MAJ 14/10//2015
Esambe Josilonus
Esambe Josilonus
©2015
Huguenots politiques du second XVIe siècle — prodromes démocratiques ou arguties factieuses?
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Si, comme nombre de nos contemporains, on confond "absolutisme" et "totalitarisme", la Bastille et la Loubianka, la moindre expression de "déviation" prend un air radical. En collectant les petites phrases des polémistes huguenots de la deuxième moitié du seizième siècle, et en oubliant leur texte et leur contexte, on obtient, sinon un programme, du moins une orientation "prérévolutionnaire". En substance et avec les mots du temps : le berger est institué pour le troupeau, non le troupeau pour le berger ; on choisit un chien de chasse pour ses qualités, pas d'après le nom de ses parents.
On aperçoit la pente au bout de laquelle le "roi de France" fait la culbute et devient "roi des Français" ! Ces promesses libérales, trahies par le xvii°, laisseraient deviner, à la Michelet, l'avenue triomphale qui, à partir de la démocratie germanique primitive conduit à la démocratie moderne en passant par les Etats généraux. Et voilà les polémistes huguenots devenus les véritables fondateurs de nos libertés modernes, les initiateurs de notre constitution actuelle, du gouvernement démocratique, de l'autorité souveraine et imprescriptible du peuple, comme l'écrit un propagandiste en 1899 pour démontrer que les protestants sont aussi de vrais français [1].
Au contraire, je soutiens ici l'idée que les contr'un [2], ceux qui objectent au pouvoir d'un seul ("monarchomaques"), ne sont pas les ancêtres des "Lumières", de la monarchie représentative ou parlementaire. Je montre qu'ils ont trouvé tout prêts les arguments et les formes dont avait besoin leur position politique circonstancielle. Ils les ont perfectionnés, puis oubliés et dénoncés lorsque leur position a changé et qu'ils sont passés du côté du gouvernement (Bourbon). Qu'il y ait quelque cynisme ici ou là ne doit pas nous cacher la sincérité du processus, en raison de la nécessaire congruence de la pensée à l'action.
Après avoir rappelé le contexte des Huguenots "monarchomaques" (§1), nous examinerons leur boite à outils : quant au fond, le débat séculaire sur le Prince et le Tyran (§2) ; quant à la forme, la rhétorique parlementaire de désobéissance respectueuse (§3).

1) Le contexte

N'exagérons pas la signification et la portée immédiate de Seyssel et ses trois freins qui règlent et réfrènent l'auctoriété et puissance du Roy. Il écrit La grand monarchie de France (publié en 1519, Paris, Regnault Chauldiere) pour servir de miroir au prince François Ier qui ne s'en soucie guère [3]. Seyssel célèbre la Monarchie autolimitée qu'aurait illustrée le règne de Louis XII, venu à la couronne par cousinage : rendu habile par les difficultés, ce dernier a su déguiser son autorité (père du peuple).

Globalement, le premier xvi° siècle français (Louis XII, François Ier, Henri II) contraste avec le second (François II, Charles IX, Henri III) pendant lequel le heurt des religions habille des contentieux politico-sociaux, comme si la tendance "pré-absolutiste" avait comprimé des forces qui se détendent. Les Grands, les nobles, les communautés urbaines cherchent à revenir en arrière, à regagner de l'autonomie et, à la faveur de leurs alliances et rivalités, détricotent le "travail" des gouvernements précédents. Ensuite, avec Henri IV, au fur et à mesure que le royaume se stabilisera, la pression royale recommencera et, non sans contrecoups (la Fronde), conduira à l' "absolutisme" louisquatorzien.

Quand je dis le heurt des religions habille des contentieux, je ne prétends pas instrumentaliser la religion, je ne la réduis pas à un prétexte ou une couverture, quoique, comme dans toute lutte politique, l'opportunisme existe. Je choisis le mot habille car la sacrilège opposition au Roi ne peut pas aller nue, elle serait alors, non seulement rejetée, mais insupportable à ses propres yeux. Le monde de ce temps est religieux, ce que, en Europe, en ce début du xxi° siècle, nous parvenons mal à appréhender, même en mobilisant l'anthropologie. L'osmose traditionnelle du politique et du religieux s'exprime dans le dogme du Roi trèschrétien [4]. Puisqu'on ne peut pas être un fidèle sujet sans partager la religion du Roi, l'hérésie ne reste pas sur le terrain théologique, elle constitue, ou elle provoque, une sédition.

A partir du tumulte d'Amboise (mars 1560), l'opposition religieuse passe au stade de la critique politique, avant même la Saint Barthélémy (1572) dont on fait trop souvent l'origine de la radicalisation huguenote : après dix années d'atermoiements qui permettaient de croire (ou de feindre) le Roi "captif" de mauvais conseillers (et de les combattre en son nom), la revendication du massacre par Charles IX le transforme en ennemi direct. La trahison de ses devoirs envers son peuple remettrait en cause le principe monarchique. L'effet cristallisateur du massacre, la virulence qu'il provoque, la réprobation qu'il suscite encore aujourd'hui, font oublier que la critique a commencé avant, qu'elle emprunte à une ancienne tradition et qu'elle n'est pas spécifiquement huguenote.

En effet, depuis les origines, la monarchie pratique est la résultante de deux forces orthogonales, l'une "horizontale" (gouvernement par conseils), l'autre "verticale" (suréminence du roi). Quand tout va au mieux, les deux s'associent (ou en ont l'air) ; quand tout est au pis, elles s'opposent, la plupart du temps elles sont en tension. Aussi, séculairement, les crises (guerre de cent ans, troubles de succession etc), par les élaborations théoriques et les solutions juridiques et politiques qu'elles suscitent, ont conduit à l'émergence de deux corpus "constitutionnels" des droits du roi, l'un expansif, l'autre restrictif.

En 1560, le gouvernement des Guise excite les Huguenots politiques plus encore que les Huguenots de religion et, jusqu'en 1584/89, ils puisent dans la tradition restrictive et l'enrichissent pour légitimer leur opposition au roi régnant. Leurs arguments, la faiblesse du gouvernement et le contexte politico-militaire provoqueront un "gauchissement" si général de la pensée constitutionnelle que nul ne défendra plus le programme "vertical" jusqu'à la "restauration monarchique" que réussira Henri IV. Seul un mort, du Tillet, proclame la "monarchie pure" et affiche la droite ligne d'une tradition royale qui, en 1580, a l'apparence d'un fantôme (cf. mon du Tillet).

 La nécessité "paulino-calvinienne" de l'obéissance simultanée à Dieu et au Roi (tout pouvoir vient de Dieu [5]) impliquait, ou bien la conversion du Roi à la nouvelle religion, ou bien l'exil des réformés hors du royaume. Calvin désavoua l'aventure d'Amboise et mourut peu après (1564). Pour les Huguenots de terrain, sortir du piège de la double loyauté, passe, de manière de plus en plus nette, par la relativisation du Roi : obéir, oui, bien sûr, mais seulement à un vrai Roi, à un Roi juste, un Roi qui lui-même obéit à ses devoirs envers "le peuple". Alors que, pendant le premier xvi°, la guerre idéologique se livrait sur le terrain religieux (idolâtrie/hérésie), avec des débordements persécutifs, la mort de Henri II crée un vide politique qui aspire et polarise le "débat" autour du thème de la capture du jeune roi (François II) par les Guise, puis du gouvernement du roi mineur (Charles IX). Plus tard, la Saint Barthélémy poussera les rebelles à la radicalisation, mais l'idée de la relativité du Roi ("théorie monarchomaque") s'exprimait, dès 1560, dans les arguments de ceux qui voulaient donner un légitime conseil au jeune François II (querelle de la majorité du Roi [6]).

Les développements ultérieurs sont annoncés par la Sentence redoutable de 1564 [7], qui s'inspire d'idées déjà dans l'air : comme le peuple d'une sorte est obligé au Roy, aussi le Roy d'une autre sorte est obligé au peuple. Plus tard, cette "obligation" sera pensée et plaidée avec des arguments historiographiques, juridiques et politiques [8]. Sans entrer dans les détails d'une "théorie monarchomaque" qui n'en est pas une [9], l'expression, inventée après-coup par Barclay en 1600, a plus de vérité qu'il ne lui en prête [10] : littéralement, monarchomaque signifie "qui combat le pouvoir d'un seul". L'antonyme de monarchie n'est pas anarchie comme le prétend Barclay. Dans le débat du temps, monarchie pure (pouvoir d'un seul) s'oppose à monarchie composée, le Roi absolu au Roi relatif. Relatif à quoi ? au "peuple". Qu'est-ce que le peuple ? Ne faisons pas d'anachronisme révolutionnaire : le gros populas est hors jeu ; le "peuple" n'inclut que les meilleurs, la sanior pars, identifiés aux Grands ou à la noblesse, aux Etats généraux, au Parlement ou aux "magistrats inférieurs". Les droits du "peuple" se réduisent à ceux des "meilleurs" : c'est, au sens strict, une aristocratie qui est revendiquée à la place du pouvoir d'un seul.

Voyons de Bèze (du droit des Magistrats sur leurs sujets) : il pose d'abord que les peuples ne sont pas creez pour les magistrats mais les magistrats pour les peuples comme…le berger pour le troupeau & non le troupeau pour le berger (p8) et que les nobles et édiles municipaux (magistrats inférieurs, officiers du Royaume, et non du Roy, étant ces deux choses bien différentes) ne tiennent pas leurs pouvoirs du Souverain mais de la Souveraineté qu'ils représentent localement. Ces magistrats incarnent le peuple. C'est donc à eux de s'opposer, par remontrances d'abord, par tous les moyens ensuite, jusque par les armes et l'appel aux étrangers, à un tyran manifeste qui renverse tous droits divins & humains par son serment à l'antéchrist romain. Après, ils assembleront les Etats qui régleront tout. De Bèze sait qu'il s'engage dans un passage fort glissant : comment appeler à l'insurrection politique sans libérer le monstre horrible de la révolte des enragés anabaptistes & autres séditieux & mutins ? Seuls les magistrats inférieurs ont le droit et le devoir de combattre le tyran qui a renié son contrat avec le peuple. Pour les autres, les personnes privées, pas d'autre remède que de patience & de prières.

De son côté, Hotman [11] appuie sa thèse (plus qu'il ne la démontre) sur ces fables historiques auxquelles notre du Tillet opposait les actes authentiques. Le collage auquel procède Hotman ne résiste pas au contre-examen des historiens. Plus que fantaisiste ou naïf, Hotman est tendancieux : il adopte l'historiographie, non comme démarche [12], mais comme style, à la fois un procédé littéraire et un masque. De même que les citations des auteurs de l'Antiquité, vraies ou fausses, tiennent, à la place de l'auteur, des propos séditieux [13] ; de même la thèse choquante de la Royauté conditionnelle n'est pas proclamée, juste "découverte" : une coutume des ancêtres. Au lieu de tenir un discours du temps présent, Hotman affecte de feuilleter les historiens. L'ouvrage en reçoit un ton raisonnable, éveille l'intérêt du lecteur et agit mieux sur les hésitants qu'une diatribe. Les chroniqueurs fournissent des illustrations, des exempla conformes à la logique de la démonstration : ainsi la Ligue du bien public des Grands contre Louis XI se voit donner pour programme qu'on tînt l'assemblée des Etats pour mettre fin à tous maux (p174). C'est dans les profondeurs gauloises et germaniques [14], dans l'obscurité mérovingienne, qu'Hotman "trouve" le bel ancien accord, l'antique alliance organique du Roi et du Royaume [15], lequel se définit par la communauté universelle de tous les citoyens & sujets qui y sont compris (p 156). Ces temps "fondateurs" exhibent le paradigme de la Royauté conditionnelle : Le peuple n’est point fait & assujetti à cause du Roy mais plutôt le Roy est établi pour le regard du peuple. Car le peuple peut subsister sans Roy…mais on ne saurait trouver, non pas même imaginer un Roy qui puisse subsister sans peuple (157). Et, confondant, volontairement ou non, l'assemblée des Grands avec les Etats généraux, il donne à ces derniers, représentants du Royaume, toute puissance sur le Roi qui ne tient sa couronne que de l'élection & approbation des Etats (p 162) : tout ainsi comme le Concile des Etats avait toute puissance d’élire & démettre les Roys, aussi avait-il plein pouvoir de déférer l’administration du Royaume à qui bon lui semblait pendant la minorité des Roys ou pour autre occasion (p 182/183). Et, au total, le Roi est gouverné par les Etats : cette congrégation a toujours été si vénérable & a eu telle puissance qu’il a fallu que les Roys mêmes qui donnent loy aux autres, se laissassent gouverner par son advis (p 172).

Pour contraste, rappelons la doctrine de la monarchie pure : i) Qui veut le Roi, si veut la Loi, ii) le Roi ne tient que de Dieu et de l’Epée, iii) le Roi ne meurt jamais, iv) Tous les Hommes de son Roiaume lui sont sujets (Loysel Institutes, 1607).

Ce débat entre monarchie "populaire" et monarchie pure restera récurrent au cours des siècles suivants, quoiqu'avec une intensité variable, jusqu'à ce que, en 1830, Louis-Philippe soit contraint par son usurpation d'accepter sa couronne de la chambre des députés : au lieu de se dénommer Philippe VII comme un dynaste, il s'appellera Louis-Philippe comme un Français [16]. Nos "monarchomaques" s'inscrivent dans une tradition, comme nous allons le voir. Il ne faut, ni les archaïser en surestimant le facteur religieux, ni les moderniser en projetant notre concept de "peuple".

Quoiqu'il soit tentant d'opposer l'organisation "démocratique" de l'église réformée à la structure hiérarchique de l'église catholique et, en parallèle, de rapprocher la première de la monarchie composée et la seconde de la pure, le corpus monarchomaque n'a rien de spécifiquement huguenot. Et, répétons le, le "peuple" qui limite le Roi n'est pas la majorité des citoyens  (Michelet, T10) mais seulement les "meilleurs". N'exagérons, ni le libéralisme religieux (Servet !), ni le libéralisme politique des Réformés ! n'en faisons pas les véritables fondateurs de nos libertés modernes (Moussiegt, 1899) ! ne disons pas, comme le fait aujourd'hui encore le Musée virtuel du Protestantisme que, pour eux, L’assemblée des États choisit les rois et les magistrats, elle peut les déposer s’ils ont démérité ; elle décide de la paix et de la guerre et fait les lois. Cette monarchie contractuelle annonce la future monarchie constitutionnelle.  

Que les motivations des auteurs huguenots monarchomaques soient religieuses ne fait pas de leurs thèses politiques une pensée religieuse. Comme les épées et les canons, elles sont des armes qu'ils mettent au service de leur cause mais qui peuvent en soutenir une autre. Il est regrettable que, aveuglés par la Saint Barthélémy, les historiens aient peu exploré le parallèle entre les troubles du second xvi° et la Fronde "laïque" du siècle suivant.

2) Le Prince et le Tyran

Comme bien d'autres thèmes de cette guerre idéologique, le contr'un ne tombe pas du ciel. Son développement résulte des circonstances, et non d'une rupture "renaissante" ou d'une extension à la politique du "libre examen" théologique.

Les idées vraiment neuves sont rares et les vieilles ne poussent pas dans le vide. D'une part, elles naissent des spéculations et controverses passées et s'appuient sur elles (cf. infra). D'autre part, elles s'adaptent empiriquement aux conditions du discours et se répondent les unes aux autres. Ainsi, avant Amboise, les calvinistes avaient retourné l'accusation que leurs assemblées couvraient des orgies sexuelles : la rapprochant des calomnies analogues dont souffrirent les premiers chrétiens, ils en firent la "preuve" de leur filiation (vraie église). De même, quoique plus lentement et avec plus d'hésitations, la référence aux hérétiques albigeois qu'on leur opposait fut récupérée pour rassembler dans un même cortège sanglant toutes les victimes de l'antéchrist romain (Racaut, 1999). Ainsi, accusés de sédition, les Huguenots répliqueront en séparant la figure du Roi (qu'ils révèrent) de sa personne (qu'ils combattent).   

En elle-même, la dialectique fonction/personne est formalisée depuis l'Antiquité grecque.  Un tyran se reconnaît à ce qu'il agit pour lui-même (personne) et non pour le bien public (fonction) ; mais, la plupart du temps, tout pouvoir fait les deux à la fois et mécontente tout ou partie du peuple : tyrannie ? Comment appréhender le bien public? Il n'est pas univoque : le long terme peut s'opposer au court terme, les préoccupation intérieures aux extérieures, les intérêts des uns et des autres diverger. Cet entre deux engendre une casuistique plus ou moins radicale.

En Europe occidentale, les conseils de morale (miroirs des rois) et la constitution des prérogatives papales enveloppent l'émergence d'une pensée politique. Sans oublier Jonas d’Orléans (viii°), Jean de Salisbury, Manegold de Lauterbach (xii°) et les autres [17], la synthèse des doctrines patristiques, de l'héritage romain du xii° (lex regia [17b]) et de l'apport d'Aristote au xiii° est faite par Thomas d'Aquin. Nous ne serons pas surpris que Thomas considère, non pas la multitude mais sa sanior pars qu'il nomme "peuple". C'est là qu'il place la source de la souveraineté [18] : le roi représente le peuple et agit à sa place (vicem illius gerit). Cela pourrait fonder une théorie du mandat, mais Thomas la rejette. Il ne faut pas confondre la source de la souveraineté avec son exercice :  cette délégation confère au roi des devoirs, elle ne donne pas de droits au "peuple". Il n'y a pas symétrie. Les devoirs du Roi sont envers Dieu.

Thomas utilise le "peuple" pour démontrer l'origine divine (médiate) du pouvoir du Prince : Dieu a donné la souveraineté à la multitude, non pas pour l'exercer mais pour la transmettre au Prince. Dans quel but ? afin qu'il maintienne l'unité et la paix au sein de la multitude qui ne saurait y parvenir par elle-même. Ainsi, à l'imitation des "élections" ecclesiastiques qui ne sont que le vecteur de Dieu (et ne donnent aux électeurs aucun droit légitime sur l'élu), la "délégation" ne fait pas du roi l'agent du peuple mais celui de Dieu :… le peuple ne peut pas reprendre l’autorité Souveraine, dès qu’il l’a cédée. Ainsi quand le Clergé élisoit son Evêque ou que les Moines élisoient leur Abbé, l’Evêque ou l’Abbé n’étoit dans aucune dépendance du Clergé ou des Moines. Ainsi, dès que le Pape est élu par les Cardinaux, il ne dépend plus d’eux après son élection (Burle-Réal de Courban, 1765 [19]).

Ne prenons pas ce "peuple" pour une entité politique, c'est une astuce logique : cette souveraineté nationale n'est qu'une construction juridique, un « signe algébrique », pour expliquer l'intervention du peuple dans l’acquisition de la souveraineté..., souveraineté qui n'est plus que le devoir de faire un souverain, écrit Lemaire, 1907 [20], faisant écho à Feugeray, 1857 [21]). En effet, l'homme, à la fois animal social et individualité, ne peut pas être son propre roi, sous peine d'anarchie et de décomposition de la société. Comment les hommes pourraient-ils vivre en société avec des intérêts et inclinaisons différents ou antagonistes ? pour résoudre cette contradiction, ils se donnent un Roi en charge de leur bien commun dont aucun d'entre eux ne peut être juge. Ainsi l'homme doit vivre en société ; mais … de même que le corps se dissoudrait s'il n'y avait pas en lui quelque force commune pour unir ses membres (aliqua vis regitiva communis), de même aussi la société humaine se dissoudrait, si, pendant que chacun cherche son bien particulier, il n'y avait pas quelqu'un pour prendre soin du bien commun (Feugeray, p 95).

Aucun d'eux ne peut parler au nom des autres. Mais tous ensemble peuvent-ils parler en leur nom ? ou du moins la sanior pars de la sanior pars ? Episodiquement, des ambitieux, dans des ligues aristocratiques de "bien public", aux Etats Généraux, au Parlement, se sont proclamés "peuple" pour tenter de contrôler le roi au nom de la délégation de pouvoir originelle. Les Huguenots d'après Amboise, tant qu'ils seront dans l'opposition, concluront au contrat politique réversible : le roi est le fondé de pouvoir du "peuple" pour agir en son nom et dans son intérêt ; s'il ne respecte pas son mandat, s'il reste sourd aux remontrances, le "peuple" a le droit de le lui retirer.

Assigner au roi des devoirs, fût-ce envers Dieu seul, était aussi nécessaire à l'émergence monarchique que dangereux car Dieu n'a jamais manqué de porte-parole, depuis la déposition de Chilbéric par Pépin le bref en 751, au prétexte qu'il avait négligé le service de Dieu. La sacralité de la royauté ne couvre sa personne qu'autant que celle-ci incarne la fonction, ce qui, en fin de compte, dépend du rapport de force entre les dénonciateurs et les défendeurs.

Le quotidien des délimitations entre le domaine et les biens propres du roi [22] ; les crises (notamment les successions de Philippe le bel (1314/1328) et l'exhérédation du dauphin Charles, futur Charles VII, (1420 [23]) ; la concurrence avec les Grands, et en général la "supraféodalisation" de la royauté ; aboutissent à une sublimation de la Couronne qui la sépare de son porteur et ouvre la voie à la subordination du second à la première [24]. La Couronne n'appartient pas au roi mais le roi à la Couronne dont la dévolution n'est donc pas héréditaire mais successive. Le fils aîné du Roi défunt ne la reçoit pas par legs, elle lui est transmise. De ce fait, il n'en jouit pas en propriété, il en est gérant, administrateur. Encore un pas audacieux en direction du droit commun de la gestion pour autrui (soumission au droit, interdiction d'aliéner ou d'abuser et obligation de restituer) et on frôlera la théorie de la monarchie constitutionnelle ! La fidélité à la Couronne (Etat) légitime l'opposition au roi. Ainsi, un factum huguenot de 1573 affirme : nous faisons différence entre le Roy & la couronne, nous confessons que souvent on est contraint de prendre les armes contre le Roy, & ce légitimement: mais de là ne s'ensuit pas que l’on vueille résister à l'Estat. [25].

Depuis longtemps, le jeu, variable selon les conditions du moment, consiste pour le roi à couvrir ses caprices des nécessités de l'Etat ou de la majesté de la Couronne et, de l'autre côté, à lui rappeler, toujours très-humblement, le bien public du royaume auquel il se doit. En effet, le devoir de conseil permet le désaccord, à condition qu'il s'exprime dans un "format" acceptable, hors duquel il deviendrait rébellion. Le Parlement, voué à ce sport dangereux, s'approche parfois très près de la ligne rouge et l'oblitère en utilisant et perfectionnant les masques rhétoriques.

3) La rhétorique parlementaire

L'implication du Parlement ne résulte pas des affaires entre particuliers qui constituent son activité principale et quotidienne, mais de l'enregistrement des actes royaux. Le Parlement considère que le Roi l'a institué pour vérifier leur conformité "aux Lois". Aussi prétend-il suivre la volonté du Roy lors même que, au lieu d'enregistrer, il présente des remontrances. Le Roi, quant à lui, accepte "volontiers" les remontrances...à condition qu'elles soient bonnes et ne s'opposent pas à sa volonté ! Tout est en place pour un chicken game séculaire.

Tant que le Parlement est en accord avec le roi ou se laisse imposer sa volonté, on le traite en colégislateur. S'il renâcle ou résiste, on le rappelle au respect de ses supérieurs. Ainsi, au début du règne de Charles IX, quand les remontrances se succèdent, tous les jours et sur toutes choses (Maugis), et surtout à propos de l'édit "de tolérance" de Romorantin, le chancelier (de l'Hospital) fait, au nom du roi, la leçon au Parlement (12 novembre 1561, cité par Maugis, T1, p 605) :

Les remontrances ont tousjours esté bien receues par les roys et leur Conseil. Mais quelquefois on passe l'office de juges… Aucuns cuydent, comme luy, que cela se faict de bon zèle; aultres pensent que la Cour oultrepasse sa puissance. Quand les remontrances d'icelle sont bonnes, le roy et son Conseil les suyvent et changent les édits, dont la Cour se deust contenter et en cest endroict, congnoistre son estat envers ses supérieurs.

A quoi le Président Saint-André répond que, en sanctionnant un mauvais édit le Parlement respecte la volonté des rois. En quelque sorte, désobéir est encore obéir :

les roys Très-Chrétiens, voulans que leurs loix fussent digérées en grandes assemblées, afin qu'elles fussent justes, utiles, possibles et raisonnables, qui sont les vrayes qualités des bonnes loix et constitutions, après les avoir faites, les ont envoyées en ladite Cour pour congnoistre si elles estoient telles.

Quant ladite Cour les a trouvées autres, en a fait remontrances, qui a esté suyvre la volunté du roy et non ronpture des loix.

Avec l'expérience accumulée et transmise, Roi et Parlement jouent en experts car le premier a besoin de l'assentiment volontaire du parlement et ce dernier, s'il peut le refuser, ne saurait aller jusqu'au défi ouvert. Quoique le roi ait le pouvoir d'ignorer ses remontrances, forcer l'enregistrement lui fait perdre l'autorité que celui-ci confère à ses décisions. Court-circuiter le Parlement, le violenter, degrade ou anihile la caution qu'il apporte. Le roi a le droit de contraindre le Parlement qui a le devoir de défendre la Couronne, fût-ce contre son porteur. Il ne peut pas gagner frontalement mais, lorsque le Roi finit par imposer sa volonté, le Parlement enregistre à la fois l'acte et le (ou les) ordre(s) du roi, et même parfois la (ou les) remontrance(s), de sorte que l'acte est en même temps validé et délégitimé : par la mention publié et registré, du commandement très exprés du roi par plusieurs fois réitéré (ou son équivalent), le Parlement dégage sa responsabilité (non patrum voluntate sed mandato et jussi regis[26].  

Au cours du seizième siècle, à maintes reprises, le Parlement objecte à propos de questions de principe ou d'opportunité. Le roi réclame, et parfois impose, l'obéissance. Les leaders du Parlement maîtrisent l'art de l'objection respectueuse. Ils n'inventent pas "l'hypocrisie hyperbolique", elle est caractéristique de ce temps qui la montre à l'oeuvre dans les relations privées : les refus s'expriment ou se donnent à deviner  par une accumulation redondante de compliments et de protestations de dévouement, enrobées de citations d'auteurs. Exploitant l'infini dialogue de la Couronne et du Roi, les ténors du Parlement mobilisent la rhétorique et le droit pour justifier l'insoumission par la soumission. Pour des esprits aiguisés, éduqués à l'éloquence, formés aux distinguos, rompus aux joutes oratoires, aux quodlibet, aux plaidoiries sur commande, à l'alternance de la suasion et de la dissuasion, rien de plus naturel que ces artifices que reprendront ou imiteront les polémistes huguenots dont la plupart sont issus du milieu judiciaire.

A la fin de la période, un procureur général aussi dévoué à Henri de Navarre que Jacques de la Guesle, ponctuellement opposé à une volonté royale [27], dira (1591) : nous tenons qu'il n'est pas tant de nostre deuoir de considerer tout ce qu'il veut pour l'heure, que ce que pour tousiours il voudra auoir voulu (p94) et, plus loin, c'est ce que nous disons auiourdhuy au Roy, & soustenons pour le Roy contre le Roy, c'est à dire pour les droicts de la couronne (p134) [28] : insoumission  (pour le Roy contre le Roy) au nom de la fidélité (ce que pour tousiours il voudra auoir voulu).

Pour le Roi contre le Roi, cette formule (ou son équivalent) est constante car c'est toujours là la question.

Sans essayer de balayer le siècle, examinons un contentieux modèle, celui de 1527 qui porte sur la place respective du roi et du parlement. Revenu de sa captivité espagnole, François Ier cherche à reprendre en mains le Parlement qui a entrepris sur lui (hérétiques, Semblançay, Connétable de Bourbon, initiatives pendant la Régence, Traité de Moore... [29]). Et, à cette séance d'humiliation, le quatrième Président Charles Guillart, parlant au nom du Parlement à la place du Premier Président [30], après une longue tartine de citations et d'affirmations de respect, proclame le devoir du Roi d'obéir aux Lois et la nécessité de l'union du Roi et de ses sujets.

Hanley [31], procèdant à une analyse formelle et constitutionnelle, entend dans ce discours une contestation ab silentio de la nature de la session (Guillart acknowledged the constitutional nature of the issue at hand but refused to acknowledge the session underway as a Lit de justice assembly). En effet, Guillart n'utilise pas l'expression "lit de justice" et ne parle pas  de la session. Mais il avait bien d'autres choses à dire ! et il les dit : il qualifie d'inique la prétention de soumettre les différends ecclesiastiques au Conseil ; dénonce les évocations, tant en général que dans le cas particulier des rapines du chancelier Duprat (Sens et St Benoit) ; réaffirme l'opposition du Parlement au Concordat ; et demande le retour des Parlementaires que le Roi a mis en prison, nos Confrères, qui sont gens de bien, de sçauoir , & d'honneur...

Pour tourner l'autorité monocratique, Guillart défend l'union nécessaire du roi et de ses sujets dont le moyen réside dans la suprématie des Loix. Et les Loix, ce sont les arrêts & jugements que le Roi rend en sa Cour ou par son intermédiaire (et non autrement par des décisions arbitraires de son Conseil privé) [32]. Le Parlement constitue donc le lieu et le moyen de l'unité du royaume.

Solon interrogé en quelle manière les Royaumes se gouuerneront bien, répondit : Si les suiets obeyssent aux Roys, & les Roys aux Loix. La Loy est tousiours ferme, & ne se meut par nul respect de grâce ou faueur ; Ainsi que les membres ne peuuent viure sans chef, & le chef sans membres ne peut durer, aussi le Roy sans suiets, & les suiets sans Roy ne peuuent longuement & raisonnablement viure ; & est nécessaire qu'ils ayent vnion ensemble, laquelle se garde moyennant bonnes Loix, Ordonnances, & bons Officiers.

Depuis des siècles, les miroirs conseillaient au "roi qui peut tout" de ne pas vouloir tout. Guillart fait passer le thème du plan moral au juridique : la toute-puissance du Roi doit s'autolimiter pour rester conforme à la Justice. Quoique le Roi soit en principe au-dessus des Lois, en pratique, s'il veut gouverner, il doit lui-même se contraindre à les respecter car elles sont le ciment du royaume. Les sujets sont soumis aux Lois et le Roi s'y soumet :

Nous ne voulons reuoquer en doute, ou disputer de vostre puissance, ce seroit espece de sacrilège, & sçauons bien que vous estes par dessus les Loix, & que les Loix ou Ordonnances ne vous peuuent contraindre, & n'y estes contraint par puissance coactiue; mais nous entendons dire, que vous ne voulez, ou ne deuez pas vouloir tout ce que vous pouuez, ains seulement ce qui est en raison bon & équitable, ce qui n'est autre chose que Iustice, laquelle se garde moyennant bonnes Loix, Ordonnances, & bons Officiers ; car il est difficile & impossible, que autrement vn homme tant accomply soit-il, puisse gouuerner & tenir en obeyssance tant de peuples, de diuerses langues, âges, moeurs & condition.

Et il va encore plus loin : si vous ne respectez pas les Lois, vous deviendrez dissemblable & contraire à vous mesme. Du point de vue rhétorique, cette figure de paradoxe est commune (on la retrouve souvent dans les discours amoureux) mais, du point de vue constitutionnel, un tel roi dissemblable & contraire serait un antiroi.

François Ier comprend si bien à quoi tend cette harangue qu'il rend aussitôt en Conseil étroit un édit interdisant pour toujours au Parlement de s'occuper des affaires publiques (24 juillet), édit qui répond à Guillart presque point par point (Doucet, 1926, Tome 2 [33], p256). Il en ordonne l'enregistrement sans débat ni examen.

Certes, le contexte de ce lit de justice est très conflictuel. Les volontés du roi et de la régente ont souffert du Parlement et celui-ci, Guillart en particulier, est de longtemps irrité par les soustractions de causes (évocations au Conseil) et la vente des offices par le roi. Au-delà de ces circonstances, le plus intéressant, c'est que Guillart n'invente ni ses idées ni ses formules : il les prend dans la vieille boite à outils, toujours ouverte à ceux qui en ont besoin, et bientôt aux monarchomaques dont ces citations éveillent les échos.

Un autre exemple, la même année, en décembre 1527 : le Premier Président de Selve cherche des arguments pour ne pas respecter le Traité de Madrid que François Ier affecte de soumettre au jugement de la cour. Le Parlement, cette fois d'accord avec le roi, ne veut pas plus que lui abandonner le duché de Bourgogne à l'empereur. De Selve recourt à l'image du mariage pour nier que la question puisse même se poser car le Roi est tenu d'entretenir les droicts de la Couronne, laquelle est à luy,& à son peuple, & à ses suiets commune ; A luy comme le chef, & aux peuple & suiets comme aux membres : Et est vn mariage fait entre ledit Seigneur & sesdits suiets & le droict de ce mariage que ledit Seigneur est tenu garder, est d'entretenir & conseruer les droicts de sa Couronne [34].

Contrairement à l'interprétation de Hanley qui voit dans cette séance une espèce d'assemblée constituante où l'innovation de Jean de Selve combattrait celle de François Ier, il n'y a ni innovation ni combat. D'une part, inspirée par la métaphore religieuse (évêque/église), l'image du mariage remonte au moins à Lucas de Penna (milieu xiv°). D'autre part, totalement dévoué au Chancelier et au Roi, de Selve la prend au premier degré, pour défendre l'inaliénabilité de la "dot", et non pour le potentiel malicieux qu'elle recèle : même si, d'évidence, le Roi tient le rôle du mari qui est le chef, le tuteur et l'administrateur de l'épouse, à l'arrière-plan apparaît l'idée de contrat et donc de consentement...et, par implication, la possibilité d'annulation. Descimon, 1992, souligne le jeu entre les corps politiques et les corps mystiques et, évocant Simon Marion et René Choppin en 1572, l'ambiguïté qui en résulte : la métaphore peut aussi être mise au service de la monarchie représentative [35]. La Guesle, lui, la prendra en 1591 (sainct & politique mariage entre nos Roys & leur couronne) pour justifier l'absorption des biens personnels de Bourbon par la Couronne.  Remarquons cette polysémie : l'image, utilisée dans une circonstance pour défendre le roi, peut, dans une autre circonstance, servir à s'opposer à sa personne ou même à la monarchie.

Conclusion : le roi relatif

Preuve que nous sommes devant des plaidoiries et non des théories, après la mort d'Alençon (1584), les arguments s'inversent [36]. La règle dynastique désignant Bourbon comme successeur, les anciens opposants, deviennent "légitimistes" alors que ses adversaires, poussés dans l'opposition, en appellent au "peuple" (catholique) : chaque parti fut obligé de se réfuter lui-même (Bayle, 1697, Dictionnaire, § Hotman). Des Liguards, à partir de l'interrègne qui suit la mort de Henri III, adoptent les arguments "démocratiques". Ainsi, le prêcheur Jean Boucher, le Roi de la Ligue, dans son De justa Henrici III abdicatione & francorum regno (1589, Paris, ch. Nivelle et 1591, Lyon, ch. Pillehotte) : c'est le peuple qui choisit les Rois ainsi que le prouve la cérémonie du couronnement. Après l'élection il continue à surveiller le monarque, sous peine d'être puni comme complice de ses fautes [37].

Les Réformés et les catholiques ralliés à Navarre, à présent "monarcholâtres", combattent ces sophismes "monarchomaques" [38]. Alors que, en 1576, la Francogallia d'Hotman  mettait l'accent sur l'élection du Roi par les Etats, l'hérédité n'étant qu'une habitude, après la mort d'Alençon, l'édition de 1586 insiste sur l'hérédité (qui fonde les droits de Navarre à la future succession de Henri III).

Comme le synthètise parfaitement Descimon, 1982 [39] :

Les thèmes de propagande (de la Ligue) sont dénués d'originalité : tous proviennent de la contestation monarchomaque et huguenote, elle-même alimentée par la tradition de la monarchie tempérée sortie d'Aristote et rénovée par une érudition plus ou moins partisane. L'opposition entre monarchie et tyrannie –un topos–, la supériorité de la loi sur le roi, l'insistance sur la théorie médiévale du rex dei gratiae per populum dont le commentaire thomiste est sous-jacent, la notion de royauté contractuelle, le droit à la révolte, la nature élective de la Couronne, enfin et surtout l'autorité d'Etats généraux périodiques "contrepoids à la puissance royale", tout ce programme de la Sainte-Ligue n'était rien autre que "les échos et répercussions de la politique calviniste".

Cette critique de l' "absolutisme" ne préfigure donc pas la monarchie représentative ou la démocratie parlementaire ! elle ne constitue pas une thèse, encore moins un système, ce sont des doctrines ambulatoires... oiseaux de passages... lumières errantes... (Bayle). Il y a maintes raisons possibles et diverses de combattre le roi, mais une seule façon de ne pas être rebelle : invoquer l'union du roi et du peuple et en appeler à la justice pour la cimenter. Union, comme peuple et justice, n'ont pas de contenu déterminé et partagé. Ce sont des étiquettes qui recouvrent le sens dont on a besoin. La notion clef de "peuple" (encore une fois, non pas les masses, mais les optimates, les "meilleurs") est mobilisée pour transcender les oppositions (personnelles ou catégorielles) dans un jeu plus vaste qui les inclut, les légitime et, en apparence, les dépasse.

Si la définition sociologique du peuple varie avec ceux qui s'en réclament, au-delà de leurs objectifs propres, la portée de l' "appel au peuple" est théologico-politique : introduire une tierce partie dans le tête-à-tête (fictif mais fondateur) entre le Roi et Dieu. Calvinistes et catholiques usent et abusent de la Bible. Ils mobilisent à leur convenance les riches péripéties du triangle conflictuel que forme le peuple juif, ses Rois et Dieu, depuis que le peuple, se rebellant contre le gouvernement de Dieu, lui a réclamé un roi (Livre de Samuel [40]) que, en punition, Dieu lui a donné absolu [41].

L'appel au peuple ne vise pas à remplacer le binôme "absolutiste" roi-Dieu par une monarchie constitutionnelle (peuple-roi-Dieu). Il sert à désenclaver ce binôme roi-Dieu en le replaçant dans le triangle. Ce qui compte, ce n'est pas la nature du troisième terme mais son existence : pris en lui-même le binôme roi-Dieu est auto-suffisant et toute contestation est sacrilège ; en l'ouvrant, on légitime la possibilité d'une opposition.

Références

Notes


[1] Paul MOUSSIEGT, 1899, Théories Politiques des Réformés au XVI° siècle, thèse présentée a la Faculté de théologie protestante de Montauban.

[2] Le fameux texte de la Boétie (quoi qu'il ait vraiment voulu exprimer en 1548) est publié en 1578 par le Réformé Simon Goulart (Mémoires de l'estat de la France sous Charles neuvième, vol. 3) : discours de la servitude volontaire ou contr'un.

[3] Ces freins sont i) la Religion, ii) la Justice (Parlement) ; iii) la police (les lois fondamentales du Royaume). Il s'agit précisément de freins, non de contre-pouvoirs, encore moins d'un contrôle. Seyssel donne à voir le schéma classique (Aristote) qui combine idéalement Monarchie, Aristocratie et "Démocratie". Pour une interprétation "renaissante" de Seyssel, cf. Eichel-Lojkine, Patricia (ed), 2010, Claude de Seyssel : Ecrire l'histoire, penser le politique, PUR.

[4] C'est la nature même du royaume : le roi de France est chrétien et "communie" avec ses sujets. Mais, en plus, il est trèschrétien, chrétien d'un ordre supérieur, égal au Pape et à l'Empereur : il est empereur en son royaume et chef de l'église gallicane.

[5] Il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu (St Paul aux Romains : 13-1).

[6]  Voir dans ce sens : Racine St Jacques.

[7] 1564, Sentence redoutable et arrest rigoureux du iugement de Dieu a l'encontre de L'impiété des Tyrans, Lyon, ch. Jean Saugrain. Repr. in Mémoires de Condé, 1743, Tome 5, à la date de mars 1563 (1564).

[8] Cf. de Coras, 1568 (Question politique, s'il est licite aux subjects de capituler avec leur prince) et le "noyau dur" de la pensée dite « monarchomaque » publié d'abord en latin pour lui assurer une diffusion internationale : La France-Gaule (Hotman), en 1573, Du droit des magistrats sur leurs sujets (de Bèze), en 1574 et De l'autorité du peuple sur le prince (Mornay), en1579.

[9] Mellet, Paul-Alexis,2007, Les traités monarchomaques: confusion des temps, résistance armée et monarchie parfaite, 1560-1600,Droz ; Mellet (ed), "Et de sa bouche sortait un glaive" : Les Monarchomaques au XVIe siècle, Actes de la journée d'étude tenue à Tours en mai 2003, Droz.

[10] Contre les Ecossais (Knox etc), les Huguenots ("Brutus" etc) et les Liguards (Boucher etc), Barclay le définit ainsi : Qui Regna et Monarchias demoliri atque in Anarchias redigere conati sunt (ceux qui s'efforcent de détruire les Royaumes et les Monarchies et de les réduire en Anarchies). Barclay, 1600, De Regno et regali potestate adversus Buchananum, Brutum, Boucherium et reliquos monarchomachos, libri sex., Paris, Chaudière.

[11] Hotman a quitté Bourges pour la Suisse lorsqu'il publie sous son nom La Gaule françoise, en latin en 1573 par Jacques Stoer (sans autre indication mais donc à Genève) et en traduction française en 1574, prétendument imprimée à Cologne (Genève) par un Jérôme Bertuphle (Stoer). Il est dédié au comte palatin du Rhin, Duc de Bavière (George-Jean, comte de Veldenz).

[12] Huppert s'abuse en prenant ce discours pour l'émergence d'une démarche historiographique (Huppert Georges, 1973, L'idée de l'histoire parfaite).

[13] Le Roi ne tient pas sa couronne de son père mais de l’élection populaire qui se fonde sur ses qualités personnelles : car /comme discours sagement Plutarque en la vie de Sylla/ les bons veneurs ne cerchent pas ce qui est né d’un bon chien mais le chien même qui soit bon: ni semblablement les sages hommes d’armes, ce qui est né d’un cheval mais le cheval même (60). Le passage se trouve dans la comparaison de Lysandre et de Sylla (Vies parallèles) où il rend un son beaucoup plus anodin : (pour Lysandre) il paraissait naturel et juste que, dans une ville qui devait à sa vertu et non à sa noblesse l’empire qu’elle exerçait sur les Grecs, ce fût le plus vertueux entre les plus vertueux qui fût revêtu de l’autorité suprême. En effet, de même qu’un chasseur, un écuyer ne cherche pas ce qui est né d’un chien ou d’un cheval, mais le cheval même et le chien... de même l’homme d’État tomberait dans une grande méprise, s’il cherchait non point quel est personnellement celui qui commande, mais de qui il est né (ed. Pierron, 1845, Tome 2).

[14] Tacitus…décrit la façon qu’ils tenaient d’élire leur Roy qui est la même qu’observèrent les Français (44)…quand ils élisaient des Roys (c’était) pour être leurs tuteurs gardiens & défenseurs de leur liberté (49). Ainsi ceux qui étaient appellés à la couronne de France étaient élus pour être Rois sous certaines loix & conditions qui leur étaient limitées & non point comme tyrans avec une puissance absolue, excessive & infinie (63).

[15] Bel accord corrompu depuis un siècle ou environ quand les Rois ont eu la malice pernicieuse de transférer les droits des Etats à leur Parlement et que s'est établi pour le malheur de chacun et du bien public un Royaume de plaiderie (chapitre XX Des Parlemens).

[16] Rappelons que "Louis-Stanislas de France" avait refusé de devoir sa couronne aux Français et, s'intitulant Louis XVIII, avait daté ses premiers actes de la dix-neuvième année de son règne, la couronne lui échoyant par la mort de son neveu, le jeune "Louis XVII".

[17] Jourdain, Charles, 1888, Mémoire sur la royauté française et le droit populaïre d’aprés les ecrivains du moyen age, In. Excursions historiques et philosophiques à travers le moyen âge. Cf. Carlyle, RW & AJ, 1903/1936, A History of medieval poltical theory in the West ; E. LUSCOMBE, "The formation of political thought in the West ; R. VAN CAENEGEM, "Government, law and society" ; K. PENNINGTON, "Law, legislative authority and theories of government, 1150-1300" ; J.P. CANNING, "Law, sovereignty and corporation theory, 1300—1450", In. J.H. BURNS (ed), 2008, The Cambridge History of Medieval Political Thought c. 350-c. 1450.
[17b] Les juristes romains légitimaient la souveraineté impériale par un transfert auquel aurait procédé le peuple. Le Digeste de Justinien/Tribonien (vi°) attribue à Ulpien (iii°) la thèse que, par une loi qu'il appelle Regia , et qui aurait eu pour objet de déterminer l'autorité du Prince, le peuple aurait transporté à ceui-ci la totalité de sa puissance (Quod principi placuit, legis habet vigorem : utpote cum lege regia, quae de imperio ejus lata est, populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat). Reste à savoir si cet abandon est fait une fois pour toutes ou si le Peuple reste la source de la souveraineté (qu'il pourrait alors resaisir en dernier ressort).

[18]  N'oublions pas les contingences politiques du temps : Au xm• siècle, ce fut par exemple le guelfe saint Thomas d'Aquin, le grand champion autorisé de l'Eglise et de la Papauté, qui, pour plus aisément subordonner le pouvoir politique au pouvoir sacerdotal, réduisit le rôle du Prince à celui d'un représentant du peuple, et attribua le droit de souveraineté à la multitude (Mealy, p 33).

[19] La science du gouvernement, Tome 4, CH2 De la Souveraineté, p 334

[20] Lemaire, André, 1907, Les lois fondamentales de la monarchie française, p 31/32. Cf. aussi du Lac, Melchior, 1850/1851, L'Eglise et l'Etat, 2 vol, Bibliothèque nouvelle catholique

[21] La société institue le pouvoir, elle le légitime par son consentement ; mais, une fois cette besogne faite, elle n'a plus qu'à rentrer dans son repos et à se laisser gouverner, sans intervenir dans une direction qui ne lui appartient pas et sans demander même qu'on la consulte (Feugeray HR, 1857, Essai sur les doctrines politiques de Saint Thomas d’Aquin, p 98).

[22] Church, William Farr, 1941, Constitutional thought in 16h-century France

[23] Cf. Demurger, Alain , 1990, Temps de crises, Temps d'espoirs (XIVe-XVe siècle), Nouvelle histoire de la France médiévale, T5, Seuil. C'est pour défendre les droits du dauphin que Terrevermeille dénie au Roi le droit de disposer du royaume dont il n'est que le gardien, l'usufruitier (Tractatus de jure futuri successoris legitimi in regiis hereditatibus).

[24] Yet the more lawyers exalted the crown's legal attributes, the more they subordinated king to crown…Kings were thus in the process of being hedged by what the sixteenth century was to term 'fundamental laws' (Dunbabin, Jean, "Government" (c. 1150-c. 1450) In J.H. Burns, 1998, The Cambridge History Of Medieval Political Thought c. 350-c. 1450, Cambridge UP.

[25] Question, à sçavoir s'il est loisible au Sujet de se défendre contre le Magistrat , pour maintenir la Religion vraiement Chrétienne (in 1578, Mémoires de l'estat de France sous Charles IX, Tome 2, p 175).

[26]  Cf. Daubresse, Sylvie, 2005, Le parlement de Paris ou La voix de la raison : 1559-1589, Droz.

[27] De la Guesle a, parmi les premiers, rejoint Henri III à Tours et "remonté" le Parlement. Dès la mort du Roi, il se rallie à Henri de Bourbon qu'il espère voir devenir catholique. En l'occurence, le 29 juillet 1591, le procureur plaide pour le rejet des lettres patentes du 13 Avril 1590 (qui ont déjà l'objet de nombreuses pressions et lettres de jussion) par lesquelles Bourbon cherche à maintenir son patrimoine propre séparé du domaine royal afin de pouvoir plus facilement l'aliéner pour payer la guerre (cf. de Waele, Michel, 1995, Une question de confiance? Le parlement de Paris et Henri IV, 1589-1599, PhD, McGill University, CH 10). Pour de la Guesle, la Couronne saisit à la fois le Roi et ses biens.

[28] du Jour (ed), 1611, Les Remonstrances de Messire Jacques de la Guesle, Paris, ch. Chevalier

[29] Maugis, Edouard, 1913 & 1914, Histoire du Parlement de Paris de l'avènement des Valois à la mort d'Henri IV ; Doucet, Roger, 1921 & 1926, Etude sur le Gouvernement de François Ier dans ses rapports avec le Parlement de Paris, 2 vol.

[30] Harangue du Président, lors du lict de ivstice dv roy (François Ier) au Parlement de Paris l’an 1517, le 24 Iuillet (in Godefroy, 1649 Tome 2, p 463 sq), harangue dont Maugis prétend qu'elle contient plus de paroles que de courage.

[31] Hanley, Sarah, 1983, The "Lit de Justice" of the Kings of France: Constitutional Ideology in Legend, Ritual, and Discourse, Princeton University Press,  p 66sq.

[32] Cette vostre Cour a tousiours esté l'honneur & la Souueraine de France, & doit estre honnorée tellement, que les Arrests & Iugemens d'icelle doiuent estre gardez sans les enfraindre, autrement c'est corrompre vostre vie ciuile, & grandement diminuer vostre authorité; & quand vous y contreuenez, & les empeschez, vous estes dissemblable & contraire à vous mesme. Ainsi qu'au monde n'y a qu'vn Soleil, & n'y en peut auoir deux, demeurant l’eternelle Loy, & disposition d'iceluy ; aussi en France n'y a qu'vn Roy, & pareillement n'y doit auoir qu'vne Souueraine Iustice, & n’y en sçauroit auoir deux longuement, que ne s'engendrassent diuisìons entre les Nobles, Communautez & suiets; ce qui est la désolation des Royaumes, ainsi que dit l'Euangile.

[33] Doucet, Roger, 1926, Etude sur le gouvernement de François ier dans ses rapports avec le parlement de Paris, p 256

[34] SEANCE ET LlCT DE IUSTICE DV ROY François I au Parlement de Paris, l’an 1517. le 20. Décembre où fut résolu que le Roy ne deuoit laisser le Duché de Bourgongne a l'Empereur Charles V… Messire Iean de Selue Premier Président, parlant au nom du Parlement de Paris et des autres Presidens & Conseillers des autres Cours Souueraines icy assemblez  développe toutes les bonnes raisons attendues contre l'abandon de la Bourgogne et celle-ci, plus inattendue.

[35] la fiction du mariage politique du roi avec la république et son application au principe de l'inaliénabilité du domaine ne remontent ni à Jacques de La Guesle ni à Charles Grassaille ni au président Jean de Selve mais au moins au règne de Louis XI (dans le cadre de constestations féodales entre Roi et grands vassaux)... Lucas de Penna comparait le mariage temporel et terrestre du Prince et de l'Etat (res publica) avec le mariage spirituel et divin de l'église et du prélat. Le premier était finalement qualifié de moral et politique...Mais la métaphore peut aussi être mise au service de la monarchie représentative)... Dès le XIIIe siècle les canonistes distinguaient 'quod omnes tangit ut collegiati' et 'quod omnes tangit ut singuli'. Le terme de représentation est susceptible de deux sens bien différents : la tête dans l'image organiciste est l'abrégé, la personnification du corps, c'est la représentation dans le chef ; mais la théorie des corporations mène aussi à l'idée de délégation et de mandat, c'est la représentation auprès du chef. Descimon Robert 1992 "Les fonctions de la métaphore du mariage politique du roi et de la république en France, XVe-XVIIIe siècles". In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 47e année, N. 6. pp. 1127-1147.

[36] Il y eut donc un chassé-croisé entre les deux partis religieux. Ce sont les protestants qui au début combattent la royauté, puis les systèmes changent avec les circonstances : aux réformés de soutenir le droit inviolable du successeur légitime; aux catholiques de subordonner l'hérédité à la volonté populaire librement exprimée (Weil, 1892).

[37] cité par Weil, 1892 qui commente : Cet ouvrage ne contient pas une idêe originale, on dirait que Boucher n'a rien trouvé de mieux que de copier les Vindiciae contra tyrannos en les adaptant aux besoins de la cause catholique

[38] Par exemple : Le Jay, François, 1589, De la Dignité des rois et princes souverains, du droict inviolable de leurs successeurs légitimes et du devoir des peuples et subjectz envers eux, Tours, ch. Le Mercier.

[39] Descimon Robert, 1982, La Ligue à Paris, Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 37e année, N°1,pp 72-111.

[40] Du temps de Samuel, le peuple désire avoir un roi comme en ont toutes les nations (1Sam 8.5). Dieu au dernier juge : Ce n'est pas toi qu'ils rejettent, c'est moi qu'ils rejettent, afin que je ne règne plus sur eux (1Sam 8.7). Dieu ordonne néanmoins à Samuel de se plier à la demande du peuple et d'établir un roi sur eux (1Sam 8.22).

[41] Il prendra vos fils...Il prendra vos filles...Il prendra les meilleurs de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers ... Il prendra la dîme de vos semences et de vos vignes... Il prendra les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes et de vos jeunes gens... (1Sam, 8:11-17), texte abondamment glosé, pour ou contre le roi. Weil, p 84 : Il n'est pas un écrit du temps où ne reparaisse la phrase de Samuel… Les uns, lisant dans ces versets le résumé des droits que Dieu confère au prince, arrivent sans peine à légitimer ainsi le pouvoir absolu ; les autres, commentant ce texte de la même façon que saint Thomas, y voient l'exposé des actes tyranniques auxquels se laissent entrainer les monarques si les peuples n'ont pas la précaution de borner leur puissance.