Suite ferraraiseROLAND L'AMOUREUX, IMITÉ ET ABRÉGÉ  DE MATHEO-MARIA BOYARDO.

Tressan, 1780        epub  

Editions utilisées : Œuvres du comte de Tressan, ed.  Campenon, Tome IV, 1822, p 389/562 ;  Extrait de Roland l'amoureux, par M. le Comte de Tressan, à Paris, chez Pissot, 1780, 376 pages

Notes de l'éditeur de 1822.

GRADASSE, qui avait reçu de la nature le cœur d'un dragon, la force et la taille d'un géant, était souverain de la Grande-Séricane, qui contient la Chine, et la plus grande partie de l'Asie. Ce prince l'avait conquise par la force des armes enchantées ; mais ses désirs ne pouvaient être satisfaits tant qu'il n'aurait pas en sa possession la fameuse Durandal, épée de Roland, et Bayard, cheval de bataille du paladin Renaud. Rien ne pouvait résister au tranchant de Durandal ; nul coursier ne pouvait être pareil à Bayard, ce cheval étant fée, invulnérable, devançant les vents dans sa course, et doué d'une intelligence humaine. Gradasse, à la tête de cent cinquante mille hommes, et comptant encore plus sur son bras et sa valeur, débarque en Espagne, y porte la guerre ; mais il n'y fait des conquêtes, que pour se ménager un point d'appui, des entrepôts, des magasins, et pour pénétrer ensuite en France.

Marsile, roi d'Espagne, père de Ferragus l'invulnérable, de la jeune et belle Fleur-d'Épine, et d'Isolier, lève à la hâte une armée pour s'opposer à l'incursion de Gradasse ; mais il est privé du secours de Ferragus, du roi Balugant, du roi géant Grandonio, d'Isolier, de Serpentin, et de beaucoup de grands seigneurs sarrasins, qui se trouvaient alors à Paris, attirés par la publication d'un tournoi que Charlemagne avait fait préparer.

Ce grand empereur y tenait alors sa cour plénière, en attendant le premier jour du tournoi ; il avait auprès de lui Othon, roi d'Angleterre, et le prince Astolphe son fils ; Didier, roi de Lombardie ; Salomon, roi de Bretagne ; le reste de la cour était composé de plusieurs souverains ses vassaux, tels que Naymes, duc de Bavière, et de sa nombreuse et brillante chevalerie. Parmi les premiers paladins de cette cour, Roland et Renaud, neveux de Charles, étaient aussi distingués par leur haute renommée que par leur naissance.

Roland, comte d'Angers, fils de Milon et de Berthe, était invulnérable, hors sous la plante des pieds ; ce héros indomptable ne pouvait être égalé que par Renaud de Montauban, son cousin. Celui-ci, fils du duc Aimon, avait plusieurs frères d'une haute réputation ; mais Bradamante, sa sœur, ayant embrassé le parti des armes, cette guerrière, quoique fort jeune, et douée d'une beauté parfaite, était à peine surpassée par la force et la valeur de son frère Renaud.

L'invincible Roland, moins beau, moins galant que ce frère et cette sœur, avait une âme aussi prompte à s'enflammer, qu'elle était intrépide et constante. Le marquis Olivier, duc de Vienne, ornait la cour de Charles, avec ses deux fils Aquilant-le-Noir et Griffon-le-Blanc, surnommés ainsi à cause de la couleur de leurs armes enchantées qu'ils tenaient de deux puissantes fées qui les avaient élevés. Le perfide Ganelon, comte de Mayence, tenait aussi le plus haut rang dans la cour de Charles, ainsi qu'Anselme de Hauterive.

On y voyait encore Pinabel, et plusieurs autres chevaliers de sa maison, tout aussi lâches, tout aussi capables des plus grands crimes que le chef de cette race haïe et méprisée par la chevalerie, mais assez adroite pour avoir su gagner le cœur et la confiance de Charles. Turpin, archevêque de Reims, joignait la valeur à la sainteté de son état ; il savait même lire et écrire ; c'est d'après lui que les fastes de la vie de Charlemagne ont été recueillis, et c'est dans ses chroniques que le Boyardo a puisé les principaux traits et les évènements de son poème.

Telle était à peu près la cour de Charles, quelques jours avant que le tournoi commençât. De grandes fêtes remplissaient les jours qui le précédèrent. Ce fut sur la fin d'un festin que Charles vit paraître à sa cour quatre redoutables géants, qui conduisaient au milieu d'eux un jeune chevalier couvert d'armes magnifiques et portant une lance d'or. Il tenait par la main la plus charmante personne que l'amour et les grâces eussent embellie de tous leurs dons.

Alde, Armeline, et Clarice, qui jusqu'alors avaient remporté la palme de la beauté, furent obligées de la céder à cette créature céleste. Clarice, qui connaissait le cœur léger de l'aimable Renaud son époux, fut vivement alarmée en la voyant paraître. Renaud, en effet, ne put résister à tant de charmes ; il eut peine à cacher ses premiers transports.

Le fier Roland, blessé d'un trait fatal, sentit pour la première fois tous les feux de l'amour. Quel ravage ne devaient-ils pas faire dans son âme impétueuse ! Quoique le farouche Ferragus ne respirât que les combats et le carnage, il fut épris ; et, cédant à ses désirs naissants, il jura dans son cœur de posséder cette belle, ou de perdre la vie. Astolphe, tous les paladins, et jusqu'au vieux et sage duc Naymes, ne purent la voir sans en être émus.

Angélique, c'est ainsi que se nommait cette dangereuse beauté, s'avança d'un air modeste vers Charlemagne ; elle ouvrit ses lèvres de roses, et, d'un son de voix qui retentissait doucement dans tous les cœurs, elle lui dit que, fille de Galafron, roi du Cathay, elle venait des extrémités de l'Orient, avec le prince Argail son frère, pour admirer sa sagesse, et la magnificence de sa cour ; et qu'épris de l'amour de la gloire, son frère venait s'éprouver à la joute contre ses chevaliers, sous la condition qu'elle et son frère demeureraient les prisonniers de celui qui pourrait l'abattre ; mais aussi que tous ceux qu'Argail abattrait resteraient en leur puissance ; elle ajouta qu'ils avaient fait tendre leurs tentes près du perron de Merlin, et que ceux qui voudraient s'éprouver contre son frère, en attendant le tournoi, pouvaient se présenter à ce perron dès le lendemain matin. A ces mots, le frère et la sœur, s'inclinant avec respect, se retirèrent d'un air noble et modeste, sans attendre la réponse de l'empereur.

Une espèce de murmure d'admiration suivit leur départ ; tous les chevaliers se sentaient également agités par l'espoir de faire une aussi brillante conquête ; tous se préparaient à combattre Argail ; tous désiraient la préférence pour être les premiers à s'essayer contre lui ; et Charles, voyant qu'une dispute dangereuse commençait à s'élever, imposa silence, et leur dit que le sort déciderait quels seraient ceux qui se rendraient les premiers au perron de Merlin.

On mêle les noms des principaux chevaliers dans un casque ; on tire... Le nom de l'aimable Astolphe, prince d'Angleterre, sort le premier ; celui du féroce prince d'Espagne Ferragus sort le second ; et la fortune veut que ceux de Roland et de Renaud ne soient que les derniers.

Maugis, fils du duc d'Aigremont, était témoin de tout ce qui se passait alors. Peu redoutable par sa force et sa valeur, Maugis l'était par ses enchantements ; et depuis Merlin, peu d'enchanteurs avaient égalé son pouvoir. Maugis, peu susceptible d'amour, avait d'abord vu la belle Angélique avec assez d'indifférence ; mais, soupçonnant que la démarche qu'elle venait de faire cachait quelque dessein funeste aux chevaliers chrétiens, il prit le plus sûr moyen de s'en éclaircir ; il courut chercher son livre, et découvrit que Galafron, allié secret de Gradasse, avait envoyé sa fille pour séduire les chevaliers de Charles par sa beauté ; qu'il avait couvert son fils Argail d'armes enchantées à l'épreuve des coups de Joyeuse et de Durandal, et qu'il avait armé sa main d'une lance d'or dont le pouvoir était de porter par terre tout chevalier dont elle ne ferait qu'effleurer les armes. C'est ainsi, dirent à Maugis les esprits soumis à ses ordres, que Galafron compte enlever les plus redoutables paladins de Charles, les retenir prisonniers, et le mettre hors d'état de résister à Gradasse.

Maugis se promet bien de s'opposer à ce complot si fatal à l'empire ; il s'arme d'un poignard, il se fait transporter la nuit suivante par ses démons dans la tente d'Angélique, il est prêt à frapper son beau sein ; mais la lueur d'une lampe lui fait voir Angélique à demi-nue et plus belle que Vénus ne parut au berger troyen ; son cœur est ému, palpite, et sa main laisse tomber son poignard pour s'occuper d'un soin plus doux. Angélique se réveille, se défend, appelle son frère à grands cris ; Argail s'élance dans la tente de sa sœur, terrasse Maugis, et le serre dans ses bras nerveux. Ce ne peut être qu'un magicien, s'écrie Angélique ; elle fouille Maugis, trouve son livre, le parcourt, et la connaissance qu'elle a reçue dans les Indes des livres propres aux plus fortes conjurations la met à portée d'évoquer les esprits que ce livre lui soumet ; ils paraissent à ses ordres ; elle fait enlever Maugis ; les démons le portent au Cathay, le présentent à Galafron, l'instruisent de son attentat, et Galafron le fait enchaîner sur la pointe d'un écueil.

Angélique et Argail, s'étant délivrés de cet enchanteur qui peut seul s'opposer à leur projet, s'apprêtent à le suivre.

Le lendemain à peine l'aurore ouvrait les portes de l'orient aux chevaux fougueux du soleil, que le gentil Astolphe, couvert d'armes brillantes, s'avance près du perron de Merlin ; il sonne du cor pour appeler Argail, qui sort armé de sa lance d'or, le renverse, le remet entre les mains des quatre géants, et Argail sonne du cor à son tour pour appeler celui des chevaliers qui se propose pour succéder à celui qu'il a fait son prisonnier.

Le son du cor retentit au loin ; Ferragus l'entend, et, ne doutant pas que le jeune et présomptueux Astolphe n'ait succombé, il prend une forte lance, et vole pour le remplacer. Ce terrible Sarrasin court contre Argail, avec une pleine assurance de la victoire ; mais la lance d'or l'enlève des arçons, et le jette rudement sur le sable. Argail saute légèrement à terre, appelle ses quatre géants, et s'avance avec eux pour s'emparer de ce nouveau prisonnier ; mais Ferragus, moins docile qu'Astolphe, se relève en fureur, attaque les quatre géants ; et, malgré leurs coups redoublés, il leur fait mordre la poussière à tous les quatre, et s'avance contre Argail. Celui-ci se recule deux pas. Brave chevalier, lui dit il, vous savez quelles sont les conditions de notre joute, et vous devez vous y soumettre. Ferragus n'entend pas raison ; il attaque avec fureur Argail qu'il force à se défendre. Ferragus porte mille coups en vain, il ne peut entamer les armes du frère d'Angélique ; celui-ci brise, entr'ouvre vingt fois les armes de Ferragus, et son épée rebondit luisante, sans pouvoir s'abreuver du sang de son ennemi. Après deux heures de combat, ils perdent haleine, s'appuient sur le pommeau de leurs épées ; et Ferragus entre en pourparlers avec Argail. Pourquoi, lui dit-il, cherchons-nous vainement à nous donner la mort ? Je vois bien que tes armes sont enchantées ; tu peux connaître que je suis invulnérable ; une même religion nous unit ; il est bien plus simple et plus naturel que tu me donnes librement ta sœur, puisqu'étant fils aîné de Marsile, je peux la placer sur l'un des plus beaux trônes de l'univers. J'y consens, lui répond Argail, si tu conviens à ma sœur, que je n'ai ni le pouvoir ni la volonté de contraindre. Il appelle Angélique ; et Ferragus, délaçant son casque, court brusquement au-devant d'elle, et lui demande sa main.

Angélique recule d'effroi à l'aspect de Ferragus dont le visage africain n'offre que des traits affreux, et dont les yeux semblent bien plus animés par la fureur que par l'amour.

Elle rentre dans sa tente avec Argail, qui lui représente en vain que Ferragus est un guerrier renommé et le fils aîné du roi d'Espagne ; Angélique refuse cette espèce de monstre ; et bientôt, effrayée par la voix rauque de Ferragus qui crie, qui murmure pour rappeler son frère, et savoir sa réponse, elle sort par la porte de derrière de sa tente, elle s'élance sur une haquenée vite comme le vent, et s'enfuit à toute bride. Ferragus la voit partir, il en conclut qu'il est refusé : plein de rage, il attaque une seconde fois Argail ; tous les deux, connaissant au bout d'une heure que tous les coups qu'ils se portent sont inutiles, laissent tomber leurs épées, s'arment d'un poignard ; et, se saisissant au corps, ils font tous leurs efforts pour se renverser, roulent ensemble sur la poussière, cherchent le défaut de leurs armes pour faire pénétrer leurs poignards ; la peau invulnérable de Ferragus émousse la pointe de celui d'Argail, et le prince d'Espagne plonge le sien tout entier dans le flanc gauche de celui du Cathay. Je meurs, s'écrie Argail d'une voix presque éteinte ; mais, brave chevalier, accorde-moi du moins une grâce. Ferragus qui lève la visière du casque d'Argail est ému par la pitié, lorsqu'il voit ce jeune et beau chevalier prêt à rendre le dernier soupir. Hélas! lui dit-il, il n'a pas dépendu de moi que nous ne devinssions frères ; je te jure d'exécuter tes dernières volontés.

Eh bien !, dit Argail près d'expirer, jette-moi tout armé dans cette fontaine ; sauve ma mémoire du reproche de m'être laissé vaincre avec de si fortes armes.

Je te le promets, dit Ferragus ; mais permets-moi de me couvrir encore quelque temps la tête de ton casque, dans un pays que je dois regarder comme ennemi : tu vois que le mien est fracassé ; je te promets de revenir ici le joindre au reste de tes armes.

Argail expirant y consentit par un signe. Ferragus, s'étant couvert la tête du casque d'Argail, précipita son corps tout armé dans cette fontaine qui formait une rivière en s'écoulant ; et, remontant à cheval, il courut à toute bride sur les traces de la charmante Angélique.

Les paladins n'ayant point vu revenir Ferragus ne doutèrent point qu'il n'eût été fait prisonnier : ils montent à cheval, courent au perron de Merlin ; ils trouvent les tentes désertes ; ils voient les corps des quatre géants et plus loin des débris d'armes, une place ensanglantée. Astolphe, devenu libre par la fuite des gens de la suite d'Angélique, leur raconte ce qui s'est passé, reprend ses armes ; et trouvant la lance d'or d'Argail appuyée contre un pin, il s'en saisit pour remplacer celle qu'il a brisée.

Renaud et Roland, également épris, volent sur les traces d'Angélique. Tous les deux arrivent par différentes routes dans la forêt des Ardennes. Les paladins parcourent les bois, et cherchent celle qui ne pense qu'à les éviter. Le célèbre Merlin avait autrefois construit pour Artus deux fontaines dans cette vaste forêt ; les eaux de l'une inspiraient tous les feux de l'amour ; les eaux de l'autre plongeaient les malheureux qui buvaient de ses froides ondes dans une triste indifférence qui les portait jusqu'à la haine ; un hasard cruel fait qu'Angélique boit des eaux de la fontaine qui fait aimer, et que, dans le même moment, Renaud étanche sa soif dans celles de la fontaine de la haine.

Le paladin sent éteindre son amour ; il veut retourner près de Charlemagne ; il s'égare dans la forêt, et la fatigue et la chaleur le forcent à descendre, à laisser paître Bayard, et à s'endormir à l'ombre. Angélique qui s'est pareillement égarée, et qui sent battre son cœur par un sentiment dont elle est surprise, et qu'elle ne connaît point encore, rencontre Renaud endormi, le trouve charmant, et son jeune cœur ne peut résister au charme qui l'entraîne près de ce chevalier ; plus elle le regarde, plus l'amour prend d'empire dans son âme ; elle cueille des fleurs, elle les répand sur lui. Renaud se réveille, la reconnaît ; mais le cruel, loin de l'écouter, s'en éloigne avec une sorte d'horreur, remonte à cheval, et la fuit.

Angélique fait retentir le bois de ses plaintes ; troublée, désespérée, elle court en vain après Renaud ; et, cédant enfin à sa douleur, elle a recours au livre de Maugis. Elle voit que le paladin qui se refuse à sa tendresse est ce même Renaud dont elle a si souvent entendu célébrer les agréments et la valeur. Elle revient au même lieu où l'aimable Renaud l'a rendue sensible ; elle descend, elle reconnaît la place que ce paladin occupait, aux fleurs dont elle-même l'a couverte ; elle s'assied sur l'herbe qu'il a foulée, et bientôt, accablée par la lassitude et la douleur, ses yeux sont fermés par un profond sommeil.

Pendant ce temps, Astolphe, retourné près de Charlemagne, avait remporté tout l'honneur du grand tournoi. Les chevaliers de la maison de Mayence avaient essayé de le lui enlever par une supercherie ; la lance d'or les avait presque tous renversés les uns après les autres ; mais deux d'entre eux ayant couru contre lui presque dans le même temps, celui qu'Astolphe attaquait de droit fil avec la lance d'or avait volé des arçons ; et le comte de Hautefeuille, saisissant ce moment pour frapper Astolphe de côté, l'avait jeté sur le sable. Le prince d'Angleterre, furieux de cette trahison, avait mis l'épée à la main, pour se jeter sur ce traître ; mais Charlemagne l'avait fait arrêter, et l'avait mis aux arrêts. Astolphe, forcé de céder, avait vainement demandé justice ; indigné de la partialité que Charlemagne montrait pour les perfides Mayençais, il était brusquement sorti de sa cour ; et, n'étant point né son sujet, il se proposait de ne jamais employer son épée à son service.

La cour de Charles se trouva privée dans ce moment de ses chevaliers les plus renommés ; presque tous, étant séduits par les attraits d'Angélique, avaient volé sur ses traces ; et Roland, le plus redoutable de tous, poussait son cheval Bride-d'or au hasard dans l'espérance de devancer ses rivaux, et de la rejoindre. Ce paladin, après avoir longtemps parcouru la forêt des Ardennes, était arrivé comme Angélique sur les bords de la fontaine de l'amour ; il avait bu de ses eaux comme elle ; mais à peine s'était-il aperçu de leur effet ; elles ne pouvaient allumer dans son cœur une flamme plus vive que celle que les yeux d'Angélique y avaient fait naître. Quels transports n'éprouva-t-il pas quelques moments après, en trouvant cette beauté céleste endormie sur l'herbe ! Il descend à terre ; il en approche. Mais le véritable amour rend toujours timide ; il la regarde, l'admire, l'adore ; il retient jusqu'à ses soupirs, et n'ose l'éveiller.

Roland jouissait du bonheur de voir tous ses charmes, lorsqu'il fut troublé dans ces moments délicieux par l'arrivée du farouche Ferragus. Ce Sarrasin, couvert du sang du frère, poursuivait la sœur avec l'ardeur d'un vautour. Il ne pensait qu'à se saisir de sa proie, après avoir vaincu son défenseur.

Soit qu'il ne reconnût pas Roland, ou que son orgueil l'empêchât de le redouter, il voulut l'éloigner d'Angélique par des propos insultants : bientôt ils sont aux mains ; les coups terribles et précipités qu'ils se portent réveillent Angélique. Effrayée, et ne croyant voir que deux ennemis dangereux dans ces chevaliers, elle profite de leur acharnement l'un contre l'autre ; elle s'élance sur son palefroi, et s'enfuit à toutes jambes. Roland s'en aperçoit, et propose à Ferragus d'interrompre le combat pour courir après elle : le Sarrasin, plus féroce encore qu'amoureux, continue à se battre avec plus de fureur que jamais. Les armes de ces deux rivaux sont déjà brisées ; mais tous deux sont invulnérables, et leurs épées ne peuvent s'ensanglanter.

La belle Fleur-d'Épine, sœur de Ferragus, arrive en ce moment. Roland, par respect pour elle, recule quelques pas, et lui laisse le temps d'apprendre à son frère que Marsile est attaqué par Gradasse, assiégé dans Barcelone, et, prêt à perdre ses états et sa liberté. Ferragus se rend à la nécessité de voler au secours de l'Espagne ; il accompagne sa sœur ; et Roland se remet à suivre celle sans laquelle il ne peut plus exister.

Toutes les recherches de Roland furent bien inutiles ; non seulement Angélique avait reçu de Galafron son père un anneau qui la défendait de tous les enchantements, lorsqu'elle le portait à son doigt, et qui la rendait invisible, lorsqu'elle le tenait entre ses lèvres ; mais elle avait de plus le livre de Maugis ; et bientôt, évoquant les esprits que ce livre lui soumettait, elle se fit transporter par eux au Cathay.

L'arrivée subite d'Angélique plongea Galafron dans la plus mortelle douleur ; il avait perdu son fils, ses projets étaient renversés. Désespéré, furieux, il s'en fût vengé sur Maugis ; mais Angélique, emportée par sa passion pour Renaud, et sachant que Maugis était le cousin et l'ami de ce paladin, alla le délivrer elle-même, et lui remit son livre, après l'avoir fait jurer qu'il la servirait dans ses amours, et qu'il ramènerait son cousin auprès d'elle.

Maugis, en effet, se fait transporter près de Renaud ; il ne doute pas du succès de son message ; mais son cousin ne l'écoute qu'avec une sorte d'horreur. Maugis insiste ; il a fait un serment terrible de revenir se remettre dans les fers de Galafron, s'il ne conduit pas Renaud au Cathay ; sa vie, son pouvoir dépendent de l'accomplissement de ce serment ; et, trouvant son cousin inflexible, il le menace de l'en punir ; mais l'indifférent Renaud craint moins sa vengeance que de se soumettre à ce qu'il lui propose. Celui-ci furieux s'éloigne, appelle les démons, leur donne ses ordres ; l'un d'eux prend la figure d'un héraut, qui vient défier Renaud au combat de la part de Gradasse qui l'attend, dit-il, sur le bord de la mer.

L'intrépide Renaud accepte le défi, court au rivage, croit voir Gradasse, se bat contre lui ; le feint Gradasse, après avoir soutenu le combat pendant quelque temps, semble fuir son ennemi, et se jette dans une barque attachée au rivage ; Renaud l'y poursuit, le combat se renouvelle et se soutient pendant quelques moments ; tout-à-coup le fantôme de Gradasse disparaît, et Renaud se trouve seul dans cette barque qui s'est détachée du rivage et qui fend les flots avec rapidité.

Roland, pendant ce temps, essuie beaucoup d'aventures : il tue un sphinx [1], il passe le pont de la mort, il tombe dans un piège, il s'en tire par sa force et par sa valeur [2] . Il apprend par un courrier qu'Agrican, empereur de Tartarie, éperdument amoureux d'Angélique que Galafron lui refuse, est entré dans le Cathay pour enlever par la force cette princesse, et qu'il assiège Albraque. Roland veut voler à son secours ; il est arrêté dans sa route par un piège que lui tend la fée Dragontine, qui le retient enchanté dans son château.

Dans le même temps que Maugis avait trompé Renaud, en lui envoyant un héraut de la part de Gradasse, il avait trompé de même ce prince, par un second démon, qui l'avait été défier de la part de Renaud. Gradasse s'était porté sur le bord de la mer, avait attendu vainement le paladin français ; et, trompé par les apparences, il avait osé publiquement attaquer la réputation de Renaud, et dire que ce brave paladin avait eu la lâcheté d'éviter de combattre contre lui.

On sait que Bayard était doué d'une intelligence humaine ; et ce cheval, au moment où son maître avait disparu sur la mer, trompé par les illusions de Maugis, avait repris le chemin de l'armée dont Charlemagne avait donné le commandement à Renaud, pour aller au secours du roi Marsile, craignant que Gradasse, après avoir soumis l'Espagne, ne portât ses armes victorieuses dans ses états. C'était en effet le dessein de l'empereur de Séricane ; et ce prince ayant fait un accommodement avec Marsile, ils s'étaient alliés, avaient joint leurs troupes, et tous les deux s'avançaient à grandes journées pour attaquer Charles, et détruire l'empire chrétien.

Quelques escadrons de leurs troupes ayant vu passer Bayard, qui retournait, sans être monté, vers le camp français, avaient voulu s'en emparer ; mais le terrible animal, se servant avec fureur de ses dents et de ses pieds, avait percé ces escadrons, les avait mis en désordre ; un grand nombre de cavaliers avaient péri par ses morsures et ses atteintes meurtrières ; il était rentré couvert de leur sang dans le camp français. Les chrétiens, en le voyant revenir en cet état, ne doutèrent point que Renaud n'eût succombé ; et Bayard ensanglanté plongea dans la douleur cette armée qui se trouvait privée de son général.

Celte fatale nouvelle fut bientôt portée à Charles, qui vint en personne avec le reste de ses paladins, pour s'opposer à Gradasse. Il était monté sur Bayard, qu'il avait reçu de Richardet ; et ce prince, toujours irrité du manque de respect d'Astolphe, ne l'avait point encore tiré des arrêts avant de partir de Paris.

Charles, malgré sa valeur et celle de ses chevaliers, fut pris avec plusieurs de ses premiers pairs. Bayard le défendit en vain pendant le combat ; ce brave animal, voyant l'empereur au pouvoir des infidèles, s'était dégagé de la mêlée, s'était défendu de tous les efforts qu'on avait faits pour l'arrêter, et avait repris le chemin de Paris, en sorte qu'on ne put douter que Gradasse ne fut vainqueur, et que Charles ne fût en son pouvoir.

Gradasse, en effet, était maître de Charlemagne ; mais, loin d'abuser de sa victoire, il avait traité l'empereur chrétien avec les égards dus à son rang. Nous ne sommes point ennemis, lui dit-il ; et, content de régner sur de vastes contrées, et sur les régions les plus fertiles et les plus heureuses de l'univers, je ne prétends pas faire de conquêtes. Gradasse alors dit à Charles qu'il n'avait fait cette haute entreprise que pour être possesseur du cheval de Renaud et de l'épée de Roland. Tous deux, ajouta-t-il, sont vos sujets et vos neveux ; faites-moi remettre Bayard que vous avez en votre puissance, et que Renaud a refusé de me disputer par les armes ; jurez-moi de m'envoyer l'épée de Roland, dès qu'il reparaîtra dans votre cour ; c'est à ces conditions que vous pouvez remonter sur votre trône, et que dès ce moment je vais faire retirer mon armée et retourner dans mes états. Charles, se trouvant forcé d'accepter ces tristes conditions, lui jura de les remplir, et, pour commencer, il envoya le comte de Hautefeuille à Paris, pour y chercher Bayard et l'amener au roi de Séricane.

Astolphe, au moment où Bayard était arrivé sans maître à Paris, s'en était emparé ; ce prince, ami de Renaud, et son proche parent, le conservait chèrement pour le lui remettre, plusieurs circonstances ayant prouvé que Renaud n'avait point péri dans un combat, et que le sang, dont Bayard était couvert la première fois qu'il était revenu sans maître, était celui des ennemis.

Ce fut donc au prince d'Angleterre que le comte de Hautefeuille fut obligé de s'adresser pour avoir Bayard. Il fit ce message en présence du duc Naymes et de l'archevêque Turpin, que le Mayençais avait pris pour témoins de cette entrevue.

Ce lâche fut charmé de cette occasion de mortifier Astolphe en lui portant les ordres de Charlemagne avec hauteur. Comte, lui dit le cousin de Renaud, je crois que le personnage d'un héraut vous convient plus que celui d'un chevalier ; un caducée sied mieux en vos mains qu'une lance ; mais vous ne réussirez pas mieux dans votre vile commission que les armes à la main. Tout puissant que soit l'empereur, il ne peut donner ce qui ne fut jamais à lui. Roland saura bien défendre Durandal de tomber entre les mains de l'audacieux Gradasse ; et dans l'absence de mon cousin Renaud, dites à Charles qu'on n'aura Bayard qu'avec ma vie. Si Gradasse veut soutenir la réputation qu'il s'est faite par les armes, c'est en bon et loyal chevalier qu'il le doit conquérir. Il ne doit point abuser de la situation de Charles, pour lui faire commettre un acte injuste ; allez, comte ; votre commission me met en droit de vous commander. Je vous ordonne de dire de ma part à Gradasse, que, s'il veut avoir Bayard, il faut qu'il l'acquière par les armes. Je le défie au combat, sous la condition que, s'il m'abat, Bayard sera le prix de sa victoire ; mais s'il ne peut me résister, l'empereur sera libre, et sur-le-champ Gradasse retournera dans ses états. Le duc Naymes et Turpin admirèrent plus la réponse d'Astolphe qu'ils n'espérèrent d'en voir la réussite : cependant, la trouvant aussi noble que pleine de justice, ils se joignirent au prince d'Angleterre, et forcèrent le comte de Hautefeuille à la porter à Gradasse.

Charles fut très en colère en écoutant le récit que le Mayençais fit à son retour. Pour le valeureux Gradasse, il se mit à sourire ; et, connaissant la supériorité de ses forces sur celles d'Astolphe, il ne balança pas un moment, et fit partir un courrier pour lui dire qu'il acceptait son défi.

Deux jours après, Gradasse et le prince d'Angleterre s'étant portés sur le lieu marqué pour le combat, la lance d'or fit triompher Astolphe ; et Gradasse abattu délivra l'empereur, donna l'ordre à son armée, et se mit en marche pour retourner dans ses états, en renouvelant son serment de combattre Renaud et Roland, jusqu'à ce qu'il eût perdu la vie, ou qu'il leur eût enlevé le cheval et l'épée dont il voulait être possesseur.

Charles, pénétré de reconnaissance pour Astolphe, voulut le serrer dans ses bras. Mais le prince d'Angleterre, plein d'un juste dépit, et voyant Charles entouré des perfides et lâches chevaliers mayençais, se retira brusquement en lui disant qu'après l'affront qu'il avait reçu, celui même qu'il avait voulu faire aux deux paladins ses proches parents, il partait pour les rejoindre. A ces mots, il tourna la bride à Bayard, et laissa Charles confondu de ses justes reproches.

Le hasard ayant conduit Astolphe en Circassie, ce jeune prince, devenu plus présomptueux que jamais, après les victoires faciles qu'il ignore être dues à la lance d'or plus qu'à ses forces, brave Sacripant dans sa course, s'en éloigne, et trouve en son chemin le valeureux Brandimart de la Roche sauvage, fils du roi Monodant ; ce prince conduit sous sa garde une jeune princesse qu'il adore et dont il est tendrement aimé. Astolphe se fait un jeu de lui disputer la charmante Fleur-de-Lis par les armes ; Brandimart est abattu ; son cheval tombe mort par le choc de Bayard. Astolphe voit couler les larmes de Fleur-de-Lis, et Brandimart désespéré de sa perte et prêt à se donner la mort ; Astolphe les rassure ; il rend Fleur-de-Lis à Brandimart, et leur demande leur amitié.

Dans ce moment, Sacripant, roi de Circassie, arrive auprès d'eux ; ce prince, piqué d'avoir été bravé par Astolphe, s'est dérobé de sa cour, et l'a suivi pour l'en punir corps-à-corps. Astolphe l'abat, s'empare de son cheval qu'il donne à Brandimart, et tous les deux, conduits par Fleur-de-Lis, marchent au pont de Dragontine [3] pour délivrer les chevaliers qu'elle tient enfermés dans son château ; ils surmontent les premiers obstacles ; mais Dragontine animant contre eux tous les chevaliers qu'elle tient enchantés, Brandimart reste son prisonnier.

Astolphe ne s'en échappe qu'à l'aide de Bayard, qui franchit d'un saut les murs du jardin. Il va jusqu'au Cathay ; il offre son bras à la belle Angélique et à Galafron ; il brave Agrican et tous les chevaliers de son armée qui forment le siège d'Albraque ; il est fait prisonnier. Agrican achève d'investir Albraque, dont le siège se continue.

Pendant ce temps, Maugis, occupé du projet de ramener Renaud aux genoux d'Angélique, fait conduire dans un séjour enchanté la barque où ce paladin s'est embarqué. Renaud descend sur ce rivage ; une troupe de nymphes vient le recevoir ; elles le conduisent en triomphe dans un palais brillant comme celui des rois de Lydie, et plus agréable encore que les bosquets d'Amathonte.

Une musique céleste y célèbre l'amour ; elle amollit l'âme glacée de Renaud ; il commence même à sentir quelque impatience de voir la souveraine d'un si beau séjour. Il demande son nom ; mais à peine a-t-il entendu celui d'Angélique, que tous les charmes de ce beau lieu disparaissent à ses regards ; il ne voit plus qu'une prison fatale, où celle qu'il déteste commande en souveraine. Les artifices de Maugis ne peuvent le retenir ; il sort du château, retourne sur le rivage, et rentre dans la même barque qui reste immobile.

Maugis, au milieu des esprits transformés en nymphes, lui fait représenter sans cesse tout ce qu'il est prêt à perdre par sa faute, tous les périls affreux qu'il va courir : rien n'ébranle Renaud, qui renouvelle ses murmures contre Angélique ; et Maugis, furieux de n'avoir pu réussir à le soumettre à ses désirs, le fait emporter par la barque dans une île funeste, où ce paladin, tombé dans une rivière, est enveloppé dans des filets, et destiné à devenir dès le lendemain la pâture d'un monstre horrible.

Maugis aussitôt vole au Cathay, rend compte à la belle Angélique des refus outrageants de Renaud, et de la cruelle vengeance qu'il vient d'en prendre. La sensible Angélique écoute moins son ressentiment que son amour. Elle force Maugis à la transporter elle-même à la tour où Renaud, couvert des blessures qu'il a déjà reçues d'un monstre affreux, est prêt à perdre la vie. Elle endort ce monstre par ses enchantements ; elle arrête le sang, elle ferme les blessures du paladin qu'elle adore ; mais ni tous ces services, ni tous ses charmes ne peuvent le rendre sensible pour elle. Angélique, désespérée, retourne au Cathay. Maugis abandonne Renaud qui détruit ce château, regagne les bords de la mer ; mais, n'osant plus se confier à la même barque, il marche le long du rivage.

Agrican continuait à presser la ville d'Albraque, lorsque Sacripant, roi de Circassie, vint avec toutes ses forces au secours d'Angélique qu'il adorait. Malgré toute la valeur de Sacripant, et les combats qu'il livra pour elle, il n'eût pu réussir à délivrer Albraque, sans un plus puissant secours.

Renaud, en suivant le rivage de la mer, avait rencontré la belle Fleur-de-Lis qui cherchait de tous côtés quelques chevaliers assez audacieux pour braver les enchantements de Dragontine, et délivrer Roland et son cher Brandimart qu'elle retenait prisonniers. Renaud la suivit, et son grand cœur l'aurait porté sans doute à tout entreprendre pour la délivrance de Roland, s'il n'eût pas été précédé par Angélique. Cette princesse, voyant diminuer sans cesse les troupes qui la défendaient, et craignant de tomber dans la puissance d'Agrican, se servit de son anneau, se rendit invisible, sortit d'Albraque, et, son amour pour Renaud l'entraînant toujours, elle commençait à se rapprocher de la France ; mais un soir, séduite par les propos trompeurs d'un vieillard, elle fut amenée prisonnière dans un fort château, où cette princesse trouva beaucoup d'autres prisonnières que ce méchant vieillard avait attirées par mille ruses coupables, et qu'il destinait au soudan d'Altin. Fleur-de-Lis était de ce nombre ; ce fut d'elle qu'Angélique apprit que Roland, Brandimart, Griffon-le-Blanc, son frère Aquilant-le-Noir, et plusieurs autres célèbres chevaliers languissaient dans les fers et les enchantements de Dragontine.

Sûre de procurer un puissant secours à Galafron, Angélique sort invisible du château du vieillard avec Fleur-de-Lis qui la conduit au pont de Dragontine. L'anneau de la princesse du Cathay détruit les enchantements ; elle rend la mémoire à Roland et à tous ses compagnons d'esclavage ; elle les amène au Cathay, et Dragontine désespérée détruit elle-même ses beaux jardins et son château. Roland, délivré par Angélique, tombe à ses genoux ; Angélique, ayant besoin de son secours, le traite d'un air moins sévère ; le fier paladin ne sort des enchantements de Dragontine que pour retomber dans ceux de l'amour. Il vole à la défense d'Albraque avec ses compagnons ; ils combattent l'armée d'Agrican, la battent, la mettent en fuite. C'est pendant cette guerre que Roland, admirant la valeur de Brandimart, se prend pour lui de la plus vive et de la plus constante amitié : ils se jurent fraternité d'armes, combattent ensemble ; et le redoutable Agrican, furieux d'être réduit à lever le siège d'Albraque, tente un dernier effort, donne une grande bataille, dans laquelle son armée est enfoncée de toutes parts. Agrican, qui connaît que Roland est celui qui vient de renverser ses projets, l'attaque, se fait connaître, sort de la mêlée avec lui, l'attire dans un bois, pour que le combat ne soit point interrompu. Mais l'invincible Roland fait tomber à ses pieds ce vaillant empereur de Tartarie, et ne peut s'empêcher de donner des larmes à la mort de ce brave prince.

Pendant le temps que Roland combattait cet empereur, et que ses compagnons achevaient la défaite de l'armée des Tartares, Trufaldin, prince du Zagathay, le plus lâche et le plus criminel des hommes, s'était rendu le maître, par trahison, de la citadelle imprenable d'Albraque. Connaissant le pouvoir de l'anneau qui rendait Angélique invisible, il avait attiré cette princesse dans une forte tour, où nul moyen ne pouvait vaincre l'opposition qu'il avait su mettre à sa liberté ; ce lâche prince, qui se sentait coupable des plus grands crimes, et qui savait qu'un grand nombre de chevaliers avait juré sa mort, eut recours au moyen de s'emparer d'Angélique et de la citadelle d'Albraque, pendant que Roland et ses compagnons étaient attachés au combat ; et, lorsqu'ils rentrèrent triomphants dans la ville, il parut entre les créneaux du château, et leur dit qu'il ne rendrait ni la citadelle ni la princesse, à moins qu'ils ne jurassent de le défendre envers et contre tous.

Roland n'eût jamais pu consentir à faire un pareil serment, si la princesse du Cathay, désespérée d'être sous la puissance de ce traître, n'eût paru elle-même aux créneaux pour l'en prier. Roland et ses compagnons jurèrent donc de défendre Trufaldin ; et ce fut à cette condition qu'il leur ouvrit la porte du château, et que Roland put remettre aux pieds de celle qu'il adorait la bannière d'Agrican, comme le trophée de sa victoire, et le gage de sa délivrance.

Renaud ignorait tous ces grands évènements, et s'avançait avec Fleur-de-Lis vers le château de Dragontine, lorsqu'en traversant une forêt, des cris perçants l'attirèrent au secours des malheureux qui les jetaient. Il vit un géant affreux et velu qui tenait sous ses bras plusieurs femmes éplorées, et qui les emportait vers sa caverne. Renaud le poursuit, entre dans cette caverne obscure où d'abord il est attaqué par deux lions ; il les abat à ses pieds après un combat assez long pour que le géant ait eu le temps de s'armer. Le brave Renaud parvient à le vaincre, malgré sa force et sa fureur ; et, maître de la caverne, il la parcourt ; il aperçoit dans le fond de cet antre un cheval aussi beau que Bayard même ; ce cheval est retenu par une chaîne légère passée dans un anneau scellé dans la pierre d'une tombe. Enchanté de la beauté de ce coursier, il veut le détacher ; mais la chaîne résiste à tous ses efforts. Il voit une inscription sur cette tombe, il la lit ; il apprend que ce tombeau renferme les corps de deux amants que le cruel et lâche Trufaldin a sacrifiés à sa fureur. L'inscription finit par l'instruire que nul pouvoir ne peut détacher ce beau cheval, nommé Rabican, à moins que le chevalier qui voudra s'en emparer ne jure de venger la mort de ces deux amants sur le criminel prince du Zagathay ; Renaud attendri par l'histoire de ces deux époux, rapportée sur l'inscription, prête ce serment en posant la main sur leur tombeau.

L'anneau qui retient Rabican tombe aussitôt ; le paladin prend Rabican, sort de la caverne, s'élance sur ce beau cheval, et, dès le premier essai qu'il fait de ses allures, il trouve que moins vigoureux que Bayard, il est encore plus vite que cet admirable animal, et que la pointe des herbes n'est pas même froissée par ses pieds légers ; il continue sa route, très satisfait d'une pareille conquête. Bientôt il aperçoit quelques cavaliers tartares, qui courent avec la terreur peinte sur le visage ; il arrête l'un d'eux, le questionne, et c'est par lui qu'il apprend que son cousin Roland est délivré, connaissant aux armes que le Tartare lui dépeint, comme aux coups qu'il dit que ce guerrier a frappés, que c'est Roland à la tête de ses compagnons, qui vient de porter la mort et l'épouvante dans l'armée d'Agrican. Fleur-de-Lis, qui ne doute pas que son cher Brandimart ne soit l'un des compagnons de Roland, détermine Renaud à prendre la route du Cathay ; et, quelque répugnance qu'il se sente à se rapprocher d'un lieu qu'habite Angélique, le désir de se rejoindre à Roland et l'amitié dont il s'est pris pour l'aimable Fleur-de-Lis ne lui permettent pas de la refuser.

L'un et l'autre étaient assez près d'Albraque, lorsqu'ils aperçurent un guerrier de la plus haute apparence. Fleur-de-Lis, l'ayant considéré quelque temps, et reconnaissant le phénix qui servait de cimier à son casque : Évitons, dit-elle, cette altière et redoutable guerrière ; je la reconnais ; c'est la reine Marphise ; et jusqu'ici, nul géant, nul chevalier n'a pu résister à ses coups. Renaud sourit de la terreur de Fleur-de-Lis ; et, loin de suivre son conseil, il s'avança vers Marphise, qui venait la lance haute à lui. N'espérez pas, chevalier, lui dit-elle, porter vos pas plus loin, si je ne vous en donne la permission.

Grande reine, lui dit Renaud en se baissant respectueusement, j'accourais à vous pour l'obtenir ; j'ose plus encore, c'est de vous demander que vous daigniez m'honorer jusqu'à baisser votre lance contre moi.

Marphise fut très surprise de trouver un chevalier assez téméraire pour oser jouter contre elle, après l'avoir reconnue. Chevalier, lui dit-elle, depuis deux ans, nul mortel ne m'a montré tant d'audace ; voyons comment tu sauras la soutenir. Tous les deux courent l'un contre l'autre : Marphise brise sa lance sur l'écu de Renaud sans l'ébranler ; et le paladin hausse la sienne d'un air galant, et ne veut point porter d'atteinte à la guerrière étonnée de son procédé. Ah ! je reconnais bien à ce trait que tu dois être un chevalier français ; mais c'est en vain que tu portes jusque dans l'Inde la galanterie de ton pays ; depuis longtemps je veux éprouver quelle est la valeur des chevaliers de Charles, et je vais voir si, l'épée à la main, ils sont aussi braves que lorsqu'ils ne se servent que d'une lance.

— Belle et redoutable Marphise, lui répondit Renaud, il vous sera plus facile de me donner la mort que de me forcer à vous porter des coups. Malgré cette réponse si respectueuse, et si digne d'un chevalier français, Marphise, indignée d'en trouver un assez brave pour lui résister, l'attaque avec fureur. Renaud pare ses coups avec adresse, et ne fait jamais tomber Flamberge sur le casque de cette guerrière.

Le combat durait déjà depuis une heure, lorsque le vieux roi Galafron, arrivant de la poursuite des Tartares, et passant auprès des combattants, reconnaît entre les jambes de Renaud le célèbre Rabican qu'il avait donné à son fils Argail, lorsqu'il l'avait envoyé pour accompagner sa sœur à la cour de Charlemagne. Galafron, ne doutant pas que Renaud ne soit le meurtrier de son fils, fond la lance en arrêt sur lui, pendant que l'autre n'est attentif qu'à parer les coups de Marphise.

Malgré l'âge de Galafron, la fureur rendit son atteinte assez forte pour ébranler Renaud ; ce paladin était prêt à punir ce nouvel ennemi ; mais il fut prévenu par Marphise. Cette généreuse princesse, indignée de l'action du roi du Cathay, se précipita sur lui ; et, dédaignant d'employer ses armes contre un chevalier qu'elle regardait comme un traître, elle le renversa sans connaissance d'un coup de gantelet qu'elle lui porta sur son casque. Les troupes du Cathay, qui virent tomber leur roi, coururent sur Marphise ; mais Renaud se joignant à la guerrière, ils firent un carnage affreux des troupes indiennes, dont le désordre fut encore augmenté par Torinde, et deux amis intimes, Prasilde et Irolde ; reconnaissant à ses armes Renaud qui, peu de jours auparavant, leur avait sauvé la vie et la liberté, ils vinrent à son secours, et mirent en fuite le reste des troupes de Galafron, qui, reprenant ses esprits, s'était échappé de la mêlée et regagnait Albraque. Ce fut par ces trois chevaliers que Marphise et Renaud apprirent l'action lâche que Trufaldin venait de commettre encore ; tous les trois avaient des injures personnelles à venger sur ce traître ; ils avaient juré sa mort. Marphise voulut la jurer de même ; mais Renaud la pria de lui laisser punir ce traître, et redoubla son indignation, en lui racontant l'aventure de la caverne et la mort des deux amants ensevelis dans la tombe où Rabican était attaché.

Marphise envoya chercher ses femmes qu'elle avait laissées sur une rive où la rivière faisait un détour. Fleur-de-Lis était avec elles, et l'heureux Brandimart, qui joignit la guerrière en ce moment, eut le bonheur de retrouver cette fidèle amante.

Prasilde fut envoyé par Marphise pour faire avancer la puissante armée qu'elle tenait toujours prête à marcher au premier ordre ; et, pendant ce temps, Roland éprouva la célèbre aventure du cor enchanté dont il sortit victorieux.

Dès que l'armée de Marphise fut arrivée, cette belle reine s'approcha d'Albraque ; et Renaud, couvert de ses armes, s'avança jusqu'à la barrière de la cité, pour sommer le roi Galafron de lui remettre Trufaldin entre les mains ; en cas de refus, Renaud devait lui déclarer la guerre et le menacer de voir sa capitale assiégée une seconde fois.

Le chevalier qui se présenta pour écouter la sommation de Renaud fut Astolphe, qui, délivré des chaînes d'Agrican, était rentré dans Albraque, après avoir eu le bonheur de retrouver ses armes et la lance d'or ; les deux cousins se reconnurent, se firent les plus tendres caresses ; ce fut par Astolphe que Renaud apprit que Roland et ses autres amis et parents s'étaient obligés par serment de défendre Trufaldin ; mais pour moi, dit Astolphe, qui ne suis lié par aucun serment, je ne crois pas que la charmante princesse, à laquelle j'ai voué mon service, veuille exiger que je prenne le parti de ce traître. Il proposa vainement au fils d'Aimon d'entrer sur sa parole dans Albraque, et de faire son défi lui-même ; la peur qu'il eut de voir Angélique le fit rester à la barrière, en attendant la réponse de Galafron.

Le premier mouvement d'Angélique fut d'être transportée de joie de savoir Renaud si près d'elle. Elle crut devoir son retour à Maugis ; mais son cœur fut bien serré, ses larmes coulèrent, quand elle sut que le paladin avait refusé d'entrer dans Albraque. Elle fut forcée de reconnaître que les enchantements ne peuvent rien sur un cœur prévenu ; et craignant que, dès que Trufaldin serait puni, Renaud ne s'éloignât, elle laissa Galafron dans son erreur ; ce prince continua donc de croire que ce paladin était le meurtrier d'Argail ; et, ne voulant écouter aucune proposition de paix de sa part, il envoya deux de ses chevaliers avec Astolphe pour lui porter ses refus.

Renaud apprit avec autant de surprise que de peine que les plus nobles chevaliers français, et surtout son cousin Roland, protégeaient ouvertement un traître. Mais Astolphe lui fit observer qu'ils étaient engagés par la loi d'un serment que ce lâche avait exigé d'eux, et dont ils ne prévoyaient pas la conséquence. Renaud représenta vainement à l'un des chevaliers de Galafron, qui se nommait Hubert du Lion [4], que la religion du serment ne pouvait jamais protéger le crime. Ce sont questions, dit celui-ci, qui peuvent être agitées par des docteurs ; mais pour des gens de notre sorte, ils ne savent disputer ensemble que les armes à la main.

Renaud se retira près de Marphise, et sur-le-champ il envoya un héraut, pour défier les chevaliers défenseurs de Trufaldin.

Le son des trompettes retentit également dans Albraque et dans le camp de Marphise, dès que l'aurore fit briller la rosée sur la pointe des herbes ; et le léger brouillard du matin étant dissipé, les chevaliers défenseurs de Trufaldin allèrent chercher ce traître, qui refusait d'être témoin du combat qu'ils allaient livrer pour lui. Ce fut en vain qu'il voulut s'en défendre, Aquilant et Griffon s'en emparèrent, le conduisirent au milieu d'eux ; et bientôt Renaud, sortant des rangs, s'avança seul contre le premier qui se présenterait du côté d'Albraque.

Le sort était tombé sur Hubert du Lion ; il se préparait à combattre, lorsque les deux fils du marquis Olivier reconnurent Renaud, quoiqu'il ne fût point monté sur Bayard, et vinrent à lui ; leur entrevue fut bien tendre ; mais, de part et d'autre, la cruelle nécessité du serment empêcha l'accommodement qu'ils eussent désiré.

Quoique Hubert du Lion fut un des plus renommés chevaliers de l'Inde, il ne put tenir longtemps contre le fils d'Aimon, et fut assez blessé pour se laisser tomber sur l'herbe ; le roi Adriant, qui lui succéda, fut vaincu.

Griffon prit sa place avec regret ; il jeta sa lance, voyant que Renaud avait brisé la sienne, et tous les deux se chargèrent l'épée haute. Renaud, piqué de voir son jeune cousin soutenir une si mauvaise cause, ne le ménagea point ; et Griffon, animé par les coups pesants de Flamberge, traita Renaud comme un ennemi mortel. Bientôt un coup qu'il reçut sur son casque enchanté l'étourdit au point qu'il étendit les bras, lâcha les rênes et fut emporté par son cheval. Renaud le poursuivait pour le prendre prisonnier ; mais Aquilant, voyant son frère en danger, vola pour le secourir. Renaud, animé par cette nouvelle attaque, déploya toutes ses forces, et mit Aquilant dans un tel désordre, qu'il eût fait les deux frères prisonniers, si Clarion, l'un des défenseurs de Trufaldin, n'eût couru la lance en arrêt contre Renaud qui ne le voyait point venir sur lui. Ce paladin, ébranlé par ce coup, chancela dans les arçons ; et, les deux fils d'Olivier ayant repris leurs esprits, il eût eu trois ennemis à combattre, si Marphise, indignée de la supercherie de Clarion, n'eût couru sur lui pour secourir Renaud. Un seul coup du pommeau de l'épée de cette guerrière renversa Clarion à ses pieds, et le combat recommença d'une façon égale contre Aquilant et Griffon.

Ce fut alors que le lâche Trufaldin se voyant libre, et craignant l'évènement de ce combat, prit le temps pour s'enfuir vers Albraque. Astolphe, s'en étant aperçu, courut entre les combattants. Il eut quelque peine à les séparer ; mais enfin la fuite de Trufaldin suspendit leurs coups : on convint que le combat serait remis au lendemain ; et les deux frères, affligés d'avoir mal gardé ce traître, jurèrent de le ramener le jour suivant.

Roland, après avoir terminé la grande aventure du cor enchanté [5], rentra le soir du même jour dans Albraque. Angélique en fut alarmée ; et connaissant la force indomptable de ce paladin, elle craignit que Renaud ne succombât sous ses coups ; elle se servit de quelques prétextes spécieux, et de tout le pouvoir qu'elle avait sur lui, pour le déterminer à défier Marphise. Roland, jaloux de savoir Renaud si près de celle qu'il adorait, eût bien mieux aimé le combattre, craignant que ce ne fut l'amour qui l'eût ramené près d'elle. Mais l'impérieux Roland était soumis par l'amour ; un ordre, une seule prière d'Angélique captivait sa volonté.

Les chevaliers, de part et d'autre, ayant reparu le lendemain sur le champ de bataille qu'on avait fait entourer par de profonds fossés, Trufaldin fut conduit par les chevaliers d'Albraque ; et Sacripant, qui détestait ce traître, se chargea du soin de l'empêcher de tenter une seconde fuite ; ce roi de Circassie n'avait point juré de le défendre ; il eût même désiré de le voir punir.

Lorsque Roland aborda Marphise avant le combat, il lui tint les propos les plus respectueux, et Marphise lui dit qu'elle regardait comme les deux plus beaux jours de sa vie, celui qui l'avait vue aux mains avec Renaud, et celui qui la mettait à portée de s'éprouver contre le paladin le plus renommé de l'univers.

Roland et Marphise coururent l'un contre l'autre, sans qu'aucun des deux eût le moindre avantage ; le combat, s'engageant entre un bien plus grand nombre de chevaliers que la veille, devint terrible ; et les combattants, de part et d'autre, cherchant à se secourir mutuellement, changèrent plusieurs fois d'adversaires. Ce fut dans un moment où Marphise et Roland combattaient avec le plus de fureur, que Renaud s'aperçut de l'avantage qu'avait son parti sur celui de Trufaldin ; et, ne se voyant point d'ennemi en tète, il courut sur ce traître qui cria vainement à Sacripant de le secourir. Scélérat, lui répondit le roi de Circassie, je ne suis ici que pour m'opposer à ta fuite.

Renaud enlève d'une seule main Trufaldin des arçons ; il le couche sur les siens, le porte à l'une des extrémités du champ de bataille, et, trouvant le cheval de Clarion dont le maître avait été porté par terre, il prend sa bride et les sangles de sa selle, il s'en sert pour attacher fortement Trufaldin à la queue de Rabican ; poussant ensuite à toute bride ce cheval plus vite que l'aquilon, il parcourt tout le champ jusqu'à ce que ce traître soit mis en pièces. Il croit ne pouvoir mieux faire pour terminer le combat entre Marphise et Roland, que de passer au milieu d'eux, en disant à son cousin Roland : Reçois de ma main celui que tu défendais, dans l'état où ce perfide a mérité d'être.

Roland se croit bravé par Renaud aux yeux d'Angélique ; et la jalousie et la fureur l'emportant également, il quitte son combat avec Marphise, et attaque Renaud avec fureur ; celui-ci, forcé de se défendre, oppose son bouclier et Flamberge aux coups terribles et précipités de Durandal. Un de ces coups tombe sur le casque de Mambrin ; la chute du plus haut pin des Alpes n'eût pas été plus violente.

Renaud, étourdi de la force du coup, penche la tête sur l'encolure de son cheval ; Roland allait redoubler, et peut-être Renaud eût-il perdu la vie ; mais Roland montait alors Bayard, et ce fidèle animal évite de nouveaux coups à son maître, en forçant la main à Roland, et se retournant de la tête à la queue.

Renaud, les bras toujours étendus, est emporté par Rabican, passe près d'Angélique qui voit sans connaissance celui qu'elle aime ; et Roland qui, devenu maître de Bayard, le poursuit pour achever sa défaite. Elle ne peut tenir à cet affreux spectacle qui lui perce le cœur ; elle s'avance, elle arrête Roland. Cher comte, lui dit-elle, l'objet de votre querelle ne subsiste plus ; suspendez vos coups, et respectez la vie de votre cousin. Roland s'arrête ; il reste immobile, en suspens entre la nécessité d'obéir aux ordres d'Angélique et la double fureur qui l'anime contre Renaud. Mais, tel qu'un lion fougueux qui se sent retenu par une forte chaîne, il cède, il baisse la pointe de son épée, et ne peut répondre ni résister à celle qui le captive.

Renaud ayant repris ses esprits se prépare à se venger et à revenir sur Roland, lorsqu'il aperçoit Angélique près de ce paladin ; l'antipathie qu'il se sent pour elle est plus forte que sa colère ; il quitte son premier dessein, et va rejoindre Marphise qu'il voit prête à rentrer dans son camp.

Galafron s'était bien aperçu de la démarche que sa fille avait faite pour arrêter Roland, et l'empêcher de suivre sa victoire ; il la joint ; il lui fait les plus vifs reproches sur ce qu'elle s'est opposée à la vengeance que Roland était prêt à prendre du meurtrier d'Argail ; mais Angélique le désabuse alors. Astolphe arrive, et ce prince confirme le récit d'Angélique, en assurant Galafron que c'est sur le féroce prince d'Espagne qu'il doit venger la mort de son fils. L'aimable Astolphe fait plus encore ; il tire Roland à part ; il l'apaise, en l'instruisant du refus que Renaud a fait d'entrer en son absence dans Albraque, et de l'éloignement invincible que son cousin marque pour la princesse du Cathay.

Le cœur de Roland était trop bon, trop généreux pour ne pas revenir promptement ; et, dès qu'il ne fut plus tourmenté par la jalousie, la plus tendre amitié renaquit dans son cœur pour Renaud. Roland eût couru sur-le-champ pour l'en assurer, si la voix d'Angélique ne l'eût arrêté. Courez donc, mon cher Astolphe, dit Roland, pour assurer Marphise de mon admiration et de mon respect pour elle, et pour prier Renaud de tout oublier et de me rendre son amitié.

Astolphe s'empressa d'exécuter la commission de Roland ; Marphise et Renaud le comblèrent de caresses. Trouvant ce paladin plus déterminé que jamais à fuir Angélique et à retourner en France, il ne lui demanda que le temps d'aller prendre congé de Galafron, et lui promit de venir le rejoindre sur-le-champ et de partir avec lui.

Astolphe, de retour dans Albraque, porta le désespoir dans le cœur d'Angélique, en lui disant que Renaud partait pour retourner en France ; la vue de Roland n'en devint que plus insupportable pour elle ; et, se servant du pouvoir qu'elle avait sur ce paladin, elle l'envoya pour détruire les jardins de Falerine, et délivrer une princesse de ses parentes que cette enchanteresse tenait, disait-elle, dans les fers. Astolphe reçut Bayard des mains de Roland et de Brandimart, pour le remettre à Renaud. Irolde et Prasilde, ces deux parfaits amis, se joignirent au prince d'Angleterre ; et tous les trois allèrent rejoindre Renaud, avec lequel ils repartirent pour la France, tandis que Marphise retournait dans ses états, et que Roland partait pour aller exécuter les ordres d'Angélique.

Cependant un nouveau danger allait menacer l'empire de Charlemagne. Ce prince, dans la guerre qu'il avait faite en Espagne, avait donné la mort au puissant roi Braban et à plusieurs princes de son sang. Agramant, son neveu et son successeur, quoique très jeune encore, était enflammé par l'amour de la gloire, et par le désir de venger le sang de ses pères que Charlemagne avait répandu. Fier de sa puissance, et d'avoir trente-deux rois pour vassaux, il prend la résolution d'assembler une armée formidable, de passer la mer, et d'aller attaquer l'empereur Charles dans ses états de France.

Agramant fait convoquer les trente-deux rois ses vassaux, les assemble dans son conseil, leur peint avec force les pertes qu'il a faites de ses proches ; et, dans un discours également noble, fier et touchant, il leur propose d'aller avec lui porter la guerre en France. Le vieux Sobrin, roi de Garbes, parle le premier, et fait sentir au jeune Agramant toute la témérité de son projet. Le jeune et fougueux Rodomont, roi d'Alger, s'élève avec audace contre l'avis de Sobrin ; il ose accuser ce vieillard couvert de lauriers de ne donner que des conseils dictés par la faiblesse de son âge et par la timidité.

Le roi des Garamantes qui s'est fait porter dans ce conseil, prêt à terminer sa carrière après avoir vécu cent dix ans avec gloire, fait écouter sa faible voix ; il appuie les raisons de Sobrin, il combat celles de Rodomont. Si vous tentez cette entreprise, dit-il au jeune Agramant, écoutez du moins ce que l'ange du prophète m'a révélé. Vous ne devez espérer aucun succès, si vous ne pouvez réussir à conduire avec vous deux enfants d'illustre naissance que l'enchanteur Atlant élève et retient dans un fort château d'acier situé sur les monts de Carène ; ses enchantements rendent cette forteresse inattaquable ; le seul moyen de les détruire, c'est de se rendre le maître d'un anneau que possède Angélique, princesse du Cathay.

Rodomont interrompt le vieux roi, traite ses propos de radotages ; et ce vieillard, sans en être ému, persiste à dire à l'empereur d'Afrique qu'il ne peut rien espérer de favorable, s'il ne réussit à forcer la retraite d'Atlant et à emmener avec lui le jeune Roger son élève. Ma mort, dit-il, va vous confirmer la vérité de ce que je vous dis. A ces mots, il expire au milieu de cette assemblée.

Rodomont s'écrie, en voyant tous les autres rois émus de cette mort, qu'il n'est pas étonnant qu'un vieillard perde la vie à la fin d'une aussi longue carrière. Du même âge qu'Agramant, le roi d'Alger excite l'audace naturelle de ce jeune prince qui prend son parti, et conclut à suivre son premier dessein ; mais, pour apaiser un certain nombre de rois qui murmurent, il consent à suivre en partie le conseil du roi des Garamantes, et même à ne partir qu'après avoir enlevé le jeune élève d'Allant.

Sobrin reprit la parole : Seigneur, dit-il à l'empereur, après t'avoir donné les conseils que mon expérience et mon attachement pour toi m'ont dictés, puisque tu prends le parti de passer la mer et d'attaquer la France, je n'hésite pas à te suivre, à ne te jamais quitter jusqu'à la mort ; et nous verrons, dit-il en regardant le roi d'Alger avec hauteur, qui de Rodomont ou de moi te restera le plus fidèle.

Agramant se leva de son trône pour imposer au roi d'Alger prêt à répondre. Il embrassa Sobrin ; Sage roi, lui dit-il, je me ferai toujours honneur de suivre vos conseils ; et, puisque vous venez avec moi, je suis sûr de remporter une pleine victoire ; commencez donc à m'éclairer sur les moyens de me procurer de gré ou de force l'anneau d'Angélique.

Ni les prières, ni la force, répondit Sobrin, ne pourraient vous réussir ; et, cet anneau ayant la puissance de rendre invisible à l'instant la personne qui le porte, Angélique se déroberait facilement à tous vos efforts ; ce n'est que par la ruse et l'adresse qu'on peut espérer de l'enlever à cette princesse.

Agramant en convint, et connaissant la subtilité d'un nain qu'il avait à sa suite, il le fit venir. Brunel, lui dit-il, espérerais-tu réussir à dérober l'anneau de la princesse du Cathay, et voudrais-tu gagner la petite principauté de Tingitane à ce prix ?

Brunel tressaillit de joie ; il assura son empereur que la seule difficulté qu'il trouverait dans sa réussite, ce serait la longueur du temps ; il s'approcha du trône d'Agramant pour le mieux entendre, et de plusieurs rois pour s'informer du chemin qu'il devait tenir. Peu de moments s'étaient écoulés, lorsqu'il remit dans les mains d'Agramant quelques pierreries de son trône, et les riches poignards ou les bourses de tous les rois dont il s'était approché. On rit beaucoup de la subtilité de Brunel, qui, dès le même jour, partit pour Albraque. Agramant sépara l'assemblée, et la confiance qu'elle prit en Brunel détermina tous les rois à retourner dans leurs états, et à préparer leurs troupes pour former la grande armée qui passerait en France, dès que l'empereur aurait en sa puissance l'élève d'Atlant.

Roland, empressé d'obéir aux ordres d'Angélique, suivait en diligence le chemin du royaume d'Altin, où les jardins et le château de Falerine étaient situés. Il essuya plusieurs aventures qu'il mit à fin avec sa force et sa valeur ordinaires. Celle qui l'arrêta le plus de temps fut la rencontre qu'il fit dans un bois d'une jeune personne d'une beauté rare, pendue par les cheveux à la branche d'un arbre, et jetant des cris lamentables ; un chevalier d'une haute apparence était à quelques pas derrière elle la lance haute, et deux autres étaient plus loin dans la même contenance.

Roland, ému par la pitié, s'approche de cette jeune fille, que la seule Angélique surpassait en beauté ; il s'apprêtait à la délivrer, lorsque le premier des trois chevaliers lui cria : Arrête, chevalier, ne cherche pas à te rendre le libérateur de la trahison et du crime justement punis.

Non, reprit Roland, je ne peux croire que, si jeune et si belle, elle ait pu mériter un pareil supplice, et mon devoir est de secourir les malheureux.

Écoute-moi du moins avant que de le tenter, lui répondit le chevalier ; et, lorsque tu sauras l'histoire de cette méchante créature, tu croiras ta valeur mal employée à la délivrer.

Roland y consentit. Le chevalier fait le récit de la vie d'Origile (c'est ainsi que se nommait cette jeune personne). Jamais une femme coupable n'avait pu former une trame plus suivie de trahisons et de noirceurs ; elles étaient tellement atroces, que le paladin eut peine à les croire ; les cris et les prières d'Origile achevant de le toucher, il persista dans la prière assez impérieuse qu'il fit de la délivrer, quoique le chevalier l'assurât qu'elle avait été condamnée juridiquement à ce supplice.

Les deux autres chevaliers s'avancèrent ; Roland ne voulut point céder à leur témoignage ; ils en vinrent aux mains ; les trois chevaliers furent vaincus, Origile fut délivrée ; et cette fille le priant de la mettre hors de danger, et l'assurant qu'elle connaissait le chemin des jardins de Falerine, il la mit en croupe sur Bride-d'or, et la conduisit sous sa garde.

Quoique Roland eût l'air assez sombre et peu galant, la reconnaissante Origile lui fit les plus fortes agaceries ; mais l'amour qu'il avait pour Angélique le mettait à l'abri de toute séduction. Très ennuyée et fort piquée d'avoir passé déjà deux jours, et même deux nuits, avec un chevalier trop indifférent, la méchante, lorsqu'elle se crut assez éloignée, ne pensa plus qu'à se remettre en liberté. Le hasard les ayant conduits près d'un perron élevé : Seigneur, lui dit-elle, connaissez-vous ce monument singulier ? c'est le perron de la Vérité ; on trouve sur son sommet une glace très pure ; en y regardant, on voit la personne qui nous est la plus chère ; et la mine douce et riante qu'elle fait, ou l'air contraire qu'elle prend, sont la preuve certaine des sentiments les plus secrets de son âme. Ah! quel est l'amant qui ne serait pas séduit par une semblable espérance ! et s'il existait encore de ces sortes de glaces, que de mains blanches et potelées s'efforceraient de les briser ! Roland, désirant vivement voir les traits enchanteurs d'Angélique, et connaître ce qu'il peut espérer, n'hésite pas à descendre de cheval, et monte légèrement les degrés du perron.

A peine approchait-il du sommet, qu'il s'entendit appeler par Origile. Chevalier, lui dit-elle, je vous conseille de n'être plus si vif à prendre parti pour ceux que vous ne connaissez point, et de tâcher d'apprendre à voyager à pied. A ces mots, elle se remet en selle, elle presse les flancs de Bride-d'or, et disparaît à ses yeux.

Le bon Roland fut très mortifié d'avoir été la dupe de cette méchante créature, d'avoir blessé trois honnêtes chevaliers pour l'amour d'elle, et de se trouver à pied au fond d'une forêt, hors d'état d'exécuter promptement les ordres d'Angélique.

Brandimart, Aquilant et Griffon, ayant appris d'Angélique qu'elle avait prié Roland d'aller détruire les enchantements de Falerine, étaient sortis d'Albraque, pour aller l'aider dans cette périlleuse aventure. La tendre Fleur-de-Lis n'avait pu retenir Brandimart entraîné par son amitié pour Roland ; mais elle fut persuadée par son amant qu'il reviendrait promptement auprès d'elle avec celui d'Angélique.

Ces trois chevaliers suivirent le même chemin qu'avait pris Roland ; et quelques jours après, ils arrivèrent sur le soir près d'un château magnifique, où plusieurs dames les accueillirent de l'air le plus prévenant, et les prièrent de se reposer. En entrant dans la cour, ils furent très étonnés de voir le cheval de Roland, Bride-d'or, attaché par la bride, et coururent promptement vers une belle personne que les dames leur dirent être la maîtresse de ce beau cheval. Elle répondit d'un air assez triste à la première question qu'ils lui firent. Hélas! dit-elle, avant-hier je trouvai près d'un pas d'armes, entre deux roches, un chevalier mort, à côté d'un géant fendu d'un coup d'épée jusqu'à la poitrine ; et, voyant que ce cheval n'avait plus de maître, je m'en suis emparée.

Quoique les amis de Roland sussent qu'il était invulnérable, ils le crurent mort, et restèrent plongés dans la plus mortelle affliction. Ils ne purent toucher au festin magnifique qui leur fut présenté ; mais, tandis qu'ils s'affligeaient mutuellement, une troupe nombreuse les surprit sans défense, les couvrit de chaînes ainsi qu'Origile, et leur dit à tous les quatre qu'ils pouvaient s'attendre à perdre la vie.

Griffon avait été touché vivement par la beauté de celle qui montait Bride-d'or ; c'était la trompeuse Origile. Griffon, en ce moment, sent tout le désespoir d'être hors d'état de la défendre ; prisonnier avec elle, il lui fait les déclarations les plus tendres, lui jure de l'adorer toujours, s'il peut rompre ses chaînes ; et l'on verra dans la suite que cet imprudent paladin ne fut que trop fidèle à tenir cette promesse.

Origile et les trois chevaliers furent conduits à la porte du château, où, les mains liées fortement derrière le dos, et sans les dépouiller de leurs armes, on les remonta sur leurs chevaux ; une grosse troupe de satellites les entoura ; et c'est ainsi qu'on les conduisait au lieu marqué pour leur arracher la vie, lorsque cette troupe fut arrêtée par un chevalier qui marchait à pied. Mais, avant de parler de la suite de cette rencontre, il est nécessaire de revenir à l'indifférent Renaud, qui retournait en France avec Astolphe, monté sur Rabican, et les deux fidèles amis Irolde et Prasilde.

Ces chevaliers furent arrêtés par une demoiselle baignée de pleurs, qui leur dit qu'étant sortie le matin avec sa jeune sœur, et comptant traverser à l'ordinaire une grande prairie qui la séparait du château d'une de ses parentes, elles avaient été très effrayées de trouver une rivière, un pont défendu par une tour, dans ce même lieu, dont le passage était libre deux jours auparavant. Un géant affreux, leur dit cette demoiselle, est sorti de cette tour, a saisi ma jeune sœur, a voulu se porter à la dernière violence contre elle ; ma sœur, se servant de ses ongles et d'un petit poinçon, s'est défendue assez longtemps pour irriter le géant, qui l'a dépouillée toute nue, et l'a fouettée impitoyablement après l'avoir attachée à un arbre. Les chevaliers coururent à son secours ; et, tandis qu'Irolde et Prasilde combattaient le géant, Astolphe et Renaud détachèrent la jeune demoiselle et la rendirent à sa sœur. Renaud, se retournant vers le géant, court sur lui dans le moment où le monstre jetait Prasilde dans la rivière, après y avoir jeté son ami.

Renaud, furieux, attaque le géant, dont Flamberge ne peut entamer les armes ; ils se saisissent ; le géant, plus fort que Renaud, lui fait perdre terre, et veut le jeter dans l'eau, comme les deux autres : mais Renaud s'attache si fermement à lui, que le géant, voyant qu'il ne peut s'arracher de ses bras, prend le parti de se précipiter dans la rivière avec lui.

Astolphe les ayant vus disparaître, et ne doutant point que Renaud ne fut étouffé sous les eaux, jeta les cris les plus douloureux ; et, sans les deux demoiselles, il se fût précipité pour les suivre ; il parcourut vainement la tour ; tout ce qu'il put apprendre, c'est que cette tour et cet enchantement étaient l'ouvrage de la puissante fée Morgane, qui les avaient créés par son pouvoir pour défendre les avenues de son île du Trésor. Astolphe, désespéré, vit Bayard la tête basse, et hennissant d'un ton plaintif. O bon cheval, dit-il, je ne t'abandonnerai pas, et je te garderai, pour te rendre à ton maître, si quelque miracle du ciel nous le renvoie. A ces mots, quelque cher que lui fût Rabican, il en descendit pour monter Bayard, sur lequel il reprit le chemin de la France.

Ce chevalier à pied, rencontré par la troupe qui conduisait Origile et les fils d'Olivier à la mort, c'était le comte d'Angers. Ayant su d'un soldat qu'on menait ces prisonniers qu'il avait reconnus, pour être dévorés par le dragon de Falerine, il cria d'une voix terrible qu'on les remît en liberté. Cette troupe l'attaqua de toutes parts ; mais en peu de moments, ayant taillé en pièces les plus audacieux, le reste de ces misérables s'enfuirent, et les prisonniers reconnurent leur libérateur. La séductrice Origile embrassa ses genoux, lui cria merci ; Griffon intercéda pour elle, et Roland, riant de l'empressement du jeune Griffon et de la terreur d'Origile, pardonna à celle-ci le mauvais tour qu'elle avait osé lui faire. Roland, cependant, craignant qu'elle ne fît quelque nouvelle trahison à son neveu Griffon qu'il en vit fortement épris, prit le parti d'emmener Origile avec lui, se sépara d'eux, et leur donna rendez-vous pour se retrouver dans quinze jours dans Albraque, où son cœur l'appelait, dès qu'il aurait exécuté les ordres d'Angélique.

Roland, poursuivant sa route avec Origile, fut rencontré par une dame qui voulut l'arrêter, et lui dit qu'il courait à sa perte, l'assurant qu'il était près des jardins de Falerine et de l'île de Morgane. Roland la remercia de ses soins, et la pria seulement de lui montrer le plus court chemin pour s'y rendre. Cette dame le voyant inébranlable : Du moins, sire chevalier, lui dit-elle, prenez ce livre qui pourra vous être utile dans cette téméraire entreprise, dont jusqu'ici nul chevalier n'a pu revenir.

Roland la remercia, se sépara d'elle ; et, la fin du jour approchant, il descendit avec Origile dans la clairière d'un bois, consulta le livre qu'il avait reçu, s'instruisit du chemin qu'il devait tenir ; et lorsqu'il eut pris une ample connaissance des aventures qu'il devait éprouver, la présence, ni les nouvelles agaceries d'Origile ne l'empêchèrent pas de se livrer au plus profond sommeil. Cette perfide créature ne le vit pas plutôt endormi, qu'elle s'occupa du dessein de le quitter, et de lui faire quelque nouvelle trahison ; elle croyait en devoir une à tout chevalier assez impoli pour dormir à côté d'elle.

Origile commence par tirer doucement Durandal de son fourreau ; et, s'étant emparée de cette épée, qu'elle est tentée de plonger dans le sein de Roland, elle remet la bride au cheval du paladin, s'élance dessus, et fuit loin de lui de toute la vitesse du léger Bride-d'or.

Roland ne se réveilla qu'à l'aube du jour, et se trouvant sans cheval et sans épée ; Ah! perfide femme, s'écria-t-il, que ton sexe est dangereux, quand une âme perverse le porte au crime ! Le grand cœur de Roland ne lui permettant pas cependant de renoncer à son projet, il rompt la grosse branche d'un arbre, il s'en forme une massue ; et, se conformant à ce que le livre lui vient d'apprendre, il s'achemine à l'entrée de ces redoutables jardins.

Pendant que Roland ne s'occupait qu'à remplir l'ordre qu'il avait reçu d'Angélique, cette ingrate princesse ne pensait qu'à voler en France pour rejoindre Renaud qu'elle adorait ; mais, arrêtée par la présence de Marphise qui n'était point encore partie d'Albraque, elle cherchait à se distraire par les mêmes amusements qu'elle procurait à cette reine.

Un jour que l'une et l'autre s'étaient enfoncées dans la forêt à la poursuite d'un cerf, Angélique, se trouvant seule, descendit pour se reposer ; l'instant d'après, elle vit s'approcher d'elle un nain, couvert d'un mauvais habit de pèlerin, qui se mit à ses pieds, en la suppliant, comme une divinité favorable, de soulager sa misère. Angélique tira quelques pièces d'or de sa poche ; et le pèlerin, paraissant éperdu de reconnaissance, prit la belle main qui les lui présentait, parut la baiser avec transport et respect, s'éloigna d'elle, et se perdit dans l'épaisseur du bois.

Quel fut le désespoir d'Angélique, quelques moments après, de voir qu'elle n'avait plus son anneau, et que le scélérat de pèlerin le lui avait dérobé ! Ses pleurs couvrent ses beaux yeux, ses cris appellent à son secours ; Marphise et Torinde accourent ; elle leur raconte la perte qu'elle vient de faire ; et tous les deux se séparent, et volent sur les traces du larron.

Pendant qu'ils cherchent vainement de tous côtés, le même nain joint, dans une route assez éloignée, le roi Sacripant, monté sur son excellent cheval Frontalet, qui ramenait des chiens tombés en défaut. Ah! seigneur, s'écrie le nain, de grâce, secourez ma maîtresse qu'un chevalier félon vient d'enlever à mes yeux, et d'entraîner au fond de ces masures ruinées où les cris qu'elle vient de jeter me font craindre tout pour elle. Le généreux Sacripant se jette légèrement à terre, tire son épée, court à ces ruines.

Pendant ce temps, le nain saute sur son cheval ; et, se moquant de lui ; Chevalier, lui dit-il, laissez ma maîtresse qui se trouve beaucoup mieux dans cette masure, que vous n'allez vous trouver à pied. A ces mots, le nain pique Frontalet, part à toute bride, et Sacripant le suit vainement.

Ce double vol avait été fait par le rusé Brunel, qui, très satisfait d'être possesseur de l'anneau d'Angélique, avait volé de même l'excellent Frontalet, pour en faire présent au jeune Roger, lorsqu'on l'aurait tiré de la puissance d'Atlant ; et Brunel, ayant promptement changé d'habits, reprenait légèrement le chemin de Biserte.

Il n'était encore qu'à très peu de distance, lorsqu'il rencontra Marphise qui poursuivait le nain pèlerin dont Angélique avait tant de sujet de se plaindre. Brunel alors était vêtu trop magnifiquement, et d'ailleurs il était trop bien monté, pour être soupçonné. Seigneur chevalier, lui dit-il, oserais-je vous demander si vous n'auriez point rencontré quelque figure approchante de la mienne ? Un scélérat de nain vient de m'enlever, par ses ruses, une riche épée, d'une trempe supérieure à celle de la fameuse Durandal, que ma maîtresse Morgane avait forgée elle-même, et qu'elle m'avait ordonné de porter à la célèbre reine Marphise, qu'on assure être présentement dans Albraque. Ah! que je suis malheureux! ni cette reine ni ma maîtresse ne me pardonneront jamais d'avoir si mal exécuté ma commission.

Ne t'afflige pas, mon ami, dit la guerrière avec un air de bonté ; ton accident peut t'excuser auprès de ta maîtresse ; quant à moi, qui suis Marphise, je te pardonne de tout mon cœur ; et les plus riches épées ne peuvent me tenter, en ayant une aussi belle et d'une trempe aussi parfaite que celle que voici.

La guerrière, à ces mots, tira son épée, dont la poignée et la lame étincelaient également de la plus vive lumière. Brunel s'approcha pour la voir de plus près. Grande reine, lui dit-il, vous seule avez la force de vous servir d'une pareille épée ; je crois que j'aurais peine à la soulever. En disant ces mots, il tendait son bras ; et Marphise, souriant de sa surprise, lui laissa prendre son épée, pour l'étonner davantage. Mais à peine le traître l'eut-il saisie, qu'il la coucha sur ses arçons, et partit à toute bride, en faisant de grands éclats de rire. Marphise, furieuse, le poursuivit vainement ; quoique son cheval fût très bon, il n'égalait point la vitesse de Frontalet ; et la guerrière, doublement animée par la promesse qu'elle avait faite de rapporter l'anneau, et par la perte de son épée, jura de poursuivre ce larron jusqu'aux extrémités de la terre.

Nous savons qu'avant le paisible sommeil de Roland à côté d'Origile, dont cette méchante et jolie créature s'était trouvée bien offensée, il avait lu très attentivement le livre qu'une demoiselle venait de lui donner ; et c'est dans ce livre qu'il avait appris que Falerine, ayant connu par son art que ses beaux jardins couraient risque d'être détruits un jour par l'invulnérable Roland, s'occupait alors à forger une épée qui non seulement pourrait couper les armes ordinaires par la finesse et la force de sa trempe, mais qui pourrait de même trancher et percer jusqu'aux armes enchantées et aux corps invulnérables, tels que ceux de Roland et de Ferragus. Falerine espérait remettre cette épée entre les mains de quelque guerrier assez audacieux et redoutable pour attaquer Roland et pour lui donner la mort. Le paladin avait trouvé dans le même livre des instructions pour s'emparer de cette épée, qui lui devenait d'autant plus nécessaire qu'il ne pouvait détruire une partie des enchantements de ces jardins sans ce secours. Roland eût dédaigné la conquête de la seule arme qui pût le blesser, et son grand cœur ne l'eût pas redoutée dans les mains d'Alcide même ; mais la perfide Origile venait de lui dérober Durandal, et son bras n'était armé que de la branche noueuse d'un chêne dont il s'était fait une massue, et qui ne pouvait être que d'une faible défense contre les monstres qu'il aurait vraisemblablement à combattre.

C'est dans cet état, et l'esprit occupé de tout ce qu'il avait lu, que Roland suivait la route indiquée par le petit livre. Bientôt il aperçut des murs d'une hauteur excessive ; ils formaient une vaste enceinte qui paraissait n'avoir aucune porte ; mais ces murs s'ouvrirent d'eux-mêmes, dès qu'ils furent frappés par les premiers rayons du soleil ; un dragon monstrueux en occupait presqu'en entier l'ouverture, en étendant ses ailes écailleuses armées de fortes pointes ; et dès qu'il aperçut Roland, il fit un bond en ouvrant sa large gueule pour l'engloutir. C'était le monstre auquel la barbare Falerine faisait livrer tous les matins l'un des prisonniers qui tombaient dans son pouvoir.

Roland s'était muni d'un bloc de roche arrondi qu'il avait trouvé sur son passage ; il le lança dans la gueule du dragon avec tant de force, que le bloc pénétra jusque dans sa gorge ; et tandis que le monstre se débattait et faisait ses efforts pour le rejeter, le paladin lui porta sur la tête de si terribles coups de sa massue, qu'il lui brisa les os, et lui fit sauter la cervelle. A peine le dragon fut-il tombé mort, que le mur se referma derrière Roland avec un grand bruit. Le brave comte d'Angers n'en fut que plus ardent à suivre cette périlleuse aventure.

Rien n'annonça d'abord au paladin qu'il eût de nouveaux périls à courir. Un parc superbe, orné de tout ce qui pouvait l'embellir, s'étendait au loin ; quelques groupes de statues y fixaient agréablement la vue ; des sources abondantes s'élevaient en bouillonnant dans quelques parties ; en d'autres, les yeux se reposaient sur la superficie tranquille d'un vaste bassin entouré de roseaux ; ils n'étaient distraits que par le battement d'ailes des cygnes qui se jouaient sur ce cristal liquide, et par les chevreuils et les daims qui bondissaient sur ses bords. Un sphinx de basalte, posé sur un bloc de marbre blanc d'où sortait une source, portait pour inscription ; C'est en suivant ce ruisseau qu'on arrive au grand pavillon du jardin. Roland ne balança pas à suivre ce ruisseau qui serpentait dans un vallon agréable terminé par un édifice d'une élégante architecture ; les portes en étaient ouvertes, et le premier objet qui frappa sa vue, ce fut la redoutable Falerine, qui, les pieds nus et les cheveux épars, se mirait dans la lame de l'épée qu'elle venait de finir. Le paladin voulut la saisir ; mais elle s'échappa de ses mains, et courut longtemps au travers du parc avant que le paladin pût la joindre ; l'ayant à la fin arrêtée par sa ceinture, il arracha l'épée qu'elle portait, et voulut la forcer à lui dire par quel moyen il pourrait mettre à fin cette aventure, et sortir de l'enceinte qui s'était refermée. La fée ne répondit rien, quelques menaces qu'il lui fît ; et Roland ne pouvant se résoudre à tremper ses mains dans le sang d'une femme ; Je devrais te punir de tant de forfaits, lui dit-il ; mais, du moins, je saurai te mettre hors d'état de nuire. Alors, coupant ses longs vêtements par lanières, il s'en servit pour l'attacher étroitement au tronc d'un vieux sapin, et s'éloigna d'elle.

Roland, examinant alors l'épée qu'il venait de conquérir, lut sur la lame ; Balisarde peut donner la mort à Roland. Il rit en voyant cette inscription, et consulta son petit livre sur ce qui lui restait à faire. Bouche-toi soigneusement les oreilles ; suis les bords de l'étang, portait le livre ; que nulle pitié n'arrête ton bras, et couvre-toi du sang que Balisarde seule peut répandre. Roland obéit à cet ordre, et se servit d'une poignée de fleurs pour fermer tout accès au son. Il aperçut bientôt une jeune personne d'une beauté ravissante qui sortit à moitié corps de l'eau ; et le mouvement agréable des lèvres de cette nymphe lui fit présumer qu'elle chantait. Un beau daim blanc sortit aussitôt de l'épaisseur du bois, accourut aux bords de l'étang, parut attentif à la voix de la nymphe, chancela bientôt, et tomba sur la rive. Roland aperçut que cette prétendue nymphe s'élançait sur ce daim, et l'entraînait au fond de l'eau, qu'il vit teinte de sang l'instant d'après. Roland avait entendu raconter l'histoire d'Ulysse par le savant Éginard ; il ne douta pas que cette nymphe si séduisante par ses traits, sa belle gorge et ses longs cheveux, ne cachât sous les eaux une vilaine queue de poisson.

Il poursuivait sa route, en réfléchissant combien ces sortes de sirènes sont dangereuses, lorsqu'il en vit reparaître une autre plus belle, plus riante encore que la première. Regardant le paladin d'un air tendre, sa belle bouche s'entr'ouvrit, découvrit deux rangs de perles ; et l'agréable et léger frémissement de sa gorge d'albâtre annonçait que Philomèle dirigeait sa voix. Le sage Roland donna dans ce moment un bien bon exemple aux jeunes paladins français ; les charmes de la sirène ne purent l'attendrir : mais, voulant s'en rendre le maître, il feignit de succomber à l'enchantement de sa voix ; il chancela, se laissa tomber ; et la sirène, ne doutant plus de son triomphe, sortit presqu'en entier de l'eau pour l'entraîner. Roland la saisit à l'instant par les cheveux ; elle était cependant si belle, qu'il l'eût peut-être épargnée ; mais comme elle se débattait sur la surface de l'eau, tout ce que Roland aperçut de plus alors lui fit lever Balisarde, et d'un revers il coupa cette belle tête.

Deux jets de sang s'élancèrent du cou ; Roland en couvrit son casque, ses mains et ses armes ; il déboucha ses oreilles, longea les bords de l'étang dont la digue et les entours paraissaient fermés par une muraille semblable à la première. Ces murs s'ouvrirent pareillement à son approche ; un taureau furieux, dont les deux cornes lançaient un feu plus vif que celui de la foudre, s'élança contre le paladin ; un coup de Balisarde coupa l'une de ces cornes ; mais Roland, frappé de la seconde, fut renversé ; et, s'il n'eût été couvert du sang de la sirène, ses armes et son corps eussent été calcinés par ce feu destructeur. Le paladin se releva ; et, lorsqu'il eut coupé d'un autre coup la seconde corne du taureau, ce fougueux animal s'abima dans la terre, et lui laissa libre cette seconde enceinte. Il l'eût bientôt traversée ; et, suivant une allée d'arbres élevés, il parvint à la troisième dans laquelle il n'aperçut d'abord qu'un arbre touffu qui dominait tous les autres ; mais il s'en éleva dans le moment un oiseau monstrueux qui fit frémir l'air et le sommet des arbres par le sifflement de ses ailes ; cet oiseau surpassait les plus forts griffons par sa grandeur, son bec et ses griffes tranchantes ; les plus vives couleurs éclataient sur ses plumes, elles éblouissaient les yeux, et l'eau corrosive que l'oiseau lançait de son bec les brûlait en les touchant. L'oiseau plana quelque temps sur la tête du paladin en jetant des cris aigus ; mais Roland, instruit par le livre, n'eut garde de lever les yeux ; et, se couvrant la tête de son bouclier, il attendit l'oiseau qui fondit à la fin sur lui, saisit le bouclier qu'il retenait fortement, mais qu'il fut obligé d'abandonner, se trouvant enlevé par les fortes serres de ce monstre, qui lança plus vivement que jamais sa liqueur dangereuse. Roland, baissant la tête, sut en garantir ses yeux, et le sang de la sirène défendit le reste de son corps de sa malignité ; l'oiseau, voyant Roland courbé jusqu'à terre, voulut fondre sur lui pour le déchirer ; mais le paladin, le saisissant par l'une de ses ailes, lui porta de l'autre main un coup assez heureux pour lui couper la tète.

Roland, pouvant alors ouvrir les yeux, vit avec surprise quel était le péril dont il était échappé ; croyant n'avoir plus de nouveaux ennemis à combattre, et fatigué des longs et pénibles efforts qu'il avait faits, il crut pouvoir s'aller reposer quelques moments sous un riche portique qu'il voyait à l'autre extrémité de l'allée. Il était près du seuil de ce portique, lorsqu'une forte mule dont les pieds étaient d'airain, et qui portait pour queue une longue et large épée de bataille, courut sur lui, en faisant retentir l'air d'un braiement affreux, et en dressant deux oreilles dont la force et la longueur égalaient celles d'un câble. L'intrépide Roland n'avait point encore éprouvé de périls aussi pressants que celui qu'il courut alors ; au moment où ce paladin voulut porter un coup de Balisarde à la mule, elle se retourna brusquement ; et, lui lançant ses deux pieds d'airain dans l'estomac, elle le jeta loin de dix pieds à la renverse ; revenant sur lui, ses longues oreilles se replièrent pour former plusieurs tours qui liaient étroitement le paladin ; il parvint enfin à se dégager le bras droit ; et se servant de Balisarde qu'il n'avait point abandonnée, en deux coups il trancha les deux oreilles et la queue de ce terrible animal, qui s'enfuit et disparut dans la forêt.

Roland, maître du portique, le traversa pour entrer dans un beau salon où le paladin, altéré par tant de différents combats, vit une table couverte de mets délicieux, et des flacons de cristal de roche où l'ambre et le rubis liquide des vins les plus parfumés pétillaient et semblaient inviter à boire. Roland, exténué de fatigue, était prêt à succomber à tout ce qui l'attirait à cette table ; mais heureusement il se souvint de consulter son livre, qui lui apprit que ces mets et ces vins étaient assoupissants, et que, s'il avait l'imprudence d'y goûter, il deviendrait lui-même la proie d'un ogre qui n'attendait que le moment de le voir privé de ses sens, pour le saisir et pour le dévorer.

Le paladin, assez sujet à suivre tous ses premiers mouvements, connut peut-être alors pour la première fois qu'il est utile de les réprimer ; une réflexion très sage fut le prix de sa prudence : il alla s'asseoir à cette table ; il fit semblant de manger, de boire, et de céder, l'instant d'après, au pouvoir assoupissant de ces mets. L'ogre, le voyant immobile, accourut pour l'enchaîner ; mais Roland, se levant brusquement, coupa l'ogre par le milieu du corps d'un seul coup de Balisarde, termina cette quatrième aventure ; et, fuyant ces mets empoisonnés, il se remit en marche en suivant le vallon.

Le comte d'Angers, chemin faisant, consulta son livre ; tout ce qu'il y lut annonçait de nouveaux périls, de nouveaux obstacles à surmonter : Tu dois combattre un fort géant, disait le livre ; mais si tu réussis à lui donner la mort, il renaitra de son sang deux autres géants semblables au premier ; et si ces deux géants tombent sous tes coups, quatre autres prendront leur place... Le livre n'annonçait aucun moyen de mettre à fin cette aventure ; une grande lacune interrompait ses instructions.

Quelques lignes au-dessous il était écrit : Le chevalier vainqueur et maitre de la cinquième enceinte ne peut détruire les enchantements de ces jardins, s'il ne coupe une branche d'arbre à laquelle leur sort est attaché ; cette branche est portée par un arbre dont la tête s'élève jusqu'aux nues, et dont le tronc est lisse et dur comme un ivoire poli...

Le bon Roland eût bien désiré que le livre se fût expliqué plus clairement ; il se rendait justice, et se sentait bien plus propre à combattre qu'à deviner quelques expédients. Allons toujours en avant, se dit-il à lui-même ; bien des gens se croient de l'imagination, sans en avoir ; peut-être que moi qui ne m'en sens point du tout, je m'en trouverai, quand j'en aurai le plus pressant besoin ; commençons par nous défaire de ce géant. En disant ces mots, il marcha d'un pas délibéré vers une porte d'argent qu'il se proposait de mettre en pièces avec sa bonne épée ; mais un géant de quinze pieds de haut accourut, et débuta par lui donner un coup de pied si violent au milieu de son bouclier, qu'il l'envoya tomber à dix pas à la renverse. Ceux qui connaissent Roland imagineront sans peine qu'un pareil traitement le mit de très mauvaise humeur. Anthée, en touchant la terre, ne se serait pas relevé avec plus de fureur. Son premier début fut de couper la jambe qui l'avait si vivement insulté.

Le géant fit en tombant le même bruit qu'une tour qui s'écroule ; et Roland, ramassant cette jambe, s'en servit comme d'une massue pour lui donner sur les oreilles, jusqu'à ce que sa cervelle et son sang eussent rougi la terre ; mais il y gagna peu, puisqu'à l'instant deux géants semblables au premier se relevèrent, et vinrent attaquer le paladin. Roland n'en fut point étonné ; son bras armé de Balisarde leur eût facilement donné la mort ; mais il se souvint qu'il en naîtrait quatre autres de leur sang, et nos lecteurs conviendront qu'il est fort ennuyeux d'avoir toujours de nouveaux géants à combattre ; Roland prit donc le parti très sage de les colleter l'un après l'autre, de les renverser et de les lier si fortement, qu'ils ne pussent ni se relever ni se séparer.

Sans tirer vanité de ce moment d'imagination qui l'avait si bien servi, le paladin ne s'occupa plus qu'à couper la branche enchantée cachée dans le faîte de cet arbre unique en son espèce, jusqu'au haut duquel une alouette eût mis un quart d'heure à s'élever. Heureusement le savant Éginard, dont le faible était d'aimer à faire des contes, avait appris à Roland le moyen dont Alexandre s'était servi pour démêler le nœud gordien.

Oh, oh! dit-il, avec dix ou douze coups bien appliqués de Balisarde, j'égalerai bientôt la hauteur de cet arbre à celle de l'herbe de la prairie. En disant cela, le bon Roland s'approche, le bras levé, du pied de l'arbre ; mais tout-à-coup le faîte s'agite fortement, et bientôt un déluge de pommes d'or, pesant plus de dix livres, tombent sur le paladin, le meurtrissent, et l'étourdissent au point qu'elles l'obligent à se retirer promptement hors de portée de leur atteinte. Il fut donc obligé de faire encore un grand effort d'imagination pour surmonter cet obstacle. Des osiers, qui s'élevaient assez près dans un terrain marécageux, lui fournirent les matériaux nécessaires pour faire un grand panier pointu qu'il se mit sur la tête, et qui le couvrait tout entier ; ce fut avec son secours que l'habile et prudent paladin brava la chute des pommes d'or, coupa l'arbre par le pied bien à son aise ; et, courant de toutes ses forces à son sommet, dès qu'il fut tombé, il eut bientôt tranché la branche fée avec toutes celles qui la cachaient.

Un tremblement de terre affreux accompagné de longs mugissements, le soleil obscurci, le ciel sillonné par les traits anguleux de la foudre, la terre entr'ouverte d'où s'élançaient des feux dévorants, signalèrent le moment de la destruction des jardins de Falerine ; tout ce qui n'était que l'ouvrage de l'art ténébreux de l'enchanteresse disparut, et Roland se trouva dans une campagne aride ; mais il y retrouva l'enchanteresse que son pouvoir n'avait pu délier du tronc d'arbre auquel il l'avait attachée. Roland s'approche de Falerine qu'il trouve baignée de larmes et désespérée de la perte de ses beaux jardins ; Roland la délie, et la force à le conduire à l'île du Trésor qu'habite Morgane ; il la fait marcher devant lui, la tenant toujours par les cheveux. Ils arrivent bientôt auprès d'un grand fleuve sur le bord duquel une forte tour est assise, et défend le passage d'un pont. Roland voit les armes de Renaud, de Brandimart, de ses deux neveux et de plusieurs chevaliers renommés, appendues à cette tour. Le paladin sonne de son cor, provoque au combat le géant qui défend ce passage ; il le précipite dans la rivière après un léger combat ; il passe le pont, traverse une vaste prairie, et parvient librement à la porte d'un palais immense où l'or et les diamants étincellent de toutes parts ; il pénètre sans obstacle dans cette vaste enceinte, et, selon l'instruction du livre, il en parcourt les jardins.

Bientôt le paladin y trouve la belle fée Morgane endormie sur le bord d'une fontaine ; ses beaux et longs cheveux flottent sur son sein et sur ses épaules d'albâtre ; le paladin est peu touché de ses charmes ; et, négligeant de consulter son livre, il laisse Morgane endormie, et marche vers les obstacles qui peuvent lui résister. Son premier combat réveille Morgane, qui se relève, et s'échappe de lui ; mais c'est en vain que le paladin détruit tous les monstres qui s'opposent à son courage, et qui se renouvellent à chaque pas. Il aperçoit enfin un palais de cristal très transparent dans lequel il reconnaît que son cousin Renaud, son ami Brandimart, ses deux neveux fils d'Olivier, un jeune prince d'une beauté céleste, et plusieurs autres chevaliers sont renfermés. Déjà Roland lève la redoutable Balisarde pour briser le faible obstacle qui le sépare de ses amis et de ses proches ; mais il est arrêté par les cris du jeune prince, qui lui dit que, s'il touche à ce cristal, la terre s'ouvrira pour les engloutir, et que le seul moyen de mettre fin à ces enchantements est de saisir Morgane par ses longs cheveux, et de l'arrêter.

Roland retourne promptement vers la fontaine près de laquelle il a laissé Morgane endormie ; il trouve cette belle fée réveillée ; elle danse autour d'une fontaine en chantant une espèce de leçon que la fortune et l'amour donnent également : Qui perd l'occasion la retrouve bien difficilement. Il veut saisir Morgane ; mais l'hirondelle qui plane doucement sur la pointe des herbes, en les battant du bout de ses ailes, s'éloigne moins rapidement de la jeune fille qui croit pouvoir la prendre, que Morgane ne s'échappe des mains du paladin. Roland la poursuit vainement ; elle lui fait parcourir des rochers, des sables mouvants, des précipices ; elle s'élance dans les eaux, il les fend d'un bras nerveux après elle. Pour comble de fatigue et de peine, un spectre affreux et livide, armé d'un long fouet, le poursuit, le frappe, et Roland, quoique armé, sent tous les coups qu'il lui porte ; furieux, il se retourne, il veut frapper un coup de gantelet sur le spectre ; il ne trouve qu'une ombre légère qui redouble ses atteintes, en lui criant qu'il est le Repentir, et qu'il le poursuivra toujours. Le paladin fait de nouveaux efforts, il redouble d'impétuosité ; il saisit enfin Morgane par ses beaux cheveux, et cette belle fée à demi-nue reste immobile et couverte de larmes entre ses bras. Qu'elle était séduisante en ce moment! mais l'amant d'Angélique ne put en être touché ; c'est vainement que cette belle fée veut lui prodiguer tous les trésors de la terre ; c'est vainement qu'elle semble abandonner tous ceux qui parent sa figure céleste ; Roland persiste à lui demander la clef du palais de cristal ; elle est forcée de céder. Remmène tes compagnons, lui dit-elle ; choisis dans cette île si riche tout ce qui pourra te plaire ; tu sortiras librement de ce palais ; les eaux se durciront sous tes pieds, pour te laisser un libre passage ; je ne te demande que de me laisser le beau Ziliant que j'adore. Roland le lui promet, reçoit la clef, court délivrer tous les prisonniers, hors le jeune Ziliant qui fond en larmes, qui lui dit qu'il est le fils du roi Monodant, et que, tout sensible qu'il est à l'amour de la belle Morgane, il gémit de languir dans une honteuse oisiveté. Roland lui dit que sa parole est engagée à ne le point arracher des bras de la fée, mais qu'il lui promet de revenir dans peu pour le tirer de cette île, et le ramener à la cour d'Éleuth.

Roland, après avoir délivré Renaud, ses deux neveux, son ami Brandimart, et le brave Dudon fils d'Ogier le Danois, se sépare des paladins français, et veut retourner avec Brandimart vers le Cathay. Les deux amis rencontrent dans leur chemin une espèce de nain richement vêtu, qui monte un superbe cheval, et qui fuit devant un chevalier à pied ; ce chevalier est encore assez loin, pour que le nain s'arrête près du comte d'Angers, lui fasse un conte en l'air, s'en approche, lui vole Balisarde, et s'enfuie en se moquant de lui. Roland, plus empressé de retourner au Cathay que de poursuivre le larron, continue de marcher, repasse près de Falerine à laquelle il raconte toutes ses aventures dans l'île de Morgane. Il finit par lui demander des nouvelles de la princesse parente d'Angélique qu'il veut délivrer ; Falerine l'assure qu'étant très amie de Galafron, elle n'a jamais attenté à la liberté d'aucune de ses proches. Le bon Roland devrait conclure de ce qu'il apprend de l'enchanteresse qu'Angélique, en lui donnant ses ordres, n'a cherché qu'un prétexte pour l'éloigner d'elle ; mais se rend-on jamais à la plus forte vraisemblance, quand elle accuse celle qu'on adore ? Roland n'en est point frappé ; sa grande âme est au-dessus du soupçon. Il poursuit sa route avec son ami. Tous les deux arrivent sur les bords d'un fleuve ; une demoiselle se présente sur le tillac d'une grande barque, et leur offre poliment de leur faire traverser ce fleuve ; ils entrent dans la barque, ils sont conduits dans son intérieur, et le premier objet qui se présente aux yeux de Roland, c'est la perfide Origile qui retombe une seconde fois entre ses mains avec Durandal et Bride-d'or.

Roland méprise également ses excuses, ses larmes, et dédaigne de la punir. Il aborde de l'autre côté du fleuve ; mais, lorsqu'il veut poursuivre sa route, il voit que le chemin est défendu par de larges fossés et une forte tour. Un vieillard, châtelain de cette tour, vient au-devant de lui. Seigneur chevalier, lui dit-il, vous ne pouvez obtenir le passage, sans jurer de rendre un service important au roi Monodant, qui réside près d'ici dans Éleuth, capitale de ses états. Ce prince avait deux fils ; l'aîné, nommé Bramador, lui fut enlevé par un chevalier de sa cour, qui, mécontent de lui, crut ne pouvoir mieux s'en venger qu'en s'emparant de cet enfant, dont on n'a depuis jamais eu de nouvelles ; le second, nommé Ziliant, est le plus aimable et le plus beau prince qui respire. Il faisait les délices du roi Monodant et de sa cour ; mais la fée Morgane, l'ayant rencontré dans un bois où la chasse l'avait égaré, n'a pu résister à ses charmes ; nous croyons que Ziliant est devenu sensible pour les siens ; et, depuis ce moment, Morgane le retient dans son île du Trésor. Monodant a consulté les mages ; le plus ancien et le plus habile a dit à ce malheureux père qu'il ne pouvait espérer la délivrance de Ziliant que de la main d'un paladin français, qui pourrait même lui faire retrouver le premier fils qu'il a perdu. Monodant, en conséquence, a fait bâtir cette tour, et il fait garder ce pas par Varillard, le plus terrible et le plus indomptable géant qui soit sorti des forêts de l'Hircanie ; son ordre est d'arrêter tous les chevaliers, qu'aux armes, telles que celles que je vous vois, il reconnaîtra pour être Français, et de les envoyer prisonniers à la cour du roi Monodant. Le vieillard, en continuant son récit, apprit à Roland que ce géant s'était emparé de plusieurs chevaliers français, après un long combat ; et Roland reconnut, à la description que le vieillard fit de leurs armes, que ce devaient être Renaud et ses compagnons. Le paladin eût pu facilement obtenir un libre passage, en renouvelant un serment qu'il avait déjà prêté lorsqu'il avait laissé Ziliant dans l'île du Trésor ; non-seulement il ne put souffrir d'avoir l'air de céder à la force, mais il voulut venger l'honneur des chevaliers français, en faisant tomber Varillard sous ses coups ; et, se saisissant d'un cor qu'il vit attaché sur un poteau, le paladin le fit retentir avec force, pour provoquer le géant au combat.

Varillard parut bientôt, couvert d'armes presqu'aussi fortes qu'une enclume. Le combat fut long et terrible ; mais Roland étant invulnérable, et Durandal tranchant les fortes armes de Varillard, et lui faisant de profondes blessures, ce géant prit le parti de la fuite, et se retira vers la tour à grands pas.

Le comte d'Angers, poursuivant sa victoire, suivit Varillard, entra dans la tour après lui. Brandimart alors, qui craint quelque embûche cachée dans cette tour, suit Roland d'assez près pour voir, en entrant, que Varillard tire une corde ; et, du haut du plafond, il tombe des filets d'acier dont Roland est enveloppé. Brandimart, furieux de cette supercherie, se jette sur Varillard affaibli par la perte de son sang, le tue, dégage Roland des filets ; tous les deux restent maîtres de la tour. Origile s'enfuit en méditant une nouvelle trahison ; elle court annoncer au roi Monodant la mort de Varillard, et lui promet, s'il veut lui rendre Griffon qu'elle aime, et qu'il retient au nombre de ses prisonniers, de lui faire connaître la retraite des deux meurtriers du géant, où il pourra envoyer un fort détachement de ses troupes pendant la nuit prochaine, pour s'emparer d'eux, tandis qu'ils seront plongés dans le sommeil. Monodant y consent ; il délivre Griffon, qui, séduit par son amour pour Origile, ne sait plus qu'obéir à cette beauté si perfide. Elle l'entraîne avec elle ; loin de retourner à la tour, elle lui fait prendre des chemins détournés ; et, lui prodiguant ses faveurs, elle lui fait oublier l'amour de la gloire et de ses proches, pour se livrer en entier à la passion qui bientôt doit lui causer de grandes peines.

Roland et Brandimart sont en effet surpris par le détachement que le roi a envoyé, et qui pénètre jusque dans l'intérieur de la tour. On les amène à Monodant ; mais dès que ce prince sait que c'est le plus renommé paladin de la cour de France et le célèbre Brandimart, il les comble d'honneurs. Roland lui donne des nouvelles de Ziliant, lui rend compte du serment qu'il a prêté, retourne à l'île du Trésor, se jette dans le fleuve pour y pénétrer, saisit Morgane, délivre Ziliant, et le ramène à son père. Le roi Monodant offre au brave paladin de partager ses états avec lui ; mais Roland n'accepte qu'un bracelet d'un prix inestimable, dont il se propose de faire un don à la belle Angélique, comme étant le prix de ses victoires. Il part, et, chemin faisant, il retrouve Bride-d'or, qu'il enlève à deux chevaliers, et qu'Origile avait dérobé pour la troisième fois.

Pendant que ces évènements se passent dans la cour du roi Monodant, Renaud, Guidon, Aquilant et le prince d'Angleterre, délivrés des prisons de Monodant, reprennent le chemin de la France ; ils traversent Astracan, et se trouvent sur les bords de la mer Caspienne. Ils voient sur le rivage une jeune beauté, dont les charmes leur paraissent supérieurs encore à ceux d'Angélique. Astolphe, frappé d'un trait vainqueur, entraîne ses compagnons auprès d'elle. Cette nymphe chantait alors d'une voix mélodieuse sur le bord d'une espèce de petit cap qui semblait tenir au rivage, et tous les poissons qui paraissaient attentifs à ses chants venaient d'eux-mêmes se rendre à ses pieds.

L'indifférent Renaud veut en vain retenir son cousin Astolphe. Cet aimable prince, entraîné par l'ardeur de sa passion naissante, n'est plus arrêté par ses cris ; il descend de cheval, il court à l'extrémité de ce cap, pour se jeter aux pieds de cette nymphe, qui l'a déjà remarqué, qui lui sourit, et qui porte sur lui ses regards enchanteurs. Il se jette à ses genoux ; et dans l'instant Renaud voit que ce qu'il a pris pour un cap est le dos d'une baleine monstrueuse, qui s'éloigne à l'instant du rivage, en emportant Astolphe et la nymphe. Renaud fait élancer Bayard dans la mer, pour aller au secours de son cousin ; mais une vague impétueuse repousse Bayard sur le rivage ; une tempête s'élève ; et bientôt la baleine, Astolphe et la nymphe, disparaissent aux yeux des paladins français, qui, très affligés de la perte du prince anglais, continuent leur chemin vers la France.

Roland et Brandimart ont peine à partir d'Éleuth, où Monodant cherche à les retenir ; mais le premier brûle de se retrouver aux pieds d'Angélique, et Brandimart a le même empressement de rejoindre sa chère Fleur-de-Lis ; ils reprennent le chemin d'Albraque. Brandimart est heureux, en revoyant Fleur-de-Lis, dont il est tendrement aimé ; Roland croit l'être. Angélique, se trouvant dans l'obligation de feindre avec ce paladin qu'elle vient d'exposer aux plus grands périls, attache à son bras d'albâtre le bracelet que Roland lui présente comme le prix de la délivrance de Ziliant et de la destruction des jardins de Falerine. Roland ne lui parle pas même de la réponse de cette fée, lorsqu'il l'a sommée de lui rendre sa prétendue parente. Ose-t-on jamais exiger une explication de celle que l'on aime, lorsqu'on est amoureux et soumis ? Angélique conserve son empire absolu sur Roland ; il se croit bien payé par un seul regard de tout ce qu'il a fait pour elle ; captivé, n'osant même exprimer ses désirs, il est aux pieds d'Angélique comme un lion apprivoisé qu'une jeune bergère conduit attaché par une chaîne de fleurs ; et, sans l'injuste prévention d'Angélique pour Renaud, il méritait bien un retour plus sincère et plus tendre.

Les deux paladins trouvèrent Galafron et sa cour dans les plus vives alarmes. Le brave Mandricard, devenu maître du vaste empire de la Tartarie par la mort du grand Agrican son père, avait juré de le venger. Mandricard, plus fort, plus redoutable encore qu'Agrican, s'était déjà signalé par mille exploits ; trop de férocité seulement obscurcissait les grandes qualités et la valeur éclatante de ce prince.

Ayant su que Sacripant, roi de Circassie, avait défendu la ville d'Albraque contre Agrican son père, et qu'il s'était porté contre ce prince à la tête de ses Circassiens dans la grande bataille où cet empereur avait perdu la vie, il commençait par se venger de Sacripant. Il s'était mis à la tête de ses Tartares Nogais ; et, se portant vers les Calmouques qu'il avait joints à ses premières troupes, il avait traversé la chaîne de montagnes qui les sépare de la Circassie ; descendant dans les plaines de ce royaume fertile, ses affreux et cruels Tartares avaient fait un massacre horrible du plus beau peuple de l'univers. Le brave prince Lisca, frère de Sacripant, ayant rassemblé quelques troupes à la hâte, s'était opposé vainement aux premiers efforts de Mandricard ; il avait perdu la vie par la main de ce farouche guerrier, qui, poursuivant sa victoire, se proposait de conquérir le Cathay, dès qu'il aurait ravagé la Circassie. Sacripant était parti précipitamment d'Albraque, pour aller défendre ses états, et pour demander des secours à Gradasse, empereur de la Grande Sérique, qu'il savait être alors à la tête d'une puissante armée.

Il fallait une raison aussi forte, un danger aussi pressant, pour forcer Sacripant à s'éloigner d'Angélique, qu'il laissait presque sans secours, et dans la douleur du larcin que Brunel avait fait de son anneau, dont le pouvoir la mettait à l'abri des plus grands périls.

Cette perte cruelle, les menaces de Mandricard et le départ subit de Sacripant avaient fait sentir à la princesse du Cathay de quel prix était la présence de Roland pour son père et pour elle. Elle prenait donc beaucoup sur elle pour bien traiter le paladin français : mais Renaud, malgré tant de raisons et de services, occupait en entier son cœur et son souvenir. Ne pouvant plus résister à son impatience de se rapprocher de ce chevalier, la faible et trompeuse Angélique trouve sans peine l'occasion de parler en particulier à Roland, qui la cherchait sans cesse. Je n'ai plus mon anneau, lui dit-elle ; je peux être assiégée dans Albraque ; je connais, cher comte, votre courage invincible ; mais je ne veux plus exposer ni votre tête ni la mienne à de si grands périls. Le sort des armes peut rendre Mandricard vainqueur ; je ne pense pas sans horreur que je peux devenir sa proie. Ah ! partons d'Albraque ; ne nous séparons plus, cher comte ; conduisez-moi dans les belles provinces de votre apanage. Que puis-je craindre étant sous votre garde ? et quels affreux évènements ne puisse pas éprouver, si je m'expose une seconde fois aux horreurs de la guerre  ?

Qui pourrait exprimer les transports de Roland, lorsqu'il apprend de la bouche même de celle qu'il adore, qu'elle veut se remettre sous sa garde, abandonner les états de son père, et passer en France dans les provinces dont il est seigneur. Il se jette à ses pieds, il baise sa belle main qu'elle abandonne pour la première fois ; il jure de lui sacrifier sa vie. Il court trouver Fleur-de-Lis et son ami Brandimart, leur fait part de son bonheur, les détermine sans peine à le suivre en France, et tous les quatre préparent leur départ pour la nuit suivante.

Ces quatre amants, dont deux seuls étaient heureux, quoique Roland crût aussi l'être, sortirent d'Albraque sans être aperçus ; et, ne voulant pas s'exposer aux périls de la mer, ils espèrent traverser sans obstacle les pays qui les séparaient de la France, croyant qu'elle jouissait d'une paisible paix. Ce royaume commençait cependant alors à devenir le théâtre de la guerre, et Charles avait déjà convoqué ses grands vassaux avec toutes leurs forces pour résister à l'orage qu'il savait être prêt à fondre sur lui. L'empereur Agramant rassemblait en effet une armée formidable, et la flotte la plus nombreuse que la mer d'Afrique eût portée, pour passer en France. Rodomont, en lui montrant son épée, et en partant pour se préparer à la guerre, lui dit d'un air présomptueux ; Soyez sûr, seigneur, que je tiens ici la clef de l'Italie et de la Provence ; préparez-vous, partez en diligence ; mon bras vous ouvrira le chemin, et vous trouverez les portes de ces riches contrées ouvertes pour vous recevoir.

Le redoutable roi d'Alger partit en effet pour ses états, où ses troupes, depuis longtemps aguerries, s'embarquèrent peu de jours après sur des vaisseaux devenus déjà les tyrans de la mer par les pirateries qu'ils exerçaient sans cesse. Rodomont comptait se porter sur la Provence ; mais repoussé par des vents contraires, et l'eau commençant à manquer à ses vaisseaux, il fut obligé de faire sa descente en Italie. N'ayant point une armée assez nombreuse pour assiéger Gènes, il ravagea son territoire et le Crémonais ; cependant Didier, roi de Lombardie, le retint assez longtemps pour ralentir sa marche, et pendant ce temps Charlemagne put se préparer à se défendre contre les efforts de Gradasse, d'Agramant, et de l'ingrat Marsile, qui s'étaient réunis pour détruire et subjuguer l'empire d'Occident.

Roland et Brandimart, ayant Angélique et Fleur-de-Lis sous leur garde, marchaient à grandes journées pour s'éloigner des pays soumis à Galafron, et bientôt ils arrivèrent sur les limites des déserts sablonneux de Chama. L'archevêque Turpin ne craint point de parler de la félicité toujours nouvelle dont jouissaient Brandimart et Fleur-de-Lis, qui s'étaient donné mutuellement leur foi ; mais il se tait sur Angélique et Roland ; et, sans le témoignage d'un autre auteur, non moins digne de foi, nous ignorerions qu'un jeune et brave paladin français a pu passer les jours et des nuits bien longues près d'une maîtresse adorée, sans en obtenir le don d'amoureuse merci.

Les quatre amants traversèrent avec peine ce vaste désert, où sur la fin les vivres leur manquèrent. Cessant enfin d'avoir les yeux blessés par l'aridité d'un sable brûlant, ils entrèrent dans une forêt où plusieurs chèvres qu'ils aperçurent leur donnèrent l'espérance de trouver une habitation ; ils virent en effet quelques cabanes dispersées dans le bois ; et bientôt la lueur d'un grand feu, l'odeur même de quelques viandes grillées y les attirèrent près d'une fontaine sur les bords de laquelle une troupe nombreuse de Lestrigons était assise en rond, et dévorait des chevreaux rôtis, qu'une autre troupe préparait à peu de distance. Angélique et Fleur-de-Lis étaient bien effrayées, en voyant l'horrible figure de ces espèces de monstres, dont les yeux ardents se tournaient tous sur elles ; cependant elles se rassuraient un peu, croyant que c'était leur façon de lorgner.

Roland et son ami s'approchèrent d'un air poli de celui qui leur paraissait être le chef de la troupe, et le prièrent de leur laisser prendre part à leur festin. Ce chef ne leur répondit que par une espèce de gloussement aigu qui fit frémir Angélique ; ses Lestrigons se levèrent tous en même temps, et deux d'entre eux coururent aux jeunes dames, leur tâtèrent les reins, et firent un signe très expressif à leurs compagnons, auxquels ils annonçaient qu'elles étaient excellentes à dévorer. Comme c'est sans contredit le plus grand danger que puissent courir deux jolies personnes, Angélique et Fleur-de-Lis en eurent une si grande terreur, qu'elles s'enfuirent à toute bride, pour s'échapper des mains de ces vilains mangeurs de demoiselles.

Quoique Roland et Brandimart mourussent de faim, ils auraient volé sur leurs traces, si dans ce moment même ils n'eussent reçu tous les deux un coup de massue qui les convainquit que ces Lestrigons n'étaient pas plus polis que galants. Durandal et l'épée de Brandimart se rougirent bientôt du sang de ces monstres ; les bras, les tètes et les massues couvrirent la place du festin ; et, dès que les deux amis se furent débarrassés des Lestrigons qui les avaient attaqués, ils volèrent sur les traces de leurs maîtresses. Ils furent malheureusement obligés de se séparer, Angélique et Fleur-de-Lis ayant pris deux routes différentes ; mais tous les deux arrivèrent à temps pour les secourir, et pour donner la mort aux Lestrigons qui les poursuivaient.

Brandimart et Fleur-de-Lis cherchèrent en vain leurs compagnons dans cette immense forêt ; ils ne firent que s'en éloigner davantage. Exténués tous les deux, ils étaient près de succomber, lorsqu'une caravane de Scythes, qui traversait les déserts pour se rendre dans la Grande-Sérique, leur donna tous les secours dont ils avaient besoin, et des provisions pour subsister dans ce pays sauvage, qu'ils leur conseillèrent de traverser promptement. Brandimart et Fleur-de-Lis en effet, désespérant de pouvoir retrouver Roland, se déterminèrent à suivre la route que venait de faire la caravane.

Un jour plus brillant perçant au travers de la foret leur faisait juger qu'ils étaient près d'entrer dans la plaine, lorsque tout-à-coup ils furent attaqués par une troupe de brigands que les riches habits et les armes brillantes de Brandimart avaient attirés ; mais ces misérables firent peu de résistance aux coups terribles du chevalier. Il achevait de les abattre, lorsqu'un homme d'une taille gigantesque, couvert d'un casque brillant entouré d'une couronne d'or, accourut au grand galop de son cheval. C'était le fameux Tartare Barigace, monté sur le puissant cheval Bartolde, dont la beauté ne le cédait qu'à celle de Bayard. Ce brigand était possesseur de Tranchère et du casque d'Agrican. Un capitaine tartare avait trouvé le corps de son empereur dans le bois où ce valeureux prince était tombé sous les coups de Roland ; il avait rendu les derniers devoirs à son corps, qu'il avait enterré avec toutes ses armes, ne réservant que sa bonne épée Tranchère et son casque dont il s'était armé. Barigace avait enlevé l'un et l'autre avec la vie à ce capitaine, et s'en servait depuis pour exercer ses brigandages. Je te remercie, dit-il à Brandimart, de m'avoir défait de cette vile canaille indigne de me servir ; je te remercie aussi de m'avoir amené cette jolie fille ; car je commençais à m'ennuyer la nuit dans ces forêts. Brandimart, pour toute réponse, court la lance en arrêt sur Barigace, qui, songeant seulement à l'empêcher de se dérober à ses coups, porte la sienne dans le poitrail de son cheval qui tombe mort entre les jambes de son maître ; tandis que celui-ci fait des efforts pour se dégager, Barigace se jette à terre, tire la redoutable Tranchère, et court pour lui couper la tête. Brandimart se lève, porte longtemps des coups inutiles sur le casque enchanté d'Agrican ; Barigace cependant, étourdi de leur pesanteur, s'étonne, chancelle, et Brandimart d'un revers fait voler sa tête aux pieds de Fleur-de-Lis ; il s'empare du bon cheval Bartolde, de Tranchère ; et, désarmant la tête coupable du brigand, il se couvre du casque d'Agrican.

Les deux amants continuent leur route ; ils arrivent dans la capitale du royaume de Nayada avec le plaisir de savoir qu'ils ont traversé les déserts, et que les routes qu'ils ont à parcourir les conduisent de villes en villes. A deux journées de Kunitki, ils aperçurent un vaste et magnifique palais, fermé par des grilles d'or enclavées dans des pilastres de marbre blanc couverts de bas-reliefs. Tandis qu'ils s'arrêtent à les considérer, une dame, les cheveux épars, paraît sur un balcon, et leur crie ; Éloignez-vous, malheureux voyageurs, de ce palais dangereux, où vous êtes sûrs de trouver la mort, si vous êtes aperçus.

Le grand cœur du fils de Monodant le portait à tenter cette aventure ; mais, retenu par l'amour et par les larmes de sa maîtresse, il restait indécis, lorsqu'une des grandes grilles d'or s'ouvrit avec fracas ; il en sort un géant affreux, qui, pour toute arme offensive, n'a dans sa main qu'un dragon couvert d'écaillés d'or, qui se débat avec fureur. Il en porte d'abord sur le casque de Brandimart un coup terrible qui le renverse ; mais, s'étant relevé légèrement, celui-ci fait tomber la redoutable Tranchère avec tant de force sur l'épaule du géant, qu'il le fend jusqu'à la poitrine.

Le géant tombe ; mais à peine a-t-il touché la terre, qu'il devient un dragon semblable à celui qu'il tenait dans sa main, et le dragon prend la taille et la forme du géant ; six fois de suite Brandimart le fait tomber sous ses coups, et six fois le même évènement lui fait juger qu'il ne pourra le vaincre. Brandimart essaie enfin de commencer par se défaire du dragon avec lequel le géant l'eût privé de la vie, sans la bonté du casque d'Agrican. Tranchère, du premier coup, coupe le dragon en deux ; le géant désarmé s'enfuit ; Brandimart vole sur ses traces, et lui abat la tête : un coup de tonnerre affreux fait trembler le château, un vent impétueux renverse le chevalier et sa compagne, l'orage dure une heure ; ils se relèvent enfin. Touché par les prières et par les larmes de Fleur-de-Lis, Brandimart veut regagner la porte du château ; mais il ne trouve tout autour qu'un mur épais qui s'oppose à leur sortie ; ils prennent le parti de retourner vers le portique et de monter un grand escalier, dans l'espérance de parler à la dame qu'ils ont vue sur le balcon ; ils entrent dans un vaste salon dont un tombeau de marbre noir occupe le milieu. Brandimart est soudain attaqué par un guerrier qui lui porte des coups terribles ; celui-ci ne peut éviter ceux de Tranchère qui pénètre dans ses armes, et lui fait des blessures profondes, mais dont Brandimart ne voit point couler le sang ; et son ennemi ne paraît, après ces grands coups, que plus fort et plus ardent à l'attaquer. La même dame qu'il a déjà vue sur le balcon paraît à la porte, et lui crie qu'il ne pourra vaincre son ennemi, tant que celui-ci sera dans le salon. Ah! perfide, s'écrie ce chevalier furieux, que tu me prouves bien l'horreur que je t'inspire ! A ces mots, il court sur elle pour la percer ; mais Brandimart s'oppose à son dessein, le saisit, le serre entre ses bras, le porte sur l'escalier, l'en précipite ; alors toutes les blessures de son ennemi s'ouvrent, et sa vie s'écoule avec son sang.

Brandimart et Fleur-de-Lis s'approchent de la dame, et croient avoir mis fin à cette périlleuse aventure. Mais la dame apprend au chevalier que le plus difficile lui reste encore à faire. Il faut, lui dit-elle, que vous ouvriez cette tombe pesante, et que vous baisiez le premier objet qui paraîtra sous vos yeux. Brandimart court au tombeau, lève avec effort la pierre qui le ferme ; un dragon plus furieux encore que le premier lève sa tête affreuse, lance sa langue noire, et distille son venin.

Brandimart veut d'abord opposer la pointe de Tranchère à son horrible tête ; mais la dame lui crie que, s'il blesse le dragon, le palais sur-le-champ s'écroulera sur eux ; il cède enfin à la nécessité ; et s'élançant sur le dragon, il saisit avec ses gantelets sa tête difforme, et lui donne un baiser qui le glace.

Le monstre alors rentre dans le tombeau ; ses écailles pourpre et or se relèvent et s'écartent de tous côtés ; une jeune nymphe de la plus rare beauté se présente à sa vue, et la dame court embrasser Brandimart, en lui criant qu'il vient de délivrer l'aimable fée Fébosile. Ah! ma chère Doristelle, crie la fée à la dame, que ne dois-je pas à ta tendre amitié ! et vous, brave chevalier, qu'il me tarde de vous prouver ma reconnaissance !

Ah! madame, répondit galamment Brandimart, je vous sais si bon gré de ce que vous n'êtes plus dragon, que je me trouve bien récompensé du baiser que je viens de vous donner sous cette forme. Fébosile sourit, elle rougit même un peu ; ses yeux devinrent si brillants, et la rendirent si jolie que, sans la présence de Fleur-de-Lis, peut-être eût-il essayé de dissiper le froid que le baiser du dragon avait imprimé sur ses lèvres, en les rapprochant de celles de la jeune et charmante fée.

L'un et l'autre disputaient si vivement ensemble sur la reconnaissance qu'ils se devaient mutuellement, que la prudente Fleur-de-Lis crut devoir interrompre ce combat de générosité qui commençait à devenir bien tendre ; et, se chargeant d'une partie de ce que Fébosile eût peut-être fait pour son amant, elle pria cette aimable fée d'enchanter seulement son cheval et ses armes. Fébosile se mit à rire, leur fit les honneurs de son palais, et les pria de passer par le royaume de Lousachan, et d'y ramener Doristelle, fille de Doliston, roi de ce beau pays, qui depuis longtemps ignorait quelle était la destinée de cette fille chérie.

Après avoir donné deux jours à Fébosile, les deux amants se mirent en chemin pour la capitale du Lousachan avec Doristelle, et la prièrent de leur raconter ses aventures, et par quel hasard ils l'avaient vue soumise, ainsi que la fée, au terrible enchantement que Brandimart venait de détruire.

Histoire de Doristelle

Doliston mon père, leur dit elle, eut deux filles dont je suis la cadette. Ma sœur aînée, à peine âgée de cinq ans, faisait les délices de ma mère et de toute sa cour ; les jeux de son enfance annonçaient de l'esprit, et tous ses premiers mouvements prouvaient qu'elle avait une âme sensible. Moins âgée qu'elle d'un an, on disait souvent pour me flatter, que, quoique moins belle que ma sœur, j'aurais un jour tout ce qu'il faut pour plaire. Mon père, n'ayant point de fils, destina dès-lors ma sœur au jeune Rentig, fils du roi de Nayada son voisin et son ami ; mais un événement bien cruel rompit ces premières mesures. Le plus hardi des brigands, nommé Furgiforque, faisait trembler l'Indoustan par les vols audacieux qu'il commettait à la tête d'une troupe de Tartares montés sur des chevaux assez vigoureux et légers pour faire impunément un coup de main, et fuir à cinquante lieues dans les vingt-quatre heures. Les ordres les plus précis avaient été donnés vainement pour le prendre ou pour le détruire, mais aucun souverain n'imaginait qu'il eût l'audace d'approcher de sa capitale ; le roi mon père avait été l'un des plus ardents à le faire poursuivre, et Furgiforque avait juré de s'en venger.

Ma mère ne pouvait se passer de nous avoir sans cesse auprès d'elle, et se plaisait à nous parer tour-à-tour ou des plus riches pierreries, ou des fleurs les plus brillantes que l'Orient produise. Un jour que ma mère nous avait mené promener dans une belle prairie voisine de Lousachan, c'était le tour de ma sœur d'être parée des plus riches productions du royaume de Golconde et du Decan, et moi, vêtue d'une simple robe blanche, j'avais été conduite au milieu de cette prairie pour y cueillir les fleurs qui me plairaient le plus. Ma sœur et moi, nous nous écartâmes assez loin, occupées de varier et d'assortir les fleurs que nous avions rassemblées. Tout-à-coup six cavaliers, dont cinq avaient le cimeterre à la main, sortent d'un bois voisin, accourent et nous entourent ; le sixième saute à terre ; et, me voyant si simplement vêtue, il dédaigne cette proie, se saisit de ma sœur, l'enlève, et nos cris et ceux de ma mère ne peuvent faire accourir assez tôt nos gardes pour empêcher les six brigands d'entrer dans le bois, et de se dérober, par une prompte fuite, à toutes les recherches. Vainement Doliston mon père fit-il poursuivre ces ravisseurs ; plus vainement encore offrit-il les plus grandes récompenses à celui qui lui rendrait ma sœur ; depuis ce temps, hélas ! nous n'en avons plus entendu parler.

Fleur-de-Lis fut vivement émue et devint encore bien plus attentive en écoutant le récit de Doristelle qui poursuivit ainsi : L'enlèvement d'Amathirse ma sœur nous plongea tous dans la douleur la plus amère ; et la couronne dont je devais hériter un jour, et que mes gouvernantes faisaient briller à mes yeux, ne me consola point d'une perte aussi cruelle. Hélas! je semblais déjà prévoir que l'assurance de cette couronne ferait un jour mon malheur.

Le roi de Nayada, sachant que j'étais devenue fille unique par l'enlèvement d'Amathirse, n'en fut que plus vif à presser mon père de remplir les espérances qu'il en avait reçues. Doliston renoua le même traité par lequel ma main fut promise au jeune Rentig, que le roi son père envoya quelques, années après pour être élevé avec moi dans la cour de Lousachan. Quoique bien jeune encore, loin de m'enorgueillir d'être appelée déjà la petite reine par celles qui m'entouraient, je ne fus occupée que de l'antipathie que je me sentis pour celui qui m'était destiné. Rentig portait dans les yeux un feu sombre qui m'éloignait ; son air auprès de moi, quoiqu'il eût celui de l'empressement, conservait toujours quelque chose d'impérieux et de farouche. Loin de s'amuser des mêmes jeux que moi, il était cruel dans les siens ; il battait mon chien si je le caressais, disant que j'aimais plus que lui ce pauvre petit épagneul. Un jour même qu'il me voyait caresser un serin et le faire manger sur mes lèvres, il eut la cruauté de faire semblant de me serrer la main, et je m'évanouis de douleur en sentant qu'il m'avait fait étouffer ce charmant petit oiseau. L'humeur dure et féroce de Rentig, loin d'être adoucie par l'amour et par l'exemple d'une cour également spirituelle et polie, me le rendait plus haïssable de jour en jour, lorsque l'aimable Cilinx, fils du roi de Mugal, passa dans la cour de mon père au retour de ses voyages dans la Grande Séricane, et des études qu'il était allé faire dans l'école des sages de Bénarès. Dieux! quelle différence entre ce jeune prince et Rentig! et qu'il réussit facilement à me faire connaître que mon cœur, qui n'avait encore senti que l'horreur d'unir mon sort à celui de Rentig, était fait pour être ému par une passion plus douce ! Cilinx eut l'air aussi d'être sensible pour la première fois ; ses yeux me parlèrent ; et j'avais trop de plaisir à les entendre, pour qu'il pût douter de la réponse que les miens lui faisaient malgré moi. Cette passion naissante fit des progrès trop rapides, pour que le jaloux Rentig, quoiqu'à peine j'eusse parlé deux fois à Cilinx, ne s'aperçut pas que je lui donnais la préférence ; il n'en devint que plus ardent à presser la célébration de notre mariage depuis longtemps arrêté ; et, ne pouvant résister à la volonté de mon père, je devins l'épouse de Rentig, aux yeux même de Cilinx, qui trouva le moment de me dire qu'il ne voulait pas survivre à ma perte, et qu'il allait chercher l'occasion de terminer sa vie avec gloire. Je fus frappée de ce seul mot comme d'un coup de foudre ; il acheva de me faire sentir toute l'amertume de mon sort, et je ne regardai plus Rentig qu'avec horreur. Forcée d'être sans cesse en public avec cet époux odieux, j'en étais obsédée ; il suivait, il interprétait tous mes regards ; j'attendais la nuit avec impatience ; les soirs même, loin de me livrer à la société, loin de prendre part à des jeux et à des amusements où l'aimable Cilinx était admis, l'air sombre, les propos, les plaisanteries amères, la seule présence de Rentig, me faisaient hâter le moment de me retirer, et souvent je voyais Cilinx soupirer et me regarder les yeux pleins de larmes, lorsqu'il me voyait presser Rentig de retourner avec moi dans l'intérieur de notre appartement.

J'avais près de moi plusieurs jeunes demoiselles de qualité, dont la plus aimable, nommée Filatée, étant de mon âge, avait été élevée avec moi ; elle joignait l'esprit à la beauté. Plus heureuse que son amie, son père approuva l'amour mutuel qui l'unissait avec Oristal ; je fus témoin de ses noces ; la tendre amitié que j'avais pour elle me rendit sensible à son bonheur. Je vis avec plaisir le lendemain de son mariage que la joie la plus vive brillait dans ses yeux ; elle me parut mille fois plus enjouée, plus aimable et plus jolie, et je la vis plus vive, plus empressée que jamais à me plaire. Souvent elle avait fait tous ses efforts pour m'arrêter le soir aux jeux dont elle s'amusait avant son mariage ; mais alors je la voyais encore plus empressée que moi-même à les quitter, et je lui savais bon gré de cette complaisance ; je lui savais gré de même de l'amitié qu'elle paraissait avoir pour Cilinx dont Oristal était l'intime ami. Nous nous attachâmes plus tendrement que jamais l'une à l'autre. La confiance devient encore plus vive et plus entière entre deux jeunes personnes unies dès l'enfance, lorsque l'hymen leur inspire plus de choses à se dire et plus de liberté. Filatée me peignit en traits de flamme le bonheur dont elle jouissait avec Oristal ; je me sentais émue, je pensais à Cilinx en l'écoutant, et je ne pouvais lui cacher la répugnance invincible que j'avais pour Rentig. Mais, ma chère princesse, me dit un jour Filatée après une conversation de cette espèce, comment est-il donc possible que vous marquiez tous les soirs tant d'empressement à vous retirer avec lui ? J'en étais déjà surprise avant mon mariage, et je le suis bien plus encore aujourd'hui.

Mais, lui répondis-je, vous n'êtes plus en droit de me le reprocher ; quoique je vous voie souvent. les soirs rire et badiner avec Oristal, vous prenez bientôt quelque prétexte pour me faire souvenir que j'aime à me coucher de bonne heure.

Ah! chère Doristelle, dit Filatée en rougissant et penchant la tête sur mon sein, j'adore Oristal ; et, quelque plaisir que j'aie à passer une longue soirée avec vous, je vous avoue que l'amour m'entraîne à passer une longue nuit dans ses bras. Quelle est donc l'espèce de sentiment qui vous porte à faire mourir de douleur et de regrets ce pauvre Cilinx ? quel charme pouvez-vous trouver à passer la nuit avec un époux qui vous est odieux ?

—Eh! vraiment, lui répliquai-je, ce n'est que pour n'être plus contrainte par sa présence, que vous me voyez souvent terminer si promptement nos soirées ; les regards de Cilinx font palpiter mon cœur ; ceux de Rentig me paraissent affreux ; il me semble qu'ils lisent ce qui se passe dans mon âme. Embarrassée-de cet état pénible, je me hâte d'y mettre fin, de jouir de la solitude, de me séparer de mon tyran, et de livrer mon âme tout entière aux sentiments que Cilinx m'inspire.

Filatée fut extrêmement surprise ; et, me serrant dans ses bras, elle me fit mille questions qui me parurent bien étranges, et mes réponses redoublèrent son étonnement ; elle apprit enfin que tous les soirs Rentig, au moment où mes femmes se retiraient, passait dans son appartement, et ne reparaissait dans le mien que lorsqu'il savait qu'elles s'étaient rassemblées pour l'heure de ma toilette.

La surprise de Filatée, continua Doristelle, excita la mienne ; je fis mille questions à mon tour : jamais nous n'avions eu ensemble de conversation si longue, si vive, si surprenante pour toutes les deux, que le fut celle-là ; j'en sortis plus instruite et plus malheureuse encore, et Filatée en conçut le désir et l'espérance de rompre des nœuds mal assortis, que l'hymen et la nature peuvent et doivent briser également.

On croira sans peine que Rentig me devint encore plus odieux, que je me regardai comme une victime immolée à son ambition, et que mon imagination et mon cœur me peignirent Cilinx mille fois encore plus charmant. Je me sentis même plus de courage pour répondre souvent à Rentig avec hauteur, et je pris moins de précautions à lui cacher le dédain que j'avais pour lui.

Rentig s'en aperçut, et déjà la jalousie l'avait éclairé sur l'amour que Cilinx avait pour moi. Ne doutant point que je n'y fusse sensible, et me voyant adorée par mes proches et par toute leur cour, il sentit bien qu'il ne pouvait exercer l'empire tyrannique qu'il voulait prendre sur moi, tant que je resterais à Lousachan. Mon père, en me mariant, avait exigé que je restasse deux ans auprès de lui ; mais six mois n'étaient pas encore expirés, lorsque Rentig feignit d'avoir reçu des lettres du roi de Nayada son père, qui lui mandait qu'accablé par une maladie de langueur il désirait de voir sa nouvelle fille avant de fermer les yeux. Doliston ne voulut pas refuser cette consolation à son ancien ami ; malgré mes regrets de quitter des proches que j'adorais, et peut-être aussi de m'éloigner de Cilinx, je fus obligée de partir et de suivre Rentig à Kunitki.

Filatée me donna la preuve la plus forte de son attachement en ne voulant pas me quitter, quoiqu'Oristal, retenu par son service, ne pût la suivre ; il est vrai que le royaume de Lousachan et celui de Kunitki étaient limitrophes, et que Rentig avait assuré Doliston que son voyage ne serait que d'une courte durée.

Je crus trouver un second père dans celui de Rentig ; mais je fus très étonnée, en le voyant, de n'apercevoir aucune trace de la maladie dont son fils nous avait parlé ; la fraîcheur et la santé brillaient sur la belle et noble figure de ce prince encore dans toute sa force ; et l'amitié, la grâce, la galanterie même avec lesquelles il me reçut, pénétrèrent mon âme de la plus tendre reconnaissance. Rentig ne m'en parut que plus odieux : se trouvant plus en liberté dans la cour de son père, son humeur sombre et féroce ne fut plus retenue, et dès-lors il m'en eût donné des marques, s'il n'eût craint que je ne fisse connaître l'étrange secret que je n'avais confié qu'à ma chère Filatée.

Le roi de Kunitki s'aperçut facilement du froid extrême qui régnait entre son fils et moi, et que ce n'était même qu'en nous contraignant l'un et l'autre que nous pouvions cacher la répugnance invincible qui nous éloignait.

Ce bon prince croyait ne pouvoir trop me dédommager des procédés de son fils. Intime ami de Doliston, il me regardait doublement comme sa fille ; occupé sans cesse à me plaire, il me donnait tous les jours quelque fête nouvelle ; et, croyant me faire oublier par mille soins attentifs le peu de galanterie de son fils, il avait su m'attacher à lui par l'amitié la plus tendre. Le croiriez-vous, seigneur ? poursuivit Doristelle ; le féroce Rentig eut la folie et l'indignité 'de devenir jaloux de son propre père. Sous le prétexte d'aller visiter les domaines de son apanage et d'y présenter son épouse, il me fit quitter assez brusquement la cour de Kunitki, et m'emmena dans un château dont l'aspect était effrayant par les rochers escarpés sur lesquels il était bâti, et par la hauteur des remparts et des tours qui lui servaient de défense. Ce fut là que le barbare Rentig se fit. un plaisir affreux de me rendre malheureuse, de me priver de toute société et de se venger sur moi par ses injustices de celles qu'il sentait avec fureur qu'il avait reçues de la nature.

Le roi son père fut outré de sa conduite ; mais, le connaissant assez violent et assez mal né pour se porter à la révolte et même aux plus grands crimes, il crut ne pas devoir interposer son autorité, de peur de pousser à bout ce caractère féroce ; il eut même l'air de l'excuser, pour étouffer les murmures qui s'élevaient dans sa cour. Ma seule consolation dans cette affreuse prison, qui devint impénétrable pour tous ceux qui n'étaient pas aveuglément soumis à Rentig, ce fut l'aimable Filatée ; mais quelque tendresse quelle eût pour moi, quelque soin qu'elle prît de me cacher ses peines secrètes, nous nous surprenions souvent l'une et l'autre à verser des larmes ; nous ne craignions point de nous avouer qu'Oristal et Cilinx en étaient l'objet, et je convenais intérieurement que bien des souvenirs pouvaient rendre les soupirs de Filatée encore plus douloureux que les miens. Un des domestiques de mon amie, que Rentig avait banni de son château, revint à Lousachan, et rendit compte à son maître Oristal de l'attentat de ce prince, et de la prison où sa jalousie nous avait renfermées.

Oristal ne voulut point porter le poignard dans le, cœur de mon père en l'informant de ce qu'il venait d'apprendre ; mais il en obtint un congé d'un mois sous quelque prétexte, et résolut de l'employer à connaître par lui-même quel était notre état présent, et à revoir son épouse. Il partit donc tout seul une nuit : pour se rendre au château de Rentig, et se munit d'or et de pierreries dans l'espérance de corrompre quelques gardes qui l'introduiraient dans son intérieur.

Il avait déjà passé la première ville frontière du Kunitki, lorsqu'il arriva sur le bord d'un étang, où son cœur fut ému de pitié, à l'aspect d'une bonne petite vieille qui faisait tous ses efforts pour retirer quelque chose de l'eau, et qui pensa s'y laisser précipiter, en sa présence.

Eh grands dieux! que voulez-vous faire, ma bonne amie ? dit Oristal ; ne voyez-vous pas que vous avez pensé périr ?

Ah! monsieur, j'aime autant perdre la vie, lui dit-elle, que d'être privée de ma dernière ressource et du paquet que je viens de laisser tomber dans cet étang.

Arrêtez, lui dit-il, ma bonne, mes efforts seront peut-être plus heureux. A ces mots, sautant à terre de son cheval, il entra fort avant dans l'eau, et cherchant avec quelque péril le paquet de la vieille, il le retrouva, et vint bien mouillé le lui remettre entre les mains.

— Hélas! lui dit-elle, mon bon seigneur, je ne suis qu'une pauvre femme, vous avez fait le bien sans espoir de récompense ; mais souvenez-vous qu'un bienfait n'est jamais perdu.

A ces mots, la bonne petite vieille prit son paquet sous son bras, et suivit un chemin qui l'éloignait d'Oristal. Ce chevalier faisait alors de son mieux pour faire écouler l'eau dont ses habits étaient pénétrés ; il fut bien étonné, lorsque tout-à-coup il s'aperçut qu'ils se séchaient d'eux-mêmes. Ah! dit-il en lui-même, la petite vieille m'a bien dit qu'un bienfait n'est jamais perdu ; c'est sans doute à ses prières que je dois ce qui m'arrive. A ces mots, il remonta sur son cheval, et poursuivit sa route.

En arrivant à la forteresse de Rentig, il trouva les ponts-levis levés et fut étonné de la hauteur des tours et des remparts, au point de perdre toute espérance de pénétrer dans ce château. Comme il s'arrêta quelque temps à les considérer, une voix rauque, qui partait d'une petite fenêtre grillée, lui cria : Retire-toi, si tu veux éviter la mort. Peu de moments après, le sifflement de quelques flèches dont l'une glissa sur son casque l'avertit du péril qu'il courait, et lui fit prendre le parti de se retirer.

Oristal retournait déjà sur ses pas, lorsqu'il fut abordé par une dame superbement vêtue et d'une rare beauté. Chevalier, lui dit-elle, sortez de la tristesse où je vous vois plongé : doit-on désespérer de sa bonne fortune, lorsqu'on est obligeant, et qu'on a mérité d'avoir de vrais amis ?

Ah! madame, lui répondit-il, rien ne peut soulager ma douleur mortelle, et je n'ose plus rien espérer ; mais oserais-je vous demander par quel hasard je suis assez heureux pour que vous daigniez vous intéresser à ma destinée ?

La belle dame se mit à rire en lui disant : Je crois bien que vous avez peine à reconnaître sous ces habits et sous mes traits la petite vieille dont vous avez retiré le paquet de l'étang ; apprenez cependant, Oristal, que cette vieille et la fée Fébosile sont la même personne, et qu'après avoir été secourue par vous sous la première forme, j'ai repris la véritable pour vous rendre ce que vous avez fait pour moi.

Madame, lui dit-il en se jetant à ses genoux, je vois que rien ne peut vous être inconnu, et j'espère tout de votre puissance.

Prenez cette petite coquille, lui dit-elle ; en la tenant dans votre main gauche, vous serez invisible ; et, en la mettant dans votre bouche, vous me verrez tout-à-coup paraître à vos yeux ; rendez-vous invisible, et dès ce moment je vais vous introduire près de Doristelle et de votre épouse.

Jugez quel fut notre étonnement à toutes les deux, lorsque Filatée se sentit baiser bien tendrement, et que l'instant d'après je me sentis serrer les genoux ; nous poussâmes des cris perçants ; mais ils furent bientôt apaisés en voyant Oristal à mes pieds. Charmante princesse, me dit-il, je viens rompre vos indignes fers, et vous tirer avec celle que j'adore de la puissance d'un barbare indigne, à tous égards d'être honoré du nom de votre époux. En finissant ces mots, il mit la petite coquille dans sa bouche, et la fée Fébosile parut.

Mes chères enfants, nous dit-elle en nous embrassant, il est temps de vous tirer de cet affreux séjour ; venez essuyer vos larmes dans un palais plus digue de vous. A ces mots, elle, nous transporta dans le beau lieu que nous venons de quitter, et où cette charmante fée nous a procuré tous les plaisirs les plus nouveaux et les plus variés.

Rien ne manquait au bonheur de Filatée ; mais peut-on être longtemps heureuse, éloignée de ce qu'on aime ? Malgré les charmes que je trouvais dans la société de Fébosile, elle me surprit plus d'une fois soupirant et les yeux humides de larmes.

L'aimable Cilinx, me dit-elle, n'est pas plus heureux que vous ; et, depuis votre départ de Lousachan, il passe sa vie dans les pleurs : je vous conseille de retourner dans le palais du roi votre père ; il ne peut refuser de rompre des nœuds que la nature désavoue, et de réparer les maux qu'il vous a fait souffrir.

Ah! madame, lui dis-je, que ce conseil me paraît dangereux ! Quelque tendresse que Doliston ait pour moi, les rois se gouvernent-ils comme les autres hommes ? et n'ai-je donc pas à craindre qu'il ne me sacrifie encore à son amitié pour le père de Rentig, et qu'il ne craigne de déshonorer son barbare fils aux yeux de l'univers ?

Fébosile se rendit à mes raisons, et nous convînmes que je resterais dans son palais, que Filatée retournerait à Lousachan, et qu'Oristal irait avertir Cilinx de la suite de mes aventures et de ma position présente. L'un et l'autre partirent ; nous restâmes seules la fée et moi ; notre amitié devint plus vive chaque jour, je ne la quittais jamais ; je ne pouvais m'ennuyer auprès d'elle, car cette aimable fée me parlait sans cesse de mon amant.

Hélas! tandis qu'Oristal et Filatée étaient occupés à s'acquitter de leur commission, un coup affreux était prêt à tomber sur nos têtes ; la surprise et la rage de Rentig furent extrêmes, en ne nous retrouvant plus dans la tour. Il eût mieux aimé perdre la vie, que de voir son mariage rompu, son secret divulgué, et de laisser en liberté celle qui portait encore le nom de son épouse.

Les mœurs féroces de Rentig avaient mérité que le noir enchanteur Margafer devînt son ami. Ce magicien descendu de Zoroastre en avait conservé les livres et le pouvoir ; tous les génies malfaisants, Arimane même, étaient soumis à ses ordres, et ses conjurations étaient assez fortes pour vaincre les périls et détruire la puissance des fées ; ce fut à lui que Rentig eut recours. L'un et l'autre parurent tout à coup au milieu du palais de Fébosile ; je fis des cris perçants en apercevant Rentig, et je m'enfuis en le voyant prêt à me saisir. Laissez-la parcourir ce palais, lui dit Margafer, et soyez sûr que nul pouvoir ne peut l'en faire sortir. Après avoir en effet erré vainement dans tout le château dont je trouvai toutes les issues fermées par des murs impénétrables, je me sentis attirée dans le grand salon du palais où je trouvai Fébosile tremblante, immobile et couverte de larmes.

Puisque par ton état de fée, lui dit Margafer d'une voix terrible, je ne peux pas te priver de la vie, la tienne du moins va devenir si malheureuse, qu'à chaque moment tu regretteras de ne pouvoir mourir. En disant ces mots, il la toucha de sa baguette, et son beau visage et sa figure charmante devinrent ceux d'un affreux dragon. D'un autre coup de baguette, il fit élever le tombeau que vous avez vu ; Fébosile fut forcée d'y descendre.

C'est ici, lui dit-il, que tu verras écouler les siècles futurs, s'il ne se trouve un chevalier assez hardi pour te baiser sous cette forme. Prince de Nayada, dit-il encore, je vous commets à la garde de ce tombeau ; vous ne pourrez jamais être vaincu, ni vieillir, tant que vous serez à portée de le voir, et Doristelle, errant sans cesse autour de vous et dans ce château, sera captive à jamais sous vos yeux.

Alors, réunissant tout ce que son art avait de plus fort, il forma l'enchantement du géant et du dragon qui lui parut tellement impossible à détruire, qu'il crut pouvoir attacher sa vie à sa durée.

Telles sont mes aventures, brave chevalier, et tel était l'enchantement qui n'a pu résister à votre valeur ; ne doutez pas que Doliston ne soit pénétré de reconnaissance de ce que vous venez de faire pour moi, et que dans le fond de son âme il ne soit fort aise d'être défait du féroce Rentig que sa belle âme, sans doute, n'a jamais estimé.

 Les belles voyageuses et Brandimart traversaient un bois épais, et Doristelle finissait son histoire, lorsque tout-à-coup ils furent attaqués par une vingtaine de brigands qui sortirent d'entre les arbres, en leur criant de se rendre. Brandimart, s'étant mis promptement en défense, renversa les plus hardis du choc de Bartolde ; il en massacra plusieurs autres avec Tranchère, et il les eût bientôt défaits, si le plus hardi de cette troupe n'eût sauté légèrement en croupe derrière lui, en faisant beaucoup d'efforts pour lui saisir les bras. Brandimart eut peine à se dégager, et, le reste des brigands ayant pris la fuite, celui qui le tenait toujours s'attacha si fortement autour de ses reins, qu'il fut oblige, de se laisser tomber avec lui ; cet homme alors embrassa ses genoux, et lui demanda la vie. Je te l'accorde, lui dit Brandimart, pourvu que tu me dises ton nom, et que tu m'avoues tes crimes.Je n'en ai qu'un seul à me reprocher, lui dit il ; je suis Arabe ; selon les lois de mon pays, le vol à main armée n'est point un déshonneur, et j'ai livré vingt combats en ma vie qui m'ont couvert de gloire contre des voyageurs tels, que vous ; mais je me reproche sans cesse le vol que j'ai fait au roi Doliston ; et, comme je peux seul le réparer, je vous conseille de me conduire à ce prince.

Brandimart, dont l'intention était de mener Doristelle à Lousachan, s'assura du brigand ; et, l'ayant désarmé, il le fit marcher à sa suite. Sur la fin du même jour, ils furent très étonnés, en arrivant au sommet d'une colline d'où l'on apercevait de loin la ville de Lousachan, de voir qu'elle était entourée d'une grande armée qui l'assiégeait. Doristelle, affligée de voir le roi son père investi dans sa capitale, conjura Brandimart de le secourir, et lui fit prendre un détour pour le conduire vers l'entrée d'un souterrain qu'elle connaissait, et qui pénétrait jusque dans l'intérieur de la ville ; mais à peine furent-ils sortis d'un petit bois qu'il fallait traverser, qu'ils rencontrèrent un grand chevalier couvert d'armes très brillantes, et dont le casque étincelant était surmonté d'un très haut panache. Brandimart, qui marchait le premier, le salua ; mais à peine cet orgueilleux chevalier daigna-t-il le regarder. En tout autre temps, l'ami de Roland l'eût fait repentir de son incivilité ; mais, occupé de son dessein, il continuait sa route, lorsqu'il vit ce même chevalier arrêter les deux dames et les regarder avec attention. Vraiment, dit-il à Brandimart, elles sont fort jolies, et je les trouve fort à propos ; je vais choisir celle des deux qui me plaira le plus.Insolent, lui répondit Brandimart, tu ne peux être qu'un valet qui s'est couvert des armes de son maître ; retire-toi, tu ne me parais pas digne que je te punisse de ta folie. L'orgueilleux chevalier, à ces mots, met l'épée à la main ; mais Brandimart lui saisit le bras, le désarme, et, d'un coup de poitrail de Bartolde, il le fait rouler sur l'herbe avec son cheval. Quelques escadrons qui voient de loin quel est le traitement que ce chevalier éprouve, accourent à son secours. Un de ces escadrons entoure Doristelle et Fleur-de-Lis ; l'autre veut s'emparer de Brandimart, qui fait voler les têtes et les bras autour de lui. Bientôt il aperçoit plus loin une troupe brillante ; il présume que c'est le chef de l'armée ; il s'avance librement vers lui, lui raconte son aventure, et lui demande justice de la violence que ses gens viennent d'exercer, et de l'enlèvement des dames qu'il conduit sous sa garde. Ce commandant le reçoit avec politesse, lui promet de punir ceux qui l'ont attaqué, et le prie de venir avec lui pour lui voir délivrer lui-même les deux dames, et les remettre sous sa garde. En disant ces mots, ce chef ôte son casque, et marche à l'escadron dont les dames sont entourées, et qui s'ouvre à ses ordres. Quelle est la surprise de Brandimart, lorsqu'il entend ce chef jeter un grand cri, tendre les bras à Doristelle, qui se penche sur l'encolure de son palefroi, et qui serait tombée, si Fleur-de-Lis ne l'eût soutenue ; cependant elle relève sa tête. Ah! Cilinx, c'est donc vous que je revois ? s'écrie-t-elle ; mais est-il possible que je vous trouve les armes à la main contre mon père ?Non, répondit Cilinx, je n'en veux qu'à Rentig, et je donnerais ma vie pour Doliston. Brandimart, Fleur-de-Lis, sont vivement émus de cette reconnaissance ; Doristelle apprend en peu de mots à Cilinx qu'elle doit sa délivrance à Brandimart ; ce prince court à lui, lui présente son épée. Ah! seigneur, lui dit-il, je vous dois plus que la vie, et je vous remets le commandement de cette armée.

Quelques explications suffirent pour apprendre à Doristelle que Varamis, roi de Mugal, ayant voulu soutenir les intérêts de son frère Cilinx, avait rassemblé cette armée pour aller attaquer Rentig dans sa forteresse, et la délivrer ; mais qu'étant forcé de traverser Lousachan, pour aller dans le royaume de Kunitki, Doliston avait refusé le passage à ses troupes, ayant voulu défendre son gendre, et qu'il avait été forcé d'assiéger la capitale. Cilinx apprit aussi la juste punition de Rentig. Des cris d'acclamations s'élevèrent autour de Cilinx et de Doristelle ; et, volant de bouche en bouche, ils parvinrent jusqu'au fidèle Oristal, qu'ils virent bientôt accourir. Après les premiers moments qu'ils donnèrent au bonheur d'être réunis, Oristal, précédé de deux hérauts, courut aux barrières de Lousachan, qui lui furent ouvertes ; et Doliston, ayant appris par lui ce grand événement, vint lui-même au-devant de Cilinx, et reçut Doristelle dans ses bras. Il les conduisit tous dans son palais, où peu de moments après on vint annoncer à ce prince un chevalier de Kunitki, qui demandait à lui remettre une lettre dont son souverain l'avait chargé pour lui. Le roi de Kunitki rendait compte à son ami de la punition de Margafer et de celle de Rentig ; il le priait de lui pardonner la faiblesse qu'il avait portée trop loin pour son indigne fils ; il envoyait de riches présents pour Doristelle, dont il élevait jusqu'au ciel les vertus et les charmes ; il priait son ami de la rendre heureuse en l'unissant à Cilinx, et lui demandait des nouvelles de ces parfaits amants.

Doliston fit part à toute sa cour de la lettre du roi de Kunitki ; ce prince déclara publiquement que Doristelle n'avait jamais été que la victime des fureurs de Rentig, et qu'elle ne pouvait être regardée comme étant sa veuve, son mariage ayant été dissous par la nature et déclaré nul par les lois. Les noces de Cilinx et de Doristelle furent célébrées après cette déclaration ; les acclamations et la joie publique, qui sont les vraies fêtes des bons rois, honorèrent celle des noces de ces heureux amants.

Brandimart et Fleur-de-Lis jouirent bien du bonheur de voir leurs amis heureux ; Cilinx fut conduit à l'autel entre Doliston et Brandimart ; Doristelle le fut par sa mère et par l'aimable Fleur-de-Lis.

L'instant d'après celui qui les unit à jamais, et lorsque le roi et la reine de Lousachan recevaient les nouveaux époux dans leurs bras, on entendit un cri, et l'on vit un vieillard percer la foule, se jeter aux pieds de Doliston, et les baigner de ses larmes. Permettez, seigneur, lui dit-il, que, dans ce jour d'allégresse publique, j'implore votre clémence, et que je vous demande votre protection auprès du roi Monodant votre beau-père. Doliston fit relever le vieillard, que la reine reconnut alors pour un ancien chevalier du royaume d'Éleuth, nommé Dimar, qui, mécontent de son roi, s'était révolté contre lui, s'était joint aux Arabes du désert, les avait conduits lui-même au château dans lequel on élevait le jeune prince Bramador, l'avait enlevé des bras de ses gouvernantes, et l'avait emmené dans le désert, après avoir pillé toutes les richesses rassemblées dans ce château. La reine arrêta le roi son époux, au moment où il allait accorder la demande de Dimar. Barbare, dit-elle à celui-ci, qu'as-tu fait de mon frère, et comment oses-tu recourir à la clémence du roi mon père, après l'avoir privé de tout ce qu'il avait de plus cher ?Ah! madame, lui répondit Dimar, croyez que j'ai fait du moins tout ce que j'ai pu pour réparer ce crime ; votre frère est en vie ; je le sauvai des mains des Arabes ; je le portai chez le comte de la Roche sauvage, et cet ancien et brave chevalier, qui n'avait point d'enfants, fut frappé de sa beauté ; il le fut aussi de trouver, en le faisant déshabiller en sa présence, un riche collier dont l'attache s'était cassée au moment de son enlèvement ; ce collier avait glissé dans ses habits, et les voleurs arabes ne s'en étaient point aperçus. J'ai su depuis que le comte de la Roche sauvage, ayant élevé ce jeune prince sous le nom de Brandimart, regrette tous les jours sa perte, sachant qu'il est devenu l'un des plus célèbres chevaliers de l'univers. Au nom de Brandimart, Doliston et toute sa famille jettent un grand cri ; la reine prend la main de Brandimart ; elle étend son autre bras, prête à l'embrasser, en s'écriant ; Ah ! tout me dit que vous êtes mon frère !Oui, s'écria Brandimart, mon cœur et ce collier me le prouvent également. A ces mots, il tire ce collier, et la reine le reconnaît pour être semblable à celui qu'elle a conservé, le roi d'Éleuth en ayant fait faire trois semblables pour les trois enfants qu'il avait alors. Cette reconnaissance pénétra toute cette heureuse famille de la joie la plus vive. Fleur-de-Lis seule eut peine à voir sans une secrète douleur, que son amant était reconnu pour un grand prince. Hélas ! dit-elle, comment pourra-t-il me tenir tous les serments qu'il m'a faits ? et Monodant voudra-t-il recevoir une fille inconnue pour être l'épouse de son fils aîné ? Brandimart s'aperçut du trouble qui l'agitait. Ah ! chère Fleur-de-Lis, adorable compagne de mon enfance, c'est aux pieds des autels, c'est en présence de toute cette auguste cour, que je renoncerais plutôt à tous les biens, à tous les honneurs qui me sont rendus, qu'à l'amour fidèle qui m'unit à toi.

La reine de Lousachan était trop noble et trop sensible, pour ne pas approuver les sentiments de son frère, et, courant embrasser Fleur-de-Lis ; Ah ! lui dit-elle, que ne devons-nous pas à celle qui m'a rendu ma chère Doristelle ! Je perdrais trop à ne vous pas avoir pour ma sœur. Lorsque les premiers transports qui les agitaient furent un peu calmés, ils sortirent du temple, et retournèrent au palais. Cette grande nouvelle se répandit dans toute la ville de Lousachan, et parvint jusqu'au brigand qui demanda sur-le-champ qu'on le conduisît aux pieds de Doliston, et qui, dans son premier transport, ne put s'empêcher de s'écrier : Le roi Monodant ne sera pas le seul père heureux. Les gardes, à ce seul mot, n'hésitent pas à mener le brigand au palais ; ils lui laissent la liberté de se précipiter la face contre terre aux pieds de Doliston. Sire, dit-il, je viens vous apporter ma tête ; je suis ce Furgiforque si renommé par ses brigandages ; c'est moi qui, frappé par l'éclat des pierreries qui brillaient sur les habits de la jeune princesse Amathirse, l'enlevai des bras de ses gouvernantes. — Et qu'en as-tu fait, malheureux ? s'écria la reine de Lousachan, en se levant avec précipitation. Ce chevalier, lui dit-il, en lui montrant Brandimart, peut vous en donner des nouvelles plus sûres que personne, puisque j'apprends qu'il l'a dû connaître chez le comte de la Roche sauvage, auquel je la vendis alors, la beauté de cette jeune enfant m'ayant mis en droit de lui dire que c'était une fille circassienne que les gens de ma troupe avaient enlevée au-delà des montagnes. — Ah ciel ! s'écrièrent à-la-fois la reine, Doristelle et Fleur-de-Lis, le cœur palpitant de joie et de crainte. Aussitôt elles courent l'une à l'autre ; la reine entr'ouvre le corset de Fleur-de-Lis, jette un nouveau cri, et s'évanouit entre ses bras. On court, on les soutient toutes deux. La reine d'une voix étouffée, et ne pouvant encore ouvrir les yeux, s'écriait : C'est ma fille, c'est ma fille. Brandimart éperdu embrasse ses genoux. Oui, madame, s'écrie-t-il, nous avons été élevés tous deux par le comte de la Roche sauvage, qui lui donna le nom de la fleur dont la nature a mis l'empreinte sur son sein ; mais aurez-vous pitié d'un malheureux qui perdrait plutôt la vie que celle qu'il adore depuis que son cœur s'est ouvert au premier sentiment  ?Ah ! cher Brandimart, elle est à toi, lui dit Doliston en prenant la main de Fleur-de-Lis et la lui présentant ; retournons au temple ; et que le même jour qui me rend mes enfants assure leur bonheur, et mette le comble à ma félicité !

Dès le même jour qui suivit cette double alliance, toute la cour de Lousachan partit pour le royaume d'Éleuth, dont la capitale, qui portait le même nom, n'était éloignée de Lousachan que de cinq jours de marche. Ils furent fort étonnés, vers le milieu de la première journée, d'entrer dans un grand parc, et de voir un château superbe dont Doliston ni personne de sa suite n'avait eu jusqu'alors aucune connaissance. Tout à-coup de grandes grilles d'or s'ouvrirent, et la fée Fébosile en sortit sur un char brillant de pierreries, ayant à ses côtés le roi Monodant et le prince Ziliant son second fils.

On imagine sans peine quels furent les nouveaux transports de ces deux familles réunies. Mon frère, dit Doliston à Monodant, me pardonnerez-vous d'avoir osé, sans votre aveu, donner la main de ma fille à Brandimart  ? — Ah ! lui répondit Monodant, il l'eût due à Fleur-de-Lis, simple fille circassienne ; et le comble de la félicité pour moi, c'est qu'il l'ait donnée à la princesse de Lousachan. Fébosile, pour achever de mettre le comble à leur satisfaction, avait envoyé des génies obéissants à ses ordres enlever le comte de la Roche sauvage, après l'avoir prévenu de l'heureux sort de ses deux élèves. Ce bon et vénérable vieillard pensa mourir de joie entre les bras de Brandimart et de Fleur-de-Lis ; il reçut les plus grands honneurs de Monodant et de Doliston, qui ne pouvaient se lasser de lui marquer leur reconnaissance. Les deux rois pardonnèrent à Dimar et à Furgiforque, et les comblèrent de leurs bienfaits.

L'aimable prince Ziliant avait une trop belle âme pour être affligé que Brandimart, étant son aîné, le privât de porter un jour la couronne d'Éleuth. Vous en êtes bien plus digne que moi, lui dit-il ; et d'ailleurs je vous avoue que, plus épris que jamais des charmes de Morgane, il me serait impossible de renoncer à mon amour pour elle ; je sens encore plus le bonheur d'en être aimé, depuis que Roland m'a tiré de son palais ; la liberté que ce paladin m'a rendue me fait bien sentir aujourd'hui que les charmes et les sentiments de cette aimable fée sont encore plus forts que ses enchantements. Brandimart embrassa tendrement son frère, et l'assura que Fleur-de-Lis et lui ne se croiraient heureux qu'en partageant leur trône avec lui. L'un et l'autre le prièrent d'engager Morgane à leur accorder son amitié ; Ziliant les assura que Morgane serait déjà venue pour les féliciter, si sa bienfaisance ne l'avait portée à voler jusqu'aux sources du Gange, pour y détruire l'enchantement de la fontaine de la Roche [6], où Callidore et Isolier languissaient depuis longtemps.

A peine la première clarté de l'aurore annonçait le jour suivant, que toute la cour fut très surprise en croyant qu'un soleil nouveau précédait celui qui devait bientôt paraître. Un groupe de nuages resplendissants d'une vive lumière descendit dans la plaine ; et ces nuages, se relevant dans les airs, laissèrent voir un palais brillant d'or et de pierreries d'où Morgane sortit avec Isolier et Callidore. Dans le moment où Ziliant, Brandimart et Fleur-de-Lis couraient au-devant d'elle, Angélique et Roland arrivèrent dans la cour du roi Monodant.

Morgane et Fébosile étaient amies ; l'une et l'autre épuisèrent leur art pour embellir les fêtes qui durèrent pendant huit jours dans la cour d'Éleuth ; elles ne furent interrompues que par les instances de Roland pour qu'il lui fût permis d'aller au secours de Charlemagne. Le paladin, d'ailleurs, brûlait d'envie d'emmener Angélique en France, et rien ne put le retenir. Brandimart ne put se résoudre à laisser partir sans lui cet ami si cher, et Fleur-de-Lis serait morte de douleur, si son père l'eût empêchée de suivre son époux. Les quatre amants reprirent donc ensemble le chemin de la France ; et, traversant les vastes pays qui les en séparaient, ils arrivèrent dans ce royaume, où Charles faisait rassembler des troupes de tous côtés, pour se mettre en état de résister à toutes les forces de l'Afrique qui se préparaient à l'attaquer, et pour secourir l'Italie, prête à succomber sous les armes de Rodomont.

A l'instant même où Didier, roi de Lombardie, avait appris l'incursion que le redoutable Rodomont faisait dans ses états, il avait dépêché son plus fidèle héraut à Charlemagne, pour lui demander du secours ; et ce prince, connaissant toute l'importance de ne pas laisser pénétrer le roi d'Alger en France, avait envoyé le duc Naymes de Bavière, comme le plus ancien et le plus sage général de son armée, à la tête d'un gros corps de gendarmerie française. Les plus renommés des chevaliers qui le suivaient étaient ses quatre fils, le comte de Savoie, et Guy duc de Bourgogne ; mais ce qui faisait la principale force de ce secours, c'était la jeune et belle Bradamante, nièce de Charlemagne et sœur de Renaud ; cette guerrière s'était adonnée aux armes, dès son enfance ; elle égalait presque son frère Renaud par sa force et par sa valeur, et son casque cachait la plus charmante personne qui parât les bords de la Garonne et de la Seine.

Bradamante brûlait d'impatience de se trouver aux mains avec Rodomont, qui passait pour le chevalier le plus redoutable de l'Afrique, et qui joignait à la force de Milon le Crotoniate l'avantage d'être couvert des armes impénétrables de l'impie Nembrod, chef de sa race. L'armée française descendait dans le plus bel ordre sur les plaines de Lombardie, lorsque Rodomont l'apprit par les troupes légères qu'il avait en avant de son armée. Charmé d'avoir à combattre des ennemis dignes de sa valeur, il fait prendre les armes, et vole à leur rencontre ; bientôt ils furent en présence.

Bradamante, remarquant Rodomont à la richesse de ses armes, comme aux ordres qu'elle lui voyait donner, sortit des rangs, et, la lance haute, elle le défia. Rodomont courut sur elle avec impétuosité ; la guerrière perça son bouclier, mais sa lance se brisa sur la forte cuirasse de Nembrod ; celle du roi d'Alger ne fit que glisser sur les armes de la guerrière ; quoiqu'elle l'eût fait chanceler dans les arçons, il n'en fut que plus terrible ; et, suivant sa pointe, il renversa Bérenger fils du duc Naymes, et pénétra dans le front du premier escadron français.

Rodomont porte le plus grand désordre dans la gendarmerie française ; il blesse plusieurs paladins, il massacre tout ce qui tombe sous ses coups ; Bradamante revient en vain sur lui l'épée haute ; celle de Rodomont, traversant le bouclier de la guerrière, se porte jusque sur l'encolure de son cheval qui tombe mort sous elle, et l'Africain continue les mêmes ravages ; rien ne peut résister à ses coups ; vainement de nouveaux escadrons viennent l'attaquer ; la foudre ne perce et ne brise pas plus facilement les sapins d'une forêt, que son épée meurtrière ne fait voler les casques et les brassards autour de lui. L'épouvante se mettait déjà dans l'armée française, et le duc Naymes était prêt à donner le signal de la retraite, lorsque Didier, roi de Lombardie, parut dans la plaine marchant en bon ordre à son secours.

Rodomont s'arrêta quelques moments, reforma ses escadrons, et fit un souris amer en voyant reparaître les Lombards qu'il avait déjà battus, et dont il se promettait une victoire facile ; mais ses troupes ne conservèrent pas la même assurance, lorsqu'elles entendirent retentir le nom de Renaud de Montauban. Ce paladin, accompagné de Dudon fils d'Ogier le Danois, ayant été séparé d'Astolphe, qu'il avait vu ravir par une nymphe sur le dos d'une baleine, avait appris, en passant dans la Croatie, les ravages que les Africains faisaient dans le cœur de l'Italie ; et, déterminant Ottacier à se mettre à la tête de ses Croates, il était arrivé près de Pavie, où Didier reformait un nouveau corps pour défendre ses états.

Didier, rassuré par le puissant secours qu'il recevait et plus encore par la présence de Dudon et du brave et renommé neveu de Charlemagne, n'avait pas différé d'un moment pour venir attaquer le roi d'Alger.

Les Africains ayant mis quelque temps à se reformer, les Français eurent aussi celui de se remettre en ordre, et le duc Naymes les contint en halte jusqu'à ce qu'il eût vu le succès de la première charge des Lombards, et le moment de faire attaquer sa troupe avec avantage.

Renaud et Rodomont, s'étant remarqués mutuellement, lorsque les Lombards et les Africains ne furent qu'à peu de distance, sortirent des rangs, et s'élancèrent l'un contre l'autre ; leurs lances se brisèrent jusque dans leurs gantelets, sans qu'ils fussent ébranlés : mais le cheval de Rodomont ne put résister à la force et à l'impétuosité de Bayard, qui lui brisa les épaules d'un coup de poitrail, et le fit rouler mort sur la poussière. Rodomont, furieux d'avoir été renversé pour la première fois, se relève l'épée à la main. Quoiqu'à pied, sa force prodigieuse le fait résister au choc des chevaliers qui suivent Renaud ; tous les cavaliers et les chevaux qui se trouvent à portée de ses coups tombent morts de droite et de gauche, et l'épaisseur de cet escadron est séparée par l'espace couvert de sang que Rodomont forme autour de lui.

Renaud, après avoir renversé le roi d'Alger, poursuivait sa pointe en faisant un massacre horrible des Africains ; il perce leur armée, et revient se jeter au plus fort de la mêlée, pour achever leur défaite. Pendant ce temps, Rodomont, quoiqu'à pied, portait le même désordre parmi les Lombards ; le duc Naymes s'en aperçoit, le montre aux paladins qui l'entourent, et permet à quelques uns d'eux de courir sur lui pour le faire prisonnier. Aynor est le premier qui joint le roi d'Alger, et qui fond sur lui, dans l'espérance de le renverser ; mais Rodomont, se détournant un peu, résiste au choc du cheval, enlève Aynor des arçons, et, sans quitter la jambe qu'il a saisie, il fait tournoyer en l'air le malheureux guerrier, et se sert de son corps comme d'une massue ; il brise avec ce corps armé la tète des chevaux qui s'avancent sur lui ; il renverse tout ce qu'il trouve à sa portée, et se forme un nouvel espace autour de lui dont les Lombards n'osent plus approcher.

Renaud, qui vient de percer une seconde fois toute l'épaisseur de l'armée africaine, voit ce spectacle horrible, et vole pour attaquer Rodomont ; mais son grand cœur ne lui permet pas de profiter de l'avantage d'être monté sur Bayard, il en descend ; et, l'épée haute, il court attaquer Rodomont.

C'est alors qu'on put voir tout ce que la force et la valeur peuvent montrer de plus terrible entre deux guerriers que l'honneur et la colère animaient ; leurs armes à l'épreuve retentissent au loin de leurs coups ; le casque de Nembrod, celui de Mambrin, qui couvre la tête de Renaud, ont l'air de deux enclumes sur lesquelles les cyclopes de Lemnos frappent à coups redoublés, et les têtes altières de ces fiers ennemis ploient à peine sous ces terribles atteintes.

Ce combat effrayant eût duré longtemps ; mais Bradamante, ayant reconnu son frère à ses armes, ainsi qu'à Bayard, qui renversait les bataillons comme la faux tranchante abat les fleurs d'une prairie, n'avait pu résister au désir de l'embrasser, et d'unir ses armes avec les siennes. Tandis qu'elle se faisait jour au milieu des Africains, Renaud combattait déjà Rodomont ; les flots d'Algériens, qui fuyaient les coups de la guerrière, tombèrent sur le roi d'Alger et sur le paladin ; tous les deux, séparés malgré tous les efforts qu'ils faisaient pour se rejoindre, se vengent sur les bataillons ennemis à leur portée. Flamberge dans la main de Renaud moissonne les Africains épouvantés ; le carnage que Rodomont fait des chrétiens les fait encore douter d'une pleine victoire, et les espaces que ce fougueux Sarrasin savait se faire autour de lui recommençaient à marquer la place où il portait de si terribles coups. C'est dans l'un de ces moments qu'il aperçoit Bayard couvert du sang de ses soldats qu'il déchire avec ses dents, et dont aucun n'ose plus essayer de l'arrêter. Rodomont court, le saisit par la bride, et veut s'en emparer ; mais le terrible animal se cabre, met ses deux pieds sur les épaules du guerrier ; et, tel qu'un athlète des jeux olympiques, il lutte contre Rodomont qui se défend en vain, il l'atterre sous ses pieds, le foule, le meurtrit, et l'empêche de se relever ; trois fois Rodomont essaie de plonger son épée dans ses flancs ; Bayard était invulnérable, et l'épée du Sarrasin ploie jusqu'à la garde, sans pouvoir le percer. Renaud arrive en ce moment, il rit d'abord de cette lutte singulière ; Bayard, animé par la présence de son maître, redouble ses atteintes, en poussant des hennissements affreux. Renaud, trop généreux pour laisser périr un si grand guerrier sous ses coups ; Arrête, mon cher Bayard, s'écrie-t-il, laisse-moi l'honneur de combattre ce brave chevalier.

L'animal fée, docile à la voix de son maître, vient le rejoindre en bondissant. Le roi d'Alger se relève avec peine, et marche en chancelant, son épée baissée, au guerrier qui lui sauve la vie. Ton grand cœur et ta générosité, lui dit-il, m'apprennent bien que tu ne peux être un autre que Renaud ; tu me vois maintenant sans défense ; mais je n'accepte la vie que tu me laisses, qu'à condition que tu me promettras de te retrouver les armes à la main contre moi. — Brave prince, lui répondit Renaud, puisque le sort veut que nous soyons ennemis, j'accepte le combat que tu me proposes, et je te donne rendez-vous dans un mois au perron de Merlin dans la forêt des Ardennes. A ces mots, les deux guerriers se séparèrent, pénétrés d'estime l'un pour l'autre ; et tous les deux firent sonner la retraite des deux parts. Rodomont fit rapprocher son armée de la mer, abandonna la Lombardie pour se porter sur les côtes de France ; et Renaud et Dudon allèrent rejoindre le camp français, où Bradamante arriva bientôt pour serrer dans ses bras un frère si tendrement aimé.

Renaud avait choisi la forêt des Ardennes pour son rendez-vous avec Rodomont, afin de s'approcher de Trèves, où Charlemagne avait été dans le dessein de contenir les Saxons et les peuples de la Basse-Germanie, qui, toujours prêts à se révolter, avaient essayé de se rassembler et de tenter un nouvel effort dans un temps où la France était menacée de l'incursion que les Africains se préparaient à faire. La présence de Charles éteignit facilement cette nouvelle rébellion ; et de plus grands intérêts le rappelèrent bientôt dans ses états, quelques barques génoises ayant donné l'avis que la flotte d'Agramant était prête à mettre à la voile.

L'empereur d'Afrique n'avait retardé l'exécution de ses projets, que par l'opposition de ses sujets et de plusieurs rois ses vassaux, qui, frappés de ce que le roi des Garamantes avait dit en mourant, refusaient de prendre les armes. Il attendait avec impatience le retour de Brunel, dans l'espérance que ce subtil larron aurait réussi à voler l'anneau d'Angélique, et que, par la puissance de cet anneau, l'enlèvement de Roger deviendrait moins difficile. Il pressait cependant l'équipement de la puissante flotte dont il avait besoin pour passer la mer.

Un soir, en revenant du port de Biserte, Agramant vit tout-à-coup paraître Brunet ; il questionne ce nain avec crainte, mais il voit briller la joie dans ses yeux. Brunel au moment même disparaît à ceux de l'empereur ; l'instant d'après il se sent serrer les genoux, et Brunel qui les embrasse redevient visible-à l'instant. Voilà l'anneau que vous désirez, dit-il en lui présentant celui d'Angélique. J'ai fait plus, j'amène pour monter Roger le cheval de Sacripant ; et ce cheval, auquel j'ai donné le nom de Frontin, est le meilleur qui soit dans tout l'Orient. J'ai même eu l'adresse d'enlever l'épée du paladin Roland pour armer le jeune prince dont vous désirez le secours. — Quoi! mon cher Brunel, s'écria l'empereur, la célèbre Durandal serait dans tes mains ?Vraiment, repartit Brunel, celle-ci, qui se nomme Balisarde, est bien supérieure à la première, puisque sa trempe est encore plus fine, qu'elle a le pouvoir de couper toutes les armes enchantées, et qu'elle peut donner la mort à Roland même. Agramant, transporté de joie, court chercher une couronne d'or, la pose sur la tète informe du nain en lui disant : Je te fais roi de Tingitane.

Quoique le généreux Agramant eût une secrète horreur dans l'âme contre Brunel, qu'il ne regardait que comme un vil scélérat, ce même sentiment, qui porte la plupart des princes à prodiguer des récompenses à ceux qu'ils méprisent secrètement, lorsqu'ils ont profité de leur bassesse et de leurs crimes, lui fit élever Brunel au rang des rois, et l'admettre dans le grand conseil où les rois ses vassaux furent bientôt rassemblés par ses ordres.

Agramant leur fit voir l'anneau, Frontin et Balisarde, et leur demanda leur avis sur les moyens de s'emparer de Roger, et de le tirer du château d'Allant. Les états de Malabufer, roi du Fisan, étaient les plus voisins des monts de Carène. Ce prince prit la parole, et soutint que, quoiqu'il eût souvent parcouru le pied de ces montagnes, il n'avait jamais vu de château sur leur cime ; Agramant ne crut pas devoir s'arrêter à cette objection ; et, muni de l'anneau d'Angélique, il marcha lui-même à la tète des trente-deux rois et de sa cour vers les monts de Carène, pour y chercher la retraite de l'enchanteur.

Malabufer, qui marchait en avant, fut le premier à découvrir le château, l'anneau d'Angélique ayant le pouvoir de dissiper l'illusion qui l'avait dérobé jusqu'alors à tous les regards. Mais Agramant et tous les rois reconnurent que ce château fabriqué d'un acier poli, et resplendissant de lumière, était situé sur la cime d'une montagne isolée, dont les flancs, composés d'une roche dure et unie, étant presque perpendiculaires de tous côtés, ne présentaient aucune route, et ne laissaient aucun espoir de pouvoir s'élever jusqu'à son sommet.

Brunel eut encore le mérite de les empêcher de désespérer de la réussite. Ce n'est que par l'adresse, leur dit-il, que vous pourrez vous rendre maîtres de Roger. Faites promptement préparer un tournoi ; le grand cœur de Roger ne lui permettra point de voir ce spectacle avec indifférence, et c'est ainsi qu'il vous sera possible de l'attirer dans la plaine.

Agramant ne balança pas à suivre le conseil de Brunel ; et formant deux troupes de plusieurs quadrilles, il se mit à la tête de l'une, et pria Sobrin de commander l'autre. Les premières joutes que Roger aperçut du haut du château d'acier excitèrent son admiration et ses désirs ; le feu qui brillait dans ses yeux colorait aussi ses joues d'une vive rougeur. Ah! mon père, s'écrie-t-il aussitôt en serrant le vieux Atlant dans ses bras, descendons de grâce dans la plaine ; allons observer de plus près le combat de ces chevaliers. Atlant refusa longtemps, connaissant le danger de la complaisance qu'il aurait pour son élève ; mais il est difficile de résister aux instances de la jeunesse ; le vieux Atlant se rendit à celles de Roger ; il le connaissait assez vif, assez audacieux pour se laisser glisser le long de la roche, comme il l'en menaçait ; il descendit donc avec lui par un escalier taillé dans le roc qui n'était connu d'aucun habitant du château.

L'adroit Brunel, qui se promenait, monté sur Frontin, au bas de la roche, la vit s'ouvrir, lorsqu'Atlant et Roger en sortirent ; la belle et noble figure du jeune Roger fit connaître à Brunel que c'était celui que l'empereur désirait si vivement d'enlever à l'enchanteur.

Brunel aussitôt fait caracoler Frontin, et lui fait déployer toute sa force et son adresse. Mon ami, dit Roger au roi de Tingitane qu'à sa mauvaise mine il prit pour un marchand de chevaux, que je te serais obligé, si tu voulais me vendre ce beau cheval!En tout autre temps, répondit Brunel, j'aurais pu m'en accommoder avec vous ; mais dans ce moment il m'est trop nécessaire.

Quoique petit, poursuivit-il, j'ai de l'honneur et du courage ; il faudrait être bien lâche pour rester oisif et tranquille, lorsque notre grand empereur Agramant, que vous voyez s'exercer dans la plaine avec ses chevaliers, va passer incessamment en France à la tête de trente-deux rois et de la plus belle armée qui jusqu'ici soit sortie de l'Afrique Jamais une guerre si glorieuse ne fut entreprise en l'honneur du saint prophète ; jamais tant de lauriers ne furent offerts à remporter aux chevaliers africains ; et jusqu'aux mères les plus tendres regarderaient leurs enfants comme vils et déshonorés, s'ils ne suivaient pas leur empereur. On imagine sans peine à quel point le jeune et bouillant courage de Roger fut ému par ce récit. Vous êtes un barbare, dit-il à l'enchanteur, vous êtes un ennemi du saint prophète, si vous vous refusez à mes désirs.Ah! mon ami, continue-t-il en s'adressant à Brunel, rends-moi la vie, et si tu ne veux pas me vendre ton cheval, prête-le-moi pour quelques moments. — C'est autre chose, dit Brunel ; il serait même possible que je vous le donnasse ainsi que les plus belles et les plus riches armes que je tiens de mon père, et qui sont trop grandes pour moi, si je croyais que vous voulussiez vous rendre utile à mon empereur ; car je me rends justice ; fait comme je le suis, je ne peux être d'un grand secours ; et, si vous vouliez me remplacer, je pourrais vous donner non seulement mon cheval et mes armes, mais aussi cette belle épée, la meilleure qui soit dans l'univers. A ces mots, il fit briller Balisarde. Ah! je te le jure, dit Roger, sans consulter davantage Atlant, et même sans le regarder. Brunel ne perd pas un moment, lui montre sur un buisson les riches armes dont il vient de lui parler ; il l'aide à s'en couvrir, ceint Balisarde à son côté, et Roger s'élance d'un seul saut sur Frontin. Atlant, baigné de larmes, et sachant qu'il ne peut résister aux décrets du destin, gémit en voyant partir son élève, qui vole pour se jeter dans le plus épais du tournoi.

Dans ce moment le parti de l'empereur avait du désavantage ; Roger reconnut le souverain des autres rois, au croissant de diamants qui surmontait la couronne de son casque ; il vole à son secours ; il le dégage de quatre rois prêts à le prendre prisonnier. Nul cheval ne peut résister au choc de Frontin ; nul chevalier ne peut supporter les coups pesants de Balisarde ; le parti d'Agramant reprend le dessus ; le parti contraire ne fait plus qu'une faible défense. Un chevalier de ce parti, nommé Bardulaste, remarque que c'est un inconnu qui remporte le prix du tournoi ; piqué de lui voir renverser de deux coups de Balisarde deux de ses parents qui s'opposent à ses efforts, il a la lâcheté de porter un coup de pointe au défaut des armes de Roger, et il lui fait une blessure profonde dans le côté. Roger se retourne furieux de cette trahison et d'un acte proscrit dans les tournois ; il veut en punir Bardulaste qui n'ose lui tenir tête, et qui fuit à toute bride du côté de la roche d'Atlant. Roger le poursuit ; et, monté sur le léger Frontin, il le joint, et lui fait voler la tète. Cependant la douleur que lui fait sa blessure, et son sang qu'il voit couler à gros bouillons, l'obligent d'avoir recours au vieux Atlant, qu'il a laissé près de la porte qui donne accès dans la roche. Atlant gémit de voir son élève couvert de son sang ; et quoiqu'il l'arrête, et qu'il ferme la blessure avec une seule goutte d'un baume précieux, il lui dit que ses jours sont en danger, et lui fait de longues représentations sur son imprudence de s'être exposé si témérairement. Pendant ce temps, les chevaliers opposés à l'empereur lui cèdent l'honneur du tournoi, se dispersent dans la plaine, et deux ou trois, pour éviter d'être faits prisonniers, s'enfuient du côté de la roche d'Atlant.

Ces chevaliers trouvent le corps de Bardulaste, et voient Brunel tenant dans ses mains l'épée de ce malheureux chevalier qu'il vient de ramasser ; ils l'arrêtent, le conduisent à l'empereur, qui, connaissant Brunel pour être capable des plus lâches perfidies, et le détestant dans son cœur, ne balance pas à le condamner à mort, le fait attacher à la queue d'un mauvais cheval, et commande qu'on aille le pendre près de la roche d'Atlant, pour le punir d'avoir promis en vain qu'il en ferait descendre Roger.

On exécute la sentence ; on traîne Brunel près de la roche ; c'est en vain qu'il remplit l'air de ses cris, le bourreau s'apprête à lui passer le cordeau fatal. Roger, guéri de sa blessure, entend les cris de Brunel, s'élance sur Frontin, court à son secours, renverse le bourreau, le délivre, et présentant la pointe de Balisarde aux chevaliers qui venaient voir le supplice de ce larron ; Arrêtez, leur dit-il, cet homme est innocent ; je vais moi même le conduire à votre empereur, et je le prends sous ma garde. Les chevaliers, reconnaissant Roger pour être celui qui vient de remporter l'honneur du tournoi, ne s'opposent point à son dessein, et Roger s'avance vers Agramant, qui pouvait voir de loin tout ce qui se passait au pied de la roche. Grand empereur, lui dit Roger d'un air fier quoique respectueux, cet homme n'est point coupable ; je lui dois de la reconnaissance, et je le prends sous ma garde. Ce chevalier, dont on le croit meurtrier, vient d'être puni de ma main ; il m'a blessé lâchement d'un coup de pointe, malgré la loi sévère des tournois ; il méritait la mort ; et si quelqu'un de votre armée ose soutenir le contraire, je le défie. Alors il montre à l'empereur ses armes et son côté qui sont encore tout couverts de son sang. Personne n'élève la voix pour prendre le parti de Bardulaste. Généreux guerrier, lui dit Agramant, la vengeance que vous avez tirée d'un lâche est juste, et personne n'est en droit de vous reprocher sa mort ; mais Brunel ne mérite pas moins d'être puni pour n'avoir pas tenu la parole qu'il nous avait donnée. Il avait juré sur sa tète d'attirer Roger du château d'Atlant et de nous amener ce jeune héros, auquel la destinée promet la défaite des chrétiens et des palmes immortelles.Hélas! seigneur, s'écria le malheureux Brunel d'une voix tremblante, qu'avez-vous donc à me reprocher ? et pouvez-vous avoir l'injustice et la barbarie de vouloir ma mort au moment même où je remets le brave Roger entre vos mains ?Ah ciel! est-ce bien vous, Roger ? s'écria l'empereur en lui tendant les bras. Roger saute à bas de Frontin, délace son casque, laisse voir sa figure céleste, et court embrasser la jambe d'Agramant. Oui, c'est moi, seigneur, qui suis Roger, et qui brûle d'impatience d'employer mon bras et ma vie pour votre service. L'empereur l'embrasse tendrement ; un murmure agréable et flatteur pour Roger s'élève parmi les rois assemblés ; l'empereur le fait remonter à cheval, le place à sa droite, et l'emmène en son palais ; il n'oublie pas de rendre justice à Brunel, et l'honore d'une chaîne de pierreries qu'il passe lui-même à son cou.

Au moment où l'empereur arriva dans son palais, Roger, se jetant à ses pieds, lui dit qu'il ne se croira digne de le suivre, que lorsqu'il aura reçu l'honneur d'être armé chevalier de sa main. Ce fut sur le seuil même du palais qu'Agramant lui donna l'accolade, et lui chaussa l'éperon ; mais, à l'instant où l'empereur le tenait dans ses bras, un tourbillon impétueux se fit entendre ; le vieux Atlant de Carène parut tout-à-coup près d'eux ; ses cheveux blancs étaient hérissés, et ses yeux étaient remplis de larmes. Tu me prives de mon élève, Agramant, s'écria-t-il, et mon pouvoir ne peut aller contre les arrêts du destin : oui, Roger couvrira les bords de la Seine de morts et de mourants, et son bras te rendra d'abord vainqueur de la France ; oui, la plus illustre race doit naître de ce héros ; mais apprends que ce que tu crois faire pour la gloire du prophète tournera dans la suite contre sa religion. Apprends que Roger, vaincu par l'amour, se fera chrétien, et que les plus redoutables ennemis de notre sainte loi sortiront de sa race. Apprends de plus, ajouta-t-il en poussant un long gémissement, que mon cher Roger sera trahi par des lâches qui lui donneront la mort, et frémis toi-même sur le sort qui t'est préparé.

Atlant disparut à ces mots ; la consternation que sa fatale prédiction porta d'abord dans les âmes, fut bientôt dissipée par la présence de Roger.

Agramant, plein de cette audace que la jeunesse porte jusqu'à la témérité, ne voulut trouver dans tout ce qu'Atlant venait de dire qu'une ruse de plus pour retenir son élève ; et Roger, qui préférait de vivre peu d'années avec gloire à de longs jours passés dans un honteux repos, fut le premier à presser Agramant d'accomplir la brillante entreprise qu'il avait projetée. Les rois qui s'étaient d'abord refusés à le suivre, d'après la déclaration que le roi des Garamantes avait faite en mourant, furent les plus vifs à presser l'empereur de hâter son départ, et peu de jours après la grande flotte africaine mit à la voile.

Nous avons déjà dit que l'ingrat Marsile avait fait l'alliance la plus étroite avec Agramant, et qu'espérant partager les belles provinces de France avec lui, son armée devait se réunir à la sienne : son envoyé secret avait ordre de l'avertir, dès que le départ d'Agramant serait déterminé, et de dire à cet empereur qu'il pouvait aborder en Espagne, et suivre la route qu'il allait lui tracer, en attaquant Bayonne, le Roussillon et le Languedoc. Une corvette légère partit aussitôt pour avertir Marsile, qui sur-le-champ se mit en marche de Barcelone, tandis que Ferragus et le brave Isolier ses deux fils rassemblaient sous Pampelune un gros corps qui devait se joindre au sien.

Tandis que la flotte d'Agramant se prépare à mettre à la voile, occupons nous de Renaud de Montauban, et reprenons le fil de l'histoire de ce paladin, au moment où sa générosité vient de sauver Rodomont des atteintes de Bayard, et où ces deux braves ennemis se sont donné rendez-vous au bout d'un mois dans la forêt des Ardennes. Renaud ne laissa jouir qu'un jour sa sœur Bradamante du plaisir de le revoir ; il remit sous son commandement ce qu'il avait de Français avec lui ; et, s'éloignant de Dudon et d'Ottacier, il partit seul pour aller rejoindre Charlemagne à Trèves, où la vigueur et la vitesse de Bayard le portèrent en peu de jours.

Charles n'eut pas le courage de reprocher à son neveu Renaud une si longue absence ; cet aimable paladin lui parut également soumis et zélé pour lui ; les services qu'il venait de lui rendre en Italie n'étaient pas moins utiles et glorieux pour ses armes ; il prévoyait de plus ceux qu'il aurait bientôt à lui rendre. Renaud passa près d'un mois dans sa cour ; mais, voyant approcher le temps du rendez-vous que Rodomont et lui s'étaient donné, il partit une nuit pour se rendre dans la forêt des Ardennes ; il parcourut inutilement cette forêt pendant quelques jours.

Un soir, fatigué de sa longue recherche, il s'endormit sur les bords fleuris d'une fontaine, et bientôt son esprit fut agité par l'impression d'un songe. Il lui sembla voir danser près de lui trois jeunes nymphes à demi nues, qui répandaient des fleurs sur un jeune enfant d'une rare beauté ; l'enfant répondait à la cadence de leurs pieds légers par le battement de ses ailes ; quelquefois elles se penchaient en rond sur lui, faisant semblant de l'attacher avec leurs guirlandes : la plus téméraire était arrêtée par un baiser qu'elle recevait en rougissant, mais auquel l'instant d'après elle s'exposait encore. Renaud était déjà vivement ému par ce charmant spectacle, lorsque tout-à-coup les nymphes interrompirent leur danse, et parurent le regarder avec indignation. N'est-ce pas là, dit l'une d'elles, ce paladin rebelle à l'amour, et dont l'âme insensible fait soupirer vainement la beauté qui nous ressemble le plus. A ces mots, les trois nymphes l'entourent, le frappent de leurs guirlandes ; le jeune enfant prend une tige de lis, et la fait tomber sur le casque de Mambrin ; les armes impénétrables de Renaud ne l'empêchent point de sentir vivement ces atteintes ; bientôt il est obligé de leur crier merci. Je n'en accorde jamais, répond l'enfant en faisant un ris malin, et tu seras puni plus cruellement encore de ton indifférence. A ces mots, Renaud voit les trois nymphes déployer des ailes pareilles à celles de l'enfant ; tous les quatre s'élèvent dans les airs, disparaissent entre les rameaux des arbres, en laissant après eux des sillons de lumière.

Renaud, agité par ce songe, se réveille, le front humide, et la poitrine embrasée ; il détache son casque, le plonge dans les eaux de la fontaine pour apaiser le feu qui le dévore ; c'était celle de l'amour. A peine cette eau brûlante a-t-elle touché ses lèvres, qu'Angélique reparaît à son souvenir avec tous ses charmes, et les mortels regrets déchirent son cœur ; il reconnaît ces mêmes gazons, cette même place où la belle princesse du Cathay l'a prévenu par les discours les plus tendres ; il se rappelle les coupables dédains dont il a payé tant d'amour ; il se fait une peinture si vive du bonheur qu'il a perdu par sa faute, que, pénétré de désespoir, il verse un torrent de larmes. Il baise cent fois les gazons que le beau corps d'Angélique a foulés, et tout ce qu'il fait pour soulager sa peine ne fait que redoubler la fureur de ses regrets et de ses désirs. Plein des nouveaux transports qui l'agitent, il vole à Bayard, et part avec le dessein de chercher Angélique, d'expier sa faute à ses pieds, et d'y mourir s'il la trouve inflexible. Il marche quelque temps dans la forêt, et découvre, à l'extrémité d'une longue route, une dame accompagnée d'un chevalier, qui tous deux marchent en s'approchant de lui. C'étaient Angélique et Roland ; ils s'étaient séparés à Metz de Brandimart et de Fleur-de-Lis ; et Roland, pressé de rejoindre son oncle, traversait les Ardennes pour se rendre avec Angélique à sa cour.

Peu de moments auparavant, Angélique, en entrant dans cette forêt, s'était rappelée la cruelle indifférence et tous les charmes de Renaud. C'est dans cette même forêt, se disait-elle en soupirant, que le cruel a dédaigné mon amour. Fatale passion, ajoutait-elle, ne pourrai-je donc jamais t'éteindre, puisque tu ne peux faire mon bonheur ! Une fontaine, qui se trouva dans ce moment en son chemin, la fit souvenir de celle sur les bords de laquelle elle avait trouvé Renaud endormi, et ses beaux yeux rougirent, et se remplirent de larmes. Craignant que Roland ne s'en aperçût, elle descendit de son palefroi, et courut à la fontaine pour rafraîchir ses yeux et se désaltérer. Hélas! les eaux glacées de cette source ne devaient faire que trop d'effet sur elle. Arrête, Angélique, arrête, s'écrie le bon archevêque Turpin dans cet endroit de son récit ; arrête, infortunée! Renaud t'adore en ce moment, et toute la gloire que tu pourras tirer de ton indifférence ne vaut pas une seule des faveurs que te peut prodiguer l'amour. Il n'est plus temps ; déjà le froid mortel de ces eaux a glacé le cœur d'Angélique ; déjà Renaud se peint à ses yeux non seulement comme un ingrat, mais aussi comme le plus odieux des mortels. Elle déteste sa faiblesse pour lui ; son désir n'est plus de se sentir doucement serrée entre ses bras, mais de voir couler tout le sang de ce paladin à ses pieds.

C'est dans ces sentiments qu'Angélique poursuivait sa route avec Roland, lorsque Renaud s'approcha d'eux en marchant dans la même route ; ils ne pouvaient encore le reconnaître, il était trop loin de leur idée : mais les yeux d'un amant, toujours plus perçants, firent bien plutôt reconnaître par Renaud celle dont l'idée alors était pour lui toujours présente. Renaud s'élance de toute la vitesse de Bayard, joint Angélique, se jette à ses pieds, en lui criant merci, convenant qu'il mérite la mort, et la conjurant, les yeux pleins de larmes, d'avoir pitié de son repentir. Angélique, indignée et saisie d'horreur, détourne ses regards, et Roland, courroucé des propos de son cousin, s'écrie : Arrête, Renaud, et songe que tu parles devant Roland, qui ne peut ni ne doit souffrir tes discours et ton manque de parole.

Ah ! mon cousin, s'écria Renaud confus d'un reproche qu'il avait mérité ; ah! Roland, puisque tu connais le pouvoir de l'amour, tu sais par toi-même qu'il m'est impossible de t'obéir. Roland, dont la colère s'était animée par degrés, était prêt à charger Renaud, lorsqu'il y fut déterminé par Angélique elle-même. Ah! cher comte, lui cria-t-elle, délivrez-moi de cet objet odieux, et songez que je me suis mise librement sous votre garde. Roland alors s'avançant sur Renaud avec des yeux menaçants : Tu viens d'entendre, lui dit-il, ce qu'on exige de moi ; obéis, et ne me force pas de t'y contraindre par les armes. Renaud ne lui répond qu'en s'élançant sur Bayard, et tirant la redoutable Flamberge. Roland oppose Durandal à ses coups ; bientôt l'air retentit au loin de ceux que ces deux fortes épées portent sur les armes des deux paladins. Angélique est effrayée ; mais, ne craignant déjà plus que pour les jours de Roland, que le courage de Renaud peut mettre en danger, elle fuit dans la forêt de toute la vitesse de son palefroi.

Ce même jour Charlemagne était sorti de Trêves pour se promener avec les premiers de sa cour dans la belle et vaste forêt des Ardennes. Olivier, qui s'était avancé de la longueur d'une route, rencontra la belle Angélique, la reconnut, et lui demanda quelle était la cause de sa terreur. Hélas ! dit-elle, je me rendais à Trèves sous la conduite de Roland, lorsque nous avons rencontré Renaud ; le peu de charmes qui m'est si fatal les a rendus depuis longtemps rivaux ; ils sont aux mains, et vous pouvez même entendre retentir la forêt des coups qu'ils se portent.

Olivier conduisit promptement Angélique près de Charles, qui, sachant que c'était la princesse du Cathay, la reçut avec les plus grands honneurs. Ce sage prince connaissant tout le danger d'exposer les charmes d'Angélique aux yeux des paladins de sa cour, sans qu'elle fût sous une sûre garde, la remit sous celle du vieux duc Naymes de Bavière ; et, le bruit des coups terribles que Roland et Renaud se portaient paraissant encore redoubler, il courut lui-même avec quelques paladins pour les séparer.

La présence de l'empereur arrêta les combattants ; tous les deux se reculèrent d'un pas, et baissèrent la pointe de leurs épées. Charles n'employa point la sévérité d'un souverain en leur parlant. Mes chers neveux, leur dit-il, quelle fureur vous porte à répandre un sang si précieux ! Songez que vous le devez à la religion, à votre patrie, que les infidèles veulent détruire. Réunissez-vous dans les bras d'un oncle qui vous aime ; suspendez au moins vos débats, et rapportez-vous en à ma sagesse comme à ma tendre amitié pour les accorder. Roland et Renaud n'hésitèrent pas ; tous les deux vinrent en rougissant embrasser les genoux de l'empereur, qui leur dit qu'il avait mis la princesse du Cathay sous la garde du vieux et respectable Naymes, et que, lorsque les ennemis de la foi seraient repoussés, cette princesse serait le prix de celui des deux que le conseil des pairs jugerait l'avoir le mieux méritée. Roland crut devoir souscrire à cet accord ; Renaud s'y détermina de même, espérant toujours qu'un retour de tendresse ramènerait à lui le cœur de celle qu'il adorait.

On a vu que Renaud avait attendu vainement le roi d'Alger dans la forêt des Ardennes ; ce prince avait été longtemps à se remettre des cruelles atteintes qu'il avait reçues de Bayard, et ses reins et ses épaules foulés et meurtris avaient été plus d'un mois sans pouvoir supporter le poids de ses armes. Il partit dès qu'il put monter à cheval ; et, passant par Genève, il entra dans les Ardennes, priant son prophète de le faire arriver à temps, pour y rejoindre Renaud. Il en eut l'espérance dès le premier jour, en rencontrant un guerrier de la plus haute apparence ; mais il connut bientôt qu'il s'était trompé, ne le voyant pas monté sur Bayard, dont il conservait un cruel souvenir. L'un et l'autre se saluèrent : Ferragus, fils du roi Marsile, était le chevalier inconnu que le hasard fit rencontrer à Rodomont ; tous les deux occupés d'une recherche différente ne pensèrent point à se provoquer à la joute, suivant un usage assez commun alors. Rodomont lui désigna Renaud, Ferragus lui peignit Angélique ; et tous deux se demandèrent mutuellement si le hasard les leur aurait fait rencontrer. Ils ne purent s'en rien apprendre, et continuèrent leur route en parlant de l'entreprise d'Agramant. Ferragus, occupé de son amour pour Angélique, dit à Rodomont qu'il était fort heureux de n'avoir point vu cette princesse, à laquelle rien ne pouvait résister. Vous pouvez en juger par moi-même, continua Ferragus, j'étais fortement épris de Doralice, fille de Stordilan roi de Grenade : mais depuis que j'ai vu la charmante Angélique, je me sens entraîné malgré moi sur ses pas, et ce n'est que par bienséance que je vais retourner à Grenade, pour achever de me dégager des faibles liens qui m'arrêtaient.Ne l'espère pas, lui répondit Rodomont en fureur. J'adore la princesse Doralice ; il me suffit que tu l'aies aimée pour que je te traite en ennemi.Parbleu! dit Ferragus, je ne demande pas mieux ; et, puisque tu le prends sur ce ton-là, je te déclare que, quoiqu'Angélique soit plus belle que Doralice, je veux persister dans mes premières amours. La seule réponse de l'impétueux Rodomont fut de mettre l'épée à la main, et les deux guerriers se chargèrent avec fureur.

Le combat entre deux chevaliers de cette force et de ce courage était terrible, et durait déjà depuis longtemps, lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'un courrier, qui, les prenant pour des chevaliers français, leur dit qu'au lieu de se battre, ils feraient beaucoup mieux de courir au secours du duc Aymon, que le roi Marsile assiégeait dans Montauban, après avoir défait l'avant-garde de l'armée française. En achevant ces mots, le courrier piqua vers Trèves, et les laissa riant tous deux de sa méprise. Ma foi, dit Ferragus, je trouverais bien plus sensé d'aller tous les deux nous joindre au roi mon père, et presser la prise de Montauban, que de nous battre ici sans sujet, et pour un moment d'humeur.J'y consens de toute mon âme, dit Rodomont ; et, puisque je suis sûr que vous n'êtes plus mon rival, je ne trouve plus de raison que de vous estimer et vous désirer pour ami. Les deux princes s'embrassèrent à ces mots, et prirent ensemble le chemin de Montauban, pour aller se joindre à l'armée espagnole de Marsile.

Le courrier, ayant poursuivi sa route, porta l'alarme dans la ville de Trêves ; Charles en partit promptement avec ses paladins et quelques troupes d'élite pour aller au secours du duc Aymon ; mais, s'étant détourné pour faire marcher les troupes qu'il avait rassemblées dans la Touraine, Rodomont et Ferragus joignirent Marsile plusieurs jours avant que Charles arrivât à portée de Montauban à la tète de son armée.

Charles, ayant rassemblé ses forces, s'approche des lignes que Marsile a fait élever autour de Montauban ; les Espagnols en sortent pour présenter la bataille à Charles, qui déclare à ses deux neveux, en présence des paladins, que la main d'Angélique sera le prix de celui des deux qui rendra les plus grands services au Saint-Empire. Les deux armées se chargent avec fureur ; le combat dure tout le jour, et se renouvelle le lendemain. L'armée de Marsile court le risque d'être entièrement défaite, malgré les efforts de Rodomont et des deux fils de Marsile, Ferragus et le brave Isolier. Agramant vient au secours de Marsile à la tête de son armée, et conduisant le jeune Roger avec lui. Ce prince rétablit le combat qui devient plus furieux que jamais ; Roland et Roger se trouvent aux prises ensemble ; Atlant, qui veille toujours sur les jours de son élève, trompe Roland par un prestige, qui fait voir à ce paladin Charles en danger de perdre la vie, et Renaud le corps traversé d'une lance, qui lui demande du secours. Roland, trompé par l'illusion des fantômes qu'Atlant présente à ses yeux, abandonne son combat avec Roger pour aller au secours de son oncle ; ces fantômes l'éloignent du champ de bataille, et disparaissent tout-à-coup. Roland se trouve alors sur le bord d'une fontaine large et profonde ; il voit briller au fond de ses eaux un palais couvert d'or et de diamants. Ce paladin, ayant éprouvé les enchantements de Morgane et de Dragontine, ne doute point que Charles ne soit retenu dans ce palais ; son grand cœur et le désir de mériter Angélique le déterminent à se jeter tout armé dans la fontaine.

Pendant ce temps, Roger, étonné d'avoir vu Roland quitter le combat, ne peut croire que ce soit un manque de courage qui l'éloigné ; il se jette sur les chrétiens, il en fait un massacre horrible. Olivier, dans la mêlée, lui porte en passant un coup terrible sur son casque, qui l'étourdit ; Griffin, l'un des Mayençais, prend ce temps pour le désarçonner d'un coup de lance ; Roger se relève, poursuit Griffin pour s'en venger ; et, quoiqu'à pied, il est prêt à joindre ce traître qui n'ose lui faire face, et qui crie à Renaud de le secourir. Ce paladin a la générosité de sauver la vie au lâche Mayençais en se mettant entre deux ; et, voyant Roger à pied, il a de plus celle de descendre de Bayard pour le combattre ; mais des flots de combattants séparent bientôt ces deux guerriers. Agramant continue de remporter l'avantage sur l'armée de Charles, dont les deux ailes sont ébranlées ; mais avant de raconter la fin de cette bataille mémorable, voyons ce qu'est devenu Mandricard.

Ce prince s'était porté d'abord contre les états du Cathay pour venger la mort d'Agrican son père ; mais, Galafron l'ayant apaisé, Mandricard entend dire que la fée Andronique conserve dans un palais enflammé les armes d'Hector ; et il part aussitôt pour en faire la conquête.

Mandricard surmonte tous les obstacles ; il s'empare des armes d'Hector, il désenchante Gradasse, les deux frères Griffon-le-Blanc et Aquilant-le-Noir. Andronique, en le couvrant elle-même des armes d'Hector, lui dit que depuis qu'Énée s'en servit contre Turnus, son épée, nommée Durandal, est passée dans les mains de plusieurs héros célèbres, et qu'étant tombée entre celles du brave Almont, Roland en a fait la conquête, en faisant tomber ce prince sous ses coups. Mandricard jure alors de ne point porter d'épée, jusqu'à ce qu'il ait conquis Durandal sur Roland ; heureusement que Gradasse, qui prétend également conquérir cette épée, ne l'entend pas alors, étant encore enchanté.

Mandricard sort du château d'Andronique avec Gradasse et les deux fils du marquis Olivier ; ils se séparent ensuite sur les bords de la mer Caspienne. Gradasse et Mandricard retournent dans leurs états ; Aquilant et Griffon veulent aller à Constantinople pour y voir Léon de Grèce, fils de l'empereur d'Orient, et leur ami. Les deux frères sont arrêtés près d'une tour par l'aventure la plus étrange.

Griffon-le-Blanc, avant de tomber sous la puissance d'Andronique, avait encore éprouvé des perfidies détestables de la part d'Origile qu'il avait toujours la faiblesse d'aimer ; cette fille s'étant prise d'amour pour un homme aussi lâche, aussi méchant qu'elle, avait disparu avec lui ; le faible Griffon la regrettait sans cesse, et se proposait de la chercher dans toute la terre, lorsque son frère et lui furent arrêtés près de cette tour par un énorme géant, nommé Orrile, qu'ils furent obligés de combattre. Ce géant tenait en laisse un monstrueux crocodile qui voulut se jeter sur Aquilant ; mais ce brave paladin lui perça le cœur avec sa lance, tandis que Griffon, d'un coup d'épée, faisait tomber le bras droit d'Orrile. Quel fut l'étonnement des deux frères, lorsqu'ils virent ce monstre ramasser son bras de l'autre main, le remettre à sa place, et combattre de ce même bras avec plus de force qu'auparavant ! Quelques moments après, Griffon fit voler d'un revers l'énorme tète d'Orrile, mais ce colosse, la ramassant promptement, la replaça sur ses épaules, et recommença le combat ; les deux frères ne pouvant revenir de leur surprise, et craignant de succomber à la fin sous les coups pesants de sa massue, se concertèrent ensemble, et lui portant à la fois un coup terrible sur les deux bras, ils les lui firent tomber, les ramassèrent ; et, courant sur le bord de la mer qui n'était pas éloignée, ils les jetèrent de toute leur force dans l'onde. Orrile, étant accouru de même, se jeta dans les flots, et quelques moments après ils le virent revenir sur l'eau, la fendre de ses deux bras qu'il avait repris, et courir s'emparer de sa massue, pour renouveler le combat. Les deux frères restaient interdits de ce nouveau prodige, lorsqu'ils virent arriver le long du rivage un chevalier à pied qui conduisait, avec une forte chaîne, un géant tout aussi grand et aussi fort qu'Orrile, et qui portait un gros paquet de filets sur son dos [7].

Retournons à Renaud et à Roger, dont le combat avait cessé par l'affluence des troupes des différents partis qui les avaient séparés. Tous les deux à pied s'étaient jetés sur leurs ennemis, et Renaud faisait un massacre affreux des Sarrasins, tandis que Roger perçait jusqu'aux derniers rangs des chrétiens, et les faisait tomber sous les coups de Balisarde. Ce jeune héros les poussa vers une chaussée sur laquelle ils se jetèrent en foule, pour se dérober à ses coups ; ce fut dans ce même moment, qu'il aperçut l'archevêque Turpin, qu'il avait précédemment jeté hors des arçons, et qui s'était élancé sur Frontin lorsque Roger avait été renversé par le lâche Griffin. Le bon Turpin eut autant d'envie d'éviter Roger, que ce guerrier en avait de lui reprendre son cheval ; et, quoiqu'à pied, il le poursuivit sur la chaussée par laquelle Turpin croyait pouvoir s'échapper de lui.

La quantité de fuyards embarrassant cet étroit chemin, le pauvre archevêque fut si violemment poussé, que, malgré la force et l'adresse de Frontin, l'un et l'autre furent culbutés dans l'étang ; Frontin fut bientôt débarrassé de son cavalier, et s'élança sur la digue assez près de Roger pour que son maître pût le saisir par la bride. Dans ce moment il aperçut Turpin, qui, vieux et pesant, était près de se noyer.

Roger court au secours du bon archevêque, le saisit par les bras, le relève sur la digue ; et touché de l'air noble et vénérable qui brille sur son front ombragé de cheveux blancs : Mon père, lui dit-il, acceptez mon cheval, et retournez librement près de votre empereur. Turpin, attendra, regarde fixement Roger : O mon fils, lui dit-il, puisse le ciel être ta récompense, et t'éclairer un jour dans notre sainte religion! Va, lui dit-il encore, une si belle âme doit être à lui. Suis la brillante destinée qu'il te prépare, et sois la souche d'une des plus illustres races de l'univers. A ces mots, que Turpin prononce d'un ton prophétique, Roger voit briller une flamme céleste dans ses yeux ; il reçoit avec respect et tendresse la bénédiction et l'embrassement du noble vieillard, qui démonte un cavalier sarrasin, saute sur son cheval, et dit à Roger qu'il ne l'oubliera jamais.

Roger, étant remonté sur Frontin, dédaigne de répandre le sang des fuyards ; il rentre dans la plaine ; et, comme il passe sur une petite élévation, il voit deux chevaliers de la plus haute apparence qui combattent l'un contre l'autre avec le plus vif acharnement. Roger reconnaît sans peine le roi d'Alger ; mais il ignore quel est son ennemi. L'air noble, l'adresse et le courage de ce chevalier l'intéressent en sa faveur ; il souffre même de le voir aux prises avec Rodomont, sachant combien ce dernier est redoutable ; et, cherchant à terminer le combat, il s'approche d'eux : Seigneurs chevaliers, leur dit-il, si l'un de vous est chrétien, je vous avertis que l'armée de Charles est en déroute ; que l'autre soit assez généreux pour laisser éloigner son ennemi, qui ne pourrait manquer d'être pris par les escadrons qui se rassemblent dans cette plaine. — Ah Dieu ! s'écria le chevalier inconnu, tous les paladins français sont-ils morts ? Puisque Charles est réduit à se retirer, sire chevalier, permettez-moi d'aller mourir près de mon empereur.Non, lui répondit brutalement Rodomont, je te reconnais pour m'avoir abattu dans la mêlée, et tu ne pourras te vanter d'avoir eu cet avantage sur moi. — Souviens-toi, répondit Bradamante, que tu m'as fait le même affront en Italie ; nous n'avons rien à nous reprocher ; laisse-moi donc voler où mon honneur m'appelle. — Oh ! puisque je te tiens, dit le roi sarrasin en levant son épée, il faut que je me venge. — Arrête, Rodomont, s'écria Roger outré de sa férocité, ou je te déclare que c'est contre moi que tu vas combattre. — Allez, brave chevalier, dit-il à celui de Charles, je me charge d'arrêter votre ennemi.

Le chevalier s'éloigne, et Rodomont grinçant des dents, et criant Jeune homme, je vais t'apprendre à te mêler des affaires des autres, l'attaque avec fureur. Roger, sans s'étonner, tire Balisarde, pare le coup du roi d'Alger, en porte un sur son casque, et le fait tomber les bras ouverts sur l'encolure de son cheval, ne pouvant plus porter son épée ; et Roger, baissant la pointe de la sienne, attend généreusement qu'il ait repris ses esprits. Bradamante (car c'était elle que Roger venait de séparer de Rodomont), Bradamante voit cette action ; et, ne pouvant résister au désir de connaître un si noble chevalier, elle revient sur ses pas. Pardonnez-moi, lui dit-elle, d'avoir suivi le premier mouvement qui me portait au secours de Charles, et laissez-moi terminer ce combat avec cet orgueilleux chevalier. Rodomont en ce moment reprend ses esprits, et voit Roger tranquille. Tu m'as vaincu par ta courtoisie, comme par tes armes, lui dit-il ; soyons amis, je ne te dispute plus la victoire. A ces mots, il vole vers une troupe de chrétiens qu'il voit rassemblés, et porte la mort et l'épouvante dans leurs rangs.

Dès que Rodomont se fut éloigné, Bradamante saisit ce moment pour demander à Roger quel est son nom, désirant reconnaître toute sa vie ce qu'il a fait pour elle. Roger s'écarte avec elle du champ de bataille, lui raconte les événements dont sa naissance a été précédée, et lui dit qu'il descend d'Hector. Pendant ce récit, qui ne pouvait être que long, Roger, voulant parler avec plus de liberté, lève la visière de son casque, et Bradamante ne peut voir sans en être émue, que c'est le plus jeune et le plus beau des chevaliers qui vient de mettre Rodomont hors de combat pour l'amour d'elle. Roger lui demande à son tour de quels parents il a reçu le jour. Bradamante alors délace aussi son casque ; ses beaux cheveux blonds tombent en boucles jusqu'à sa ceinture. Il voit une fille d'une beauté céleste, et c'est de sa belle bouche qu'il apprend qu'elle est de l'illustre sang de Clermont et sœur de Renaud de Montauban. La voix douce qui sort des lèvres de roses de Bradamante retentit dans le cœur de Roger ; ce cœur devient sensible pour la première fois, et ce moment décide du reste de sa vie.

Roger interdit n'était pas encore revenu de ce premier trouble, lorsque cinq rois africains arrivent près d'eux à la poursuite de quelques fuyards. Marcassin, qui marche le premier, voit Bradamante ayant encore la tête nue ; et, malgré les cris de Roger, il a la férocité de lui porter un coup qu'elle ne peut parer qu'à moitié ; ce coup lui fait une assez large blessure à la tête, peu profonde à la vérité, mais dont il coule beaucoup de sang. Qui pourrait exprimer la fureur de Roger en voyant cet acte horrible ? il fond sur Marcassin qui l'évite par la fuite ; les quatre autres rois veulent arrêter Roger, en lui criant que Martasin est le favori d'Agramant ; mais il les culbute les uns sur les autres, les étourdit en les frappant du plat de Balisarde, et voyant qu'ils lui portent des coups dangereux, et qu'ils appellent des cavaliers maures à leur secours, il ne les ménage plus ; il en étend deux sur la poussière ; et, pendant ce temps, Bradamante, ayant rattaché son casque dont le sang coule en abondance, court à Martasin, qui l'a blessée ; elle lui fait voler la tète, revient au secours de Roger, et combat avec lui ; mais plusieurs escadrons accourent, séparent lés combattants. Bradamante et Roger se perdent dans la mêlée, cherchent en vain à se rejoindre, et l'un et l'autre passent la nuit dans cette vaine recherche.

La fraîcheur de la nuit rendit la blessure de Bradamante si douloureuse, et le sang qu'elle avait perdu l'avait tellement affaiblie, qu'elle fut très heureuse, à la pointe du jour, de trouver un ermitage, où, descendant de cheval, elle reçut d'utiles et prompts secours du saint habitant de ce lieu ; mais ses beaux cheveux collés par son sang étant entrés dans sa plaie, l'ermite fut obligé de les couper assez courts pour les rendre semblables à ceux que portaient les chevaliers.

Roger passa la plus cruelle nuit ; désespéré d'avoir vu blesser Bradamante, et de l'avoir perdue, inquiet du sort de la beauté qu'il sent être souveraine de son âme, il passe la nuit à la chercher vainement. Il continua des recherches encore plus exactes, dès que le soleil eut paru sur l'horizon ; et, se portant assez loin de l'armée d'Agramant, il fut rencontré par deux chevaliers qui le saluèrent ; mais Roger, absorbé dans les profondes rêveries que cause toujours un amour naissant, ne s'en aperçut pas, et ne sembla pas même les avoir remarqués. Ces deux guerriers étaient Gradasse et Mandricard, qui voyageaient ensemble, depuis que Mandricard avait délivré cet empereur chinois. Ils ne purent s'empêcher de se dire l'un à l'autre, que ce chevalier devait avoir été nourri dans quelque caverne sauvage, puisqu'il répondait si mal à leur politesse. Roger les entendit ; il avait tort, et, né trop grand pour ne pas l'avouer, il fit des excuses aux deux chevaliers, et leur dit qu'un amour très malheureux l'occupait tout entier. Tous les deux, frappés de sa candeur, et du grand air qu'il avait sous les armes, non-seulement reçurent ses excuses ; mais, ayant appris la cause de ses recherches, ils s'offrirent à les partager avec lui.

Quelques moments après, Mandricard voyant une aigle déployée sur le bouclier de Roger, telle que celle que Vulcain avait gravée sur celui d'Hector qu'il avait conquis, et qu'il portait à son bras, ne put s'empêcher de lui demander de quel droit il portait une pareille devise. Je la tiens de mes pères, lui répondit Roger ; mais je voudrais savoir moi-même si votre naissance et votre renommée peuvent faire honneur à cette devise qui fut celle du grand Hector. — Je la tiens, répondit Mandricard, d'une aventure que j'ai mise à fin et qui me met bien en droit de la porter. En tout cas, ajouta-t-il, nous verrons, quand vous le voudrez, lequel de nous deux peut s'en parer avec le plus de gloire.

Roger accepta cette espèce de défi ; mais, s'apercevant que Mandricard n'avait point d'épée, il en parut étonné. Comment soutiendrez-vous donc, lui dit-il, l'honneur d'un pareil bouclier, sans une arme si nécessaire pour le défendre ? — N'en soyez point en peine, lui répondit Mandricard ; la première branche d'un de ces ormes me suffira pour le conserver, et pour briser ou conquérir le vôtre. Au reste, je veux bien vous dire que, lorsque je me suis emparé des armes du fils de Priam, l'épée y manquait ; c'est cette célèbre Durandal que porte le comte Roland, auquel je veux l'enlever par la force des armes, et j'ai juré de n'en avoir pas d'autre jusqu'à ce que j'en aie fait la conquête.

Gradasse ne put entendre ce propos sans impatience. Sachez, dit-il à Mandricard, que ma prétention à cette épée est plus ancienne que la vôtre ; que je n'ai quitté mes états que pour enlever Durandal au comte d'Angers, et qu'il faut me vaincre pour aspirer à la posséder.

Jamais homme ne fut aussi prompt que Mandricard à se faire sans cesse de nouvelles querelles. Je ne demande pas mieux, lui dit-il, que de commencer par vous la disputer. A ces mots, s'élançant à l'orme voisin, il arracha d'une force incroyable l'une de ses plus grosses branches, et s'en fit une massue. Gradasse, trop généreux pour ne pas rendre le combat égal, se saisit d'une branche pareille ; et les deux fiers empereurs de Séricane et de Tartarie commencèrent entre eux une espèce de combat qui retentissait sur leurs armes, comme le mouton sur la tête du pilotis qu'il enfonce.

Roger fit de vains efforts pour les séparer : Mandricard était né trop violent pour céder, et Gradasse était trop fier pour interrompre un combat sans avoir humilié son ennemi par quelque avantage marqué. Brandimart et Fleur-de-Lis arrivèrent en ce moment ; Fleur-de-Lis, retenue à Metz par une maladie, n'avait pu marcher jusqu'à Trêves avec Roland ; et le fidèle Brandimart ne l'avait pas abandonnée. Dans ce moment l'un et l'autre revenaient de Trèves, n'ayant plus trouvé Charles dans cette ville, d'où ce prince était parti pour aller au secours de Montauban. Brandimart s'était empressé de venir le rejoindre ; et ces deux parfaits époux s'étaient arrêtés la veille chez l'ermite de qui Bradamante avait reçu les premiers secours après sa blessure. Cette guerrière venait de partir de l'ermitage lorsqu'ils s'y arrêtèrent : le saint ermite, effrayé par une vision, s'était défié de lui-même : et, quoique accablé par les ans et par la pénitence, il n'avait pas voulu s'exposer au péril de garder dans sa cellule la charmante Bradamante, et il l'avait suppliée d'aller achever de se guérir de sa blessure dans la ville voisine. L'ermite avait raconté cette vision à Brandimart. J'ai vu passer sur ma tête, lui dit-il, un vaisseau dirigé par une troupe de démons qui conduisaient dans les enfers les âmes des Sarrasins morts dans la bataille. J'ai entendu celui qui paraissait être le capitaine du vaisseau se vanter que l'empire chrétien serait bientôt détruit ; que Roland était tombé dans ses pièges ; et qu'il était enchanté dans la fontaine des naïades. Je compte, disait-il, y faire tomber tour-à-tour ceux qui défendent encore Charles ; et je prétends traiter de même jusqu'à ce vieux ermite qui prie là bas pour lui ; je me fais un jeu de le faire tomber dans mes filets en envoyant dans sa retraite une jeune fille assez jolie pour le séduire. L'ermite, après avoir engagé Bradamante à quitter sa retraite, s'était mis en prières, et les grâces qu'il avait méritées du ciel par la sainte terreur qu'il avait eue de l'offenser en avaient attiré sur lui de nouvelles, et l'avaient éclairé sur les moyens de tirer Roland de cet enchantement. Il en avait instruit Brandimart et Fleur-de-Lis, et tous les deux cherchaient le ruisseau qui conduisait à la source de la fontaine des naïades, lorsqu'ils firent la rencontre des deux empereurs qui combattaient ensemble, et de Roger qui voulait les séparer.

Roger ayant dit à Brandimart quelle était la légère cause de ce combat, Brandimart se mit à rire ; et, poussant son cheval entre les combattants, il parvint à suspendre leurs coups. En vérité, leur dit-il, je trouve qu'il est bien déraisonnable que, sans avoir aucune ancienne querelle, vous en veniez aux mains pour une épée qui n'est pas en votre pouvoir, et qu'il faut commencer par enlever à Roland. Vous êtes bien heureux que j'arrive à temps pour vous donner des nouvelles de ce paladin, et pour interrompre un combat qui ne peut vous être d'aucune utilité ; mais, puisque vous êtes déterminés tous deux à faire la conquête de Durandal, suivez-moi jusqu'à la fontaine des naïades, où Roland est retenu par leurs enchantements ; je sais les moyens de l'en retirer, et l'un de vous alors pourra disputer cette fameuse épée à son possesseur.

Gradasse et Mandricard, également frappés du bon conseil qu'ils recevaient, se rendirent à l'instant, et dirent aux deux amants qu'ils étaient prêts à les suivre. Roger n'eut garde de les abandonner : la haute estime qu'il avait pour le comte d'Angers le portait à prendre part à ce que l'on allait tenter pour sa délivrance. Fleur-de-Lis se mit à leur tète pour les conduire, et ne fut pas longtemps à trouver un ruisseau dont ils suivirent le cours en le remontant.

Jusqu'alors ce ruisseau, coulant en des lieux sauvages et couverts d'arbres épais, ne leur indiquait point ce qu'ils cherchaient ; mais à la fin ils virent que la forêt s'éclaircissait, et des sons mélodieux qu'ils entendirent accélérèrent leur marche vers une grande clairière où le spectacle le plus agréable fixa leurs regards. Douze nymphes, telles qu'on peint Hébé, dansaient en rond sur le bord d'une belle fontaine ; elles formaient ou des berceaux ou des chaînes avec des guirlandes qu'elles entrelaçaient en cadence ; le sourire de l'enfance était sur leurs lèvres, le coloris de la jeunesse brillait sur leurs joues, la volupté de Vénus était dans leurs yeux, et toutes leurs différentes attitudes étaient celles des Grâces. Elles prirent un air timide en voyant arriver les quatre chevaliers, et cet air n'en était que plus séducteur ; feignant ensuite de se rassurer, elles s'en approchèrent avec un air riant, elles leur jetèrent des fleurs, et leur présentèrent une des extrémités de leurs guirlandes. Les chevaliers, et jusqu'à Brandimart même, quoiqu'il fût prévenu, ne purent s'empêcher de partager leurs jeux et de chercher à saisir les guirlandes qu'elles avaient l'air de vouloir retirer après les avoir présentées. Fleur-de-Lis voulut vainement arrêter son cher Brandimart ; il n'était déjà plus temps : il avait saisi la guirlande d'une des nymphes, ainsi que ses compagnons ; un charme irrésistible les entraînait.

Fleur-de-Lis, en soupirant, les voit se mêler à la danse des nymphes ; bientôt ils forment trois tours ensemble, et, d'un commun accord, ils sautent tous dans la fontaine, plongent, et disparaissent à ses yeux. Fleur-de-Lis gémit dans le premier moment de voir que ce charme trompeur a plus de puissance encore que celui de l'amour ; mais, se souvenant bien des leçons qu'elle a reçues de l'ermite, elle court dans une prairie voisine, elle y cueille les plantes et les fleurs qu'elle sait être propres à vaincre le pouvoir des guirlandes des naïades ; elle en forme six dont elle met une autour de sa tète ; elle passe les cinq autres dans son bras, et, sans balancer un moment, elle s'approche de la fontaine et s'y précipite.

A peine Fleur-de-Lis, soutenue par son fidèle amour, fut-elle éblouie, en traversant la profondeur de ces eaux. Elle se trouva dans une prairie délicieuse, semée de petits bosquets d'une forme différente, mais dont l'intérieur était également impénétrable à l'œil. Elle ne retrouva plus cette danse en rond des bords de la fontaine ; tous ceux qui l'avaient formée étaient alors dispersés. Fleur-de-Lis vit bien que sa seule ressource était de parcourir les différents bosquets, et ce fut en frémissant qu'elle y chercha son cher Brandimart. Cette tendre amante sortit en rougissant du premier bosquet dans lequel elle pénétra. Elle fut plus heureuse dans sa recherche, en entrant dans le second ; mais que son cœur paya cher le bonheur de trouver Brandimart ! Il était seul avec une de ces naïades, et n'avait pu la voir entrer ; mais, malgré le cri perçant que poussa la nymphe en disparaissant, elle eut le courage de jeter une de ses guirlandes sur le cou de Brandimart qui reprit sa raison, reconnut Fleur-de-Lis, et qui, n'osant lever ses yeux sur elle, colla ses lèvres sur ses pieds, et les baigna de larmes.

Quoique l'amour nous permette rarement d'être justes, Fleur-de-Lis le fut en ce moment si douloureux pour elle ; elle eut la générosité d'excuser, de consoler elle-même l'époux qu'elle adorait : mais, ne voulant plus s'exposer à parcourir les quatre autres bosquets, elle lui remit les quatre autres guirlandes, et lui laissa le soin de désenchanter Roland et les trois autres chevaliers. Brandimart y vola, et bientôt elle vit paraître dans la prairie Roland qui tenait son ami serré dans ses bras, Roger qui, les yeux baissés, prononçait en soupirant le nom de Bradamante, et Mandricard et Gradasse qui regardaient de tous côtés et semblaient chercher et regretter les naïades qu'ils avaient perdues. A l'instant même, un coup de tonnerre, accompagné d'un éclair qui les éblouit, fit disparaître la prairie et les bosquets à leurs yeux, et tous les six se retrouvèrent avec leurs chevaux à côté d'eux, dans la même plaine où deux jours auparavant Roger et Bradamante avaient combattu les cinq rois africains.

Ils étaient tous encore dans la surprise de cette aventure, lorsqu'un nain qui venait à toute bride les aborda. Chevaliers, leur dit-il, si vous êtes fidèles observateurs des lois de la chevalerie, suivez-moi, venez protéger l'innocence, et vous opposer à la plus cruelle injustice. Le bon Roland, qui se souvenait d'avoir été plusieurs fois trompé par des nains et par des aventures de cette espèce, demanda quelques explications à ce nain, et balançait beaucoup à le suivre, lorsque le jeune Roger, emporté par son courage, s'écria : Guide-moi seulement, je te suivrai sur terre, sur mer et jusque dans les airs, si tu peux me prêter des ailes. Roland fut un peu honteux qu'un jeune chevalier eut paru montrer plus d'audace que lui. Marche donc, dit-il au nain, et fût-ce aux enfers, ne crains pas que je te quitte. Gradasse et Mandricard en dirent autant ; et le nain, prenant le chemin de la forêt, se mit à marcher à grands pas devant eux.

Gradasse, qui se trouvait alors le plus près de Roland, lui dit : Comte, vous devez faire les honneurs de votre pays ; laissez-moi donc celui de tenter le premier l'aventure qui nous est destinée. — J'ignore qui vous êtes, lui répondit Roland ; mais une telle demande ne peut partir que d'un cœur noble et généreux. Je vous l'accorde, et ne ferai que vous y seconder, si vous avez besoin de mon secours. — J'espère bien m'en passer, lui répondit Gradasse, surtout si vous me prêtez votre épée ; au reste, ajouta-t-il, je ne fais que précéder de peu de temps celui de vous redemander Durandal qui m'appartient, Charles me l'ayant promise pendant qu'il était en ma puissance. On imaginera sans peine tout ce que dut sentir l'impatient Roland en écoutant un pareil propos. Prends garde, Gradasse, dit-il, car je te reconnais à ta présomption comme à ce que tu viens de me dire ; prends garde qu'au lieu d'armer ton bras de Durandal, ton corps ne lui serve bientôt de fourreau. La voilà, dit-il en la tirant ; essaie, si tu l'oses, de l'arracher des mains de Roland. A ces mots le fier Gradasse tire son cimeterre, et les deux guerriers sont prêts à se charger ; mais Mandricard se jette entre deux. Ne pense pas, dit-il avec fureur à Gradasse, entreprendre un pareil combat en ma présence. Ne t'ai-je donc pas dit que Durandal manque aux armes d'Hector que j'ai conquises ; et que, jusqu'à ce que je l'aie arrachée à Roland, j'ai juré de ne me servir que d'une massue dont tu dois déjà connaître la pesanteur ?La tête vous tourne-t-elle à tous ? interrompit Roland. Parbleu! si vous êtes fous, voici ce qu'il faut pour vous corriger, dit-il en faisant briller Durandal. Eh! venez tous les deux ensemble, si vous voulez, j'en serai plutôt quitte de la correction que je vous dois. Fleur-de-Lis, qui vit bien qu'elle ne pouvait empêcher quelque grand combat, voulut du moins prévenir une espèce de bataille où Brandimart eût exposé ses jours pour Roland. Écoutez-moi, leur dit-elle ; puisque l'épée de Roland est l'unique cause de vos démêlés, tirez au sort lequel de vous deux combattra ce paladin ; et si celui des armes le favorise contre Roland, l'autre pourra lui disputer Durandal après sa victoire. Les deux empereurs sarrasins se rendirent à ce conseil : ils tirèrent au sort, qui tomba sur Mandricard ; et Roland, le voyant armé d'une massue, arracha la maîtresse branche d'un chêne dont il s'en fit une.

Ces deux guerriers d'une force incroyable firent frémir les spectateurs et retentir la forêt, par les horribles coups qu'ils se portèrent ; tous les deux s'étant levés sur leurs étriers, et voulant se frapper en même temps, la massue de Mandricard fut brisée en l'air par celle de Roland, qui, tombant à plomb sur le casque du Tartare, le fit pencher privé de tous ses sens sur l'encolure de son cheval. Quoique Mandricard eût la tête couverte du casque d'Hector, un second coup l'eût privé de la vie ; mais le généreux Roland se recula deux pas. appuya sa massue sur son étrier, et ce fut en cette attitude qu'il attendit que Mandricard eût repris ses esprits. Ce prince, en ouvrant les yeux et se relevant sur son cheval, aperçut Roland qui le regardait d'un air tranquille, et qui ne tirait aucun avantage de sa position. Tu m'as vaincu, Roland, s'écria-t-il, et par la force de ton bras et par ta générosité. Ah ! faut-il que tu sois le meurtrier d'Agrican mon père! avec quelle ardeur ne te demanderais-je pas ton amitié! — Hélas! lui répondit Roland, le sort des batailles m'a mis aux mains avec ce brave empereur, et j'ai moi-même donné des larmes à sa mort. — Roland, repartit Mandricard, je vois avec douleur que trop d'événements cruels nous séparent, et je le regrette : va porter ton bras à Charles, et moi je vais me rendre dans l'armée d'Agramant.

Les deux guerriers se séparèrent, après s'être donné ainsi des marques réciproques d'estime. Mandricard reçut des mains de Roland sa massue en place de celle qu'il avait brisée ; et Roland, Brandimart et Fleur-de-lis se rendirent auprès de Charlemagne, avant que l'armée sarrasine fût arrivée assez près pour l'assiéger.

On a déjà vu comment le bonhomme d'ermite, après avoir coupé les cheveux de Bradamante et mis le premier appareil à sa blessure, l'avait conjurée de sortir de sa cellule et d'aller achever de se rétablir dans la ville voisine. La fille d'Aymon, malgré sa modestie naturelle, riait tout bas des craintes du vieillard ; mais un ermite de soixante-quinze ans peut être encore bien susceptible, s'il conserve des yeux, et ceux de la jeunesse lui font bien sentir leur pouvoir ; d'ailleurs, il avait à se défendre de la niche dont les diables du vaisseau l'avaient menacé.

Bradamante, après avoir passé près d'un mois sans être en état de porter un casque, partit enfin, et marcha pour passer la rivière du Tarn au-dessus de Montauban, et aller joindre l'empereur son oncle à Paris. Elle suivit longtemps le cours de cette rivière, qui coulait le long d'une forêt ; la fatigue d'une première journée de marche avait épuisé ses forces, et le soleil brûlant, qui pénétrait au travers d'une haute et claire futaie, l'obligea de chercher l'ombre plus épaisse d'un taillis, pour y trouver la fraîcheur et quelques heures de repos. A peine sa tête reposa-t-elle doucement sur le gazon, qu'elle tomba dans un profond sommeil, et l'arrivée de la princesse d'Espagne Fleur d’épine, que la chasse conduisit en ce lieu, ne la réveilla pas.

Marsile, s'étant emparé de Montauban, en avait fait une place de magasin pour servir de communication avec l'Espagne, et la princesse sa fille était venue l'y joindre.

Depuis la défaite et la retraite de l'armée française sur Paris, cette jeune princesse pouvait satisfaire en liberté son goût pour la chasse dans la belle et vaste forêt arrosée par le Tarn. Fleur d’épine, étonnée de trouver un chevalier endormi dans ce lieu, s'approcha doucement pour le voir de plus près. O saint prophète, s'écria-t-elle après l'avoir regardé quelque temps, les houris que tu promets à tes enfants ne peuvent avoir autant de charmes que cette divine créature ! Ah ! que ne destines-tu pour les fidèles musulmanes des époux célestes aussi charmants que ce chevalier !

La suite de la princesse se trouvait alors assez écartée pour qu'elle osât descendre de son palefroi, et s'approcher encore plus près du chevalier, dont la respiration imprima sur ses lèvres une douce chaleur qui pénétra jusque dans son âme.

Entraînée par sa passion naissante, elle ne put s'empêcher d'approcher ses lèvres de roses de celles qu'elle voyait entr'ouvertes, et ce premier baiser eût peut-être été suivi de mille autres, si le bruit des cors qu'elle entendit ne l'eût forcée de se retirer à quelque distance de Bradamante, que ce même bruit réveilla. La guerrière fut très étonnée de voir Fleur-d'Epine et sa suite si près d'elle, et la princesse d'Espagne fut frappée d'un nouveau trait, lorsqu'elle admira l'air noble du chevalier, et lorsque ses beaux yeux se levèrent sur les siens, au moment où, fléchissant un genou devant elle, ce chevalier lui rendait les respects qu'il reconnut devoir à son rang.

A l'instant où Bradamante se relevait, elle s'aperçut que son cheval, épouvanté par le bruit des cors, cassait sa bride et s'échappait dans la foret ; elle courut promptement pour le rattraper ; mais cet animal s'enfonça dans l'épaisseur du bois, et disparut à ses yeux ; le premier mouvement de Fleur-d'Épine avait été de suivre le beau chevalier ; elle le joignit au moment où, désespérant de retrouver son cheval, il montrait une vive douleur de cette perte. Sire chevalier, lui dit-elle, je suis fâchée que l'on ait troublé votre repos, et que le premier moment où nous nous voyons soit désagréable pour vous ; mais, ajouta-t-elle en le regardant avec des yeux bien tendres et bien expressifs, serait-il donc impossible à la princesse d'Espagne de réparer tous les torts qu'elle vous a faits ? et si vous ne sentez nulle peine à vous trouver près d'elle, craignez-vous de manquer de chevaux, mon pays fournissant les plus beaux qui soient en Europe ?Belle princesse, lui répondit Bradamante, je vous avoue que la perte de mon cheval me fait une peine mortelle, dans un moment où l'honneur me force à me rendre près de mon souverain. — Ce petit malheur, lui dit Fleur-d'Épine, est bien facile à réparer. Essayez, en suivant la chasse avec moi, le cheval que je vais ordonner qu'on vous amène ; et, s'il vous convient, je vous prie de l'accepter de ma main. A ces mots, elle parle tout bas à l'un de ses écuyers, et l'instant d'après cet homme revint, tenant par la bride un cheval andalous, presque aussi beau que Bayard, et léger comme Rabican ; Fleur-d'Épine prit la bride des mains de son écuyer, et voulut la présenter elle-même au beau chevalier.

Quoique Bradamante eût bien peu d'expérience, les yeux de la jeune Espagnole devinrent si brillants, et son action fut si vive, en se saisissant de cette bride pour la lui donner, qu'elle ne put s'empêcher de soupçonner que Fleur-d'Épine, trompée par les apparences, était émue par un sentiment plus vif que celui qu'inspire la simple générosité. Elle reçut cette bride avec la grâce qui parait son maintien et sa beauté ; elle sauta légèrement sur le bel andalous, qui, fier d'une charge si belle, leva bien des courbettes en s'approchant de Fleur-d'Épine ; rien ne fut perdu pour elle ; la légèreté, l'air noble du chevalier, son adresse à manier ce bel animal, furent de nouveaux traits qui la pénétrèrent. La princesse ordonna de fouler une nouvelle enceinte, et bientôt un vieux cerf, dont la tête bien ouverte portait jusque sur sa croupe, fut donné aux chiens, qui le lancèrent à grand bruit. Fleur d'Épine, ayant Bradamante à son côté, se mit à la queue des chiens, montée sur une jument arabe qui devançait les vents par sa course. Le cerf, après s'être laissé battre pendant quelque temps dans les taillis, débucha dans une petite plaine ; et, déployant toute la vitesse de ses jambes légères, il laissa les chiens et les piqueurs assez loin derrière, et disparut à leurs yeux en traversant cette bruyère ; mais il fut suivi de bien plus près par Bradamante ; un seul mot que Fleur-d'Épine avait dit, en faisant semblant d'animer sa jument, avait fait partir l'andalous comme un trait ; il avait emporté la guerrière qui faisait de vains efforts pour le retenir, et qui, dépassant le cerf, entra plutôt que lui sous une belle futaie qu'il traversa sans ralentir sa course. Bradamante commençait à s'effrayer, voyant que ce fougueux animal était prêt à l'emporter entre des buissons épais, lorsque Fleur-d'Épine, qui ne l'avait point quittée d'un pas, l'arrêta d'un seul mot. Bradamante, occupée seulement du péril qu'elle avait couru, craignit de l'essuyer encore, et se jeta légèrement à terre pour voir si la bride était bien attachée. Elle fut assez surprise de voir Fleur-d'Épine si près d'elle, qui descendit en riant et qui lui dit : Je me sais bien mauvais gré de ne vous avoir pas dit que cet excellent cheval que j'ai dressé pour moi s'emporte quelquefois ; cependant je m'en sers souvent, un seul mot m'en rend la maîtresse ; et, dès que je lui dis, Arrête, beau cheval, il obéit à ma voix ; mais, lui dit-elle avec des yeux plus vifs que jamais, la chasse est loin encore, et le cerf s'est trop fort longé pour n'avoir pas mis les chiens en défaut ; nous sommes échauffés d'une course si rapide ; asseyons-nous un moment sur l'herbe en attendant que le bruit des cors nous appelle.

Malgré toute l'innocence et la candeur qui régnaient dans le cœur de Bradamante, ce dernier trait l'éclaira sur les sentiments et les projets de Fleur-d'Épine ; elle ne douta plus que la jeune Espagnole, prompte à s'enflammer, ne l'eût écartée volontairement de la chasse ; elle en rit intérieurement, et cependant elle se trouva bien embarrassée ; elle ne l'eût point été de soutenir l'honneur des jeunes paladins français, les armes à la main ; mais voyant bien que ses cheveux, coupés par l'ermite, avaient trompé la princesse, elle ôta promptement son casque, espérant que la délicatesse de ses traits détruirait l'illusion de la sensible Fleur-d'Épine. Elle n'y gagna rien ; une course si rapide, son embarras, faisaient briller de si vives couleurs sur son teint, que Fleur-d'Épine les prit pour être celles du désir, et lui serra bien tendrement la main.

Tout concourut dans ce moment à troubler tellement la bonne et charmante Bradamante, que je crois que les Lecteurs auront pitié de l'embarras où le Berni la laisse, en terminant brusquement son Poëme ; mais nous les prions de croire que l'Arioste fut trop juste et trop galant pour ne pas tirer Bradamante avec honneur de cette aventure et pour n'avoir pas amené les événements au point d'empêcher la charmante Fleur-d'Epine d'être la dupe de l'Amour, & de ne pas recevoir de ce Dieu le prix et tribut qu'il devait à ses charmes.

 

FIN DE ROLAND L'AMOUREUX.

 


[1] Ce sphinx faisait sa demeure sur un rocher ; il répondait aux questions de tous les passants, leur proposait ensuite des énigmes, et précipitait du haut du roc en bas ceux qui ne savaient pas lui en donner l'explication. Roland lui demande où est Angélique ; le monstre le lui apprend, et lui propose la fameuse énigme ; Quel est l'animal qui marche à quatre pieds le matin, etc. ? Roland, qui n'avait pas lu l'histoire d'Œdipe, et qui savait mieux se battre que deviner les énigmes, tire Durandal, et tue le monstre.

[2]  Ce pont était gardé par un géant qui était si grand, que Roland lui allait à peine à la ceinture. Roland l'attaque, et, après un furieux combat, le force à prendre la fuite ; il le poursuit ; tout-à-coup la terre fond sous ses pas, et il se sent enveloppé par des chaînes de fer, qui sortent du sable, et le lient de toutes parts ; il y resta trois jours et trois nuits sans manger ni dormir. Enfin un monstrueux cyclope, l'ayant aperçu, accourt pour le dévorer, ramasse Durandal, et décharge un coup si furieux sur le dos de Roland, qu'il coupe la chaîne en deux ou trois endroits ; Roland, tout meurtri du coup, mais enchanté de se trouver libre, attaque le cyclope, lui enfonce un dard dans son œil, lui perce le cerveau de part en part, et l'étend mort sur le sable.

[3] Dragontine demeurait dans un château près du fleuve de l'Oubli ; elle se tenait à l'entrée d'un pont construit sur le fleuve, présentait une coupe de cristal aux chevaliers que leur malheur attirait en cet endroit, et les invitait à boire ; à peine avaient-ils porté la coupe à leurs lèvres, qu'ils perdaient la mémoire, oubliaient jusqu'à leurs noms, et la perfide fée les retenait prisonniers.

[4] Un des chevaliers délivrés par Angélique du château de Dragontine.

[5] Une jeune demoiselle présente à Roland un cor et un livre ; elle l'invite à sonner trois fois du cor, s'il se sent le courage de mettre à fin une aventure terrible, mais qui doit se terminer d'une manière agréable pour lui ; elle ajoute que le livre lui fera connaître les moyens d'achever cette entreprise. Roland n'hésite pas ; au premier son du cor, il tombe une roche des nues, elle se fend, et il en sort deux taureaux furieux, dont les cornes et les pieds étaient d'airain. Le livre apprend à Roland que ces animaux ne peuvent être tués ni blessés. Le chevalier, après des efforts inouïs, parvient à les renverser et à leur arracher les cornes ; les taureaux perdent leur force et s'enfuient. Roland sonne une seconde fois, la terre tremble sous ses pas, s'ouvre et vomit un dragon effroyable ; Roland, suivant les instructions contenues dans le livre, lui coupe la tête, arrache les dents et les sème en terre, et il en naît à l'instant une multitude de guerriers que le chevalier tue les uns après les autres. Il embouche le cor pour la troisième fois, et il sort d'une forêt voisine une petite levrette blanche, qui vient se coucher à ses pieds. Roland témoignait déjà son dépit d'avoir souffert tant de peine et de fatigue pour si peu de chose, lorsque la jeune demoiselle lui dit de suivre cette levrette, qu'elle le mettra sur les traces du cerf merveilleux, qui lui procurera la possession de toutes les richesses de la terre, et celle de Morgane, la plus belle des fées. Roland, qui dédaigne les richesses, et qui ne pense qu'à son Angélique, refuse d'achever l'entreprise, et se contente de la gloire qu'il vient d'acquérir. (ORLANDO INNAMORATO, cant. XXIV et XXV. )

[6] Narcisse venait de mourir, consumé d'amour, sur le bord de la fontaine où il était devenu épris de son image. La fée Silvanelle, que son malheur amena en ce lieu, vit ce beau visage que la mort n'avait point encore défiguré ; à cette vue, elle s'attendrit, ses larmes coulèrent, et bientôt elle se sentit embrasée d'amour pour un objet qui n'existait plus. Après avoir en vain passé la nuit et les jours suivants à se désespérer, elle éleva un tombeau d'albâtre au malheureux Narcisse ; et, pour ne pas souffrir seule les tourments d'un amour sans espoir, elle enchanta les eaux de la fontaine, de manière que tous ceux qui s'y regardaient, y voyaient des visages charmants, qui les enflammaient d'un amour aussi inutile qu'inévitable. Le roi Larbin, passant auprès de la fontaine avec sa femme Callidore, mourut victime de cet enchantement ; Callidore, désespérée de la perte d'un mari qu'elle adorait, se détermina à ne plus quitter ce lieu ; et, pour empêcher cette fontaine fatale de faire de nouveaux malheureux, elle fit promettre à Isolier, que l'amour avait amené auprès d'elle, de ne jamais y regarder, et de défendre le passage qui y conduisait contre tous ceux qui s'y présenteraient. (Voyez ORLANDO INNAMORATO, lib. 2, cant. XVII.) Lesage raconte différemment cette aventure dans l'imitation qu'il a donnée de ce poème, et sur laquelle M. de Tressan paraît avoir fait son extrait.

[7] Voyez, dans le XVe chant du Roland furieux, de quelle manière ingénieuse l'Arioste reprend et dénoue cette extravagante aventure.