŽgagŽs È on sent de quel poids l'autoritŽ de son tout-puissant ministre pesait au monarque ! Voilˆ ce que Saint-Simon observait si curieusement !
Il avait dix-sept ans au mariage du futur duc d'OrlŽans, alors duc de Chartres, fils de Monsieur et neveu de Louis XIV, avec sa cousine de la main gauche, Mlle de Blois, une des filles de Louis XIV et de la Montespan. Encore une admirable occasion et qui mit tout de suite en Žveil le flair du curieux : Ç Il m'en avait depuis quelques jours transpirŽ quelque chose, et, comme je jugeai bien que les scnes seraient fortes, la curiositŽ me rendit fort attentif et assidu È. Vous surprenez le guetteur ˆ la minute mme o il se met ˆ l'affžt ! Cette fois sa curiositŽ va s'Žlargir et se diversifier, se porter de l'un ˆ l'autre des acteurs de la scne, Žpier chaque attitude et l'air de chaque visage. La plus opposŽe au mariage Žtait Madame, la Palatine. Elle avait fait jurer ˆ son fils qu'il dirait non. Le duc de Chartres avait dix-huit ans ; il avait peur de son terrible oncle : il dit oui. C'est alors que le roi fit appeler Madame : Ç Elle lana deux regards furieux ˆ Monsieur et ˆ Madame de Chartres, dit que, puisqu'ils le voulaient bien, elle n'avait rien ˆ dire, fit une courte rŽvŽrence et s'en alla chez elle. Monsieur son fils l'y suivit incontinent, auquel, sans donner le moment de lui dire comment la chose s'Žtait passŽe, elle chanta pouilles avec un torrent de larmes et le chassa de chez elle. È Cela commenait bien.
Le soir, il y eut appartement,Ñ c'est-ˆ-dire rŽunion et jeu dans le salon qui ouvrait sur la grande galerie ; Ñ le mariage y fut dŽclarŽ. Ç J'arrivai dans ces premiers instants, je trouvai le monde par pelotons et un grand Žtonnement rŽgner sur les visages. Madame se promenait dans la galerie avec Chateauthiers, sa favorite et digne de l'tre ; elle marchait ˆ grands pas, son mouchoir ˆ la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et reprŽsentant bien CŽrs aprs l'enlvement de sa fille Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant ˆ Jupiter.... È Saint-Simon observe que Monsieur est tout honteux, son fils tout dŽsolŽ, sa future tout embarrassŽe et les Lorrains, dont c'Žtait l'Ïuvre, triomphants. D'autres ont-ils trouvŽ le temps long, ˆ cet appartement, et en ont-ils pŽniblement subi la gne et la contrainte ? Saint-Simon le trouva Ç court dans sa durŽe ordinaire È comme aussi bien le souper du roi, Ç duquel il ne voulut rien perdre È. Ç Le roi y parut tout comme ˆ son ordinaire. M. de Chartres Žtait auprs de Madame qui ne le regarda jamais, ni Monsieur. Elle avait les yeux pleins de larmes qui tombaient de temps en temps et qu'elle essuyait de mme.... M. son fils avait aussi les yeux bien rouges, et tous deux ne mangrent presque rien.... Il fut encore fort remarquŽ qu'au sortir de la table... le roi fit ˆ Madame une rŽvŽrence trs marquŽe et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste que le roi, en se relevant, ne trouva plus que son dos.... È Le lendemain, on alla, comme ˆ l'ordinaire, ˆ l'heure de la messe, attendre le passage du roi, dans la grande galerie. Ç Madame y vint. M. son fils s'approcha d'elle, comme il faisait tous les jours, pour lui baiser la main. En ce moment, Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu'il fut entendu de quelques pas et qui, en prŽsence de toute la Cour, couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les spectateurs, dont j'Žtais, d'un prodigieux Žtonnement. È C'est ainsi, et parce que Saint-Simon Žtait au nombre de ces spectateurs prodigieusement ŽtonnŽs, que ce soufflet sonore entra dans l'histoire.
Comme il a toujours regardŽ, Saint-Simon a toujours ŽcoutŽ, de cette oreille fine, intelligente, qui peroit l'accent et les nuances propres ˆ donner le ton au futur rŽcit ; il a toujours ŽcoutŽ, avec cette attention interrogative qui provoque les confidences et met le narrateur en verve. Cela fit, par exemple, que tout enfant il n'eut pas la sensation d'tre en exil parmi les vieux amis de son vieux pre ; au contraire, il s'en approchait pour en tirer les souvenirs directs, les anecdotes originales de l'Žpoque Louis XIII, o sans cesse revenait leur vieillesse conteuse.
Et il a toujours Žcrit. Nous avons de lui un curieux morceau qui date de sa quinzime annŽe. C'est la relation des Ç CŽrŽmonies observŽes en l'Žglise de l'abbaye royale de Saint-Denis aux funŽrailles de Marie-Anne de Bavire, dauphine de France, par Louis de Saint-Simon, vidame de Chartres, qui y fut prŽsent È. Un ma”tre des cŽrŽmonies n'aurait dŽcrit ni mieux ni si bien le cŽrŽmonial, les costumes et les prŽsŽances. Mais, sans doute, aucun autre que Saint-Simon ne pouvait noter comme il l'a fait l'incident qui se produisit quand Madame, Ç ayant reu un cierge de cire blanche allumŽ et rempli de quantitŽ de demi-louis d'or È, le passa ˆ Bossuet, qui le passa ˆ un des aum™niers. Ç Lˆ-dessus il s'Žlve une dispute entre les aum™niers et les moines, voulant les uns et les autres avoir l'argent attachŽ au cierge, et recevoir le dit cierge des mains de l'Žvque de Meaux, et la dispute s'Žchauffa tellement que ces gens pensrent se battre et rompirent le cierge ˆ deux ou trois endroits pour avoir l'argent y attachŽ, tellement que, dans ce dŽbat, la mitre de l'Žvque de Glandves tourna dessus sa tte et fžt tombŽe si ce prŽlat n'y ežt portŽ les mains È. A ce trait de rŽalisme qui soudain vient dŽranger l'ordonnance majestueuse d'une cŽrŽmonie et nous fait apercevoir dans un beau visage la verrue qui le dŽpare, nous avons reconnu le Saint-Simon des MŽmoires.
***
C'est ˆ dix-neuf ans, en campagne, que Saint-Simon commena ses MŽmoires. Ç Je les commenai en juillet 1694, Žtant mestre de camp d'un rŽgiment de cavalerie de mon nom, dans le camp de Guinsheim sur le vieux Rhin, en l'armŽe commandŽe par le marŽchal duc de Lorges. È RŽjouissons-nous qu'il ait ainsi employŽ les loisirs de la vie de camp ; mais ne nous Žtonnons pas trop si le rŽgiment de cavalerie de son nom Žtait mal tenu, ce qui lui attira une Ç forte et dure rŽprimande È, quand Villars en passa la revue dans ce mois de juillet 1694, et ce qui ne fut sans doute pas sans influence sur la fameuse dŽmission de Saint-Simon, non plus que sur l'opinion qu'il eut des talents militaires de Villars. Peut-tre ne faut-il pas que les officiers fassent trop de littŽrature. Mais quel signe plus Žvident d'une vocation que d'avoir commencŽ avant la vingtime annŽe ce qui sera l'Ïuvre Ñ et l'Ïuvre unique Ñ de toute une vie ?
Bien sžr, Saint-Simon n'en est pas encore ˆ Ç rŽdiger È ses MŽmoires. Les MŽmoires ne sont pas un journal, Ïuvre amorphe, fragmentaire, sans unitŽ, ˆ la merci du jour et de l'heure : ils seront une Ïuvre d'art. Et c'est la dŽfinition mme de l'Ïuvre d'art qu'elle soit composŽe d'une seule haleine, d'aprs une idŽe ma”tresse, crŽatrice et plastique, par un auteur qui possde son sujet et qui le domine. Aussi ne se mettra-t-il ˆ la rŽdaction dŽfinitive que plus tard, trs tard, dans les dernires annŽes de sa vie. Il lui suffit, pour le moment, d'amasser des matŽriaux, de prendre des notes, de regarder et de s'informer. Et c'est merveille de voir avec quelle persŽvŽrance, quelle suite dans la volontŽ et quel dŽvouement ˆ son Ïuvre, il poursuit ce travail d'enqute.
DŽsormais, ˆ Versailles, ˆ Marly, ˆ Meudon, ˆ Saint-Cloud, ˆ Paris, sur le premier bruit que quelque chose va se passer, il accourt : Ç J'Žtais chez le roi, le mardi 30 mars, lorsqu'ˆ la fin du souper je vis arriver Mme de Soubise ; je m'approchai aussit™t pour entendre la scne. È Ailleurs : Ç Tout ce qui Žtait ˆ Marly Žtait dans les salons, attendant le choix du gŽnŽral qu'on voyait bien qui s'allait dŽclarer. Ma curiositŽ m'y porta comme les autres. È Ces indications se retrouvent ˆ chaque page dans les MŽmoires, et il n'y aurait pas d'intŽrt ˆ les multiplier ; mais en voici une dont vous gožterez la saveur et qui en dit long. Le tsar Pierre le Grand se trouvait ˆ Paris, le 15 juin 1717. Saint-Simon Žtait alors du Conseil de rŽgence. Ç Travaillant ce jour-lˆ avec M. le duc d'OrlŽans, je finis en une demi-heure : il en fut surpris et voulut me retenir. Je lui dis que j'aurais toujours l'honneur de le trouver, mais non le tsar qui s'en allait, que je ne l'avais point vu et que je m'en allais chez d'Antin bayer tout ˆ mon aise.... È Il y va. On veut le prŽsenter au tsar ; il refuse : Ç parce que je voulais le regarder tout ˆ mon aise, le devancer et l'attendre tant que je voudrais pour le bien contempler, ce que je ne pourrais plus faire si j'en Žtais connu.... Je fus lˆ prs d'une heure ˆ ne le point quitter et ˆ le regarder sans cesse. Sur la fin, je vis qu'il le remarquait : cela me rendit plus retenu. È N'est-ce pas lˆ une de ces anecdotes qui peignent un caractre ? Et n'est-on pas renseignŽ sur Saint-Simon, Ñ sur l'homme d'ƒtat et sur l'homme de lettres qui sont en lui, si inŽgalement, et sur la subordination du premier au second, Ñ quand on le voit sacrifier ainsi les affaires d'ƒtat ˆ sa besogne d'acharnŽ reportage ?
Quoi qu'on fasse, on a beau tre partout, on voit moins de choses qu'il ne s'en passe, moins mme qu'on n'en apprend par ou•-dire. Comme il est aux aguets de tous les spectacles, Saint-Simon est aux Žcoutes de tous les on-dit. Il a organisŽ pour les besoins de sa t‰che un merveilleux Ç service d'informations È. Ici encore je n'aurai garde d'ŽnumŽrer tous ceux par qui Saint-Simon est renseignŽ de premire main : ils sont trop ! Il est intimement liŽ avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, avec Chamillart, avec le Chancelier et son fils Pontchartrain, avec Torcy, avec le P. Tellier, confesseur du roi ; le duc d'OrlŽans, son compagnon de toujours, n'a pas de secrets pour lui. Il s'informe auprs des jeunes femmes qui entourent les duchesses de Bourgogne et de Berry. Ç Je finissais d'ordinaire mes journŽes par aller, entre onze heures et minuit, causer avec les filles de Chamillart o j'apprenais souvent quelque chose. È Il fait parler les mŽdecins et les valets de chambre, MarŽchal et Bontemps, Bloin, Dumont et Du Chesne. Ils sont lŽgion, ces informateurs de Saint-Simon ! Je voudrais seulement, ici encore, souligner quelques traits significatifs. Louville, qui avait accompagnŽ le duc d'Anjou en Espagne, arrive ˆ Fontainebleau. Saint-Simon fait avec lui le tour du canal : Ç Au retour, nous primes Mme de Saint-Simon et l'archevque d'Arles, depuis cardinal de Mailly, et nous nous en all‰mes d'un trait ˆ Paris en relais. Je fus ravi de la promenade pour m'entretenir avec lui plus ˆ mon aise de choses particulires et, dans le chemin de Paris, je lui fis tant d'autres questions qu'il arriva sans voix et ne pouvant plus parler. È Voilˆ le questionneur infatigable. La princesse des Ursins, tombŽe du haut de sa toute-puissance, Ñ et ˆ la chute de qui Saint-Simon n'a pas ŽtŽ ŽtrangerÑ, arrive ˆ Paris. Saint-Simon s'enferme avec elle et la fait causer huit heures durant. Ailleurs, il nous conte qu'il y a ˆ la Cour trois cabales, et qu'il a des intelligences dans chacune. Ç Je me suis donc trouvŽ toujours instruit journellement de toutes choses par des canaux purs, directs et certains, et de toutes choses grandes et petites. Ma curiositŽ, indŽpendamment d'autres raisons, y trouvait fort son compte. È Singulier cabaleur qui, ˆ louvoyer parmi les cabales, ne cherche de profit que pour sa curiositŽ ! Singulier ambitieux qui, des ministres qu'il frŽquente, attend, non des gr‰ces, des faveurs et des emplois, mais des renseignements !
Ces renseignements qu'il a recueillis pendant le jour, chaque soir il en fait le compte, il les classe. C'est ˆ ce travail qu'il se livre dans la solitude et dans le mystre de ces arrire-cabinets, o il s'enferme comme l'avare qui serre son trŽsor, ou comme l'alchimiste qui transforme la matire brute en approchant d'elle une flamme Ñ qui est ici la flamme du gŽnie.
***
Saint-Simon a toujours observŽ, il s'est toujours informŽ. Que vaut son observation ? que vaut son information ? puisqu'un mme fait vu par dix personnes est vu de dix manires et que chacun de nous, dans la nouvelle qu'on lui raconte, entend une nouvelle diffŽrente.
Un point ne peut tre contestŽ : la sincŽritŽ de Saint-Simon est entire, sa bonne foi absolue. De toute son ‰me, il a voulu dire la vŽritŽ. J'en ai pour gage sa parole d'honnte homme, et l'un des plus honntes que l'on sache. En vingt, en cinquante endroits de ses MŽmoires, Saint-Simon affirme sa volontŽ d'tre Žtroitement vŽridique : nous ne pouvons la mettre en doute. Au surplus, elle nous est garantie par les scrupules du chrŽtien qui, ˆ deux reprises, a posŽ nettement la question devant sa conscience.
En tte des MŽmoires, on lit une lettre adressŽe, en 1699, par Saint-Simon, alors ‰gŽ de vingt-quatre ans, ˆ l'abbŽ de RancŽ. Il lui explique qu'il travaille ˆ des espces de MŽmoires de sa vie et qu'il s'y est proposŽ une exacte vŽritŽ c'est cela mme qui l'inquite, car il s'est Ç l‰chŽ ˆ la dire bonne et mauvaise, toute telle qu'elle lui a semblŽ sur les uns et les autres È. L'ouvrage grossit ; il se sent Ç quelque complaisance de le laisser aprs lui È et ne voudrait pas tre exposŽ, plus tard, ˆ le bržler Ç ˆ cause de tout, ce qu'il y a contre la rŽputation de telles gens, et cela d'autant plus irrŽparablement que la vŽritŽ s'y rencontre tout entire, et que la passion n'a fait qu'animer le style È. C'est pourquoi il lui en soumet un morceau, la relation du procs contre Luxembourg, et lui demande Ç une rgle pour dire toujours la vŽritŽ sans blesser sa conscience È. Apparemment RancŽ calma ses scrupules. Je sais bien que devant une vocation si impŽrieuse les scrupules ont de grandes chances d'avoir tort. Mais quand les disputeurs s'appellent RancŽ et Saint-Simon, je ne puis croire qu'ils ne soient pas allŽs jusqu'au fond du dŽbat.
L'autre circonstance o Saint-Simon s'est interrogŽ sur les droits et les devoirs de l'historien est plus grave encore et plus Žmouvante. C'est en 1743. Saint-Simon touche ˆ la fin de son Ïuvre et de sa vie. Il vient de perdre sa femme. Pendant six mois, il fut dans l'incapacitŽ de travailler. C'est alors que se rŽveillent, dans son ‰me en dŽtresse, les scrupules endormis. Il a soixante-huit ans : il vient d'Žprouver une de ces secousses morales qui nous font juger toutes choses ˆ leur vrai prix et toucher le nŽant de beaucoup. C'est un de ces moments o on ne se leurre pas soi-mme. Il jette alors sur le papier cette consultation, qu'on a coutume de placer au seuil des MŽmoires, on guise d'Introduction : Savoir
s'il est permis d'Žcrire et de lire l'histoire, singulirement celle de son temps.
Saint-Simon se demande : Ç Un chrŽtien, et qui veut l'tre, peut-il Žcrire et lire l'histoire ? È L'histoire, ce ne sont pas les faits, Ñon a dit : il n'y a rien de bte comme un fait Ñ, c'est ce qui les explique : les caractres, les intrigues, les cabales. Ç Mais la charitŽ peut-elle s'accommoder du rŽcit de tant de passions et de vices, de la rŽvŽlation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses et du dŽmasquement de tant de personnes pour qui, sans cela, on aurait conservŽ de l'estime, ou dont on aurait ignorŽ les vices et les dŽfauts ? È Saint-Simon se remit au travail et acheva son Ïuvre. M. Lecestre me signale qu'ˆ un endroit du manuscrit original se trouve une ligne o sont dessinŽes des larmes, comme on les reprŽsentait sur les tentures funbres avec une croix au milieu. Saint-Simon a dž vouloir symboliser par lˆ le deuil intime qui lui avait fait interrompre son travail et l'espŽrance qui le lui fit reprendre. Je ne doute pas de la sincŽritŽ d'un rŽcit mis sous l'invocation des deux sentiments les plus profonds qu'il y ait au cÏur de l'homme, la Douleur et la Foi.
***
Seulement la sincŽritŽ est une chose et la vŽracitŽ en est une autre. Saint-Simon n'a pas, voulu nous tromper ; mais ne s'est-il pas trompŽ ? Il est de bonne foi : ne s'est-il pas trompŽ de bonne foi ? Entre son regard et l'objet de sa vision, rien ne s'est-il interposŽ ? Est-il sans parti pris ? Est-il sans passion ? Ou plut™t, parce que la question ainsi posŽe para”trait d'une na•vetŽ excessive, quels sont les partis pris qui ont influŽ sur son tŽmoignage, quelles sont les passions qui lui ont fait prendre des chimres pour des rŽalitŽs et voir dans des crŽations imaginaires autant d'images du vrai ?
D'abord, le parti pris du duc et pair. C'est, chez Saint-Simon, la passion dominante, et il ne s'en cache pas. Ç Ma passion la plus vive et la plus chre est celle de ma dignitŽ et de mon rang. Ma fortune ne va que bien loin aprs et je la sacrifierais et prŽsente et future avec transport de joie pour quelque rŽtablissement de ma dignitŽ È. Cela est ˆ la base de presque tous les actes, de presque toutes les opinions et tous les jugements de Saint-Simon. Il en veut ˆ Louis XIV qui exclut les ducs et pairs des grandes charges du royaume ; il en veut au Parlement dont l'insolence insupportable ne cesse d'empiŽter sur les privilges des ducs et pairs ; il en veut aux ministres et aux financiers devant qui les ducs et pairs sont maintenant obligŽs de s'humilier en sollicitations et quŽmanderies. Et il en veut aussi ˆ toute une partie de la noblesse qui ne reconna”t pas la suprŽmatie des ducs et pairs ; il en veut aux maisons rivales de la sienne, ˆ ceux qu'il appelle les Ç princes Žtrangers È, les Rohan, les Bouillon, la maison de Lorraine ; enfin il en veut aux ducs et pairs qui ne mettent pas ˆ dŽfendre leurs communes prŽrogatives le mme acharnement que lui. Ç Leurs rangs, ils laissent tout usurper ˆ chacun, personne n'ose dire mot.... On n'oserait dire que voilˆ des valets È. Ainsi le duc de Saint-Simon, parce qu'il est duc et pair, rompt en visire ˆ tout le genre humain.
On a tout dit sur l'Žtroitesse de ce parti pris et sur le ridicule de ces querelles de prŽsŽance. ƒtroitesse et ridicule, j'en conviens : toutefois n'ayons garde de nous en tenir ˆ cette condamnation sommaire. Chez Saint-Simon, si trop souvent la mesquinerie voisine avec la plus incontestable ŽlŽvation de sentiments, presque toujours aussi la grandeur est ˆ c™tŽ de la petitesse : il faut voir l'une et l'autre. En entrant dans cette caste o ils sont des nouveaux venus, les Saint-Simon, par orgueil et joie d'en tre, en ont revtu l'‰me profonde. Or quelle est ˆ cette date la situation de la vieille aristocratie fŽodale ? Elle a eu, lors de la Fronde, un dernier sursaut ; elle l'a payŽ du peu d'indŽpendance qui lui restait : elle n'a plus d'autre perspective qu'une servitude dorŽe. Ces grandes oscillations de l'histoire se font avec lenteur, mais un instant arrive o elles s'achvent dans une crise toujours douloureuse. Cette aristocratie qui pendant des sicles a marchŽ en avant sur les grandes routes de la politique, de l'administration et des guerres, va tre rŽduite au r™le d'une noblesse d'antichambre et de parade. Elle sait ds maintenant que cette dŽchŽance est inŽvitable, mais elle ne s'y rŽsigne pas encore. Elle en souffre. C'est cette sensibilitŽ collective qui s'Žmeut au fond du cÏur de Saint-Simon : il souffre d'une souffrance de classe.
Allons plus loin ! Un ƒtat est un organisme, o tout se tient. La ruine d'une institution y est une menace pour beaucoup d'autres institutions qui Žtaient liŽes avec elle. La royautŽ elle-mme, que deviendra-t-elle, privŽe qu'elle est du secours de cette noblesse, jadis groupŽe autour d'elle, et maintenant rŽduite ˆ l'impuissance ? Il n'est pas besoin de chercher beaucoup pour dŽcouvrir, sous les dolŽances de Saint-Simon, cette inquiŽtude trop justifiŽe. De lˆ vient la sombre couleur de ses MŽmoires : ils mnent le deuil de la vieille France.
Et voyez le contraste ! Saint-Simon a le prŽjugŽ du grand seigneur... et il a tous les prŽjugŽs du bourgeois ! Cette remarque n'est pas de moi ; elle est de M. Jean de Boislisle qui me l'a suggŽrŽe : cela me met bien ˆ l'aise pour dire que je la trouve aussi juste et fŽconde qu'elle est d'ailleurs amusante. Non, quand il s'appelait lui-mme un Ç vieux bourgeois de Paris È, Saint-Simon ne se trompait pas, et je lui demanderai seulement, quand il employait pour se l'appliquer cet heureux mot, s'il s'est rendu compte de toutes les belles choses qu'il contient. Le bourgeois de Paris est un type bien connu, puisqu'on le retrouve toujours semblable ˆ lui-mme ˆ travers les sicles, et dont il est permis de sourire, quand on est soi-mme parisien et bourgeois. Le bourgeois de Paris ! Curieux et badaud avant tout, il veut voir, lui aussi, le tsar de toutes les Russies, et l'ambassadeur turc, et l'envoyŽ persan, quitte ˆ s'Žtonner qu'on puisse tre Turc ou Persan, au lieu d'tre Parisien. Ç Ah ! monsieur, peut-on tre Persan ? È. Il est cancanier et sait bien que tout ce qu'on dit n'est pas parole d'Žvangile, mais il aime ˆ colporter le bruit qui court et, ˆ force de le rŽpŽter, il finit par y croire. Il est crŽdule et cela ne l'empche pas d'tre souponneux, et d'tre l'un et l'autre ˆ la fois, accueillant, sur les indices les plus faibles, des histoires absurdes et des contes ˆ dormir debout, et refusant d'admettre les vŽritŽs les mieux Žtablies, quand elles ont le tort d'tre simples. Pour contenter l'tre d'imagination qui ne meurt jamais en lui, il faut que les choses s'arrangent en romans et se dŽcoupent en drames. Cela tranche avec la prose de sa vie qui est rŽgulire et rangŽe. Car il est honnte et sincrement rŽvoltŽ par le spectacle de l'immoralitŽ, inattaquable sur la question d'argent, frondeur ˆ l'Žgard du gouvernement et docile ˆ ceux qui gouvernent, attachŽ ˆ la religion et raillant les prtres, comme il daube sur les mŽdecins et sur tous ceux dont il a besoin et dont il a peur, enfin croyant ˆ la vertu de sa femme et doutant de celle de toutes les autres.... A ce portrait du bourgeois de la Ligue, du bourgeois de Louis XIV, et du bourgeois de Louis-Philippe, pour ne pas parler d'autres bourgeois de date plus rŽcente, je suis sžr que vous avez reconnu, en plus d'un endroit, notre duc de Saint-Simon.
Je n'ai pas le temps de vŽrifier tout au long le parallle et de vous montrer, par exemple, combien l'indignation de Saint-Simon contre certaines fortunes insolentes et contre de scandaleux Žtalages d'impiŽtŽ et de dŽbauche, est peu d'un grand seigneur et sent son bourgeois. Je ne veux souligner qu'un trait : cette humeur souponneuse qui met sans cesse Saint-Simon en qute de dessous, d'arrire-pensŽes, de combinaisons machiavŽliques et de savantes machinations. C'Žtait sa querelle ordinaire avec Beauvilliers, le bon, le candide Beauvilliers, qui peut-tre avait le dŽfaut contraire. Saint-Simon lui reprochait Ç d'ignorer tout ce qui se passait ˆ la cour, les intŽrts, les liaisons, les vues, les motifs È et de vivre comme quelqu'un qui serait enfermŽ dans une bouteille. Et Beauvilliers, ˆ son tour, avec toute sa douceur et sa patience, avait peine ˆ le laisser dire jusqu'ˆ la fin, quand il s'engageait dans la voie des Ç idŽes bizarres È, des inventions extraordinaires et des imputations calomnieuses. Il lui disait alors, et il n'Žtait pas le seul, Ç qu'il n'y avait plus moyen de l'entendre, qu'il passait le but dŽsespŽrŽment, qu'il avait trop mauvaise opinion de tout le monde È. C'Žtait un homme qui voyait partout des complots et des tra”tres, pour qui tout devenait une affaire et pour qui toute affaire Žtait une tŽnŽbreuse affaire.
***
Or il se trouva que cet esprit farci de tant de prŽjugŽs entŽs sur tant de mŽfiances et recrŽpi d'une imagination toujours en mouvement, se rencontra avec le tempŽrament le plus passionnŽ. Entre toutes les passions, il en est une que Saint-Simon a gožtŽe, savourŽe, cultivŽe comme personne peut-tre ne l'avait encore fait, une passion ˆ laquelle il doit les plus vives, sinon les seules joies de sa morne existence : c'est la haine. Ici vous me reprocheriez d'invoquer aucun exemple en dehors de celui qui se prŽsente tout de suite ˆ votre souvenir et que tout autre affaiblirait. Le rŽcit de cette sŽance du lit de justice qui consacre la double humiliation des b‰tards et des parlementaires est l'un des plus beaux chants de haine qu'il y ait dans notre littŽrature, le plus puissant peut-tre, le plus abondant, le plus large, le plus fortement soutenu et le plus magnifiquement orchestrŽ.
La note qui y domine, et qu'on y voit sans cesse revenir, comme le motif essentiel, c'est une note de jouissance et de plŽnitude dans la jouissance, qui emprunte ses expressions au langage de l'amour. Quand l'envoyŽ de M. le duc, Millain, vient lui annoncer que la dŽclaration est signŽe, Saint-Simon l'embrasse. Ç Jamais baiser donnŽ ˆ une belle ma”tresse ne fut plus doux que celui que j'appuyai sur le gros et vieux visage de ce charmant messager. È Pendant la lecture de l'arrt, cette lecture Ç qu'aucune musique ne pouvait Žgaler È, il se sent Ç pŽnŽtrŽ de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d'une jouissance la plus dŽmesurŽment et la plus persŽvŽramment souhaitŽe : je suais d'angoisse de la captivitŽ de mon transport, et cette angoisse mme Žtait d'une voluptŽ que je n'ai jamais ressentie ni devant, ni depuis ce beau jour È. Et le largo final : Ç Moi cependant je me mourais de joie. J'en Žtais ˆ craindre la dŽfaillance ; mon cÏur dilatŽ ˆ l'excs ne trouvait plus d'espace ˆ s'Žtendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser Žchapper Žtait infinie, et nŽanmoins ce tourment Žtait dŽlicieux. È Le tourment dŽlicieux, la joie et la douceur, le baiser donnŽ ˆ une belle ma”tresse sur le museau d'un cuistre et la p‰moison dans la voluptŽ, voilˆ les expressions et les signes qui ne trompent pas.... Nous tous, en effet, nous avons des antipathies et des rancunes : avons-nous des haines ? Ceux qui nous ont fait souffrir, quand nous les voyons souffrir ˆ leur tour, nous n'en Žprouvons pas de plaisir : nous ne savons pas ha•r. La haine se reconna”t aux jouissances qu'elle procure et qui, para”t-il, Žgalent, si elles ne les dŽpassent, les jouissances de l'amour.
Parmi ces haines dont se repa”t un Saint-Simon, je veux bien que la plupart aient leur origine dans le spectacle de l'injustice triomphante et soient
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux ‰mes vertueuses.
Mais il en est d'autres aussi, moins nobles, moins relevŽes, moins gŽnŽreuses et qui n'ont pour motif que l'intŽrt lŽsŽ, ou l'amour-propre blessŽ. Et il faut qu'il en soit ainsi, car les diverses sortes de haine s'attirent l'une l'autre et se compltent. Il y a une contagion et un entra”nement de la haine, et d'ailleurs une inconsciente hypocrisie de la haine qui consiste ˆ confondre notre cause avec celle du bien gŽnŽral et ˆ croire que l'humanitŽ tout entire a ŽtŽ souffletŽe sur notre joue. Vous savez quelle est la clairvoyance de la haine et qu'un esprit guidŽ par elle arrive ˆ de vŽritables divinations ; et vous savez non moins bien de quels aveuglements elle est capable. Elle est la pire ma”tresse d'erreur et l'ouvrire des trouvailles psychologiques les plus surprenantes, en sorte que nous lui devons tour ˆ tour les plus grossires mŽprises et les intuitions les plus profondes.
***
Voulez-vous voir maintenant comment se comportent, ˆ travers l'Ïuvre de Saint-Simon, ces facultŽs dont le mŽlange est chez lui si particulier et qu'il porta ˆ un si extraordinaire degrŽ d'intensitŽ ? Je ne m'occuperai pas ici des innombrables fautes de jugement et erreurs d'apprŽciation ; je m'attacherai uniquement, pour que la dŽmonstration ait toute sa force, ˆ relever des erreurs de fait, Ñ quelques-unes entre tant d'autres !
ƒcoutez ce rŽcit qui nous reporte aux premires annŽes o Louis XIV commena de gouverner par lui-mme :
Ç Il se fit ˆ Saint-Germain une grande partie de chasse. Alors c'Žtaient les chiens, et non les hommes, qui prenaient les cerfs ; on ignorait encore ce nombre immense de chiens, de chevaux, de piqueurs, de relais et de routes ˆ travers les pays. La chasse tourna du c™tŽ de Dourdan et se prolongea si bien que le roi revint extrmement tard et laissa la chasse. Le comte de Guiche, le comte depuis duc du Lude, Vardes, M. de Lauzun qui me l'a contŽ, je ne sais plus qui encore, s'Žgarrent et les voilˆ ˆ la nuit noire ˆ ne savoir o ils Žtaient. A force d'aller sur leurs chevaux recrus, ils avisrent une lumire ; ils y allrent, et ˆ la fin arrivrent ˆ la porte d'une espce de ch‰teau. Ils frapprent, ils crirent, ils se nommrent, et demandrent l'hospitalitŽ. C'Žtait ˆ la fin de l'automne, et il Žtait entre dix et onze heures du soir. On leur ouvrit. Le ma”tre vint au-devant d'eux, les fit dŽbotter et chauffer, fit mettre leurs chevaux dans son Žcurie, et pendant ce temps-lˆ, leur fit prŽparer ˆ souper, dont ils avaient grand besoin. Le repas ne se fit point attendre ; il fut excellent, et le vin de mme, de plusieurs sortes. Le ma”tre, poli, respectueux, ni cŽrŽmonieux, ni empressŽ, avait tout l'air et les manires du meilleur monde. Ils surent qu'il s'appelait Fargues, et la maison Courson ; qu'il y Žtait retirŽ ; qu'il n'en Žtait point sorti depuis plusieurs annŽes.
Ç Le lendemain ils trouvent leur dŽjeuner prt, leurs chevaux sellŽs, prennent congŽ de leur h™te et s'en retournent ˆ Saint-Germain. Leur Žgarement y avait ŽtŽ la nouvelle ; leur retour et ce qu'ils Žtaient devenus toute la nuit en fut une autre. È
La chasse ŽgarŽe, la lumire qui brille dans la nuit, le ch‰teau hospitalier, le ma”tre et ses grandes manires... quel dŽbut de roman ! Walter Scott ne fera pas mieux. Le roman va tourner en tragŽdie sanglante. Les jeunes gens content leur aventure au roi, se louent de leur h™te....
Ç Le roi leur demanda son nom ; ds qu'il l'entendit : "Comment Fargues, dit-il, est-il si prs d'ici ?" Ces messieurs redoublrent de louanges, et le roi ne dit plus rien. PassŽ chez la reine mre, il lui parla de cette aventure, et tous deux trouvrent que Fargues Žtait bien hardi d'habiter si prs de la Cour, et fort Žtrange qu'ils ne l'apprissent que par cette aventure de chasse, depuis si longtemps qu'il demeurait lˆ.
Ç Fargues s'Žtait fort signalŽ dans tous les mouvements de Paris contre la Cour et le cardinal Mazarin.... Le roi et la reine sa mre... mandrent le premier prŽsident Lamoignon et le chargrent d'Žplucher secrtement la vie et la conduite de Fargues ; de bien examiner s'il n'y aurait point moyen de ch‰tier ses insolences passŽes, et de le faire repentir de les narguer si prs de la cour dans son opulence et sa tranquillitŽ. Ils lui contrent l'aventure de la chasse qui leur avait appris sa demeure, et tŽmoignrent ˆ Lamoignon un extrme dŽsir qu'il pžt trouver des moyens juridiques de le perdre.
Ç Lamoignon, avide et bon courtisan, rŽsolut bien de les satisfaire et d'y trouver son profit.... Fargues eut trs promptement la tte coupŽe, et sa confiscation donnŽe en rŽcompense au premier prŽsident. È
Voilˆ une horrible histoire o Lamoignon joue un r™le odieux. Or Fargues, arrtŽ non par le hasard d'une aventure de chasse, mais par suite d'une instruction rŽgulire, et condamnŽ non pour meurtre, mais pour vol et malversations dans les fournitures d'armŽe, le fut non par le Parlement de Paris, mais par l'intendant de Picardie : c'est-ˆ-dire que Lamoignon n'est pour rien dans l'affaire.... Mais Saint-Simon ha•ssait Lamoignon : il s'est empressŽ d'accueillir une fable qui le dŽshonorait.
Saint-Simon, qui croit ˆ l'empoisonnement de la reine d'Espagne par Olympe Mancini, qui croit ˆ l'empoisonnement de Louvois, qui croit toujours ˆ un empoisonnement, affirme qu'Henriette d'Angleterre a ŽtŽ empoisonnŽe par le marquis d'Effiat, le comte de Beuvron et le chevalier de Lorraine. Il donne ˆ ce sujet les dŽtails les plus circonstanciŽs : il sait d'o est venu le poison, par qui il a ŽtŽ versŽ, ce que le roi en a pensŽ, etc. Or il est ˆ peu prs Žtabli aujourd'hui qu'Henriette d'Angleterre, non Ç de trs bonne santŽ È, comme le dit Saint-Simon, mais trs faible de santŽ, et de constitution ŽpuisŽe, est morte de mort naturelle, et ce fut l'opinion des contemporains les plus autorisŽs dont Saint-Simon, n'Žcrivant que longtemps aprs l'ŽvŽnement, aurait pu et dž recueillir le tŽmoignage.... Mais il ha•ssait le chevalier de Lorraine.
Saint-Simon affirme que la princesse de Soubise doit tre mise au nombre des ma”tresses de Louis XIV, quoique les pamphlets de l'Žpoque, qui d'ordinaire ne sont pas prudes, donnent ˆ entendre le contraire ; et il raconte les rendez-vous et ce qui s'y est passŽ, comme s'il y ežt ŽtŽ conviŽ.... Si vous demandez ˆ Saint-Simon comment il fait pour tre si sžr de ces choses-lˆ, je vous rŽpondrai pour lui : c'est que la princesse de Soubise s'appelle Anne-Marie de Rohan, et que Saint-Simon hait les Rohan.
Saint-Simon affirme que la disgr‰ce temporaire du contr™leur Desmarets, neveu de Colbert, en 1683, fut provoquŽe par une lettre de Colbert dŽnonant ˆ son lit de mort son propre neveu, et qu'elle lui fut signifiŽe par une avanie publique que lui fit Le Peletier. Ni la lettre de Colbert n'a jamais ŽtŽ Žcrite, ni l'avanie de Le Peletier n'a jamais ŽtŽ faite.... Mais Saint-Simon avait ˆ se venger des lettres obsŽquieuses qu'il avait Žcrites ˆ Desmarets.
Quant ˆ la disgr‰ce du comte de Roye, le rŽcit en est si amusant et si haut en couleur, que je serais impardonnable d'en donner seulement rŽsumŽ. Le comte de Roye Žtait un seigneur franais Žtabli ˆ la cour du roi de Danemark, Christian V, o il Žtait devenu tout-puissant. A la suite d'intrigues de cour, et ne pouvant supporter de partager son commandement avec un autre, il donna sa dŽmission. Voilˆ le fait. Voici comment Saint-Simon l'explique et le raconte :
Ç Il Žtait lˆ trs grandement Žtabli, et lui et la comtesse de Roye sur un grand pied de considŽration. Ces rois du Nord mangent ordinairement avec du monde, et le comte et la comtesse de Roye avaient trs souvent l'honneur d'tre retenus ˆ leur table avec leur fille Mlle de Roye. Il arriva ˆ un d”ner que la comtesse de Roye, frappŽe de l'Žtrange figure de la reine de Danemark, se tourna ˆ sa fille et lui demanda si elle ne trouvait pas que la reine ressemblait ˆ Mme Panache comme deux gouttes d'eau. Quoiqu'elle, l'ežt dit en franais, il arriva qu'elle n'avait pas parlŽ assez bas, et que la reine, qui l'entendit, lui demanda ce que c'Žtait que cette Mme Panache....
Ç La comtesse de Roye, dans sa surprise, lui rŽpondit que c'Žtait une dame de la Cour de France qui Žtait fort aimable. La reine, qui avait vu sa surprise, n'en fit pas semblant, mais, inquite de la comparaison, elle Žcrivit ˆ Mayercron envoyŽ de Danemark ˆ Paris et qui y Žtait depuis quelques annŽes, de lui mander ce que c'Žtait que Mme Panache, sa figure, son ‰ge, sa condition, et sur quel pied elle Žtait ˆ la Cour de France ; et que surtout elle voulait absolument n'tre pas trompŽe et en tre informŽe au juste. Mayercron, ˆ son tour, fut dans un grand Žtonnement. Il manda ˆ la reine qu'il ne comprenait pas par o le nom de Mme Panache Žtait allŽ jusqu'ˆ elle, beaucoup moins la sŽrieuse curiositŽ qu'elle lui marquait d'tre informŽe d'elle exactement ; que Mme Panache Žtait une petite et fort vieille crŽature, avec des lippes et des yeux ŽraillŽs ˆ y faire mal ˆ ceux qui la regardaient, une espce de gueuse qui s'Žtait introduite ˆ la cour sur le pied d'une manire de folle, qui Žtait tant™t au souper du Roi, tant™t au d”ner de Monseigneur et de Madame la Dauphine, ou ˆ celui de Monsieur et de Madame, ˆ Versailles ou ˆ Paris, o chacun se divertissait ˆ la mettre en colre, et qui chantait pouilles aux gens ˆ ces d”ners-lˆ, pour faire rire, mais quelquefois fort sŽrieusement, et avec des injures qui embarrassaient et qui divertissaient encore plus ces princes et ces princesses, qui lui emplissaient ses poches de viandes et de ragožts, dont la sauce dŽcoulait tout le long de ses jupes ; et que les uns lui donnaient une pistole ou un Žcu, et les autres des chiquenaudes et des croquignoles, dont elle entrait en furie, parce qu'avec ses yeux pleins de chassie elle ne voyait pas au bout de son nez, ni qui l'avait frappŽe, et que c'Žtait le passe-temps de la cour. A cette rŽponse, la reine de Danemark se sentit si piquŽe qu'elle ne put plus souffrir la comtesse de Roye, et qu'elle en demanda justice au roi son mari. È
L'anecdote est dŽlicieuse, et le portrait de Mme Panache est charmant... Seulement cette version ne repose sur rien. A l'explication sŽrieuse et vraie, pourquoi Saint-Simon a-t-il prŽfŽrŽ l'explication romanesque et frivole ? Je n'y vois aucune raison, si ce n'est cette frivolitŽ mme et le plaisir de faire le portrait de cette Mme Panache dont il est seul, d'ailleurs, ˆ nous faire conna”tre les lippes et les yeux fort chassieux.
Vous me direz : Ç Pour tous les ŽvŽnements dont Saint-Simon n'a pas ŽtŽ tŽmoin, il se peut qu'il lui arrive d'accepter trop lŽgrement le rŽcit qui lui en est fait. Encore n'invente-t-il pas : il se borne ˆ mettre en Ïuvre et en scne, ˆ amplifier, ˆ imaginer des dŽtails. Mais pour les faits dont il a ŽtŽ lui-mme tŽmoin, ne peut-on avoir en lui toute confiance ? È Voici donc une scne, et capitale, o Saint-Simon a ŽtŽ non pas seulement tŽmoin, mais acteur. C'est la sŽance du Parlement du 2 septembre 1715, le lendemain mme de la mort de Louis XIV, o fut cassŽ le testament du dŽfunt Roi ; et c'est, ˆ cette sŽance, la fameuse affaire du bonnet, c'est-ˆ-dire la protestation contre l'insolence du premier prŽsident qui se refusait ˆ retirer son bonnet quand il prenait l'avis des dues et pairs.
Si l'on s'en rapporte ˆ son rŽcit, Saint-Simon aurait seul rŽclamŽ au nom des pairs, ds le commencement de cette sŽance, et aurait ŽtŽ ŽcoutŽ avec une attention religieuse. Or ce fut l'archevque de Reims (Mailly) qui, en sa qualitŽ de premier pair de France, lut la protestation des pairs. A la fin de la sŽance, Saint-Simon ayant demandŽ acte de cette protestation, il en rŽsulta une discussion entre lui et les prŽsidents de Novion et de Mesmes. L'avocat PrŽv™t Žcrit qu' Ç il s'Žleva un tumulte d'o l'on ne vit rien Žclore de distinct, sinon une petite voix qui disait : "Nous demandons acte de nos protestations". Sur quoi M. de Novion dit : "O les porterez-vous, vos protestations ?" La mme voix rŽpondit : Ici. Le prŽsident de Novion repartit : "Vous nous reconnaissez donc pour vos juges?" La mme voix rŽpondit : Non. Cette petite voix Žtait celle de M. le duc de Saint-Simon. Un conseiller qui Žtait debout ˆ l'entrŽe du parquet et prs de l'endroit o le duc Žtait assis, m'a dit que sur-le-champ un pair dit au duc de Saint-Simon : Ma foi! tu es un mauvais avocat. Et dans le public on a dit que c'Žtait une chose surprenante que M. de Saint-Simon, qui aurait pu dŽsirer tout au plus d'tre rŽputŽ ancien gentilhomme et qui devrait tre tout ŽtonnŽ de se voir duc et pair de France, ait ŽtŽ, ou soit dŽputŽ pour tre l'appui des ducs et pairs. È
Ici encore, je suis bien convaincu que Saint-Simon n'a pas voulu nous donner le change, et qu'il n'a rien inventŽ. La sŽance du 2 septembre 1715, il la voyait ainsi ; il s'y entendait lisant la protestation des pairs ; il entendit le silence approbateur qui suivit ; il a retracŽ exactement ce que son imagination lui reprŽsentait.
Si j'arrte ici la sŽrie des exemples, c'est qu'ils sont trop. Mais la conclusion qui s'en dŽgage est assez nette, et vous voyez comment, guidŽ par ses passions, Saint-Simon incline et verse dans le sens de son imagination romanesque, pour qui c'est un besoin de tout grossir, de tout noircir et de tout dramatiser.
***
C'est, vous le savez, dans ses annŽes de vieillesse et de retraite que Saint-Simon a rŽdigŽ ses MŽmoires. A la mort du RŽgent, en 1723, il quitte les affaires, et telle est aussi bien la date extrme qu'il assigne ˆ son rŽcit. En 1729, il reoit du duc de Luynes communication du Journal de Dangeau, dont il prend une copie, et qui lui sera d'un grand secours en lui fournissant une exacte chronologie. De 1729 ˆ 1738, il l'annote et Žcrit ces Ç Additions au Journal de Dangeau È qui passeront presque en entier dans les MŽmoires. Quant ˆ la rŽdaction dŽfinitive, elle a ŽtŽ commencŽe en 1739, interrompue en 1743, reprise et continuŽe jusqu'en 1751. Les MŽmoires de Saint-Simon sont l'Ïuvre d'un auteur qui avait passŽ la soixantaine !
Pendant ces trente annŽes dont je vous ai dit la dŽtresse, Saint-Simon a vŽcu avec son Ïuvre, compagne de sa vie douloureuse et confidente de ses rancunes. C'est sur elle qu'il compte pour le venger. Il s'y venge en effet ˆ coups de plume et de pinceau. IsolŽ dans sa retraite, ˆ l'Žcart de la sociŽtŽ des vivants, les faits qu'il raconte s'Žloignent dans le passŽ, et il n'en retient que ce qui s'accorde avec son dessein. Au centre de son Ïuvre il a campŽ un personnage qui est lui-mme, ou qu'il croit tre lui, paysan du Danube, ˆ la rude franchise, ˆ la loyautŽ intraitable, soutien des disgraciŽs, vengeur des opprimŽs, Ñ pour faire honte ˆ ceux qui cdent, ˆ ceux qui se laissent asservir. Et il se trouve que presque tous les documents qu'on exhume, et d'abord les lettres de Saint-Simon, dŽmentent cette attitude. Quand je vous disais que tout cela n'est que littŽrature....
Mais Saint-Simon se voit ainsi. Il est Alceste qui fait la leon ˆ tout le monde. Il est Hamlet, et il y a quelque chose de pourri dans le royaume de France. Il est Don Quichotte en lutte avec les enchanteurs et les monstres. Il vit dans cet enchantement. Il donne de plus en plus de relief et d'harmonie ˆ ce monde imaginaire qui de moins en moins ressemble au monde rŽel et de plus en plus devient une crŽation ayant sa valeur en elle-mme. Il finit son Ïuvre, il la sculpte, il la cisle, cette Ïuvre qu'il garde obstinŽment et jalousement cachŽe. D'ailleurs, et quoiqu'il n'en communique rien ˆ personne, ce n'est pas uniquement pour lui qu'il Žcrit et pour sa satisfaction personnelle. On n'Žcrit jamais pour soi seul. On sent toujours des regards penchŽs sur soi, regards du public ou de la postŽritŽ.
Avec un sžr instinct de cette toute-puissance de l'art, qui prŽvaut contre la rŽalitŽ, comme la lŽgende prŽvaut contre l'histoire, Saint-Simon se rend compte que les sicles ˆ venir lui appartiendront, en raison de la perfection de son Ïuvre. Donc il accumule les traits, il charge les couleurs et il les harmonise. Un Žchange se fait entre les passions de l'homme et les procŽdŽs de l'Žcrivain, et, tout entier possŽdŽ par cette Ïuvre qui a ŽtŽ le tout de sa vie, je ne dirai pas que, pour l'Žcrire, il ait, comme les Goncourt disaient d'eux-mmes, Ç cultivŽ son hystŽrie È, parce que je n'aime pas ces expressions physiologiques et louches ; mais je dirai, parce que c'est d'aprs moi la seule faon d'apprŽcier Žquitablement les MŽmoires, que Saint-Simon a entretenu en lui l'exaltation dont il avait besoin pour ses effets de style.
Nous avons reconnu en Saint-Simon la vocation, le tempŽrament, les dons les plus rares de l'observateur. Il nous reste ˆ chercher ce qui intŽresse cet observateur et sur quoi porte son observation sans rŽpit.
Si donc on veut savoir ce que Saint-Simon s'est proposŽ de mettre dans ses MŽmoires, il n'est que de se rappeler comment il apprŽcie le Journal de Dangeau, et quelles lacunes il y signale. Saint-Simon s'est beaucoup servi du Journal de Dangeau et il s'est beaucoup moquŽ de Dangeau ; ce qui est en littŽrature une manire fort employŽe de payer ses dettes : on n'hŽrite que de ceux qu'on tue. Il a fait de Dangeau un des personnages les plus amusants des MŽmoires ; et chaque fois qu'il revient ˆ lui, et il y revient souvent, c'est pour nous le prŽsenter sous les traits du noble vaniteux, type du gentilhomme de fra”che date qui se pavane dans une noblesse d'emprunt.
C'est le paon qui fait la roue, c'est le singe qui copie les grands ; un reflet, un dŽcalque, un personnage en dŽtrempe. Ç C'Žtait le meilleur homme du monde, mais ˆ qui la tte avait tournŽ d'tre seigneur : cela l'avait chamarrŽ de ridicules. È Et Saint-Simon raille, dans ce style qui n'est qu'ˆ lui, Ç sa fadeur naturelle entŽe sur la bassesse du courtisan et recrŽpie de l'orgueil postiche È. Il s'Žtait poussŽ ˆ la cour par le jeu : il savait tous les jeux, l'hombre, le piquet, la prime, la grande et la petite, le hoc, le reversi, le brelan, la bassette, le lansquenet. Il jouait bien ; il ne trichait pas : cela lui acquit beaucoup de considŽration. Il faisait aussi des bouts rimŽs. Enfin c'Žtait un de ces invitŽs prŽcieux que bŽnit la ma”tresse de maison. Saint-Simon le reconna”t, ˆ sa manire ; mme, il fait de Dangeau une manire d'Žloge : Ç C'Žtait un grand homme, fort bien fait, devenu gros avec l'‰ge, ayant toujours le visage agrŽable, mais qui promettait ce qu'il tenait : une fadeur ˆ faire vomir. È
Dangeau Žtait-il si ridicule, et tellement Ç ˆ vomir È ? Je l'ai cru sur la foi de Saint-Simon, je ne le crois plus. C'Žtait un aimable homme, content de lui, Ñ condition essentielle pour tre content des autres, Ñ nŽ bŽnisseur, comme d'autres sont nŽs dŽnigrants. Quand on est jeune, on est sŽvre aux bŽnisseurs ; on leur prŽfre les caractres plus francs, voire un peu rudes. Plus tard, on a eu le temps de s'apercevoir que la rudesse est signe de mauvaise Žducation plus souvent que de franchise, que les gens aimables ont du moins pour eux leur amabilitŽ, et on devient indulgent aux Dangeau...
D'aprs Saint-Simon, le Journal de Dangeau ressemble ˆ celui qui l'a Žcrit : c'est l'Ïuvre d'un plat courtisan ; on y respire un encens Žternel et suffocant ; il est incroyable qu'un homme ait pu avoir, ˆ lui tout seul, tant d'admiration pour tant de grands personnages, pour Louis XIV, pour Mme de Maintenon, pour les ministres, et qu'il ait eu le courage de noter chaque soir leurs actes les plus indiffŽrents, jusqu'ˆ mentionner pendant trente-deux ans la mŽdecine que le roi prenait chaque mois par prŽcaution. ArrivŽ ˆ l'endroit o Dangeau, enregistrant la mort de Mme de Maintenon, dŽcerne ˆ sa bienfaitrice cet Žloge pourtant bien banal : Ç On n'en saurait dire trop de bien È, Saint-Simon Žcrit rageusement dans la marge : Ç Voilˆ bien fadement, salement et puamment mentir ˆ pleine gorge. È Et c'est lˆ encore un service, non le moindre, que Dangeau a rendu ˆ Saint-Simon : il a servi ˆ le mettre en colre. Dans l'‰pretŽ satirique des MŽmoires, il y a un peu de Ç l'ŽcÏurement È causŽ ˆ Saint-Simon par la fadeur du Journal.
Mais voici le point important. Un dŽfaut essentiel que Saint-Simon reproche ˆ Dangeau, c'est la sŽcheresse avec laquelle il relate les ŽvŽnements, Ç sans un mot de leur cause, encore moins d'aucune intrigue ni d'aucune sorte de mouvement de cour ni d'entre les particuliers È. Il n'a peint que l'extŽrieur. Il ne pouvait faire autrement, car il ne savait rien au delˆ de ce que tout le monde voyait : il avait un esprit de surface et se tenait ˆ l'Žcorce. Or de vŽritables MŽmoires Ç demandent qu'on soit au fait de l'intŽrieur et des diverses machines d'une cour È. C'est le mme reproche que Saint-Simon adressera ˆ un autre ouvrage historique rŽputŽ : l' Histoire de France du Pre Daniel, ouvrage de mŽrite sans doute, Ç mais de nŽgociations, de cabales et d'intrigues de cour, de portraits de personnages, de fortunes, de chutes, de ressorts des ŽvŽnements, pas un mot en tout l'ouvrage que schement et courtement.... È Voilˆ ce qui intŽresse Saint-Simon, et qu'il mettra, lui, dans ses MŽmoires :
les intrigues de cour qui rŽvlent les caractres, les ressorts des ŽvŽnements qui ne sont autres que nos passions. Il peindra l'intŽrieur. En cela il est bien encore du XVIIe sicle, qui fut un sicle de moralistes. On demandait un jour ˆ Stendhal : Ç Quelle est votre profession ? È Et il rŽpondait : Ç Observateur du cÏur humain. È Pour Stendhal, je n'en jurerais pas ; mais sžrement c'Žtait la profession de Saint-Simon, comme 'avait ŽtŽ celle de La Bruyre, de Racine, de Pascal, et de tous les ma”tres de cette littŽrature classique qui a poussŽ si avant l'Žtude de notre nature.
Avant de nous enfermer avec Saint-Simon dans l'intŽrieur de la cour, disons quelques mots du moment historique o va se dŽrouler son rŽcit, indiquons tout au moins le fond du tableau. C'est un fond de tableau terriblement sombre. Je ne parle, pour l'instant, que du rgne finissant de Louis XIV : que de tristesses dans cette fin de rgne ! Certes on y rencontre de beaux Žpisodes, comme ce matin du 16 novembre 1700, o le roi fit ouvrir ˆ deux battants la porte de son cabinet, et, montrant son petit-fils ˆ la foule des courtisans : Ç Messieurs, leur dit-il, voilˆ le roi d'Espagne È. Et se tournant vers le duc d'Anjou : Ç Soyez bon Espagnol, c'est prŽsentement votre premier devoir ; mais souvenez-vous que vous tes Franais, pour entretenir l'union entre les deux nations : c'est le moment de les rendre heureuses et de conserver la paix de l'Europe. È Car il savait parler en roi. Mais ces minutes radieuses maintenant sont rares. Louis XIV est ˆ l'‰ge o hommes et rois n'ont plus coutume d'tre heureux.
Les grands ministres ont disparu, ils ont ŽtŽ remplacŽs par de simples commis. On n'a plus ni Colbert, ni Louvois, et on a Chamillart ! C'Žtait un trs honnte homme, d'une incapacitŽ noire : le triomphe de l'incompŽtence. Il Žtait de premire force au billard : c'est par lˆ qu'il s'Žtait poussŽ ˆ la cour. Il savait le billard, mais il ne savait ni les finances, ni la guerre : il les eut toutes les deux. Il arriva ce qui ne pouvait manquer d'arriver. S'il faut en croire Saint-Simon, ce fut son incapacitŽ mme qui l'avait fait choisir. Louis XIV Žtait offusquŽ par la supŽrioritŽ d'un Louvois : avec Chamillart, pareil inconvŽnient n'Žtait pas ˆ craindre.
Disparus les grands gŽnŽraux, un Turenne, un CondŽ. Il est vrai qu'on avait leur monnaie : Luxembourg, Villars qui sauva la France ˆ Denain, et Vend™me qui sauva l'Espagne ˆ Villaviciosa. Mais Saint-Simon Žtait en procs avec Luxembourg : et dans les MŽmoires, Villars n'a pas plus gagnŽ la bataille de Denain que Vend™me n'a gagnŽ les batailles de Cassano et de Villaviciosa. A Denain, tandis que Montesquiou avec la tte de l'armŽe arrivait devant la ville ˆ tire-d'aile, Villars, qui Ç marchait doucement avec le gros de l'armŽe, È lui dŽpchait Ç ordre sur ordre d'arrter, de ne point attaquer, de l'attendre, le tout sans se h‰ter le moins du monde, parce qu'il ne voulait pas de combat. È Quand il apprit que la bataille Žtait gagnŽe, qui fut bien surpris ? ce fut Villars ; mais alors il ne tarda plus et envoya courriers sur courriers au roi pour s'en donner les gants. A Cassano, Vend™me crut si bien l'affaire perdue sans ressource Ç qu'il poussa, ˆ une cassine fort ŽloignŽe pour considŽrer de lˆ comment et par o il pourrait faire sa retraite avec les dŽbris de son armŽe È. Les officiers, inquiets de ne plus le voir, le cherchaient partout : enfin Chemerault le dŽcouvrit dans sa cassine, o il avait pris philosophiquement son parti et mangeait un morceau : il lui apprit la victoire. De mme ˆ Villaviciosa. Dans la Chartreuse de Parme, Fabrice del Dongo ne voit de la bataille de Waterloo que ce qu'on en peut voir autour de la charrette d'une vivandire ; mais on n'a jamais prŽtendu que la bataille de Waterloo ait ŽtŽ gagnŽe ou perdue par Fabrice del Dongo. Avec Saint-Simon, quand on est, comme Villars, protŽgŽ de Mme de Maintenon, ou, comme Vend™me, protŽgŽ de Monseigneur, il est impossible qu'on ait droit aux lauriers dont l'histoire vous gratifie. Et c'est mme, dit-il trs sŽrieusement, ce qui le fait douter de l'histoire.
Saint-Simon, qui est un si grand peintre, est un dŽtestable peintre de batailles. Rien de plus froid, rien de plus embrouillŽ et de plus confus que le rŽcit des actions mme auxquelles il a assistŽ. On n'y comprend rien. Je ne saurais vous dire ˆ quel point l'obscuritŽ en est encore augmentŽe par cette manie qu'a Saint-Simon de les faire perdre par le gŽnŽral en chef et gagner par le capitaine d'habillement.
Ce qu'il y avait encore de plus inquiŽtant, c'Žtaient les finances. C'est par elles, on le sait, que devait pŽrir l'ancien rŽgime. Il n'y a dans tous les temps, pour les ƒtats obŽrŽs, que deux moyens de se tirer d'affaire, qui sont l'emprunt et l'imp™t, l'imp™t et l'emprunt. Voici pour l'emprunt : la scne se passe un jour de mai 1708, ˆ Marly : Ç Le roi, sur les cinq heures, sortit ˆ pied et passa devant tous les pavillons du c™tŽ de Marly. Bergheyck sortit de celui de Chamillart pour se mettre ˆ sa suite. Au pavillon suivant, le roi s'arrta. C'Žtait celui de Desmarets qui se prŽsenta avec le fameux banquier Samuel Bernard, qu'il avait mandŽ pour d”ner et travailler avec lui. C'Žtait le plus riche de l'Europe et qui faisait le plus gros et le plus assurŽ commerce d'argent.... Le roi dit ˆ Desmarets qu'il Žtait bien aise de le voir avec M. Bernard, puis, tout de suite, dit ˆ ce dernier : "Vous tes bien homme ˆ n'avoir jamais vu Marly ; venez le voir ˆ ma promenade : je vous rendrai aprs ˆ Desmarets". Bernard suivit et, pendant qu'elle dura, le roi ne parla qu'ˆ Bergheyck et ˆ lui, et autant ˆ lui qu'ˆ d'autres, les menant partout et leur montrant tout Žgalement avec les gr‰ces qu'il savait si bien employer quand il avait dessein de combler. J'admirais, et je n'Žtais pas le seul, cette espce de prostitution du roi, si avare de ses paroles, ˆ un homme de l'espce de Bernard. È Samuel Bernard Žtait vaniteux : il l‰cha la grosse somme. Mais quel spectacle, et, comme dit Saint-Simon, quelle prostitution de la dignitŽ royale : le roi de France, comme un gentilhomme dŽcavŽ, s'abaissant ˆ empaumer un prteur !
Quant ˆ l'imp™t, on le mit sur le revenu. Ce fut Ç l'imp™t du dixime È calculŽ sur la fortune de chacun. La difficultŽ fut d'obtenir des contribuables une dŽclaration exacte. Saint-Simon peint en vives couleurs Ç la dŽsolation de l'imp™t dans une multitude d'hommes de tous les Žtats si prodigieuse et leur dŽsespoir d'tre forcŽs ˆ rŽvŽler d'eux-mmes le secret de leurs familles, la turpitude d'un si grand nombre, le manque de bien supplŽŽ par la rŽputation et le crŽdit, dont la cessation allait les jeter dans une ruine inŽvitable, la discussion des facultŽs de chacun, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et par cette lampe portŽe sur leurs parties les plus honteuses È. Tout le monde fut frappŽ, sauf pourtant les financiers qui trouvrent moyen d'Žchapper. D'ailleurs le rŽsultat pour le trŽsor fut ˆ peu prs nul. Cela n'est pas fort encourageant ˆ la veille de renouveler l'expŽrience.
Les ŽlŽments eux-mmes se mirent contre nous, comme ils font toujours en pareil cas, comme ils l'ont fait, les hommes de ma gŽnŽration s'en souviennent, pendant le terrible hiver de 1870. La France de Louis XIV eut le terrible hiver de 1709. Le thermomtre n'Žtait pas encore descendu si bas ; on gelait dans les appartements, dans ces superbes appartements d'autrefois, superbement inconfortables ; au fond des armoires des dames, l'eau de la reine de Hongrie, convertie en glaons, faisait Žclater les flacons. Au froid succŽda la disette. Le pain manqua. A Paris, des bandes de femmes parcoururent les rues, criant Ç Du pain ! È A Versailles, le roi entendit de ses fentres la populace qui s'en prenait ˆ lui de sa misre, accusait son gouvernement, s'exhortait ˆ ne plus tre si endurante.... DŽjˆ les journŽes d'octobre 1789 !... Ç Pour amuser ce peuple, on employa les fainŽants et les pauvres ˆ raser une assez grosse butte de terre qui Žtait demeurŽe sur le boulevard entre les portes Saint-Martin et Saint-Denis, et on y distribuait par ordre du mauvais pain aux travailleurs pour tout salaire et en petite quantitŽ ˆ chacun.... È DŽjˆ les ateliers nationaux et les quarante sous par jour, comme en 48 !... Et comme en 48, les Ç ateliers È (le mot est dans Saint-Simon) Žtaient un foyer d'Žmeutes : il y eut des collisions avec la troupe. Ç Ce qui piqua le roi davantage fut l'inondation des placards les plus hardis et les plus sans mesure... qui, longtemps durant, furent trouvŽs affichŽs aux portes de Paris, aux Žglises, aux places publiques, surtout aux statues. È Voici un spŽcimen de ces placards, parodie ironique et macabre du Pater : Ç Donnez-nous notre pain, qui nous manque de tous c™tŽs. Pardonnez ˆ nos ennemis qui nous ont battus, mais non ˆ nos gŽnŽraux qui les ont laissŽs faire. Ne succombez pas ˆ toutes les tentations de la Maintenon, mais dŽlivrez-nous de Chamillart ! È Louis XIV ressentait profondŽment la misre publique, comme le prouve le tragique conseil des ministres, racontŽ par Saint-Simon, o coulrent les larmes du vieux roi.
Cependant, ˆ la cour, les ftes continuaient. En 1700, il y avait eu tant de bals que, de trois semaines, Saint-Simon et sa femme ne virent pas le jour. Aux pires instants, ni une chasse, ni une mascarade, ni une promenade, ni un lansquenet ne furent dŽcommandŽs : malheurs publics ou deuils privŽs, rien ne devait dŽranger l'ordre prŽvu des rŽjouissances. Le lendemain de la mort de Monsieur, frre du roi, ce fut le duc de Bourgogne qui, le soir, sur l'ordre du roi, invita les courtisans ˆ faire leurs jeux comme d'habitude. Saint-Simon incrimine l'insensibilitŽ du monarque : n'y faut-il pas voir plut™t l'effet d'une extraordinaire force d'‰me ? Tous ceux qui savent ce qu'il en cožte ˆ certaines heures d'affronter le public, et de lui montrer un visage serein quand on a la mort dans l'‰me, admireront la fiertŽ du vieux roi qui ne permit jamais au mauvais sort de dŽranger, par ses caprices mŽchants, ce que sa volontŽ souveraine avait ordonnŽ.
Voilˆ l'Žpoque, voilˆ le pays ; maintenant rentrons ˆ Versailles, revenons ˆ ce minuscule coin de terre qui pour ceux qui l'habitent est toute la France et demandons-nous ce que pouvait tre la vie dans ce milieu spŽcial, exceptionnel, unique. On y aspirait comme au paradis ; en rŽalitŽ, quel enfer ! Songez qu'ils sont lˆ rŽunis, vivant ensemble, se rencontrant ˆ toutes les heures du jour et de la nuit, serrŽs et tassŽs les uns contre les autres, se heurtant et se coudoyant, trois cents hommes et femmes, grands seigneurs, grands dignitaires de cour, tous tendus vers un mme but : la faveur du roi ! Que de compŽtitions, que de rivalitŽs ! Comme on se jalouse et comme on se surveille ! Chaque dŽmarche est ŽpiŽe, chaque geste est commentŽ, chaque parole est rŽpŽtŽe, dŽformŽe, envenimŽe. Ce qui ajoute ˆ l'‰pretŽ de ces luttes, c'est qu'on est entre gens du mme monde, de la mme caste, et presque tous ayant entre eux des liens de parentŽ. Voilˆ ce qu'il y a d'effroyable, et tout le monde me comprendra : on est en famille !
Mais aussi quel terrain pour la culture des passions ! Elles s'y dŽveloppent, comme dans une atmosphre de serre chaude. Elles y grandissent dans des proportions extravagantes, comme dans une forcerie. Toutes les passions, l'ambition, la vanitŽ, l'intŽrt, l'envie, l'espŽrance, la rancune, la vengeance, la haine et aussi l'amour, l'amour qui na”t, comme de lui-mme, sous les pas de ces belles princesses et de ces filles d'honneur, l'amour, qui, de tout temps, a ŽtŽ un moyen de parvenir. Et pour l'observateur, quelle collection sans pareille ! Quelle rŽcolte promet cette floraison splendide et monstrueuse ! Je demandais un jour ˆ un romancier, Žlu dŽputŽ et assidu aux sŽances du Parlement, quel plaisir il pouvait trouver dans un tel milieu. Ç Croyez bien que je le juge comme vous, me rŽpondit-il ; seulement, je ne puis m'en dŽtacher. Ils sont effrayants, mais si curieux ! È Ceux de Versailles n'Žtaient sans doute pas moins effrayants, et ils Žtaient moins laids. Dans cette humanitŽ surchauffŽe, tous les traits du caractre s'exaspŽraient, tous les traits du visage s'accentuaient et se gonflaient. C'est pour cela que Saint-Simon ne pouvait s'en dŽtacher: il trouvait lˆ tout prt un incomparable laboratoire de psychologie.
Le premier cercle que Saint-Simon discerne dans cet enfer de la cour, le premier groupe sur lequel il assne ses regards, c'est celui qu'il dŽcouvre sur les marches du tr™ne et pour la honte du tr™ne : les b‰tards. Entendez par lˆ cette famille naturelle que Louis XIV s'efforce d'Žtablir magnifiquement : la fille de La Vallire mariŽe au prince de Conti ; deux filles de la Montespan, l'une qui est Mme la duchesse, l'autre Mlle de Blois, que nous avons vue devenir la duchesse de Chartres et qui sera bient™t la duchesse d'OrlŽans, femme du futur RŽgent ; enfin les deux fils de la Montespan, le duc du Maine et le comte de Toulouse. Sur cette question de l'Žtablissement des b‰tards, Louis XIV n'avait pas eu tout de suite la sŽcuritŽ de conscience qu'on lui verra plus tard. Par exemple, quand le duc du Maine voulut se marier, Ç le roi l'en dŽtourna et lui dit franchement que ce n'Žtait pas ˆ des espces comme lui ˆ faire lignŽe È. Des espces ! Ce fut Mme de Maintenon, leur ancienne gouvernante, qui s'employa pour eux et calma les scrupules de leur pre. Elle avait un faible pour le duc du Maine, Ç le faible de nourrice È. GagnŽ par elle pour ce fils chŽri, le roi Ç se rŽsolut de l'appuyer du moins de la maison de CondŽ, et de le marier ˆ une fille de M. le prince qui en ressentit une joie extrme... È. Les filles de M. le prince Žtaient de toute petite taille, presque naines. Ç Il en avait trois ˆ choisir. Un pouce de taille de plus qu'avait la seconde lui valut la prŽfŽrence. È Voilˆ le duc du Maine pourvu d'une belle alliance ; son pre ambitionnait pour lui la gloire militaire. Il l'envoya au sige de Namur. Le duc du Maine s'y couvrit de honte. Il Žtait poltron : il mit toute sa dŽcision ˆ ne pas marcher ˆ l'ennemi, qui en profita pour lui passer effrontŽment sous le nez.
Le roi, quand il reut cette nouvelle, en Žprouva un violent dŽpit, qu'il t‰cha de dissimuler, mais qui Žclata quand mme dans une scne burlesque que Saint-Simon n'a pas manquŽ de raconter. C'est ˆ Marly, aprs le diner o Louis XIV a fait de vains efforts pour se contenir : Ç Le prince, si Žgal ˆ l'extŽrieur et si Ma”tre de ses moindres mouvements dans les ŽvŽnements les plus sensibles, succomba sous cette unique occasion. Sortant de table, ˆ Marly, avec toutes les dames et en prŽsence de tous les courtisans, il aperut un valet du serdeau qui, en desservant le fruit, mit un biscuit dans sa poche. Dans l'instant, il oublie toute sa dignitŽ, et, sa canne ˆ la main, qu'on venait de lui rendre avec son chapeau, court sur ce valet qui ne s'attendait ˆ rien moins, ni pas un de ceux qu'il sŽpara sur son passage, le frappe, l'injurie, et lui casse sa canne sur le corps : ˆ la vŽritŽ, elle Žtait de roseau et ne rŽsista gure. De lˆ, le tronon ˆ la main et l'air d'un homme qui ne se possŽdait plus, et continuant ˆ injurier ce valet qui Žtait dŽjˆ bien loin, il traversa ce petit salon et une antichambre et entra chez Mme de Maintenon.... È
Ayant ŽchouŽ ˆ faire du duc du Maine un brave, Louis XIV se rabattit ˆ en faire un pair de France, et mme un peu plus. Ce fut Harlay, para”t-il, qui, pour faire sa cour, trouva ce biais d'introduire les b‰tards au Parlement en leur attribuant un rang intermŽdiaire entre les princes du sang et les pairs, immŽdiatement au-dessous des princes du sang, mais au-dessus des pairs. Ce qui faisait dire au duc du Maine, qui avait l'humeur tournŽe ˆ la plaisanterie, qu'il Žtait Ç comme un pou entre deux ongles È.
Entre le duc du Maine et son frre, le comte de Toulouse, il n'y avait aucune comparaison ˆ faire, et il est vrai que Saint-Simon n'en fait aucune. Il a tŽmoignŽ, en maints endroits, de son estime pour le comte de Toulouse, sŽrieux, rŽservŽ, Ç l'honneur, la vertu, la droiture, la vŽritŽ, l'ŽquitŽ mme È. Il s'est rattrapŽ sur le duc du Maine dont il fait Ñ littŽralement Ñ un dŽmon : Ç Avec de l'esprit, je ne dirai pas comme un ange, mais comme un dŽmon, auquel il ressemblait si fort en malignitŽ, en noirceur, en perversitŽ d'‰me ; en desservices ˆ tous, en services ˆ personne, en marches profondes, en orgueil le plus superbe, en faussetŽ exquise, en artifices sans nombre, en simulations sans mesure.... È Voilˆ bien de la noirceur. Le duc du Maine n'Žtait pas si terrible. Une fois de plus, ŽgarŽ et emportŽ par sa haine, Saint-Simon a dŽmesurŽment grandi le personnage.
Si d'ailleurs on veut la vŽritŽ sur lui, c'est encore ˆ Saint-Simon qu'on peut la demander : il nŽglige souvent de se mettre d'accord avec lui-mme. Le vrai duc du Maine, c'est celui que Saint-Simon nous montre tremblant devant sa femme. Celle-ci, romanesque et impŽrieuse, en digne fille des CondŽ, agitŽe, affolŽe de plaisirs dans cette rŽsidence de Sceaux dont les nuits sont restŽes cŽlbres, et qui, ˆ force de jouer des pices de thŽ‰tre, avait fini par se prendre pour une des hŽro•nes dont elle interprŽtait les r™les, ruinait son pauvre homme de mari en ftes auxquelles il assistait Ç comme le premier domestique de la maison. È Elle lui reprochait l'honneur qu'elle lui avait fait de l'Žpouser, le mŽprisait pour sa timiditŽ, le Ç traitait comme un ngre È et Ç c'Žtait ˆ coups de b‰ton qu'elle le poussait en avant È. On sait comment le couple s'effondrera, sous la RŽgence, dans la ridicule conspiration de Cellamare. En attendant, chaque annŽe apporte un accroissement ˆ sa faveur scandaleuse, et les MŽmoires sont remplis de l'indignation, de la juste indignation avec laquelle Saint-Simon, doublement blessŽ dans le sentiment de sa dignitŽ de duc et pair et dans son honntetŽ d'homme de devoir et d'homme de famille, suit ce qu'il appelle d'une expression imagŽe et terrifiŽe : Ç le grand vol des b‰tards È.
Une autre cabale pour laquelle Saint-Simon est ˆ peine moins sŽvre, c'est la Ç cabale de Meudon È, ainsi appelŽe parce qu'elle se compose des personnes qui se rŽunissent ˆ Meudon, autour du grand Dauphin, Monseigneur, fils de Louis XIV. Mme de Maintenon, faisant allusion ˆ la famille de Louis XIV, nous dit Ç qu'il ne trouvait pas grand ragožt autour de lui È. Le ragožt, c'Žtait ce qui faisait le plus dŽfaut ˆ Monseigneur. Saint-Simon nous le peint sans vice ni vertu, dŽplorablement neutre. Il Žtait gros, la dŽmarche hŽsitante, n'ayant qu'un plaisir : chasser le loup. Doux par stupiditŽ, dur au fond, Ç nŽ pour l'ennui qu'il communiquait aux autres et pour tre une boule roulante au hasard par l'opinion d'autrui... absorbŽ dans sa graisse et dans ses tŽnbres È. Sa seule lecture, c'Žtait Ç l'article de Paris de la Gazette de France pour y voir les morts et les mariages. È C'Žtait bien la peine d'avoir eu Bossuet pour professeur !
Ce fils de Louis XIV avait, lui aussi, une Maintenon. C'Žtait Mlle Choin, une Ç grosse camarde brune È qui avait Ç l'air d'une servante È, en outre Ç vieille et puante È. Dans les premiers temps, elle ne venait ˆ Meudon qu'en grand mystre, apportant ses nippes avec elle, et repartait incognito. Peu ˆ peu elle s'enhardit, fit des sŽjours ; on invita quelques intimes : c'Žtaient des parties en petit comitŽ, in parvulo, qu'on appelait pour cette raison des Ç parvulos È. Lˆ, assise dans un fauteuil, en face de Monseigneur, tandis que les filles de la maison, la duchesse de Bourgogne et la duchesse de Berry, n'avaient qu'un tabouret, la Choin les rabrouait, les reprenait sur leur ajustement, sur leur air, sur leur conduite, enfin se comportait en toutes choses comme une Ç belle-mre È. D'elle on acceptait tout, en songeant ˆ ce qu'elle pourrait un jour : Ç Toutes les batteries, pour le futur, Žtaient dressŽes et pointŽes sur elle. È
Aux Ç parvulos È de Meudon il y avait la princesse de Conti, la fille de La Vallire, extrmement gracieuse, comme sa mre, et pas trs intelligente. Il y avait Mme la duchesse, fille de la Montespan, qui avait, elle aussi comme sa mre, tout l'esprit des Mortemart, et excellait aux Ç chansons les plus cruelles dont elle affublait ga”ment les personnes qu'elle semblait aimer È ; d'ailleurs une sŽduction irrŽsistible, une Ç figure formŽe par les plus tendres amours È: c'Žtait, dit Saint-Simon, Ç la sirne des potes È. La comtesse de Lillebonne, une princesse lorraine, avec ses deux filles dont l'une, Mme d'Espinoy, Žtait employŽe par Mme de Maintenon ˆ espionner la duchesse de Bourgogne. Enfin le grand homme de la cabale, c'Žtait Vend™me, Ñ encore un b‰tard, Ñ qui, descendant de Henri IV, avait un peu de son gŽnie et tous ses vices, auxquels il en ajoutait.
Saint-Simon n'a pas tracŽ de portrait plus repoussant que celui de ce grand seigneur dŽbraillŽ dont il a fait le type du cynique. Avec cette vigueur de pinceau que soutient son incroyable puissance de haine, ˆ traits maintes fois rŽpŽtŽs et chaque fois appuyŽs davantage, il a peint l'audace effrŽnŽe, l'impudence et l'insolence de ce Ç prince des superbes È. Il a dit sa paresse, son insouciance, son imperturbable confiance en soi, et sa basse dŽbauche dont il portait les stigmates sur son visage rongŽ par un mal hideux qui lui avait emportŽ une partie du nez, insistant surtout sur sa saletŽ, et donnant sur cette saletŽ des dŽtails qui soulvent le cÏur. Ç Il Žtait plein de chiens et de chiennes dans son lit, qui y faisaient leurs petits ˆ ses c™tŽs. Lui-mme ne s'y contraignait de rien : une de ses thses Žtait que tout le monde en usait de mme, mais n'avait pas la bonne foi d'en convenir comme lui.... Il se levait assez tard ˆ l'armŽe, se mettait sur sa chaise percŽe, y faisait ses lettres et y donnait ses ordres du matin.... Il avait accoutumŽ l'armŽe ˆ cette infamie. Lˆ il dŽjeunait et souvent avec deux ou trois familiers, rotait d'autant soit, en mangeant, soit en Žcoutant, ou en donnant des ordres, et toujours force. spectateurs debout.... È Et le portrait continue, dŽgožtant de passages qu'on ne peut plus citer, roulant des ordures, souillŽ de matires infectes, tel que, dans toute l'Ïuvre d'ƒmile Zola, on ne trouverait rien qui en approche, Žnorme et immonde, et qui atteint au grandiose dans l'ignoble.
En face de cette violence et de cette grossiretŽ, une autre cabale, celle des honntes gens, des bons, des doux, des purs, des pieux, des dŽvots. Saint-Simon a mis tout son art ˆ trouver des touches dŽlicates, discrtes, secrtes pour exprimer l'intimitŽ de leur entente et la raffinement de leur spiritualitŽ. Il a fait flotter autour d'eux ce mystre dont ils aimaient ˆ s'envelopper. Il nous a fait deviner en eux ce je ne sais quoi de na•f et de fort en mme temps, cette assurance d'affiliŽs qui ont pour se reconna”tre entre eux un signe que les autres n'ont pas, cette confiance inŽbranlable d'initiŽs ˆ qui la rŽvŽlation a ŽtŽ faite et qui la possdent en commun. Ceux-lˆ vont ˆ travers les contrariŽtŽs, les heurts, les misres du prŽsent, les yeux fixŽs vers un avenir qui les paiera de toutes leurs peines. Ils vivent dans l'attente. Ce sont les illuminŽs et les mystiques. Saint-Simon les appelle Ç le petit troupeau È, car un pasteur les guide et ils marchent ˆ l'Žtoile.
C'est l'entourage du duc de Bourgogne.
D'abord les deux ducs, Beauvilliers et Chevreuse, qui Žtaient beaux-frres, ayant ŽpousŽ deux filles de Colbert : une seule ‰me en deux corps. Beauvilliers avait eu une singulire Žducation. Jusqu'ˆ sept ans, il avait ŽtŽ ŽlevŽ dans la loge du concierge. Ses parents, s'Žtant alors souvenus de lui, l'avaient mis en pension chez un chanoine. Ç Tout le domestique du chanoine consistait en une servante qui mit le petit garon coucher avec elle, lequel y couchait encore ˆ quatorze et quinze ans, sans penser ˆ mal ni l'un ni l'autre, ni le chanoine s'aviser qu'il Žtait un peu grand. È Tout est sain aux sains. ƒtranger ˆ toute intrigue, vivant ˆ la cour comme dans un dŽsert, communiant chaque matin, ce gouverneur du duc de Bourgogne fait songer, en plein Versailles, au pieux solitaire de quelque thŽba•de. Non moins admirable de sŽrŽnitŽ, le duc de Chevreuse : Ç jamais homme ne possŽda son ‰me en paix comme celui-lˆ : comme dit le Psaume, il la portait dans ses mains È. Belle ‰me, mais esprit faux. Saint-Simon dit : esprit gŽomtre. C'est ce gožt de l'abstrait et de l'absolu qui, appliquŽ aux affaires, le fit se ruiner compltement, et, par ailleurs, le livra sans dŽfense Ç aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai È.
Car ici le ma”tre et le guide, le plus sŽduisant des ma”tres et le plus aventureux des guides, c'Žtait cet Žnigmatique FŽnelon. Lui aussi s'Žtait laissŽ prendre aux prestiges de la Guyon : Ç Il la vit, leur esprit se plut l'un ˆ l'autre, leur sublime s'amalgama. È Tous ces Ç beaux esprits chimŽriques È, comme disait Louis XIV, Žtaient faits pour s'entendre, se cherchaient et se rencontraient par une sorte d'attirance. Ce fut pour FŽnelon l'origine d'une disgr‰ce, sur laquelle Louis XIV ne voulut jamais revenir, mais qui ne rŽussit nullement ˆ disperser le petit troupeau, et peut-tre au contraire l'attacha davantage ˆ son chef, grandi par l'Žloignement. A deux reprises, le duc de Bourgogne, se rendant en Flandre, s'arrte ˆ Cambrai, malgrŽ la dŽfense du roi, tient son prŽcepteur Žtroitement embrassŽ, et leurs yeux se disent ce que les mots n'auraient pas exprimŽ avec autant d'Žloquence. Cela fut remarquŽ, vous n'en doutez pas. Ç Et les gens qui songeaient ˆ l'avenir prirent depuis leur chemin par Cambrai plus volontiers que par ailleurs pour aller ou revenir de Flandre. È Maintenant que nous avons vu le gouverneur, Beauvilliers, et le prŽcepteur, FŽnelon, il est temps de voir l'Žlve, le duc de Bourgogne.
Tout le monde a dans la mŽmoire le portrait que Saint-Simon a tracŽ du duc de Bourgogne et le contraste qu'il Žtablit entre la violence d'instincts manifestŽe par l'enfant et la transformation presque excessive que l'Žducation produisit chez le jeune homme. Ç Ce prince, hŽritier nŽcessaire puis prŽsomptif de la couronne, naquit terrible, et sa premire jeunesse fit trembler ; dur et colre jusqu'aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimŽes ; impŽtueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre rŽsistance, mme des heures et des ŽlŽments, sans entrer en des fougues ˆ faire craindre que tout ne se romp”t dans son corps ; opini‰tre ˆ l'excs ; passionnŽ pour toute espce de voluptŽ, et des femmes et, ce qui est rare ˆ la fois, avec un autre penchant tout aussi fort. Il n'aimait pas moins le vin, la bonne chre, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, o il ne pouvait supporter d'tre vaincu, et o le danger avec lui Žtait extrme ; enfin, livrŽ ˆ toutes les passions et transportŽ de tous les plaisirs ; souvent farouche, naturellement portŽ ˆ la cruautŽ, barbare en railleries et ˆ produire les ridicules avec une justesse qui assommait. De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance, quels qu'ils fussent. È
Le duc de Bourgogne fut-il jamais le monstre de perversitŽ que Saint-Simon a dŽpeint en lui ? Je ne le crois pas. C'Žtait un enfant quand il fut remis entre les mains de FŽnelon ; or certains vices attendent le nombre des annŽes. Comment, si jeune, aurait-il pu les avoir tous ? Mais nous saisissons ici sur le vif le procŽdŽ littŽraire de Saint-Simon. Nous le prenons sur le fait, en train de forcer les couleurs pour mieux mŽnager l'effet de contraste et rendre l'opposition plus tranchŽe et plus saisissante.
Il reste qu'il y eut chez le prince, entre dix-huit et vingt ans, une crise d'austŽritŽ dont s'inquiŽta ˆ juste titre la clairvoyance de Saint-Simon. Il s'en ouvrit ˆ Beauvilliers, ˆ qui apparemment il en faisait remonter la responsabilitŽ. Il y a dans les MŽmoires un Discours sur le duc de Bourgogne, plein des meilleurs conseils. Le jeune prince fuit le monde, s'enferme dans son cabinet, s'adonne aux sciences abstraites ; ou, par rŽaction, il a des ga”tŽs de sŽminariste, s'amuse ˆ Žcraser des mouches ou ˆ jouer au volant. Surtout son excessive dŽvotion peut devenir un danger pour l'ƒtat. Ç On pense avec angoisse que le ministre ne sera plus sŽparable de la thŽologie... on jette tristement les yeux sur les derniers princes de la maison d'Autriche qui ont portŽ la couronne d'Espagne.È Pour devenir tel qu'il devrait tre et ravir tous les cÏurs, le prince n'a pas loin ˆ aller chercher son modle; il l'a sous les yeux, et c'est cette exquise duchesse de Bourgogne.
La duchesse de Bourgogne, c'est le sourire et c'est la ga”tŽ des MŽmoires. La page o elle para”t, aussit™t s'illumine. En portraitiste exact, incapable de ne pas reproduire un trait qui est dans la nature, Saint-Simon n'a dissimulŽ ni les joues pendantes, ni le front trop avancŽ, ni les yeux qui ne disent rien, ni les grosses lvres, ni les dents toutes pourries de la duchesse de Bourgogne. Mais elle Žtait de celles chez qui la gr‰ce est la plus forte : tout en elle Žtait un charme, jusqu'aux dŽfauts, jusqu'ˆ ce Ç soupon de goitre qui ne lui seyait point mal. È Ç Et puis elle avait une marche de dŽesse sur les nuŽes : elle plaisait au dernier point. Les gr‰ces naissaient d'elles-mmes de tous ses pas, de toutes ses manires et de ses discours les plus communs. È Quand elle arriva de Savoie, petite princesse de douze ans, dans cette cour dŽjˆ attristŽe de Louis XIV, ce fut une bouffŽe de jeunesse, un rayon de soleil printanier. Elle fit la conqute du vieux roi et de la sage Maintenon ; elle la fit, et probablement elle la fit exprs, car elle avait reu avant son dŽpart des instructions trs prŽcises et il y avait dans son espiglerie bien de l'adresse. Tout de suite elle se mit sur le pied d'enfant g‰tŽe auprs de Louis XIV, et gagna Mme de Maintenon en l'appelant Ç ma tante È. En public, sŽrieuse, mesurŽ ; en particulier, causant, surtout voltigeant autour d'eux, tant™t perchŽe sur les bras du fauteuil de l'un ou de l'autre, tant™t se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les baisait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les dŽcachetait, les lisait quelquefois malgrŽ eux.... Si libre qu'entendant un jour le roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la cour d'Angleterre : Ç Ma tante, se mit-elle ˆ dire, il faut convenir qu'en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi ma tante ?È Ñ et toujours courant et gambadant Ñ Ç c'est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent et ce sont les hommes sous les reines. È L'admirable est qu'ils en rirent tous deux et qu'ils trouvrent qu'elle avait raison.
A l'Žpoque o nous sommes, il y a non pas un dŽsaccord, mais enfin une certaine mŽsentente entre ce petit dŽvot de mari et cette enfant g‰tŽe, qu'on affole de plaisir. Ç Je voudrais mourir, disait la petite duchesse, rien que pour voir ce que ferait mon mari : je suis sžre qu'il Žpouserait une sÏur grise. È
Les deux cabales, de Meudon et de Bourgogne, furent aux prises, l'annŽe 1708, lors de la campagne de Flandre. Louis XIV avait eu l'idŽe f‰cheuse de diviser le commandement entre Vend™me et le duc de Bourgogne. Le rŽsultat fut dŽsastreux : la campagne, commencŽe par la dŽfaite d'Oudenarde, s'acheva par la capitulation de Lille. Vend™me eut beau jeu ˆ rejeter toutes les fautes, mme les siennes, sur le duc de Bourgogne. Il reste nŽanmoins que nos revers furent en partie imputables au manque de capacitŽ militaire du jeune prince, ˆ son indŽcision et ˆ sa timiditŽ. Quand le duc de Bourgogne revint ˆ la cour, Louis XIV sut ne pas humilier un prince placŽ si prs de la couronne ; mais l'opinion lui fut moins indulgente ; ceux de Meudon triomphaient : l'esprit caustique de Mme la duchesse fit merveilles. Ceux qui ont l'‰me naturellement grande, c'est dans l'infortune qu'ils se rŽvlent. On attaquait son mari : la duchesse de Bourgogne sut le dŽfendre et tenir tte ˆ l'opinion avec une noblesse d'attitude, une fiertŽ magnifique. C'est un des traits qu'a le mieux mis en lumire M. le comte d'Haussonville dans son beau livre sur la Duchesse de Bourgogne et l'alliance savoyarde que je suis ici pas ˆ pas. Cependant un coup de thŽ‰tre allait soudain Žclater, et changer la face des choses.
Le jeudi 10 avril 1711, on apprenait que Monseigneur, comme il s'habillait pour aller courre le loup, avait ŽtŽ pris d'une faiblesse. Le mal empira promptement. Ce fut la conversation de toute la cour. Saint-Simon, ˆ Versailles, recueillait les nouvelles qui d'heure en heure devenaient plus mauvaises, et ˆ mesure lui causaient plus de plaisir. Pourtant, le 14 avril au soir, il eut un moment d'inquiŽtude : Monseigneur allait mieux. Saint-Simon Žtait avec la duchesse d'OrlŽans : tous deux se lamentrent de voir Ç Monseigneur Žchapper, ˆ son ‰ge et avec sa graisse, d'un mal si dangereux È. On pouvait tout craindre : cette maladie n'aurait ŽtŽ pour lui qu'une grande purgation, un brevet de longŽvitŽ. C'Žtait ˆ dŽsespŽrer.... Mme de Saint-Simon, prŽsente ˆ l'entretien, t‰chait d'enrayer ces propos Žtranges ; mais toujours Ç l'enrayure cassait È et la conversation reprenait avec des sentiments trs humains, mais qui n'Žtaient pas Ç selon la religion È. Enfin, le lendemain, Monseigneur mort et bien mort, quelle fut la joie de Saint-Simon, je renonce ˆ en donner une idŽe, mais d'ailleurs ce n'est pas la question ; la joie mme, chez Saint-Simon, en un pareil moment, cŽda ˆ un autre sentiment plus fort, plus impŽrieux : la curiositŽ. Et c'est ici qu'il faut le voir dans l'exercice de son mŽtier de psychologue. Car l'instant est unique et il n'est pas homme ˆ le laisser Žchapper. Ces grands coups de la destinŽe, Ñ par leur soudainetŽ qui dŽconcerte, et parce qu'ils provoquent une de ces crises o tout le passŽ et tout l'avenir tiennent dans un bref raccourci, Ñ sont vraiment providentiels pour qui veut dans une brusque dŽchirure dŽcouvrir le fond des ‰mes. Comme un Racine qui, pour nous faire conna”tre ses personnages, choisit l'instant de la crise, Saint-Simon comprend que c'est le moment pour lui de se livrer ˆ cette investigation des consciences qui est son perpŽtuel objet. Et il s'y donne tout entier avec une joie, qui n'est plus la joie maligne du courtisan appliquŽ ˆ se venger, mais cette sorte de joie professionnelle qu'on Žprouve ˆ faire son mŽtier, et ˆ profiter de l'occasion qui met ˆ votre disposition une riche matire.
C'est lui-mme qui va nous le dire, et en quels termes ! Ç Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d'une cour, les premiers spectacles d'ŽvŽnements rares de cette nature, si intŽressants ˆ tant de divers Žgards, sont d'une satisfaction extrme. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs.... La promptitude des yeux ˆ voler partout, en sondant les ‰mes, ˆ la faveur de ce premier trouble de surprise et de dŽrangement subit... tout cet amas d'objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir ˆ qui le sait prendre qui, tout peu solide qu'il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour. Ce fut donc ˆ celui-lˆ que je me livrai tout entier.... J'avais si fort imprimŽ dans ma tte les diffŽrentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrŽs, la connaissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intŽrts, que la mŽditation de plusieurs jours ne m'aurait pas dŽveloppŽ et reprŽsentŽ toutes ces choses plus nettement que ce premier aspect de tous les visages, qui me rappelaient encore ceux que je ne voyais pas et qui n'Žtaient pas les moins friands ˆ s'en repa”tre. È
Donc il nous dŽcrit ce qu'il appelle lui-mme : le Ç spectacle ˆ Versailles È. Il nous fait entendre dans les premires pices Ç les mugissements contenus des valets.... Plus avant commenait la foule des courtisans de toute espce. Le plus grand nombre, c'est-ˆ-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons.... È Et nous voyons le duc de Bourgogne verser des Ç larmes de religion È. Et nous entendons le duc de Berry sonner la Ç trompette du dŽsespoir È. C'est ici une des parties les plus fameuses des MŽmoires ; il faudrait tout citer : il est plus simple de vous renvoyer au texte lui-mme. Ce tableau magistral est au centre des MŽmoires, ou, pour parler plus juste, il en est l'aboutissement : c'est lˆ que s'Žpanouit ce gŽnie de moraliste dont j'essaie de vous montrer qu'il est chez Saint-Simon l'essentiel. Il n'y a pas d'ailleurs de plus belle planche d'anatomie morale, il n'y a pas de plus parfait chef-d'Ïuvre de psychologie, ˆ la fois individuelle et collective.
Le petit troupeau savait bien que son heure viendrait. Il n'a pas vainement attendu le Messie. Les temps sont arrivŽs, et dŽjˆ commence l'avant-rgne du duc de Bourgogne. Le jeunot prince s'essaie au pouvoir dont Louis XIV lui-mme lui confre une part, se met au niveau de ses nouveaux devoirs, se dŽbarrasse de ses puŽrilitŽs, et tŽmoigne de rŽelles qualitŽs de gouvernement. Saint-Simon, qui n'Žtait pas encore en relations intimes avec celui dont les circonstances viennent de faire le Dauphin, s'en rapproche avec une habiletŽ de courtisan consommŽ. Il sait qu'il est en accord avec lui sur beaucoup de points : il lui expose ses idŽes en des entretiens qui ont lieu en grand mystre, ˆ l'insu de tous, mme de la duchesse de Bourgogne, qui un jour les surprit. Il arrive, les poches bourrŽes de plans et de mŽmoires, et ce sont de longs et intimes conciliabules d'o Saint-Simon sort ravi, assistant dŽjˆ ˆ l'avnement de ses plus chres espŽrances : la noblesse rŽtablie dans ses droits, les erreurs du rgne qui s'achve rŽparŽes, la France restaurŽe....
C'Žtait trop beau ; quelques mois ˆ peine se passrent dans cette plŽnitude et dŽjˆ toutes ces espŽrances Žtaient brisŽes par un de ces coups brutaux et btes, o les anciens voyaient un effet de la jalousie des dieux. Ce sŽjour de Versailles, o tant de personnes Žtaient entassŽes sur un si petit espace, Žtait dŽplorable au point de vue de l'hygine. Pour peu qu'il s'y dŽclar‰t une Ç maladie de venin È, c'Žtait une hŽcatombe. Il y eut, au dŽbut de 1712, une ŽpidŽmie de rougeole pourprŽe. La Dauphine succomba la premire ; Ç Avec elle s'Žclipsrent joie, plaisirs, amusements et toutes espces de gr‰ces : les tŽnbres couvrirent toute la surface de la cour. È Puis ce fut le tour du Dauphin. Saint-Simon le pleura de tout son cÏur d'ami, de toute son ‰me de Franais. La page des MŽmoires o il lui adresse un suprme adieu, a l'Žmotion des douleurs intimes et la gravitŽ des deuils publics : Ç Grand Dieu ! quel spectacle vous donn‰tes en lui et que n'est-il permis encore d'en rŽvŽler des parties Žgalement secrtes et si sublimes qu'il n'y a que vous qui les puissiez donner et en conna”tre tout le prix ! quelle imitation de JŽsus-Christ sur la croix ! on ne dit pas seulement ˆ l'Žgard. de la mort et des souffrances, elle s'Žleva bien au-dessus. Quelles tendres mais tranquilles vues ! quel surcro”t de dŽtachement ! quels vifs Žlans d'actions de gr‰ces d'tre prŽservŽ du sceptre et du compte qu'il faut en rendre ! quelle soumission et combien parfaite ! quel ardent amour de Dieu ! quel perant regard sur son nŽant et ses pŽchŽs ! quelle magnifique idŽe de l'infinie misŽricorde ! quelle religieuse et humble crainte ! quelle tempŽrŽe confiance ! quelle sage paix ! quelles lectures ! quelles prires continuelles ! quel ardent dŽsir des derniers sacrements ! quel profond recueillement ! quelle invincible patience ! quelle douceur ! quelle constante bontŽ pour tout ce qui l'approchait ! quelle charitŽ pure qui le pressait d'aller ˆ Dieu ! La France tomba enfin sous ce dernier ch‰timent : Dieu lui montra un prince qu'elle ne mŽritait pas. La terre n'en Žtait pas digne, il Žtait mžr dŽjˆ pour la bienheureuse ŽternitŽ ! È
Le chapitre sur la mort du duc de Bourgogne tŽmoigne chez Saint-Simon d'une qualitŽ que nous ne lui connaissions pas encore : la tendresse. Elle rŽvle en outre chez lui un don qu'on lui conteste trop souvent : la clairvoyance politique. L'activitŽ pratique de l'homme d'ƒtat, il ne l'avait pas ; mais le coup d'Ïil du penseur, c'est autre chose. A la mort du duc de Bourgogne, il a eu cette intuition que dans les destinŽes de la France venait de se produire un de ces Žchecs dont les lointaines consŽquences sont incalculables. Qu'aurait ŽtŽ le duc de Bourgogne au pouvoir? Nous savons fort bien quels Žtaient ses projets, et nous avons pour nous renseigner deux documents de premier ordre : l'un, ce sont les Projets de gouvernement du duc de Bourgogne, rŽdigŽs par Saint-Simon ; l'autre, ce sont les Tables de Chaulnes, rŽdigŽes par FŽnelon. Sans entrer dans le dŽtail, et en nous tenant aux grandes lignes, nous pouvons dire que les conseillers du duc de Bourgogne et le duc lui-mme avaient trs nettement vu que le systme de gouvernement de Louis XIV Žtait la fin d'une formule, le dernier terme d'une mŽthode qui Žtait allŽe jusqu'au bout de son principe et qui Žtait ŽpuisŽe. Il fallait autre chose : il fallait retremper la royautŽ dans la nation. C'Žtait l'idŽe du duc de Bourgogne.
Les idŽes valent ce que valent les hommes qui les appliquent. Je remarque que le duc de Bourgogne n'a cessŽ de progresser et de s'amŽliorer. Son Žducation n'a jamais supprimŽ en lui cette humeur impŽrieuse, qui Žtait affaire de tempŽrament et qui est nŽcessaire ˆ celui qui un jour doit tre le ma”tre. Sa crise de dŽvotion, en s'apaisant, ne lui a laissŽ qu'une conscience plus profonde de son devoir. Aurait-il ŽtŽ saint Louis ? Aurait-il ŽtŽ Marc-Aurle ? Il aurait ŽtŽ peut-tre le souverain honnte homme, ŽclairŽ, rŽformateur Žnergique, dont la France avait besoin et qui l'aurait aidŽe ˆ doubler le cap des temptes. Ce n'est qu'une hypothse, je le sais. Mais cette hypothse n'est pas plus arbitraire que ne sont les thŽories de ceux qui, introduisant le fatalisme dans l'histoire, veulent que les pires maux y aient ŽtŽ des maux nŽcessaires. Il s'est trouvŽ jusqu'ˆ de nobles esprits pour faire honneur ˆ la RŽvolution de ses crimes, du sang versŽ, de la page sinistre par laquelle elle a jetŽ le dŽfi ˆ cette humanitŽ qu'elle invoquait. Ne croyons jamais qu'une cruautŽ qui a ŽtŽ commise džt tre commise. La RŽvolution Žtait inŽvitable, soit ! Qui ne voit quelle diffŽrence si la RŽvolution avait ŽtŽ faite par la royautŽ, et si cette royautŽ qui venait des sicles avait elle-mme menŽ le passŽ vers l'avenir, nous Žpargnant ainsi le dŽchirement intime dont nous n'avons pas cessŽ de souffrir ?
C'est sur cette vision que je termine. Nous qui raisonnons ˆ loisir sur les ŽvŽnements accomplis, sachons grŽ ˆ Saint-Simon du pressentiment, quel qu'il soit, qu'il en a eu.... Mais le duc de Bourgogne Žtait mort ; le duc de Berry le suivait bient™t dans la tombe ; Beauvilliers, Chevreuse, FŽnelon mouraient coup sur coup. Seul Louis XIV leur survivait ˆ tous, et c'Žtait lui que maintenant Saint-Simon fouillait de ses regards.
LA mort de la duchesse de Bourgogne, suivie si promptement de celle de l'admirable Dauphin, puis de celle du duc de Berry, ce fut le coup dont Louis XIV ne se releva pas. Depuis lors, il ne fit que languir. Le chagrin s'empara de lui, sous la forme d'un morne ennui que rien ne parvenait plus ˆ dissiper. Vainement Mme de Maintenon s'Žvertuait, organisait des parties, des concerts, des comŽdies, des loteries, appelait ˆ l'aide le marŽchal de Villeroy pour amuser le roi par les vieux contes de leur jeunesse. Rien n'y faisait. Jusqu'alors il n'avait donnŽ aucun signe qui se pžt appeler de dŽchŽance physique : il eut tout ˆ coup soixante-quinze ans. Il continuait de remplir sa fonction royale avec sa rŽgularitŽ de toujours ; mais c'Žtait maintenant une rŽgularitŽ d'automate : le cÏur n'y Žtait plus. Chacun, pressentant qu'on allait changer de ma”tre, prenait ses dispositions en consŽquence : il le voyait et le tolŽrait. Ç Il commenait ˆ tre si dŽgožtŽ de tout... qu'il ne prenait presque plus de part ˆ rien. È Mme de Maintenon et le duc du Maine, comprenant qu'il n'y avait plus de temps ˆ perdre, le pressaient, l'assiŽgeaient, le Ç chambraient È, afin de lui extorquer un testament. Il signa tout ce qu'on voulut, pour avoir la paix. Il n'avait plus souci que de tranquillitŽ et de silence : l'ombre s'Žtendait.
Le 13 aožt 1715, il prŽsida encore ˆ une action publique. A vrai dire, ce fut une sinistre mascarade. Pour lui donner l'illusion que le prestige de sa royautŽ continuait de s'Žtendre jusqu'aux confins du monde, on avait costumŽ un comparse en ambassadeur persan. Le roi, dupŽ, le reut en grand habit constellŽ de pierreries et le renvoya comblŽ de cadeaux. Cette audience de congŽ fatigua fort le roi. Et le mal qui devait l'emporter, une gangrne du pied, ne cessa plus de faire de rapides progrs.
Le 25 aožt, fte de Saint-Louis, il sentit que son heure approchait. Certes, il n'avait jamais tremblŽ devant la mort, mais il en avait l'horreur instinctive, la rŽpulsion commune ˆ tous ceux qui aiment passionnŽment la vie. Il en fuyait les spectacles, il dŽtournait les yeux de son lugubre appareil. Maintenant, et puisque la mort Žtait lˆ, il fallait lui faire face, sans bravade et sans faiblesse, en homme qui a errŽ, en chef d'ƒtat qui s'est trompŽ, en chrŽtien qui a pŽchŽ et qui va compara”tre devant son Dieu.
Il voulut prendre congŽ de tous, avec cette dignitŽ d'attitude et cette justesse de langage dont il ne s'Žtait jamais dŽparti. Comme il adressait son adieu ˆ ceux qui avaient les entrŽes, il s'aperut que sa voix tremblait ; aussit™t il rŽprima son Žmotion : Ç Je sens que je m'attendris et que je vous attendris aussi ; je vous en demande pardon. Adieu, messieurs, je compte que vous vous souviendrez quelquefois de moi. È Quelle discrŽtion ! C'est la grande manire.
La scne avec le petit Dauphin, le futur Louis XV, fut particulirement touchante. Ç Il manda ˆ la duchesse de Ventadour de lui amener le Dauphin. Il le fit approcher et lui dit : "Mon enfant, vous allez tre un grand roi : ne m'imitez pas dans le gožt que j'ai eu pour les b‰timents, ni dans celui que j'ai eu pour la guerre ; t‰chez, au contraire, d'avoir la paix avec vos voisins Rendez ˆ Dieu ce que vous lui devez ; reconnaissez les obligations que vous lui avez, faites-le honorer par vos sujets. Suivez toujours les bons conseils, t‰chez de soulager vos peuples, ce que je suis assez malheureux pour n'avoir pu faire. N'oubliez point la reconnaissance que vous devez ˆ Mme de Ventadour". Madame, Ñ s'adressant ˆ elle, Ñ que je l'embrasse. Et, en l'embrassant, il lui dit : "Mon cher enfant, je vous donne ma bŽnŽdiction de tout mon cÏur". È
Pour chacun il eut les mots qu'il fallait. Le 28, il vit dans le miroir de sa cheminŽe deux garons de sa chambre qui pleuraient. Il leur dit : Ç Pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous m'avez cru immortel ? Pour moi, je n'ai point cru l'tre.È Le 29, il se produisit ce mieux qui souvent prŽcde la fin. Le 31, dans la soirŽe, on lui dit les prires des agonisants : elles le tirrent de sa torpeur. Il rŽpŽta plusieurs fois Nunc et in hora mortis, puis dit : Ç O mon Dieu ! Venez ˆ mon aide, h‰tez-vous de me secourir ! È Ce furent ses dernires paroles. Il mourut le dimanche 1er septembre, ˆ huit heures un quart du matin, trois jours avant qu'il ežt soixante-dix-sept ans accomplis, dans la soixante-douzime annŽe de son rgne. L'accueil qu'un homme fait ˆ la mort est un grand ŽlŽment du jugement ˆ porter sur lui : il n'y a pas de mort plus simplement belle que celle de Louis XIV, plus rŽsignŽe, plus chrŽtienne, plus admirable de sŽrŽnitŽ.
Il fut peu regrettŽ, s'il faut en croire Saint-Simon, qui fait ˆ ce propos une de ces revues o excellait son regard, impitoyable ˆ scruter les consciences. Sa belle-fille, la duchesse de Berry, ne l'aimait pas ; son neveu, le duc d'OrlŽans, ne se sentait nulle envie de le pleurer. Quant ˆ Mme de Maintenon, elle Žtait excŽdŽe du roi : elle ne savait plus qu'en faire. Celui-ci, ˆ ses derniers moments, et en manire de consolation, lui ayant dit qu'ˆ l'‰ge o elle Žtait, elle ne tarderait pas ˆ le rejoindre, cela ne lui avait fait aucun plaisir...
Le duc du Maine se distingua par son inconvenance. D'humeur facŽtieuse, il avait un talent particulier pour les imitations. Aux derniers jours de la maladie du roi, se produisit un de ces incidents comiques qui se mlent aux pires tragŽdies. Comme les mŽdecins y perdaient leur latin, on fit venir un empirique, pour la plus grande humiliation de Fagon, qui s'Žtait Ç limaonnŽ en grommelant sur son b‰ton, sans oser rŽpliquer È. Le soir, chez lui, ce bon et tendre fils conta si plaisamment l'aventure ˆ ceux de son intimitŽ, Ñ et se limaonna si bien, Ñ que les voilˆ tous aux grands Žclats de rire, et qu'on les entendit de ces antichambres o tout se taisait sur le passage de la mort.
Le comte de Toulouse Žtait peu dŽmonstratif. Ç Sa tranquillitŽ glacŽe ne s'en haussa, ni baissa. È Pour Mme la duchesse, Ç on lui reprochait depuis toute sa vie qu'elle n'avait pas de cÏur, mais seulement un gŽsier È. La circonstance ne fit pas que ce gŽsier dev”nt un cÏur.... Restent les courtisans : vous les connaissez. Leur troupe volante accourt, s'enfuit, revient, suivant qu'elle aperoit l'ombre du pouvoir et l'image de la faveur. Depuis le dŽbut de la maladie du roi, elle emplit l'appartement du duc d'OrlŽans. Le jeudi, comme nous l'avons vu, on constate un mieux dans l'Žtat du moribond : sa forte constitution allait-elle prendre le dessus ? Ç J'allai, ce jour-lˆ, sur les deux heures aprs-midi, chez M. le duc d'OrlŽans dans les appartements duquel la foule Žtait au point, depuis huit jours et ˆ toute heure, qu'exactement parlant une Žpingle n'y serait pas tombŽe ˆ terre. Je n'y trouvai qui que ce soit. Ds qu'il me vit, il se mit ˆ rire et ˆ me dire que j'Žtais le premier homme qu'il ežt encore vu chez lui de la journŽe qui, jusqu'au soir, fut entirement dŽserte chez lui. È Saint-Simon conclut : voilˆ le monde !
Ajoutez qu'on Žtait fatiguŽ de la contrainte que l'austŽritŽ du vieux roi faisait peser sur tout et sur tous. Et puis on aime les nouveautŽs. Paris et les provinces respirrent. Il n'y eut pour regretter le roi que ses valets intŽrieurs et aussi les ministres et les financiers, enfin, dit Saint-Simon, la canaille. Mais quoi ! Hommages, respects, adorations, ce sont de grandes vanitŽs. Voilˆ le monde.
Ici Saint-Simon s'interrompt dans son rŽcit, et se rŽserve une large place pour y installer le portrait du roi. C'est sa mŽthode ordinaire, celle qu'il applique ˆ tout personnage de quelque importance. Il commence par nous en donner des croquis rapides, notes et impressions, chaque fois que l'occasion s'en prŽsente. Nous voyons peu ˆ peu l'homme se modifier avec les annŽes, Žvoluer avec la vie. Puis, lorsqu'il est frappŽ par la mort, Saint-Simon, embrassant du regard toute sa carrire, brosse le tableau d'ensemble. Nous avons ainsi des Žbauches successives et le portrait dŽfinitif.
Pour ce qui est de Louis XIV, on peut dire qu'il n'y a pas une page, dans la premire partie des MŽmoires, o il ne soit question de lui. A l'armŽe, ˆ la Cour, dans les affaires et dans les ftes, nous le retrouvons sans cesse peint par une anecdote, par un mot, par un trait de caractre : lui partout, lui toujours. C'est mme sa prŽsence continuelle qui donne tant d'intŽrt ˆ cette premire partie des MŽmoires, tant d'unitŽ et tant de force au rŽcit. On s'est souvent demandŽ d'o vient que la seconde partie des MŽmoires est sensiblement infŽrieure ˆ la premire. Saint-Simon n'y a pas moins de verve, et il a ŽtŽ mlŽ plus directement aux affaires. Oui, mais Louis XIV n'est plus lˆ, et c'est lui qui manque. Il Žtait le centre autour duquel se groupait et s'Žtageait cette hiŽrarchie qu'il avait crŽŽe ; il y avait un peu de sa grandeur dans la grandeur de tous les autres ; et c'est sans doute, ce que voulaient dire les potes de son temps quand ils le comparaient au soleil, dont un autre pote a dit que sans lui les choses ne seraient que ce qu'elles sont.
Au moment d'aborder le portrait du roi, Saint-Simon, pŽnŽtrŽ de la grandeur de sa t‰che, s'arrte et se recueille. Il fait effort pour se mettre dans les dispositions qui conviennent. Il nous promet et il se promet ˆ lui-mme Ç d'en parler sans haine ou sans flatterie, de n'en rien dire que dictŽ par la vŽritŽ nue en bien et en mal È. Encore une fois, je ne doute pas de la bonne volontŽ de Saint-Simon. Il a fait sincrement effort d'impartialitŽ. J'ajoute qu'il le devait faire. Je vous ai dit quels avaient ŽtŽ ses rapports avec Louis XIV et qu'il n'avait jamais eu ˆ s'en plaindre, tout au contraire. Corneille, parlant de Richelieu qui avait fait censurer le Cid par Chapelain, Žcrivait :
Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal;
Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.
Mais Louis XIV n'avait pas fait de mal ˆ Saint-Simon. Saint-Simon avait ŽtŽ son h™te pendant vingt-deux ans : cela crŽe des devoirs. Il l'avait vu souffrir : cette souffrance en commun est le plus subtil des liens, et le plus fort. Enfin il avait l'‰me trs franaise, et un secret instinct l'avertissait que dire du mal de Louis XIV ce n'est pas d'un trs bon Franais. Il est donc certain qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour Ç suspendre de bonne foi toute passion È.
Et il est non moins certain qu'ici encore la passion a ŽtŽ la plus forte. Nous connaissons trop bien Saint-Simon, par tout ce que nous en avons vu jusqu'ici, et nous savons trop bien entre quelles barrires de prŽventions il est enfermŽ, pour ne pas tre sžrs d'avance que l'image de Louis XIV lui appara”tra toute dŽformŽe.
Pour bien comprendre la signification de ce portrait du roi, tel qu'il est tracŽ dans les MŽmoires, il faut en rapprocher un autre ouvrage de Saint-Simon, intitulŽ : Parallle
des trois premiers rois Bourbons. C'est, remplissant tout un volume, un long parallle, ˆ la manire de Plutarque, o Saint-Simon compare Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, Ñ pour donner la prŽfŽrence ˆ Louis XIII ! Dans cet Žtonnant parallle, Saint-Simon ne se cache pas d'avoir voulu acquitter une dette de famille et faire un sort aux rŽcits qu'il tenait de son pre, le vieux Claude de Saint-Simon. On y voit, entre autres choses surprenantes, que Louis XIII n'a jamais ŽtŽ un pantin aux mains de Richelieu : c'est lui au contraire qui jouait du terrible ministre comme d'une simple marionnette ! Le vieux Claude de Saint-Simon en citait comme preuve que maintes fois, ŽveillŽ la nuit par la clartŽ des flambeaux, il avait vu Richelieu entrer dans sa chambre, s'asseoir sur son lit et, tout tremblant, le supplier d'intervenir pour lui auprs de son ma”tre, qui voulait le chasser. Grand capitaine, grand politique, avec cela chaste et dŽvot, qu'a-t-il manquŽ ˆ Louis XIII de ce qui fait un grand roi ? Sous la Restauration, Michelet commenait un de ses cours par cette phrase paradoxale qui le fit vigoureusement applaudir d'un auditoire libŽral : Ç Le grand sicle, c'est le XVIIIe que
je veux dire. È On rŽsumerait assez bien le Parallle
des trois premiers rois Bourbons par cette phrase : Ç Le grand roi, c'est Louis XIII que je veux dire. È Trop est trop. Si Louis XIII est Louis le Grand, qu'est-ce alors que Louis XIV ?
Ce qu'il est ? Saint-Simon va nous le dire. Ici, il faut citer, car ce sont des choses qui ne s'inventent pas et qui d'ailleurs se passent de commentaires. C'est dans les MŽmoires, ˆ propos de je ne sais quelle prŽtention de l'Žlecteur de Bavire et parce que l'usage s'Žtablit de dire Ç l'Žlecteur de Bavire È au lieu de Ç Monsieur l'Žlecteur È. Ç Ainsi tout passe, tout s'Žlve, tout s'avilit, tout se dŽtruit, tout devient chaos, et il se peut dire et prouver, pour qui voudrait descendre dans le dŽtail, que le roi, dans la plus grande prospŽritŽ de ses affaires et plus souvent encore depuis leur dŽcadence, n'a ŽtŽ, pour le rang et la supŽrioritŽ pratique et reconnue de tous les autres rois et de tous les souverains non rois, qu'un fort petit roi, en comparaison de ce qu'ont ŽtŽ ˆ leur Žgard ˆ tous et sans difficultŽ aucune nos rois : Philippe de Valois, Jean II, Charles V, Charles VI.... È Louis XIV et Charles VI ! Louis XIV un peu en dessous de Charles VI ! Louis XIV un Ç fort petit roi È, le mot y est : Louis le petit !
Non, le portrait ne sera pas impartial, il ne sera pas juste, il ne sera pas exact. Mais il y aura des parties de ressemblance saisies avec cette pŽnŽtration, accusŽes avec cette puissance de relief qui est le propre de Saint-Simon. Il y aura des traits qui ne sont que lˆ, avec une variŽtŽ d'aperus, de contrastes, de contradictions d'o ressortira une image extraordinairement vivante.
Regardons-le Ç de tous nos yeux È.
***
Passons d'abord rapidement sur un chapitre, qui appartient moins ˆ l'histoire qu'ˆ la chronique, mais que Saint-Simon, avec son sens aigu de la vie, n'a eu garde de nŽgliger. Les Goncourt avaient coutume de dire qu'une Žpoque dont nous ne possŽdons pas un morceau d'Žtoffe et un menu de d”ner, nous ne la voyons pas vivre. Saint-Simon s'Žtait avisŽ, avant eux, qu'un homme dont nous ignorons les habitudes et les manies, nous ne le voyons pas vivre. Aussi, attache-t-il une grande importance ˆ dŽcrire en dŽtail ce qu'il appelle la Ç mŽcanique È des aprs-diners et des aprs-soupers du roi, Ñ ce que nous appelons Ç sa journŽe È. Cette journŽe est rŽglŽe dans un ordre immuable, sauf en campagne, bien entendu, o les ennemis ne rglent pas leurs mouvements sur les occupations du roi. En campagne, c'est le protocole qui a tort. Par exemple, on y voit le roi manger avec du monde, avec du monde trs bien, mais enfin avec du monde. Ç A ces repas, tout le monde Žtait couvert : c'ežt ŽtŽ un manque de respect dont on vous aurait averti sur-le-champ de n'avoir pas son chapeau sur sa tte.... On se dŽcouvrait quand le roi vous parlait ou pour parler ˆ lui.... Ailleurs qu'ˆ l'armŽe, le roi n'a jamais mangŽ avec aucun homme, en quelque cas que 'ait ŽtŽ, non pas mme avec aucun prince du sang, qui n'y ont mangŽ qu'ˆ des festins de leurs noces quand le roi les a voulu faire. È Mais laissons ces journŽes dont l'ordre est dŽrangŽ par les hasards de la guerre : assistons ˆ la journŽe du roi telle qu'elle se dŽroule en temps normal, et contemplons-en les rites dans leur ordonnance rŽgulire.
Le roi s'Žveillait ˆ huit heures. Le premier valet de chambre, qui avait couchŽ dans la chambre, l'appelait. Ç Le premier mŽdecin, le premier chirurgien, et sa nourrice tant qu'elle a vŽcu, entraient en mme temps. Elle allait le baiser, les autres le frottaient et souvent lui changeaient de chemise parce qu'il Žtait sujet ˆ suer. È Le grand chambellan ouvrait le rideau, et on introduisait les personnes qui avaient les grandes entrŽes. Office du Saint-Esprit. Le roi passait sa robe de chambre ; c'Žtait le tour des secondes entrŽes Ç qui trouvaient le roi se chaussant ; car il se faisait presque tout lui-mme avec adresse et gr‰ce È. La barbe, de deux jours l'un. Ds qu'il Žtait habillŽ, le roi s'agenouillait dans la ruelle de son lit, puis passait dans son cabinet, o Ç il donnait l'ordre ˆ chacun pour la journŽe ; ainsi on savait, ˆ un demi-quart d'heure prs, tout ce que le roi devait faire È. Audiences ; messe ; arrivait l'heure du Conseil : la matinŽe Žtait finie.
Les diffŽrents Conseils Ñdes dŽpches, des finances, etc. Ñ avaient chacun leur jour dans la semaine. Jeudi, congŽ : c'Žtait le grand jour des b‰tards, des b‰timents, des valets intŽrieurs. Vendredi, jour maigre : c'Žtait le jour du confesseur.
Le d”ner Žtait ˆ une heure. Ç Le d”ner Žtait toujours en petit couvert, c'est-ˆ-dire seul dans sa chambre sur une table carrŽe vis-ˆ-vis la fentre du milieu È. On entrait, on se tenait debout. Pas de dames. Aprs le d”ner, le roi rentrait dans son cabinet, donnait ˆ manger ˆ Ç ses chiens couchants È, s'habillait pour la promenade et descendait par son petit degrŽ dans la cour de marbre pour monter en carrosse. Il avait besoin de grand air et d'exercice, sans quoi il Žtait repris de maux de tte et de ces vapeurs que lui avait occasionnŽes jadis un usage immodŽrŽ des parfums ; aussi il ne pouvait plus les souffrir, exceptŽ la fleur d'orange, et c'Žtait une chose bonne ˆ savoir quand on l'approchait. Il sortait par tous les temps. Il avait pratiquŽ tous les sports, l'Žquitation, le mail, la paume. Sa grande distraction Žtait de courre le cerf, mais en calche, depuis qu'il s'Žtait cassŽ le bras ˆ Fontainebleau. Il Žtait seul dans une manire de soufflet tirŽ par quatre petits chevaux, et il conduisait lui-mme ˆ toute bride. Il aimait encore ˆ tirer dans ses parcs, ou tout bonnement ˆ se promener dans ses jardins en regardant travailler. Il rentrait, changeait de vtements, passait une heure dans son cabinet : Ç C'Žtait le meilleur temps des b‰tards, des valets intŽrieurs et des b‰timents È.
A dix heures, souper. Le capitaine des gardes venait annoncer. Le souper Žtait toujours en grand couvert, c'est-ˆ-dire nombre de courtisans et de dames, tant assises que debout, et, la surveille des voyages ˆ Marly, toutes celles qui voulaient y aller. Cela s'appelait : Ç se prŽsenter pour Marly È. Les hommes demandaient le mme jour, le matin, en disant au roi seulement : Ç Sire, Marly È. Saint-Simon ne nous donne pas de menus de Louis XIV : ils Žtaient copieux, comme vous le savez. Mais d'autres nous en ont laissŽ, par exemple la Palatine, qui Žcrit : Ç J'ai vu souvent le roi manger quatre pleines assiettes de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiette de salade, deux grandes tranches de jambon, du mouton au jus et ˆ l'ail, une assiette de p‰tisseries et puis encore du fruit et des Ïufs durs. Le roi et feu Monsieur aimaient beaucoup les Ïufs durs. È Louis XIV Žtait une belle fourchette. Ce que Saint-Simon explique en disant qu'il avait l'intestin double de celui des hommes ordinaires, apparemment parce qu'il Žtait le roi. Que vous dirai-je ? Le double intestin de Louis XIV m'a tout l'air d'appartenir ˆ la mme physiologie que les Ç doubles muscles È de Tartarin. Louis XIV n'avait pas deux estomacs, il n'en avait qu'un, mais il l'avait excellent.
Aprs souper, le roi se tenait quelques moments debout, adossŽ au balustre du pied de son lit, puis, avec des rŽvŽrences aux dames, passait dans son cabinet, o il restait une heure avec ses enfants lŽgitimes et b‰tards et ses petits-enfants lŽgitimes et b‰tards Ñ le cercle de famille... trs Žlargi. Puis il allait donner ˆ manger ˆ ses chiens couchants, passait dans sa chambre, s'agenouillait ˆ sa ruelle et se dŽshabillait, pendant que le gentilhomme honorŽ de cette faveur tenait le bougeoir.
Cette ordonnance ne flŽchissait que les jours de mŽdecine, un par mois, o le roi restait au lit jusqu'ˆ trois heures Ñ ayant prs de lui Mme de Maintenon et le duc du Maine, qui, assis sur un tabouret, Ç tenait le dŽ ˆ les amuser tous les deux, et o souvent il en faisait de bonnes È.
Louis XIV n'a jamais manquŽ la messe, jamais manquŽ le maigre du vendredi, jamais manquŽ l'abstinence du carme. A la messe, il disait son chapelet ; c'Žtait tout ce qu'il savait : ses connaissances en thŽologie n'allaient pas plus loin.
Mise trs simple : un vtement de couleur brune avec une veste de drap ou de satin de couleur fort brodŽe. Jamais de bagues, jamais de pierreries, sauf ˆ ses boucles de souliers et de jarretires. Le chapeau bordŽ de point d'Espagne avec un plumet blanc. Le cordon bleu dessous, sauf aux noces qu'il le portait dessus avec pour huit ou dix millions de pierreries.... Tous dŽtails qui s'adressent surtout ˆ la badauderie, mais aussi qui nous donnent dŽjˆ quelque idŽe de l'homme et un avant-gožt de son caractre.
***
Arrivons maintenant ˆ l'Žtude vŽritable : qualitŽs et dŽfauts du roi. Je commence par les qualitŽs : d'abord parce que cela m'est agrŽable, et puis parce que ce sera court et que l'ŽnumŽration ne risque pas de tourner au dŽnombrement ˆ la manire d'Homre.
D'abord les qualitŽs physiques. Ñ Louis XIV Žtait beau, bien fait, adroit ˆ tous les exercices du corps, comme sont tous les princes dans les Contes de Perrault. Il dansait avec gr‰ce, et il dansa longtemps. Il figurait ˆ son avantage dans les ballets que lui composaient Benserade et Molire. A cet agrŽment se joignaient un grand air, une mine haute plut™t que hautaine, une majestŽ non point ŽtudiŽe et apprise, mais naturelle. Ç Jamais homme n'a tant imposŽ, et il fallait commencer par s'accoutumer ˆ le voir, si, en le haranguant, on ne voulait s'exposer ˆ demeurer court. È Ajoutez une santŽ de fer : insensible au chaud, au froid, ˆ la faim, ˆ la fatigue ; or, pour un roi comme pour le commun des mortels, c'est le premier des biens d'avoir de la santŽ.
Puis les qualitŽs morales.Ñ Des qualitŽs naturelles : de la bontŽ, de la droiture. Saint-Simon les reconna”t, de mauvaise gr‰ce, je dois le dire : Ç Il Žtait nŽ sage, modŽrŽ, secret, ma”tre de ses mouvements et de sa langue : le croira-t-on ? il Žtait nŽ bon et juste, et Dieu lui en avait donnŽ assez pour tre un bon roi et peut-tre mme un assez grand roi. È Cette bontŽ, cette justice, Ñ auxquelles il Žtait si difficile de croire, Ñ Žclataient ds qu'on avait pu, par grande chance, obtenir une audience du roi, tant on le trouvait dŽsireux de s'instruire, de savoir le vrai et de juger en toute ŽquitŽ !
Et des qualitŽs acquises. La premire, qui surpassait toutes les autres et qui tenait du prodige, c'Žtait la politesse, Ñ une politesse qui, dans ce sicle si poli, se remarquait et se distinguait comme une politesse unique, Ñ une politesse mesurŽe, nuancŽe, qui rendait ˆ chacun suivant ses mŽrites, suivant le rang, l'‰ge, le sexe. Ç Surtout pour les femmes, rien n'Žtait pareil. Jamais il n'a passŽ devant la moindre coiffe sans soulever son chapeau, je dis aux femmes de chambre et qu'il connaissait pour telles. È Une parfaite ma”trise de soi : un empire assurŽ sur sa contenance et sur son visage qui ne trahissait rien des mouvements intŽrieurs. Jamais on ne le voyait en colre, ou du moins trs rarement. En vingt-deux ans, Saint-Simon ne se souvient de l'y avoir vu que trois fois. Une fois, quand il cassa sa canne sur le dos d'un valet, par dŽpit de la l‰chetŽ qu'avait montrŽe le duc du Maine. Une fois dans une discussion avec Monsieur : l'huissier vint avertir qu'on l'entendait de la pice voisine. Une troisime fois contre Courtenvaux, qui avait fait la forte gaffe, en dŽmasquant l'espionnage que le roi entretenait ˆ Versailles: il entra Ç dans une colre si terrible et pour lui si nouvelle et si extraordinaire È qu'il fit trembler non seulement Courtenvaux, mais princes, princesses, dames et tout ce qui Žtait dans le cabinet : on l'entendait de sa chambre. A part ces trs rares Žclats, une ŽgalitŽ d'humeur, une dignitŽ soutenue, une dŽcence ˆ peine coupŽe d'innocentes familiaritŽs dans les occasions. Un soir qu'on tirait les rois ˆ Marly, le roi Ç ne se contenta pas de crier la reine boit, mais, comme en franc cabaret, il frappa et fit frapper chacun de sa cuiller et de sa fourchette sur son assiette, ce qui causa un charivari fort Žtrange et qui dura tout le souper.... È Mais ces gaitŽs Žtaient tout ˆ fait exceptionnelles. L'ordinaire Žtait un sŽrieux sans raideur. Peu de paroles, mais bien choisies et qui portaient. Ç Il parlait bien, en bons termes, avec justesse : il faisait un conte mieux qu'homme du monde, et aussi bien un rŽcit È. Tel Žtait cet ensemble, unique par le mŽlange de la gr‰ce et de la majestŽ, et qui rŽalisait le chef-d'Ïuvre de la noblesse dans la sŽduction.
Il me reste ˆ signaler l'Žloge que Saint-Simon adresse ˆ Louis XIV, d'avoir ŽtŽ courageux dans l'infortune. Lˆ, et lˆ seulement, il serait disposŽ ˆ ne plus lui trop marchander l'Žpithte de grand : Ç Cette constance, cette fermetŽ d'‰me, cette ŽgalitŽ extŽrieure, ce soin toujours le mme de tenir tant qu'il pouvait le timon, cette espŽrance contre toute espŽrance, par courage, par sagesse, non par aveuglement, ces dehors du mme roi en toutes choses, c'est ce dont peu d'hommes auraient ŽtŽ capables. C'est ce qui aurait pu lui mŽriter le nom de grand qui lui avait ŽtŽ si prŽmaturŽment donnŽ. È L'Žloge n'est pas mince, sans doute ; mais il s'y trouve un conditionnel qui, plus certainement encore, le garde de tout excs.
Et c'est tout pour les qualitŽs.
***
Voici la liste des dŽfauts : elle est considŽrablement plus chargŽe.
Il n'Žtait pas intelligent : Ç nŽ avec un esprit au-dessous du mŽdiocre È, dit Saint-Simon. Il n'Žtait pas instruit. Son Žducation avait ŽtŽ totalement nŽgligŽe ; il Žtait le premier ˆ en convenir et en parlait avec amertume Ç jusque-lˆ qu'il racontait qu'on le trouva un soir tombŽ dans le bassin du jardin du Palais-Royal.... È A peine lui apprit-on ˆ lire et ˆ Žcrire. Son ignorance dŽpassait tout ce qu'on peut imaginer. Il ne savait pas le premier mot des choses que tout le monde sait. Cela lui faisait dire, mme en public, Ç les absurditŽs les plus grossires È. De lˆ cette aversion qu'il conserva toute sa vie pour les gens instruits avec qui il Žtait mal ˆ l'aise et qui lui fit Žcarter tout homme de mŽrite et ayant une valeur personnelle, Ç tout homme qui Ç se sentait È. De lˆ cet esprit superficiel et de dŽtail, qui le faisait s'attacher aux petites choses et leur sacrifier les grandes....
Que valent de telles accusations?
Encore faudrait-il savoir quelles Žtaient ces choses connues de tous et que Louis XIV ignorait. Saint-Simon en donne un exemple. Quand il s'agit de faire le marquis de Resnel chevalier de l'Ordre, Louis XIV se fit prier : il ignorait que Resnel fžt Clermont-Gallerande. Voilˆ une de ces Ç absurditŽs grossires È que Saint-Simon ne pardonne pas, mais qui nous semblent plus excusables. Vous tes orfvre, monsieur Josse, et voudriez que le roi de France sžt l'orfvrerie, Il a mieux ˆ savoir et des choses plus utiles. De mme, ˆ l'instruction par les livres, il a supplŽŽ par une autre qui convient mieux pour un prince : l'Žducation par la vie. Tout enfant, il avait vu Mazarin ˆ l'Ïuvre et aussi les princes : c'Žtaient des leons de choses, Ñ quelles leons et de quelles choses ! Il ne les oublia jamais : il avait une mŽmoire excellente. Pour ce qui est d'avoir ŽcartŽ les hommes de mŽrite et instruits, qu'Žtait-ce donc que Molire, Boileau, Racine ? Saint-Simon ne peut oublier que Racine fut lecteur du roi, puisqu'il conte ˆ ce sujet une anecdote o d'ailleurs Racine n'eut aucun r™le.
Ce qui ne pouvait manquer de choquer l'austŽritŽ de Saint-Simon, c'est la Ç vie amoureuse È du roi. Il la lui reproche avec l'‰pretŽ et l'intransigeance d'un homme qui, pour sa part, s'est tenu ˆ l'abri de ce genre de faiblesses. Il ne trouve ˆ Louis XIV qu'une excuse et dont il a bien soin de dire que ce n'en est pas une : c'est qu'il Žtait vraiment fait pour aimer et pour tre aimŽ. Ce Louis XIV, ˆ vingt ans, ce dut tre le Prince Charmant. Son tempŽrament le poussait vers la galanterie ; et on devine qu'elle ne le fuyait pas. Ç On peut dire qu'il Žtait fait pour elle, et qu'au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son port, les gr‰ces, la beautŽ, et la grande mine qui succŽda ˆ la beautŽ, jusqu'au son de sa voix et ˆ l'adresse et la gr‰ce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisaient distinguer jusqu'ˆ sa mort comme le roi des abeilles, et que, s'il ne fžt nŽ que particulier, il aurait eu le talent des ftes, des plaisirs, de la galanterie et de faire les plus grands dŽsordres d'amour. È Il avait ŽtŽ marquŽ du signe particulier, il avait la vocation. J'emploie le mot ˆ dessein et en y entendant tout ce qu'il comporte. Et je suis persuadŽ qu'ici le dernier biographe de Louis XIV, M. Ernest Lavisse, a vu juste et a employŽ le mot propre : un Don Juan.
Comme Don Juan, hŽros et victime d'une influence secrte, il aime sans pouvoir s'en dŽfendre, et c'est un Žpouseur ˆ toutes mains. Il a fait ses premires armes chez la surintendante de la maison de sa mre, la belle comtesse de Soissons, nŽe Olympe Mancini, dont le salon Žtait le Ç centre de la galanterie de la Cour È. Il s'y est formŽ. Ç Ce fut dans cet important et brillant tourbillon o le roi se jeta d'abord et o il prit cet air de politesse et de galanterie qu'il a toujours su conserver toute sa vie.... È Il avait encore les yeux rouges d'avoir renoncŽ ˆ cette autre nice de Mazarin, Marie Mancini, malgrŽ elle et malgrŽ lui Ñ Ç Vous tes roi, vous m'aimez, vous pleurez et je pars È Ñ et sacrifiŽ ˆ la raison d'ƒtat les gr‰ces coquettes de cette brune piquante, Ç cette noiraude È, disaient ses bonnes amies, qu'il s'Žprenait de la beautŽ blonde et langoureuse de La Vallire et de ses dix-sept ans. Celle-lˆ, qui Žtait si douce, si respectueuse pour la reine, qui pŽchait avec tant de remords et se rŽfugia deux fois au couvent o il fallut que son royal amant la v”nt rechercher, Saint-Simon l'aurait encore passŽe ˆ Louis XIV ; mais Don Juan a besoin de changement. La Vallire Žtait encore en titre que dŽjˆ Louis XIV s'Žprenait de la superbe Montespan, de sa chair Žblouissante et de son esprit. Car il fallait de l'esprit pour plaire ˆ ce sŽducteur trop heureux que guettait l'ennui. La Montespan avait de l'esprit, beaucoup d'esprit, qu'elle multipliait par celui de ses deux sÏurs, l'abbesse de Fontevrault, Ç la reine des abbesses È, et Mme de Thianges, Ç son autre sÏur et l'Žlixir le plus trayŽ de toutes les dames de la Cour È. C'Žtait l'esprit des Mortemart, si fin et si naturel, et d'un tour si particulier. Ç C'Žtait celui de ces trois sÏurs qui, toutes trois, en avaient infiniment et avaient l'art d'en donner aux autres. È Seulement, cette femme de tant d'esprit Žtait Ç mŽchante, capricieuse, une hauteur en tout dans les nues dont personne n'Žtait exempt, le roi aussi peu que tout autre È. Et elle n'Žtait pas du tout respectueuse pour la reine. Aussi le roi la quitta pour l'aimable Fontanges, qui n'avait aucun esprit, et Fontanges pour une autre Ç qui Žtait pourtant rousse È, jusqu'ˆ ce qu'il prit ses quartiers d'hiver auprs de Mme de Maintenon. Et nous avons nŽgligŽ les simples passades, qui ne comptent pas !
Autant que d'avoir aimŽ ses ma”tresses, ce que Saint-Simon reproche ˆ Louis XIV, c'est d'avoir cessŽ de les aimer. La nouvelle de leur mort ne causait ˆ leur royal amant aucune Žmotion. Il avait conservŽ pour Mme de La Vallire une estime et une Ç considŽration sche È, Quand elle mourut, il en parut peu touchŽ et il en dit la raison : c'est qu'elle Žtait morte pour lui du jour de son entrŽe aux CarmŽlites. Ce fut de mme pour Mme de Montespan. La duchesse de Bourgogne ne put cacher sa surprise d'une telle insensibilitŽ succŽdant ˆ un amour si passionnŽ. Il rŽpondit que du jour o il l'avait congŽdiŽe, elle Žtait morte pour lui. En somme, elles Žtaient mortes pour lui du jour o il ne les aimait plus. Mais les avait-il jamais aimŽes ? N'Žtait-ce pas lui qu'il aimait en elles, pareil, une fois de plus, ˆ Don Juan qui, ˆ travers ses expŽriences amoureuses, ne poursuit que son propre plaisir et ignore le vrai de l'amour, le don de soi.
Ces dŽsordres en ont engendrŽ d'autres : l'ŽlŽvation des b‰tards, le testament qui leur donne le rang de princes du sang et les habilite au tr™ne, par le renversement de toutes les lois du royaume, Aussi, dit Saint-Simon, Ç que toute bouche franaise en crie sans cesse vengeance ˆ Dieu ! È Et il ajoute, non sans ŽtrangetŽ, en termes empruntŽs aux malŽdictions de l'ƒcriture : Ç Quelle vŽrification puissante de ce que le Saint-Esprit a dŽclarŽ dans les livres sapientiaux de l'Ancien Testament, du sort de ceux qui se sont livrŽs ˆ l'amour et ˆ l'empire des femmes ! O Nabuchodonosor, qui pourra sonder les jugements de Dieu et qui osera ne pas s'anŽantir en leur prŽsence ? È Voilˆ un terrible anathme et je veux bien qu'il flŽtrisse justement un exemple d'immoralitŽ donnŽ de si haut. Toutefois, je ne crois pas que ce chapitre de ses galanteries soit celui qui ait le plus desservi la mŽmoire de Louis XIV dans un pays o Henri IV doit une partie de sa popularitŽ ˆ sa rŽputation de Vert-Galant et o Louis XVI, le plus vertueux de nos rois, en fut aussi le plus malheureux.
Cette insensibilitŽ dont il faisait preuve ˆ l'Žgard de ses ma”tresses, Louis XIV en tŽmoignait aussi bien pour tous ceux qui l'entouraient, pour ses serviteurs et pour sa famille. N'aimant personne, il ne souhaitait pas d'tre aimŽ, mais il voulait tre craint. Il tenait sa plus intime famille dans le tremblement. Ç C'Žtait un homme uniquement personnel et qui ne comptait tous les autres, quels qu'ils fussent, que par rapport ˆ soi. È Il Žtait Žgo•ste et dur. La souffrance, la maladie, la douleur, la mort elle-mme, tout devait s'effacer devant son caprice. Ç Dans les temps les plus vifs de sa vie pour ses ma”tresses, leurs incommoditŽs les plus opposŽes aux voyages... ne les en pouvaient dispenser.... Il fallait tre en grand habit, parŽes et serrŽes dans leurs corps, aller en Flandre et plus loin encore, danser, veiller, tre des ftes, manger, tre gaies et de bonne compagnie... et tout cela prŽcisŽment aux jours et aux heures marquŽes, sans dŽranger rien d'une minute. È
Il faut voir quel tableau fait Saint-Simon des carrosses du roi, qui Žtaient toujours pleins de femmes, et comme ils figureraient bien dans quelque MusŽe des supplices. Ç Dans ces carrosses, lors des voyages, il y avait toujours beaucoup de toutes sortes de choses ˆ manger, viandes, p‰tisseries, fruits. On n'avait pas sit™t fait un quart de lieue, que le roi demandait si on ne voulait pas manger. Lui, jamais ne gožtait ˆ rien entre ses repas. Mais il s'amusait ˆ voir manger et manger ˆ crever. Il fallait avoir faim, tre gaies et manger avec appŽtit et de bonne gr‰ce, autrement il ne le trouvait pas bon, et le montrait mme aigrement. On faisait la mignonne, on voulait faire la dŽlicate, tre du bel air.... Les officiers et les Žcuyers aux portires faisaient une poussire qui dŽvorait tout ce qui Žtait dans le carrosse. Le roi, qui aimait l'air, en voulait toutes les glaces baissŽes, et aurait trouvŽ fort mauvais que quelque dame ežt tirŽ le rideau contre le soleil, le vent ou le froid. È
L'exemple le plus saisissant de cette duretŽ, dans son expression la plus fŽroce, a ŽtŽ une fois pour toutes burinŽ par Saint-Simon : c'est la scne fameuse de Louis XIV au bassin des carpes :
Ç Mme la duchesse de Bourgogne Žtait grosse ; elle Žtait fort incommodŽe. Le roi voulait aller ˆ Fontainebleau contre sa coutume, ds le commencement de la belle saison, et l'avait dŽclarŽ. Il voulait ses voyages de Marly en attendant. Sa petite-fille l'amusait fort, il ne pouvait se passer d'elle, et tant de mouvement ne s'accommodait pas avec son Žtat. Mme de Maintenon en Žtait inquite, Fagon en glissait doucement son avis. Cela importunait le roi, accoutumŽ ˆ ne se contraindre pour rien, et g‰tŽ pour avoir vu voyager ses ma”tresses, grosses, ou ˆ peine relevŽes de couches, et toujours alors en grand habit. Les reprŽsentations sur les Marly le chicanrent, sans les pouvoir rompre. Il diffŽra seulement ˆ deux reprises celui du lendemain de la Quasimodo, et n'y alla que le mercredi de la semaine suivante, malgrŽ tout ce qu'on put dire et faire pour l'en empcher, ou pour obtenir que la princesse demeur‰t ˆ Versailles.
Ç Le samedi suivant, le roi se promenait aprs sa messe, et s'amusant au bassin des carpes entre le ch‰teau et la Perspective, nous v”mes venir ˆ pied la duchesse du Lude, toute seule, sans qu'il y ežt aucune dame avec le roi, ce qui arrivait rarement le matin. Il comprit qu'elle avait quelque chose de pressŽ ˆ lui dire, il fut au-devant d'elle, et quand il en fut ˆ peu de distance, on s'arrta, et on le laissa seul la joindre. Le tte-ˆ-tte ne fut pas long. Elle s'en retourna, et le roi revint vers nous, et jusque prs des carpes sans mot dire. Chacun vit bien de quoi il Žtait question, et personne ne se pressait de parler. A la fin, le roi, arrivant tout auprs du bassin, regarda ce qui Žtait lˆ de plus principal, et sans adresser la parole ˆ personne, dit d'un air de dŽpit ces seules paroles : "La duchesse de Ç Bourgogne est blessŽe". Voilˆ M. de la Rochefoucauld ˆ s'exclamer, M. de Bouillon, le duc de Tresmes et le marŽchal de Bouffiers ˆ rŽpŽter ˆ basse note, puis M. de la Rochefoucauld ˆ se rŽcrier plus fort que c'Žtait le plus grand malheur du monde, et que s'Žtant dŽjˆ blessŽe d'autres fois, elle n'en aurait peut-tre plus. "Eh ! quand cela serait, interrompit le roi tout d'un coup avec colre, qui jusque-lˆ n'avait dit mot, qu'est-ce que cela me ferait? Est-ce qu'elle n'a pas dŽjˆ un fils ? et quand il mourrait, est-ce que le duc de Berry n'est pas en ‰ge de se marier et d'en avoir ? Et que m'importe qui me succde des uns ou des autres ? Ne sont-ce pas Žgalement mes petits-fils ?" Et tout de suite avec impŽtuositŽ : "Dieu merci, elle est blessŽe, puisqu'elle avait ˆ l'tre, et je ne serai plus contrariŽ dans mes voyages et dans tout ce que j'ai envie de faire par les reprŽsentations des mŽdecins et les raisonnements des matrones. J'irai et viendrai ˆ ma fantaisie et on me laissera en repos". Un silence ˆ entendre une fourmi marcher succŽda ˆ cette espce de sortie. On baissait les yeux, ˆ peine osait-on respirer. Chacun demeura stupŽfait. Jusqu'aux gens des b‰timents et aux jardiniers demeurrent immobiles. Ce silence dura plus d'un quart d'heure. È
Et c'Žtait la duchesse de Bourgogne ! le seul tre au monde pour qui il ait jamais ŽprouvŽ une rŽelle tendresse ! Mme incident, mme issue f‰cheuse pour la duchesse de Berry. Devant les nŽcessitŽs de la nature, les autres hommes s'inclinent, et cdent ˆ une force supŽrieure. Lui se rŽvolte, s'indigne, s'insurge. Et ici se dŽcouvre enfin le fond du caractre, tel que Saint-Simon veut nous le faire toucher. Dans ce refus de reconna”tre la loi universelle et de s'adapter ˆ la forme de l'humaine condition, s'aperoit un commencement de folie. Voici pointer la folie orgueilleuse et se dresser le maniaque du Moi.
***
Cet orgueil insensŽ, n'en parlons, Ñ toujours d'aprs Saint-Simon, Ñ que pour montrer comment Louis XIV en a fait un systme de gouvernement. Le roi absolu ne veut autour de lui d'autre grandeur que la sienne et n'en tolre aucune qui n'Žmane de sa propre grandeur. C'est pourquoi il Žcarte systŽmatiquement du pouvoir les grands seigneurs, ceux qui ont une grandeur par eux-mmes, par leur naissance, par le nom qu'ils portent, par la longue lignŽe de leurs anctres, par tout ce qu'un ma”tre ne peut supprimer ˆ son grŽ et qui survit ˆ sa disgr‰ce. Il veut des ministres qui soient des hommes de rien, que sa faveur tire du nŽant, que sa dŽfaveur replonge dans le non-tre. Ainsi s'explique Ç ce long rgne de vile bourgeoisie È. Ces ministres, le roi tient ˆ leur faire sentir son autoritŽ. Sur vingt affaires qu'ils lui prŽsentent, ils savent qu'il y en aura peut-tre dix-neuf qui seront rŽsolues ˆ leur grŽ, mais qu'il y en aura sžrement une vingtime, o il prendra le contre-pied de leur avis, avec emportement, avec opini‰tretŽ, uniquement pour n'tre pas de leur avis. Les ministres connaissent ces Ç coups de caveon È du roi. Mme de Maintenon elle-mme n'est pas ˆ l'abri de ces scnes violentes, de ces sorties voulues et ˆ froid. Elle sait combien le roi est jaloux de son autoritŽ, et, quand elle veut l'amener ˆ ses vues, elle emploie des moyens dŽtournŽs, sans en avoir l'air, et procde par suggestions.
Car c'est le sort frŽquent de ces farouches autoritaires : ce roi, qui veut gouverner par lui-mme, n'a cessŽ d'tre gouvernŽ. Ignorant, et avec cet esprit de dŽtail que vous lui connaissez, il se noie en effet dans les dŽtails ; ou bien, ce sont ses ministres qui ont soin de l'y noyer pour en profiter et qui lui abandonnent le Ç petit È pour faire passer le Ç grand È. Il rŽgnait, les ministres gouvernaient. Tant que ces ministres ont ŽtŽ des hommes de gŽnie, il est allŽ de succs en succs ; et ces succs, qui sont ceux de ses ministres et non les siens, ne sauraient lui tre attribuŽs. Quand les ministres ont ŽtŽ des incapables, et choisis pour leur incapacitŽ mme, les dŽsastres sont arrivŽs ; et ces dŽsastres sont bien les siens et il en porte toute la responsabilitŽ. Il faut que l'image de sa propre grandeur lui revienne de tous les c™tŽs, et c'est pourquoi il a groupŽ autour de lui cette cour brillante qui est comme le miroir o il se contemple lui-mme. A son lever, ˆ son coucher, dans les jardins de Versailles, il regarde ˆ droite et ˆ gauche ceux qui sont lˆ, note les absences, exige la prŽsence continuelle. C'est le meilleur moyen de lui faire sa cour. Tel qui n'a pas eu par avance le soin de se montrer, s'avise-t-il de solliciter une place et de la mŽriter : Ç C'est un homme que je ne vois jamais È, rŽpond le roi, et ces arrts-lˆ sont irrŽvocables. Avec cet art de rŽgner qu'il possŽda au suprme degrŽ, habile ˆ distinguer, ˆ mortifier, ˆ vendre ses paroles et ses sourires, il rŽduisit tout le monde ˆ servir et ˆ grossir sa cour.
Une loi de nature voulait que cet orgueil all‰t sans cesse grandissant dans cette atmosphre d'adulation dont le roi s'enivrait. Ç Les louanges, Ñ disons mieux : la flatterie, Ñ lui plaisaient ˆ tel point que les plus grossires Žtaient bien reues, les plus basses encore mieux savourŽes.... La souplesse, la bassesse, l'air admirant, dŽpendant, rampant, plus que tout, l'air de nŽant sinon par lui, Žtaient les uniques voies de lui plaire. È Et Saint-Simon parle encore de ces Ç fadeurs vomitives... qu'il avalait avec dŽlectation È. Ainsi sŽparŽ de ses pairs, Žtranger ˆ l'histoire qui est le passŽ toujours vivant, ignorant de la rŽalitŽ prŽsente qui prŽpare l'avenir, enfermŽ dans un isolement splendide, absorbŽ dans l'idol‰trie de sa personne vers laquelle montent les fumŽes Žpaisses de l'encens, il Žvoque la parfaite image, non d'un roi moderne, mais de ces despotes de l'Asie ou de ces empereurs romains que dŽifiait, vivants, le culte pa•en de l'apothŽose.
***
Tel est ce portrait du roi, Ñ d'un si puissant relief et d'une si criante injustice ! ƒgarŽ par ses prŽventions, emportŽ par sa passion, abusŽ par sa manie de grossissement, Saint-Simon a fait de son modle, non pas un tre rŽel, mais un monstre ˆ effrayer les gens.
C'est ici le principe lui-mme qui est faux, le procŽdŽ qui est cause d'erreur, et c'est ce procŽdŽ qu'il me reste ˆ mettre en lumire.
Que Louis XIV ait ŽtŽ Žgo•ste, ce n'est pas douteux. Quant ˆ cette duretŽ que lui prte Saint-Simon, il faut, pour y croire, oublier les inquiŽtudes qu'il manifeste pendant les maladies des siens, son assiduitŽ ˆ leur chevet, et ne pas avoir lu dans ses MŽmoires les conseils si sages et si affectueux qu'il donne ˆ son fils. Louis XIV fut Žgo•ste, comme le sont la plupart des hommes, et des grands du monde, ce qui est sans doute l'tre beaucoup, mais qui ne suffit pas ˆ le distinguer d'entre tant d'autres.
L'erreur de Saint-Simon est d'attribuer ˆ l'orgueil du Roi, de mettre sur le compte de son caprice et de son bon plaisir, ce qui Žtait le rŽsultat de l'Ïuvre mme des sicles et de la force des choses. Si Louis XIV a ŽcartŽ la noblesse du pouvoir, c'est qu'il l'avait vue ˆ l'Ïuvre pendant la Fronde : il n'avait jamais oubliŽ comment ces grands princes, sacrifiant la France ˆ leurs rancunes, n'avaient pas hŽsitŽ ˆ appeler l'Žtranger ˆ leur aide, et leur livrer nos places fortes. C'est lˆ ce que Saint-Simon appelle les Ç ombrages mazarins È de Louis XIV ; mais Mazarin, pas plus que Louis XIV, n'est responsable de cette lutte qui, depuis des sicles, se poursuivait entre la royautŽ et la noblesse, qui s'achevait par la dŽroute de la noblesse, finalement acculŽe ˆ l'impuissance, et rŽduite ˆ se venger en dŽcha”nant sur le pays le double flŽau de la guerre Žtrangre et de la guerre civile,
Saint-Simon voit encore dans l'orgueil du roi l'origine de ses conqutes. Nous sommes mieux placŽs aujourd'hui pour en juger. Lorsqu'en 1789 la RŽvolution prend sur tous les points le contre-pied de la politique de l'ancien rŽgime, il est un domaine pourtant o elle est obligŽe de la continuer et c'est celui de la politique Žtrangre. La dŽmonstration en a ŽtŽ faite par Albert Sorel dans son grand ouvrage, l'Europe et la RŽvolution. Les guerres de la RŽvolution continuent les guerres de Louis XIV, et les guerres de l'Empire celles de la RŽvolution. Les champs de bataille sont les mmes, parce que sous tous les rŽgimes les nŽcessitŽs de la dŽfense nationale sont les mmes, et parce que, dans tous les temps, les ambitions de nos voisins Žtant les mmes, et se faisant plus menaantes ˆ mesure que nous prtons davantage au soupon de faiblesse ou d'abdication, le souci de notre honneur et de notre existence nous ramne aux mmes champs de bataille qui seront Žternellement les tŽmoins de la valeur franaise.
Pour ce qui est des b‰timents, vous vous attendez que Saint-Simon en bl‰mera la profusion et la somptuositŽ. Il n'en signale que la laideur et le Ç mauvais gožt È. A Paris, rien. C'est pourquoi notre capitale est si Ç infŽrieure ˆ tant de villes dans toutes les parties de l'Europe È. Versailles : Ç le plus triste, le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre È. Les b‰timents sans plan. Les jardins y valent les constructions. Les eaux Ç vertes, Žpaisses, bourbeuses, rŽpandant une humiditŽ malsaine et sensible, une odeur qui l'est encore plus È. Marly : Ç un repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles.... Tel fut le mauvais gožt de ce roi en toutes choses et ce plaisir superbe de forcer la nature. È Voilˆ pour les beaux-arts, sous Louis XIV. Des lettres, Saint-Simon ne dit rien, non plus que du commerce, de l'industrie, et des autres branches de l'activitŽ franaise. Il n'a pas su dŽcouvrir cet accord entre toutes les forces vives du pays, augmentŽes, dŽcuplŽes, cette harmonie magnifique qui a valu ˆ cette Žpoque d'tre appelŽe le sicle de Louis XIV.
C'est ce qu'avait vu au contraire un autre Žcrivain, dont Saint-Simon ne parle qu'avec ce dŽdain transcendant dont il a le secret : Ç Arouet, fils d'un notaire qui l'a ŽtŽ de mon pre et de moi jusqu'ˆ sa mort, fut exilŽ et envoyŽ ˆ Tulle pour des vers fort satiriques et fort impudents, Je ne m'amuserais pas ˆ marquer une si petite bagatelle si ce mme Arouet, devenu grand pote et acadŽmicien, sous le nom de Voltaire, n'Žtait devenu, ˆ travers force aventures tragiques, une manire de personnage dans la rŽpublique des lettres et mme une manire d'important parmi un certain monde. È
Arouet, sous le nom de Voltaire, Žcrivait le Sicle de Louis XIV ˆ peu prs dans le mme temps que Saint-Simon Žcrivait les MŽmoires. Si l'on veut aujourd'hui de Louis XIV et de son temps un portrait qui ressemble, ce n'est pas dans les MŽmoires qu'il faut l'aller chercher, mais c'est dans le livre de cet Arouet, qui est restŽ la plus vŽridique histoire de notre plus grand sicle.
***
Louis XIV... L'homme a eu ses faiblesses, qui ont ŽtŽ surtout les faiblesses de la chair ; le roi a commis des fautes ; ses guerres n'ont pas ŽtŽ toutes Žgalement justifiŽes ; il a portŽ la main sur les consciences par la rŽvocation de l'Ždit de Nantes, et j'y reviendrai ; mais quel roi n'ežt pas commis de fautes pendant soixante-douze ans de rgne ? Long espace de temps pendant lequel tant de choses viennent ˆ changer ! Louis XIV n'est pas responsable des Žnormes changements survenus en Europe pendant ces soixante-douze ans, et qui sont la vraie cause des dŽsastres qui ont assombri les dernires annŽes de son rgne. Ce n'est pas davantage sa faute s'il a reu de ses prŽdŽcesseurs un systme de gouvernement ˆ bout de sve : les fruits qu'il lui a fait produire ont ŽtŽ les derniers, mais les plus magnifiques.
Ce qu'il faut considŽrer avant tout pour le bien juger, c'est l'idŽe qu'il s'est faite de sa fonction. Jamais encore n'avait-on vu un roi aussi appliquŽ ˆ son mŽtier de roi : il l'a fait, ce mŽtier, avec une assiduitŽ de tous les jours, qui, pendant ce long rgne, ne s'est pas dŽmentie un seul jour, qui a ŽtŽ l'Žtonnement des ministres et l'admiration des peuples Žtrangers, et qui reste le plus bel exemple qu'on connaisse du dŽvouement ˆ la fonction.
Et ce dont il faut lui tenir largement compte, c'est des rŽsultats de son rgne. Il a laissŽ la France plus grande, je dis plus au large dans ses frontires, et ce n'est pas ˆ nous d'oublier qu'ˆ sa mort de chres villes Žtaient franaises qui, hŽlas ! aujourd'hui, ne le sont plus et auxquelles nous pensons toujours. Il a laissŽ la France plus grande moralement, plus glorieuse, avec ce prestige qu'elle garde dans l'histoire d'avoir ŽtŽ, un certain jour, la Reine des nations. C'est qu'il y a eu, ce jour-lˆ, non pas seulement harmonie entre toutes les facultŽs de la nation, mais accord entre la nation et son chef. Car les qualitŽs qu'il est impossible de contester ˆ Louis XIV, c'est le bon sens, la mŽthode, le tact, la mesure ; mais c'est aussi le gožt de ce qui brille, l'amour de la gloire sans laquelle la vie ne vaut pas d'tre vŽcue. Et ce sont les qualitŽs mmes de la race.
Oui, il a voulu dompter la nature, et c'est le caractre de cet art du dix-septime sicle, si volontaire, comme c'est celui de notre littŽrature classique qui n'est mlŽe ni d'espagnol, ni d'italien, ni d'anglais, ni d'allemand, mais purement faite avec l'esprit de chez nous. Oui, il a humiliŽ la nature devant la raison, en qui rŽside toute la noblesse de l'homme. Ainsi il a exaltŽ nos Žnergies traditionnelles et amenŽ ˆ son plein Žpanouissement l'‰me de la race, Ainsi il a mŽritŽ de conserver dans notre histoire cette Žpithte de grand, que les contemporains lui ont dŽcernŽe et ˆ laquelle il a droit plus qu'aucun autre, parce qu'il a ŽtŽ, plus qu'aucun autre, le Roi trs franais, passionnŽment dŽvouŽ ˆ la France et ˆ sa grandeur.
JE ne crois pas qu'aucune femme ait jamais ŽtŽ plus injuriŽe par un homme, plus ‰prement et plus continžment injuriŽe que ne l'a ŽtŽ Franoise d'AubignŽ, marquise de Maintenon, par le duc Louis de Saint-Simon. Chaque fois que le nom de Mme de Maintenon revient dans les MŽmoires, et il y revient ˆ chaque instant, c'est pour y tre accompagnŽ de commentaires et ornŽ d'Žpithtes dont la violence commence par nous Žtonner, et bient™t, par l'effet de la rŽpŽtition, cesse de nous Žtonner, mais non pas de ne nous choquer ou de nous indigner. Quand Saint-Simon ne la traite que de Ç chŽtive veuve È, de Ç veuve ˆ l'aum™ne È, c'est qu'il n'est pas en verve. Mais tournez la page. Ç Tout ce que sa vieille et son b‰tard se proposaient encore d'en arracher. È Saint-Simon ne dit pas Mme de Maintenon, ni mme la Maintenon : il dit la vieille, la sorcire, la fŽe. Aimez-vous mieux Ç femme publique ? È Aimez-vous mieux Ç fumier È ? PrŽfŽrez-vous Ç amphibie È? Ç Que dire d'une amphibie sortie des eaux de la mer È ? A lire ces basses injures, on songe ˆ cette folie d'invectives ˆ laquelle sont sujets les gens du peuple, quand leur sang ne fait qu'un tour. Qui parle ici ? un duc et pair, ou un crocheteur ?
Et je ne crois pas qu'aucune femme ait jamais ŽtŽ aussi injuriŽe, et aussi grossirement injuriŽe, par une autre femme, que l'a ŽtŽ Mme de Maintenon par Madame, princesse Palatine et duchesse d'OrlŽans. Je cite ce qui peut se citer. Ç Le galant (le dauphin) a tellement peur de la vieille ordure du grand homme, que, mme s'il avait envie de se remarier, il n'en laisserait rien para”tre. È Le grand homme, c'est Louis XIV ; quant ˆ la vieille ordure, c'est celle que Saint-Simon appelait Ç la vieille È, peut-tre par abrŽviation. Ailleurs : Ç Je suis derechef en disgr‰ce sans l'avoir mŽritŽ. Ds que j'entre chez le roi, Madame l'ordure s'en va.... È Et je ne nie pas que cette dŽnomination de Ç Madame l'ordure È, qui mle les Žgards avec l'insolence, ne soit assez dr™le. Madame avait de l'esprit. Ailleurs : Ç Les ma”tresses du feu roi n'ont pas terni sa gloire autant que sa vieille guenipe qu'il avait ŽpousŽe. È Ailleurs : Ç Il y a deux ans de cela, M. le Dauphin Žtait dans l'intention d'Žpouser ma fille, et il le dit ˆ la vieille ripopŽe. È Aprs cela vous ne vous Žtonnerez pas que l'oraison funbre de Mme de Maintenon dans les lettres de la Palatine se borne ˆ ces quelques mots : Ç J'apprends ce matin que la vieille Maintenon est crevŽe hier soir.... È Ordure, guenipe, ripopŽe.... Ordure se dŽfinit assez par lui-mme ; mais pour les deux autres, j'ai consultŽ le dictionnaire de l'AcadŽmie.... Il qualifie guenipe de familier, et signale en ripopŽe un terme de mŽpris. On s'en serait doutŽ. La Ç ripopŽe È est un mŽlange que font les marchands de vin avec les rinures des bouteilles : c'est comme qui dirait la lie de l'humanitŽ, le rebut de la sociŽtŽ. Il se peut que la diffŽrence ne soit pas grande d'une princesse allemande ˆ une harengre.
Mme de Maintenon, dans une de ses lettres, cite une rŽponse, ˆ son avis assez plaisante qu'elle fit ˆ une femme qui Žtait venue la trouver pleurant, criant, suppliant, qu'on lui f”t faire justice. Ç Je lui demandai quel tort elle avait reu. C'est, dit-elle, qu'on m'a dit des injures, et j'en demande rŽparation. Ñ Des injures, lui dis-je, eh nous en vivons ici, nous autres. È Le mot est amusant, en effet, et il est juste. Les injures sont assez bien le rŽgime ordinaire dont vivent les grands personnages. Or Mme de Maintenon connaissait Ñ trs pertinemment Ñ celles que la Palatine lui prodiguait dans sa correspondance. Nous le savons par une scne du plus haut comique que Saint-Simon a contŽe avec dŽlices dans les MŽmoires. C'est la fameuse Ç scne de la lettre È. En 1701, au lendemain de la mort de Monsieur, Mme de Maintenon fait ˆ Madame une visite de condolŽance. Elle lui dit de la part du Roi que leur deuil commun efface tout le passŽ, non seulement l'opposition que Madame avait faite au mariage de son fils, Ñ lors du retentissant soufflet, Ñ mais encore d'autres choses, dont le Roi n'avait pas voulu parler, sur lesquelles il ne s'Žtait pas expliquŽ mais enfin dont il n'avait pas ŽtŽ autrement content. Ç A ce mot, Madame, qui se croyait bien assurŽe, se rŽcrie, proteste qu'exceptŽ le fait de son fils, elle n'a jamais rien dit, ni fait, qui pžt dŽplaire, et enfile des plaintes et des justifications. Comme elle y insistait le plus, Mme de Maintenon tire une lettre de sa poche et la lui montre, en lui demandant si elle en connaissait l'Žcriture. C'Žtait une lettre de sa main ˆ sa tante la duchesse d'Hanovre, ˆ qui elle Žcrivait tous les ordinaires, o, aprs des nouvelles de cour, elle lui disait en propres termes qu'on ne savait plus que dire du commerce du roi et de Mme de Maintenon... et de lˆ tombait sur les affaires du dehors et sur celles du dedans et s'Žtendait sur la misre du royaume qu'elle disait ne s'en pouvoir relever. La poste l'avait ouverte, comme elle les ouvrait et les ouvre encore presque toutes, et l'avait trouvŽe trop forte pour se contenter ˆ l'ordinaire d'en donner un extrait, et l'avait envoyŽe au roi en original. On peut penser si, ˆ cet aspect et ˆ cette lecture, Madame pensa mourir sur l'heure. La voilˆ ˆ pleurer et Mme de Maintenon ˆ lui reprŽsenter modestement l'ŽnormitŽ de toutes les parties de cette lettre, et en pays Žtranger.... Sa meilleure excuse fut l'aveu de ce qu'elle ne pouvait nier, des pardons, des repentirs, des prires, des promesses. È Telle est la scne, ou telle en est du moins la premire partie.
Car il y a une seconde partie, o Madame cherche ˆ se rattraper : bien entendu, elle s'enfonce davantage. Elle reproche ˆ Mme de Maintenon de s'tre depuis quelque temps refroidie ˆ son Žgard, et, sans s'apercevoir que Mme de Maintenon la laisse ˆ dessein s'engager et s'enliser, elle exige d'en savoir la raison. Ç Alors Mme de Maintenon lui dit que c'Žtait un secret qui jusqu'alors n'Žtait jamais sorti de sa bouche, quoiqu'elle fžt en libertŽ, depuis dix ans qu'Žtait morte celle qui le lui avait confiŽ... et de lˆ raconte ˆ Madame mille choses plus offensantes les unes que les autres qu'elle avait dites d'elle ˆ Mme la Dauphine, lorsqu'elle Žtait mal avec cette dernire, qui, dans leur raccommodement, les lui avait redites de mot ˆ mot. A ce second coup de foudre, Madame demeura comme une statue. Il y eut quelques moments de silence, puis elle pleura, cria, et pour fin demanda pardon, avoua, puis repentirs et supplications. Mme de Maintenon triompha froidement d'elle assez longtemps, la laissant s'engouer de parler, de pleurer et lui prendre les mains. C'Žtait une terrible humiliation pour une si rogue et fire Allemande. È Ne doutez pas que le souvenir de cette scne ne soit pour beaucoup dans le jugement que l'une des deux interlocutrices, Ñ celle qui n'avait pas eu le beau r™le, Ñ a portŽ sur l'autre.
D'o venait ˆ la Palatine cette haine pour Mme de Maintenon ? On en souponne plus d'un motif. Elle avait pour Louis XIV une amitiŽ tendre ; et ce serait donc jalousie. Elle en voulait ˆ celle que Saint-Simon appelle Ç l'Žbreneuse È des b‰tards, d'avoir favorisŽ le mariage du duc de Chartres avec Mlle de Blois. Et puis, elle Žtait rogue et fire.... Peu importe d'ailleurs. Nous ne nous occupons ici que des rapports entre Mme de Maintenon et Saint-Simon. Ils furent beaucoup moins mauvais qu'on ne pourrait croire. Quand il avait ŽtŽ question pour Saint-Simon d'une ambassade ˆ Rome, il Žtait le candidat des jŽsuites, par consŽquent de Mme de Maintenon. Une autre fois, comme il briguait la charge de capitaine des gardes, Mme de Saint-Simon Žcrivit ˆ Mme de Maintenon pour solliciter sa protection. Enfin, quand Mme de Saint-Simon fut nommŽe dame d'honneur de la duchesse de Berry, il fallut bien que Saint-Simon all‰t faire une visite de remerciement ˆ Mme de Maintenon. L'ayant faite, et au su de tous, il est bien obligŽ de la raconter dans les MŽmoires ; et ˆ la faon dont il la raconte, on voit combien il est embarrassŽ, et qu'il ne le serait pas davantage pour raconter une visite qu'il aurait faite chez le diable en personne.
Il assure qu'il n'Žtait jamais allŽ chez elle et ne savait pas mme comment sa chambre Žtait faite. Ç Je fus rŽduit ˆ prier le valet de chambre de me conduire ˆ elle, qui m'y poussa comme un aveugle. Je la trouvai couchŽe dans sa niche.... En m'approchant, elle me tira de l'embarras du compliment en me parlant la premire. Elle me dit que c'Žtait ˆ elle de me faire le sien du rare bonheur et de la singularitŽ inou•e d'avoir une femme qui, ˆ trente-deux ans, avait un mŽrite tellement reconnu.... Je rŽpondis que c'Žtait de ce tŽmoignage mme que je ne pouvais assez la remercier ; puis, regardant la compagnie, j'ajoutai tout de suite, avec un air de libertŽ, que je croyais que les plus courtes visites Žtaient les plus respectueuses et fis la rŽvŽrence de retraite. Oncques depuis je n'y ai retournŽ.... È Je n'y Žtais pas, mais je suis sžr que la scne ne s'est pas passŽe ainsi. Je suis sžr que Saint-Simon n'a pas eu cet air empruntŽ, et qu'il n'a pas eu cette gaucherie pour parler ˆ la dame et saluer la compagnie. A quoi servirait d'tre un grand seigneur, si c'est pour avoir dans un salon des manires de cuistre ?
On voit bien quelles sont les raisons de l'animositŽ de Saint-Simon contre Mme de Maintenon. Il lui en veut d'avoir ŽlevŽ le duc du Maine, qu'elle continuait, lorsqu'il eut passŽ la quarantaine, d'appeler Ç mon mignon È et qui l'appelait Ç ma mie È. Il lui en veut d'avoir ŽtŽ la si Ç chŽtive È Žpouse d'un si grand roi. Il a enfin contre elle des griefs personnels, qui sont des griefs imaginaires, et n'en ont que plus de gravitŽ. Elle ne lui a pas fait de mal, mais il croit qu'elle lui en a fait et c'est pis., Il prŽtend qu'elle le ha•ssait et qu'il l'ignora longtemps. Il ne l'apprit qu'ˆ la mort du Roi, quand Chamillart l'avertit et lui demanda ce qu'il avait fait ˆ cette fŽe. Mais alors, quel trait de lumire ! Avec cette humeur compliquŽe et souponneuse que vous lui connaissez, quand il est informŽ qu'une mauvaise volontŽ travaillait contre lui dans l'ombre, quelle rŽvŽlation et comme tout s'explique ! Voilˆ donc pourquoi il n'est arrivŽ ˆ rien, en dŽpit de tout son mŽrite ! Il y a dans les MŽmoires un passage auquel on ne saurait prter trop d'attention : c'est celui o Saint-Simon, faisant ˆ Mme de Maintenon ce reproche de desservir les gens en arrire et de perdre sournoisement ceux qu'elle n'aimait pas, ajoute : Ç Bien des gens eurent donc le cou rompu, sans en avoir pu imaginer la cause, et se donnrent bien des sortes de mouvements pour la dŽcouvrir et pour y remŽdier et bien inutilement. È Nous savons que Saint-Simon s'Žtait donnŽ beaucoup de mouvement ; mais il avait eu le cou rompu, et sans doute par la faute de Mme de Maintenon ! C'est cette faute qu'il va lui faire expier. Telle est l'origine de ce grand portrait qu'il a placŽ dans les MŽmoires en regard de celui du roi, qu'il s'excuse de faire si dŽtaillŽ et si poussŽ, mais ˆ quoi il est bien obligŽ, en raison de l'importance et surtout de la singularitŽ du Ç personnage, unique dans la monarchie, depuis qu'elle est connue, qui a, trente deux ans durant, revtu ceux de confidente, de ma”tresse, d'Žpouse, de ministre, de toute-puissante, aprs avoir ŽtŽ si longuement nŽant et, comme on dit, avoir si longtemps et si publiquement r™ti le balai È.
A l'instant d'Žtudier ce portrait avec vous, je m'empresse de vous dire qu'il n'est pas seulement injuste, mais qu'il est la grande injustice de Saint-Simon. A Louis XIV, Saint-Simon reconna”t, parmi beaucoup de dŽfauts, quelques qualitŽs et de la grandeur. A Mme de Maintenon il prte tous les vices et rien que des vices. Par lˆ, le portrait devient doublement intŽressant : il nous montre jusqu'o la haine pousse Saint-Simon, je veux dire jusqu'ˆ la calomnie nettement qualifiŽe et sans excuse ; et puis la destinŽe de Mme de Maintenon est si extraordinaire, si romanesque ; et, quoi qu'on fasse, plus merveilleuse que les rŽcits les plus merveilleux des contes de fŽe, le personnage reste quand mme une Žnigme.
Ce que Saint-Simon reproche d'abord ˆ Mme de Maintenon, c'est sa basse extraction et la gueuserie de ses premires annŽes, et d'tre la fille d'un voleur, d'un faussaire, d'un faux monnayeur et d'un assassin. Ici, du moins, il faut avouer qu'il n'a pas tort : Constant d'AubignŽ, le fils trs indigne de l'illustre Agrippa d'AubignŽ, n'a volŽ aucun de ces qualificatifs, et c'est mme la seule chose qu'il n'ait pas volŽe. Que s'il a, par grand chance, ŽvitŽ le gibet, il a fait une longue connaissance avec la prison, tant et si bien qu'il s'y est mariŽ, Ñ il Žpousa la fille de son ge™lier, Ñ et que Franoise d'AubignŽ est nŽe dans les prisons de Niort.
Une fois o il se trouva qu'il n'Žtait pas sous les verrous, Constant en profita pour aller chercher fortune ˆ l'AmŽrique. Il eut le titre de gouverneur de Marie-Galande et sŽjourna deux ans ˆ la Martinique. Franoise fit le voyage avec lui. Elle avait douze ans. Elle ne fut aucunement impressionnŽe par la nature des Tropiques. C'Žtait bien avant Bernardin de Saint-Pierre, dans un temps o on ne faisait pas attention au paysage. Elle ne rapporta pas d'impressions de voyage, elle ne rapporta pas la fortune, mais elle rapporta le surnom, sous lequel on la dŽsigna longtemps, de Ç la belle Indienne È. L'Inde, c'Žtait partout o il fait chaud et o il y a des palmiers.
De retour en Poitou, Franoise, qu'on appelait aussi Francine, ou encore Bignette, fut confiŽe ˆ ses parents, les Villette, qui Žtaient de bons parents, mais qui la faisaient Žlever dans le protestantisme. Ce que ne pouvant souffrir, une autre tante, Mme de Neuillant, rŽclama la garde de l'enfant. Mme de Neuillant Žtait une femme pieuse mais mŽchante, riche mais avare et dure : il y en a des exemples. Elle envoya Franoise, avec une de ses filles, garder les dindons. Mme de Maintenon plus tard se souvenait de son temps de gardeuse de dindons. On lui mettait un masque sur le visage, crainte du h‰le. On lui passait au bras un petit panier o Žtait son dŽjeuner, avec un petit livret des quatrains de Pibrac pour les apprendre par cÏur. Avec cela une grande gaule dans la main, et les deux cousines empchaient les dindons d'aller o ne doivent pas aller des dindons bien gardŽs. A Paris on la mit chez les Ursulines qui se chargrent de la convertir et s'y prirent sans douceur. Elle Žtait trs malheureuse. C'est donc bien vrai qu'elle a eu un triste sire de pre, une mauvaise femme de tante, et qu'elle a fait de la misre.... Nous pouvons l'en plaindre. Mais franchement quel moyen de le lui reprocher ?
C'est alors que la tante, pour se dŽbarrasser de sa nice, imagina de la marier ˆ Scarron. Quand la jeune fille entra dans cet intŽrieur dŽbraillŽ de vieux garon, elle eut honte d'elle-mme et de sa robe trop courte, et se mit ˆ pleurer. Il est probable qu'elle Žtait bien gracieuse dans sa pauvre mise et parmi ses larmes, puisque, quelques mois plus tard, Scarron l'Žpousait, Ñet ce n'Žtait pas pour son argent. Ce fut lˆ ce mariage avec un cul-de-jatte, dont les ennemis de Mme de Maintenon ont fait tant de bruit, comme d'une monstruositŽ, et o ils ont donnŽ ˆ entendre de telles horreurs ! Or, il est bien vrai que Franoise d'AubignŽ avait seize ans et Scarron quarante-deux, et qu'en outre, Scarron Žtait infirme. Mais s'il Žtait infirme, il n'Žtait pas cul-de-jatte : il avait les membres dŽformŽs par un rhumatisme articulaire : c'est assez diffŽrent. Et puis, c'Žtait un homme cŽlbre, pote et auteur dramatique en vogue : la cŽlŽbritŽ fait passer sur bien des choses. Il recevait la compagnie la plus brillante, un peu mlŽe, comme il arrive chez les cŽlibataires et dans le monde des thŽ‰tres : ce fut justement le r™le de Mme Scarron de mettre de l'ordre dans la maison et de la dŽcence dans les conversations. Scarron avait de l'esprit, et il avait de la bontŽ... Non, je ne puis trouver que la pauvre Bignette ait eu tort d'Žpouser le pauvre Scarron. Quand on se marie, c'est trs joli de choisir, mais cela suppose qu'on a le choix. Les pauvres gens ne sont pas si difficiles : ils unissent deux infortunes et Ñ la vie est si bizarre !Ñcela fait quelquefois quelque chose qui ressemble ˆ du bonheur.
Mme Scarron ne fut pas malheureuse en mŽnage et elle peut sincrement regretter son compagnon de sept annŽes, quand celui-ci vint ˆ mourir, en 1659. La voilˆ veuve et, dit Saint-Simon, rŽduite ˆ la charitŽ de sa paroisse. De quoi va-t-elle vivre ? Saint-Simon n'hŽsite pas ˆ rŽpondre : de galanterie. Elle avait commencŽ du temps de Scarron, Žtant de ces femmes que leurs maris Žpousent pour leurs amis. Veuve, elle continue de plus belle, pour parer au manque d'argent, Ç Ses appas Žlargirent peu ˆ peu ce mal-tre. È Saint-Simon cite des noms ; Villars, pre du marŽchal ; Beuvron, pre d'Harcourt ; les trois Villarceaux. Il n'y a eu qu'un Villarceaux, et Saint-Simon le sait bien. Qu'importe ? il en met trois. Quand il s'agit de mŽdire de Mme de Maintenon, il voit triple. Il y a eu ceux-lˆ, et il y en a eu bien d'autres, un rŽgiment, une armŽe, tout le monde. Saint-Simon cite des marchŽs ignobles. Villarceaux, se faisant scrupule d'entretenir sa ma”tresse sous le toit conjugal, Ç proposa ˆ son cousin Montchevreuil de le recevoir chez lui avec sa compagnie et qu'il mettrait la nappe pour tous. È C'est un mensonge. Et un honnte homme aurait dž rougir de souiller sa plume de telles infamies. Mais il y a plus : un homme en possession de son bon sens se serait aperu que dans la page mme o il colportait ces calomnies, il leur donnait le plus irrŽcusable dŽmenti. Car je ne veux invoquer centre Saint-Simon d'autre tŽmoignage que celui de Saint-Simon. C'est lui qui nous dira que Ç la Scarron devenue reine eut cela de bon qu'elle aima presque tous ses vieux amis dans tous les temps de sa vie. Elle attira Montchevreuil et sa femme ˆ la cour.... È Comment admettre que, au fa”te de la fortune, dans une situation si haute mais si dŽlicate, Mme de Maintenon ežt appelŽ ˆ elle les tŽmoins d'un honteux passŽ, et qu'au mme moment o elle prenait soin d'effacer le souvenir de son mari, elle ait tenu ˆ perpŽtuer celui de ses amants ?
Laissons donc ces accusations aussi plates et banales qu'odieuses, et voyons la rŽalitŽ, tellement plus curieuse et plus attachante ! Devenue veuve, Mme Scarron quitte la maison de la rue Saint-Louis, trop vaste, et prend, dans un couvent du voisinage, une chambre pour elle et sa servante, la fidle Nanon. Ainsi, elle reste dans son quartier, ce quartier de la place Royale et du Marais, o sont toutes ses relations, auxquelles elle tient, car elle met son amour-propre ˆ tre reue dans la meilleure sociŽtŽ. Elle frŽquente ˆ l'h™tel d'Albret, ˆ l'h™tel de Richelieu qui continuait la tradition de l'h™tel de Rambouillet. Elle fait partie de la sociŽtŽ prŽcieuse. Saumaise lui fait une place dans son Dictionnaire sous le nom de Stratonice, Ç l'une des plus enjouŽes personnes d'Athnes È. Mlle de ScudŽry la met dans la ClŽlie sous le nom de Lyriane et en trace ce portrait, charmant encore qu'un peu vague, comme sont tous les portraits du XVIIe sicle, quand ils ne sont pas de Saint-Simon : Ç Grande et de belle taille... le teint fort uni et fort beau, les cheveux d'un ch‰tain clair et trs agrŽable, le nez bien fait, la bouche bien taillŽe, l'air noble, doux, enjouŽ, modeste et, pour rendre sa beautŽ plus parfaite et plus Žclatante, les plus beaux yeux du monde, noirs, brillants, doux, passionnŽs, pleins d'esprit : leur Žclat avait je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer. È En somme, une beautŽ rŽgulire o ne se remarquait que le regard d'un Žclat veloutŽ, un de ces regards profonds, doux, enveloppants, qui sont comme une caresse qui va jusqu'ˆ l'‰me. Les portraits que nous avons de Mme de Maintenon, celui qu'en a fait Mignard en sainte Franoise romaine, sont les portraits d'une femme de soixante ans. Mais la voilˆ, jeune veuve de vingt-cinq ans.
TournŽe comme elle Žtait, et avec ces yeux lˆ, elle ne pouvait manquer d'tre trs courtisŽe. Mais elle n'avait pas sa pareille pour convertir les adorateurs en amis, sans leur avoir rien accordŽ. Les plus libertins, un MŽrŽ, un Bussy, n'obtenaient pas plus que les autres. Fouquet lui-mme.... Ç Tout le monde sait ce qu'Žtait alors M. Fouquet, Žcrit Mme de Caylus, son faible pour les femmes et combien les plus haut huppŽes et les mieux chaussŽes cherchaient ˆ lui plaire. È Le surintendant a trouvŽ deux cruelles, dont l'une fut Mme de SŽvignŽ et l'autre Mme Scarron.
Elle n'Žtait pourtant ni trs haut huppŽe ni trs bien chaussŽe. Elle vivait d'une petite pension de deux mille francs que lui servait la reine Anne. Avec ces deux mille francs, elle ne pouvait porter que des vtements d'Žtamine et du linge uni ; mais elle paraissait plus avec cela que si elle avait eu un habit de soie dŽcolorŽe comme en ont les demoiselles pauvres Ç qui veulent approcher de la mode et qui n'ont pas de quoi pour en faire la dŽpense È. Ainsi elle tenait son rang, et elle Žtait partout ˆ sa place, d'ailleurs cherchant ˆ tre utile, rendant de menus services, aidant ses amies dans les soins du mŽnage et l'Žducation des enfants, faisant rŽpŽter le catŽchisme au grand frre, emmaillotant la petite sÏur. Elle ne dŽsirait rien de plus : 'a ŽtŽ le meilleur temps de sa vie. Plus tard elle s'est tuŽe ˆ le rŽpŽter : Ç J'Žtais contente et heureuse. Je ne connaissais ni le chagrin, ni l'ennui : j'Žtais libre, j'allais ˆ l'h™tel d'Albret ou ˆ celui de Richelieu, sžre d'y tre bien reue.... È C'est alors qu'elle a rŽalisŽ son rve : l'honorabilitŽ dans un cercle choisi : Ç J'ai vu de tout, mais toujours en tout honneur.... Je voulais faire dire du bien de moi, faire un beau personnage et avoir l'approbation des honntes gens, C'Žtait lˆ mon idole.... Je me contraignais beaucoup, mais cela ne me cožtait rien, pourvu que j'eusse une belle rŽputation : c'Žtait lˆ ma folie. Je ne me souciais point de richesses, j'Žtais ŽlevŽe de cent piques au-dessus de l'intŽrt ; mais je voulais de l'honneur È. L'honneur, la belle rŽputation, la bonne gloire, Ñ nous dirions : la considŽration, Ñ cela prime tout pour Mme Scarron.
De minces revenus et de jolies relations, c'est la vie de la petite bourgeoise distinguŽe. La future Mme de Maintenon s'y est trouvŽe parfaitement heureuse, parce que c'est pour cette vie-lˆ qu'elle Žtait faite. Et c'est ce qu'il ne faudra jamais oublier, quand nous aurons ˆ apprŽcier le r™le qu'elle jouera sur une autre scne et dans un autre cadre. Une personne d'un charme effacŽ, d'une ŽlŽgance discrte, qui se meut ˆ son aise dans un horizon limitŽ et n'a d'autre ambition que de se maintenir ˆ son rang, dans une condition un peu infŽrieure, mais fort honorable, voilˆ Mme de Maintenon quand elle a ŽtŽ elle-mme, dans la vŽritŽ de sa nature et de ses gožts, avant qu'elle fžt devenue un jouet entre les mains de la fortune.
Parmi les brillantes jeunes femmes qui frŽquentaient ˆ l'h™tel d'Albret, se trouvait la propre cousine du marŽchal, la belle AthŽna•s de Mortemart, marquise de Montespan. Sa faveur commenait. Un jour vint o elle eut besoin d'une amie sžre. A qui se confier plut™t qu'ˆ cette discrte et secrte Mme Scarron? Elle lui proposa d'Žlever en cachette un enfant qui Žtait l'enfant du roi. Mme Scarron accepta. Pouvait-elle refuser ? Je le crois. Sans doute on Žtait au XVIIe sicle et il faut tenir compte de la diffŽrence des temps. Mme Colbert, la femme du grand ministre, avait rendu le mme service pour un enfant de La Vallire. Je crois pourtant qu'il se serait trouvŽ, mme au XVIIe sicle, des femmes, peut-tre mme des femmes de ministre, qui auraient refusŽ. Mme Scarron ne fut pas de ces femmes-lˆ.
C'est dans sa destinŽe l'instant dŽcisif, Ñ et l'instant scabreux. Ce jour-lˆ Mme Scarron n'eut pas l'austŽritŽ intraitable que sans doute elle aurait dž avoir. Elle cŽda ˆ ce dŽsir d'obliger qui est chez elle un trait de caractre, et aussi ˆ un instinct de maternitŽ qui n'Žtait pas satisfait, et surtout ˆ un gožt du mystre qui se trouva tre dans la circonstance une gr‰ce d'Žtat. Elle s'installa, pour remplir sa mission, dans une grande maison situŽe au bout du faubourg Saint-Germain et de la rue de Vaugirard, par delˆ la barrire, ce qui ne l'empchait pas de continuer pour le monde ˆ habiter le Marais. Ç Je rentrais chez moi le matin par une petite porte de derrire et, aprs m'tre habillŽe, je montais en carrosse pour m'en aller ˆ l'h™tel d'Albret ou de Richelieu, afin que ma sociŽtŽ ordinaire ne s'aperžt de rien.... È A de certains moments, elle disparait compltement, devient invisible, ne donne plus de ses nouvelles ; puis elle repara”t, allŽguant de vagues prŽtextes. Cela l'amuse d'intriguer la curiositŽ et de la dŽcevoir, et cette vie en partie double, qui ˆ d'autres semblerait intolŽrable, l'empche de s'ennuyer.
A partir de l'annŽe 1673, o les b‰tards furent lŽgitimŽs, leur gouvernante est admise ˆ la Cour sur le pied d'une sorte de gouvernante des enfants de France. L'achat de la terre de Maintenon la dŽbarbouille d'un nom et d'un souvenir qui marquent mal. Mme Scarron a vŽcu : Mme de, Maintenon commence sa prodigieuse ascension.
Il para”t que Louis XIV Žprouva d'abord pour elle plus d'Žloignement que d'inclination. D'aprs Saint-Simon, il pressait Mme de Montespan de renvoyer cette Ç crŽature È; d'aprs Mme de Caylus, et toujours s'adressant ˆ Mme de Montespan, il l'appelait, sur un ton de dŽnigrement : Ç votre bel esprit È. Il n'aimait pas la prŽciositŽ qui, pour lui, sentait toujours son Žpoque de la Fronde. Une circonstance le fit revenir de ses prŽventions. Le duc du Maine Žtait boiteux : il avait des jambes molles qui ne le portaient pas. On l'envoya ˆ Barges. Mme de Maintenon l'y conduisit en mai 1675. Sur le chemin on leur rendit tous les honneurs dus ˆ un fils de roi. A Blaye, le gouverneur leur fit une rŽception magnifique.... Vous savez qui Žtait alors, gouverneur de Blaye et que c'Žtait le duc Claude de Saint-Simon.... Barges Žtait, au XVIIe sicle, un endroit inconnu, frŽquentŽ des seuls paysans et que Fagon venait de dŽcouvrir. Mme de Maintenon y resta trois mois, puis trois mois ˆ Bagnres : quand elle revint, le duc du Maine marchait. Pendant le sŽjour, elle avait Žcrit directement ˆ Louis XIV pour le renseigner sur les progrs de la cure. Louis XIV gožta son style : cela le mena ˆ gožter son entretien ˆ mesure qu'il gožtait moins celui de l'impŽrieuse Montespan.
S'il faut en croire Saint-Simon, Mme de Maintenon dŽploya un art diabolique pour supplanter celle dont elle n'Žtait en somme que la suivante. Mme de Maintenon lui appara”t compte le Ç flŽau de Dieu È suscitŽ d'en haut pour ch‰tier Louis XIV de son orgueil : Ç La fortune, pour n'oser nommer ici la Providence, qui prŽparait au plus superbe des rois l'humiliation la plus profonde, la plus publique, la plus durable, la plus inou•e, fortifia de plus en plus son gožt pour cette femme adroite et experte au mŽtier. È Mais Žtait-ce aussi la Providence qui, pour parfaire son Ïuvre, suggŽrait ˆ Mme de Montespan, dŽpitŽe d'avoir ˆ compter avec une rivale, et quelle rivale ! de se rendre de plus en plus insupportable ? Car ne cherchons pas plus loin. Mme de Montespan Žtait devenue Ç la ma”tresse qui fait des scnes È. Type connu et rŽputŽ intolŽrable. Mme de Maintenon ne ferait pas de scnes : ce fut son principal attrait.
En 1680 Mme de Montespan, compromise dans l'affaire des poisons, quitte la Cour. En 1683, la reine meurt. La pauvre Marie-ThŽrse ne tenait gure de place dans la vie de ce mari qu'elle aimait ; encore Žtait-elle l'Žpouse : la place devenait vacante. Ç Ce fut donc dans des temps si propices ˆ cette enchanteresse que le Roi devint libre. È L'annŽe suivante, dans un oratoire particulier de Versailles, fut cŽlŽbrŽe par l'archevque de Paris une cŽrŽmonie qui n'eut pour tŽmoins que le Pre de la Chaise, Bontemps et Montchevreuil, mais qu'il est impossible de rŽvoquer en doute. La veuve de Scarron devenait, ˆ cinquante ans, la femme de Louis XIV qui en avait quarante-sept.... Oui, il y a lˆ quelque chose de miraculeux.
A en croire Saint-Simon, l'ambition de Mme de Maintenon n'Žtait pas encore satisfaite ! Avec la mme ‰pretŽ qu'elle avait mise ˆ obtenir le mariage, elle va en poursuivre la dŽclaration. Elle veut tre l'Žpouse du Roi ˆ la face du monde, et Reine publiquement. Une premire fois, Louis XIV fut prs de cŽder. Louvois, averti, accourut ˆ Versailles, se jeta aux pieds du Roi, tira son ŽpŽe et le supplia de l'en percer sur-le-champ, s'il voulait se couvrir d'une telle infamie. (La belle scne pour un drame ˆ l'Ambigu !) Sur de nouvelles instances, Louis XIV consulta Bossuet et FŽnelon. Ceux-ci firent Ç manquer le coup pour toujours È. Mme de Maintenon dut se rŽsoudre ˆ n'avoir pas les apparences d'une situation dont elle eut toute la rŽalitŽ. Et la vie s'arrangea sur ce pied.
Reine, au dehors Mme de Maintenon ne l'Žtait pas. Aucun signe extŽrieur. Trs bien mise et de bon gožt, mais Ç modestement et plus vieillement que son ‰ge È, ne prenant, le pas sur personne, mais au contraire le cŽdant aux personnes titrŽes, ou simplement aux personnages de qualitŽ, polie, affable, effacŽe.... Il Žtait bien impossible pourtant que la vŽritŽ n'Žclat‰t pas en certaines occasions : il n'est masque si bien appliquŽ qui quelque jour ne se dŽrange. La chose advint lors du fameux camp de Compigne. En 1698, pour impressionner l'Europe qui croyait ses forces ŽpuisŽes, Louis XIV avait organisŽ autour de Compigne de grandes manÏuvres, dont le spectacle fut magnifique. Voici la scne ˆ laquelle assista Saint-Simon le 13 septembre, o se fit le simulacre de prendre Compigne d'assaut :
Ç J'Žtais dans le demi-cercle, fort prs du roi, ˆ trois pas au plus, et personne devant moi. C'Žtait le plus beau coup d'Ïil qu'on pžt imaginer... Mais un spectacle d'une autre sorte, et que je peindrais dans quarante ans comme aujourd'hui, tant il me frappa, fut celui que, du haut de ce rempart, le roi donna ˆ toute son armŽe et ˆ cette innombrable foule d'assistants de tous Žtats, tant dans la plaine que dans le rempart mme....
Ç Mme de Maintenon y Žtait, en face de la plaine et des troupes, dans sa chaise ˆ porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirŽs.... A la glace droite de la chaise, le roi debout, et, un peu en arrire, un demi-cercle de ce qu'il y avait en hommes de plus distinguŽ. Le roi Žtait presque toujours dŽcouvert, et ˆ tous moments se baissait dans la glace pour parler ˆ Mme de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu'elle voyait et les raisons de chaque chose. A chaque fois, elle avait l'honntetŽ d'ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitiŽ, car j'y pris garde et j'avoue que je fus plus attentif ˆ ce spectacle qu'ˆ celui des troupes. Quelquefois elle ouvrait pour quelques questions au Roi, mais presque toujours c'Žtait lui qui, sans attendre qu'elle lui parl‰t, se baissait tout ˆ fait pour l'instruire, et quelquefois qu'elle n'y prenait garde, il frappait contre la glace pour la faire ouvrir. Jamais il ne parla qu'ˆ elle, hors pour donner des ordres en peu de mots et rarement.... J'examinais fort les contenances : toutes marquaient une surprise honteuse, timide, dŽrobŽe ; et tout ce qui Žtait derrire la chaise et le demi-cercle avait plus les yeux sur elle que sur l'armŽe, et tout dans un respect de crainte et d'embarras....
Ç Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon apparemment demanda permission de s'en aller, le roi cria : "Les porteurs de Madame !". Ils vinrent et l'emportrent ; moins d'un quart d'heure aprs, le roi se retira suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de presque tout ce qui Žtait lˆ. Plusieurs se parlrent des yeux et du coude, en se retirant, et puis ˆ l'oreille bien bas. On ne pouvait revenir de ce qu'on venait de voir.... Jusqu'aux soldats demandaient ce que c'Žtait que cette chaise ˆ porteurs, et le roi ˆ tous moments baissŽ dedans ; il fallut doucement faire taire les officiers et les questions des troupes.... È
Quel art de raconter et de peindre ! Car la scne n'eut certes pas ce relief ; elle passa inaperue ; aucun tŽmoin ne l'a relatŽe : il semble bien qu'elle ne scandalisa personne. Toute la couleur n'en est que dans les yeux de Saint-Simon, et tout le frŽmissement n'en vient que de son ‰me.
***
Dans le particulier, Mme de Maintenon est reine absolument. Elle donne des audiences, comme le roi, aussi difficiles pour le moins ˆ obtenir que celles du roi et non moins importantes. On lui parle sur son passage comme au roi, ˆ sa sortie de chez elle, ou ˆ sa rentrŽe. Voici sa journŽe, racontŽe par Saint-Simon. Le matin, ds qu'elle est levŽe, son premier soin est d'aller ˆ Saint-Cyr. Elle y arrive entre sept heures et huit heures, Ñ sept heures et huit heures du matin, Ñ donne des audiences, satisfait sa manie de rŽgenter. RentrŽe ˆ Versailles, le roi vient chez elle plusieurs fois dans la journŽe : elle ne va jamais chez lui. A cinq heures, le roi s'installe chez elle pour travailler. Ils sont dans leur fauteuil, aux deux coins de la cheminŽe, une table devant chacun d'eux et deux tabourets devant la table, un pour le ministre, un pour son sac. Pendant le travail, Mme de Maintenon lit ou travaille Ç en tapisserie È. Elle entend tout ce qui se dit entre le Roi et son ministre qui parlent tout haut. Rarement elle met son mot. Parfois le Roi se tourne ˆ elle et lui demande : Ç Qu'en pense votre SoliditŽ ? È Elle sourit, fait l'incapable. En rŽalitŽ, elle est d'accord avec le ministre qui tout ˆ l'heure est venu prendre le mot d'ordre. Et ainsi Ç les trois quarts des gr‰ces et des choix, et les trois quarts encore du quatrime quart de ce qui se passait par le travail des ministres chez elle, c'Žtait elle qui en disposait È. Vers les neuf heures du soir, deux femmes de chambre venaient la dŽshabiller : on lui apportait son couvert, un potage et quelque chose de lŽger. Puis ses femmes la mettaient au lit, Ç et tout cela en prŽsence du Roi et du ministre qui n'en discontinuait pas son travail.... Tout cela gagnait dix heures que le roi allait souper et en mme temps on tirait les rideaux de Mme de Maintenon. È
Il est curieux de trouver sous la plume de Mme de Maintenon le rŽcit de la mme journŽe, et de noter les diffŽrences. C'est dans l'un de ses entretiens avec une des dames de Saint-Cyr, Mme de Glapion. Ç On commence ˆ entrer chez moi vers sept heures et demie (c'est le chirurgien, le mŽdecin, et des ministres et des Žvques et le roi lui-mme). J'ai encore ma coiffure de nuit ; cependant ma chambre est comme une Žglise ; il s'y fait comme une procession ; tout le monde y passe et ce sont des allŽes et des venues perpŽtuelles. È Le Roi repasse au retour de la messe, puis c'est la duchesse de Bourgogne, et tout un cercle de dames. A midi, le diner en compagnie de Mme d'Heudicourt et Mme de Dangeau. C'est le temps que Monseigneur prend pour venir la voir : Ç c'est l'homme du monde le plus difficile ˆ entretenir, car il ne dit mot. È Toute la journŽe, dŽfilŽ de solliciteurs. Ç Quand le roi est revenu de la chasse, il vient chez moi : on ferme la porte et personne n'entre plus. Me voilˆ donc seule avec lui. Il faut essuyer ses chagrins s'il en a, ses tristesses, ses vapeurs : il lui prend quelquefois des pleurs dont il n'est pas le ma”tre, ou bien il se trouve incommodŽ. Il n'a point de conversation È. Arrive le ministre. Le travail commence. Le roi a sans cesse quelque chose ˆ lui montrer. Ç Je me fais apporter mon fruit avec ma viande pour me h‰ter, tout cela le plus vite que je puis.... Je suis debout depuis six heures du matin : je n'ai pas respirŽ de tout le jour. È Enfin ses femmes la mettent au lit ; elle les congŽdie pour ne pas gner le roi, ˆ qui l'idŽe ne vient mme pas qu'elle puisse avoir besoin de leurs soins. Ç A dix heures... tout le monde sort.... Me voilˆ seule.... Mais souvent les inquiŽtudes et les fatigues de la journŽe m'empchent de dormir. È Comme vous le voyez, des deux c™tŽs la Ç mŽcanique È de la journŽe est la mme, mais c'est l'Žtat d'esprit qui est diffŽrent : dans Saint-Simon le mange de l'ambitieuse attentive ˆ ne rien laisser Žchapper d'une autoritŽ qui s'Žtend ˆ toutes choses ; chez Mme de Maintenon la lassitude d'une vieille femme qui, transportŽe dans ce milieu de grandeur et de toute-puissance, n'est pas encore revenue de l'Žtonnement de s'y voir.
Un mot maintenant de l'entourage de Mme de Maintenon. Ce sont ses amis de l'ancien temps : Mme de Montchevreuil Ç grande crŽature maigre, jaune, qui riait niais et montrait de longues vilaines dents, dŽvote ˆ outrance, d'un maintien composŽ et ˆ qui ne manquait que la baguette pour tre une parfaite fŽe È ; Mme d'Heudicourt, un dŽmon domestique, vieille, hideuse, d'ailleurs pleine d'esprit et du plus amusant ; la marquise de Dangeau qui dut tre bien charmante, puisque Saint-Simon lui-mme nous en fait ce portrait : Ç jolie comme le jour, faite comme une nymphe, avec toutes les gr‰ces de l'esprit et du corps È. Deux nices : Mlle d'AubignŽ, mariŽe au comte d'Ayen, fils a”nŽ du marŽchal de Noailles, et la charmante Caylus, celle qui se convertit au catholicisme ˆ condition qu'on la mnerait tous les jours ˆ la messe du roi et qu'on ne lui donnerait pas le fouet, mariŽe ˆ un ivrogne qu'on tenait ˆ la frontire pour qu'il n'approch‰t pas de sa femme, la spirituelle Caylus qui jouait si bien la comŽdie, qui a laissŽ des Souvenirs si dŽlicieux d'ironie voilŽe et que Louis XIV ne pouvait souffrir. Enfin un frre, le comte d'AubignŽ, que Dieu avait envoyŽ ˆ Mme de Maintenon pour ses pŽchŽs et qui fut la croix de son existence. Elle n'en put jamais rien faire. Elle payait ses dettes, elle lui dŽnichait une situation ; il lui retombait toujours sur les bras.
Saint-Simon en a brossŽ un portrait, truculent et dŽjˆ romantique, de faux brave et de gueux ˆ la trogne enluminŽe : on songe ˆ ces spadassins que tramaient avec elles les fameuses courtisanes et dont s'est souvenu ƒmile Augier dans l'Aventurire. Pourtant ce dr™le bŽnŽficie de quelque indulgence auprs de Saint-Simon : c'est qu'il avait pour coutume, quand il avait bu, de vilipender sa sÏur.
Ç C'Žtait un panier percŽ, fou ˆ enfermer, mais plaisant avec de l'esprit et des saillies et des reparties auxquelles on ne se pouvait attendre. Avec cela bon homme et honnte homme, poli, et sans rien de ce que la vanitŽ de la situation de sa sÏur ežt pu mler d'impertinent, mais d'ailleurs il l'Žtait ˆ merveille, et c'Žtait un plaisir qu'on avait souvent avec lui de l'entendre sur les temps de Scarron, et de l'h™tel d'AIbret, quelquefois sur des temps antŽrieurs, et surtout ne se pas contraindre sur les aventures et les galanteries de sa sÏur, en faire le parallle avec sa dŽvotion et sa situation prŽsente, et s'Žmerveiller d'une si prodigieuse fortune. Avec le divertissant, il y avait beaucoup d'embarrassant ˆ Žcouter tous les propos qu'on n'arrtait pas o on voulait, et qu'il ne faisait pas entre deux ou trois amis, mais ˆ table devant tout le monde, sur un banc des Tuileries et fort librement encore dans la galerie de Versailles, o il ne se contraignait pas non plus qu'ailleurs de prendre un ton goguenard, et de dire trs ordinairement " le beau-frre " lorsqu'il voulait parler du roi. J'ai entendu tout cela plusieurs fois, surtout chez mon pre o il venait plus souvent qu'il ne dŽsirait, et diner aussi, et je riais sous cape de l'embarras extrme de mon pre et de ma mre, qui fort souvent ne savaient o se mettre. È
D'AubignŽ mourut en 1703. Ce fut, de l'aveu de Mme de Maintenon, la seule satisfaction qu'il lui ežt jamais donnŽe.
N'oublions pas la fidle Nanon, de qui l'ŽlŽvation de sa ma”tresse fit un personnage et qui s'appliquait ˆ tre en toutes choses l'exacte copie de ce prestigieux modle. Ç Mme de Maintenon avait conservŽ auprs d'elle une vieille servante qui, du temps de sa misre et qu'elle Žtait veuve de Scarron, ˆ la charitŽ de sa paroisse de Saint-Eustache, Žtait son unique domestique ; et cette servante, qu'elle appelait encore Nanon, comme autrefois, Žtait pour les autres Mlle Balbien, et fort considŽrŽe par l'amitiŽ et la confiance de Mme de Maintenon pour elle. Nanon se rendait aussi rare que sa ma”tresse, se coiffait et s'habillait comme elle, imitait son prŽcieux, son langage, sa dŽvotion, ses manires. C'Žtait une demi-fŽe ˆ qui les princesses se trouvaient heureuses quand elles avaient occasion de parler et de l'embrasser, toutes filles du roi qu'elles fussent, et ˆ qui les ministres qui travaillaient chez Mme de Maintenon faisaient la rŽvŽrence bien bas.È
Car Saint-Simon le rŽpte en maints endroits, et chaque fois avec plus de force et de conviction : pendant la dernire partie du rgne de Louis XIV, Mme de Maintenon fut la ma”tresse absolue de la France. Rien ne s'y fit que par elle : Ç Tout ˆ ses pieds : tout bon et tout bien par elle, tout rŽprouvŽ sans elle : les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les gr‰ces, la religion, tout sans exception en sa main et le roi et l'Etat ses victimes : quelle elle fut cette fŽe incroyable et comment elle gouverna sans lacune, sans obstacle, sans nuage le plus lŽger, plus de trente ans entiers. È Son influence se serait marquŽe surtout dans la rŽvocation de l'Ždit de Nantes, qui serait son Ïuvre, concertŽe avec Louvois et le Pre de la Chaise.
Il y a dans les MŽmoires une page trs belle, o Saint-Simon flŽtrit avec une admirable Žloquence la rŽvocation de l'Ždit de Nantes. Je vous la lirais si elle Žtait moins connue. Comment admettre pourtant que Mme de Maintenon, ds la premire annŽe de son rgne, ait combinŽ, une mesure d'une telle importance avec Louvois, et quand nous savons, par Saint-Simon lui-mme, leur rŽciproque hostilitŽ ? L'auteur des MŽmoires n'a pas hŽsitŽ reprendre ˆ son compte les imputations des pamphlŽtaires et de la Ç littŽrature RŽfugiŽe È. Mais Voltaire en a fait justice en trois petites phrases courtes, nettes et sans rŽplique. Il Žcrit ˆ Formey en 1753 : Ç Pourquoi dites-vous que Mme de Maintenon eut beaucoup de part ˆ la rŽvocation de l'Ždit de Nantes ? Elle n'y eut aucune part : c'est un fait certain. Elle n'osait jamais contredire Louis XIV. È Voilˆ la rŽalitŽ.
Il est vrai que plus tard, en 1697, consultŽe sur la question de savoir s'il fallait rappeler les RŽfugiŽs, alors que les puissances Žtrangres faisaient de ce rappel une condition de la paix, elle ne fut pas d'avis que la mesure ainsi offerte ˆ la France, le couteau sur la gorge, fžt acceptable. Mais s'il est un homme qui n'ait pas le droit de le reprocher ˆ Mme de Maintenon, c'est Saint-Simon qui, beaucoup plus tard, et alors que la situation internationale n'Žtait pas aussi tendue, consultŽ par le RŽgent sur cette mme mesure du rappel des RŽfugiŽs, en dŽtourna le RŽgent.
Saint-Simon avait, en matire de libertŽ de conscience, des idŽes moins nettes que l'Žloquente page, ˆ laquelle je faisais allusion tout ˆ l'heure, ne le donnerait ˆ croire. S'il n'admettait pas la persŽcution ˆ main armŽe, il s'accommodait volontiers d'une autre persŽcution sournoise et dŽtournŽe. Il faut, dit-il, Ç les rŽduire tous de fait, mais sans dŽclaration publique, au seul nŽgoce, aux arts, aux mŽtiers, et les nobles et les plus riches ˆ vivre de leur bien, sans nul emploi, civil ni militaire. È Or il est clair qu'on ne saurait trop flŽtrir et en tout temps l'emploi de la violence dans ces dŽlicates questions ; il est inique d'envoyer des soldats pour faire entrer les gens ˆ l'Žglise, ou pour les en faire sortir ; mais c'est une tyrannie ˆ peine moins odieuse d'Žcarter toute une catŽgorie de Franais des emplois civils et militaires pour crime d'opinion religieuse, et de les traiter en suspects et en parias, parce qu'ils restent fidles ˆ la foi o ils ont ŽtŽ ŽlevŽs et conforment leur vie aux indications de leur conscience.
Non contente de gouverner la France, Mme de Maintenon aurait voulu Žtendre sa domination sur l'Espagne, et c'est ˆ quoi elle aurait employŽ Mme des Ursins. Or, sur cette question, la correspondance entre ces deux femmes, dont l'une est l'antithse vivante de l'autre, nous renseigne abondamment et ne laisse aucun point obscur. ChargŽe par le roi de surveiller la Cour d'Espagne en correspondant avec la princesse des Ursins, Mme de Maintenon n'a fait autre chose que seconder avec docilitŽ les vues de Louis XIV : elle n'a nullement cherchŽ ˆ exercer une influence personnelle. Qu'elle n'ežt aucune influence, Žtant toujours lˆ, cela Žtait bien impossible : celle qu'elle a eue s'est limitŽe ˆ des questions de personnes, ˆ des choix et ˆ des nominations, surtout dans le clergŽ. Ces choix ont ŽtŽ pour la plupart excellents. Elle n'a fait nommer que de bons prtres ; mais c'Žtaient le plus souvent des sulpiciens, ce n'Žtaient pas des grands seigneurs, et c'est le crime que Saint-Simon ne pardonne pas. Et comme on reconna”t bien la femme ˆ cette manire de s'intŽresser, non aux affaires, mais aux personnes : manque d'idŽes gŽnŽrales, absolu dŽvouement ˆ ses amis.
Voilˆ ce que Saint-Simon n'a pas su voir. On l'a dit trs justement, la question du r™le historique de Mme de Maintenon est une question de psychologie. Saint-Simon s'est compltement trompŽ sur la psychologie de Mme de Maintenon. Il a fait d'elle l'ambitieuse, la femme d'affaires et d'action, qui, sans jamais se dŽtourner d'un dessein nettement conu et Žnergiquement voulu, utilise tous les moyens, et se sert de toutes les circonstances comme d'autant d'Žtapes pour parvenir ˆ son but. I1 ne s'est pas aperu combien cette continuitŽ dans la poursuite ambitieuse est en contradiction avec ce qu'il nous dit lui-mme du Ç naturel changeant È de Mme de Maintenon, de la lŽgretŽ avec laquelle elle s'engouait des gens et des idŽes pour s'en dŽprendre ensuite et ne les plus conna”tre, de cette mobilitŽ dont nous avons tant de preuves, Ñ notamment dans l'histoire de son gouvernement ˆ Saint-Cyr, Ñ et de ce qu'elle n'avait de suite en rien, et de ce qu'elle Žtait la Ç reine des Dupes È. Non, elle n'avait pas le gožt des affaires : sa nice, Mme de Caylus, qui la connaissait bien, le dit formellement. Elle-mme l'Žcrit ˆ la princesse des Ursins : Ç Vous ne me croyez donc point, Madame, quand je vous dis que je n'entre dans aucune affaire, et qu'on aurait autant d'Žloignement pour me les communiquer que j'ai de rŽpugnance ˆ les entendre. È Mais la princesse des Ursins ni Saint-Simon ne voulaient l'en croire, parce que, ambitieux eux-mmes, ils la jugeaient ˆ leur ressemblance.
Or il y a des accents qui ne trompent pas. C'est Mme de Maintenon qui a trouvŽ les accents les plus sincres et les plus douloureux pour dŽplorer la vanitŽ des grandeurs et le nŽant des prŽtendues fŽlicitŽs qu'envie la foule des hommes. Ç Que ne puis-je vous donner toute mon expŽrience ? Que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dŽvore les grands, et la peine qu'ils ont ˆ remplir leurs journŽes ? Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait peine ˆ imaginer, et qu'il n'y a que le secours de Dieu qui m'empche d'y succomber ? J'ai ŽtŽ jeune et jolie, j'ai gožtŽ des plaisirs, j'ai ŽtŽ aimŽe partout ; dans un ‰ge un peu plus avancŽ, j'ai passŽ des annŽes dans le commerce de l'esprit ; je suis venue ˆ la faveur, et je vous proteste, ma chre fille, que tous ces Žtats laissent un vide affreux, une inquiŽtude, une lassitude, une envie de conna”tre autre chose, parce qu'en tout cela rien ne satisfait entirement. On n'est en repos que lorsqu'on s'est donnŽ ˆ Dieu. È Ce n'est, pas ainsi que s'exprime l'orgueil satisfait ; la volontŽ triomphante parle un autre langage.
Je ne crois pas, en effet, que Mme de Maintenon ait voulu sa prodigieuse ŽlŽvation. Je l'en crois bien plut™t elle-mme, qui avait des raisons d'tre la mieux informŽe, quand elle nous dit : Ç J'ai fait une Žtonnante fortune, mais ce n'est pas mon ouvrage. Je suis o vous me voyez sans y avoir tendu, sans l'avoir dŽsirŽ, sans l'avoir espŽrŽ, sans l'avoir prŽvu.... Je suis incapable d'intrigue et trs bornŽe dans mes vues.... Je ne le dis qu'ˆ vous, car le monde ne me croirait pas. È Et le monde qui ne l'a pas crue a eu tort, car il ežt suffi d'un peu de bon sens et d'y rŽflŽchir. Une telle fortune, si Mme de Maintenon l'avait voulue, elle ne l'aurait pas rŽalisŽe. Si elle avait tendu vers ce but, elle l'aurait manquŽ. De telles rŽussites et si extraordinaires n'ont pas ŽtŽ concertŽes : il aurait suffi d'y t‰cher pour tout perdre.
Le talent de Mme de Maintenon a ŽtŽ, non pas de crŽer les ŽvŽnements et de les disposer ˆ son grŽ, mais de s'y prter, de ne pas les contrarier ; elle y a ŽtŽ aidŽe par la facilitŽ de son caractre, par sa souplesse, par ce je ne sais quoi d'accommodant et de complaisant qui est en elle. Voilˆ le mot vrai : elle a ŽtŽ la complaisante de sa propre destinŽe.
Libre ˆ Saint-Simon de calomnier Ñ outrageusementÑ Mme de Maintenon. Nous savons, nous, le service qu'elle a rendu au roi et par consŽquent ˆ la France : c'est de veiller sur les dernires annŽes de Louis XIV et de nous Žpargner les hontes auxquelles Žchappe rarement Don Juan vieilli. Cela est si Žvident et le service est si Žclatant que je n'y insiste pas.
L'erreur de Saint-Simon est une erreur historique : c'est en outre une erreur artistique. Dans le portrait de Mme de Maintenon, son art violent a ŽchouŽ : il y aurait fallu un art de nuances et de demi-teintes. Il aurait fallu rendre justice ˆ tant de noblesse vraie et de beautŽ morale et de charme austre et pourtant indiquer un certain mŽlange, un peu de brume qui voile cette figure et fait que les plus belles qualitŽs n'y ont pas toute leur puretŽ et leur Žclat. Comment se fait-il qu'auprs d'elle nous ne nous sentions pas en parfaite sŽcuritŽ ? Mais c'est vrai qu'il y a toujours eu en elle je ne sais quoi de dŽconcertant. MariŽe deux fois, la premire c'est un mariage blanc et la seconde c'est un mariage secret ; maternelle sans tre mre, elle Žprouve toutes les angoisses de la maternitŽ pour des enfants qui ne sont pas les siens ; nŽe dans la misre et parvenue au fa”te des grandeurs, la gardeuse des dindons de Mme de Neuillant est la seule bergre qu'un roi ait ŽpousŽe. Reine, plus que ne l'ont ŽtŽ la plupart des reines, elle n'est pourtant pas reine avouŽe et reconnue ; elle est la vertu mme et rend des services que la vertu rŽprouve ; elle dŽteste la Cour et elle y vit ; elle a le dŽgožt des grandeurs et le gožt de la grandeur ; elle est sincrement modeste, mais c'est d'une modestie qui ne va pas sans bien de l'orgueil ; et si elle est sans dessein et nonchalante, c'est d'une nonchalance qui n'exclut pas l'artifice. On voudrait n'apercevoir que le sŽrieux, la gravitŽ, la soliditŽ et se garder de toute arrire-pensŽe, et pourtant des scrupules que nous nous reprochons nous viennent quand mme et nous gnent, comme si un peu de la complexitŽ qui Žtait en cette femme raisonnable et capricieuse, enjouŽe et mŽlancolique, forte et timide, passait en nous, pour troubler notre sympathie et inquiŽter notre admiration.
Enfin, voilˆ Saint-Simon aux affaires ! Il y arrive en 1715, gr‰ce ˆ l'amitiŽ du RŽgent.
S'il y avait un homme avec qui Saint-Simon fžt fait pour ne pas s'entendre, c'Žtait ce Philippe d'OrlŽans qui, ˆ la mort de Louis XIV, prend en mains le pouvoir sous le nom du RŽgent. Saint-Simon, parmi beaucoup de belles qualitŽs, en a une qui prime toutes les autres : c'est la puretŽ de ses mÏurs, l'austŽritŽ de sa morale Aussi voit-on dans les MŽmoires qu'il est un peu gnŽ vis-ˆ-vis de nous, d'avoir eu pour son meilleur plus fidle et plus intime ami, l'homme dont je ne dirai pas qu'il fut le plus corrompu de son temps, car il ne faut dŽcourager personne, mais qui fit le plus ouvertement profession d'tre corrompu. Il a soin de nous dire qu'il est restŽ systŽmatiquement Žtranger ˆ la vie de plaisir du prince ; et nous l'en croyons sur parole. Il nous rŽpte, ˆ maintes reprises, qu'il a donnŽ d'excellents conseils ˆ l'ami ŽgarŽ et dŽvoyŽ, et lui a fait entendre de fortes leons : nous ne doutons ni de la verdeur de ces leons ni de leur inutilitŽ. Il reste que l'intimitŽ de deux tres en si parfait contraste serait inexplicable, si elle ne s'expliquait par ce contraste mme, et par cette loi paradoxale qui veut que deux caractres faits pour se fuir, au contraire se recherchent. C'est une des mille et une fantaisies auxquelles s'amuse la Nature.
Pour moi, ˆ cette assiduitŽ de l'auteur des MŽmoires auprs de l'inquiŽtant neveu de Louis XIV, j'aperois un autre mobile, que je crois trs fort et que j'ai eu dŽjˆ plus d'une fois ˆ vous signaler : la curiositŽ du moraliste. Oui, je le pense, cet instinct de psychologue qui, chez Saint-Simon, est si impŽrieux et si sžr, devait le guider vers ce prince, de physionomie si originale, qui ressemble si peu ˆ tout ce qui l'entoure, dont l'apparition dans notre histoire est ˆ la fois si inattendue et si logique, et qui devait tre le cas le plus singulier et le plus attirant pour un amateur d'‰mes.
***
Ils Žtaient ˆ peu prs du mme ‰ge. Ils avaient ŽtŽ ŽlevŽs ensemble. Le duc d'OrlŽans ne manquait pas de compagnons de plaisir : Saint-Simon Žtait l'ami des heures difficiles. Le fils de Monsieur n'Žtait pas bien vu de son oncle : il avait tout ce qu'il fallait pour dŽplaire ˆ Louis XIV. Aussi les courtisans ne s'empressaient pas toujours autour de lui ; mme, ˆ certains jours de particulire disgr‰ce, ils faisaient autour de lui le dŽsert. Dans ce dŽsert, Saint-Simon restait seul auprs du prince, s'ingŽniant ˆ le faire rentrer en gr‰ce, et imaginant de lui rendre des services d'un genre qu'il Žtait seul ˆ lui pouvoir rendre. C'est ainsi qu'en 1709, comme des bruits f‰cheux couraient sur le duc d'OrlŽans et qu'on l'accusait d'avoir intriguŽ en Espagne pour se substituer sur le tr™ne ˆ Philippe V, Saint-Simon, voulant le rŽconcilier avec Louis XIV, s'avisa d'obtenir de lui qu'il congŽdi‰t sa ma”tresse en titre qui Žtait alors Mlle de SŽry, comtesse d'Argenton.
Saint-Simon a contŽ tout au long, dans les MŽmoires, l'histoire de cette rupture dont il fut le nŽgociateur. Il y a des gens qui ont l'art de travailler sans qu'on s'en aperoive et d'agir sans en avoir l'air. Saint-Simon n'est pas de ces gens-lˆ. Pour peu qu'il s'occupe d'une affaire, on croirait qu'il remue le monde. Donc il alla trouver le duc d'OrlŽans et, pour donner plus d'autoritŽ ˆ sa dŽmarche, il se fit accompagner du marŽchal de Besons. Un marŽchal ! On ne voit pas bien ce qu'un marŽchal vient faire en cette affaire, si ce n'est que Saint-Simon l'a conue comme une opŽration militaire et qu'il met ses arguments en ligne comme des rŽgiments.
Il fallut s'y reprendre ˆ trois fois. Le duc d'OrlŽans, qui aimait encore Mme d'Argenton, fit une belle dŽfense : finalement il dut se rendre.
Les mauvaises langues prŽtendirent qu'au fond il n'en Žtait pas f‰chŽ, qu'il Žtait las de Mme d'Argenton, qu'on avait cru lui faire rompre un lien et qu'on l'avait dŽlivrŽ d'une cha”ne. Madame, la Palatine, assure que cette brunette Žtait rapace, qu'elle le traitait comme un esclave, lui disait des mots grossiers comme on n'en dit pas ˆ un valet de chiens, et lui donnait des coups de pied. En fait de grossiretŽs, elle s'y connaissait; mais elle Žtait la mre : quand elle parle de la ma”tresse de son fils, on ne peut lui demander d'tre impartiale. Or, de toutes les ma”tresses du RŽgent il semble que celle-ci ait ŽtŽ la seule ˆ avoir un peu d'‰me, dont les autres furent si compltement dŽpourvues. Au surplus, il n'est pas besoin d'aller chercher en elle la cause d'une lassitude qui venait toute de lui. Tout lien, si lŽger qu'il fžt, avait t™t fait de peser ˆ cet inconstant.
Aprs cela, et pour un dŽtail aussi insignifiant que cette rupture, la conduite du duc d'OrlŽans allait-elle tre changŽe ? Saint-Simon le crut, mais il fut seul ˆ le croire ou ˆ l'imaginer. Le duc d'OrlŽans quittait une fille d'honneur, il prit une fille d'opŽra, et il n'en fut pas davantage. Saint-Simon avait remportŽ une victoire, mais c'Žtait une de ces victoires sans lendemain, qu'on appelle des victoires ˆ la Pyrrhus.
A quelque temps de lˆ, Saint-Simon remporta un autre succs du mme genre dans une affaire qui, ˆ l'en croire, lui cožta encore plus de peine : le mariage de la fille du duc d'OrlŽans avec le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV. Je ne sais pas comment s'y sont pris Richelieu et Mazarin, de Lyonne et Torcy pour venir ˆ bout des nŽgociations qui leur ont valu dans l'histoire la rŽputation d'avoir ŽtŽ d'assez bons diplomates. Mais ce que je sais bien, c'est que toute leur diplomatie n'est rien auprs de celle que Saint-Simon nous dit avoir mise en Ïuvre pour arriver ˆ rŽaliser ce prodige : le mariage d'une cousine avec son cousin.
D'ailleurs il avait fait de bel ouvrage ! L'adroite princesse avait jusque-lˆ cachŽ son jeu : elle prouva une fois de plus qu'il n'est pire eau que l'eau qui dort. Tout ce qu'elle dissimulait affleura soudain : Ç C'Žtait un prodige d'esprit, d'orgueil, d'ingratitude et de folie : et c'en fut un de dŽbauche et d'enttement. È Le pauvre petit duc de Berry, qui l'aimait, en demeura stupide et prit le parti de mourir. Dans le mme chapitre o il nous conte le succs de ses nŽgociations matrimoniales, Saint-Simon ajoute : Ç Plus cette princesse se laissa conna”tre... plus nous sent”mes ˆ quel point on agit en aveugle dans ce qu'on dŽsire avec le plus de passion, et dont le succs cause plus de peine, de travaux et de joie ; plus nous gŽm”mes du malheur d'avoir rŽussi dans une affaire que, bien loin d'avoir entreprise et suivie au point que je le fis, j'aurais traversŽe avec encore plus d'activitŽ... si j'avais su le demi-quart, que dis-je ? la millime partie de ce dont nous fžmes si malheureusement tŽmoins. È Et il est bien vrai que, la plupart du temps, si on savait, on agirait autrement; mais il n'est pas prouvŽ que ce serait mieux ainsi.
Quand mourut le duc de Bourgogne, tout le monde accusa le duc d'OrlŽans de l'avoir fait empoisonner : ce fut au point que, le jour des obsques, celui-ci fut insultŽ par la foule. Il n'y eut alors, pour refuser d'admettre cette abominable accusation, que Saint-Simon et Louis XIV. Pour une fois que Saint-Simon ne croit pas ˆ un empoisonnement, il est juste de lui en savoir grŽ. Le duc d'OrlŽans lui en sut grŽ, et le RŽgent tint les promesses du duc d'OrlŽans : il fit de Saint-Simon un de ses confidents.
***
On se reprŽsente assez bien comment les choses se passaient entre le prince et son rude conseiller. Saint-Simon arrivait au Palais-Royal, car la Cour n'Žtait plus ˆ Versailles et le premier soin du RŽgent avait ŽtŽ de rentrer ˆ Paris et de ramener Louis XV aux Tuileries. Donc Saint-Simon arrivait au Palais-Royal tout frŽmissant, Ñ toujours frŽmissant,Ñ et sous pression. Il gourmandait l'insouciance du RŽgent, il bombardait sa faiblesse, il tirait sur lui ˆ boulets rouges. Il s'indignait de ne trouver en lui que de Ç la filasse, pour ne pas dire du fumier È. Il s'Žcriait d'un ton fort tragique : Ç Ah ! vous voilˆ bien, dŽbonnaire ! Depuis Louis le DŽbonnaire, on n'a rien vu d'aussi dŽbonnaire que vous ! È Le RŽgent laissait passer l'orage et pleuvoir les boulets rouges : il essuyait le feu. Il connaissait cette fidŽlitŽ bruyante et un peu indiscrte. Il n'avait pas grande confiance dans les lumires du politique ; mais il aimait l'ami, comme on aime ces amis insupportables ˆ qui on passe beaucoup de choses. Il l'Žcoutait, le plus souvent avec une nuance d'ironie imperceptible, qui Žchappait ˆ Saint-Simon. Quelquefois aussi il accentuait la note, afin qu'elle ne pžt Žchapper ˆ Saint-Simon. Il avait d'ailleurs, pour supporter ce que Saint-Simon appelle des Ç r‰telŽes È, le don des natures nonchalantes sur qui tout passe sans faire impression. Quelquefois encore il l'interrompait par une de ces plaisanteries qui mettent en fureur les personnes graves, mais qui ont pour effet sžr de les dŽconcerter, de les dŽsaronner, de les prendre au dŽpourvu et de les laisser sans rŽplique. Le RŽgent renvoyait Saint-Simon dŽpitŽ, enragŽ : et il ne lui en voulait pas.
De toutes les idŽes que Saint-Simon avait soumises au RŽgent, une seule fut adoptŽe : celle qui consistait ˆ remplacer les secrŽtaires d'ƒtat par des Conseils. Aux yeux de Saint-Simon, un des pires scandales du rgne de Louis XIV avait ŽtŽ la toute-puissance des secrŽtaires d'ƒtat, c'est-ˆ-dire des ministres, qui Žtaient quelquefois de bons ministres, et mme des ministres de gŽnie, mais qui Žtaient des hommes de rien. Pour briser leur puissance, le meilleur moyen Žtait de la diviser, c'est-ˆ-dire de leur substituer une rŽunion de plusieurs personnes, un Conseil, qui,Ñ bien entendu, Ñ serait prŽsidŽ par un duc et pair. Il y eut ainsi, au lieu d'un ministre des finances, d'un ministre de la guerre, de la marine, etc., un Conseil des finances, un Conseil de la guerre, un Conseil de la marine. Si vous voulez juger de la valeur pratique de cette innovation, je vous dirai que les Conseils Žtaient ce que, dans notre systme parlementaire actuel, on appelle des Commissions....
Saint-Simon fit partie du Conseil de RŽgence, celui o tout aboutissait et qui Žtait au sommet de la hiŽrarchie. Il s'y lia avec Torcy, un diplomate de la grande Žcole, ˆ qui il dut communication de documents et de notes de la premire importance, dont il s'est servi dans les MŽmoires, en sorte que, pour la politique Žtrangre de la RŽgence, les MŽmoires sont une source d'une autoritŽ indiscutable. Et il s'y brouilla avec le duc de Noailles, de qui il disait un jour au RŽgent : Ç Je ne me cache ˆ vous, ˆ personne, ni ˆ lui-mme, que le plus beau et le plus dŽlicieux jour de ma vie ne fžt celui o il me serait donnŽ par la justice divine de l'Žcraser en marmelade et de lui marcher ˆ deux pieds sur le ventre.... È Le duc de Noailles va tre pour Saint-Simon, sous la RŽgence, ce qu'ont ŽtŽ pour lui, sous Louis XIV, les Desmarets et les Pontchartrain, qu'il poursuit de ses invectives. Il lui faut un bouc Žmissaire, sur qui faire retomber tous les pŽchŽs d'Isra‘l ; ou, si vous prŽfŽrez, il lui faut une tte de turc.
Le r™le politique de Saint-Simon fut des moins reluisants. Comme Cassandre, il gŽmissait ; et, comme Cassandre, on ne l'Žcoutait pas. La question la plus aigu‘ continuait d'tre la question financire. Pour libŽrer l'ƒtat de sa dette, Saint-Simon proposa un moyen radical : la banqueroute. Il faisait un raisonnement spŽcieux. Un roi, disait-il, n'hŽrite pas de son prŽdŽcesseur : chacun de nos rois n'est en effet que le dŽpositaire du pouvoir royal, qui existe par lui-mme, en soi et indŽpendamment de ses titulaires successifs. Mais puisque Louis XV n'hŽrite pas de Louis XIV son pouvoir, il n'hŽrite donc pas davantage de lui ses dettes ; donc il n'a pas ˆ les payer.
Le procŽdŽ parut un peu vif. On prŽfŽra le systme de Law auquel Saint-Simon Žtait trs opposŽ. Sur un autre point encore, Saint-Simon fut battu. Avec toute la vieille Cour, il Žtait partisan de l'alliance espagnole : sous deux princes de la maison de Bourbon, France et Espagne ne peuvent tre que des nations amies : il n'y a plus de PyrŽnŽes. Au contraire, Dubois fait accepter au RŽgent l'idŽe de l'alliance anglaise. Ñ Sur les deux chapitres essentiels qui dominent toute la politique de la RŽgence, l'adoption du systme de Law et l'alliance anglaise, Saint-Simon a donc ŽchouŽ.
Cette institution elle-mme des Conseils, qui avait ŽtŽ sa grande pensŽe, il fallut, aprs une expŽrience de trois annŽes, y renoncer. L'expŽrience avait ŽtŽ dŽplorable. Au Conseil de RŽgence on Žtait quinze, Ñ seize, les jours que le Roi y venait : c'est beaucoup de monde pour faire un peu de besogne. Saint-Simon conte ˆ ce sujet une jolie anecdote indiquŽe d'un trait rapide et lŽger : Ç Une fois que le roi y vint, un petit chat qu'il avait le suivit, et, quelque temps aprs, sauta sur lui, et, de lˆ sur la table o il se mit ˆ se promener et aussit™t le duc de Noailles ˆ crier parce qu'il craignait les chats. M. le duc d'OrlŽans se mit aussit™t en peine pour l'™ter, et moi ˆ sourire et ˆ lui dire : Eh, monsieur, laissez ce petit chat : il fera le dix-septime ! È. Les Conseils de la RŽgence, Žtaient une mauvaise invention : on les supprima.
De son propre Žchec Saint-Simon conclut ˆ l'inutilitŽ de tout effort. Il n'avait rŽussi ˆ rien, c'est donc qu'il n'y avait rien ˆ faire. Il a glissŽ dans les MŽmoires telle page d'une amertume o se reconna”tront tous les dŽsabusŽs : Ç Cette occasion, Žcrit-il, m'arrache une vŽritŽ que j'ai reconnue, pendant que j'ai ŽtŽ dans le Conseil, et que je n'aurais pu croire si une triste expŽrience ne me l'avait apprise, c'est que tout bien ˆ faire est impossible. Si peu de gens le veulent de bonne foi, tant d'autres ont un intŽrt contraire ˆ chaque sorte de bien qu'on peut se proposer ! Tout le bien possible ˆ faire avorte nŽcessairement toujours.... Cette affligeante rŽalitŽ... devient infiniment consolante pour ceux qui sentent et qui pensent, et qui n'ont plus ˆ se mler de rien. È Voilˆ bien de l'Žloquence pour traduire un sentiment bien banal, celui de tout politicien que la politique abandonne. En 1718, c'Žtait un peu t™t pour dŽcider que le chapitre des gloires de la France Žtait clos.
Dans toute la politique du RŽgent, il n'y a qu'une mesure o l'on retrouve, sans pouvoir s'y mŽprendre, la main de Saint-Simon c'est le fameux lit de justice qui se tint aux Tuileries le 26 aožt 1718. Je reviendrai sur l'intensitŽ de description de cette scne justement cŽlbre, quand j'Žtudierai dans une autre leon l'art de Saint-Simon. Je note seulement ici que Saint-Simon conseilla au RŽgent de tenir ce lit de justice, de le tenir aux Tuileries, et de brusquer les choses afin de prendre l'adversaire ˆ l'improviste. Il s'agissait d'humilier le Parlement, en cassant ses derniers arrts considŽrŽs comme sŽditieux, d'humilier les b‰tards en leur enlevant le rang de princes du sang, que leur avait confŽrŽ le testament de Louis XIV, et les rŽduisant ˆ leur rang d'anciennetŽ dans la pairie, d'humilier le duc du Maine en lui retirant l'Žducation de Louis XV. Tant d'humiliations en une fois, quelle aubaine et quel sujet ˆ s'y dŽlecter ! Saint-Simon machina l'affaire en grand mystre, avec ce gožt qu'il avait pour les machinations et pour le mystre. Il s'employa fiŽvreusement ˆ tout prŽparer jusque dans le moindre dŽtail et jusqu'aux dŽtails d'ameublement. Il eut des confŽrences avec Dubois, avec M. le Duc, avec le RŽgent Ñ et avec le tapissier ! Enfin la sŽance eut lieu, telle que vous la connaissez, et telle que Saint-Simon, dans ses plus beaux rves, n'avait pas osŽ l'espŽrer. Ce fut l'effondrement de ces fiers lŽgistes, l'Žcrasement de cet impudent b‰tard. Et c'est le chef-d'Ïuvre de la politique de Saint-Simon, l'aboutissement de toutes ses rancunes et de toutes ses haines, l'Žpanouissement de sa vengeance. C'est le morceau capital des MŽmoires.
Je ne crois pas d'ailleurs que cette mesure ait eu l'importance que lui prte Saint-Simon. Elle n'eut que peu d'action sur la politique gŽnŽrale. Qui sait ? Elle n'eut peut-tre pour effet que de rejeter violemment le duc du Maine dans l'opposition. PoussŽ par son intrigante de femme, il entra dans la conspiration de Cellamare. C'Žtait une conspiration pour rire. Le RŽgent Žtait d'avis d'Žtouffer l'affaire. Saint-Simon fit prŽvaloir l'autre parti qui Žtait d'arrter les conspirateurs. Le duc du Maine se laissa conduire en prison sans rŽsistance, en philosophe qui pense qu'il y sera ˆ peine plus Žtroitement captif que chez lui et qu'au moins il aura la paix. Quant ˆ la duchesse du Maine, elle se crut revenue aux beaux temps de la Fronde. On la conduisit ˆ Dijon sous bonne escorte. Ç On ežt dit, pendant la route, que c'Žtait une fille de France qu'une haine sans cause et sans droit traitait avec la dernire indignitŽ. L'hŽro•ne de roman, farcie des pices de thŽ‰tre qu'elle jouait elle-mme ˆ Sceaux depuis plus de vingt ans, ne parlait que leur langage. È Saint-Simon Žtait dŽcha”nŽ. S'il faut en croire certains tŽmoignages, ˆ ses yeux ce n'Žtait pas assez que la prison pour de telles espces. Le marquis d'Argenson Žcrit dans ses MŽmoires : Ç Ce petit boudrillon voulait qu'on f”t le procs ˆ M. le duc du Maine, et qu'on lui f”t couper la tte.... Voyez un peu quel caractre odieux, injuste et anthropophage de ce petit dŽvot sans gŽnie.... È Maintenant qu'il se mlait de vouloir faire couper la tte aux gens, Saint-Simon devenait dangereux, tout au moins gnant. Il Žtait le conseiller importun qu'il faut Žloigner ˆ tout prix : c'est ˆ quoi, de tout temps, ont servi les ambassades. Et voilˆ comment Saint-Simon devint ambassadeur.
***
Saint-Simon ambassadeur.... Si la premire qualitŽ d'un ambassadeur est une humeur conciliante, il faut avouer que Saint-Simon n'Žtait pas des mieux qualifiŽs pour ses nouvelles fonctions. Nagure, quand il s'Žtait agi de l'envoyer en ambassade ˆ Rome, ses amis lui avaient fortement conseillŽ de ne rien faire sans prendre l'avis de Mme de Saint-Simon qui, elle, avait du bon sens : ils se mŽfiaient. Mais, cette fois, il ne s'agissait que d'une ambassade extraordinaire : il n'y a, dans ces sortes d'ambassades, ni nŽgociations ˆ mener, ni affaires ˆ suivre : tout est rŽglŽ d'avance et on ne vous demande que de reprŽsenter congržment. L'entente venait de se refaire entre la France et l'Espagne et on allait la sceller par un double mariage, celui de l'infante avec Louis XV, et celui d'une fille du duc d'OrlŽans, Mlle de Montpensier, avec le prince des Asturies. Ce mariage contentait tout le monde, exceptŽ Louis XV qui pleura un peu en apprenant l'‰ge de sa fiancŽe, trois ans, et ˆ qui on eut toutes les peines du monde ˆ faire comprendre que, dans les mariages royaux, les prŽfŽrences personnelles des mariŽs ne comptent pas. Saint-Simon Žtait envoyŽ ˆ Madrid pour faire la demande solennelle de l'infante et signer le contrat.
Il avait acceptŽ cette mission et l'avait mme sollicitŽe, dans l'espoir de faire son second fils grand d'Espagne et de Ç brancher sa maison È. C'Žtait, dit-il, son unique objet, et il le rŽpte avec tant d'insistance qu'il faut qu'il en ait eu un autre ; mais il saute aux yeux que sa vanitŽ trouvait son compte ˆ jouer au personnage d'importance. Le fait est que, du jour o il se met en route, il est parfaitement en joie et s'y maintiendra jusqu'au retour. Et nous allons assister ˆ un spectacle tout nouveau, celui d'un Saint-Simon gai, content, optimiste et bonhomme.
Il partit en poste le 23 octobre, emmenant avec lui ses deux fils et un imposant cortge : Dubois avait voulu qu'il f”t bien les choses. Il passa par Bordeaux o les jurats vinrent le complimenter. A Bayonne, il fut trs bien traitŽ par la reine douairire d'Espagne qui, au moment des adieux, lui avoua qu'elle se trouvait dans le plus complet dŽnuement Ç faute de tout paiement d'Espagne, depuis des annŽes È et le pria d'obtenir pour elle quelque petite chose de Leurs MajestŽs Catholiques. Jusqu'alors, il avait eu mauvais temps ; mais, ds l'entrŽe en Espagne, le ciel se rassŽrŽna, la tempŽrature devint charmante, le pas des mules grand et doux, le chocolat exquis. Les gentilshommes qui vinrent au-devant de lui ˆ Vittoria lui firent l'effet d'tre des gentilshommes considŽrables. Les dames qui, ˆ Salinas, le prirent de monter chez elles, lui parurent, ˆ n'en pas douter, des dames de qualitŽ. Enfin tout Žtait pour le mieux dans la meilleure des Espagnes.
Ds le lendemain de son arrivŽe ˆ Madrid, le 22 novembre, il alla saluer le roi, et sa premire impression fut Ñ comment dire ? Ñ dŽconcertante. Ç Le premier coup d'Ïil, lorsque je fis ma premire rŽvŽrence au roi d'Espagne en arrivant, m'Žtonna si fort que j'eus besoin de rappeler tous mes sens pour m'en remettre. Je n'aperus nul vestige du duc d'Anjou qu'il me fallut chercher dans son visage fort allongŽ, changŽ, et qui disait encore beaucoup moins que lorsqu'il Žtait parti de France. Il Žtait fort courbŽ, rapetissŽ, le menton en avant, fort ŽloignŽ de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchaient et se coupaient en marchant, quoiqu'il march‰t vite, et les genoux ˆ plus d'un pied l'un de l'autre. Ce qu'il me fit l'honneur de me dire Žtait bien dit, mais si l'un aprs l'autre, les paroles si trainŽes, l'air si niais, que j'en fus confondu. È Le changement de climat ne lui avait pas rŽussi.
Ç La reine, que je vis un quart d'heure aprs, m'effraya par son visage marquŽ, couturŽ, dŽfigurŽ ˆ l'excs par la petite vŽrole. È Tranchons le mot : c'Žtait une dŽception.
Elle fut amplement rŽparŽe par les splendeurs de l'audience solennelle qui eut lieu trois jours aprs. Ce fut magnifique. Saint-Simon avait pris place dans un carrosse du roi attelŽ de huit chevaux gris pommelŽ. Suivaient cinq carrosses ˆ lui, vingt carrosses de grands seigneurs. On passa par des rues pavoisŽes et pleines de monde. Ç La joie Žclatait sur tous les visages et nous n'entendions que bŽnŽdictions È. Devant le palais, il se crut aux Tuileries : des rŽgiments qu'on pouvait prendre ˆ leur costume pour des gardes franaises et des gardes suisses Ç Žtaient sous les armes, les drapeaux voltigeant, les tambours rappelant et les officiers saluant de l'esponton. È On arriva entre des haies de hallebardiers jusqu'ˆ la pice dŽcorŽe pour l'audience, o le roi, debout sous un dais, n'avait plus du tout son air courbŽ et rapetissŽ. Il parla et parla si bien qu'il rendit tout son enthousiasme ˆ Saint-Simon. Lui aussi, c'Žtait un grand roi.
Puis audience chez la Reine et gŽnuflexion devant chaque dame en disant A los pies a Vuestra Excelencia, qui est une politesse espagnole qui se comprend dans toutes les langues. Enfin signature du contrat. C'est lˆ que, gr‰ce ˆ Saint-Simon, la France obtint un avantage signalŽ. L'ambassadeur avait pour instructions de prendre le pas sur le nonce. Comment y arriver ? Voici quel fut son stratagme. A peine introduit dans la salle du contr‰t, il courut se mettre ˆ la place la plus rapprochŽe du roi. Quand le nonce vint pour l'en dŽloger, il feignit de ne pas comprendre ce qu'on lui voulait, rŽpondit par des remerciements ; enfin il fit la bte.... Tel fut ce succs, dont il se montre trs fier.
Les jours suivants, on alla de fte en fte ; il y eut des banquets et des illuminations : toute l'horreur des ftes officielles. Sur la Plaza mayor, Saint-Simon parut au balcon. La foule l'acclama Ñ et lui demanda une course de taureaux. Cependant la Cour Žtait pressŽe de quitter Madrid pour aller trouver ˆ Lerme un climat moins rude. Saint-Simon l'y accompagna... et y tomba malade de la petite vŽrole. Mais il Žtait dit que tout se passerait bien, pendant cet heureux sŽjour, mme la petite vŽrole : ce fut une petite vŽrole Ç d'un bon caractre È. Promptement rŽtabli, Saint-Simon put revenir ˆ Madrid o les ftes recommencrent, cette fois en l'honneur de l'a”nŽ de ses fils qui reut la Toison d'Or, et fut armŽ chevalier de la main mme du roi maniant avec gr‰ce l'ŽpŽe de Gonzalve de Cordoue. Aprs quoi, il eut son audience de congŽ et revint en France, enchantŽ de tout le monde. C'Žtait la premire fois de sa vie. Ce fut la dernire.
***
Qu'est-ce que Saint-Simon a vu en Espagne et qu'est-ce qu'il en a rapportŽ ? Tout d'abord un tableau de la Cour d'Espagne. Ce tableau est assez sombre ; l'ambassadeur a cŽdŽ la place ˆ l'historien ; l'impartiale observation reprend ses droits.
Comme il a fait la mŽcanique de la Cour de France, Saint-Simon fait la mŽcanique de la Cour d'Espagne. Le Roi et la Reine ont mme appartement. Le matin on apporte au Roi, en guise de premier dŽjeuner, un Ç chaudeau È. Ç C'est une mixtion lŽgre de bouillon, de lait, de vin qui domine, d'un ou deux jaunes d'Ïufs, de sucre, de cannelle et d'un peu de girofle. Cela est blanc, a le gožt trs fort avec un mŽlange de douceur. È Nous partageons le gožt de Saint-Simon qui dŽclare : Ç Je n'en ferais pas volontiers mon mets.... È Pendant que Leurs MajestŽs Catholiques sont encore au lit, on prŽsente au Roi les papiers d'ƒtat, ˆ la Reine de quoi travailler en tapisserie. Le Roi se lve, donne ses audiences, entend la messe, d”ne et va ˆ la chasse. Quelle chasse ! Il n'y a dans les environs de Madrid ni gibier, ni forts. Alors on installe le Roi sous des arbres postiches, et on rabat ˆ portŽe de son fusil de malheureuses btes qu'il massacre au passage.
Et toujours Leurs MajestŽs Catholiques sont ensemble. Un tte-ˆ-tte continuel. Impossible de dire au Roi un mot que la Reine n'entende. Cela explique que lorsqu'un favori, comme Alberoni, s'est emparŽ de l'esprit de la Reine, il gouverne par elle le Roi et toutes les Espagnes. Philippe V est Ç froid, silencieux, triste È, d'une piŽtŽ toute formaliste. La Reine, une Italienne, hait les Espagnols qui le lui rendent. Tel est le couple royal.
Passons aux grands d'Espagne. Saint-Simon en fait une ŽnumŽration complte avec gŽnŽalogies : il y a des Gormas et des Bazan, des ducs d'Albuquerque et des comtes d'Onate Ñtout Ruy Blas. Saint-Simon ne manque pas cette occasion de composer une galerie de leurs portraits : quelques-uns ressemblent ˆ Don Quichotte, mais le plus grand nombre ˆ Sancho Pana. Voici le duc d'Albuquerque : Ç J'aperus devant moi, tout contre, un petit homme trapu, mal b‰ti, avec un habit grossier sang de bÏuf... des cheveux verts et gras qui lui battaient les Žpaules, de gros pieds plats et des bas gris de porteur de chaise. Je ne le voyais que par derrire, et je ne doutais pas un moment que ce ne fžt le porteur de bois de cet appartement. Il vint ˆ tourner la tte et me montra un gros visage rouge, bourgeonnŽ, ˆ grosses lvres et ˆ nez ŽpatŽ ; mais ses cheveux se dŽrangrent par ce mouvement et me laissrent apercevoir un collier de la Toison. Cette vue me surprit ˆ tel point que je m'Žcriai tout haut: Ah! mon Dieu, qu'est-ce que cela ? Le duc de Leria, qui Žtait derrire moi, jeta les mains ˆ l'instant sur mes Žpaules et me dit : Taisez-vous ! C'est mon oncle È. Et voici le duc de Verragua : Ç Vilain de sa figure, sale et malpropre ˆ l'excs, avec des yeux pleins d'esprit... d'ailleurs doux, de bon commerce, entendant raillerie, jusque-lˆ que ses amis l'appelaient familirement : Don Puerco. È
Cette cour a un dŽfaut, et nous ne nous en serions pas doutŽs, c'est l'absence d'Žtiquette. Mais tout s'en va. Et, par-dessus tout, elle a une tare : la toute-puissance de l'Inquisition. Ç Quels pays que ceux d'Inquisition ! C'est que l'Inquisition furette tout, s'alarme de tout, sŽvit sur tout avec la dernire attention et cruautŽ. Elle Žteint toute instruction, tout fruit d'Žtude, toute libertŽ d'esprit, la plus religieuse mme et la plus mesurŽe. Elle veut rŽgner et dominer sur les esprits, elle veut rŽgner et dominer sans mesure, encore moins sans contradiction, et sans mme de plaintes, elle veut une obŽissance aveugle sans oser rŽflŽchir ni raisonner sur rien, par consŽquent elle abhorre toute lumire, toute science, tout usage de son esprit : elle ne veut que l'ignorance et l'ignorance la plus grossire. La stupiditŽ dans les chrŽtiens est sa qualitŽ favorite... parce qu'elle est le fondement le plus solide de son rgne et de la tranquillitŽ de sa domination. È A ces accents vous reconnaissez le vieux gallican.... En somme, et cela ne semble pas mal vu, un pays effroyablement arriŽrŽ.
Aprs la sociŽtŽ, le pays. Car cette ambassade est par ailleurs un voyage, le seul que Saint-Simon ait jamais fait. En quatre-vingts ans, une annŽe de campagne sur le Rhin exceptŽe, Saint-Simon est sorti une seule fois de France, et pour aller jusqu'ˆ Madrid ! Encore a-t-il fallu, pour le dŽcider ˆ cette expŽdition lointaine, le mariage d'un roi avec une infante. Profitons-en pour Žtudier Saint-Simon en voyage, ou, comme on dirait aujourd'hui, Saint-Simon touriste.
C'est un touriste qui fait son mŽtier en conscience. Il se dŽtourne de son chemin pour aller voir les curiositŽs. De Madrid, o il est installŽ, il pousse jusqu'ˆ Tolde et jusqu'ˆ SŽgovie, sans y tre forcŽ. Les curiositŽs du paysage ne le retiennent pas beaucoup. A l'aller, il passe par Loyola, Ç vallŽe fort Žtroite dont les montagnes de roche qui la serrent des deux c™tŽs doivent faire une glacire, quand elles sont couvertes de neige, et une tourtire en ŽtŽ. È Au retour : Ç Nous couch‰mes ˆ Roncevaux, lieu affreux. È C'est tout ce que lui inspirent 1es PyrŽnŽes... On n'avait pas encore dŽcouvert la beautŽ de la nature alpestre ou pyrŽnŽenne ; on pensait que les montagnes bouchent l'horizon : c'est tout ce qu'on en pensait.
Il est plus attentif aux curiositŽs d'histoire et d'architecture. Il visite les lieux o il s'est passŽ quelque chose, Loyola, ou la prison de Franois Ier. Il dŽcrit les monuments. A l'Escurial, ce qui semble l'avoir surtout frappŽ, c'est la chambre mortuaire, appelŽe Pourrissoir, o justement Vend™me Žtait en train de pourrir. La cathŽdrale de Tolde, o il a tenu ˆ aller pour y entendre la messe mozarabique, est, comme toute l'Espagne, superbe et g‰tŽe par les moines. Saint-Simon leur demande de le mener ˆ la salle des Conciles ou ˆ ce qui en reste, unique but de sa visite. Eux, ne lui font gr‰ce ni d'une chapelle, ni d'une dŽvotion ni d'un miracle. Ç Enfin, quand tout fut ŽpuisŽ et qu'il fut question d'aller ˆ la salle des Conciles, ils me dirent qu'il n'en restait rien et que, depuis cinq ou six mois, ils en avaient abattu les restes pour y b‰tir leur cuisine. Je fus saisi d'un si violent dŽpit que j'eus besoin de me faire la dernire violence pour ne les pas frapper de toute ma force. Je leur tournai le dos, en leur reprochant cette espce de sacrilge en termes fort amers. È HŽlas! tout pays a ses Vandales, et ce ne sont pas toujours des moines !
Comme vous le voyez, les pages que Saint-Simon consacre ˆ l'Espagne sont loin d'tre les plus pittoresques et les plus colorŽes des MŽmoires. Saint-Simon est un homme pour qui existe non pas le monde extŽrieur, mais seulement l'extŽrieur humain. Il peint l'homme physique parce qu'ˆ travers le physique il espre voir transparaitre le moral. C'est l'‰me qui l'intŽresse. C'est la comŽdie humaine et non le dŽcor de cette comŽdie. J'imagine que, si on lui ežt parlŽ de la couleur locale, telle que l'ont comprise les romantiques, il lui ežt semblŽ que c'est un jeu assez puŽril, ou un placage assez grossier, et qu'il se fžt remis avec plus de conviction que jamais ˆ peindre des caractres. C'est ce qu'il va faire, en rentrant en France, o il allait assister presque aussit™t ˆ la fin de la RŽgence et ˆ la mort du RŽgent. Voyons-le donc, ˆ cette occasion et suivant son habitude, exŽcuter en pied le portrait du RŽgent.
***
Pour tre pleinement renseignŽ sur un homme, il faut conna”tre ses origines, son hŽrŽditŽ, l'Žducation qu'il a reue, le milieu o il s'est formŽ, les influences qui se sont exercŽes sur lui ˆ l'Žpoque o le caractre prend son pli dŽfinitif.
Gr‰ce ˆ Saint-Simon, nous connaissons intimement l'entourage du duc d'OrlŽans. Son pre, c'Žtait Monsieur. Saint-Simon a fait, de ce triste frre de Louis XIV, un portrait qui sue le mŽpris. Ç C'Žtait un petit homme ventru, montŽ sur des Žchasses tant ses souliers Žtaient hauts, toujours parŽ comme une femme, plein de bagues, de bracelets, de pierreries partout... plein de toute sorte de parfums.... On l'accusait de mettre imperceptiblement du rouge. È De complexion molle, faible de caractre, dŽfiant et sans foi. Avec cela, homme de gožt : il avait fait de Saint-Cloud une rŽsidence dŽlicieuse et il Žtait l'‰me des plaisirs de la Cour. Son fils tenait de lui physiquement ; il Žtait comme lui gros et court : ajoutez de mauvais yeux. Il avait quelques-uns de ses dŽfauts : le manque de volontŽ. H‰tons-nous de dire qu'il n'avait pas tous ses vices !
Si indigne que fžt ce pre, son fils l'aimait et il le pleura sincrement. Monsieur Žtait doux, indulgent, complaisant, lui passait ses erreurs de conduite et peut-tre l'y encourageait. Madame accuse nettement le pre d'avoir Ç dŽpravŽ È le fils : elle se plaint que tous deux Ç mnent une vie ˆ Paris, que c'en est honteux È. Elle est, elle, une parfaitement honnte femme et ce fut une mre excellente. Elle a des ridicules, et elle est mal embouchŽe, mais elle a toute sorte de vertus. Ç Madame Žtait la droiture, la vŽritŽ, la franchise mme. È Le malheur est qu'elle donne ˆ ces vertus une forme rebutante. Elle a Ç l'humeur dure et farouche È. Elle vit ˆ l'Žcart, Ç passant toute la journŽe dans un cabinet qu'elle s'Žtait choisi, o les fentres Žtaient ˆ plus de dix pieds de terre, ˆ considŽrer les portraits des Palatins et d'autres princes allemands, dont elle l'avait tapissŽ, et ˆ Žcrire des volumes de lettres tous les jours de sa vie È. Aussi, pendant longtemps son fils n'eut-il pour elle que de l'Žloignement. Joignez la sŽvŽritŽ de ce terrible oncle, Louis XIV, vieilli et chagrin. Joignez la dŽvotion de Mme de Maintenon. Madame, Louis XIV, Mme de Maintenon reprŽsentaient la vertu aux yeux du jeune prince, et ne la lui rendaient pas aimable.
Cependant l'Žducation de l'abbŽ Dubois faisait peu ˆ peu son Ïuvre. Parmi les portraits ˆ l'emporte-pice dont abondent les MŽmoires, il n'en est pas de plus saisissant que celui de Dubois. Ç L'abbŽ Dubois Žtait un petit homme maigre, effilŽ, chafouin, ˆ perruque blonde, ˆ mine de fouine, ˆ physionomie d'esprit, qui Žtait en plein ce qu'un mauvais Franais appelle un sacre, mais qui ne se peut gure exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui ˆ qui en demeurerait le ma”tre. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L'avarice, la dŽbauche, l'ambition Žtaient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens ; l'impiŽtŽ parfaite, son repos ; et l'opinion que la probitŽ et l'honntetŽ sont des chimres dont on se pare et qui n'ont de rŽalitŽ dans personne, son principe en consŽquence duquel tous moyens lui Žtaient bons. Il excellait en basses intrigues, il en vivait, et il ne pouvait s'en passer, mais toujours avec un but o toutes ses dŽmarches tendaient, avec une patience qui n'avait de terme que le succs, ou la dŽmonstration rŽitŽrŽe de n'y pouvoir arriver, ˆ moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les tŽnbres, il ne vit jour ˆ mieux en ouvrant un autre boyau. Il passait ainsi sa vie dans les sapes. È
Saint-Simon avait beaucoup de raisons de ha•r Dubois. Le portrait n'est donc pas flattŽ, mais il n'est pas mensonger. En tout cas, et c'est ici tout ce qui nous intŽresse, il est certain que Dubois eut sur son Žlve une influence dŽplorable. A-t-il perverti ses mÏurs, pour s'en faire bien venir ? Il est certain qu'il a perverti son esprit. Ç Il le flatta du c™tŽ de l'esprit dont il le persuada qu'il en avait trop et trop bon pour tre la dupe de la religion, qui n'Žtait ˆ son avis qu'une invention de politique et de tous les temps, pour faire preuve aux esprits ordinaires et retenir les peuples dans la Soumission. Il l'infatua encore de son principe favori que la probitŽ dans les hommes et la vertu dans les femmes ne sont que des chimres sans rŽalitŽ dans personne.... È Telle Žtait la doctrine de cet ecclŽsiastique.
Une femme jeune, adroite, aimable, aurait-elle pu rŽparer un peu de tout ce mal ? Mlle de Blois, qu'il Žpousa quand il avait dix-huit ans, n'aimait pas son mari, et ne chercha pas ˆ s'en faire aimer. DŽnuŽe de toute sŽduction, elle n'Žtait ni bossue ni contrefaite, mais cela y ressemblait furieusement. Le trait dominant de son caractre, c'Žtait l'orgueil. Son mari l'appelait Madame Lucifer. Saint-Simon a, pour nous donner une idŽe de cet orgueil, une de ces trouvailles d'expression qui ne sont qu'ˆ lui. C'est d'elle qu'il a dit : Ç Impitoyable... sur le rang qu'elle avait ŽpousŽ... (elle Žtait) petite-fille de France jusque sur sa chaise percŽe, È Saint-Simon attribue au dŽpit de ce mariage indigne la chute profonde que fit le duc d'OrlŽans dans les mauvaises mÏurs. Disons enfin que le prince a respirŽ cette atmosphre de la fin du XVIIe sicle o, sous une surface d'austŽritŽ, s'accumulait un flot de corruption.
Voilˆ le milieu.
Voici l'homme. Admirablement douŽ. Une intelligence vive qui s'assimilait rapidement les choses, aidŽe d'une mŽmoire qui ne les oubliait plus. Une capacitŽ militaire qui contraste avec l'incapacitŽ des autres princes, et, par exemple, du duc de Bourgogne. Non seulement de la bravoure, mais des talents de capitaine. Il se distingua au sige de LŽrida. Son idŽal, c'Žtait Henri IV, auquel il se proposa de ressembler par les beaux c™tŽs et par les autres. Des qualitŽs d'homme de gouvernement : l'art, non pas d'emporter l'obstacle de haute lutte, mais de tourner la difficultŽ, d'user la rŽsistance, de diviser pour rŽgner. Aucun gožt pour l'exercice de ce gouvernement, aucun amour du mŽtier, rien de ce que possŽdait si souverainement Louis XIV. En revanche, beaucoup de talents moins nŽcessaires ˆ la pratique du pouvoir qu'ˆ l'embellissement de la vie. Une haute culture ; assez initiŽ ˆ la philosophie pour pouvoir discuter avec Leibniz ; connaisseur en beaux-arts et mme artiste, collectionneur et lui-mme peintre ; fou de la musique qui commenait de faire tourner les ttes. Ç Rien n'est tant ˆ la mode prŽsentement que la musique, Žcrit Madame. Je dis souvent ˆ mon fils qu'il en deviendra fou, quand je l'entends parler sans cesse de bŽmol, bŽcar, bŽfa, et autres choses de ce genre auxquelles je n'entends rien ; mais M. le Dauphin, mon fils et la princesse de Conti en parlent durant des heures entires. È L'invasion de la musique commenait et aussi celle de la science. Le duc d'OrlŽans avait au Palais-Royal un laboratoire trs bien installŽ sous la direction d'un savant Žtranger, nommŽ Homberg.... L'ouverture d'esprit, la curiositŽ intellectuelle, tous les talents, tous les dons, toutes les sŽductions d'un prince dilettante.
Avec cela des mÏurs effroyables. La dŽbauche, l'orgie. Chaque soir, par un rite invariable, ces soupers qui rŽunissent au Palais-Royal, portes closes et gardŽes par deux laquais herculŽens, des rouŽs, des filles et la duchesse de Berry. On s'enivre ˆ rouler sous la table, on Ç dit des ordures ˆ gorge dŽployŽe et des impiŽtŽs ˆ qui mieux mieux È. Car, autant que dŽbauchŽ, le RŽgent est impie. Et l'impiŽtŽ le mne ˆ la superstition. Il ne croit pas en Dieu, mais il donnerait tout au monde pour voir le diable. La chimie, ˆ cette Žpoque, voisine avec l'alchimie, et on met au nombre des sciences les sciences occultes. Saint-Simon conte tout au long une sŽance qui eut lieu chez Mme d'Argenton et o on lut l'avenir dans un verre d'eau : on y vit, comme je vous vois, la mort du duc de Bourgogne et la rŽgence du duc d'OrlŽans. On se croirait dŽjˆ au temps de Cagliostro et du baquet de Mesmer.
Comment expliquer, chez un mme homme, ce mŽlange de haute distinction d'esprit, de grossiretŽ dans les mÏurs et de superstition ? Saint-Simon l'a fait d'un mot : Ç Il Žtait nŽ ennuyŽ È. L'ennui, c'est la plaie secrte qui le ronge et dont toutes choses procdent chez lui, les meilleures et les pires. De lˆ cette noble curiositŽ, ce dŽsir d'explorer tout le champ des connaissances humaines : et de lˆ cette autre curiositŽ qui poursuit dans le plaisir l'espoir sans cesse dŽu d'une sensation inconnue. De lˆ cette inconstance, qui cherche dans le changement un remde ˆ la lassitude, Ñ Ç ds qu'il savait une chose (ou qu'il la possŽdait) elle ne lui faisait plus de plaisir È, et ce dŽgožt de soi-mme, et cette tristesse, et cette amertume que jadis le pote Lucrce vit se lever du sein des voluptŽs.
Une grande intelligence, un caractre faible, l'habitude du vice, l'ennui, est-ce tout ? Il manque encore un trait essentiel, Ñ peut-tre le plus original, le plus nouveau et le plus important. Et celui qui l'a dŽcouvert avec une sžretŽ de diagnostic et signalŽ avec un bonheur d'expression dont Saint-Simon resta ŽtonnŽ, c'est Louis XIV. Saint-Simon nous rapporte une conversation qu'eut avec le roi son chirurgien, MarŽchal, un des plus honntes et savants hommes de cette cour. MarŽchal, qui empcha Louis XIV de croire que son neveu fžt un empoisonneur, se mit ˆ le louer devant le roi Ç sur son esprit, sur ses diverses sciences, sur les arts qu'il possŽdait, et ˆ dire plaisamment que, s'il Žtait un homme ˆ avoir besoin de gagner sa vie, il aurait cinq ou six moyens de la gagner grassement. Le roi le laissa causer un peu, puis, aprs avoir souri de cette idŽe par laquelle MarŽchal avait comme terminŽ son discours, il reprit un air sŽrieux, regarda MarŽchal : "Savez-vous, lui dit-il, ce qu'est mon neveu ? Il a tout ce que vous venez de dire : c'est un fanfaron de crimes". A ce rŽcit de MarŽchal, je fus dans le dernier Žtonnement d'un si grand coup de pinceau: c'Žtait peindre, en effet, M. le duc d'OrlŽans d'un seul trait et dans la ressemblance la plus juste et la plus parfaite. Il faut que j'avoue que je n'aurais jamais cru le roi un si grand ma”tre. È
La fanfaronnade, voilˆ ce que le bon sens de Louis XIV avait su dŽmler dans la psychologie complexe de son neveu. Le RŽgent est le vicieux qui fait parade de ses vices. C'est le dŽbauchŽ que la dŽbauche n'amuse pas, mais qui s'y applique, par vanitŽ de passer pour l'homme le plus dŽbauchŽ de son temps. Il enviait le grand prieur de Vend™me qui, depuis quarante ans, ne s'Žtait pas couchŽ une seule lois sans tre ivre-mort. Il est impie par mauvaise gloire. Il emporte un Rabelais ˆ la messe de No‘l et il veut qu'on le sache. Il prend une joie maligne ˆ scandaliser. Et c'est ici qu'on retrouve l'Žlve de Dubois. Ni le gožt du plaisir, ni l'incrŽdulitŽ n'Žtaient choses nouvelles en France et ailleurs. Mais cette forme cŽrŽbrale de la dŽbauche, ce libertinage ˆ froid, cette gloriole ˆ se vanter de ce dont on devrait rougir, cette perversion de la vanitŽ, voilˆ ce qui est nouveau et qui arrive bien ˆ sa date au dŽbut du XVIIIe sicle....
Vous voyez maintenant quel est le vŽritable profit qu'a tirŽ Saint-Simon de son intimitŽ avec le RŽgent : elle nous a valu ce portrait, chef-d'Ïuvre d'une analyse pŽnŽtrante subtile, implacable, qui va chercher, jusque dans les replis les plus cachŽs, le secret d'une ‰me.
***
On dit Ç le sicle de Louis XIV È, et aussi Ç l'Žpoque du RŽgent È. Un homme influe sur son temps, comme son temps influe sur lui. Le RŽgent personnifie l'Žtat moral d'une partie de la sociŽtŽ franaise, au dŽbut du XVIIIe sicle, et pareillement les mÏurs de la RŽgence vont tre ˆ l'image de celles que nous venons de voir chez le RŽgent.
De l'esprit, de l'ŽlŽgance, du brillant et, sous ces gracieux dehors, un ennui morne qui essaie de tous les remdes. L'appŽtit de jouissance qui fait explosion avec cette fivre de l'agio et ces fortunes soudaines qu'a improvisŽes la banque de Law. La folie de plaisir qui, gr‰ce ˆ cette invention nouvelle des bals de l'OpŽra, mle toutes les classes de la sociŽtŽ dans une sarabande effrŽnŽe. Les idŽes de devoir et de famille tournŽes en dŽrision. Un abaissement de la morale publique, menant ˆ la dŽb‰cle d'une sociŽtŽ. Et ˆ la base, l'irrŽligion.
Nous avons ŽtudiŽ en Saint-Simon le peintre d'histoire : il nous reste ˆ voir en lui le peintre de mÏurs.
L'histoire n'enregistre que les grands ŽvŽnements : les changements de rgne ou de rŽgime, les conqutes des armes ou de la diplomatie, les mesures d'ordre gŽnŽral. On ridiculise aujourd'hui cette histoire officielle sous le nom de l'histoire-batailles, et, ne la trouvant pas assez scientifique, on la supprime. On a bien tort. Ces grands ŽvŽnements sont des rŽsultantes o se rŽsume ˆ chaque moment la vie complexe et mouvante des peuples ; et ils sont des points de repre, des ”lots de lumire qui nous permettent de nous retrouver et de nous diriger dans les sombres avenues du passŽ. Nos enfants, ˆ qui on refuse de les enseigner, n'ont plus sous les yeux qu'un fouillis amorphe, indistinct et obscur. Commenons donc par savoir la grande histoire.
Aprs cela, nous pourrons convenir que l'autre, la petite histoire, nous touche de plus prs, est plus ˆ notre taille et ˆ notre usage, nous charme ou nous Žmeut par un incomparable attrait d'intimitŽ. Elle relate les menus faits de la vie quotidienne ; elle suit le juge sur son sige, le prtre ˆ l'autel, l'homme dans sa famille ; elle retrace les coutumes et les modes. Nous reconnaissons les soucis et les plaisirs, les occupations et les divertissements, qui sont encore les n™tres. Il est curieux, non sans mŽlancolie, de constater que les nouveautŽs dont nous nous Žtonnons sont vieilles comme le monde, que d'autres avant nous ont souffert des mmes chagrins dont nous nous croyons les premires victimes, et que d'autres ont commis les mmes erreurs dont nos descendants, de l'un ˆ l'autre, se repasseront la tradition. Ainsi tout se recommence. On change un peu le dŽcor, on rafra”chit un peu les costumes ; mais c'est la mme pice, puisque ce sont les mmes passions.
Cette histoire des mÏurs, La Bruyre l'a Žcrite dans les Caractres, et Balzac dans la ComŽdie humaine. C'est celle que nous allons demander aujourd'hui aux MŽmoires de Saint-Simon.
Quand nous Žvoquons par l'imagination une sociŽtŽ disparue, ce que nous voyons d'abord rŽappara”tre, c'est la tonalitŽ gŽnŽrale de l'Žpoque: pour le XVIe sicle, l'‰pre coloris d'une re de violence ; pour le XVIIIe, les couleurs aimables d'un temps qui connut la douceur de vivre. Puis, dans cet ensemble, nous distinguons des groupes : classes sociales, conditions, professions, grands seigneurs, gens d'ƒglise, gens de robe, gens de plume ou d'ŽpŽe. Puis, de ces groupes, peu ˆ peu se dŽgagent les individus qui les composent, dont chacun est le produit de son milieu et pourtant a sa physionomie propre. Chacun de nous est l'homme de son temps, l'homme de sa condition, l'homme de son caractre. Ainsi procde l'analyse pour explorer la partie du domaine qui peut tre connue : le reste est mystre.
***
A distance, la sociŽtŽ du temps de Louis XIV nous appara”t rŽgulire, disciplinŽe, ordonnŽe, polie et policŽe. A y regarder de prs, c'est un peu diffŽrent.
On a dit qu'un bon moyen pour apprŽcier une sociŽtŽ, c'est de la juger sur la qualitŽ des plaisanteries qui l'amusent. Les plaisanteries dont on s'amuse ˆ la cour de Louis XIV ne sont pas toujours des plus dŽlicates. Nous avons dŽjˆ vu les plaisanteries, qu'on faisait ˆ Mme Panache, et ces boulettes de mie de pain qu'on lui lanait, et ces sauces dont on lui emplissait les poches. Voyons ce qui amusait Louis XIV. Mme de Thianges et Mademoiselle Ç Žtaient fort propres pour leur manger. Le roi prenait plaisir ˆ leur faire mettre des cheveux dans du beurre et dans des tourtes et ˆ leur faire d'autres vilenies pareilles. Elles se mettaient ˆ crier, ˆ vomir et lui ˆ rire de tout son cÏur. È Et voyons ce qui amusait le duc de Bourgogne, l'incomparable Dauphin, et la duchesse de Bourgogne, l'exquise princesse. Ils avaient pris pour cible la princesse d'Harcourt, dont Saint-Simon, qui n'aime pas les Lorrains, nous trace ce portrait : Ç C'Žtait alors une grande et grosse crŽature, fort allante, couleur de soupe au lait, avec de grosses et vilaines lippes et des cheveux de filasse toujours sortants et tra”nants comme tout son habillement. Sale, malpropre.... C'Žtait une furie blonde, et de plus une harpie. È Avec une furie qui de plus est une harpie, et qu'elle soit d'ailleurs brune ou blonde, on peut se permettre quelques espigleries. Donc une fois le duc de Bourgogne lui accommoda un pŽtard sous son sige dans le salon o elle jouait au piquet. Ç Comme il y allait mettre le feu, quelque ‰me charitable l'avisa que ce pŽtard l'estropierait et l'empcha. È Une autre fois, en hiver, ˆ Marly, on attendit qu'elle fžt couchŽe. La duchesse de Bourgogne et sa suite envahissent soudain sa chambre et la bombardent de boules de neige. Ç Cette sale crŽature au lit, ŽveillŽe en sursaut, froissŽe et noyŽe de neige sur les oreilles et partout, ŽchevelŽe, criant ˆ pleine tte et remuant comme une anguille, sans savoir o se fourrer, fut un spectacle qui les divertit plus d'une demi-heure, en sorte que la nymphe nageait dans son lit, d'o l'eau, dŽcoulant de partout, noyait toute la chambre. Il y avait de quoi la faire crever. Le lendemain, elle bouda.... È On aurait boudŽ ˆ moins.
Ces plaisanteries et d'autres du mme acabit nous semblent des plaisanteries dŽtestables. Elles ne le semblent pas ˆ Saint-Simon. Il n'a pas un mot pour les dŽsapprouver. En les racontant, il s'en amuse : il estime qu'elles n'excdent pas la mesure permise entre gens bien ŽlevŽs.
Concluons-en que l'Žducation de cette sociŽtŽ laisse encore ˆ dŽsirer. C'est une sociŽtŽ dont l'Žducation n'est pas achevŽe. Ce point a ŽtŽ trs bien ŽlucidŽ dans un livre qui porte ce titre : La ComŽdie humaine dans Saint-Simon. L'auteur, un des plus brillants professeurs de l'UniversitŽ, M. AndrŽ Lebreton, montre que cette sociŽtŽ est, non pas vieillie et usŽe, mais dŽbordante de santŽ et d'une vigueur de tempŽrament qui ne raffine pas. On est bien portant, on est entra”nŽ ˆ tous les sports, on vit ˆ cheval, on chasse ˆ courre ; c'est le lendemain de la guerre civile, et quant ˆ la guerre Žtrangre elle se continue, entrecoupŽe de rares intervalles de paix qui ne sont que des rŽpits : on conserve dans le langage et dans les manires un peu de la rudesse des camps.
Les femmes ne s'en choquent pas et se mettent au ton. Les plus distinguŽes emploient couramment des termes dont la verdeur aurait un joli succs dans les salons d'aujourd'hui. Pour peu qu'une discussion s'Žlve, on commence par les gros mots : la princesse de Conti traite la duchesse de Chartres de Ç sac ˆ vin È et la duchesse de Chartres traite la princesse de Conti de Ç sac ˆ guenilles È. On continue par les voies de fait : il n'est pas rare que les scnes de mŽnage s'achvent par des luttes ˆ main plate et ˆ coups de pied. La princesse d'Harcourt, dŽjˆ nommŽe, bat ses gens, jusqu'au jour o une femme de chambre s'enferme avec elle et la laisse ˆ moitiŽ assommŽe sur le carreau.
Un des vices les plus rŽpandus est l'ivrognerie je dis : rŽpandus parmi les femmes. Ç Mme la duchesse de Bourgogne fit un souper ˆ Saint-Cloud avec Mme la duchesse de Berry.... Mme la duchesse de Berry et M. le duc d'OrlŽans, mais elle bien plus que lui, s'y enivrrent au point que Mme la duchesse de Bourgogne, Mme la duchesse d'OrlŽans, et tout ce qui Žtait lˆ ne surent que devenir.... L'effet du vin, haut et bas, fut tel qu'on en fut en peine et ne la dŽsenivra point, tellement qu'il la fallut ramener en cet Žtat ˆ Versailles. Tous les gens des Žquipages la virent et ne s'en turent pas.... È Les femmes boivent et elles fument ; entendez qu'elles fument la pipe. A Marly, Monseigneur, qui est restŽ tard ˆ jouer, passe devant l'appartement de Mme la duchesse de Chartres et de Mme la duchesse. Il Ç les trouva qui fumaient avec des pipes qu'elles avaient envoyŽ chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites, si cette odeur gagnait, leur fit quitter cet exercice. Mais la fumŽe les avait trahies. Le roi leur fit le lendemain une rude correction. È Quant au jeu, tout le monde joue, et joue gros jeu, par besoin d'Žmotions violentes ; on joue et on triche ; on triche jusqu'ˆ la table du roi ; et comme tout le monde triche, cela rŽtablit les chances.
***
Les conditions mme de la vie sont rudes. Je ne parle pas seulement du manque de confort, mais du manque de sŽcuritŽ. Les routes sont infestŽes de brigands, qui ne sont pas des brigands d'opŽra-comique et qui arrtent parfaitement les carrosses entre Paris et Versailles, ou Fontainebleau. En 1707, un parti ennemi, une quinzaine d'ImpŽriaux, conduits par un ancien violon du prince de Bavire, Guetem, se risque jusqu'aux portes de Paris ; ils se tiennent cachŽs dans les bois, s'invitent ˆ Versailles au souper du roi ; puis, un soir, tandis que le grand Žcuyer Beringhem s'en revient ˆ Paris dans son carrosse, ils l'enlvent et s'acheminent avec leur prise vers la frontire. On les rattrapa, et ce fut tout ˆ leur honneur : c'Žtaient des ennemis gŽnŽreux qui avaient permis ˆ leur prisonnier de se reposer. Guetem fut amenŽ au roi qui le fŽlicita de sa hardiesse et de sa courtoisie : pendant quelques jours, il fut la coqueluche de Paris.
Heureux temps pour les voleurs ! On volait jusque chez le roi, et avec une audace, une insolence inou•es. La grande galerie Žtait meublŽe de velours cramoisi avec des crŽpines et des franges d'or. Un beau matin, les franges se trouvrent toutes coupŽes. Quelques jours plus tard, Saint-Simon Žtait au souper du roi. Ç Vers l'entremets, j'aperus je ne sais quoi de fort gros et comme noir, en l'air sur la table, que je n'eus le temps de discerner ni de montrer par la rapiditŽ dont ce gros tomba sur le bout de la table.... Le bruit que cela fit en tombant et la pesanteur de la chose pensa l'enfoncer et fit bondir les plats.... Le roi, au coup que cela fit, tourna la tte ˆ demi, et, sans s'Žmouvoir en aucune sorte : Je pense, dit-il, que ce sont mes franges. È. Comment dans un endroit si plein de monde avait-on pu lancer un si lourd paquet ? Et combien cela suppose de complicitŽs ! Quoi qu'en pense Saint-Simon, Louis XIV n'eut pas tort d'augmenter considŽrablement les attributions et le personnel du lieutenant de police.
Dans ce milieu, encore si favorable aux prouesses et aux fantaisies de l'individualisme, les types d'aventuriers ne sont pas rares. Vaudray Ç chanoine de Besanon... prit un mousquet, devint capitaine de grenadiers et reut trente-deux blessures dont plusieurs presque mortelles, ˆ l'attaque de la contrescarpe de Coni, sans vouloir quitter prise, et y fut laissŽ pour mort. Cette action le fit conna”tre. È Elle le fit conna”tre avantageusement.
Mais l'exemple le plus curieux, le spŽcimen le plus achevŽ d'heureux forban, c'est celui de l'abbŽ de Vatteville. Sa vie, telle que Saint-Simon la raconte, est un extraordinaire roman d'aventures. Il s'Žtait fait chartreux, sa nature excessive Žtant allŽe tout droit ˆ l'observance la plus rigoureuse. Il parait qu'il avait beaucoup d'esprit, mais d'un genre qui ne s'accommodait pas avec la vie monastique. Il songea donc ˆ s'en affranchir, tant et si bien qu'un beau jour le prieur le trouva Ç en habit sŽculier, sur une Žchelle È, dans le dessein Žvident de sauter pardessus le mur. Voilˆ le prieur ˆ crier. Et voilˆ l'autre ˆ le tuer d'un coup de pistolet. Le fugitif gagne la campagne, s'arrte dans un mŽchant cabaret, se fait apprter ˆ d”ner d'un gigot ˆ la broche, lorsque survient un voyageur qui lui demande fort civilement de partager avec lui. Notre dŽfroquŽ, trouvant qu'il y en avait pour un, non pour deux, tue son homme d'un coup de pistolet, d”ne de bon appŽtit, paye, remonte ˆ cheval, et tire pays. Ne sachant que devenir, il s'en va en Turquie, est fait bacha et guerroie contre les VŽnitiens. Lˆ il trouve moyen de faire parler au gŽnŽralissime, promet de lui livrer plusieurs places et des secrets des Turcs, moyennant qu'on lui rapportera l'absolution du pape de tous ses mŽfaits et pleine rŽintŽgration dans l'ordre de prtrise. Tout le monde y trouvait son compte, sauf le Grand Turc ; mais Vatteville se moquait de lui et de quelques autres. C'est ainsi qu'il put revenir en Franche-ComtŽ, o il manqua l'archevchŽ de Besanon, mais o il eut l'abbaye de Baume et y vŽcut paisiblement, sauf quelques sŽjours Ç ˆ Paris et ˆ la Cour, o il Žtait toujours reu avec distinction. È Je ne me souviens plus si Stendhal a eu connaissance des aventures de Vatteville. Quelle belle occasion de s'extasier et de prononcer : Ç il y a de l'Žnergie ! È
***
Il y avait de l'Žnergie. On menait la vie intense. Aprs quoi, on savait mourir. Non seulement on mourait avec courage, avec piŽtŽ, avec sŽrŽnitŽ, mais un usage d'une incomparable noblesse morale voulait qu'on mit Ç un intervalle entre la vie et la mort È. On quittait son emploi, on se dŽfaisait de ses charges, on renonait ˆ toutes les affaires, sauf une, qui suffisait ˆ vous occuper, et c'Žtait cette grande affaire de la mort.
Laissons de c™tŽ les Ç conversions È fameuses, celles de Pascal, de RancŽ, de Racine. Ceux-lˆ sont de trop grands esprits, qui ne prouvent pas pour la masse. Mais ce n'Žtait pas un grand esprit que Du Charmel, gentilhomme de Champagne. Ç Tout lui riait : l'‰ge, la santŽ, le bien, la fortune, la cour, les amis, mme les dames, et des plus importantes, qui l'avaient trouvŽ ˆ leur grŽ. Dieu le toucha par la lecture d'Abbadie De la vŽritŽ de la religion chrŽtienne ; il ne balana ni ne disputa, et se retira dans une maison joignant l'institution de l'Oratoire. Le roi eut peine ˆ le laisser aller : Quoi, lui dit-il, Charmel, vous ne me verrez jamais ? È. Mot magnifique d'orgueil na•f ! Du Charmel renona ˆ voir le roi, pour contempler Dieu de plus prs... C'Žtait un seigneur ˆ la douzaine que M. de Saint-Louis, brigadier de cavalerie, qui se retira ˆ la Trappe. Un jour, c'est Le Peletier, ministre d'ƒtat, qui se dŽmet de sa charge, rend ses pensions au roi, se retire ˆ Villeneuve, o il ne voit plus que Ç sa plus Žtroite famille et quelques gens de bien È. Un autre jour, c'est Pontchartrain qui rapporte au roi la cassette o il gardait les sceaux, et, la lui ayant rendue, sort de lˆ Ç l'‰me plus ˆ l'aise È pour aller finir sa vie dans une chambre de l'Oratoire. C'Žtait la coutume. On avait trop le respect de la mort pour se laisser surprendre par elle, et ne pas tout prŽparer pour la bien recevoir. On pensait qu'il ne convient pas de passer sans transition de la vanitŽ des affaires et de la dissipation des plaisirs au calme de l'ŽternitŽ. Telles Žtaient ces ‰mes, auxquelles on peut passer un peu de rudesse, qu'elles savaient si bien racheter. L'Žpoque de Louis XIV est une de celles o la plante humaine, en France, a poussŽ avec plus de vigueur et le plus droit.
***
Parcourons maintenant quelques groupes sociaux, et d'abord la Cour.
La Bruyre a dŽfini l'atmosphre du lieu, quand il a dit : Ç L'on se couche ˆ la Cour et l'on se lve sur l'intŽrt.... È La Cour est essentiellement un endroit o l'on fait sa cour. On fait sa cour au roi. On la fait d'abord par l'assiduitŽ, par la prŽsence rŽelle et continue, par le soin qu'on met ˆ voir sans cesse le ma”tre et ˆ en tre vu. L'abbŽ de Mailly, nommŽ ˆ l'archevchŽ d'Arles, proteste au roi qu'il ne peut renoncer au bonheur de le voir, et lui demande la permission de faire chaque annŽe un voyage ˆ Versailles, et ˆ Versailles uniquement. Ç En effet, il n'y manqua point et ne s'arrtait point ˆ Paris. Il dŽbarquait chez moi ; je le couchais dans un trou d'entresol qui me servait de cabinet, et le roi lui savait le meilleur grŽ du monde d'une conduite qui lui marquait un attachement dont il Žtait jaloux.... È Mais ici, le plus bel exemple, le classique du genre, c'est La Rochefoucauld, le fils de l'auteur des Maximes : Ç Jamais valet ne le fut de personne avec tant d'assiduitŽ et de bassesse, il faut l‰cher le mot, avec tant d'esclavage. Le lever et le coucher, les deux autres changements d'habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi de tous les jours, il n'en manquait jamais, quelquefois dix ans de suite sans dŽcoucher d'o Žtait le roi, et sur le pied de demander congŽ, non pas pour dŽcoucher, car en plus de quarante ans il n'a jamais couchŽ vingt fois ˆ Paris, mais pour aller d”ner hors de la Cour et ne pas tre de la promenade : jamais malade et sur la fin rarement et courtement de la goutte. È N'est-ce pas le plus beau trait de courtisanerie : s'empcher d'tre malade pour ne pas manquer la promenade du roi ?
On fait sa cour au roi en affichant des idŽes et des sentiments conformes ˆ ceux du roi et qui changent avec son ‰ge et son humeur. Quand le roi Žtait jeune et galant, Molire, pour faire sa cour, Žcrivait Amphitryon o il est dit que
le partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui dŽshonore.
Sous un roi vieilli et dŽvot, le courtisan est dŽvot. Il y a une dŽvotion de cour qui consiste ˆ frŽquenter les offices aux jours et aux heures o le roi y vient et ˆ n'y pas venir quand le roi n'y vient pas. Saint-Simon conte ˆ ce sujet une bien jolie anecdote : Ç Brissac (major des gardes), peu d'annŽes avant sa retraite, fit un Žtrange tour aux dames. C'Žtait un homme droit, qui ne pouvait souffrir le faux. Il voyait avec impatience toutes les tribunes bordŽes de dames, l'hiver, au salut, les jeudis et les dimanches, o le roi ne manquait gure d'assister, et presque aucune ne s'y trouvait, quand on savait de bonne heure qu'il n'y viendrait pas ; et, sous prŽtexte de lire dans leurs Heures, elles avaient toutes de petites bougies devant elles pour les faire conna”tre et remarquer. Un soir que le roi devait aller au salut, et qu'on faisait ˆ la chapelle la prire de tous les soirs, qui Žtait suivie du salut quand il y en avait, tous les gardes postŽs et toutes les dames placŽes, arrive le major vers la fin de la prire, qui, paraissant ˆ la tribune du roi, lve son b‰ton et crie tout haut : "Gardes du roi, retirez-vous, rentrez dans vos salles, le roi ne viendra pas". Aussit™t les gardes obŽissent ; murmures tout bas entre les femmes : les petites bougies s'Žteignent et les voilˆ toutes parties. Lˆ-dessus arrive le roi qui, bien ŽtonnŽ de ne pas voir de dames remplir les tribunes, demanda par quelle aventure il n'y avait personne. Au sortir du salut, Brissac lui conta ce qu'il avait fait, non sans s'espacer sur la piŽtŽ des dames de la cour. Le roi en rit beaucoup et tout ce qui l'accompagnait. L'histoire s'en rŽpandit incontinent aprs : toutes les femmes auraient voulu l'Žtrangler, È Telle est cette dŽvotion, celle mme dont La Bruyre a dit : Ç Un dŽvot est celui qui, sous un roi athŽe, serait athŽe È. C'est un masque qu'on s'applique sur le visage, mais on risque d'tre dŽmasquŽ.
Faire sa cour est un art qui exige non pas seulement de la santŽ et de l'attention, mais de l'Žtude, du tact, de la finesse, du doigtŽ. Flatter ne suffit pas, il y faut la manire. L'abbŽ de Polignac, avec tout son esprit, ne l'avait pas. Ç Il suivait le roi dans ses jardins de Marly ; la pluie vint : le roi lui fit une honntetŽ sur son habit peu propre ˆ la parer : Ce n'est rien, sire, rŽpondit-il, la pluie de Marly ne mouille point. È L'encens est une odeur agrŽable, mais fade : quand il n'enivre pas, il ŽcÏure. D'Antin, qui reut Mme de Maintenon dans sa propriŽtŽ de Petit-Bourg, en fit tant qu'elle ne put s'empcher de lui dire Ç et devant le monde, qu'elle se trouvait bien heureuse de n'avoir pas dŽplu au roi le soir, chez lui, parce qu'elle Žtait trs assurŽe, par tout ce qu'il venait de faire, qu'en ce cas-lˆ il l'ežt envoyŽe coucher sur le pavŽ du grand chemin È. Car on fait sa cour ˆ Mme de Maintenon, comme on la fait au roi. On la fait aussi ˆ Mlle Choin, et ˆ la chienne de Mlle Choin, ˆ qui le marŽchal d'Huxelles envoie, chaque matin, de l'autre bout de Paris, des ttes de lapins. On la fait ˆ la duchesse de Berry, et celle-ci Žtant accouchŽe ˆ sept mois, il se trouva que tout le monde Žtait nŽ ou avait eu des enfants ˆ sept mois. On fait la cour ˆ Bontemps, ˆ la vieille Nanon, ˆ l'apothicaire du roi et au b‰tard de son apothicaire.
Prend-on le chemin d'tre bien en cour ? c'est une ruŽe vers le Ç soleil levant È. Mais un vent de disgr‰ce vient-il ˆ souffler ? c'est la solitude et l'herbe croit au seuil de votre porte. Oh ! la disgr‰ce ! mal terrible, spŽcial ˆ la Cour, et dont on meurt ! Racine en est mort, et Vauban Ç consumŽ de douleur È, et tant d'autres. C'est une mort lente et sžre. ‚'a ŽtŽ celle du prince de Conti : quand la faveur du roi lui revint, il Žtait trop tard, il ne put Ç tre ramenŽ ˆ la vie È. Et celle de Boufflers qui avait rendu tant de services, qui peut-tre avait rendu trop de services : Ç Un ver rongeur le mina peu ˆ peu.... Il ne fit plus que languir depuis et ne passa pas deux ans È. Cette horreur de la disgr‰ce ˆ laquelle succombent les courtisans, a un pendant : c'est l'horrible abandon o tombent les grands quand ils n'ont plus de faveurs ˆ distribuer. Relisez les rŽcits que Saint-Simon nous a laissŽs de la mort des grands personnages, de Monseigneur et du Roi lui-mme : comme le vide se fait autour du mourant ! Auprs du corps, c'est tout juste s'il reste pour le veiller quelques moines et quelques Ç valets intŽrieurs È. Mais quoi ! un mort ne peut plus rien.... !
Telles sont les mÏurs autour du pouvoir, dans une monarchie. Nul ne croira qu'elles soient trs diffŽrentes dans une RŽpublique.
***
Aprs la Cour, le Parlement. Pour Saint-Simon, c'est l'ennemi personnel. Quatre premiers prŽsidents s'Žtant succŽdŽ ˆ la tte de notre grande assemblŽe pendant la pŽriode qu'embrassent les MŽmoires, il trouve le moyen de les diffamer tous les quatre. A Lamoignon il reproche son r™le dans l'affaire Fargues, et de s'tre engraissŽ du Ç sang de l'innocent È. Potier de Novion lui succŽda : il falsifiait les arrts et prononait autrement qu'il n'avait ŽtŽ opinŽ ˆ l'audience ; ce pour quoi le roi le chassa, et il mourut dans l'ignominie. Harlay se serait appropriŽ un dŽp™t qui lui aurait ŽtŽ confiŽ. De Mesmes aurait ŽtŽ un tel dŽbauchŽ, que Ç son pre ne lui Žpargnait pas les coups de b‰ton et lui jetait quelquefois les assiettes ˆ la tte, ayant bonne compagnie ˆ sa table, qui se mettait entre deux È. Quatre coquins !
C'est le duc et pair qui parle. Mais mme alors, l'observateur ne perd pas ses droits : il note, chez deux hommes de mme profession, le trait qui distingue chacun d'eux et le caractŽrise, Chez Lamoignon, le magistrat homme du monde, de grande ŽlŽgance et de haut style, le trait original, c'est ce gožt pour les lettres, ce soin de s'entourer d'Žcrivains et d'artistes, cette Ç attention singulire ˆ capter les savants de son temps, ˆ les assembler chez lui ˆ certains jours È, cette rŽputation qui lui est restŽe d'tre un MŽcne. La marque, chez Achille de Harlay, c'est l'austŽritŽ : une mise sŽvre, un Ç rabat presque d'ecclŽsiastique È, un grand savoir, mais qui ne sacrifie pas aux gr‰ces, une parole sentencieuse, une prononciation lente et rude qui martle la phrase, avec une sorte d'humour grave, et des mots d'esprit qui sont des coups de boutoir. C'est le magistrat de la vieille roche. En regard, le magistrat de la nouvelle Žcole, et mme du nouveau jeu : le prŽsident de Mesmes affecte de ne pas frŽquenter les gens de robe, porte l'habit et la cravate, est des ftes de Sceaux, joue la comŽdie ; c'est le magistrat Ç petit maitre È pour salons du XVIIIe sicle, annonant l're des Montesquieu, des prŽsidents HŽnault et des prŽsidents de Brosses.
Aprs cela, Saint-Simon a-t-il ŽtŽ injuste pour le Parlement ? Cela ne fait pas de doute. Mais il n'avait pas tort de voir dans l'opposition des Parlements un danger pour le maintien de l'ordre de choses qu'il affectionnait : nous savons qu'elle devait fortement contribuer ˆ prŽparer la RŽvolution.
***
SŽvre pour les gens de robe, Saint-Simon l'est ˆ peine moins pour les gens d'Žglise.
Il s'incline devant la grande figure d'un Bossuet ; il s'arrte, curieux mais respectueux, devant la figure d'un FŽnelon si attirante en sa diversitŽ. Mais parmi ces Žvques, ˆ qui est confiŽe la garde de l'Žvangile, combien peu de pasteurs ŽvangŽliques ! Pour un cardinal de Noailles, archevque de Paris, qui apporte dans ces hautes fonctions son Ç innocence baptismale È, pour un Coislin, Žvque d'OrlŽans, un Nesmond, Žvque de Bayeux, qui sont des saints, combien de prtres ambitieux, mondains ou dissolus ! Cet autre archevque de Paris, Harlay, que Saint-Simon nous montre avec sa bonne amie, la duchesse de Lesdiguires, Ç ˆ Conflans, dont il avait fait un jardin dŽlicieux et qu'il tenait si propre qu'ˆ mesure qu'ils s'y promenaient tous deux, des jardiniers les suivaient ˆ distance pour effacer leurs pas avec des r‰teaux È, et cet Žvque de Troyes, grand joueur et favori des dames : Ç elles ne l'appelaient que le Troyen, et chien d'Žvque et chien de Troyen, quand il leur gagnait leur argent È, Il est vrai que le premier finit dans la disgr‰ce et le second dans la pŽnitence.
Par malheur, Ñ je dis : par malheur pour lui, Ñ Saint-Simon a mŽconnu une des sources les plus pures o s'est retrempŽ le catholicisme au XVIIe sicle : l'admirable Saint-Sulpice de M. Olier et les missions fondŽes par celui qu'on appelait alors Ç Monsieur Vincent È. Il n'a pas assez de brocarts contre les Ç barbes sales de Saint-Sulpice. È Non qu'il nie les vertus de ces humbles prtres qui eurent justement pour raison d'tre de rappeler l'Žminente dignitŽ des humbles dans l'ƒglise. Mais ils sont ignorants et enttŽs, et surtout ce sont Ç gens de bas lieu, pauvres, crasseux et huileux ˆ merveille È. Qu'on en fasse des curŽs de campagne, passe encore, mais des Žvques ! Ce fut le tort de Godet des Marais, Žvque de Chartres, directeur de conscience de Mme de Maintenon. Saint prtre, mais d'une naissance vile et obscure et, qui pis est, formŽ ˆ Saint-Sulpice ! Quel bien en attendre ? Il a contribuŽ ˆ la ruine de l'ƒglise.
Autant que les Sulpiciens et pour des raisons justement opposŽes, Saint-Simon dŽteste les JŽsuites. Il avait ŽtŽ formŽ par eux ; mais on sait qu'ils n'ont pas eu toujours ˆ se louer de leurs anciens Žlves. Il avait ŽtŽ liŽ avec eux ; mais de plus en plus, il s'Žtait rapprochŽ des jansŽnistes, et au moment o il rŽdige les MŽmoires, on peut dire qu'il est tout jansŽniste. Il reproche aux jŽsuites leur esprit de domination et leur ultramontanisme. Leur rve est d'Žtablir l'Inquisition; or, dit Saint-Simon, Ç je tiens l'Inquisition abominable devant Dieu et devant les hommes È. Rve en partie rŽalisŽ par la Ç Constitution È qui a suivi la bulle Unigenitus, et qui a Žtabli une Inquisition de fait. Saint-Simon a tracŽ un portrait terrible du P. Tellier, confesseur du roi, entirement dŽvouŽ ˆ sa Compagnie, et dont il dit : Ç Il ežt fait peur au coin d'un bois È.
En revanche, le jansŽnisme est ˆ ses yeux Ç ce que les derniers sicles ont produit de plus saint, de plus pur, de plus savant È. Il n'en parle qu'avec Žmotion, dŽplorant l'aveuglement du roi, qui peut-tre souponna l'injustice des mesures que de mauvais conseillers lui inspirrent contre de grands chrŽtiens et de pieuses filles. MarŽchal, son chirurgien, lui ayant demandŽ la permission d'aller ˆ Port-Royal-des-Champs pour une opŽration, il l'accorda ˆ condition que MarŽchal lui rapporterait fidlement au retour ce qu'il aurait vu. Et MarŽchal ayant tŽmoignŽ hautement pour les religieuses, le roi soupira comme un homme qui se sent ˆ la fois coupable et impuissant ˆ rŽagir. Mais la prŽvention qu'on lui avait inculquŽe contre les jansŽnistes Žtait trop forte. SollicitŽ pour un gentilhomme qui bržlait d'tre invitŽ ˆ Marly : Ç Ne dit-on pas qu'il est jansŽniste ? Ñ Lui ! Il ne croit pas en Dieu. Ñ Alors, fit le roi, vous pouvez le mener. È
Une des pages les plus fortes qu'il y ait dans les MŽmoires, superbe d'indignation contenue, est celle o Saint-Simon raconte la destruction de Port-Royal-des-Champs, en octobre 1709. Pendant la nuit du 28 au 29, le monastre avait ŽtŽ investi par des rŽgiments de gardes franaises. D'Argenson arriva dans la matinŽe du 29. Ç Il se fit ouvrir les portes, fit assembler toute la communautŽ au chapitre, montra une lettre de cachet, et, sans lui donner plus d'un quart d'heure, l'enleva tout entire. Il avait amenŽ force carrosses attelŽs, avec une femme d'‰ge dans chacun ; il y distribua les religieuses suivant les lieux de leur destination qui Žtaient diffŽrents monastres, ˆ dix, ˆ vingt, ˆ trente, ˆ quarante et jusqu'ˆ cinquante lieues du leur, et les fit partir de la sorte, chaque carrosse accompagnŽ de quelques archers ˆ cheval, comme on enlve des crŽatures publiques d'un mauvais lieu.... Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrŽs ˆ Port-Royal-des-Champs de les faire exhumer et porter ailleurs ; et on jeta dans le cimetire d'une paroisse voisine tous les autres, comme on put, avec l'indŽcence qui se peut imaginer. Ensuite, on procŽda ˆ raser la maison, l'Žglise et tous les b‰timents, comme on fait des maisons des assassins des rois, en sorte qu'enfin il n'y resta pas pierre sur pierre. Tous les matŽriaux furent vendus et on laboura et sema la place.... Je me borne ˆ ce simple et court rŽcit d'une expŽdition si militaire et si odieuse. È Les victoires remportŽes par la force armŽe sur de pieuses femmes n'ont jamais fait honneur aux gouvernements qui y ont eu recours.
Autant qu'il est jansŽniste, Saint-Simon est gallican, et cette fois il ne s'en dŽfend pas, Žtant convaincu que les libertŽs de l'Žglise gallicane sont, non pas des privilges, Ç mais la pratique constante de l'ƒglise universelle que celle de France a jalousement conservŽe et dŽfendue contre les entreprises et les usurpations de la Cour de Rome. È Donc il est d'avis Ç qu'on ne doit pas filer doux avec la Cour de Rome È, mais qu'il faut lui tenir tte. Pour cela, commencez par n'avoir pas de cardinaux franais, qui sont plus dŽvouŽs au pape qu'au roi, Ayez un clergŽ qui ait de l'autoritŽ, Žtant de grande naissance. Et ayez moins de couvents. Les religieux mendiants ne servent ˆ rien, exception faite pour quelques capucins, qui font le service de pompiers dans les incendies. Il y a trop de religieuses : cela nuit ˆ la repopulation et nous met, vis-ˆ-vis de l'armŽe allemande, en Žtat d'infŽrioritŽ numŽrique.... C'est le langage d'un bourgeois libŽral de la Restauration, pour ne pas dire plus...
***
Deux puissances s'Žlevaient autour de Saint-Simon, dont il avait pu constater les progrs et ˆ qui appartenait l'avenir.
L'une Žtait celle des financiers. Saint-Simon n'en parle presque pas : il Žtait gnŽ. La Bruyre a dit : Ç Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : c'est un malotru.... S'il rŽussit, ils lui demandent sa fille È. C'est ce qu'avait fait le marŽchal de Lorge en Žpousant la fille du financier FrŽmont, dont la fortune Žtait considŽrable et n'Žtait pas sans reproche. Quand on a pour belle-mre la fille d'un traitant, cela oblige ˆ quelque rŽserve.
L'autre puissance Žtait celle des gens de lettres. Saint-Simon n'en parle qu'avec une lŽgretŽ dŽdaigneuse. Il a mentionnŽ plusieurs grands Žcrivains du XVIIe sicle et le plus souvent il les a apprŽciŽs d'un trait juste, mais si rapide et si insuffisant ! Il ne dit pas un mot de Molire. En revanche, il fait l'Žloge de Scarron ; mais c'est, je pense, pour tre dŽsagrŽable ˆ Louis XIV. Il ne prononce pas le nom de Montesquieu, et il Žcorche celui de Voltaire. Cette impertinence lui a ŽtŽ trs reprochŽe. On a fait ˆ ce propos un piquant rapprochement. On s'est rappelŽ qu'ˆ l'Žpoque o le pre de Saint-Simon devint premier Žcuyer de Louis XIII, le pote Malherbe avait annoncŽ cet ŽvŽnement en termes qui, pour le dŽdain, supportent toute comparaison. Ç Vous avez su, Žcrivait-il ˆ un de ses amis, le congŽ donnŽ ˆ Baradat : nous avons un sieur Simon, page de la mme Žcurie, qui a pris sa place. È Le Ç sieur Simon de la mme Žcurie, È Ñ qui n'Žtait autre que le futur duc Claude de Saint-Simon, Ñ vaut, et au delˆ, le Ç Arouet fils d'un notaire qui l'Žtait de mon pre È. Ce sont dŽdains qu'on se renvoie d'une classe sociale ˆ une autre, et qui ne font de mal ˆ personne.
***
Il nous reste ˆ voir quel r™le jouent dans les MŽmoires ces autres acteurs de la ComŽdie humaine, nos passions, nos travers, nos dŽfauts, nos vices, les tares que nous apportons en naissant, tares morales et tares physiologiques.
Il y a dans les MŽmoires des maniaques, des malades de l'esprit ; et il n'est pas, dans notre histoire, de plus beau nom que le leur : ce sont les CondŽ. Elle est terrible, cette descendance du grand CondŽ : une descendance d'anormaux. D'abord M. le prince, qui n'est pas M. le prince le hŽros, mais simplement M. le prince. Saint-Simon en a tracŽ ce portrait : Ç Fils dŽnaturŽ, cruel pre, mari terrible, ma”tre dŽtestable, pernicieux voisin, sans amitiŽ, sans amis, incapable d'en avoir. È Bourreau de lui-mme et des autres, il fallait Žchapper ˆ son joug ou y succomber. Sa seconde fille avait ŽpousŽ le duc du Maine ; celle-lˆ Žtait libŽrŽe ; les autres Ç regrettaient la condition des esclaves È : Mlle de CondŽ mourut de chagrin. Sa continuelle victime Žtait sa femme, Mme la princesse. Il faut dire qu'elle Žtait faite en victime, et il est impossible de lire sans attendrissement le portrait ridicule et touchant qu'en trace Saint-Simon. Ç Elle Žtait Žgalement laide, vertueuse et sotte ; elle Žtait un peu bossue et avec cela un gousset fin, qui se faisait suivre ˆ la piste, mme de loin.... La piŽtŽ, l'attention infatigable de Mme la princesse, sa douceur, sa soumission de novice, ne la purent garantir ni des injures frŽquentes, ni des coups de pied et de poing qui n'Žtaient pas rares È. La malheureuse !
M. le prince ne manquait ni de savoir, ni d'esprit, ni de charme dans la conversation ; il avait du gožt, s'entendait ˆ organiser une fte, et il contribua pour sa part ˆ embellir sa demeure princire. Ç Chantilly Žtait ses dŽlices. Il s'y promenait, toujours suivi de plusieurs secrŽtaires avec leur Žcritoire et du papier, qui Žcrivaient ˆ mesure ce qui lui passait par l'esprit pour raccommoder et embellir. Il y dŽpensa des sommes prodigieuses... È Il Žtait tour ˆ tour avare et magnifique, passait d'un excs ˆ l'autre, incapable d'Žquilibre. Ç Les quinze ou vingt dernires annŽes de [sa] vie furent accusŽes de quelque chose de plus que d'emportement et de vivacitŽ. On disait tout bas qu'il y avait des temps o tant™t il se croyait chien, tant™t quelque autre bte, dont alors il imitait les faons, È Finalement il s'imagina qu'il Žtait mort et refusa toute nourriture, sous prŽtexte que les morts ne mangent pas. Il fallut lui persuader qu'il y a des morts qui mangent, lui en amener : il ne mangeait qu'avec eux.
Son fils, M. le duc, qui avait reu une excellente Žducation, Ñ c'Žtait l'Žlve de La Bruyre, n'Žtait gure moins redoutable. Ç Sa fŽrocitŽ Žtait extrme et se montrait en tout. C'Žtait une meule toujours en l'air, qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'Žtaient jamais en sžretŽ.... È Si la comparaison ne vous suffit pas. en voici une autre avec Ç ces animaux qui ne semblent nŽs que pour dŽvorer et pour faire la guerre au genre humain È. Saint-Simon ajoute : Ç Quiconque aura connu le prince, n'en trouvera pas ici le portrait chargŽ. È
Ce qu'il y a encore de plus sinistre chez ces dŽtraquŽs, ce sont leurs gaietŽs. Le pauvre Santeuil l'apprit ˆ ses dŽpens. C'Žtait un charmant homme, qui faisait trs bien les vers latins. Il Žtait de toutes les ftes chez les CondŽ. M. le duc l'emmena aux ƒtats de Bourgogne, et un soir Ç il se divertit ˆ le pousser de vin de Champagne, et, de gaietŽ en gaietŽ, il trouva plaisant de verser sa tabatire pleine de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et de le faire boire ˆ Santeuil, pour voir ce qui en arriverait. Il ne fut pas longtemps ˆ en tre Žclairci : les vomissements et la fivre le prirent et, en deux fois vingt-quatre heures, le malheureux mourut dans des douleurs de damnŽ ! È. L'anecdote a ŽtŽ contestŽe, je le reconnais : d'autres prŽtendent que Santeuil serait mort de coups de chenet que lui aurait assŽnŽs son protecteur.
M. le duc eut une fin tragique. C'Žtait pendant le carnaval de 1710. On l'attendait pour un souper joyeux. Il eut une attaque sur le Pont-Royal. On le rapporta chez lui. Ç Il ne donna nul signe de vie que d'horribles grimaces et mourut sur les quatre heures du matin du mardi-gras, au milieu des parures, des masques, des costumes de bal, sous les yeux de tout ce grand monde conviŽ pour un spectacle diffŽrent.... È Ces CondŽ Žtaient des demi-fous. Vous me direz : Ç Telle est l'hŽrŽditŽ des grands hommes : leur gŽnie est une nŽvrose ; elle se change en folie chez leurs descendants. È Heureusement l'explication est inexacte. La folie Žtait dans la famille, mais non pas du c™tŽ de CondŽ. C'est sa femme, ClŽmence de BrŽzŽ, qui mourut enfermŽe, comme Žtait morte sa mre. C'Žtait le mystre, le douloureux secret de cette maison illustre. Aujourd'hui comme alors, le monde est plein de dŽtraquŽs, dont les grands-parents n'ont pas gagnŽ la bataille de Rocroy.
Aprs les malades atteints d'aliŽnation mentale, les maniaques de l'idŽe fixe, ceux qu'une seule pensŽe, une passion unique possde comme une chose. D'abord les ambitieux : j'en ferais dŽfiler sous vos yeux toute une galerie, si j'en avais le temps. Le type le plus extraordinaire en serait encore cette princesse des Ursins, qui, ˆ soixante ans, envoyŽe en Espagne, y devient toute-puissante, est une premire fois disgraciŽe, reprend le pouvoir, et, brutalement congŽdiŽe, se rŽfugie ˆ Rome, o, exilŽe, elle rencontre le roi et la reine d'Angleterre Ñ des rois en exils ! Ñ et bient™t les gouverne. Ç Quelle triste ressource ! Mais enfin c'Žtait une idŽe de cour et un petit fumet d'affaires pour qui ne s'en pouvait plus passer.... È Nous aurions aussi des vaniteux, des avares, des dŽvots tournŽs ˆ l'imbŽcillitŽ, comme ce duc Mazarin devenu la proie des moines et des bŽats, qui mutila les plus belles statues, barbouilla les plus rares tableaux, par dŽcence, refusa d'Žteindre le feu qui avait pris ˆ son ch‰teau pour ne pas contrarier le bon plaisir de Dieu et voulut faire arracher les dents de devant ˆ ses filles pour les guŽrir du pŽchŽ de coquetterie. Nous aurions des mŽnages d'intrigants, comme est ce mŽnage d'O : l'un poussant l'autre, le mari fait mŽtier d'austŽritŽ et la femme de galanterie. Et des complaisantes, une marŽchale de Rochefort, une duchesse de Montausier, ˆ ne pas les compter. Et des menteuses, comme Mme de Blansac, ˆ qui Ç les histoires entires coulaient de source, È sans qu'il y ežt un mot de vrai.
Mais il y aurait aussi de grands caractres et d'honntes gens, et de bons mŽnages, comme il y en avait tant dans la vieille France, et comme on en trouve beaucoup chez Saint-Simon, ˆ commencer par le sien. Je ne rŽsiste pas au plaisir de vous dire un mot d'une femme dont Saint-Simon fait un complet Žloge, quoiqu'elle ežt longtemps trempŽ dans la bourgeoisie et qu'il lui en rest‰t Ç quelque petite odeur. È C'est Mme de Pontchartrain, la chancelire. Elle Žtait admirable par le mŽlange de dignitŽ et de politesse, d'esprit et de bon sens. Nulle autre ne savait mieux qu'elle tenir une maison. Ç Il est surprenant qu'une femme de la robe, qui n'avait vu le monde qu'en Bretagne, fžt en si peu de temps au fait, aux manires, ˆ l'esprit, au langage de la Cour et dev”nt un des meilleurs conseils qu'on pžt trouver pour s'y bien gouverner. È Saint-Simon oublie que pour tre bourgeoise et mme bourgeoise de province, on n'en est pas moins femme. Celle-ci s'entendait mieux qu'aucune autre ˆ donner une fte, et le lendemain matin ˆ visiter ses pauvres. Ce qu'elle distribuait en aum™nes Žtait ˆ ne pas croire. Elle avait fondŽ ˆ Versailles une communautŽ de jeunes filles pauvres, un h™pital ˆ Pontchartrain. Lors du terrible hiver de 1709, elle se surpassa, donnant du pain et des vtements, faisant vivre jusqu'ˆ trois mille personnes par jour. Une intimitŽ de tous les instants et de toutes les pensŽes avec son mari ˆ qui elle ne fit qu'un chagrin, celui de mourir la premire. Ç Telle fut la chancelire de Pontchartrain que Dieu Žpura de plus en plus par de longues et pŽnibles infirmitŽs... È De la vertu et de l'agrŽment, de la gaietŽ et de la bontŽ, le don naturel et l'art de faire du bonheur autour de soi, si j'ai tenu ˆ vous prŽsenter la Chancelire, c'est que son portrait est celui de beaucoup de femmes en France, ˆ toutes les Žpoques de la France.
***
A qui a vu tant de choses, portraiturŽ tant de gens, rŽflŽchi sur tant d'ŽvŽnements, il est naturel de demander la conclusion de son expŽrience.
Quelle est d'abord la philosophie de l'histoire qui se dŽgage des MŽmoires ?
Comment s'expliquent, d'aprs Saint-Simon, les grands faits dont les consŽquences se prolongent ˆ l'infini ? Ils s'expliquent, si c'est lˆ s'expliquer, par les plus petites causes. Exemple. Savez-vous quelle fut l'origine de la guerre de 1688 ? Un jour Louvois accompagnait Louis XIV en train de reb‰tir Trianon. Le roi montre ˆ Louvois une fentre plus Žtroite que les autres. Louvois conteste. Le roi insiste et se f‰che. Louvois revient chez lui, dŽpitŽ, assurant qu'il est perdu, mais qu'il y mettra bon ordre en suscitant une guerre qui fera de lui l'homme nŽcessaire.... Ainsi l'Europe fut mise ˆ feu et ˆ sang parce que Louis XIV et son ministre n'avaient pas ŽtŽ du mme avis sur les dimensions d'une fentre dans une maison en construction !
Et ce n'est pas un exemple isolŽ : il en est toujours ainsi : dans toutes les grandes affaires, on trouve que Ç rien n'est plus lŽger que leur premire cause, et toujours un intŽrt trs incapable de causer de tels effets. È Il faut donc tenir compte d'un facteur secret et qui pourtant n'Žchappe qu'ˆ une observation superficielle : l'intervention de la Providence. C'est elle Ç ˆ qui quelques grains de sable suffisent pour arrter les plus furieux orages de la mer. È Mais ses desseins nous sont cachŽs. Elle nous mne par des voies mystŽrieuses ˆ des fins que nous ignorons ; n'essayons pas de comprendre : inclinons-nous !
Quant ˆ la philosophie de l'existence, ˆ la conception de la vie qui circule ˆ travers les MŽmoires, maintenant que vous connaissez la teinte gŽnŽrale de l'ouvrage, le dramatique des rŽcits, l'‰pretŽ des portraits, vous ne doutez pas qu'elle ne soit parfaitement sombre et dŽsespŽrŽe. Saint-Simon l'a exprimŽe en maints endroits de son livre, et il l'a rŽsumŽe dans cette page d'une Žloquence si douloureuse :
Ç Ecrire l'histoire de son pays et de son temps, c'est se montrer ˆ soi-mme pied ˆ pied le nŽant du monde, de ses craintes, de ses dŽsirs, de ses espŽrances, de ses disgr‰ces, de ses fortunes, de ses travaux ; c'est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durŽe de toutes ces choses et de la vie humaine ; c'est se rappeler un vif souvenir que nul des heureux du monde ne l'a ŽtŽ et que la fŽlicitŽ, ni mme la tranquillitŽ ne peut se trouver ici-bas ; c'est mettre en Žvidence que s'il Žtait possible que cette multitude de gens de qui on fait une nŽcessaire mention avait pu lire dans l'avenir le succs de leurs intrigues, tous, ˆ une douzaine prs tout au plus, se seraient arrtŽs tout court ds l'entrŽe de leur vie, et auraient abandonnŽ leurs vues et leurs plus chres prŽtentions ; et que cette douzaine encore, leur mort, qui termine le bonheur qu'ils s'Žtaient proposŽ, n'a fait qu'augmenter leurs regrets par le redoublement de leurs attaches. È Tel est le paradoxe de l'humaine condition : la vie nous est insupportable et ce que nous en supportons le moins, c'est l'idŽe de la quitter.
Vous voyez maintenant quelles mŽditations emplirent cet intervalle que, lui aussi, Saint-Simon s'Žtait rŽservŽ entre la vie et la mort. Sa philosophie, c'est le pessimisme, mais le pessimisme chrŽtien, celui de Pascal et de Bossuet, celui qui, de nos tŽnbres, fait jaillir la splendeur des vŽritŽs Žternelles. Puisque rien ne s'explique ici-bas et rien ne se suffit, c'est donc que la clŽ du mystre est ailleurs, au delˆ. Il n'est pas indiffŽrent de voir un des hommes qui ont menŽ sur la vie la plus large enqute, et poussŽ le plus avant dans la connaissance du cÏur humain, aboutir ˆ un acte d'humilitŽ, de foi et d'abandon ˆ Dieu.
C'EST Mme de Sta‘l qui a Žtabli une distinction fameuse entre deux catŽgories d'Žcrivains : les Ç Žcrivains penseurs È et les Ç Žcrivains artistes È. Comme elle n'Žtait certainement pas du nombre des Žcrivains artistes, c'est dŽjˆ une indication. Mais serrons d'un peu plus prs le sens d'une expression souvent employŽe mal ˆ propos.
L'Žcrivain artiste se reconna”t au don qu'il a reu d'apercevoir toutes choses d'aprs une optique spŽciale qui les dŽforme lŽgrement, mais pour en complŽter et en achever l'image. SpontanŽment et par une nŽcessitŽ de sa complexion intellectuelle, il applique au monde de la rŽalitŽ les lois d'un autre monde moins imparfait. Il est cet homme dont parle Platon, qui, avant de venir parmi nous, a contemplŽ les idŽes dont les tres ne sont que le reflet, et qui s'en souvient, en sorte que les tres d'ici-bas lui apparaissent ˆ travers leurs modles idŽaux.
Cette disposition d'esprit est irrŽflŽchie, instinctive, inconsciente : l'artiste est persuadŽ qu'il copie la nature, et quand on cherche ˆ lui prouver qu'il l'arrange, on l'irrite, on ne le convainc pas. Corneille et Racine, dans leurs tragŽdies, prennent toute sorte de libertŽs avec les dates, changent ˆ leur grŽ le cours des ŽvŽnements et tuent les vivants ou ressuscitent les morts suivant que cela importe ˆ leur dŽnouement : ce sont des artistes. GÏthe, ˆ qui on prouve que son Egmont n'est pas l'Egmont de l'histoire et qui se borne ˆ rŽpondre : Ç C'est mon Egmont È, est un artiste. ætre artiste, don qu'on apporte en naissant et que rien ne remplace : on a connu de tout temps, et on conna”t de notre temps, des Žcrivains excellents, qui ont toute sorte de qualitŽs, l'abondance, la conscience, l'invention, le gožt et bien d'autres encore ; seulement on a nŽgligŽ d'inviter au baptme la fŽe que vous savez, et elle a jetŽ un sort : Ç Tu ne seras pas artiste È. Alors ils ont beau s'acharner : rien n'y fait.
On peut tre artiste ou ne l'tre pas, dans n'importe quel genre et n'importe quelle Žcole. Chateaubriand et Flaubert n'ont entre eux nulle ressemblance, sauf qu'ils sont tous deux des artistes.
Don prŽcieux, enviable, enviŽ, mais dangereux aussi ; car il est toujours dangereux de se distinguer et de ne pas voir les choses comme les autres les voient ; et les autres ont des moyens de vous faire payer l'impertinence que vous avez de ne pas leur ressembler. Mais l'artiste aura sa revanche, et un instinct secret qui est en lui l'en avertit ; car tout passe et un jour viendra o rien de ce qui existait autour de nous ne subsistera, rien que l'Ïuvre d'art, supŽrieure ˆ la rŽalitŽ ŽphŽmre, et qui porte en soi le caractre de ce qui dure.
Je voudrais vous montrer en Saint-Simon un de ces Žcrivains artistes : aprs quoi, notre conclusion sur la valeur historique, sur la signification et la portŽe de son Ïuvre, se dŽgagera d'elle-mme.
***
Il est d'abord une objection ˆ laquelle je suis sžr que vous me reprocheriez de rŽpondre longuement : c'est celle qui consiste ˆ croire que Saint-Simon, en grand seigneur dŽdaigneux du travail de l'Žcrivain, a jetŽ h‰tivement sur le papier des pages frŽmissantes et nŽgligŽes. C'est Chateaubriand qui a dit : Ç il Žcrivait ˆ la diable pour l'immortalitŽ. È Rien n'est plus faux. Rien n'est en plus complte contradiction avec la manire de travailler particulire ˆ Saint-Simon, telle que nous la connaissons. Comme nous l'avons vu, il a commencŽ par rŽdiger les Additions au Journal de Dangeau. Puis il a composŽ ses Notices sur les duchŽs-pairies et sur les grandes charges de la couronne. Enfin il a Žcrit les MŽmoires, qui ont ŽtŽ suivis du Parallle des trois rois Bourbons. Or il n'est pas rare que les mmes scnes ou les mmes portraits se retrouvent dans ces quatre ouvrages, en quatre versions successives, identiques pour le fond, mais diffŽrentes par la forme, et parfois prŽsentant des diffŽrences trs sensibles. C'est le procŽdŽ lui-mme de l'Žcrivain soucieux de perfection, qui reprend sans cesse son propre ouvrage et le remet sur le mŽtier.
Parmi les Additions plusieurs, et non des moins curieuses, n'ont pas ŽtŽ recueillies par Saint-Simon et ne figurent pas dans les MŽmoires : il n'a pas trouvŽ qu'elles eussent de place dans l'ensemble. D'autres ont ŽtŽ considŽrablement rŽduites. Je ne vous en citerai qu'un exemple. Il est parlŽ dans les MŽmoires d'un Žvque de Noyon, qui Žtait Clermont-Tonnerre, Ç cŽlbre par sa vanitŽ È. On aurait fait un volume avec toutes les sottises que sa vanitŽ lui avait inspirŽes et surtout avec celles qu'on prtait ˆ ce riche. Ce volume, Saint-Simon l'avait fait ou presque. Dans une Addition au Journal de Dangeau qui ne contient pas moins de cinq pages, et dans une Notice sur les Pairs ecclŽsiastiques qui n'en contient pas moins de dix-huit, il avait rŽdigŽ un vŽritable Clermontiana. De toutes ces anecdotes Saint-Simon n'en a insŽrŽ qu'une dans les MŽmoires, celle de 1a rŽception de l'Žvque de Noyon ˆ l'AcadŽmie franaise. Louis XIV le trouvait ridicule et s'en Žgayait, comme tout le monde. Mais il avait de l'amitiŽ pour lui : il pensa qu'on pouvait toujours bien en faire un acadŽmicien. Donc il fit savoir son dŽsir ˆ MM. de l'AcadŽmie qui s'inclinrent, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement ; mais ils attendirent leur nouveau confrre au jour de sa rŽception. Ce jour-lˆ, l'abbŽ de Caumartin, directeur, lui adressa un discours qui Žtait un Ç tissu de louanges si dŽmesurŽes et en mme temps si parfaitement ridicules, mais o l'esprit brillait, que ce fut en effet un chef-d'Ïuvre de badinage, de dŽrision voilŽe de gaie et d'Žloquence È. C'Žtait la merveille du persiflage.
Celui qu'on persifle doit s'Žpanouir d'abord, se f‰cher ensuite : c'est la rgle du jeu, Pendant que l'abbŽ de Caumartin lui cassait l'encensoir, l'Žvque de Noyon se pavanait pour la plus grande joie de l'assistance : aprs, il s'aperut qu'on s'Žtait moquŽ de lui, ou on l'en fit apercevoir, et il s'en plaignit au roi. Oncques depuis, Louis XIV ne s'avisa plus de pratiquer ˆ l'AcadŽmie la candidature officielle....
Le plus souvent, au lieu d'abrŽger, Saint-Simon dŽveloppe, amplifie, ajoute des dŽtails. Dans les Additions, il est dit que Louis XIII mourant dicta ˆ Chavigny une liste des charges qu'il distribua : Ç Il y nomma M. de Saint-Simon [mon pre] ˆ la charge de grand Žcuyer, le publia, le dit ˆ M. de Saint-Simon qui reut les compliments et qui en fit toutes les fonctions aux obsques du roi. È Dans les MŽmoires, le mme fait est rapportŽ, mais non plus en ces termes succincts : avec le temps, il a beaucoup gagnŽ en pathŽtique. Ç L'Žcrit dictŽ ˆ Chavigny fut lu tout haut devant tout le monde.... Mon pre, Žperdu de douleur, ne put rŽpondre au roi qui l'avait fait grand Žcuyer que par se jeter sur ses mains et les inonder de ses larmes, ni autrement que par elles aux compliments qu'il en reut.... Il en fit les fonctions aux obsques du roi, et il m'a souvent dit qu'en jetant l'ŽpŽe royale dans le caveau il fut au moment de s'y jeter lui-mme. È Ces larmes font trs bien dans la scne et le geste de se jeter dans le caveau, encore qu'un peu mŽlodramatique, est d'un bon serviteur ; mais ces beautŽs ont ŽtŽ ajoutŽes aprs coup... Nous ne pouvons poursuivre ici ce travail de comparaison. Mais on le trouvera tout fait dans l'Ždition Boislisle et c'est un des services sans nombre que nous rend cette admirable Ždition dont le laborieux achvement tient au cÏur de tous les fervents de Saint-Simon.
Entre les Additions qui sont dŽjˆ les MŽmoires et les MŽmoires eux-mmes, Ñ entre ces deux Žtats d'une mme Ïuvre, Ñ l'Žcrivain a fait subir ˆ chaque partie de l'Ïuvre un Žnorme travail. En gŽnŽral, les Additions sont plus sches, Žcrites en termes plus mesurŽs; les MŽmoires sont plus dŽveloppŽs et combien plus acerbes, plus passionnŽs, plus violents ! Entre les deux rŽdactions vingt annŽes se sont ŽcoulŽes : de mme qu'il y a une cristallisation par l'amour, de mme aussi la haine cristallise ; de mme que l'amour, la haine brode... Comme nous voilˆ loin de cette conception des MŽmoires jetŽs ˆ la diable et coulŽs d'un seul jet !
Saint-Simon s'est-il livrŽ sur le papier ˆ ce travail de ratures et de corrections que nous retrouvons dans toute Ïuvre classique, et qui, par exemple, dans telle fable de La Fontaine, ne laisse subsister que deux vers du texte original ? C'est probable, puisque le manuscrit des MŽmoires, qui nous est parvenu, est une mise au net. Ce qui est certain, c'est que Saint-Simon a longtemps portŽ son Ïuvre en lui, et qu'il en a soumis la matire ˆ une longue Žlaboration sous l'action de ce sens artiste qu'il possŽdait ˆ un si haut degrŽ. Ainsi se vŽrifie la rgle d'aprs laquelle le temps n'Žpargne pas ce qu'on a fait sans lui : les MŽmoires, comme tous les chefs-d'Ïuvre, sont le rŽsultat d'un lent et patient travail.
***
Assistons ˆ ce travail. Donc, Saint-Simon Žcrit, ayant ˆ c™tŽ de lui le Journal de Dangeau. Le Journal lui fournit la trame : il ajoute les broderies. Le Journal fournit la suite des faits : il ajoute les portraits et les scnes.
Les portraits ! Saint-Simon les a semŽs ˆ profusion dans les MŽmoires, tous frappants, saisissants, inoubliables. Puisque l'historien doit donner l'illusion de la vie, il veut que tous les personnages qui figurent dans son rŽcit ressemblent non pas ˆ des ombres, ˆ des fant™mes, mais ˆ des tres vivants : il n'en laisse pas passer un sans nous le prŽsenter, tout au moins en quelques mots. Beaucoup de ces portraits sont de vŽritables exŽcutions en trois lignes, o chaque mot porte, et emporte le morceau. On pourrait appliquer ˆ Saint-Simon ce qu'il dit du comte de Grammont, qu'il excelle Ç ˆ trouver le mauvais, le ridicule, le faible de chacun, ˆ le peindre en deux coups de langue irrŽparables et ineffaables È. Il dira du prince d'Harcourt, qu'il Žtait Ç enfoui dans son obscuritŽ et ses dŽbauches È; de la fille de Lassai : Ç elle fut galante et aprs folle È ; des filles du premier PrŽsident : Ç Le premier prŽsident... n'avait que deux filles : l'une Žtait noire, huileuse, laide ˆ effrayer, sotte et bŽgueule ˆ l'avenant, dŽvote ˆ merveille ; l'autre rousse comme une vache. È C'est heureux pour le premier PrŽsident qu'il n'ait pas eu une troisime fille.
Saint-Simon s'empare d'un ridicule, le plus souvent d'un ridicule extŽrieur, et le met en valeur. C'est un fait qu'il y a parfois entre l'extŽrieur d'un individu et son caractre, son sexe, ou sa situation sociale, un contraste qui fait rire. Voici la duchesse de Chaulnes : Ç C'Žtait, pour la figure extŽrieure, un soldat aux gardes et mme un peu Suisse habillŽ en femme. È Nous dirions aujourd'hui qu'elle avait l'air d'un gendarme. Villeroy, tout marŽchal qu'il Žtait, avait l'air d'un danseur : Ç C'Žtait un homme fait exprs pour prŽsider ˆ un bal, pour tre le juge d'un carrousel, et, s'il avait eu de la voix, pour chanter ˆ l'OpŽra les r™les de rois et de hŽros. È Et Courcillon : Ç C'Žtait un homme bien fait, qui avait mme de beaux traits, mais dont la physionomie; le maintien et toute la figure serrait le cÏur de tristesse : elle Žtait toute faite pour tre crieur d'enterrement. È. Et l'abbŽ de Maulevrier : telle Žtait sa p‰leur qu'il Ç avait l'air d'un mort È, sans doute du mort que Courcillon allait porter en terre.
Devant certains visages humains s'Žvoquent irrŽsistiblement des comparaisons empruntŽes au rgne animal. Desmarets Žtait Ç un sanglier... enfoncŽ dans sa bauge È. Belesbat, Ç une manire d'ŽlŽphant pour la figure, une espce de bÏuf pour l'esprit. È Meures, gouverneur d'Amiens, Žtait Ç un petit bossu devant et derrire, ˆ faire peur, avec un visage trs livide, qui ressemblait fort ˆ une grenouille È. La duchesse de Gesvres Žtait Ç une espce de fŽe, grande et maigre, qui marchait comme les grands oiseaux qu'on appelle des demoiselles de Numidie. È Ç La vieille Mailly mourut ˆ quatre-vingt-cinq ans.... C'Žtait celle que la longueur de son visage et la singularitŽ de son nez avaient fait nommer la BŽcasse. È D'autres fois, il faut descendre jusqu'aux vŽgŽtaux, ou mme plus bas, jusqu'aux, choses. Usson, lieutenant gŽnŽral distinguŽ, Ç Žtait un petit homme fait comme un potiron. È La Chaise, frre du cŽlbre jŽsuite, Žtait Ç un grand Žchalas, prodigieux en hauteur et si mince qu'on croyait toujours qu'il allait rompre. È Ç Mme de Castries Žtait un quart de femme, une espce de biscuit manquŽ. È Rion, Ç gros garon court, joufflu, p‰le... ne ressemblait pas mal ˆ un abcs È : c'est avec ce physique qu'il avait plu ˆ la duchesse de Berry !
Arrtons-nous lˆ. Saint-Simon a en quelque sorte crŽŽ l'art du portrait et il n'y a jamais ŽtŽ ni surpassŽ, ni ŽgalŽ ; personne avant lui n'avait fait de portraits si vivants, d'une touche si large et d'un relief si accusŽ, et personne aprs lui n'a retrouvŽ cette manire ˆ la fois libre et puissante ; aussi convient-il d'Žtudier un peu ˆ loisir l'art du portrait chez un tel ma”tre.
On avait fait dŽjˆ des portraits avant Saint-Simon ; on en avait fait beaucoup et on en avait fait d'excellents. Le genre Žtait ˆ la mode au XVIIe sicle ; c'Žtait mme un divertissement de sociŽtŽ : on jouait aux portraits dans les salons o l'on cause. Mlle de Montpensier en charmait son ennui dans son exil de Saint-Maur ; il existe une Ç Galerie des portraits de Mlle de Montpensier, È o dŽfilent toutes les femmes de la haute sociŽtŽ d'alors, sans qu'on nous dise la couleur de leurs yeux, sauf pour Mme de SŽvignŽ, Ñ qui les avait Ç bigarrŽs ! È. Mlle de ScudŽry faisait des portraits de ses contemporains dans la ClŽlie et le Grand Cyrus, et ils sont le sublime du genre filandreux. CŽlimne fait des portraits dans une scne fameuse du Misanthrope, et ils sont exquis dans le genre acide.
Enfin et surtout il y a, au dŽbut des MŽmoires de Retz, une merveilleuse galerie de dix-sept portraits. Pour la pŽnŽtration morale et pour l'ironie, il n'est pas un de ces dix-sept portraits qui ne soit un chef-d'Ïuvre. Mais il est remarquable que parmi ces portraits qui comprennent des portraits de femmes, et de femmes cŽlbres par leur beautŽ, ceux de Mme de Longueville, de Mme de Chevreuse, de Mme de Montbazon, il n'y ait pas un trait de peinture physique. Avec Saint-Simon, le physique entre dans la littŽrature.
A une premire rencontre, c'est d'abord l'individu physique que nous apercevons : grand ou petit, bien fait ou mal b‰ti. Saint-Simon ne nous laisse ignorer ni la boiterie du duc du Maine, ni l'Žpaule haute du duc de Bourgogne, ni les mauvais yeux du duc d'OrlŽans, ni que Pontchartrain avait un Ïil de verre et toujours pleurant, ni que la principale disgr‰ce de la duchesse d'OrlŽans Žtait Ç les places de ses sourcils qui Žtaient comme pelŽs et rouges avec fort peu de poils È, ni que Louis XIV a eu le bras cassŽ, et que Monseigneur s'Žtait cassŽ le nez. Non qu'il croie que le physique emporte nŽcessairement le moral. Et, par exemple, il ne s'Žtonne pas que le duc de Chaulnes ait, avec la corpulence d'un bÏuf, l'esprit le plus dŽliŽ. Mais puisque nous sommes corps et ‰me, et qu'on voit le corps avant de dŽcouvrir l'‰me, un portrait doit donc commencer par tre un portrait physique.
Les personnages de Saint-Simon ont un corps, avec, si j'ose dire, tout ce qui s'ensuit. Ils mangent, ils boivent, comme on mange et on boit dans la vie rŽelle, et il n'est pas indiffŽrent de savoir comment ils mangent et ce qu'ils boivent. L'indigestion, quand c'est celle de Monseigneur qui s'est crevŽ de poisson, devient une indigestion historique. Le vulgaire Ç mal aux cheveux È lui-mme peut devenir une affaire d'ƒtat, ou du moins influer sur les affaires de l'ƒtat, quand c'est des matinŽes du RŽgent qu'il s'agit : Ç Sa tte offusquŽe encore des fumŽes du vin et de la digestion des viandes du souper, n'Žtait pas en Žtat de comprendre, et les secrŽtaires d'ƒtat m'ont souvent dit que c'Žtait un temps o il ne tenait qu'ˆ eux de lui faire signer tout ce qu'ils auraient voulu. È Saint-Simon multiplie les dŽtails sur l'air de figure, la dŽmarche, l'allure, la toilette, le mobilier, l'emploi de la journŽe, etc. Nous savons ˆ quelle famille chacun appartient, s'il est de bonne maison ou de la lie du peuple, et quel est son lieu d'origine. Lauzun Žtait des bords de la Garonne et LanglŽe Žtait Ç un homme de rien de vers Mortagne en Perche È ; celui-ci aura la finesse du Normand et l'autre la h‰blerie du cadet de Gascogne.
Maintenant, le peintre peut passer au portrait moral et nous montrer tour ˆ tour le dedans et le dehors : le dedans, c'est-ˆ-dire le tempŽrament, l'humeur, les passions, les vices, les secrets dŽsirs, les ambitions cachŽes ; le dehors, c'est-ˆ-dire la conduite, la manire de se comporter dans le monde, de s'intriguer et de se pousser. Saint-Simon sait l'art de placer o il faut le petit fait significatif, l'anecdote qui peint. S'agit-il de Len™tre, qui dessina les jardins de Versailles ? Pour nous suggŽrer l'idŽe de sa Ç na•vetŽ È et de sa Ç vŽritŽ charmante È, il suffira du rŽcit de son entrevue avec le pape. Ç Le pape pria le roi de le lui prter pour quelques mois. En entrant dans la chambre du pape, au lieu de se mettre ˆ genoux, il courut ˆ lui : "Eh ! bonjour, lui dit-il, mon RŽvŽrend Pre", en lui sautant au cou et l'embrassant, et le baisant des deux c™tŽs. "Eh ! que vous avez bon visage et que je suis aise de vous voir et en si bonne santŽ !". Le pape, qui Žtait ClŽment X, Altieri, se mit ˆ rire de tout son cÏur. Il fut ravi et lui fit mille amitiŽs. È Joignez-y maintenant ce trait dŽlicieux et touchant : Ç Un mois avant sa mort, le roi, qui aimait ˆ le voir et ˆ le faire causer, le mena dans ses jardins, et, ˆ cause de son grand ‰ge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs roulaient ˆ c™tŽ de la sienne, et Len™tre disait lˆ : Ah ! mon pauvre pre, si tu vivais et que tu puisses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise ˆ c™tŽ du plus grand roi du monde, rien ne manquerait ˆ ma joie È. Aprs cela, ne sommes-nous pas bien renseignŽs sur le compte de ce brave homme qui, sžrement, eut plus de droits que n'en avait La Fontaine ˆ tre appelŽ : le bonhomme?
Voulez-vous voir rŽunis et mis en Ïuvre tous les ŽlŽments d'un grand portrait, rappelez-vous, aprs tous ceux que nous avons dŽjˆ vus dŽfiler, le portrait de FŽnelon. Ç Ce prŽlat Žtait un grand homme maigre, bien fait, p‰le, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressembl‰t, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout et les contraires ne s'y combattaient pas. Elle avait de la gravitŽ et de la galanterie, du sŽrieux et de la gaietŽ ; elle sentait Žgalement le docteur, l'Žvque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'Žtait la finesse, l'esprit, les gr‰ces, la dŽcence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de la regarder. È De cette peinture de l'extŽrieur Saint-Simon passe aux manires si aisŽes, ˆ cet air du grand monde, ˆ cette Žloquence naturelle, et plus que tout, ˆ ce charme unique, ˆ cet extraordinaire don de sŽduction Ç qui lui tint tous ses amis si entirement attachŽs toute sa vie, malgrŽ sa chute, et qui, dans leur dispersion, les rŽunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le dŽsirer, pour se tenir de plus en plus ˆ lui, comme les Juifs pour JŽrusalem, et soupirer aprs son retour, et l'espŽrer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire aprs le Messie. È On n'a jamais, mieux qu'en ces lignes, rendu sensible le prestige que certains hommes exercent sur un petit groupe de fidles.
Ce qui est non moins caractŽristique de FŽnelon, c'est ce mŽlange de douceur et d'humeur impŽrieuse, c'est cette coquetterie, Ç cette passion de plaire et au valet autant qu'au ma”tre. È Nous entrons dans le palais Žpiscopal o FŽnelon exerce une large hospitalitŽ et tient table ouverte, une table magnifique et dŽlicate, mais o Ç il n'y avait rien nŽanmoins qui ne sentit l'odeur de l'Žpiscopat et de la rgle la plus exacte, parmi la plus honnte et la plus douce libertŽ. È Nous l'accompagnons ˆ la promenade, en visite, dans les tournŽes qu'il fait ˆ travers les diverses parties de son diocse. Nous voyons, depuis le jour o son Žlve, le duc de Bourgogne, s'approche du tr™ne, le politique se dessiner dans l'Žvque. Nous comprenons les regrets qu'il laisse et que le petit troupeau soit tombŽ dans Ç l'ab”me de l'affliction la plus amre È. Saint-Simon, qui ne l'aime pas, conclut : Ç A tout prendre, c'Žtait un bel esprit et un grand homme È. Le portrait qu'il en a tracŽ est le plus achevŽ et le plus ressemblant que nous ayons d'un prŽlat grand seigneur.
Il faudrait placer ˆ c™tŽ le portrait de ce Ç petit homme blondasse È, Lauzun, qui fut le beau-frre de Saint-Simon, et mme un bon beau-frre, ce qui n'a pas empchŽ Saint-Simon de nous peindre sa mŽchancetŽ, son insolence et son humeur brouillonne, Lauzun dont nous comprenons si bien qu'il ait inspirŽ ˆ Louis XIV un insurmontable Žloignement, et si peu qu'il ait plu aux femmes, hors celles qui aiment ˆ tre battues.
Est-ce tout ? Le portraitiste nous a-t-il dit son dernier mot ? Oh ! que non ! Jusqu'ici, il ne nous a peint que des individus : il lui reste maintenant ˆ nous montrer dans chacun de ces individus le type, l'tre collectif qu'il personnifie, la passion qu'il incarne, l'entitŽ dont il est l'expression, l'idŽe dont il est le vivant symbole. Cet tre mystique dont l'tre de chair et de sang n'est que la figure, Saint-Simon l'aperoit par une espce de double vue, dans une sorte d'hallucination. ƒcoutez le rŽcit de la conversation qu'il eut un jour avec le P. Tellier, ce jŽsuite confesseur du roi, dont il nous a dŽpeint le naturel cruel et farouche, l'extŽrieur terrible : Ç il ežt fait peur au coin d'un bois È. C'Žtait ˆ Versailles, dans l'appartement de Saint-Simon, dans un de ces arrire-cabinets, sans lumire et sans air, o il fallait, en plein jour, allumer des bougies pour y voir. Il est lˆ, tte ˆ tte avec le terrible jŽsuite fait comme je viens de vous le dire :
Ç Nous nous enferm‰mes vis-ˆ-vis l'un de l'autre, mon bureau entre-deux, avec deux bougies allumŽes dessus. Lˆ il se mit ˆ me paraphraser les excellences de la constitution Unigenitus, dont il avait apportŽ un exemplaire qu'il mit sur la table. Je l'interrompis pour venir ˆ la proposition de l'excommunication. Nous la discut‰mes avec beaucoup de politesse, mais avec fort peu d'accord. Tout le monde sait que la proposition censurŽe est qu'une excommunication injuste ne doit point empcher de faire son devoir ; par consŽquent qu'il rŽsulte de sa censure qu'une excommunication injuste doit empcher de faire son devoir. L'ŽnormitŽ de cette dernire frappe encore plus fortement que ne fait la simple vŽritŽ de la proposition censurŽe.... Il Žvita toujours de me rien dire de personnel, mais il rageait ; et plus il se contenait ˆ mon Žgard, moins il le put sur la matire ; et, comme pour se dŽdommager de sa modŽration ˆ mon Žgard, plus il s'emporta et se l‰cha sur la manire de forcer tout le royaume ˆ recevoir la bulle sans en modifier la moindre chose.
Ç Dans cette fougue, o, n'Žtant plus ma”tre de soi, il s'Žchappa ˆ bien des choses dont je suis certain qu'il aurait aprs rachetŽ trs chrement le silence, il me dit tant de choses sur le fond et sur la violence pour faire recevoir, si Žnormes, si atroces, si effroyables, et avec une passion si extrme, que j'en tombai en vŽritable syncope. Je le voyais bec ˆ bec entre deux bougies, n'y ayant du tout que la largeur de la table entre-deux ; j'ai dŽcrit ailleurs son horrible physionomie ; Žperdu tout ˆ coup par l'ou•e et par la vue, je fus saisi, tandis qu'il parlait, de ce que c'Žtait qu'un jŽsuite, qui, par son nŽant personnel et avouŽ, ne pouvait rien espŽrer pour sa famille, ni, par son Žtat et par ses vÏux, pour soi-mme, pas mme une pomme ni un coup de vin plus que tous les autres, qui, par son ‰ge, touchait au moment de rendre compte ˆ Dieu, et qui, de propos dŽlibŽrŽ et amenŽ avec grand artifice, allait mettre l'ƒtat et la religion dans la plus terrible combustion, et ouvrir la persŽcution la plus affreuse pour des questions qui ne lui faisaient rien, et qui ne touchaient que l'honneur de leur Žcole de Molina.
Ç Ses profondeurs, les violences qu'il me montra, tout cela ensemble me jeta en une telle extase, que tout ˆ coup je me pris ˆ lui dire eh l'interrompant : "Mon pre, quel ‰ge avez-vous?". Son extrme surprise, car je le regardais de tous mes yeux qui la virent se peindre sur son visage, rappela mes sens, et sa rŽponse acheva de me faire revenir ˆ moi-mme : "HŽ ! pourquoi, me dit-il en souriant, me demandez-vous, cela?"...
Ç Je le fis sortir par la petite porte de derrire mon cabinet, en sorte que personne ne l'aperut ; et ds que je l'eus refermŽe, je me jetai dans une chaise comme un homme hors d'haleine, et j'y demeurai longtemps seul dans mon cabinet, ˆ rŽflŽchir sur le prodige de mon extase, et sur les horreurs qui me l'avaient causŽe. È
Telle est cette soudaine rŽvŽlation de Ç l'idŽe È qui vient frapper Saint-Simon dans un entretien particulier. Derrire ce jŽsuite qu'il tient lˆ, bec ˆ bec, il vient de voir appara”tre l'Ordre tout entier. Dans un jŽsuite, il a vu le JŽsuite.
De mme Lauzun est l'Intrigant en soi. De mme FŽnelon est l'ambition faite homme. Pour ce qui est du duc de Noailles, c'est l'Orgueil par une lettre majuscule et ce n'est plus assez de dire que c'est l'Orgueil fait homme : Saint-Simon lui prte des proportions surhumaines : Ç Le serpent qui tenta éve, qui renversa Adam par elle et qui perdit le genre humain est l'original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidle, la plus parfaite, autant qu'un homme peut approcher des qualitŽs d'un esprit de ce premier ordre et du chef de tous les anges prŽcipitŽs du ciel. È Il conclut : Ç Voilˆ le dŽmon. È
Ainsi les personnages de Saint-Simon rŽalisent l'absolu de leur type, et ˆ force d'tre humains en deviennent plus qu'humains. Ils sont des anges, ils sont des dŽmons. Les hommes, qui ne sont que des hommes, ne sont si complets ni en bien ni en mal. FŽnelon l'a dit avec sa finesse avisŽe : Ç Presque tous les hommes sont mŽdiocres et superficiels pour le bien comme pour le mal. È Ce sont ces hommes-lˆ, imparfaits comme la rŽalitŽ elle-mme, que manie le politique et que raconte l'historien. Le procŽdŽ de Saint-Simon dressant ˆ l'horizon de l'art des types excessifs, des Absolus qui marchent, est le procŽdŽ du moraliste, du romancier ou de l'auteur dramatique.
***
Aprs les portraits, ce qu'il y a de plus caractŽristique dans les MŽmoires, ce sont les scnes.
Je prends pour exemple la fameuse scne du lit de justice qui fut tenu aux Tuileries, le vendredi 26 aožt 1718. Il s'agissait, comme vous vous en souvenez, de casser certains arrts du Parlement, de rŽduire les b‰tards ˆ leur rang d'anciennetŽ dans la pairie, et d'enlever au duc du Maine la surintendance de l'Žducation de Louis XV. C'Žtait Saint-Simon qui avait tout prŽparŽ, en grand mystre. On voulait frapper ˆ l'improviste le Parlement et les b‰tards ; il fallait donc que rien ne transpir‰t ˆ l'avance : ni les membres du Conseil de RŽgence, ni les dignitaires du lit de justice n'avaient ŽtŽ mis dans le secret. Il y eut d'abord sŽance du Conseil de RŽgence, o le garde des sceaux lut les diffŽrentes dŽclarations concernant le Parlement et les b‰tards. Puis on attendit, non sans quelque anxiŽtŽ, car si le Parlement avait refusŽ de se rendre ˆ l'injonction du RŽgent, on aurait ŽtŽ bien embarrassŽ. Enfin le Parlement arriva ; la sŽance proprement dite du lit de justice put commencer, et Saint-Simon assista, dans l'ivresse de joie que vous savez, ˆ l'humiliation de ses pires ennemis.
Demandons-nous comment est faite cette scne d'histoire. Deux phrases tout ˆ fait significatives nous avertissent du procŽdŽ employŽ par Saint-Simon, et le mettent en pleine lumire. Ç Ce premier acte fini, Žcrit le narrateur ˆ un endroit de son rŽcit, le second fut annoncŽ par le discours du garde des sceaux. È Et ailleurs : Ç Le garde des sceaux ayant, par ce dernier prononcŽ, terminŽ ce second acte, il passa au troisime. È Premier, second, troisime acte... cela est divisŽ comme une pice de thŽ‰tre. C'est ˆ un drame en effet que Saint-Simon va nous faire assister, et ce drame est composŽ dans toutes les rgles du thŽ‰tre.
Il faut d'abord ˆ une pice de thŽ‰tre un dŽcor, des costumes, des accessoires. Saint-Simon a rempli en conscience sa t‰che de metteur en scne et soignŽ tous les dŽtails. Il est allŽ chez Fontanieu, il lui a donnŽ des croquis, il a surveillŽ la plantation du dŽcor : le tr™ne, la table, les gradins et les bancs. Les accessoires, ce sont ces deux sacs de velours qui contiennent les sceaux et les pices officielles. Les costumes, c'est ce vtement de velours noir, que Saint-Simon a choisi de prŽfŽrence ˆ un habit de drap d'or, qui en effet n'ežt pas ŽtŽ de circonstance, et ce seront tout ˆ l'heure les robes rouges et les fourrures des magistrats.
Le rideau se lve sur un curieux effet de scne : on entend ˆ la cantonade le tambour des gardes franaises et le pas cadencŽ des troupes qui se massent dans les rues : ce sont les bruits de coulisses.
Il faut ˆ une pice bien faite un intŽrt de curiositŽ, un secret qui peu ˆ peu se dŽcouvre, et, en se dŽcouvrant, provoque la surprise et l'Žmotion. Le fait est que, sauf quelques initiŽs, personne ici ne sait ce qui va se passer : on ne l'apprend que peu ˆ peu par une sŽrie de coups de thŽ‰tre, il faut une intrigue et un nÏud ˆ cette intrigua une pŽripŽtie qui tienne en suspens l'attention du spectateur, inquiet de savoir comment les choses vont tourner. Cette pŽripŽtie est fournie par l'attente o l'on est de la venue du Parlement et l'incertitude de cette venue. Le Parlement viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ? Enfin on annonce que le Parlement est en marche, ˆ pied, et commence ˆ dŽboucher du palais. Cette nouvelle rafra”chit fort le sang ˆ la Compagnie. Et les voilˆ tous aux fentres. C'est une grande rgle au thŽ‰tre, et que connaissent bien tous les auteurs dramatiques, qu'il faut que les yeux du spectateur soient sans cesse occupŽs. Saint-Simon occupe en effet nos regards par le spectacle des diverses contenances qu'il observe et note, comme c'est son habitude et sa mŽthode constante, comme il avait fait lors de la mort de Monseigneur. Ç Je m'occupai cependant ˆ considŽrer les mines. Je vis en M. le duc d'OrlŽans un air d'autoritŽ et d'attention..... M. le duc, gai et brillant, paraissait ne douter de rien. Le prince de Conti ŽtonnŽ, distrait, concentrŽ, ne semblait rien voir ni prendre parti ˆ rien. Le garde des sceaux, grave et pensif, paraissait avoir trop de choses dans la tte... È et ainsi de suite. Plus loin : Ç On ne peut rendre les mines ni les contenances des assistants.... On ne voyait que gens oppressŽs et dans une surprise qui les accablait. È Le spectacle est sur le visage des assistants.
Un drame doit tre menŽ par une volontŽ partout prŽsente et qui dirige les ŽvŽnements. Il y faut un personnage toujours en scne et toujours agissant et qui soit le personnage sympathique. Ce personnage, c'est Saint-Simon lui-mme, qui a tout fait, surveille tout, empche que personne ne sorte. Sympathique, comment ne nous le serait-il pas ? Je veux dire : comment une passion qui s'exprime en termes si enflammŽs ne se communiquerait-elle pas ˆ nous ? Ç Ce fut lˆ o je savourai, avec toutes les dŽlices qu'on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers lŽgistes, qui osent nous refuser le salut, prosternŽs ˆ genoux, et rendre ˆ nos pieds un hommage au tr™ne.... Mes yeux fichŽs, collŽs sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc ˆ genoux ou debout et les amples replis de ces fourrures ondoyantes ˆ chaque gŽnuflexion longue et redoublŽe, qui ne finissait que par le commandement du roi par le garde des sceaux, vil petit-gris qui voudrait contrefaire l'hermine en peinture, et ces ttes, dŽcouvertes et humiliŽes, ˆ la hauteur de nos pieds. È Une telle passion dŽcha”nŽe donne son mouvement ˆ la pice.
Il faut ˆ tout drame un tra”tre. C'est ici le premier PrŽsident, le Ç scŽlŽrat È, que Saint-Simon a vu, quand il s'est levŽ pour la remontrance, trembler de tous ses membres. Lui aussi, nous l'avons sans cesse sous les yeux et de plus en plus accablŽ. A l'annonce de la dŽchŽance des b‰tards, il est Ç saisi d'un mouvement convulsif È. A la lecture de la dŽclaration, il Ç grince le peu de dents qui lui restaient et se laisse tomber le front sur son b‰ton qu'il tenait ˆ deux mains È. Enfin, quand le duc du Maine est dŽpossŽdŽ de l'Žducation du roi, Ç le premier PrŽsident assommŽ de ce dernier coup de foudre se dŽmonta le visage ˆ vis et je crus un moment son menton tombŽ sur ses genoux È. La folie de cette imagination, Ñ le menton du premier PrŽsident qui se serait dŽvissŽ ! Ñ montre suffisamment dans quel Žtat de surexcitation se trouve Saint-Simon. Son ennemi est ˆ terre : il le piŽtine. Ç L'insulte, le mŽpris, le dŽdain, le triomphe lui furent lancŽs de mes yeux jusqu'en ses moelles : souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards ; une fois ou deux, il fixa le sien sur moi et je me plus ˆ l'outrager par des sourires dŽrobŽs mais noirs, qui achevrent de le confondre. È Sur ce tableau du tra”tre confondu, la toile peut baisser. Racine n'a jamais mieux fait, ni d'Ennery.
***
Le style de Saint-Simon appellerait toute une Žtude. Je voudrais seulement vous y montrer la marque de l'artiste : aprs l'artiste dans la manire de peindre et de conter, l'artiste dans la manire d'Žcrire, l'artiste de mots.
Ce qui frappe d'abord quand on lit quelques pages de Saint-Simon, c'est l'ŽtrangetŽ de ce style, qui ne ressemble ˆ rien de tout ce qui avait ŽtŽ Žcrit avant lui. De longues phrases embarrassŽes d'incidentes qui chevauchent les unes sur les autres, en sorte qu'on a peine ˆ s'y reconna”tre. Des phrases dont les morceaux sont pŽniblement rattachŽs par des qui, des que, des dont, des o, des dans lequel, etc. Cela, en 1740, aprs Montesquieu, au temps de Voltaire, ˆ l'Žpoque de la phrase courte et qui court !
De vulgaires incorrections : Ç Couches Žtait un homme de rien et du DauphinŽ. È De vieux mots, tombŽs en dŽsuŽtude, des latinismes, comme au temps o la langue ne s'Žtait pas encore dŽgagŽe de ses origines : Ç pourpenser, forlonger, dŽbeller È, de l'embarras, des lourdeurs, des rŽpŽtitions de mots, des adverbes joints qui ne font pas admirablement. Alors on est tentŽ de dire qu'il Žcrivait Ç ˆ la diable È et comme on Žcrit, ˆ la diable ou non, quand on ne sait pas Žcrire. Mais tournez le feuillet et il sera impossible que votre bonne chance ne vous fasse pas tomber sur quelqu'une de ces historiettes, Ñ celle, par exemple, de CharnacŽ et de la maison du tailleur, Ñ vives, alertes, contŽes d'une plume nette, incisive, brillante, rapide, lŽgre.
Il savait comme on Žcrivait au XVIIIe sicle, et pouvait Žcrire d'un style aussi libre, aussi dŽpouillŽ qu'aucun de ses contemporains, mais il ne le voulait pas. Toutes ses ŽtrangetŽs, toutes ses bizarreries de style, il les connaissait, mais il n'avait garde de s'en corriger. Il s'en est expliquŽ ˆ la dernire page des MŽmoires : Ç Dirai-je enfin un mot du style, de sa nŽgligence, de rŽpŽtitions trop prochaines des mmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliŽs, surtout de l'obscuritŽ qui na”t souvent de la longueur des phrases, peut-tre de quelques rŽpŽtitions ? J'ai senti ces dŽfauts ; je n'ai pu les Žviter, emportŽ toujours par la matire, et peu attentif ˆ la manire de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet acadŽmique... È Il ne voulait pas tre un sujet acadŽmique ; il ne voulait pas bien Žcrire, ce qui est une manire d'Žcrire comme tous ceux qui Žcrivent bien : il voulait Žcrire d'une manire qui ne fžt qu'ˆ lui.
Donc il use de ces longues phrases et de ces vieux mots, qu'on employait dans sa jeunesse, parce qu'il sied ˆ un homme d'autrefois d'Žcrire dans le style d'autrefois. Il accumule dans une mme phrase les mots, les synonymes, les Žpithtes et les superlatifs, parce qu'il aime ˆ faire sonner les mots, parce qu'il gožte une jouissance ˆ entendre le bruit que font les mots qui tombent en cascade, et par lˆ il fait songer ˆ Rabelais et ˆ d'autres grands Žcrivains pareillement amoureux des mots. Parmi ces mots il n'y en a jamais un qui soit plat, qui soit pauvre, qui soit terne, mais c'est toujours le mot qui fait image. Ces mots qui font image, Saint-Simon les puise au plus riche rŽpertoire qui soit : la langue du peuple. Il dira faire le bec ˆ quelqu'un pour Ç lui faire la leon È, embabouiner quelqu'un pour Ç l'empaumer È, jeunesse Žplapourdie pour Ç stupŽfaite È. Il dira du cardinal Fleury qu'il s'entendait au mŽnage des bouts de chandelle, et de ces d”ners intimes o allait Mme de Maintenon chez les Beauvilliers, que Ç l'Žvque de Chartres en renversa les escabelles È. Du mot familier au mot trivial il n'y a qu'un pas et Saint-Simon souvent le franchit : Mlle de la FertŽ est une ŽgueulŽe, Godet est un cuistre violet, les Žvques de Luon et de La Rochelle sont deux animaux mitrŽs. Quand il s'agit de trouver une expression adŽquate ˆ sa haine, aucune ne semble assez forte ˆ Saint-Simon : le duc du Maine est un serpent ˆ sonnettes, Desmarets est un ogre, d'Aubigny est un excrŽment
de sŽminaire ; l'ambition du duc de Noailles ne rencontre pas d'obstacle dans la Ç gangrne de son ‰me, et la bassesse et la pourriture de son cÏur. È Ainsi il force la langue, il innove dans la violence, il invente dans le genre forcenŽ.
D'ailleurs, une richesse d'imagination incomparable qui lui fournit sans cesse les mots heureux, les trouvailles verbales, les expressions inattendues, les tours qui ne sont qu'ˆ lui. Et de l'esprit, encore de l'esprit, de l'esprit ˆ pleines mains et de toutes les sortes d'esprit, de l'esprit le plus franais et de l'esprit le plus parisien, auquel il avait tous les droits, n'Žtant pas, comme la plupart, un Parisien de Marseille, ou de Bordeaux, ou de Mortagne en Perche, mais un Parisien de Paris, comme Boileau, comme Molire et comme Voltaire.
D'o vient, maintenant, que ce style appara”t dans l'histoire de notre littŽrature comme un phŽnomne, y Žclate soudain comme une nouveautŽ que rien ne faisait prŽvoir et qui ne se rattache ˆ rien de ce qui a prŽcŽdŽ ? Le voici. Il y a en littŽrature une tradition, des procŽdŽs que les Žcrivains se repassent de l'un ˆ l'autre, et qui, de l'un ˆ l'autre, se continuent en se modifiant. La continuitŽ de ce style Žcrit fait la suite de la littŽrature, Saint-Simon va-t'il donc se mettre ˆ l'Žcole des Žcrivains qui l'ont prŽcŽdŽ et qui pour la plupart Žtaient de vile bourgeoisie ? Ce ne serait pas la peine d'tre duc et pair ! Puisqu'il consent ˆ Žcrire, ce sera pour Žcrire comme parlent les ducs et pairs, les princesses et les gens de cour. Ce qu'il mettra sur le papier, c'est la conversation de la cour de Louis XIV, une conversation ˆ laquelle il ajoutera ses qualitŽs personnelles, une conversation ˆ laquelle il fera subir tout un travail, mais enfin la conversation, le style parlŽ et non pas le style Žcrit. De lˆ viennent les incorrections, car le style parlŽ n'a pas la mme syntaxe que le style Žcrit ; de lˆ les familiaritŽs et les trivialitŽs, car on n'Žtait pas prude au temps jadis, et de lˆ surtout le mouvement, la chaleur et la vie, car c'est la parole prise ˆ sa source, c'est l'Žloquence naturelle dans son jaillissement. Ce style, qui reproduit exactement la faon dont pouvait causer ˆ la cour de Louis XIV un homme d'esprit, d'imagination et de passion, voilˆ la nouveautŽ, et ce qui, en effet, a bouleversŽ notre tradition littŽraire.
***
Nous savons maintenant ˆ quelle catŽgorie d'Žcrivains appartient Saint-Simon : nous pouvons conclure.
Il y a deux faons de concevoir l'activitŽ humaine et d'expliquer la suite des ŽvŽnements. L'une attribue la plus grande part d'influence aux causes profondes, lointaines, anonymes et qui travaillent obscurŽment ; elle diminue d'autant la part du hasard, de l'accident, du petit fait ; elle laisse ˆ l'homme la responsabilitŽ de ses actes, sans doute, mais en montrant sa faiblesse et son impuissance ˆ lutter contre de grands courants qu'il n'a pas crŽŽs, qui viennent de loin et qui l'emportent. C'est la conception de l'historien. L'autre, qui est celle du romancier et de l'auteur dramatique, en est justement l'opposŽ. L'historien a tout son temps : il dispose des sicles. Le romancier n'a que l'espace d'un volume, l'auteur dramatique n'a que l'espace d'une soirŽe : il leur faut des raccourcis avec des figures qui s'enlvent en plein relief et des situations dramatiques qu'une crise soudaine noue et dŽnoue.
Je n'ai pas besoin de vous dire ˆ laquelle de ces deux catŽgories appartient Saint-Simon que je vous ai montrŽ partisan de la thŽorie des petites causes en histoire, et dont nous avons vu qu'il excelle dans les scnes et dans les portraits.
Il est par-dessus tout un artiste.
Je ne veux pas dire que l'historien n'ait pas le droit, et mme le devoir, d'tre un artiste : Tacite, avec qui Saint-Simon a tant d'analogies, Žtait par-dessus tout un grand peintre et un grand pote en prose. Je ne prŽtends pas davantage que les MŽmoires soient nŽgligeables comme Ïuvre historique ; c'est au contraire une des sources d'information les plus abondantes et les plus prŽcieuses que nous ayons, non seulement pour trente annŽes de notre vie franaise, mais pour tout le XVIIe sicle.
Mais Saint-Simon est plus artiste qu'il n'est historien. Tout est lˆ. Au lieu de se soumettre aux faits, il les a pliŽs aux besoins de son art. Il l'a fait inconsciemment et parce qu'il ne pouvait pas faire autrement, dominŽ qu'il Žtait par son tempŽrament d'artiste. De lˆ viennent l'extraordinaire Žclat, l'originalitŽ et la puissance de son Ïuvre, et de lˆ en viennent aussi les dŽfauts, et par lˆ tout s'explique et c'est la rŽponse ˆ certains points d'interrogation que nous avons laissŽs jusqu'ici subsister.
Car nous avons maintes fois surpris Saint-Simon en flagrant dŽlit d'erreurs et de ces erreurs si flagrantes qu'on se demande si elles ne sont pas volontaires. Comment un homme si clairvoyant a-t-il pu se tromper si lourdement ? Vous me direz que la haine l'a aveuglŽ. Mais alors je pose autrement la question et je demande : comment un si honnte homme a-t-il pu mentir si effrontŽment ? Comment un si bon chrŽtien a-t-il pu tant mŽdire et calomnier ˆ tour de bras ? La rŽponse se fait d'elle-mme, si vous voulez bien convenir que l'art est une dŽformation de la rŽalitŽ, que la vŽritŽ de la vie n'est pas la vŽritŽ de l'art, et que la vŽritŽ ˆ laquelle se rŽfre Saint-Simon est la vŽritŽ de l'art et non celle de la vie.
Sachons bien le comprendre en effet ; une Ïuvre d'art est un tout harmonieux et indŽpendant qui existe en soi, qui se suffit ˆ lui-mme, et n'obŽit qu'ˆ ses propres lois. C'est un organisme dont toutes les parties sont commandŽes par un principe intŽrieur ; et ce principe intŽrieur, c'est l'‰me de l'artiste. Aussi les MŽmoires ne sont-ils pas le tableau de la sociŽtŽ franaise au XVIIe sicle, ils sont le tableau d'une sociŽtŽ crŽŽe par Saint-Simon d'aprs cette sociŽtŽ. Ce que nous y voyons ce n'est pas Louis XIV, ce n'est pas Mme de Maintenon, ce n'est pas Vend™me et Villars, c'est le Louis XIV de Saint-Simon, c'est la Maintenon, le Vend™me, le Villars de Saint-Simon. L'auteur appartient ˆ la famille des grands crŽateurs d'‰mes, un Shakespeare, un Balzac. Les MŽmoires sont une crŽation analogue ˆ la crŽation shakespearienne ou balzacienne : l'auteur y emprunte ˆ la sociŽtŽ o il vit, les ŽlŽments dont il a besoin pour rŽaliser l'idŽal qu'il porte en lui.
Ils sont un raccourci d'humanitŽ.
Ils ont la splendeur et ils auront la durŽe de l'Ïuvre d'art plus forte que la vŽritŽ elle-mme. On les critiquera, on les commentera, on les rŽfutera, on n'arrivera pas ˆ exorciser leur enchantement. La lŽgende prŽvaut contre l'histoire, et l'art est fait de ces mmes qualitŽs d'imagination et de poŽsie qui se retrouvent, sous des formes diffŽrentes et au mme degrŽ, chez les peuples jeunes et chez les Žcrivains de gŽnie.