Il est aussi facile que fastidieux, de corriger les fautes de l'OCR en se confrontant ˆ l'imprimŽ original. Ce n'est que le dŽbut du travail de l'Žditeur numŽrique car le texte contient des mots que nous ne comprenons plus, qui ont changŽ de sens ou de genre. Faut-il les remplacer par leur Žquivalent contemporain ? Je ne le fais pas, par souci de fidŽlitŽ et gožt du pittoresque. Je prte au lecteur un minimum de familiaritŽ avec l'ancienne langue et limite mon intervention ˆ mettre entre crochets le sens des mots les plus abstrus. De mme, je respecte le style tarabiscotŽ, la grammaire aventureuse et la syntaxe si complexe que l'auteur s'y perd souvent. Il faudrait tout rŽŽcrire, comme le voulaient les Žditeurs du XIXe : ce serait un travail Žnorme et une trahison complte. Mais la graphie s'Žloigne trop de la n™tre pour ne pas la corriger : u pour v, v pour u, oi pour ai, s long (ſ) ˆ remplacer par s, absence d'accents, abrŽviations typographiques, etc.
Reste la question de la ponctuation, Žpineuse car aucune vŽritable thŽorie de la ponctuation n'a ŽtŽ construite (Tournier, 1980).
Quant ˆ la pratique, mme aujourd'hui, il n'y a pas de rgle univoque [1].
Le lecteur des Histoires tragiques originelles est surpris, voire perturbŽ, par une ponctuation bizarre qui para”t distribuŽe au hasard ou ˆ l'Žtourdie.
Il n'en est rien pourtant. Que l'auteur ait intŽriorisŽ le code typographique de Dolet (1540, actualisant le Compendiosus
dialogus
de arte punctuandi de Heynlin, 1471), ou que le correcteur l'ait imposŽ ˆ son texte, la ponctuation est conforme ˆ l'usage du temps. Le n™tre est diffŽrent.
Le traitŽ d'Etienne Dolet (1540) [2] a posŽ la rgle pour les imprimeurs pendant des sicles (Druaz, 1980). DŽfinissant les trois signes usuels, il distingue:
Dans l'exemple qu'il donne d'une pŽriode parfaite (p. 20), je mets en rouge les signes de ponctuation aujourd'hui importuns :
L'empereur congnoissant, que paix valoit mieulx, que guerre, a fait appointement avec le Roy: & pour plus confirmer cette amytiŽ, allant en Flandre, il a passŽ ( chose non esperŽe) par le Royaulme de France:ou
il a ŽtŽ reu en grand honneur, & extreme ioye du peuple. Car qui ne se reiouyroit d'ung tel accord? qui ne loueroit dieu de veoir guerre assoupie, & paix regner entre les Chrestiens? ï que long temps avons dŽsirŽ ce bien ! ™ que bien heureux soient, qui ont traidŽ cet accord ! que mauldits soient,qui
tacheront de le rompre !
Nous ™terions certaines virgules et en ajouterions quelques-unes. Le deux-points, pour nous, introduit une cause, une consŽquence ou une explication, alors que le texte ancien l'utilise ˆ la place de notre virgule ou point-virgule (et en abuse).
Ponctuons ˆ notre manire (colonne de droite) l'exemple de Dolet et juxtaposons les deux versions sans faire d'autre correction :
L'empereur congnoissant, que paix valoit mieulx, que guerre, a fait appointement avec le Roy: & pour plus confirmer cette amytiŽ, allant en Flandre, il a passŽ ( chose non esperŽe) par le Royaulme de France:ou
il a ŽtŽ reu en grand honneur, & extreme ioye du peuple. Car qui ne se reiouyroit d'ung tel accord? qui ne loueroit dieu de veoir guerre assoupie, & paix regner entre les Chrestiens? ï que long temps avons dŽsirŽ ce bien ! ™ que bien heureux soient, qui ont traidŽ cet accord ! que mauldits soient,qui
tacheront de le rompre ! | L'empereur, congnoissant que paix valoit mieulx que guerre, a fait appointement avec le Roy &, pour plus confirmer cette amytiŽ, allant en Flandre, il a passŽ (chose non esperŽe) par le Royaulme de France ou il a ŽtŽ reu en grand honneur & extreme ioye du peuple. Car qui ne se reiouyroit d'ung tel accord ? qui ne loueroit dieu de veoir guerre assoupie & paix regner entre les Chrestiens ? ï que long temps avons dŽsirŽ ce bien ! ™ que bien heureux soient qui ont traitŽ cet accord ! que mauldits soient qui
tacheront de le rompre ! |
Lorsque, lisant Rosset, on rencontre des centaines de pages saturŽes de virgules inadŽquates qui compliquent la lecture, qu'on s'enfile de longues pŽriodes dont les segments s'encha”nent par des deux-points successifs en attendant longtemps le point final (qui, aussi longue qu'ait ŽtŽ la pŽriode, provoque rarement un saut de ligne) ; lorsqu'on veut Žditer un tel texte pour l'intŽrt ou le plaisir d'un public, un excs de fidŽlitŽ tournerait ˆ la servitude, l'authenticitŽ conduirait au contre-sens. Aussi anodine et vŽtilleuse que paraisse la ponctuation, elle importe. Le sort de ces enfants archŽtypiques dŽpend d'une virgule : On mange, les enfants vs On mange les enfants.
Les modifications que j'introduis dans la prŽsente Ždition sont licites car elles ne portent pas sur le texte mais sur les indications de lecture qu'il contient : ˆ l'Žpoque de Rosset (et encore aprs), le mode de consommation de l'Žcrit le plus rŽpandu consiste ˆ Žcouter un lecteur. C'est ˆ lui qu'est destinŽe la ponctuation, elle indique comment placer sa voix, o respirer, et la longueur des temps d'arrt. Aussi tard que 1751, BeauzŽe commencera son article "Ponctuation" dans l'EncyclopŽdie par: cÕest lÕart dÕindiquer dans lÕŽcriture par les signes reus, la proportion des pauses que lÕon doit faire en parlant.
Moderniser la ponctuation des Histoires tragiques consiste donc ˆ changer de rŽfŽrentiel. Ce systme second de communication (Catach, 1980) congrue ˆ l'usage qu'une Žpoque fait de l'imprimŽ. Jusqu'au XIXe sicle, la lecture est principalement orale et la ponctuation, sans exclure la dimension syntaxique, sert ˆ guider la soufflerie de la voix, c'est une ponctuation de l'Žcoute (Lapacherie, 2000).
La lecture mentale (visuelle) a conduit le XIXe ˆ une conception Žtroitement logico-grammaticale (id.) qui, malgrŽ les assouplissements et les fantaisies du XXe, conditionne nos habitudes de lecture. C'est pourquoi j'ai choisi d'adapter la ponctuation car, pour nous, elle ne relve plus de la diction, mais de la sŽmantique et de la grammaire. Ce travail demande une grande minutie et reste imparfait ˆ cause de la rŽsistance que la syntaxe ancienne oppose ˆ nos rgles.
RŽfŽrences
Catach Nina, 1980, "La ponctuation", In: Langue franaise, n¡45, La ponctuation, pp. 16-27
Gruaz Claude, 1980, "Recherches historiques et actuelles sur la ponctuation", In: Langue
franaise, n¡45, La ponctuation, pp. 8-15
Lapacherie
Jean-GŽrard,
2000, "De quoi les Ç signes de ponctuation È sont-ils les signes ?", La
Licorne, U. Poitiers
Lavrentiev Alexei, 2016, "Ponctuation franaise du Moyen åge au XVIe sicle : thŽories et pratiques", In: PŽtillon, Rinck, Gautier, eds, La ponctuation ˆ lÕaube du XXe sicle. Perspectives historiques et usages contemporains, pp.39-62
Meschonnic
Henri, 2000, "La ponctuation, graphie du temps et de la voix", La
Licorne, U. Poitiers
Timelli Maria Colombo, 2019, "La Punctuation dÕEstienne Dolet : de lÕimprimerie ˆ la morale (en passant par lÕŽpistolographie et les bonnes manires)", In: Fournier et al.,
Grammaticalia, ENS ƒditions, p. 205-212
Tournier Claude, 1980, "Histoire des idŽes sur la ponctuation, des dŽbuts de l'imprimerie ˆ nos jours", In: Langue franaise, n¡45, La ponctuation. pp. 28-40
[1] Par exemple, notre code typographique prescrit de mettre une virgule ˆ :
- l'apostrophe ou vocatif : les enfants, ˆ table !
- l'apposition et l'Žpithte dŽtachŽe : L'ŽtŽ, temps des chaleurs...
- une relative non dŽterminative : L'homme, qui Žtait venu hier, se prŽsenta ˆ nouveau.
- certaines propositions adverbiales : Je le ferai, puisqu'il le faut.
- l'incise : Je vous prŽviens, lui dit-il, que cela ne passera pas.
- la subordonnŽe placŽe avant la principale : Avant d'entrer, frappez ˆ la porte.
La virgule s'emploie obligatoirement entre les mots, les syntagmes et les propositions qui sont coordonnŽes sans conjonction (juxtaposition).
[2] Dolet Etienne, 1640 "La punctuation de la langue francoise", In: La manire de bien traduire d'une langue en l'aultre, Lyon, chez Dolet mme, pp. 17-24