Livre 1. La dernière aventure de Marfise. 1. Ganymède Marfise choisit de débarquer sur Callisto où les observations montrent le désordre d'un début de colonisation. Tentaculaire a craint que les satellites repérés et détruits soient les prodromes d'une offensive de "l'ennemi". Depuis longtemps, on pensait implanter une base d'appoint sur la lune la plus lointaine de Jupiter, Callisto, qui échappe aux radiations et bénéficie d'un océan souterrain et d'une atmosphère ténue. L'opération était restée à l'état de projet à cause des difficultés techniques et de la crainte de perdre le contrôle de ceux qu'on y enverrait. Mais, devant la menace (imaginaire), Tentaculaire se décide. Si les choses se passent mal sur Ganymède, Callisto permettra une reconquête. Tentaculaire prend le risque de composer l'expédition des éléments les plus douteux. D'une part, il s'en débarrassera. D'autre part, la nécessité de sauver leur peau les obligera à bien se comporter. Depuis des semaines, des fusées transportent Humains et matériels. Les nouveaux colons exultent de se soustraire à la tyrannie du Tentaculaire, même s'ils devinent qu'il a des espions parmi eux. Rapidement, les Callistiens (comme ils s'appellent eux-mêmes) relâchent les contraintes, oublient le salut au drapeau, les chants patriotiques, la récitation du livre de Dieu et, encore timidement, se livrent à des expériences sexuelles que le puritanisme de Ganymède interdisait. Bien que Marfise ne connaisse pas ces intéressants détails, elle juge qu'une nouvelle installation est nécessairement plus fluide et confuse qu'une base organisée depuis quatre siècles. Si elle a une chance (elle en doute), c'est sur Callisto. Marfise a dit je serai la chèvre qui attire le lion hors de sa tanière et accepte ce rôle de victime héroïque. Ce qu'elle a vécu, son dualisme, sa symbiose avec les Machines, les difficultés pour unifier la Lune, les mauvais traitements sur Terra, tout cela l'a, simultanément, durcie et amollie. Ragaillardie par son séjour sur la Terre avec Hilde et Doralice, elle n'a pas changé : désormais, elle est au-delà du succès et de l'échec, prête à tout, apte à toutes les adaptations. Ce
qu'elle est fera son chemin, même en rampant dans la boue. Marfise profite du long trajet vers Jupiter pour apprendre la langue des "patriotes", du moins celle qu'ils parlaient, quatre siècles auparavant, au moment de la Catastrophe. Elle ingurgite aussi toutes les connaissances disponibles sur leur pays et son histoire. Elle a vérifié que son apparence physique est compatible avec la leur. Il sera cependant problématique de leur faire avaler son apparition. Croient-ils encore au mythe einsteinien de la relativité ? Ils la prendraient pour une ancêtre qui s'est perdue dans le Temps. Elle n'a qu'un atout : son apparence inoffensive, seule et désarmée. Sa flottille de fusées cesse sa progression à une grande distance de Ganymède, pour ne pas être détectée. Marfise, embarquant dans une vedette de secours, s'éjecte en direction de Callisto. A partir de ce moment, on la suivra grâce aux appareils enregistreurs qui lui ont été incorporés. Seules les Machines pourraient dire comment s'opère son débarquement ; comment le laisser-aller qui règne sur Callisto atténue la suspicion et permet son absorption ; comment des espions la dénoncent et la font la transférer sur Ganymède ; comment elle y vit ; quels secrets (ou leurres) elle lâche ; et à la suite de quelles circonstances elle part, seule, à bord d'une fusée dont on perd la trace. Mais, si elles voient cela et accumulent de nombreux renseignements, les machines, inaptes à décrypter les émotions, ignorent ce qui se passe dans l'esprit de Marfise. Elle accomplit cette mission dangereuse et désespérée, non par goût de l'aventure comme jadis, non par devoir, mais pour faire quelque chose. Ce qui compte, c'est d'avoir un destrier entre les jambes, pas de le conduire. Hilde et Doralice ne lui ont pas rendu l'envie de leurs Planètes, et les Auribles ne l'attirent pas davantage. La Lune et ses Machines la dégoûtent. Les garçons eux-mêmes, dont elle fut toujours friande, ne lui inspirent plus qu'un tiède intérêt. Les défis se sont bousculés, elle a répondu. Tout est fini, la dernière ligne écrite. Marfise arrive sur les lunes de Jupiter comme une page vide, à remplir ou à déchirer. Dans cet univers doublement étranger, elle s'efforce d'atténuer sa différence et de se conformer aux règles qu'elle découvre sans les comprendre. Un jeu difficile et mortel, dépourvu d'attrait, sinon de bizarrerie : elle a reculé dans le temps, jusqu'au monde d'avant la Catastrophe. Alors que Marfise appartient à la nouvelle Humanité qui fusionna les singularités terriennes et les oublia, les "patriotes" ont cultivé la leur, et exacerbé leurs particularités. Leur monde clos vit au passé et rêve de revanche et reconquête. En quatre siècles, cette peuplade d'ingénieurs a développé sa technologie de façon spectaculaire, tandis que sa mentalité régressait tellement qu'un ultra-patriote de 2049 serait considéré ici comme un mou ou un traitre. Certes, Tentaculaire ne suscite pas l'enthousiasme universel, il règne par la terreur autant que par le fanatisme, mais nul ne conteste la "mission historique" de Ganymède. Les "déviants" n'aspirent qu'à boire un peu d'alcool ou à se divertir en cachette. Quant aux femmes réduites au rôle de reproductrices, elles adhèrent à leur mission patriotique et leur seul "péché" consiste à tromper leur "mari" pour avoir des enfants quand il échoue à en engendrer. Mythifiant et radicalisant le passé de leur pays, les "patriotes" aspirent à lui rendre vie. Marfise s'effraie de l'alliance d'une technologie futuriste et d'une idéologie rétrograde. La paranoïa qui leur permit de survivre, les condamne : ils ne comprennent pas la nature et l'origine de la Catastrophe. S'ils attaquent la Terre, ils ne trouveront pas l'ennemi qu'ils attendent, et les limites d'habitabilité rendront leur vie à l'air libre presque aussi artificielle que celle qu'ils mènent sur Ganymède. Ironiquement, le peu de Terre qu'ils auront sera dû au travail de la Lune dont ils ne sauront rien. Ils ne "reconquerront" qu'une toute petite portion de leur pays, le reste se situant dans les bas-fonds empoisonnés. Tout laisse penser qu'ils s'effondreront en constatant la vanité de quatre siècles d'efforts et d'endurcissement. Non, conclut Marfise, s'ils sont irrécupérables, ils ne constituent pas une menace létale. La bombe est inutile. Par contre, à force de vivre dans le souvenir magnifié de l'ancienne Terre, celle-ci éveille la curiosité de Marfise. Elle n'avait jamais considéré ce monde disparu, ni rêvé à ses "vertes collines" et "bleus océans" : les Planètes en offraient en abondance. Mais la vie de Ganymède se déroulant à l'ancienne heure, célébrant les anniversaires d'actes révolus, ranimant le passé, les images de la Terre défunte l'imprègnent peu à peu. Peut-être la page blanche de son esprit aspire-t-elle à se remplir : Marfise se préoccupe de plus en plus du chaos de l'ancienne Terre. Elle le connaît, sans parvenir à le sentir. Elle qui a tout vu, la géographie secrète de la Lune, la Terre morte et les planètes lointaines, est intriguée par l'Ancienne Terre, cette zone blanche sur la carte : hic sunt leones. Une vaine envie de l'explorer naît en elle, et grandit d'autant plus que son existence devient maussade et menacée : comme elle n'enfante pas, elle sera envoyée dans les mines. Si, comme une sorcière son balai magique, elle pouvait chevaucher un faisceau transtemporel, quel moment choisirait-elle ? Celui où elle rencontrerait Clorinde qu'elle admire pour avoir transgressé les limites mentales de l'Humanité. Marfise ne lui livrerait pas les secrets du futur : Clorinde sait déjà que le temps se réduit à l'espace, elle n'a pas besoin qu'on le lui confirme. Marfise voudrait juste voir à quoi elle ressemble, ce qu'a été son existence, quel processus a mûri ses idées. On sait si peu de choses d'elle... Faute de mieux, Marfise se rabat sur les vestiges que les patriotes ont emportés avec eux, des cartes, des livres, quelques objets... C'est alors que le hasard ouvre une porte, comme si les efforts de Marfise recevaient leur récompense. Lorsque le programme Jupiter fut lancé, l'énormité de la distance à franchir nécessita d'améliorer la propulsion des fusées. Depuis quatre siècles, sur Ganymède, les dures exigences de la survie ont absorbé la plus grande partie de l'énergie des ingénieurs mais, toujours, les meilleurs d'entre eux ont cherché comment rendre négligeable la durée du voyage : pour bombarder la Terre ou l'envahir à partir de Jupiter, quel avantage d'être à la fois près de la cible et loin de la riposte ! Une percée révolutionnaire vient d'être effectuée : conceptualisé dans un espace à p dimensions (la valeur idoine de p est le plus grand secret), un nouveau type de "moteur" et de "fusée" permettra de déplacer des objets, et peut-être des personnes, à une vitesse égale à la moitié de celle de la lumière : en une heure, Ganymède atteindra la Terre. Tout est possible désormais. Tout sera possible quand le concept aura été prouvé et ses effets sur l'homme analysés. Les ingénieurs construisent un prototype et cherchent un volontaire pour le tester. Personne. Une telle vitesse est inimaginable, le principe de base incompréhensible, aucune garantie apportée : la peur de l'inconnu retient les plus dévoués. Vainement, Tentaculaire promet les plus hautes récompenses, en appelle au patriotisme et à l'esprit pionnier. Marfise n'a rien à perdre. Elle préfère la mort ou le néant à son existence misérable. Tentée par l'expérience, du fait même que personne ne l'est, elle espère tricher et essayer de réaliser son fantasme : à la moitié de la vitesse de la lumière, il suffirait d'un mois pour rejoindre la Terre d'il y a quatre cent ans ! Marfise viserait 2020, quand Clorinde commençait ses travaux. Les risques sont extrêmes : la fusée fonctionnera-t-elle ? atteindra-t-elle sa destination ? La gravité terrestre l'empêchera d'atterrir et l'expédition sera un voyage sans retour... Mais Marfise s'ennuie, elle n'a plus de but, ni ici ni ailleurs, et sa vie l'exaspère : tout ce qu'il faut pour accepter une mission-suicide. Elle se porte volontaire. Cela ne plaît pas : femme, elle devrait se limiter à enfanter ; encore suspecte, elle n'inspire pas confiance. Mais il n'y a personne d'autre et, comme les ingénieurs estiment la probabilité d'échec à 70%, autant sacrifier un individu superflu qui ne pourra rien faire de nuisible au cours d'un aller-retour Jupiter-Terre. Marfise utilise sa liaison dissimulée avec les lointaines fusées de la Lune pour soumettre à leur computeurs une longue série de calculs de coordonnées galactiques dans laquelle elle inclut la Terre de 2020 : elle demande le Soleil il y a 1542 ans, Neptune il y a 497 ans, la Terre il y a 2439 ans et bien d'autres. Les machines obéissent et opèrent. Marfise, négligeant les autres résultats, grave dans son esprit la position de la Terre 2020, avec quinze décimales. En même temps, jouant à la fois la coopération et le scepticisme, elle négocie son acceptation avec les ingénieurs, obtenant des précautions en cas de panne : dans cette hypothèse, un moteur classique prendrait le relai, le passager introduirait les coordonnées de Ganymède et devrait survivre au long voyage de retour. On lui accorde des rations de secours miniaturisées et on lui apprend à utiliser quelques commandes. Les ingénieurs ont intérêt à ce que la fusée revienne, même avariée, afin de déterminer les causes de l'accident et analyser l'état du cobaye. Les calculs ne permettent pas de prévoir l'effet de cette technologie sur un organisme humain. Avant son départ, Tentaculaire la convoque et la reçoit, assis sur son trône, entouré de ses grands officiers. Cette fille surgie du passé s'est améliorée. Il l'a soumise à une surveillance constante, ne trouvant rien d'autre à lui reprocher que sa stérilité. Elle se conforme aux règles et a perfectionné son langage, initialement plein d'archaïsmes bizarres. Tentaculaire doute de la réussite des ingénieurs et ne veut perdre aucune personne utile, ce cobaye lui convient. Il tient le discours patriotique qu'imposent les circonstances et promet au "futur héros" une médaille et une promotion à son retour, ainsi que, en cas d'échec, une place honorable dans la mémoire collective. La fusée décolle comme n'importe quelle autre. A une certaine distance de Ganymède, un bip retentit : c'est le moment de changer de mode de propulsion et de sauter dans l'espace à p dimensions. Marfise remplace les coordonnées de la Terre contemporaine par celles de la Terre de 2020 et appuie sur le bouton. Que va-t-il se passer ? Marfise essaie d'imaginer ce qu'elle sera dans un espace à p dimensions. Après tout, un objet plat a encore une existence dans l'univers tridimensionnel... Après un rugissement, la fusée semble s'immobiliser dans une pénombre immatérielle. C'est ce que les ingénieurs avaient annoncé, tout semble aller bien. Marfise a-t-elle réussi son détournement ? Dans une heure, elle le saura. Si la fusée réintègre l'espace normal très haut au-dessus de la Terre, elle aura échoué. Autrement, elle pourra espérer qu'elle est en route vers sa destination. Pas de problème de "carburant" car la fusée produit elle-même l'énergie qu'elle consomme. Marfise se demande comment elle supportera d'être confinée pendant des semaines (ou une éternité si elle rate sa cible), bloquée sur ce fauteuil dont elle ne peut bouger, dans cet étroit espace où, pour un si court voyage, aucune commodité n'est prévue. Si elle réussit, elle sera quasiment paralysée à l'arrivée (et, se dit-elle, affreusement puante). Mais l'échec est plus probable : une désintégration ou une course sans fin jusqu'à ce qu'elle défaille et meure. Cette éventualité la laisse indifférente. 2. La guerre Sur Ganymède, les ingénieurs guettent fébrilement. Trois heures après le lancement, pas de fusée. Ou bien elle s'est anéantie, ou bien une panne l'a basculée en propulsion classique : des semaines d'attente. Un mois plus tard, toujours rien. Les ingénieurs concluent à un échec et reprennent leurs calculs, réexaminant les valeurs de p qu'ils avaient exclues. Tentaculaire, furieux, en fusillerait une douzaine s'ils n'étaient pas si précieux. Malgré ses doutes, il espérait un miracle. Cette tentative malheureuse a éveillé sa volonté de combat. Depuis quatre siècles, la reconquête se prépare, il l'entreprendra. Il entrera dans l'Histoire et, nouveau Moïse, conduira son peuple à la Terre Promise. Les âges futurs le révéreront. Première étape, la Lune : on construira une base et on l'emplira de soldats. De là, il sera facile de surveiller la Terre et d'attaquer. Le Chef réunit son état-major et planifie les opérations. A part les enfants et les femmes enceintes, toute la population se transportera sur la Lune dès qu'on aura fabriqué assez de fusées. Le Chef réunit le peuple et, après le salut au drapeau, l'hymne national et la prière à Dieu, annonce triomphalement sa décision. Le moment longtemps attendu arrive, la Patrie nous appelle, nos morts seront vengés, l'ennemi exterminé, nous rentrons à la maison. Une poignée d'excités crient de joie et applaudissent. Tous les autres restent cois et réticents. Tentaculaire, déçu de ne pas susciter l'enthousiasme, ne comprend pas que pour son peuple, avec le temps, la reconquête a cessé d'être un objectif opérationnel. C'est un horizon lointain qu'on contemple. Le devoir patriotique consiste à progresser lentement vers lui, génération après génération. Même si l'austérité et la surveillance pèsent, on s'est habitué au train-train de Ganymède et les malins savent contourner les règles les plus désagréables. Et voilà qu'il faut, d'un coup, tout abandonner et s'embarquer pour une dangereuse et douteuse aventure... Ils le feront car c'est leur destin national historique et Tentaculaire ne leur donne pas le choix. Ils le feront à reculons, craignant l'ennemi, regrettant leur femme et déplorant la rigoureuse discipline militaire à laquelle ils seront soumis. Les fusées décollent, emportant hommes, machines et matériels. Celles que la Lune a placées loin autour de Ganymède pour secourir éventuellement Marfise pourraient les détruire par surprise mais, ignorant leur destination, n'interviennent pas. Sur la Lune, l'Ingé, en lien avec les Machines, a organisé la défense. Il redoutait que les lunaires, confits dans leur confort et programmés pour la bienveillance, boudent l'appel aux armes. Au contraire, les volontaires se précipitent. Beaucoup se conformaient aux habitudes et se livraient aux plaisirs, sans se rendre compte de leur insatisfaction. L'occasion leur révèle qu'ils manquaient d'imprévu. Ils ne savent pas se battre, ils apprendront. Et, en plus, à la guerre, l'amour aura un goût nouveau. Cette mobilisation vient à point car les Planètes appelées au secours ont refusé, faisant la réponse du berger à la bergère : la Lune a voulu couper les ponts, ne plus rien savoir des Planètes et se concentrer sur sa Terre ; qu'il en soit ainsi ! que la Lune se débrouille ! D'ailleurs, les Planètes se savent trop loin et ignorées pour risquer quelque chose. Et si, néanmoins, on les attaquait, les Planétaires, exercés à la violence, se défendraient sans peur. Pendant ce temps, la Machine a accéléré au maximum la croissance de la nouvelle Marfise et introduit dans son éducation une préparation militaire. Elle apparaît soudain, image des antiques statues de Diane (dont elle ne partage pas la chasteté) : en habit de chasse, les cheveux noués par derrière, la robe retroussée, les jambes nues, le sein droit découvert et frémissant. Cette explosion de beauté et de force stupéfie, stimule et enchante les Lunaires. La Machine a caché le départ de notre Marfise pour Ganymède. A l'insu de tous, la nouvelle prend sa place et endosse ses responsabilités. La Marfise usée, concentrée et fantomatique, qu'on connaissait semble avoir subi une cure de jouvence. L'abstraction a repris chair... une chair délicieuse. La Machine répand le bruit que Marfise, épuisée par ses efforts, n'en pouvait plus et que des "moyens appropriés" l'ont remise en forme. Cette espèce de réinitialisation a effacé ses souvenirs personnels pour augmenter son efficacité. Tout le monde s'y trompe et les volontaires obéissent avec enthousiasme à ce chef dynamique qui, les entrainant sans peur à la surface de la Lune, leur apprend la guerre, qui comble de volupté les garçons valeureux et, fraternisant avec les filles, prend le temps de comparer longuement les qualités de leurs amants. Seuls ceux qui connaissent notre Marfise de très près sont troublés. Mordant n'est pas dupe des apparences et ne reconnaît pas sa déesse. L'Ingé et Almont, successivement, ont passé une nuit avec elle et, quoique sa beauté, ses attributs, son comportement amoureux, soient ceux de leur ancienne Marfise, une impalpable différence les a dissuadés de recommencer. Blanche, différemment, est perplexe. Elle peinait déjà à assimiler Marfise à la sienne, la prof d'anthropologie de Souabe. Elle sent que, si l'ancienne avait perdu ses souvenirs, la présente n'en a jamais eu. Un mystère. Cette Marfise infatigable dialogue avec les Machines, galvanise les énergies et, sans hésiter à quitter la Lune, installe des détachements lourdement armés sur plusieurs sommets de la Terre et les visite fréquemment. Pleine de vitalité et d'initiatives, elle est partout à la fois, ses journées ont quarante-huit heures et elle se multiplie en autant d'exemplaires qu'elle veut consommer d'amants. D'anorexique, elle est devenue boulimique, comme pour rattraper son retard. (Peut-être, face à l'urgence, la Machine a-t-elle exagéré son survoltage ?). Les radars signalent l'arrivée de fusées inconnues. Elles se posent à la surface. Les soldats débarquent et mettent en batterie des canons laser pour empêcher les chutes d'astéroïdes en les détruisant. Des abris provisoires sont édifiés. Des engins de chantier commencent à creuser, se noyant dans la poussière. Par l'intermédiaire des capteurs de notre Marfise, les Machines connaissent l'existence, les caractéristiques, l'histoire et les buts des "patriotes". L'envahisseur cherche à se doter d'une base souterraine pour ensuite attaquer la Terre (déserte). Il veut s'abriter des perturbations lunaires, et croit se cacher à la vue de son "ennemi" et s'en protéger. Rendant son enceinte souterraine hermétique, il établira une atmosphère et une gravité artificielles. Les Machines savent que sa paranoïa séculaire rend inutiles les explications et les négociations. Une fois installés sur la Terre, les "patriotes" seront des voisins gênants et dangereux. Il faut les détruire au plus vite, en profitant de leur vulnérabilité avant qu'ils s'enfouissent : leurs installations au sol sont fragiles et les scaphandres rendent les hommes maladroits. L'envahisseur n'a pas de raison de croire la Lune habitée. Inutile de l'en informer : une contre-offensive détournée vaut mieux que l'attaque directe réclamée par les soldats dont Marfise a exacerbé le courage. Les Machines prendront l'ennemi dans une tenaille invisible. Sous la surface, une multitude de robots sapent le sol au-dessous du camp et, à l'instant voulu, feront sauter la voûte. Très haut dans le ciel, des fusées arroseront le site d'une pluie de cailloux de petite taille qui, saturant les canons, perceront hommes et machines. On profitera de la prochaine tempête solaire qui brouillera les communications et les commandes à distance de l'adversaire. Ce jour-là, les fusées et les engins, déjà criblés de trous par les cailloux, basculent dans la profonde fosse que les robots ont creusée et qu'ils s'emploient aussitôt à combler, ensevelissant dans cette tombe les patriotes et leurs espoirs. Les survivants s'enfuient à grands sauts jusqu'à ce que, leur oxygène épuisé, ils s'affalent au sol et meurent. Deux fusées seulement réussissent à décoller et, fonçant sur la Terre, se posent sur un sommet désert. Pour Tentaculaire,
le jour de gloire est arrivé et ils ont gagné. Le héros plante leur drapeau qui, en l'absence de vent, pend lamentablement le long du mât. Son discours pompeux ne convainc pas les rescapés. Les hommes le voient bien, ils sont vaincus et naufragés. Une équipe de reconnaissance, descendant la montagne, renonce devant la chaleur intolérable et, vite intoxiquée par la radioactivité, ne parvient pas à revenir au sommet. Pas d'eau, pas de végétation, pas de vie, pas d'ennemi. A partir des bases que Marfise a prépositionnées, des canons à longue portée détruisent les fusées. Les intrus sont coincés. Marfise, pour donner de l'exercice à ses hommes, les lance à l'assaut. Tous les ennemis sont tués sauf un qu'on préserve pour l'interroger. Hébété, il est ramené sous la Lune où, s'abandonnant, il dit tout ce qu'il sait du passé et du présent, complétant les informations des Machines. Tous les combattants et leurs auxiliaires ont été détruits. Sur Ganymède, il ne reste que des femmes et des enfants. Des "enfants" ? ces vieux Terriens se reproduisaient eux-mêmes comme des bêtes ! Choqués, les Lunaires ne font pas le rapport entre ces "enfants" et les femmes qu'ils n'imaginent pas différentes des leurs : identiques aux hommes, sauf quelques délicieuses différences. Elles constituent donc une armée de réserve et un danger. Depuis qu'on a découvert ces anciens, les Machines s'inquiètent vivement de l'existence d'Humains non fusionnés, avec des préjugés nationaux exaspérés. Elles ne prendront aucun risque. Extrayant de leur arsenal secret, des torpilles atomiques à effet de souffle, elles anéantissent la base de Ganymède et les travaux commencés sur Callisto. La Marfise guerrière est fêtée et choyée. Elle se goinfre de garçons et cherche un nouvel emploi à son énergie. Bousculant les Machines et les préjugés, elle entreprend la colonisation de la Terre. Ses soldats la suivent, et d'autres aussi. Le heurt avec l'ennemi venu des planètes extérieures a ébranlé l'autisme traditionnel et ouvert la Lune. La Terre, à portée de main, offre un grand terrain d'aventures. Améliorant les anciens hôtels, les "néos" construisent des usines, lancent des ponts au-dessus des précipices et obligent les techniciens de la Lune à accélérer l'arrivée des comètes et la résorption de la radioactivité. Eux-mêmes déversent des milliers de tonnes de béton sur les parties les plus atteintes. Ils travaillent jour et nuit avec une joyeuse frénésie et plantent dans les bas fonds empoisonnés les fondations de tours de deux mille mètres pour créer des relais entre les sommets. Marfise, sans trêve, saute d'un amant à un autre, de la Terre où elle dirige les travaux à la Lune où elle harcèle les techniciens. Tout doit aller très vite pour que les Lunaires quittent leurs tunnels et retrouvent leur planète régénérée. 3. 2020. Revenons à notre Marfise. Elle appuie sur le bouton, et tout disparaît dans une grisaille abstraite et immobile : la cabine, les commandes, le fauteuil et elle-même... Elle ne se voit plus, son corps semble se dilater et emplir l'habitacle. Elle croit sentir les molécules qui la constituent s'éloigner les unes des autres. Restera-t-elle indéfiniment dans cet état ? Atteindra-t-elle sa destination ? Cela dépend de la fusée. Un pari. Par contre, Marfise se fie aux calculs de coordonnées : les computeurs savent faire puisque les faisceaux temporels touchent à peu près leur cible, malgré les aléas qui affectent les mouvements du cosmos. Marfise a l'impression de somnoler, sans jamais dormir vraiment ni s'éveiller. Flottant, immatérielle, entre l'être et le néant, elle ne ressent ni faim ni soif. Les rations sont inutiles. Elle n'a plus de corps. Elle s'était vue, rivée à son fauteuil, engourdie et douloureuse, tentant de petits mouvements de gymnastique, mais elle n'éprouve rien, incertaine de sa propre existence. Quels rapports entre une Marfise 3D et une Marfise pD ? Elle spécule sur les transformations géométriques et, délirant un peu, compare sa mutation à celle d'un cercle 2D en sphère 3D : la sphère procède du cercle et, si on l'aplatit, y revient. Le vertige de Marfise s'aggrave lorsqu'elle essaie de réfléchir au passage d'une sphère à une hypersphère 4D. Cette Marfise indéterminée est incapable d'aucune pensée suivie qui, d'ailleurs, serait inutile. Pourquoi réfléchir à la Terre alors qu'elle doute d'y arriver et ignore la forme d'existence que revêtirait son identité, si elle en conservait une ? Elle rêvasse vaguement à l'autre Marfise, la nouvelle, qui la remplacera sur la Lune quand les machines, faute d'informations, l'auront jugée perdue. Elle l'est, et formule son épitaphe : "je fus Marfise, à présent dissoute dans le grand Tout". Le voyage n'en finit pas. Marfise n'a plus de repères, même pas biologiques : elle ne ressent ni fatigue, ni courbature, ni douleur, ni besoin. Respire-t-elle ? Vit-elle encore ? Se réduit-elle à une pensée diffuse ? une pensée qui s'éteint ? une veilleuse ? A supposer qu'elle arrive, dans quel état sera-t-elle ? Son corps, mis en pause par le transfert, retrouvera-t-il ses fonctions ? ou, décomposé, se changera-t-il en une bouillie sans muscles ou un ectoplasme inconsistant ? Dans ce qui lui sert de conscience, un fantôme de ricanement salue la déception des "patriotes" : la fusée ne revenant pas, ils hésiteront entre l'hypothèse de la désintégration et celle d'une panne. Marfise rejette une idée affreuse : dans cet espace et à cette vitesse, le temps se dilaterait infiniment pour elle, tandis que, dans le monde ordinaire, il suivrait son cours normal ; une année pour elle vaudrait des minutes pour eux et, en fin de compte, elle atterrirait à l'heure sur Ganymède, congratulée par Tentaculaire ! Marfise, repoussant ce cauchemar, revient à sa surprise de ne pas éprouver le sentiment d'enfermement qu'elle redoutait, emprisonnée dans un volume aussi restreint. Les limites ont disparu. Marfise s'étale, se répand, s'expanse, aussi irréelle que la "fusée" l'est devenue. Elle n'a ni peur, ni impatience, ni ennui ; indifférente à son "voyage" et à son terme. Peut-être, au lieu de se "déplacer", est-elle entrée dans l'éternité ? Elle ne s'en apercevra pas, ne souffrira pas et ne mourra jamais. Parfois, surgit un souvenir qui l'occupe une seconde ou une semaine (elle ne sait, ayant perdu le temps). Son anéantissement lui rappelle l'évaporation de son identité sur Echigo, l'anneau au dragon, la douleur et la mort de la Dame, son sentiment d'impuissance, cette légende de la vieille Terre où un jeune chevalier assiste sans comprendre à la cérémonie du Graal. A la phrase mystérieuse de la Dame (l'autre
aussi était une autre) se superpose celle de Terrestin (Qui tu es importe peu, sois ce que tu es). Comme un nuage dans le ciel, l'ensemble de ses atomes et du lien mystérieux qui les unit encore, se gonfle, s'effiloche, se boursouffle, s'étire, se fragmente, se réunit, sans volonté ni but. Dans un sous-espace ou un vecteur parallèle, l'horloge de bord, si elle subsiste et fonctionne encore, marque les secondes, minutes, heures, jours, semaines, du temps subjectif du monde humain. Marfise ne lui appartient plus. Elle ne peut pas se pincer pour se prouver par la douleur qu'elle est encore vivante. Elle n'a plus de doigts, ni de bras à saisir, de joue à mordre, de cheveux à tirer. Marfise craignait que le long voyage inconfortable fût une épreuve insupportable, il n'en est rien, il n'existe pas, elle non plus, en dehors de tout et d'elle-même. *** Soudain, l'éternité s'achève. Sans transition ni avertissement, le néant trépide violemment, des éclairs aveuglants traversent la grisaille et, après un si long silence, des stridulations inquiétantes déchirent l'ouïe de Marfise. Tout tournoie, se contracte, se concentre. Marfise, étourdie, s'évanouit. Une alarme retentit, l'arrachant à la catalepsie. La petite cabine, propre et rassurante, baignée de lumière artificielle, démasque un hublot. Marfise aperçoit les étoiles. La "fusée" est repassée en propulsion classique. L'horloge et son totalisateur attestent que l'éternité a duré environ un mois. Ecartant les souvenirs de sa désubstantiation, Marfise, tout à coup, se sent vivante ; vivante et épuisée, l'esprit en coton. Elle reprend conscience de son corps et avale une ration de survie. Elle cherche des repères. Sur l'écran de contrôle apparaît la carte du ciel : le soleil est ici, la lune là. La trajectoire de la fusée pointe vers la Terre et la place sur une orbite très haute. Marfise regarde. Ses yeux voient surtout des nuages. Les instruments d'observation passent à travers et montrent des montagnes enneigées, des plaines verdoyantes et des mers grises. Marfise a réussi (elle salue ironiquement la performance des ingénieurs "patriotes") ! Elle a rejoint l'Ancienne Terre. En quelle année et en quelle saison ? Marfise se demande où se poser. Par habitude, elle sélectionne ce sommet des Alpes sur lequel s'élevait l'hôtel où elle a été plusieurs fois... dans quatre siècles. Quant à la fusée, il ne faut pas qu'elle retourne sur Ganymède. Quoique la Lune ne préoccupe plus guère Marfise, un dernier réflexe de loyauté lui inspire de programmer la fusée pour la jeter dans le soleil. Marfise s'éjecte au moyen de la minuscule capsule de sauvetage. Quelques heures plus tard, un choc brutal l'avertit qu'elle a touché terre. Marfise s'extrait péniblement de la capsule et tombe dans la neige glacée. La température est basse. Heureusement, sa combinaison la protège du froid. Bien sûr, il n'y a pas d'hôtel : rien de construit, pas même une cabane de berger, juste un cairn élevé par de vaillants marcheurs. Marfise, à travers la brume, distingue vaguement d'autres montagnes. Pour descendre, il lui faut retrouver l'usage de son corps. Ses fonctions organiques, suspendues pendant le transfert, se réactivent brutalement. La ration qu'elle a mangée provoque crampes abdominales, diarrhée et nausée. Ses muscles sont inconsistants. Indéfiniment, elle enchaîne les flexions et les étirements, très doucement d'abord car le moindre geste est un problème : elle ne sait plus faire. Elle s'interrompt pour se forcer à absorber une ration qui déclenche de nouveaux spasmes. Elle doit remettre en marche son métabolisme. La nuit tombe, le ciel se peuple d'étoiles et la Lune se lève. Marfise continue sans trêve. Au matin, elle arrive à faire quelques pas, respirant difficilement dans le froid intense. Elle va entreprendre la descente. Affaiblie et dépourvue d'équipement, elle cherche une voie praticable. Observant les alentours, il lui semble en discerner une. Elle n'a pas la force de cacher la capsule. Enclenchant l'autodestruction, elle s'éloigne aussi rapidement que le permettent ses jambes molles. Marcher dans la neige épaisse et glissante exige des efforts énormes. Heureusement, la pente est faible. Marfise, mobilisant toute son énergie, avance pas à pas. Elle ne cesse de chuter et de se relever malaisément, s'arrêtant souvent pour reprendre son souffle. A la fin de la journée, elle n'a parcouru que deux cents mètres, mais ses muscles recommencent à fonctionner. Elle creuse un trou dans la neige et se roule en boule. Il faut qu'elle se repose. Elle dort, pour la première fois depuis un mois. Un sommeil épais et sans rêve. Au matin, la brume s'est dissipée et un soleil lumineux éclaire toute la chaîne de montagnes. Regardant vers le bas, Marfise aperçoit, très loin, sur un replat, une construction, maison ou bergerie. Elle l'atteindra une semaine plus tard. La neige et le froid diminuent au fur et à mesure qu'elle descend, suivant la trace, à peine marquée, d'animaux ou de chasseurs. Echappant aux précipices, elle arrive enfin. C'est une ruine, le toit à demi effondré car la charpente n'a pas résisté. Mais les murs tiennent encore et une source se déverse par un tuyau dans un tronc d'arbre creux qui servait d'abreuvoir. Marfise, ôtant enfin sa combinaison, se plonge nue dans l'eau glacée. Faute de savon, elle ramasse les cendres d'un feu éteint depuis longtemps et se frotte tant qu'elle peut. Violette de froid, tremblante, elle se force à mouiller ses cheveux et à leur infliger le même traitement, remerciant les "patriotes" de les avoir coupés. Purifiée, elle fait d'intenses exercices de gymnastique pour se réchauffer. Elle aimerait sécher au soleil mais la fraicheur de l'air l'en dissuade. Encore humide, elle s'enfonce avec répugnance dans la combinaison puante. Elle consomme une ration. A présent, elle les supporte et éprouve une faim grandissante : un mois de jeûne à rattraper. Elle reprend sa route Un chemin montait jadis à la bergerie et ses vestiges facilitent la marche. Elle, qui se souvient de la Terre aride, s'émerveille de l'herbe et des petites fleurs, des oiseaux, des insectes et de l'eau qui court. Elle rencontre les premiers arbres, rabougris et tordus, et continue sa descente, essayant de rassembler ses souvenirs : du temps de l'ancienne Terre, dans quel pays se trouvaient ces montagnes ? En "Europe", elle le sait, mais où ? Ses muscles ont repris leur élasticité, ses poumons respirent avec avidité, ses yeux se gavent de toute la vie, végétale et animale, qui palpite. Elle marche sur l'Ancienne Terre ! si seulement elle échappait à la gangue nauséabonde de sa combinaison, rien ne manquerait à son bonheur. A un moment ou un autre, elle croisera quelqu'un et gagnera une ville. Elle ne doute pas de s'adapter à ce monde : elle a prouvé sa plasticité en allant d'une cité de la Lune à une autre, en passant d'une planète à une autre et, dernièrement, en survivant chez les "patriotes". Elle est exercée à découvrir les codes et à s'y conformer. 4. Aurore Tout à coup, dans une prairie en contrebas, Marfise aperçoit une mince fumée monter tout droit. Un feu ne s'allume pas tout seul. Marfise, lasse des rations, rêve d'un excursionniste en train de cuisiner. Elle presse le pas. Le but est plus distant qu'elle ne croyait. Quand elle l'atteint, elle trouve le feu éteint, à peine tiède. Le lendemain, plus loin, le feu fume en fin d'après-midi. Marfise note le cap et marche vers lui le plus vite possible, à la lueur des étoiles et de la lune. Il n'y a plus personne mais il reste une braise sur laquelle elle souffle pour ranimer la flamme et se réchauffer. Le jour suivant, elle voit le feu brûler, au pied d'un précipice. Un Humain s'active autour et monte sa tente, trop loin pour que Marfise distingue les détails. La falaise l'en sépare. Par un sentier latéral, toute la nuit, elle avance dans l'obscurité. Le ciel s'éclaircit et elle a devant elle une petite tente verte, dressée à côté du feu. Qu'en sortira-t-il ? Marfise ne réveille pas le dormeur. Se croyant seul dans ces montagnes, il serait surpris ou effrayé. Or, elle doit capter sa bienveillance, obtenir de l'aide et des informations. Fatiguée, elle s'assoit devant les braises et, pour dissiper l'humidité de la nuit, jette dessus des broussailles. Le crépitement et la fumée alarment celui qui occupe la tente. La glissière descend et une fille ensommeillée, vêtue d'un pyjama molletonné, ouvre de grands yeux devant la bizarre silhouette qui alimente le feu. Marfise sourit et salue. La fille rentre dans la tente, et en ressort, habillée. Elle est grande et élancée. La rencontre ne la choque pas. Elle s'approche et s'arrête, repoussée par la puanteur qu'exhale la combinaison de Marfise. La fille prononce une phrase interrogative que Marfise ne comprend pas. Elle reconnaît quelques mots seulement. Elle salue derechef et, se désignant, dit : "Marfise". La fille, de même, se présente : "Aurore". Elle parle à nouveau : ça a l'air d'une autre langue, hélas tout aussi étrangère. Marfise, à son tour, s'exprime. Certains vocables sonnent familièrement aux oreilles d'Aurore mais le sens lui échappe. L'idiome lunaire synthétise plusieurs langues terriennes dont des fragments ont été conservés tels quels, quoique leur prononciation se soit altérée. Le seul autre parler que connaisse Marfise est celui des "patriotes". Elle l'essaye et, par chance, la fille le comprend et le baragouine, lentement et avec hésitation. Le dialogue s'engage laborieusement. Marfise, inspirée par l'équipement de la fille, raconte qu'elle explorait les sommets ; un accident a englouti son matériel au fond d'une crevasse. Depuis, elle marche au hasard et regrette de puer autant, n'ayant pu se changer. Elle a vu la fumée et s'est dirigée vers elle. Aurore, oubliant l'odeur, examine avec curiosité la combinaison de Marfise qui ne ressemble à rien de connu. Elle sourit. Il y a un petit lac, non loin. Marfise se lavera. Ensuite, elle lui prêtera sa tenue de rechange. Elles ont la même taille. Marfise remercie, s'empare avidement du savon et court se tremper dans l'eau glacée. Elle se nettoie énergiquement, lave ses cheveux plusieurs fois de suite. Puis, elle cache sa combinaison dans un trou et, nue, encore mouillée, fumant au soleil, elle trottine jusqu'à la tente. Aurore ouvre son sac et, gentiment, lui tend pantalon, chemise, veste, chaussettes et brodequins. Marfise, heureuse de se sentir propre, les enfilera quand le soleil et le feu l'auront séchée. "Je vais faire comme toi", dit la fille qui, se déshabillant, prend le savon et une serviette, et se dirige vers petit lac. Marfise nourrit le feu. Aurore revient, frissonnant de froid. Elles s'étendent nues sur l'herbe, chacune d'un côté des flammes. Aurore, usant maladroitement de cette langue étrangère qu'elle ne maitrise pas, explique qu'elle exécute une longue randonnée en solitaire. Elle voulait de l'exercice et du calme. Elle se réjouit de la présence de Marfise, elle commençait à manquer de compagnie. Soudain, inquiète, elle pense que Marfise a faim. Quoique celle-ci la rassure, Aurore, sans se vêtir, s'affaire. Justement, quelques jours avant, un chasseur lui a donné des saucisses. Elle les fait griller et Marfise, insoucieuse de la graisse qui dégouline, se régale d'échapper aux rations. "Rien ne presse, dit Aurore. Passons la journée ici, tu te reposeras et nous ferons connaissance". Toujours nues, elles se vautrent au soleil et bavardent. Marfise, observant la fille, la voit assez semblable à elle, avec de longs muscles bien développés, les hanches étroites et les seins un peu écartés. Aurore l'interroge. Marfise, comme obnubilée par son accident dont elle invente de nouveaux détails, élude ses questions et, cachant son ignorance, la pousse à parler. Elle apprend sa position : cet ancien pays de la Terre s'appelle "Suisse". Aurore vient d'une ville d'en bas, au bord d'un grand lac. Fatiguée par ses études et un dépit amoureux, elle a décidé d'aller à l'aventure dans les montagnes, "mais pas si haut que toi, je n'osais pas". Marfise demande la date : le 7 août. Incidemment, elle découvre l'année et exulte secrètement : 2020. Les calculs étaient exacts et la fusée fiable ! Repensant à son "voyage", bizarre et troublant, mais indolore, elle se félicite de sa chance invraisemblable. Qui, dans tout l'univers, croirait son succès possible ? Marfise se retient d'exploser et de courir en tous sens, criant d'allégresse : elle a rattrapé l'Ancienne Terre en se déplaçant dans l'espace. Le Temps est bien le nombre du mouvement, comme disait (dira) Clorinde, à la suite d'Aristote. Maintenant, la Terre de 2020 s'ouvre à elle, tout est possible, sauf revenir (ce dont elle n'a aucune envie). Elle trouvera Clorinde et deviendra son amie. Aurore respecte sa méditation, croyant qu'elle remâche son aventure héroïque, la crevasse vorace et sa longue marche misérable. Marfise, radieuse, sourit à Aurore. Les filles dont le dos et les fesses brûlent, se retournent pour offrir au soleil leur face antérieure. Aurore, derechef, s'intéresse à Marfise. La langue bizarre dont elle a usé d'abord en mêlait plusieurs et, à présent, elle s'exprime sans effort dans cet idiome étranger que, par chance, Aurore a appris à l'université. Vient-elle de là-bas ? Marfise, contente qu'Aurore lui suggère la réponse, le confirme et s'invente une existence. Elle est de "là-bas" où l'on aime voyager en Europe. Son ambition se limitant à un périple solitaire en montagne, elle ne prévoyait pas de contacts humains et pensait que son volapuk suffirait. Aurore, intriguée (ce n'était pas le volapuk habituel), souffre de traduire maladroitement ce qu'elle dit et entend. Elle entreprend d'enseigner sa langue à Marfise qui assimile rapidement le vocabulaire, mais la syntaxe difficile résistera plusieurs jours. Le soir venant, la température fraichit, les filles s'habillent, raniment le feu. Marfise offre une de ses rations à Aurore qui grimace et puise dans les siennes : une soupe, des pâtes à la viande et un crumble aux framboises : un délice gastronomique pour Marfise. La nuit tombe. Aurore, malgré l'exiguïté de sa tente, ne laissera pas Marfise dormir dehors. Elle ouvrira son sac de couchage, le transformant en couverture, et elles se serreront l'une contre l'autre. Ainsi pelotonnée, Aurore s'endort très vite tandis que Marfise, surexcitée, dresse des plans. A la première lueur du jour, elle sort en silence, s'habille, frissonnante, et, prenant le poignard d'Aurore, sacrifie quelques lapins innocents. Une agréable odeur de viande rôtie éveille Aurore. Elle plie la tente avec dextérité et emplit son sac à dos méthodiquement. Il est lourd mais commode. Marfise s'en empare et le charge sur ses épaules. Les deux filles marchent ensemble, admirant le paysage. Aurore se félicite de la miraculeuse arrivée de Marfise : écœurée de solitude, elle aspirait à une rencontre. Marfise comble ses vœux : sympathique et pas dérangeante. En outre, Aurore se complaît à son rôle de sauveteuse et s'attache à Marfise en proportion de l'aide qu'elle lui apporte. Marfise, l'air anodin, lui fait raconter tous les détails de sa vie en ville. Le bavardage d'Aurore apporte un mode d'emploi de ce monde : les feux rouges, les passages piétons, les magasins, l'argent, les règles de politesse, les coutumes amoureuses, comment on passe d'un pays à l'autre, etc.. Les filles cheminent sans se lasser et Marfise s'exprime à présent dans la langue d'Aurore qui corrige ses fautes. Au soir, elles allument un feu et dressent la tente. Aurore sent un mystère mais, autant par discrétion que par indifférence, n'essaie pas de le percer. Marfise se prend d'affection pour elle : la fille est une bonne camarade, robuste et décidée. A présent qu'une oreille complaisante l'écoute, elle s'épanche, abordant tous les sujets, l'art et la littérature, son pays, ses amis, ses études, sa ville, ses voyages, ses amoureux. Marfise enregistre ces informations précieuses. Elle se dit qu'il serait pratique et agréable de l'accompagner en bas et de passer du temps avec elle pour s'acclimater. D'ailleurs, Aurore le lui propose. La place ne manque pas dans son appartement. Elle la guidera pour visiter la ville et lui présentera ses amis. Sans doute Marfise appréciera de voir des garçons après sa longue abstinence. Aurore se croyait capable de s'en passer encore un moment mais sa résistance s'épuise et elle se sent en manque. Avec une naïve obscénité, elle décrit les sensations qu'elle a connues et retrouvera bientôt. Elle questionne sa compagne sur les garçons de "là-bas", ses amours et ses préférences. La nuit, elle se presse de plus en plus contre Marfise qui, faute de pyjama, dort nue et sent les mains de sa compagne s'égarer sur son corps. Marfise dort paisiblement à présent et, si Aurore en profite, tant mieux pour elle. Mais, quoi qu'elle fasse à Marfise, Aurore en retire plus d'excitation que de satisfaction. Son envie de sexe tourne à l'obsession. Se frottant aux arbres et aux protubérances des rochers, elle réclame en vain un berger, ou au moins un bouc ou un âne... La main dans sa culotte enflammée, elle décide que l'excursion se termine, elles rentrent. Pressée et délirante, elle raccourcit le trajet en empruntant un étroit sentier qui s'accroche à un précipice vertigineux où souffle un vent violent. Déséquilibrée par une bourrasque, Aurore glisse et, sans parvenir à se retenir aux maigres arbres, dévale la pente, entrainant avec elle une vague de pierres qui la recouvre lorsqu'elle touche le fond. Marfise qui, à ce moment porte le sac à dos, descend lentement et prudemment. Arrivée en bas, elle dégage péniblement Aurore, morte, blessée de toutes parts, écrabouillée, défigurée. Marfise trouve à peine quelques centimètres intacts où déposer un baiser d'adieu. Elle fouille le cadavre, prend son portefeuille et tout ce qui reste intact dans ses poches. Puis, elle le recouvre à nouveau de pierres. Avec une pensée attristée pour la gentille fille, Marfise s'éloigne d'un pas rapide. Si on la trouvait là, elle aurait des ennuis. Elle marche le plus longtemps possible. A la nuit, elle n'allume pas de feu et s'emmitoufle dans le duvet qu'elle ne partage plus. Le matin, elle recharge le sac et poursuit sa route, descendant toujours. Deux jours après, dans une petite grotte à mi-pente d'une falaise qu'elle a gravie difficilement, elle se juge assez distante et abritée pour procéder à l'inventaire. Elle a décidé d'adopter l'identité d'Aurore en profitant de leur ressemblance. Elle trouve ses papiers, de l'argent, une carte topographique sur laquelle, non sans mal, elle se localise. Dorénavant, elle s'appelle Aurore, elle a une adresse, une nationalité, un passeport et, sans savoir ce qu'ils valent, un tas de billets marqués "200" et décorés de figures. En outre, elle dispose d'une réserve secrète : son collier à grosses mailles que les patriotes lui ont laissé pour orner sa féminité. Elle tirera une somme importante de ce qu'il en reste. Son premier objectif est de rejoindre un endroit habité. Elle repère le trajet sur la carte : moins d'une semaine de marche. Là, elle accédera à des moyens de transport. Dès qu'elle aura assez d'argent, elle quittera le pays. 5. Premiers contacts Marfise-Aurore, son sac sur le dos, la démarche fatiguée, entre dans la petite ville qui s'étend à la jointure de deux lacs. Un canal les met en communication. Jadis, les droits de péage et le commerce apportaient la prospérité. Elle vient aujourd'hui du tourisme. L'animation des rues déconcerte Marfise, après sa longue solitude. Une multitude de gens, parlant des langues diverses, se promènent. Beaucoup, équipés comme elle, reviennent de randonnée ou se préparent à partir. Oppressée par la foule, elle regarde les vitrines des magasins. Se rappelant le chiffre "200" sur les billets de banque d'Aurore, elle observe les étiquettes pour savoir ce qu'ils valent : Aurore transportait une somme significative qui, dans l'immédiat, lui ôte tout souci financier. Elle entre dans un hôtel. Les prix sont affichés. Avec un billet de 200, elle aura une nuit et un déjeuner. On lui demande ses papiers, elle montre le passeport d'Aurore. Un valet d'étage s'empare sans répugnance du gros sac et l'accompagne à sa chambre qui donne sur le lac oriental où de multiples voiles semblent faire la course. Marfise ferme la porte et, se dénudant, se précipite dans la salle de bains où trône une gigantesque baignoire. Elle la remplit d'eau bouillante, jette dedans des sels de bain et s'immerge avec délices, oubliant l'eau glacée des montagnes. Croyant sentir chacun de ses atomes barboter, se nettoyer et se remettre en place, Marfise retrouve son corps. Elle savoure longtemps sa renaissance, jusqu'à ce qu'elle voie diminuer la lumière. Elle se sèche avec volupté dans d'épaisses serviettes douces et, soupirant de dégoût, renfile sa tenue d'alpiniste dans laquelle elle a transpiré sans pouvoir la laver vraiment. Elle la frottait, plongée dans l'eau, avant de la sécher au soleil. Ça ne suffisait pas. Elle ne la supporte plus. Il faut, au plus vite, trouver des habits neufs, propres et seyants. Dans la rue, Marfise examine les vêtements des filles et note ce qui se porte. Se jetant dans un magasin avant qu'il ferme, elle s'approvisionne abondamment. Revenue dans sa chambre, elle se douche pour chasser tout souvenir de sa tenue de combat. Puis, peignant soigneusement ses cheveux qui commencent à repousser, elle passe une jupe courte, un chemisier ouvert et une veste. Enfin redevenue femme (les regards des garçons l'attestent), elle va dîner. Ne comprenant rien au menu, elle choisit au hasard et se délecte de son premier vrai repas. A la table voisine, un beau garçon l'admire en souriant. Demandant poliment la permission de lui offrir le dessert, il s'installe à côté d'elle, lorgnant son décolleté qu'elle ne fait rien pour cacher. A la différence de la pauvre Aurore, elle ne souffre pas de manque et aucune envie ne la démange. Mais frayer avec ce garçon agréable lui apportera des informations. Elle ne s'effarouche pas quand, sous la table, le garçon enlace ses jambes aux siennes. Il caresse sa main avec insistance. Murmurant des éloges de sa beauté, il insiste pour payer sa note et, en sortant du restaurant, l'attrape par la taille. Marfise, complaisante, s'appuie contre lui. Arrivés dans sa chambre, il la saisit à pleines mains et à pleine bouche. Marfise, accommodante, participe, se plaisant mollement aux sensations qu'elle éprouve et suscite. Après, le garçon bavarde comme ils font tous. Marfise demande à boire, il commande du "champagne" (une agréable boisson pétillante qui taquine les neurones) et se raconte. Marfise, intéressée, apprend qu'il est banquier. Mettant de côté son identité suisse, Marfise redevient la touriste de "là-bas", découvrant l'Occident. Après quelques exclamations en langue étrangère qui l'authentifient, elle exprime sa curiosité. Le garçon s'empresse d'expliquer sommairement la monnaie, les banques, la bourse, le crédit, les cartes... Marfise, en passant, se renseigne sur le commerce des métaux précieux. Quand elle a l'impression que son cerveau déborde (le champagne dont elle a abusé sans méfiance y contribue), elle se frotte contre le garçon et le satisfait gentiment. Ensuite, lui fixant un rendez-vous auquel elle n'ira pas, elle se rhabille, rejoint sa propre chambre et s'endort aussitôt. Au matin, elle se vautre indolemment dans les draps doux qui la rendormiraient si elle ne se forçait à sauter du lit. Après un copieux petit-déjeuner, elle achète une valise et diverses choses nécessaires. Reste à se débarrasser du sac à dos. Comme une riche insouciante, elle dit au valet que, son tour de montagne fini, le matériel ne lui sert plus. Qu'il le donne à quelqu'un ! Le valet remercie, joyeux car le sac et la tente sont du meilleur modèle. Marfise, en réglant sa note, demande comment se rendre à la grande ville la plus proche. On lui indique le chemin de la "gare" et l'heure du départ. Un peu hésitante, elle monte dans le "train" et, rapidement (le pays est petit), arrive à destination. Elle s'installe dans un hôtel confortable, et s'informe de l'actualité financière, en particulier, du cours du rhodium, du scandium et du platine. Après quelques calculs, elle détache quatre anneaux de son collier. Trois heures plus tard, elle les a vendus sans difficulté. Quoique les commissions et les taxes aient absorbé une partie de leur valeur, la voilà riche. Elle entre dans une banque, ouvre un compte, et reçoit une carte de paiement. Pensant à l'avenir, elle s'inquiète de son fonctionnement à l'étranger. Aucun problème, sauf les frais. Avant d'aller plus loin, Marfise doit se rendre compte de l'état de cette Terre à laquelle elle appartient désormais. Elle achète des livres, des revues, des journaux, et balaye les réseaux d'informations. Habituée (jusqu'à sa rencontre avec les patriotes) à une Humanité synthétique, elle s'effare de sa division en Etats, des rivalités qu'ont créées entre eux des siècles d'Histoire, des différences linguistiques, des oppositions politiques, des hystéries religieuses, des rumeurs, des explosions sans raison de foules en délire... Dans ce monde chaotique, nulle force de régulation ne paraît à l'œuvre. Ce système dissipatif opère loin de l'équilibre... Trois grands Etats prétendent à l'hégémonie et se contrecarrent, entraînant les autres dans leurs manœuvres. Mais, surtout, le substrat social paraît si terriblement fragile que Marfise s'étonne : par quels miracles ou hasards, la Catastrophe attendra-t-elle 2049 ? Marfise passe trois semaines studieuses dans sa chambre d'hôtel. Maintenant, elle a besoin de bouger, prête à participer au mouvement brownien de ces Humains. Elle sait dans quel Etat chercher Clorinde, pas grand chose de plus. Si ses principes ont été formalisés, sa biographie reste un mystère que Marfise a l'intention de percer. Mais, d'abord, elle va se promener : Londres, Paris, Vienne, Moscou, Pékin... et aussi Lhassa, le Machu Pichu... Avec le passeport d'Aurore et son argent en banque, elle pense aller partout. Marfise découvre que la langue d'Aurore, peu répandue, ne lui servira guère. Elle assimile rapidement une sorte de volapuk que presque tout le monde comprend. Les voyages sont moins faciles que ne le croyait Marfise et certaines destinations se révèlent inaccessibles ou au contraire trop encombrées. Néanmoins, elle exécute en détails une bonne partie du "tour de planète" qu'elle avait fait sommairement en six heures au cours de son second voyage sur la Terre Morte. Ici et là, elle croise des garçons qu'elle satisfait à peu de frais et qui, énamourés, parlent abondamment de leur vie, de leurs idées et de leur pays. Elle complète ainsi ses connaissances. Rapidement, elle oublie la Terre déserte et ses oasis de montagne. Ici, la vie vibre dans les plaines, ces bas-fonds empoisonnés où même les robots n'allaient pas. Marfise est consternée par le désordre des mégalopoles où des millions d'individus se pressent et se bousculent. Comment ces villes n'éclatent-elles pas ? Marfise finit par saturer, fatiguée par la promiscuité, le bruit et la confusion. Elle part dans les forêts, nombreuses dans le pays où elle est alors. Marfise aspire à cette vie rude et simple : non sans difficultés ("c'est pas un boulot de fille"), elle trouve une entreprise d'abattage et débardage qui l'embauche. Le patron, un géant poilu et musclé dont l'œil pétille de malice, ne veut pas d'elle, enfin, ajoute-t-il en souriant, pas pour ça. Saisissant l'allusion, elle paie de sa personne et lorsque, ravi, il en redemande, elle met pour condition d'obtenir un travail de terrain. Amusé et appâté, le géant l'enrôle pour six mois. Marfise apprend à se servir des tronçonneuses, à conduire les lourds engins, à reconnaître les arbres. Quoique, au début, ses camarades (tous des hommes) se moquent de la "greluche du patron", sa force, son courage et son endurance, la font accepter. Quelques bagarres aussi, car elle relève les défis et ne se laisse pas tarabuster. Le premier colosse qu'elle renverse à terre n'en revient pas. Le second non plus. Le troisième demande pardon et refuse le combat. De ce jour, elle devient leur mascotte et, de temps à autre, quand elle a l'humeur folâtre, leur chérie. Quand, périodiquement, ils reviennent à l'entreprise, Marfise, scrupuleusement, "paie sa dette" au patron, Morgant. Marfise ne lui en veut pas d'avoir sauté sur l'occasion. Les filles manquent dans les montagnes, elle est un beau morceau et Morgant un brave garçon. Il lui explique les rouages de l'entreprise, les coûts, les prix, les contrats, la réglementation. Il lui propose de s'associer à la gestion. Elle refuse, préférant les arbres aux bureaux. D'ailleurs ses six mois touchent à leur fin et elle va partir. Les bûcherons organisent une grande fête autour d'un feu gigantesque. Elle promet de revenir, cette vie lui plaît. Peut-être, un jour, se mettra-t-elle à son compte. Elle les salue un par un, distribuant les baisers et acceptant les caresses. Puis, rhabillée en fille, elle échappe à leurs yeux brillants et à leurs mains avides et, retroussant sa jupe, saute dans la jeep qui la conduira en bas. Comme le chauffeur regarde ses cuisses au lieu de la route, elle prend le volant. 6. Clorinde Marfise obtient un visa touristique de longue durée pour gagner le pays de Clorinde. Son volapuk lui attire moquerie ou suspicion et, après un stage intensif dans un centre de formation performant, elle parle à la perfection la langue nationale. Comment trouver Clorinde ? Le pays est grand et Clorinde inconnue, maintenant et plus tard : même quand elle aura fait et appliqué ses découvertes, elle restera dans l'ombre. Après sa défection, ceux qui essaieront de recommencer, formaliseront ses principes à partir de notes éparses. Marfise suppose que, aujourd'hui, la jeune Clorinde, sur un campus, étudie l'anthropologie. Mais où ? Et comment la reconnaître ? Aucune image d'elle n'a traversé la Catastrophe. Certes, "Clorinde" est un nom rare, mais plusieurs centaines de filles le portent. Il sonne bien et plaît à des parents lettrés. Marfise hésite, tentée de renoncer. A quoi bon ces efforts ? Sa recherche de Clorinde n'a pas de finalité. Marfise ne lui parlera, ni des faisceaux transtemporels, ni de la Catastrophe. Elle ne l'aidera pas à découvrir que, si le Temps n'existe pas, cela ne sert à rien de le savoir. Elle n'anticipera pas cette conclusion à laquelle Clorinde arrivera. Non, Marfise s'interdit tout ingérence : Clorinde a réussi, elle réussira. Chercher dans une botte de foin une aiguille dont on ne fera rien, est une entreprise absurde. Pourtant, Marfise souhaite rencontrer Clorinde, remplacer le mythe par une personne vivante... et peut-être une amie. Pour que, un jour, éclose la fameuse question de Clorinde où est hier ?, il faudra qu'elle l'ait couvée longtemps. Une telle incongruité ne tombe pas du ciel. Elle ne résulte pas du hasard d'une baignoire, de la chute d'une pomme, d'une piqure d'insecte ou de la vue d'un nuage. Ce début conclut un processus souterrain que l'énormité du problème aura fait durer des années. Depuis son enfance, Clorinde s'interroge sur le Temps et ses implications... Pariant là-dessus, Marfise publie dans les journaux une annonce qu'elle diffuse également sur les réseaux sociaux. C'est (en grec) la phrase d'Aristote : τοῦτο γάρ ἐστιν ὁ χρόνος, ἀριθμὸς κινήσεως (voici
bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement). Marfise ne doute pas que Clorinde la médite et escompte que, surprise (et réjouie ?) de ne plus être la seule, elle se manifestera. Mais, si le grec met Marfise à l'abri des mauvais plaisants, il ne lui rapporte qu'une avalanche de publicités pour des restaurants ou des magasins qui vantent leurs produits "authentiques", du
choriatiki au fassoulada en passant par la moussaka. Sans
se lasser, Marfise réitère son message. Peut-être Clorinde est occupée ou ne s'amuse pas aux réseaux sociaux ? Elle finira bien par voir cette phrase ou quelqu'un lui en parlera. Son entourage doit savoir que χρόνος
est son démon familier. Tout en poursuivant ses efforts, Marfise emploie une autre méthode. Elle contracte avec une entreprise de publicité : un avion traînera derrière lui une banderole ὁ χρόνος, ἀριθμὸς κινήσεως, et survolera six fois chaque campus du pays par temps clair. Cela prendra un an et coûtera une somme importante. Marfise détache deux maillons de rhodium de sa chaîne et attend. Pour s'occuper, elle complète son instruction. D'une part, elle visite des entreprises forestières et participe au travail. D'autre part, elle fréquente les bibliothèques, les conférences, les réunions publiques, les soirées mondaines. Elle aurait des loisirs à consacrer aux garçons qui la pressent, mais elle a perdu son appétit légendaire en se frottant de trop près aux Machines. Sa beauté et ses réflexes talentueux subjuguent ses partenaires occasionnels, elle éprouve seulement un plaisir abstrait et superfétatoire. Loin de se sentir diminuée, Marfise se félicite d'échapper à ses emportements, rougissant au souvenir de l'immonde exquis Badalbert. Elle n'use de ses charmes que par intérêt ou curiosité. Un jour, sur l'un des comptes où elle affiche Aristote, elle reçoit : "comment comprenez-vous cela ?", signé "C." Marfise ressent une extrême excitation. Un poisson a mordu. Est-ce celui qu'elle cherche ? Le "C." permet de l'espérer. La circonspection s'impose. Elle ne sait pas où en sont les réflexions de Clorinde et ne veut pas les perturber. D'un autre côté, sa réponse doit être assez attractive pour que le dialogue s'engage. Elle se donne quarante-huit heures de réflexion et engage un hacker qui, s'introduisant frauduleusement dans les arrières mal protégés du réseau, identifie l'adresse IP de l'expéditeur du message. Elle émane d'un campus à l'autre bout du pays. Marfise paie un supplément pour pénétrer le système informatique de l'université, trouver la liste des étudiants et les données relatives à celles qui s'appellent Clorinde. Deux heures après, l'habile manipulateur communique le résultat : une seule Clorinde, née à telle date, originaire de telle ville, inscrite en 1ère année d'anthropologie. "Par la Terre, s'exclame Clorinde, retrouvant un juron familier aux Planètes, elle est toute jeunette." Aussitôt, elle recrute un détective pour se rendre sur le campus, identifier la fille, la photographier et obtenir des renseignements sur elle. Marfise envoie à "C." sa réponse, une autre citation d'Aristote, traduite cette fois : si l'âme par hasard venait à cesser d'être, y aurait-il encore ou n'y aurait-il plus de temps ? Elle signe "A." puisqu'elle s'appelle désormais Aurore. Elle a un retour dès le lendemain : "je croyais être seule à me poser cette question". Le jeu du chat et de la souris devient plus fréquent, les messages plus développés. Marfise, désormais sûre que Clorinde est son interlocuteur, veut l'amener à accepter un entretien. "C." la devance : "si vous passez par ici (elle indique enfin le nom de la ville), parlons de cela ensemble". Le détective rend son rapport. La photo montre une jolie fille, un peu maigre, dont on devine que les formes se rempliront et qu'elle sera superbe. Ses résultats scolaires sont mauvais : les profs la jugent "trop intelligente". Elle ne travaille pas le programme, seulement ce qui l'intéresse. Elle désespère ses amis (et en particulier ses "chéris" mal chéris) car elle ne leur consacre pas assez de temps, concentrée sur ses réflexions personnelles. Marfise se renseigne sur la région qui se prête idéalement à l'exploitation forestière. Pour avoir le droit de créer une entreprise, Marfise dépose une demande de naturalisation. La double recommandation de son passeport suisse et de son compte en banque lui obtiendra rapidement sa nouvelle nationalité. Entre temps ses échanges avec "C." (qui signe désormais "Clorinde" comme elle "Aurore") se multiplient sur un compte privé. Clorinde souffrait de son isolement et doutait d'elle-même. Son interlocuteur miraculeux la rassure. Marfise n'avance rien que Clorinde n'ait déjà en tête : elle lui sert de miroir et, parfois, de loupe. Quand Marfise juge leur relation bien établie, elle annonce qu'un voyage d'affaires l'appelle dans la région. Une fois arrivée, elle contactera Clorinde pour prendre rendez-vous. Clorinde, joyeuse, donne ses coordonnées (que Marfise a déjà). Marfise, impatiente, saute dans le premier avion, traverse le pays et atterrit dans une ville moyenne sans caractéristiques particulières, au cœur de montagnes couvertes de profondes forêts. Marfise les prospectera : il y aura bien une entreprise à racheter. Ne doutant pas du succès de leur rencontre, elle anticipe : Clorinde a encore des années d'études à passer ici et Marfise restera à proximité. Se promenant autour de la ville, elle découvre, au bord d'un lac, un charmant manoir écossais qu'un milliardaire, jadis, a fait démonter, transporter et remonter pierre par pierre. C'est à présent un hôtel et un restaurant à la cuisine délicieuse. Marfise, séduite, prend une chambre et s'installe. De là, elle contacte Clorinde pour dîner ensemble le lendemain. Elle lui enverra une voiture. Clorinde répond aussitôt : elle viendra avec son petit ami qui possède un véhicule. La fille est prudente, s'amuse Marfise. Elle ne sait pas sur qui elle va tomber. Qu'imagine-t-elle ? une vieille dame ? un mâle libidineux quoique philosophe ? Marfise, elle, a pris des renseignements ; sinon, elle ne devinerait pas à quoi ressemble Clorinde ni quel est son âge. Le lendemain, à l'heure dite, Marfise attend ses invités dans le hall, vêtue d'une robe en tartan, à peine décolletée. Une vieille automobile cabossée arrive. Clorinde sort, rajustant sa jupe. Le garçon est beau et semble intimidé. Quand ils entrent Marfise se lève pour les accueillir. Clorinde, déjà persuadée que son correspondant est une femme, se réjouit de son apparence juvénile et gracieuse. Elle l'embrasse vivement, le garçon exécute une petite courbette. Clorinde le prend à parti : "je te disais bien que ce n'était pas un piège". Et, se tournant vers Marfise : "il craignait qu'un vieux satyre n'ait trouvé cette astuce pour abuser de moi". Marfise rit : quelle lubricité tortueuse de passer par Aristote ! Et, fémininement complice, elle confie à Clorinde "si je violais quelqu'un, ce serait ton adorable ami". Le garçon rougit jusqu'aux oreilles et se tient coi. Il prend place à table, digne et le dos raide, quoique, note Marfise en faisant semblant de ramasser sa serviette, il ait sa jambe collée contre celle de la fille et la main sous sa jupe. Le maître d'hôtel apporte du Champagne dans de hautes tulipes en cristal. Le garçon, boudeur, réclame un jus de fruit. Marfise, curieuse, demande à Clorinde comment elle a vu son annonce. Elle rit et, déjà amicale, explique que c'est Bob : alors qu'il courait ("pour entretenir sa forme"), un avion l'a déconcentré. Il volait bas, trainant derrière lui une banderole incompréhensible. Bob a reconnu un mot (χρόνος) de l'inscription placardée dans sa chambre. Il lui en a parlé. D'autres étudiants avaient vu et photographié le message. Clorinde, intriguée que son souci secret s'étale en plein ciel, a cherché sur la toile, repéré des comptes qui affichaient la phrase et pris contact. A son tour, Clorinde interroge Marfise : pourquoi utiliser ce moyen qui, si l'avion survole tout le pays, lui coûte une fortune ? combien de fous comme elle ont-ils réagi ? Vont-ils constituer un club ? Marfise sourit : tu es la seule ! Ne pouvant pas avouer qu'elle la cherchait, elle ment : hantée par cette question qui n'intéresse personne, elle devenait folle et, dans l'espoir de dénicher des partenaires, elle a lancé vainement des bouteilles dans la mer des réseaux sociaux. Un gain imprévu lui a donné les moyens de payer l'avion et de l'envoyer au-dessus des campus. C'est là qu'elle avait une chance de trouver des esprits curieux et inquiets. — Si je suis la seule, tu as gaspillé ton argent !, commente l'innocente Clorinde. Les deux filles reprennent de vive voix la discussion engagée par écrit. D'Aristote à Heidegger en passant par Einstein, elles négligent totalement le malheureux Bob qui, à présent les deux mains sur la table, se goinfre et, oubliant son affectation de sobriété, se pinte consciencieusement. A la fin du délicieux dîner, il est fou de rage. Elles tiennent des propos incompréhensibles comme s'il n'existait pas et, quand il a caressé Clorinde, elle s'est écartée avec irritation. Il explose et la querelle. D'une voix pâteuse, il lui reproche son indifférence. Une gentille fille accompagne son chéri à la pizzeria, danse avec lui, cherche à lui plaire. Elle, toujours enfermée dans sa chambre, le siffle lorsque ça la démange. Et, la chose finie, elle le quitte avec un vague baiser. Satisfait de s'être affirmé, il commande un triple cognac et s'endort dans son assiette. Marfise réconforte Clorinde, gênée et rougissante. Elles conviennent de se revoir pour poursuivre leur entretien. Mais Bob est trop soul pour conduire et Clorinde ne sait pas piloter. Marfise appelle le maître d'hôtel qui leur attribue une chambre, non loin de la sienne. Les deux filles soutenant péniblement le garçon le mettent dans l'ascenseur. Il émerge de son inconscience et se jette sur Marfise qu'il palpe grossièrement. Elle le neutralise et, aidant la frêle Clorinde à le sortir de l'ascenseur, le traîne jusqu'à leur chambre. Marfise se couche, joyeuse de la réussite de sa jonction avec Clorinde. Elle s'endort aussitôt. Des coups à la porte l'éveillent. Elle se lève. Clorinde entre, à demi-nue, et, d'une voix hachée par les sanglots, s'épanche : elle a fait vaguement l'amour avec un Bob à la fois brutal et désespéré ; puis, il l'a arrachée à son sommeil, toujours soul, et a voulu la... Marfise la calme et, montrant son grand lit, l'invite à le partager : préfère-t-elle le côté gauche ou le droit ? Elles se couchent et Clorinde, encore choquée, prend la main de Marfise pour se réconforter. Au matin, Bob est parti avec son auto. Les deux filles déjeunent ensemble. Clorinde rêvait d'avoir une grande sœur comme Marfise. Elle raconte que, toute petite déjà, elle tracassait ses parents de questions à propos des pendules et des calendriers. Pour elle, le Temps manquait d'évidence. A part ça, elle était normale mais ses parents, craignant qu'elle souffre de troubles cognitifs, l'ont fait "soigner". Les tests et les traitements ont pourri son enfance. Quand, diagnostiquant une psychose, on a envisagé un internement dans une "institution spécialisée", elle s'est décidée à simuler consciencieusement la normalité. La ruse, efficace, leur a fait conclure qu'elle avait connu un problème de croissance et ils l'ont laissée tranquille. Depuis, elle n'a plus osé en parler à personne. Sans jamais cesser de réfléchir au Temps, elle doutait de sa santé mentale. Marfise est la première à qui elle peut ouvrir son esprit. Elle reprend confiance en elle. Marfise appelle un taxi pour la reconduire. Elle-même va courir les forêts et reviendra dans une quinzaine de jours. Clorinde sursaute d'étonnement, elle ne voyait pas Marfise en crapahuteuse, et moins encore en bûcheronne. Si elle trouve à acheter une entreprise de bûcheronnage, elle s'installera par ici et elles se verront souvent. 7. Marfise s'installe Marfise enfile un jean solide et une veste de cuir. Elle laisse la plupart de ses bagages à l'hôtel et loue une jeep. Elle va d'entreprise en entreprise et, accueillie d'abord avec scepticisme ("c'est pas un truc pour une jolie fille") prouve son savoir-faire. On lui indique, plus loin, plus haut, au bord d'un torrent fameux par l'abondance de truites, une exploitation en déconfiture dont le propriétaire essaie vainement de se défaire. L'endroit est complètement isolé, à mi-pente de la montagne. Le torrent rugit et actionne une turbine qui produit l'électricité pour les machines et l'éclairage. Les truites ne manquent pas, mais les bâtiments sont en mauvais état et la comptabilité désastreuse. Marfise aura un gros chantier devant elle. Elle est la première (et la seule) acheteuse qui se présente au vieux monsieur découragé, pressé de profiter du confort de la ville et de la proximité de l'hôpital. L'accord s'opère facilement à des conditions raisonnables. Comme Marfise ne peut rien signer avant sa naturalisation, elle verse des arrhes en échange d'une promesse de vente, et visite la concession, très négligée au cours des dernières années. Marfise rencontre le personnel, insuffisant en quantité et en qualité, dont elle conquiert l'estime en organisant un concours d'abattage : son arbre tombe exactement entre les deux piquets qu'un malicieux a plantés exprès du mauvais côté. Elle promet une augmentation à ceux qui resteront, une petite indemnité aux autres, et annonce qu'elle remettra l'entreprise d'aplomb et renforcera les effectifs. Ceci réglé, elle rejoint la ville et son hôtel. Après un long bain brûlant terminé par une douche froide, elle contacte Clorinde qui l'invite à la visiter au campus. Sa chambrette déborde de livres et de papiers, au point que les ordinateurs reposent sur le lit. Au milieu du mur, s'étale l'inscription ὁ χρόνος, ἀριθμὸς κινήσεως. Il y a si peu de place que, rit Clorinde, ses petits amis restent sur le pas de la porte quand ils viennent la chercher. Elle ne parle plus à Bob, remplacé par Tim. Peu importe : "laissons-le en dehors de nos affaires". Marfise, ne voyant aucun endroit où s'assoir, suggère une promenade dans le parc. Clorinde étudie l'anthropologie ("pas très bien", concède-t-elle avec une moue charmante) pour comprendre comment les Hommes ont inventé le Temps et quels besoins il satisfait. Au cours de cette discussion (comme de celles qui suivront pendant des années), Marfise se limite au rôle d'écho. Par principe ou par superstition, elle s'interdit de donner de nouvelles idées à Clorinde ("si je lui disais tout !"). Marfise sait que Clorinde ira jusqu'au bout, et que sa présence ne sert (et ne doit servir) à rien. Avec affection (et un paradoxal respect rétrospectif anticipé), elle s'emploie à rendre sa recherche plus confortable. Elle l'écoute, l'encourage, l'aide à préciser sa pensée et, surtout, lui donne confiance. Clorinde, seule avec son problème, a failli craquer plus d'une fois. L'apparition d'un interlocuteur compréhensif la transforme et lui redonne des forces. Obsédée par ses pensées, elle a lâché sa famille, ne s'est liée à aucune amie et limite les garçons à un agréable et nécessaire délassement. "Parfois, dit-elle, j'avais l'impression d'être un alien, le dernier Martien oublié lors de leur départ". Elle bat des mains en apprenant que Marfise s'installe dans les montagnes. Le torrent plein de truites l'excite : leur chasse (elle rejette le mot "pêche") est sa récréation préférée. Elle aimerait aller là-haut tout de suite ; hélas, il faut attendre les prochaines vacances. D'ici là, Marfise aura conclu l'affaire. Il y a une pièce au-dessus du moulin et, si le bruit de la turbine ne dérange pas Clorinde, elle en fera sa chambre. Elle vivra au milieu des truites. Marfise repart, reçoit sa naturalisation, revient et achève sa transaction. A présent titulaire d'une vaste concession et propriétaire de bâtiments délabrés et d'engins hors d'âge, elle emmène Clorinde avec elle. Comme la fille ignore les conditions de vie dans la forêt et n'a pas d'équipement, elle lui achète des habits adaptés, ainsi qu'un poignard et un fusil car la canne à pêche ne sert à rien contre les prédateurs : les ours aussi aiment les truites. Clorinde a un nouveau petit ami, Tom, et juge inutile de s'en encombrer. Chargeant la jeep de provisions et de matériel, elles prennent la route des montagnes. Marfise, attentive aux difficultés de la conduite, parle des Alpes suisses pour distraire sa passagère. Minimisant ses difficultés, elle raconte sa longue ballade et sa rencontre avec une excursionniste qui, hélas, a glissé dans un précipice. Elles arrivent. Clorinde, déçue par l'inconfort et charmée par le site, court au torrent, quitte ses chaussures et son pantalon et, debout dans l'eau glacée, forçant sa voix pour dominer le bruit, entonne ce qu'elle appelle "le chant des truites". La pièce au-dessus du moulin, quoique délabrée, est encore solide. Les murs, le plancher et le toit ont résisté. Pour chasser l'humidité, Marfise allume un grand feu dans le poêle. Elle grille des œufs et du lard et, après manger, s'apprête à rejoindre sa maison branlante. Clorinde la retient, elle aura peur la nuit, seulette, et le lit (un cadre de bois sans matelas) ne lui plait pas. Marfise promet des améliorations et, en attendant, tend deux hamacs à mi-hauteur. Elle charge le poêle à fond. Les filles enfilent un pyjama molletonné, grimpent dans leur hamac, s'endorment au bruit du torrent et de la turbine qui couvre celui du vent, les craquements des arbres et les cris des animaux. Au réveil, Clorinde, malgré le froid, quitte son pyjama pour se tremper dans le torrent quand elle avise un ours qui, avalant les truites en série, la regarde tranquillement comme s'il appréciait son anatomie. Elle crie. Marfise chasse la bête. Déjà repu, l'ours s'éloigne à petits pas. Les matins suivants, Clorinde s'occupe des truites tandis que Marfise, son carnet à la main, dresse la liste des travaux urgents et des commodités indispensables. Clorinde apprend à tirer au fusil, à lancer le poignard et à conduire la jeep. Elles font de grandes promenades, troublées seulement par le bruit lointain de la chute des arbres que les bûcherons abattent. Quand le jour baisse, elles rejoignent le moulin, Tous les soirs, Marfise invente une nouvelle recette pour accommoder les truites. Puis, le poêle rempli de bûches pour la nuit, chacune dans son hamac, elles bavardent jusqu'à ce que l'une des deux s'endorme. En peu de temps, Clorinde prend des muscles et ses formes s'arrondissent. Elle se croirait au Paradis si elle avait un garçon sous la main : à part les ours et les renards, pas le moindre mâle ici. Elle grogne de frustration. "C'est de ton âge", commente Marfise, indulgente, se sentant très vieille "quoique, se dit-elle amusée, je sois sa cadette de quatre cents ans". Clorinde ne voit en elle qu'une jeune femme et s'étonne que ça ne lui manque pas. Les vacances de Clorinde finies, Marfise reconduit au campus une fille épanouie (et affamée d'amour), et entreprend la rénovation. En six mois, elle abat les bâtiments qui menacent ruine, consolide les autres, construit des hangars, achète de nouvelles machines, recrute du personnel et réorganise le travail. Régulièrement, elle descend à la ville pour ses affaires et rencontre Clorinde, toujours plus assurée. Marfise, prétextant le besoin d'un pied à terre, loue une petite maison et la lui prête, elle aura plus de place et de calme que sur le campus. Partie par mimétisme, partie par imitation délibérée, les deux filles se ressemblent de plus en plus et s'habillent souvent à l'identique. Nul ne s'étonne quand Clorinde présente Marfise comme "sa grande sœur". Elle change fréquemment de petit ami et, attribuant l'abstinence de Marfise à l'absence d'occasions, lui présente gentiment des partenaires plaisants. Pour ne pas la décevoir ni exciter sa curiosité, Marfise en consomme quelques uns (que sa beauté éblouit), toujours avec la même satisfaction distraite. Aux questions non formulées de Clorinde, Marfise répond qu'elle a commencé les garçons très jeune, et qu'elle en a tant dévoré avec tant de frénésie que son appétit s'est émoussé. Celui de Clorinde est si vif qu'elle la croit pas. Compatissante et un peu fleur bleue (c'est de son âge), elle imagine qu'un chagrin d'amour lui a pris le cœur et le sexe, là-bas, dans son pays suisse. Elle ne s'explique pas autrement son émigration définitive et son goût pour une vie solitaire et désabusée au fond des montagnes. Marfise ne la détrompe pas quoique, à bien la regarder, rien en elle ne confirme l'hypothèse : pleine d'énergie et d'activité, libérée des soucis et des responsabilité, elle jouit enfin de la vie, indifférente aux Machines et aux Planètes. Les souvenirs de son "passé futur" ressemblent à une fiction qu'elle aurait lue ou entendue. Curieusement, le plus vivant d'entre eux est le plus fantomatique : son séjour à Echigo. Elle ne résiste pas à le partager, ça ne tire pas à conséquence. Disant à Clorinde qu'un rêve bizarre l'a poussée à écrire une histoire, elle narre cette aventure en abyme où elle était le double du double d'une autre, incapable d'assumer un devoir, pressant et inconnu. Clorinde apprécie le récit. Elle a eu des songes de ce genre, quoique moins développés. Elle ne comprend pas l'émotion de Marfise qui semble se reprocher quelque chose. Seraient-elles perdues sans retour sur une île déserte, Marfise lui raconterait le monde futur dont elle vient et ses multiples aventures. Elle lui parlerait de l'extraordinaire et troublant voyage qui l'a conduite à la Terre d'aujourd'hui. Mais elle ne dit rien. Clorinde court la truite, Marfise apprend le piano quand elle a le temps. Son exploitation forestière exige beaucoup de travail. Marfise, négociatrice et organisatrice experte, a rendu l'entreprise rentable. Livre 2. Marfise et Clorinde 1. Travail d'appoint Les années passent. Clorinde trouve auprès de Marfise soutien et encouragement. Quand elle quitte l'université, Marfise change de région et, à plusieurs reprises, d'exploitation forestière. Elles restent en contact et Marfise réserve à Clorinde une jolie cabane confortable où l'attendent repos, calme, compréhension et, souvent, un garçon sympathique "qui passait par là". Clorinde a consacré sa thèse à l'anthropologie du Temps (se gardant de pousser trop loin dans ses conclusions), et obtenu un poste dans une université médiocre, puis, ailleurs, dans une prestigieuse. Marfise, un jour d'hiver où elle s'ennuyait, a répondu à une annonce. Il s'agissait de traduire des articles d'actualité écrits dans la langue des "patriotes". Malgré le manque de pratique, elle en a gardé une connaissance parfaite et, rejetant les variations sémantiques dont son séjour sur Ganymède l'a parasitée, exécute, à l'occasion, ces travaux bien rémunérés. Au bout d'un moment, on lui fixe un rendez-vous "pour faire le point". Sans le savoir, elle avait pour client l'un des services secrets du gouvernement et, à présent qu'elle a prouvé ses capacités linguistiques, on lui propose un recrutement. Marfise conditionne son acceptation à la sauvegarde de sa liberté. Elle travaillera à distance et poursuivra sa vie forestière. Une enquête de routine en Suisse vérifie l'exactitude des données qu'elle a fournies : lieu et date de naissance, ancienne adresse, inscription à l'université. Par chance, l'investigateur n'interroge pas la famille d'Aurore qui, depuis sa disparition inexpliquée, conduit de vaines recherches désolées. Marfise reçoit de nouveaux textes à traduire, des informations sensibles en provenance du gouvernement adverse. Elle souhaiterait démasquer la base secrète d'où partent les missions vers Jupiter. Elle en connaît la localisation précise et se réjouirait de nuire à leur programme, autant pour se venger des avanies subies sur Ganymède que par un reste de sollicitude pour ses anciens contemporains lunaires. Mais, incapable de justifier et de prouver son dire, elle se discréditerait. Un jour, un homme d'allure militaire débarque dans la scierie où Marfise surveille le travail des machines. Il demande un entretien et, après s'être authentifié, propose à Marfise d'accompagner "là-bas" un agent. Elle, elle n'aura rien à faire, juste servir de couverture : un couple attire moins l'attention et, avec son physique attractif, on ne regardera qu'elle. Elle bénéficiera d'un budget spécial pour ses habits et soins de beauté. En principe, elle ne court aucun risque. Marfise, toujours curieuse, accepte. Le pays, grand et lointain, ne ressemble pas à la version radicalisée que connut Marfise sur Ganymède. Par habileté ou paresse, une dictature kleptocratique, laisse les gens vivre comme ils veulent, pourvu qu'ils ne nuisent pas à "l'Etat". Toute ingérence ou idée d'opposition est sévèrement réprimée mais la sphère privée reste libre. Marfise découvre une vie bouillonnante, des mœurs d'une étonnante liberté, une gentillesse extrême dont les "patriotes" ne lui avaient pas donné le soupçon. Les hommes, de robustes colosses blonds, la courtisent avec une exagération flatteuse et, pour danser avec elle, se battent joyeusement avec une brutalité sanglante. Marfise, comme prévu, attire l'attention et cache le travail de l'agent qu'elle escorte. Sans cesse, elle compare avec Ganymède. Le Livre de Dieu qu'elle mentionne suscite une hilarité joyeuse : vieilleries. Néanmoins, le drapeau provoque le respect de tous, et ce n'est pas sans émotion qu'ils écoutent ou chantent l'hymne national. Aussi mécontents qu'ils soient de leur gouvernement, ces gens, fiers de leur pays et de sa puissance, mêlent fanatisme collectif et licence individuelle. Marfise se souvient de l'un des sermons de Tentaculaire, attribuant la défaite au "relâchement des mœurs" qu'elle-même juge sympathique. Sur des lacs gelés, au milieu d'immenses forêts enneigées, elle participe à des fêtes gigantesques qui durent des jours et des nuits, avec une musique tonitruante, des projecteurs aveuglants, des feux, des grillades, des flots d'alcool et des débordements sentimentaux et sexuels. Une fois, quand l'orgie bat son plein, une bande de loups les attaque, attirés par l'odeur de nourriture. Aussitôt, de partout, sortent des fusils mitrailleurs, des revolvers et même un canon à tir rapide qui font place nette. Marfise profite de la confusion pour s'emparer d'armes et de munitions. Elle les cache sous ses vêtements et, évitant avec un sourire faussement désolé les contacts rapprochés, s'enfuit au plus vite. Au total, elle a la surprise d'aimer ces gens dont elle déteste les lointains descendants dégénérés. Cependant, l'Etat plane au-dessus d'eux, les épiant, et ses innombrables tentacules saisissent la moindre velléité de "subversion". L'agent secret, pour déjouer la surveillance, affecte l'insouciance du touriste avide de distractions à l'occasion desquelles il rencontre ses contacts et collecte les informations qu'il est venu chercher. Malgré ses précautions, un filet invisible se resserre autour de lui, sans s'intéresser à la décorative Marfise, trop éclatante pour inspirer la méfiance. Alors que l'agent traverse un pont, elle le suit à distance comme s'ils s'étaient querellés. Un groupe d'hommes la double précipitamment et court vers lui pour l'embarquer. Marfise tire dans le tas et, à la faveur de la surprise, s'enfuit avec l'agent. Elle échappe aux balles mais l'agent est blessé. Marfise, usant de charme et d'argent, se procure un véhicule (que le propriétaire déclarera volé) et, à petite vitesse, sur des routes défoncées et glissantes, se dirige vers la frontière la plus proche. Elle rencontre peu de contrôles car le contre-espionnage pense que sa cible est restée dans la grande ville propice à la dissimulation. Prévenue à l'avance par les voitures qui la croisent, Marfise planque son camarade dans le coffre et, souriant aux soldats, distribue alcool et pourboires, se laissant peloter quand nécessaire. Elle s'arrête quelques kilomètres avant la frontière et, trainant l'agent dans la neige, évite le poste de garde et ses projecteurs. L'homme, épuisé, ne peut plus avancer, elle le prend sur son dos. Une alarme se déclenche quand elle coupe les barbelés. Le tir des mitrailleuses tarde un peu, Marfise et son fardeau sont passés. Mobilisant ses dernières forces, elle s'enfonce dans la forêt amie. Quelques jours plus tard, une patrouille les découvre et les met en sécurité. L'agent est soigné, le contact pris avec l'ambassade, un avion militaire les rapatrie. Marfise est à présent un héros de l'ombre. Félicitée et honorée, elle en profite pour divulguer le secret de la base jovienne, comme si elle l'avait appris là-bas. Les satellites en perceront le camouflage et, sans pouvoir contrecarrer le projet, des bâtons seront mis dans ses roues. Suffiront-ils ?, se demande Marfise. Si oui, il n'y aura pas de base sur Ganymède après la Catastrophe, Marfise ne s'y rendra pas, le prototype ne lui fera pas parcourir quatre siècles, elle n'existera plus ici, n'aura jamais rencontré Clorinde. Mais elle ne disparait pas et tout continue comme avant : elle conclut que le projet Jupiter n'a pas été annihilé ou que, perturbé, il a emprunté d'autres voies. Elle n'a pas changé cet aspect du futur. Dans le présent, elle a sauvé l'agent et les informations qu'il portait. Le "service" n'attendait pas tant d'audace et de détermination d'une interprète dont le rôle se limitait à la figuration plastique. Marfise, testée et appréciée pour son intelligence et ses capacités de combat, est recrutée comme agent du service "action". Toutefois, elle exige à nouveau de travailler de manière indépendante. Elle conservera son activité forestière et effectuera des tâches ponctuelles. En vue de cette éventualité, elle choisit dans son personnel quelqu'un apte à la remplacer temporairement et le forme méthodiquement. A l'occasion de ces missions, elle collectionne les fausses identités et accumule de l'expérience. Elle retourne plusieurs fois chez les "patriotes" qui n'ont pas perçu son rôle dans la fuite de l'agent secret (et le cherchent toujours). Flirtant avec le danger et les beaux hommes blonds, elle jouit de leur gentillesse et s'amuse beaucoup. Ce n'est pas toujours le cas. Un hiver, quand le froid lasse Marfise, elle accepte une mission banale pour jouir de la chaleur des Caraïbes. En bordure d'un petit Etat de la mer des Antilles, sur un rocher, désert à l'exception d'une ruine de maison et de rares palmiers, une base abritera un commando d'hommes et de femmes qu'elle entraînera à une hypothétique intervention armée sur une île voisine. Un sous-marin les débarque. Le jour, ils dorment et, chaque nuit, ils s'exercent. Rien d'exaltant, rien d'ennuyeux. L'ambiance est bonne et la mixité de l'équipe permet des récréations. Tout à coup, les ordres changent : une "personne protégée" s'installe sur le rocher, le commando assurera sa sécurité. Des maçons et autres corps de métiers entreprennent de rénover la maison. Toute l'équipe est mise en congé pendant les travaux. Marfise essaie de se faire décharger : ce n'est plus la mission qu'elle avait accepté. "On" refuse, "on" a toujours besoin d'elle : rien n'importe plus que leur nouvel objectif. Maudissant le "service", Marfise bondit jusqu'à sa forêt, vérifie que tout est en ordre et respire un grand coup : quoique les tunnels de la Lune soient enracinés dans son subconscient, elle n'apprécie pas la base secrète, souterraine et exiguë. Après quelques semaines de grand air pendant lesquelles elle arrache la tronçonneuse aux bûcherons et le volant aux conducteurs de grumiers, elle est avisée de revenir à son poste. Au milieu de la nuit, un canot pneumatique la dépose. Elle pianote un code sur un rocher qui s'entrouvre et rejoint son équipe qui a également pris des vacances. De la base, ils surveillent l'ilet et ses alentours au moyen d'une liaison satellite. Les observations s'affichent sur une batterie d'écrans. Les jours suivants, Marfise reconnaît Clorinde. C'est elle qui habite ici ! elle, la "personne protégée" qu'ils doivent défendre ! Clorinde a confié à Marfise que son projet se concrétisait, ajoutant qu'elle regrettait de n'avoir "pas le droit" de lui donner de détails. Marfise assistait, muette, à cette soirée délirante où Clorinde parla d'envoyer un signal radio à "la Terre d'hier". Marfise devine qu'elle s'est engagée dans cette direction. Il lui aura fallu obtenir discrètement des financements et l'assistance technique nécessaire... La voilà devenue une "personne protégée", elle s'est donc vendue à un service gouvernemental. Marfise mesure l'intérêt, pour une agence de renseignement, de se prévenir à l'avance d'un événement fâcheux afin de l'empêcher. Toutefois, même si les "boucles temporelles" n'existent pas (tout présent est définitif), Marfise s'interroge sur l'embrouillamini qui résultera de telles interventions. On peut localiser la Terre d'il y a un an comme celle d'hier... Mais, compte tenu de la multiplicité de facteurs qui déterminent le cours de l'Histoire, l'efficacité d'une intervention décroît quand la distance augmente. Tandis que Marfise réfléchit, une partie de son équipe s'agite, tandis qu'une autre grogne. Les hommes collent leurs yeux à l'écran qui montre Clorinde, nue, superbe, couchée sur le dos dans le sable, bras et jambes largement écartés, offerte au soleil et aux regards indiscrets. Subrepticement, quelqu'un enclenche le zoom. Marfise, prenant son ton de commandement, remet de l'ordre et rétablit la discipline : aussi excitante que l'image paraisse à des mâles frustrés, ils doivent la négliger ; cette personne constitue l'objet de leur mission et une inattention peut se révéler fatale ; il faut observer la mer et les airs, pas la cible. Toute faute sera sanctionnée. La surveillance se poursuit, monotone et vaine car nulle menace n'apparaît. La "personne protégée" va et vient. Parfois, son bateau la conduit jusqu'à l'île (une équipe au sol prend alors le relai). Les gens de Marfise ne sortent plus la nuit, de crainte de la rencontrer. Claustrés inutilement puisque rien ne se passe, les commandos souffrent. Marfise, compréhensive, réorganise les quarts de veille et, au moyen de bateaux gonflables, par rotation, une partie du groupe va s'ébattre sur les ilots voisins ou rejoint la grande île et son animation. Ainsi, ils tiennent. Marfise, elle, retrouvant la routine lunaire, s'enferme mais enrage. Ses forêts lui manquent et elle n'acceptera plus jamais une mission de ce genre. Elle rêvasse à Clorinde et s'amuse de s'imaginer frappant à la porte de sa maison : "j'ai vu de la lumière..." Enfin, on les informe qu'un sous-marin lâchera un canot qui viendra chercher la cible. Ils devront être cachés et prêts à ouvrir le feu s'ils n'entendent pas tel code. Les commandos, joyeux d'avoir quelque chose à faire, chargent leurs armes et se dissimulent dans les rochers, le doigt sur la gâchette. Hélas, tout se passe bien. Ensuite, la cible regagne l'ilot et l'attente reprend. Clorinde à présent examine chaque mètre de sable et scrute chaque rocher. Elle semble chercher l'entrée de la base. Après le dixième jour, elle devient de plus en plus agitée et, le douzième, prend son petit bateau et ne rentre pas [on se souvient de l'ultimatum du nouveau Président et que, Smith disparu, Marfise part en Bulgarie pour établir un contact direct avec N°1]. Marfise et son équipe, de plus en plus las et déprimés, montent la garde pour rien. Quand arrive l'ordre de fin de mission, ils se rendent sur l'île voisine et, oubliant les grades et la discipline, s'offrent une énorme bringue tumultueuse pour conjurer ce cauchemar. Marfise repart dans la forêt, se jurant de ne plus en sortir. Cette non aventure l'a tellement exaspérée qu'elle liquide son exploitation et en achète une ailleurs pour que les soucis d'une nouvelle mise en route lui changent les idées. Les sollicitations du "service" ne l'atteindront plus car elle ne le prévient pas de son déménagement et ne communique pas ses nouvelles coordonnées. Ils la prennent pour un petit soldat, elle est Marfise. Elle n'avise que Clorinde. Des mois plus tard, elle reçoit un message bizarre et incohérent. Clorinde semble déraisonner [C'est après sa douloureuse expérience à J-2]. Marfise, inquiète, la pense victime de surmenage ou de burn out, elle propose un rendez-vous, l'invite à la rejoindre, les truites l'appellent. Aucune réponse [Smith et Clorinde sont dans la maison de l'île]. Comme Marfise s'est mise sur la touche, elle ne reçoit pas le message du "service" qui la presse de se rendre dans un pays étranger, participer à la recherche d'une "personne essentielle à la sécurité nationale", enlevée par l'ennemi dans l'indifférence du gouvernement local ou avec sa complicité. D'ailleurs, elle aurait refusé tout net, encore ulcérée par sa mission aux Caraïbes. Comment imaginerait-elle que Clorinde est prisonnière d'un jardin de roses en Bulgarie ? 2. Clorinde, ennemi public Des mois plus tard, Clorinde, à la fois épuisée et excitée, arrive dans une automobile de location. Marfise envoie quelqu'un rapporter le véhicule à l'agence. Cachant son étonnement, elle ne pose pas de question à Clorinde et l'accueille chaleureusement. Là aussi, il y a un torrent poissonneux, et un moulin dont la chambre confortable attend Clorinde. Très tôt le matin, elle part aux truites. Frénétique, elle en rapporte tellement que les bûcherons se lassent. Clorinde met en marche le fumoir, ça fera des réserves pour l'hiver. Un peu partout, les camions s'agitent et chargent bruyamment les grumes dans un grand mouvement d'hommes mais, de l'autre côté de la maison de Marfise, s'étend un joli jardin, silencieux et désert. Clorinde y passe ses journées. Elle parcourt les allées ou s'assoit sur la balancelle, pensant on ne sait quoi. Marfise ne la dérange pas. Les premiers soirs, pour la distraire, elle a organisé des fêtes, invitant ses bûcherons à boire, chanter, jouer de la musique. Certains ont récité des poèmes. Mais Clorinde ne cherche pas la compagnie, elle réfléchit. Puis, cette phase se termine. Elle ne veut plus se comporter en invitée oisive. Elle a envie de s'agiter et demande à travailler. De plus, casquée et en combi, la tronçonneuse à la main, elle passera inaperçue en cas de visite importune. Marfise l'adjoint à une équipe comme élagueuse. Clorinde s'affaire impétueusement. Les soirées sont brèves. On se couche tôt ici car l'air est vif et l'activité fatigante. Après le dîner, les deux amies trainent un moment ensemble, dans le salon de Marfise où un grand feu flambe dans la cheminée. Elles bavardent, rêvent ou font de la musique. Marfise a un bon piano et, à présent, se débrouille passablement. Par bribes, quand ça lui prend, Clorinde, désormais insoucieuse des secrets d'Etat, raconte son histoire. Pour expérimenter sa théorie du Temps, elle a pactisé avec le diable, espérant être plus maline que lui. Les "militaires", apportant la technologie et les appareillages nécessaires, l'ont grassement rémunérée (elle parle des langoustes et de la maison dans l'île que Marfise connaît trop bien). Clorinde, d'abord réticente, s'est prise au jeu et, en s'alertant un jour avant, a permis de contrer plusieurs offensives des "autres". Mais les messages ne passaient pas la barrière des vingt-quatre heures. Une tentative de contournement a mal tourné et rendu Clorinde à moitié folle. Soudain, elle a trouvé une astuce pour sauter l'obstacle, ouvrant des perspectives affolantes. Le soir où, se libérant d'un long silence, elle se confie, elle se met à pleurer et se réfugie dans les bras de Marfise. Alors, elle n'avait "pas le droit" de lui demander conseil, elle est restée seule et déchirée : d'un côté, elle pouvait agir plusieurs années à l'avance ; de l'autre, elle refusait ce jeu dangereux et, encore plus, de donner cette arme aux "militaires" qui en auraient abusé. — À très court terme, on peut changer un facteur et obtenir l'effet voulu. En reculant dans le temps, on ne sait pas ce qu'on obtiendra. C'est comme le tir au revolver : à 10 mètres, tu es sûre d'atteindre la cible ; à 25 mètres, tu as une chance ; à 200 mètres, c'est des balles perdues. Le Présent résulte de l'entrecroisement de la chaîne des causes et de la trame du hasard. Si je modifie un facteur trente jours en arrière, je n'obtiendrai pas le résultat souhaité car la nouvelle chaîne en se combinant avec la trame aléatoire donnera un autre tissu. Et si je recommence, je vais tout embrouiller et le Présent deviendra instable. Aussi, elle s'est interdit d'utiliser sa découverte (Marfise l'approuve). Néanmoins, "les autres" ont vicieusement provoqué une crise qui aurait détruit de l'intérieur la société et le pays. À tort ou à raison, une fois, une seule, elle a violé sa règle et réussi sans que nul ne le sache. Son intervention n'a laissé dans les machines que des traces indéchiffrables. Néanmoins, un malin a deviné leur signification : elle avait résolu la quadrature du cercle sans le dire. Pour protéger son secret, elle a pris la fuite et, depuis, ils la traquent. Clorinde ne se soucie pas de cela, elle se sait en sécurité ici. Ce qui la taraude, c'est de s'être fourvoyée. Au début, elle a coopéré avec "les militaires" pour obtenir des moyens, puis elle s'est enivrée de sa puissance. Hubris. Marfise la réconforte, lui verse un alcool fort et parfumé. Clorinde pleurniche à petit bruit : "Aurore, je me suis trahie moi-même, je valais mieux que ça". Ce soir, elle se sent misérable. Elle ne veut pas retourner dans sa chambre, de peur de se jeter dans la rivière. Marfise lui propose de dormir avec elle, comme lors de leur première rencontre. Clorinde sourit à travers ses larmes : ce goujat qu'elle avait fui en s'abritant dans la chambre de Marfise... "J'étais si jeune alors... tant de choses étaient possibles... j'ai tout raté". Dehors il fait froid, on entend hurler des bêtes et, au loin, des chants de bûcherons. Marfise allume le poêle de sa chambre et prête un pyjama à Clorinde. "J'ai oublié quel côté tu préfères". Elles se couchent, Clorinde prend la main de Marfise et, encore agitée par un dernier sanglot, murmure que, ici, elle redeviendra elle-même. Soulagée d'avoir parlé, Clorinde refoule ses soucis et, la petite tronçonneuse à la main, se livre aux occupations quotidiennes. Elle s'apaise et, bientôt, ressentant la démangeaison familière, elle observe les bûcherons d'un autre œil. Elle flirte avec l'un ou l'autre, elle en
consomme quelques uns mais, cette fois, elle ne se contente pas d'un amant occasionnel, elle cherche un compagnon temporaire. Parmi ceux qui lui plaisent, elle choisit Oleg. Il ressemble à un ours, si velu qu'il paraît fourré. Ses sentiments sont doux et son amour fougueux. Le soir, il lit des poèmes et, parfois, en compose. Clorinde se rassérène, elle n'a plus besoin de s'étourdir de travail physique. Le matin, elle va aux truites ; l'après-midi, elle réfléchit et écrit sur le Temps ; le soir, elle jouit de sa féminité ; et la nuit, elle dort du sommeil profond qu'elle ne connaissait plus depuis des mois. Elle envisage de construire un chalet au bord du torrent. Elle rencontre souvent Aurore, toujours amicale et discrète. Les jours passent, identiquement heureux. Cela pourrait durer éternellement. Clorinde se retrouve et émerge : perdant la distance critique, elle s'est bêtement engloutie dans les travaux pratiques. Marfise se réjouit de la voir renaître. Elle s'informe : on la cherche toujours, tous les garde-frontières ont sa photo, tous les services épluchent ses traces, fouillent ses maisons, interrogent ses relations. Elles ont toujours dissimulé la leur. Elle rit : "s'ils savaient qu'elle est ici !". Elle rit et elle s'inquiète : Clorinde est en train de s'endormir, elle parle de construire un chalet et de rester éternellement. Il ne faut pas. Maintenant qu'elle s'est reprise, elle ne se laissera plus instrumentaliser et doit saisir sa nouvelle chance. Mais Marfise hésite, par pitié et affection. Le poids qui pèse sur Clorinde est trop lourd. Comment ne pas compatir ? Depuis toujours, elle souffre de son dualisme : son esprit, exclu d'une Humanité engluée dans le Temps, n'empêche pas son corps de vivre mais le hante. Maintenant, elle est enfin tranquille... Quand Marfise la voit, les yeux brillants, pelotonnée dans les bras de son ours amoureux ; quand elle l'entend siffler "le chant des truites" ; quand elle partage ses longues marches dans la montagne ; elle est tentée de s'exclamer Arrête-toi, instant, tu es si beau ! Puisse-t-elle vivre heureuse ! De fait, Clorinde ne cesse de dire que, pour la première fois de sa vie, elle est en paix, l'esprit et le corps réconciliés. Marfise s'interroge : pourquoi pense-t-elle que Clorinde n'a pas fini ? Quelle intuition l'incite à perturber son bonheur ? C'est alors qu'un contrôle fiscal inattendu, aboutit à un redressement qui somme Marfise de payer aussitôt son arriéré d'impôts augmenté des intérêts de retard. Elle le pourrait. Elle a assez d'argent et son collier compte encore de nombreux maillons. Mais le vilain petit bonhomme gris qui, malgré les difficultés du chemin, est monté jour après jour torturer sa comptabilité en grommelant, lui paraît un signe du destin. Marfise utilisera l'occasion, non pour décider à la place de Clorinde, mais pour lui ouvrir une porte. Si, inconsciemment, Clorinde est prête, elle la franchira. Si non, elle restera. Feignant l'embarras, Clorinde réunit son monde et annonce que, incapable de payer, elle fuira ses obligations fiscales. Pas question qu'on la mette en faillite et qu'on la liquide à l'encan. Ceux qui veulent, rentreront chez eux, les autres partiront avec elle : "nous disparaîtrons très vite en emportant le matériel et reprendrons notre activité ailleurs sous un autre nom". En prévision d'une circonstance de ce genre, elle a tout arrangé à l'avance. Clorinde dispose de fonds cachés dans différentes banques. Désireuse de poursuivre ici son existence paisible, elle propose à Aurore de lui donner ou prêter l'argent nécessaire. Marfise, reconnaissante, refuse avec des proclamations vigoureuses qui étonnent Clorinde : les
impôts, ça ne se paie pas. Aussitôt, on commence à emballer les machines et à charger les camions. Seul le stock de grumes sera abandonné. Une partie des hommes ira avec Aurore, les autres se dispersent. Oleg est de ceux-ci, il espère que Clorinde l'accompagnera chez lui. Aurore, de son côté, l'invite à la suivre. Clorinde, arrachée à son engourdissement bienheureux, doit choisir Oleg ou Marfise et, dans les deux cas, partir. La perspective de prendre la route lui rappelle soudain qu'elle est l'ennemi public. Dans la quiétude de la forêt, elle l'avait oublié ! "Il faut que je sache où j'en suis", se dit-elle. Pendant que tout le monde s'affaire, Clorinde saute dans un pickup et roule jusqu'à la ville la plus proche. Là, elle change de vêtements pour passer inaperçue et téléphone en Bulgarie, à l'ambassadeur. Elle apprend, avec un plaisir oublié, qu'il l'attend impatiemment et, avec soulagement, que l'ex N°1 est mort deux mois après son départ. La nouvelle a l'effet d'une décharge électrique qui excite son cerveau. N°1 disparu, personne ne connaît plus l'existence de son secret et la vraie raison de la traque. Elle peut donc négocier son retour. Le veut-elle ? Sa vie forestière lui paraît déjà une délicieuse parenthèse et, sans réfléchir longtemps, elle décide de replonger. "Réinitialisée" par sa retraite à la montagne, redevenue elle-même, elle exploitera d'autres potentialités. Elle prévient Aurore : elle ne remontera pas. [Nous savons que Clorinde, réintégrée, remplacera Smith à la tête du projet et, sous l'apparence de "ms Truc" servira et trahira son client Secrett jusqu'à l'élimination de ce dernier]. Oleg, l'amoureux de Clorinde, la prenait pour une fée de la forêt et ne croyait pas vraiment qu'elle le suivrait dans son village. Néanmoins, il est si affligé qu'il renonce à rentrer chez lui et part avec Aurore. Quinze jours plus tard, le service des impôts qui n'a pas été payé, envoie un huissier porter une sommation et dresser l'inventaire des biens à saisir. L'huissier, fatigué par le long trajet cahotant sur des pistes mal tracées, aspire à une boisson fraiche et à un fauteuil. Arrivé à sa destination, il se frotte les yeux : ni hommes ni machines ; le moulin arrêté ; la vanne fermée, le torrent déborde et l'eau commence à engloutir ce qui reste des bâtiments dont une partie a été démontée et une autre incendiée. La débitrice a déménagé à la cloche de bois et, dans ces solitudes, nul ne l'a su (ou n'a voulu le voir). Le stock de grumes a malicieusement dévalé la pente. Il n'y a rien à saisir et on s'apercevra que le compte bancaire a été vidé. À l'autre bout du pays, Marfise, dissimulée derrière un homme de paille, commence sa nouvelle installation. Elle et Clorinde ont convenu d'un moyen de contact secret. Clorinde l'appelle : elle pensait intervenir dans le passé pour empêcher l'évènement qui l'a conduite à fuir ; mais c'était une erreur, un héritage ou un piège de la Clorinde fourvoyée. Elle ne veut pas effacer ce séjour à la montagne qui lui a permis de se ressaisir et de devenir plus forte, "augmentée", dit-elle. "Mon passé m'appartient". D'ailleurs, conclut-elle, toute manipulation a des effets dangereux et contreproductifs : "le secret du secret, c'est qu'il ne faut pas s'en servir". Au cours des mois qui suivent, Clorinde ne donne plus de nouvelles. Que diable fait-elle ? [Ms Truc joue avec Mr Secrett]. 3. Marfise en vacances Marfise a ouvert la porte et Clorinde la franchit aussitôt. Cela prouve qu'elle était prête. Prête à quoi ?, se demande Marfise. Quelle sera sa prochaine étape ? Quant à elle, sa fuite fiscale ne lui cause pas trop de pertes. Elle aimait bien l'endroit qu'elle a abandonné, mais le nouveau ne manque pas d'agréments et sa nouvelle entreprise tourne bien. Pour la seconder, elle a Oleg. Elle décide de prendre des vacances et lui confie la direction. Si Clorinde survient, inutile de lui recommander de l'accueillir au mieux ! Utilisant une fausse identité, Marfise part en Suisse. Elle veut remplir un devoir trop longtemps négligé, et souhaite mettre ses pas dans ses pas, repartir du sommet où elle se posa et se pister elle-même sur le chemin par lequel elle descendit du ciel et du futur. Depuis, elle a vécu en terrienne du XXIe siècle, refoulant ses souvenirs du XXVe qui ne servent à rien, son voyage étant sans retour. S'il n'y avait Clorinde pour faire le lien entre les deux mondes, elle se croirait sur l'une des Planètes, à la fois étrange et familière. Après un rapide tour d'Europe, elle cherche les parents de cette Aurore dont elle a emprunté l'identité. Elle leur doit la vérité sur sa disparition. Marfise se rend d'abord à l'ancien appartement d'Aurore, dans cette ville au bord du lac. La locataire connait la triste histoire : de temps à autre, ses parents viennent se recueillir ici, inconsolables de la mystérieuse disparition de leur fille chérie. La locataire les prévient que quelqu'un apporte des nouvelles d'Aurore et Marfise se rend chez eux, un manoir entouré d'arbres, sur la rive du lac. Le salon est tapissé de grandes photos d'Aurore qu'ils ne désespèrent pas de revoir. La visite de Marfise attise leur émotion. Elle raconte que, après avoir perdu tout son matériel, elle errait sur les sommets, démunie et égarée. Aurore l'a secourue, partageant ses provisions et ses affaires. Elles ont marché ensemble, sympathisé, et Aurore l'a invitée chez elle. Tout à coup pressée d'arriver, elle a pris un raccourci dangereux, glissé et dévalé la pente dans une avalanche de pierres. Elle était morte quand Marfise l'a dégagée. — C'est faux !, s'exclame la mère en pleurant violemment. Après l'échec des recherches dans le pays, la police a su par Interpol qu'Aurore avait quitté l'Europe. A Amsterdam-Schiphol, son passeport a été visé aux contrôles (elle donne la date). — Ah ! C'était moi, avoue Marfise, désolée d'avoir engendré un faux espoir. Ses papiers disparus avec tout son barda, elle a pris ceux de la défunte Aurore. Il lui fallait rentrer chez elle au plus vite, son accident l'avait mise en retard. La conscience de son indélicatesse et de l'illégalité de son acte l'empêcha de prévenir les autorités et la famille. Elle n'a cessé de le regretter jusqu'à ce que l'occasion se présente de venir en Europe. Les parents ne la croient pas. Pourquoi, tant d'années après, cette fille débarque-t-elle avec une histoire aussi abracadabrante ? Ils veulent qu'Aurore soit vivante et ils supposent que, pour Dieu sait quelle raison (un garçon ? un crime ? une secte ?), elle a décidé de tirer un trait sur sa vie passée. Quelque chose aura fini par lui remémorer ses parents. Elle aura inventé ce scénario et envoyé la messagère apporter une fin tragique à leur attente. Non, non, il faut leur dire la vérité. Ils sont prêts à tout entendre, à pardonner, à envoyer de l'argent, à accomplir des démarches... Qu'est-elle devenue en réalité ? Marfise pensait qu'elle pleurerait avec les parents et que ce serait tout. Ses scrupules l'ont mise dans une situation délicate. Voir les lieux de l'accident les convaincrait-il ? Marfise qui veut justement aller là-haut propose d'essayer de repérer l'endroit. Les parents, incrédules et méfiants, craignent qu'elle en profite pour disparaître. Ils la feront accompagner du frère d'Aurore. Ils l'appellent, tandis que Marfise se demande si elle va les bousculer et s'échapper. Trop rapidement, arrive un grand garçon musclé. Couvrant Marfise de regards à la fois admiratifs et suspicieux, il s'engage à la surveiller et, la prenant par le bras d'une poigne de fer, il part avec elle et la conduit chez lui. Comme elle proteste énergiquement contre cet enlèvement, il l'invite froidement à appeler la police. Marfise est coincée : l'administration posera des questions embarrassantes et rouvrira l'enquête. Sa fausse identité ne collera pas : on ne trouvera pas de traces de l'arrivée de cette personne en Europe... Elle n'en sortira plus. Marfise, affectant de céder à la détresse hystérique d'une famille éplorée, réclame des cartes topographiques. Elle repère facilement le sommet dont elle partit et la petite ville où elle gagna la civilisation. Entre les deux, elle tente de retrouver son itinéraire embrouillé. Après l'accident, elle a consulté une carte pour quitter les montagnes mais ses souvenirs sont flous : trop de chemins descendent, trop d'endroits peuvent être celui où Aurore trouva la mort. Marfise, les yeux fatigués d'avoir scruté les courbes de niveau, suggère de partir d'en haut et de descendre à pieds. Sur place, elle espère se reconnaître. Son gardien estime qu'ils perdront leur temps et se fatigueront pour rien. Non, ils iront à cette petite ville, il louera un hélicoptère qui, du sommet, zigzaguera vers le bas. Si la vue est dégagée, elle identifiera quelque chose : la bergerie en ruines, la prairie où elle rencontra Aurore, le précipice fatal... Marfise n'a pas le choix, elle acquiesce. Ils arrivent rapidement. Un hélico est disponible mais il pleut. La brume et les nuages recouvrent tout. Ils s'installent dans un hôtel en attendant que le ciel s'éclaircisse. Le garçon, de peur qu'elle ne s'enfuie, loue une suite junior où la chambre d'enfants et sa minuscule salle de bains n'ont ni fenêtre ni sortie indépendante. Marfise s'évertue à le convaincre de sa sincérité : rien ne l'obligeait à parler à ses parents ; elle n'a aucune intérêt à leur mentir. Elle a vu mourir Aurore, son amie, et pensé à sa famille. Le seul reproche qu'elle mérite et admette amèrement, c'est d'avoir tant tardé, laissant les proches dans une affreuse incertitude. Mais elle est venue, elle compatit, elle-même a offert de rechercher l'endroit, elle ne s'échappera pas, inutile de l'enchaîner. Peu à peu le garçon la croit. D'ailleurs, quand le souvenir d'Aurore ne l'assombrit pas, il est rieur et amical. Il initie Marfise aux spécialités culinaires locales. Ensemble, ils absorbent des quantités d'alcool et le garçon s'intéresse de plus en plus près à sa belle prisonnière. Pour l'amadouer, elle se glisse dans son lit. D'amical, il devient amoureux et, quand, le ciel enfin dégagé, ils gagnent l'hélico, ce n'est pas pour l'empêcher de fuir qu'il tient Marfise par la taille. Le pilote hésite à aller au sommet à cause des vents, toujours violents, il s'en approchera le plus possible pour que la dame retrouve le côté par lequel elle descendit. Après plusieurs jours d'investigation, Marfise aperçoit les ruines. A partir de là, et jusqu'aux premiers arbres, Marfise distingue facilement le chemin qu'elle a suivi. Ensuite, les yeux fixés sur la carte, elle guide l'hélico et, enfin, reconnaît le précipice. Le garçon s'exclame "Aurore a passé par là ? c'était de la folie". En bas, un chaos de rochers les empêche d'atterrir. Le lendemain, l'hélico cherche un endroit favorable et se pose. Marfise, les jumelles levées vers la falaise, parcourt des yeux l'étroit et périlleux sentier dans lequel Aurore s'engagea. Elle repère l'endroit où elle a glissé et, à la verticale, désigne un tas de caillasse : ça doit être par là. Grimpant sur les roches branlantes, ils s'approchent. Marfise hésite, d'autant plus incertaine que, depuis, d'autres éboulements ont recouvert l'amas sous lequel gît Aurore. Découragé, le garçon s'assoit contre elle. Encore fois, elle décrit la scène : le sentier instable, Aurore inattentive, le vent violent qui la déséquilibre, l'avalanche qu'elle déclenche... et ce que Marfise trouve en écartant difficilement les pierres. Le garçon se représente le drame et pleure. A quoi bon entreprendre un colossal chantier de déblaiement pour quelques os brisés ? C'est ici que la famille plantera une croix et fera son deuil. Mais les parents ne sont pas d'accord. Ils doutent toujours. La fille ment, Aurore les dupe, elle est vivante au loin. Seuls ses os brisés les convaincraient. Ils demandent au garçon d'engager des ouvriers et des hélicos pour dérocher. Peu importe combien cela coûtera. Jour après jour, en espérant ne pas s'être trompée d'endroit, Marfise, maussade, assiste au travail, aux côtés du garçon, non moins maussade. Les progrès sont lents, car enlever un rocher en ébranle un autre. Des jours de pluie mêlée de neige rendent les choses encore plus pénibles. Après trois semaines exaspérantes, des débris d'ossements apparaissent et, en les examinant minutieusement, le garçon reconnaît une médaille qu'Aurore portait autour du cou. Marfise soupire de soulagement : elle va partir et retrouver sa forêt, tout est terminé à présent ! Mais, au contraire, les parents l'accusent d'avoir tué Aurore pour lui voler ses affaires, ses papiers et son argent. Rien de plus facile que de provoquer, après, une avalanche de cailloux pour l'ensevelir. Marfise objecte que, dans ce cas, elle ne serait pas venue les informer. Nul ne l'aurait jamais soupçonnée. Le frère d'Aurore proteste avec elle et se dispute avec ses parents qui s'obstinent. Ils portent plainte et, la suspecte étant étrangère, on lui refuse la liberté sous caution et on l'emprisonne. Marfise fait connaissance avec les geôles suisses. Étant simple prévenue, elle dispose d'avantages. La prison est scrupuleusement propre et les gardiens impitoyablement polis. Respectant la procédure internationale, l'autorité judiciaire prévient le consulat de l'arrestation d'une ressortissante. Un employé indifférent visite Marfise qui, craignant que sa fausse identité attire l'attention de son pays d'adoption (et du "service"), refuse toute assistance. Le frère d'Aurore, révolté par la folie de ses parents, prend l'affaire à cœur. Il procure à Marfise un excellent avocat auquel elle expose les faits. Elle est coupable d'usurpation d'identité, rien de plus. A la demande de Marfise, l'avocat contacte Oleg qui transfère des fonds. Marfise aura de quoi payer sa défense. En attendant que le tribunal instruise son affaire, elle rumine, tantôt déprimée par la prison, tantôt ironique : avoir accompli tant d'exploits au XXVe siècle, survécu aux "patriotes", rejoint l'ancienne Terre en "traversant" le Temps, construit une nouvelle vie, rencontré Clorinde... et finir ses jours dans une prison suisse pour homicide volontaire ! Ça ne changera rien à l'Histoire (croit-elle), Clorinde poursuivra sa route... mais c'est une raillerie vexante du Hasard. Pour garder la forme et le moral, Marfise fréquente assidument la salle de gym ouverte en permanence aux prévenus. Ses performances impressionnent ses camarades et ses gardiens. Comme par prémonition, elle se concentre sur le mur d'escalade. Harcelé par l'avocat, le Tribunal se décide à examiner son cas. Le juge instructeur, pointilleux, méfiant à l'égard de l'étrangère, n'accepte pas la chute dans le précipice : la suspecte tue sa victime, puis la balance dans le vide et, en bas, entasse sur elle des rochers. Le juge ordonne une reconstitution : la prévenue, portant un sac à dos de trente kilos comme elle dit l'avoir fait, descendra le sentier impraticable. L'avocat objecte, et menace le juge de poursuites en cas d'accident. Ce dernier persiste, certain que, prise au mot, la suspecte craquera et avouera son crime. Des hélicoptères transportent policiers, experts et prévenue qui, tous, regardent le juge avec aversion. Marfise observe le mince passage qui flirte avec le vide. Il s'est encore dégradé. Sans hésiter, elle charge le sac et, prudemment, entreprend la dangereuse descente. Le vent souffle fort et, à l'endroit précis où Aurore tomba, une bourrasque bouscule Marfise. Elle glisse dans le précipice et, accrochant au rocher ses doigts musclés par le mur d'escalade, évite la chute. Elle essaie de remonter et, dès qu'elle parvient à caler ses pieds, défait les courroies du sac pour s'alléger. Il s'écrase trois cents mètres plus bas, là où l'on a trouvé le cadavre d'Aurore. Marfise remonte, centimètre par centimètre, et se colle à la paroi pour reprendre son souffle. On lui crie que ça suffit, qu'elle arrête, qu'on envoie l'hélico. Néanmoins, pour défier le juge, elle veut aller au terme de cette ordalie. Encore tremblante, elle descend pas à pas le sentier maudit qui, par moments, s'interrompt et l'oblige à enjamber le vide. Arrivée en bas, elle s'effondre dans les bras du frère d'Aurore qui reproche vivement au juge cette expérience insensée. Le juge, penaud, supplie Marfise de l'excuser. L'accusation est repoussée et Marfise, inculpée de vol d'identité, condamnée à une forte amende que, compte-tenu des jours passés en prison et de la dureté excessive du juge instructeur, le tribunal réduit à une somme symbolique qu'elle paye aussitôt. L'avocat incite Marfise à exiger des parents un dédommagement. Elle ne veut plus entendre parler de cette affaire et dit que la facture du chantier sera une amende suffisante. Le frère d'Aurore attendait impatiemment la libération de Marfise. Il suggère de partir quelque part ensemble pour oublier cette pénible épreuve. Il vante le charme ensoleillé du Tessin et supplie Marfise de lui accorder quelques jours de bonheur. Mais elle ne supporte plus la Suisse, elle veut rentrer chez elle. En reconnaissance de son soutien, elle lui donne une nuit et saute dans un train qui la conduira à l'aéroport. Oleg et tous les bûcherons l'attendent avec impatience et lui font fête. Croyant que "Suisse" est le nom d'une région inconnue du pays, ils se tenaient prêts à saisir leur tronçonneuse, à monter dans les camions, à rouler tant qu'il faudrait, et à attaquer la prison pour libérer la patronne. Marfise, ragaillardie par leur accueil, participe joyeusement à la fête, danse avec chacun d'eux et finit dans le lit d'elle ne sait qui. L'activité ne s'est pas interrompue pendant son absence. Tout va bien, sauf quelques contrats qu'Oleg n'a pas négocié au mieux et que "Aurore" rediscute. Les jours passent, les truites bondissent, les oiseaux chantent. Marfise apprécie d'autant mieux sa liberté qu'elle en a été privée et a frôlé la prison à vie. A la dernière extrémité, elle aurait fait appel à Clorinde pour qu'elle use de ses accointances officielles. Mais elle préférait se débrouiller seule et, ayant apprécié la rigidité de la justice suisse, l'efficacité d'une intervention lui paraît incertaine. 4. Clorinde revient Peu avant que les premières neiges interrompent le travail en extérieur, Clorinde arrive sans prévenir : depuis longtemps, elle n'a pas donné de nouvelles. Faisant mille détours pour déjouer un éventuel pistage, elle a rejoint les montagnes. Clorinde, dorée par le soleil des Caraïbes, saute de son véhicule, l'air résolu et furieux [Elle a saboté "le truc" à cause de l'incompatibilité entre les facteurs technique et humain : impossible désormais d'envoyer un message au Passé]. Marfise ne pose pas de questions et lui ouvre les bras. Tandis qu'elles s'étreignent affectueusement, Clorinde lui glisse "cette fois, c'est définitif, je reste". Comme le froid arrive, la chambre au-dessus du moulin sera invivable, Marfise l'accueillera chez elle. Mais Clorinde a vu Oleg et, courant à lui, s'engloutit dans sa masse, arrachant ses habits avec une telle fougue qu'il a juste le temps de la porter dans son chalet pour éviter de se donner en spectacle aux yeux des autres hommes, à la fois intéressés, attendris et goguenards. Trois jours après, Clorinde, alanguie et apaisée, avise Marfise qu'elle passera l'hiver chez Oleg où, dit-elle, usant de litote, "il y a un bon poêle". Mais elle aura besoin de parler souvent avec Marfise. D'ailleurs, Oleg, distrayant plusieurs de ses compagnons des préparatifs d'hivernage, entreprend d'aligner des troncs d'arbres, à peine équarris, pour construire une espèce de galerie entre son chalet et la maison de Marfise. Quand la neige aura tombé, cela facilitera le passage. Clorinde s'affale sur un canapé et, d'une voix d'enfant, décrit le chef d'œuvre d'Oleg : pendant sa longue absence, certain de son retour, il a sculpté pour elle un château fabuleux, avec des tours, des balcons, des cours et des jardins, prenant pour modèle celui que les Limbourg ont attribué au mois de septembre dans les Riches heures. Clorinde, plus tard, se confiera à Marfise. Ce jour-là, elle est écrasée par le poids de l'échec : sa révolution fondamentale est vaine. Avec un soupir de dégoût (adressé au Président), elle dit seulement "j'ai refermé la boite de Pandore". Marfise veut la réconforter, elle l'écarte doucement : "laisse-moi larmoyer, ça me fait du bien". Marfise se borne à prendre sa main. Clorinde se blottit contre elle, et pleure longuement ses illusions. Le poêle ronfle et chauffe vivement, endormant les deux filles. Elles sursautent à l'arrivée d'Oleg, exubérant et tonitruant : depuis le matin, un Baeckeofe mijote dans le four de son poêle, il a invité quelques amis qui attendent "les dames". La galerie, pas encore couverte, est ornée de branches de sapin et sent bon le bois vert. Oleg la décorera de sculptures : des blocs de tilleul bien secs se transformeront en statues de Clorinde et de Marfise. Si la première, encore émotionnée, ne mange guère, la seconde a grand appétit. Le petit tonneau de vin blanc qu'Oleg pose sur la table entretient l'allégresse. A la fin du repas, les convives pressent Marfise de conter son aventure suisse. Ils la connaissent par cœur mais ne s'en lassent pas. Quand elle n'est pas là, ils la récitent eux-mêmes, l'enjolivant aux bons endroits. Sans se faire prier, Marfise les contente. Prenant son temps, elle narre d'abord son errance, sa rencontre avec cette fille qui l'a sauvée, et la chute de celle-ci dans le précipice. Puis, elle raconte la deuxième fois quand elle revint informer les parents, et le mauvais tour qu'ils lui ont joué. L'épisode de l'ordalie a toujours un grand succès et chacun maudit copieusement le petit juge méchant qui a martyrisé "la patronne". Clorinde ouvre de grands yeux. Aurore lui a parlé un jour des Alpes suisses, sans entrer dans ces détails. Elle ne s'imagine pas arpenter seule les hautes montagnes, encore moins descendre un précipice de trois cents mètres par un sentier délabré. Décidément, Aurore est une aventurière ! Et elle a failli finir ses jours en prison ! Elle aurait dû la prévenir : à ce moment-là, un mot de Clorinde à N°1 suffisait pour actionner le Président. Au lieu d'un employé anonyme, c'est l'ambassadeur en personne qui aurait visité Marfise et exigé ou négocié sa libération. Ce serait devenu une affaire d'Etat. Persuadée qu'Aurore est capable de tout, Clorinde lui demande si, en vrai, elle a tué cette fille et dupé le juge (un développement intéressant, juge l'auditoire, déçu que Marfise le démente). Après un instant de réflexion, Clorinde trouve bizarre le début de l'histoire : comment et pourquoi Aurore se trouvait-elle à trois mille mètres d'altitude dans ce pays lointain ? Marfise se dit que, si son histoire suisse est déjà une chanson de geste, son arrivée du futur concurrencerait l'épopée de Gilgamesh ! Tout le monde croirait que la boisson la pousse à l'invention et apprécierait la fable. C'est la loi du genre, ajouter chaque fois des épisodes de plus en plus grandioses et invraisemblables. Marfise (effectivement éméchée) hésite, mais, habituée à se contrôler, ne cède pas à la tentation. D'ailleurs, Clorinde qui est restée sobre, a l'œil trop vif et paraît aux aguets, comme si elle sentait un mystère. Marfise répond, légère : "ce que je faisais à trois mille mètres ? je me promenais". Se levant, elle bise Clorinde et, titubant un peu, se dirige vers la porte que Oleg, son hôte, ouvre cérémonieusement. Les autres s'empressent de la suivre, elle en choisit un au hasard et l'emmène avec elle. Ceux qu'elle honore, même une seule fois, se vantent et la vantent, hyperbolisant leurs ébats en fantastiques exploits amoureux. Sa légende l'amuse, surtout lorsqu'elle repense aux folies auxquelles, délurée
comme une Lunaire, elle se livrait réellement dans son temps, avant que le contact des machines la refroidisse. *** Au cours des semaines suivantes, la neige tombe en abondance. Le matin, chacun monte sur le toit glissant de sa maison pour dégager la cheminée. Le torrent a gelé et la turbine ne fonctionne plus. On met en marche une vieille machine à vapeur qui produit juste assez d'électricité pour la scierie. Dans les chalets, on s'éclaire au pétrole. Les hommes passent beaucoup de temps chez eux. Les uns s'occupent à sculpter, les autres à forger, certains à chanter ou à écrire. Beaucoup s'activent avec les "filles d'hiver" qu'ils ont engagées pour la saison : blondes, potelées, nonchalantes et patientes, elles sont arrivées à temps et repartiront quand la route redeviendra praticable et que le travail reprendra. Se félicitant qu'Oleg ait édifié la galerie, Clorinde passe ses après-midis chez Marfise. Les premières semaines, elle s'abandonne au calme, sans évoquer les raisons qui l'ont conduite à tout quitter et à se réfugier ici. Elle écoute Marfise jouer de petits airs de Mozart, elle conte des histoires anodines et en demande. Souvent, elle interroge Marfise sur son premier séjour en Suisse, comme si elle flairait un secret. Un jour, elle s'enquiert du nom de cette fille qui s'écrasa au fond du précipice : — "Aurore", dit Aurore. — Quelle coïncidence !, s'exclame Clorinde. Marfise ne dissimule pas : avec son matériel, elle avait perdu ses papiers d'identité. Pour en obtenir d'autres, il fallait aller au consulat, faire venir des documents, attendre. Or elle était pressée. Après l'accident d'Aurore, comme elles se ressemblaient, elle a volé ses papiers pour partir facilement. Clorinde le comprend, mais pourquoi, après, garder l'identité d'Aurore, au lieu de reprendre la sienne ? Voulait-elle changer de vie ? échapper à quelqu'un ? aux impôts ? Comment s'appelait-elle réellement ? Marfise !? Clorinde a parfois trouvé lourd son propre nom, chacune de ses excentricités lui valant des références à la fameuse guerrière du Tasse. Elle rit : "mais Tancrède ne m'a ni tuée, ni convertie, c'est moi qui l'ai viré". Quant à Marfise, les lecteurs d'Arioste la connaissent : la chevaleureuse et extravagante fille qui défie les hommes pour se mesurer à eux... "Nous deux, nous avons des noms épiques ! Il ne manque que Bradamante !" Marfise ne veut pas dire à Clorinde qu'Aurore est son nom terrien et que "Marfise" appartient au futur (et aux Machines). Elle plonge dans le passé : récusant l'Arioste, elle se réclame de Boiardo, l'inventeur du personnage : "Une fille guerrière est une aberration qui prend fin par le mariage ou la mort. Boiardo refuse que sa Marfise finisse ainsi mais ne trouve pas de solution". — Marfise, répète rêveusement Clorinde... Marfise lui prête le Roland amoureux et elles en restent là. Mais, plus tard, Clorinde, tracassée par le changement d'identité de Marfise, pose de nouvelles questions et, son esprit curieux enchaînant les réponses les unes aux autres, elle s'aperçoit qu'il lui manque le premier maillon : par quel miracle Marfise-Aurore partage-t-elle sa conception du Temps ? Personne d'autre ne comprend que le Temps est seulement une projection humaine qu'ignorent la Nature et le Cosmos. Les "employeurs" de Clorinde se sont servis de ses connaissances comme ils auraient fait appel à la sorcellerie : avec crainte et incompréhension. "Le truc", ils disaient. Clorinde connaît "Aurore" depuis si longtemps qu'elle a pris pour une donnée leur accord fondamental. Clorinde
revoit son passé qui, depuis l'université, s'entrelace à Marfise. D'emblée, Marfise l'a comprise comme si elle pensait déjà ce que Clorinde tentait péniblement de formuler. Tout à coup, lui apparaît l'invraisemblance de leur première rencontre dont elle fut si heureuse qu'elle oublia de s'étonner. Elle le fait à présent : cet avion qu'elle n'a pas vu trainer du grec dans le ciel, lui paraît rocambolesque. Un jour de beau soleil glacé, les deux filles arpentent les hauteurs, chaussées de raquettes, un fusil sur l'épaule à cause des loups. Leurs paroles sont rares car le froid extrême oblige à garder la bouche fermée. Elles s'arrêtent pour contempler le paysage et observer la progression d'une série de tâches noires encore lointaines. Le moment n'est pas à la conversation mais quelque chose (leur solitude absolue ?) pousse Clorinde à exprimer son doute. Parlant à travers son col montant relevé jusqu'aux yeux, elle déclare maladroitement à Marfise : — Je ne comprends plus notre première rencontre. Elle a perdu son évidence. Marfise dont les pensées étaient très loin, entend d'abord les mots sans en saisir le sens. Délaissant le paysage (la rapide progression des loups l'inquiète), elle regarde Clorinde emmitouflée dont elle ne voit que les yeux. La phrase pénètre son esprit. Elle entend tinter faiblement l'heure de la vérité dont Clorinde vient d'actionner la cloche. Marfise frapperait des mains si les grosses moufles ne rendaient pas le geste absurde. Elle répond : — Ha ! notre première rencontre ! je te cherchais, vois-tu. Et, montrant les loups, elle invite Clorinde à un retour rapide. Quelques coups de fusils sont quand même nécessaires pour permettre aux filles de rejoindre la base. Clorinde n'a pas eu le temps d'absorber la réponse de Marfise qui, de son côté, ne souhaite pas presser les explications. Elles se séparent en arrivant et chacune court chez elle, se débarrasser de son équipement, enfiler de souples habits et se vautrer devant son poêle. 5. Hésitations. Clorinde, quand la chaleur du poêle a dégelé son cerveau, écoute et réécoute en elle la troublante réponse de Marfise je
te cherchais. Impossible ! Clorinde était une gamine, nul ne la connaissait, aucun de ses profs n'aurait eu l'idée de parler d'elle, encore moins ses parents honteux de sa déviance infantile. Etudiante de première année, elle n'avait encore rien publié (sauf un compte-rendu d'excursion dans le journal étudiant), et elle dissimulait l'objet de ses préoccupations, dressée au silence par la dure thérapeutique subie dans son enfance. Elle voulait échapper aux psys, aux tests, aux traitements ou à l'internement. En outre, sa théorie était à peine à l'état d'embryon. Marfise, à l'autre bout du pays, ignorait son existence, sa personne et son secret. Comment et pourquoi la chercher ? En disant cela, elle aura plaisanté, en réponse à sa question saugrenue, dans ce froid qui gelait les paroles, avec les loups qui approchaient. Marfise s'est expliquée jadis : pour partager ses propres interrogations sur le Temps, elle promenait à travers le pays son hameçon (Aristote). Elle a trouvé Clorinde par hasard. Mais trop de choses restent bizarres. D'une part, plutôt qu'un hameçon, c'était une campagne de chalutage, élaborée, exécutée avec esprit de suite, et coûteuse : les journaux, les réseaux sociaux, l'avion... tout ça, pour attraper un seul petit poisson ! Même si "Aurore" avait de l'argent à gaspiller, son entreprise paraît insensée et disproportionnée. D'autre part, d'où tirait-elle sa propre compréhension du Temps ? Clorinde ne se l'est pas demandé, trop contente de sortir de sa solitude et de reprendre confiance. Pour la première fois, elle parlait librement à un interlocuteur complice qui l'encourageait, au lieu de lui dire de préparer ses examens, de jouer au ballon, de suivre des cours de maquillage et de danser avec les garçons. Comment Marfise s'est-elle libérée du Temps ? Il est consubstantiel à l'Humain. Clorinde le sentait et l'a prouvé par ses travaux anthropologiques. Les psys de son enfance la traitaient en malade et voyaient dans ses doutes une manifestation de "chronophobie" : elle niait le Temps, disaient-ils, pour échapper à un passé
de conflits non résolus et inconscients, à un présent instable et indéfini et à un futur incertain et imprévisible. Bien plus tard, quand elle fut assez forte et consciente pour demander ouvertement où est hier ?, ses amis ont ri et multiplié les objections. Avec quel soulagement ses invités ont changé de sujet, pensant cette
Clo, elle n'en fait jamais d'autres ! Ensuite, elle dut employer tous ses moyens de persuasion pour exciter la curiosité d'Ivor, et c'est sans y croire que les "militaires" financèrent les premiers pas du projet : Comme
le test ne demandait qu'une faible mise de fonds... Après, dans sa période opérationnelle, ceux qui l'ont utilisée appréciaient les résultats d'un outil dont ils niaient l'existence. La théorie sous-jacente provoquait l'incrédulité et l'hostilité. Ils auraient encore préféré une boule de cristal ! On s'est toujours méfié d'elle, même en l'honorant et en la considérant comme indispensable. Si l'ex N°1 l'a pourchassée sans pitié, c'est que l'admiration qu'il affichait (et ressentait peut-être) s'accompagnait d'une crainte atavique : la
chronologie est une ontologie et Clorinde sapait la base de l'Humanité. Tout cela montre bien que nul homme né d'une femme ne peut saisir la vérité du Temps. Ivor, jadis, lui avait dit : comment, toi, humaine, pourrais-tu dépasser les limites de ton espèce sans l'aide d'un bienveillant extraterrestre ? Marfise en serait un ? Quelle supposition idiote ! Elle, Clorinde, née d'une femme, est arrivée par des cheminements obscurs à admettre que la durée et le temps ne sont rien de réel, mais existent seulement dans l'appréhension. Et certains l'ont fait avant elle : la question est ancienne et, si la multitude a repoussé son indécence, des esprits subtils ont approché la réponse. Aristote, bien sûr, Pythagore peut-être... et ces "libertins" avant l'heure que furent ces scolastiques de la Sorbonne du XIIIe siècle dont "l'hérésie" fut condamnée... Avec la révolution industrielle, le Temps s'est solidifié car, en l'incorporant aux mécaniques, les Humains lui ont prêté de l'objectivité. Si Clorinde a échappé à l'aveuglement universel, pourquoi Marfise n'aurait-elle pas suivi une route parallèle, et ressenti, deviné, décrypté, les mêmes choses ? "Quelle prétention, de me croire seule de mon espèce !, se morigène Clorinde. On m'a tellement traitée en phénomène que j'ai fini par me voir ainsi ! vous seule..., me disait-on. J'en ai pris l'habitude. Pourtant, Marfise est semblable à moi. Et peut-être a-t-elle trouvé d'autres chronosceptiques sans me le dire ? Qu'en sais-je ?" Pendant plusieurs jours, Clorinde se livre à l'introspection (et à Oleg). Elle s'exhorte à la modestie. Sa vie résulte d'une série de hasards, Marfise en fait partie. L'interroger sur leur rencontre était stupide : par définition, le hasard advient sans raison. Marfise, de son côté, avec quelques hommes, traque la horde de loups pour la détruire. L'expédition les entraine loin et ils dorment dans la neige. Ils reviennent, joyeux, trainant une multitude de dépouilles : les têtes, selon la tradition, on les plantera sur la palissade ; la peau, on en tirera des fourrures. Tout le monde se réunit dans un hangar vide, autour d'un grand feu. On débonde un tonneau de vin, les chasseurs racontent les péripéties de l'expédition et louent Marfise qui, son fusil hors d'usage, s'est défendue au couteau. Des quartiers de viande dégèlent avant de rôtir. Clorinde se rapproche de Marfise, l'embrasse et, contrite, lui glisse à l'oreille "excuse-moi, ma question était stupide". Elle le croit si bien maintenant que la réponse de Marfise la surprend : "non, pas du tout, nous en reparlerons". Pour l'instant, il faut danser pour combattre le froid. Quelqu'un a mis en marche la sono. Les deux filles font le tour des hommes et s'agitent énergiquement. Les "filles d'hiver" sont là aussi et passent de main en main. Clorinde pense attendre quelques jours avant de partager ses réflexion avec Marfise. Mais, dès le lendemain, celle-ci, sachant Oleg dehors, emprunte la galerie et la rejoint. Elle apporte un bouquet de roses de noël blanches, cueillies dans la neige. Elle ouvre la bouche, prête à confirmer qu'elle cherchait Clorinde et à expliquer pourquoi. Celle-ci lui coupe la parole. Après avoir pensé et repensé à son existence, tout bouillonne en elle et déborde. Elle récapitule sa carrière de manipulatrice (de "tricheuse", dit-elle) et résume son expérience : — Nous pouvons changer le Présent, nous ne devons pas le faire ; même les dégâts causés par une catastrophe naturelle ne constituent pas une raison suffisante. L'humanité telle qu'elle est, s'inscrit dans son temps linéaire et irréversible. D'ailleurs, moi-même, être humain, j'ai dit "mon passé m'appartient, il m'a fait ce que je suis" et j'ai refusé de le corriger. Elle poursuit : — Je me suis sagement interdit d'intervenir loin en arrière, sauf une fois... à tort : en corrigeant une perturbation, j'en ai engendré une autre. Changer un facteur causal ne produira pas l'effet désiré, sauf à très court terme dans un cas très simple. J'en ai terminé, je renonce. C'est naïveté simplette ou démesure outrancière de vouloir corriger les erreurs de l'Humanité : elles sont intrinsèques et lui appartiennent. D'ailleurs, qui saurait déterminer la bonne trajectoire ? — "Tu renonces". L'as-tu vraiment décidé ou t'interroges-tu ?, demande Marfise. Clorinde réfléchit, recommençant son raisonnement pour vérifier qu'elle arrive à la même conclusion. Marfise reprend, avec une curieuse solennité : — Avant que tu prononces des paroles sans retour, je dois jouer Méphistophélès et te tenter. Tu n'as pas épuisé toutes les possibilités, loin de là. Les circonstances et les contraintes ont déterminé ton parcours. Tu t'es engagée dans un jeu politique national avec des moyens limités : ces messages que tu t'envoyais étaient un bricolage pathétique. Puisque, nous le savons toutes deux, le temps est le nombre du mouvement, en calculant la position de la Terre à n'importe quel moment du passé, nous pourrions l'observer directement. Et, avec des fusées qui atteindraient la moitié de la vitesse de la lumière, rejoindre en personne la Terre de 1620 ne demanderait qu'un voyage de quatre semaines... — Et après ?, goguenarde Clorinde. Ton Méphisto me paraît un vieil enfant trop imaginatif. Ce ne sont, ce ne seraient, que des amusements stériles. En 1620, nous ne survivrions pas une semaine et si, par miracle, nous résistions, que ferions-nous ? du tourisme ; qu'en tirerions-nous ? rien. Non, tu me tenterais si tu m'offrais un moyen d'empêcher l'Humanité de perpétrer des bêtises irrémédiables. Tu ne peux pas. Même le plus puissant des Démons ou des Dieux n'aurait pas de levier pour cela. Non, Aurore (elle emploie ce nom par habitude), j'abandonne. Rappelle-toi les Pythagoriciens : les initiés écoutent la musique des sphères et cela suffit. Elle reste silencieuse, regardant les flammes danser dans le poêle, se sentant très loin. Puis elle ajoute : — D'ailleurs, toi, Aurore, toi qui en sais autant ou plus que moi, tu n'as pas commis mes erreurs, pas essayé d'utiliser ta connaissance, pas pataugé dans la boue humaine : tu es restée aussi pure qu'une harmonique de la musique des sphères. Et, toujours, tu étais là, comme un ange gardien. Ce que j'ai accompli n'est pas grand chose, mais sans toi je n'aurais rien fait. Marfise respecte son émotion. Elle se lève et, puisque Clorinde renonce définitivement, elle promet de "tout lui dire". Les roses de Noël n'ont pas aimé la chaleur. Fanées très vite, elles ne sont plus qu'un tas de pétales chiffonnés. 6. Explications Marfise prévient tout le monde qu'elle s'enferme une semaine avec Clorinde. Nul ne doit déranger leur "retraite". Les hommes pensent à un truc spécial, un régime diététique ou des soins de beauté. Ils entassent les bûches dans le hangar et veillent à ce que la patronne ait assez de pétrole, de nourriture et de boisson. Ils écartent les "filles d'hiver" qui, alléchées, souhaitent participer à ce moment de féminité. Clorinde, étonnée et curieuse, entre, portant à la main un sac contenant ses affaires de nuit, de toilette et de rechange. Marfise pousse la porte, place la barre en travers, ajoute du bois dans la cheminée à un bout de la grande salle et dans le poêle à l'autre extrémité, gratouille les bûches, règle le tirage. Clorinde la sent embarrassée, comme si elle cherchait par où commencer. Elle a promis de "tout dire". Que va-t-elle révéler ? et pourquoi a-t-elle attendu que Clorinde renonce à agir ? Marfise fait du thé, sort des gâteaux, trainasse. Clorinde se moque d'elle gentiment : à ce train, une semaine ne suffira pas ! Elle adjure Marfise de commencer. Celle-ci avale une gorgée d'alcool et recommande à Clorinde de ne pas l'interrompre, aussi surprise qu'elle soit. Elle posera ses questions après. Clorinde, ébahie et apeurée, entend Marfise décrire la Catastrophe de 2049 et ses horreurs, la fuite des très rares rescapés dans la base lunaire, la fusion des cultures qui en a résulté, la transformation de la base en cité et son développement, la précarité de la survie, la découverte des Planètes et leur peuplement, la Terre déserte et empoisonnée, les cités de la Lune, le rôle des Machines et leurs erreurs... Les yeux dans le vide, elle parle tellement longtemps que, sans rien dire, Clorinde s'est levée plusieurs fois pour remettre des bûches. Elle ne sait pas si elle rêve ou si Marfise délire. Elle a presque peur de rester seule en sa compagnie. Enfin Marfise s'arrête, pousse un grand soupir et se sert à boire, émue d'avoir évoqué tout cela, et ressentant la même impression d'irréalité que Clorinde. Une Marfise a vécu dans ce monde, elle ne la reconnaît pas... Elle offre de préparer quelque chose à manger, il est très tard et ça lui fera du bien de s'activer. — Une seule question pour le moment, supplie Clorinde. Tout est incroyable, mais le présupposé plus encore : tu aurais reculé de quatre siècles ! impensable ! Marfise rit : quand Méphisto a voulu tenter Clorinde avec 1620, elle n'a pas discuté la possibilité mais l'utilité. Elle le sait, c'est une simple question de vitesse. Un jour-lumière vaut trente ans-Terre. Avec une fusée deux fois moins rapide que la lumière, un jour vaut quinze ans. Le voyage de Marfise a duré un mois et fut sacrément inconfortable et perturbant. Clorinde, stupéfaite, emplit son verre et le vide. Marfise court au fourneau et cuisine rapidement. Clorinde, saturée d'étrangetés et dubitative, chipote. Marfise, épuisée par son long récit, dévore. Clorinde, atterrée par la Catastrophe à venir, ne cesse de demander des détails. Pour Marfise, la Catastrophe est si ancienne qu'elle la traite avec détachement, comme l'extinction des dinosaures. La fin de la Terre signifie le début de la Lune : une autre Histoire, une autre Humanité. Marfise habite la Terre de 2030, elle n'appartient pas à cette planète, la Catastrophe ne la concerne pas. Mais Clorinde, elle, se voit, voit ses contemporains, pris et détruits bientôt par la Catastrophe qui, au demeurant, ne la surprend pas : il y a déjà tant de déséquilibres et de tensions, entre pays et au sein de chacun. — Je ne veux pas croire à ces atrocités de 2049, mais je ne peux pas en rejeter la possibilité, tout va si mal... Ce cauchemar m'empêchera de dormir. Marfise lui prépare une épaisse tisane de fleurs de pavots que Clorinde avale d'un coup. A peine a-t-elle fini qu'elle dodeline. Marfise l'étend sur le canapé, l'enveloppe de couvertures, met de nouvelles bûches dans le poêle et se retire dans sa chambre où elle ne trouve pas le sommeil, imaginant les pensées de Clorinde. Au milieu de la nuit, celle-ci la rejoint, se blottit contre elle, se rendort et sa respiration régulière calme Marfise. Elles s'éveillent tard. Alors que Marfise s'attend à être submergée de questions, Clorinde les évite. Elle n'a pas encore accepté l'idée de cet autre monde, elle ne conçoit pas la vie éternellement souterraine et artificielle des lunaires, elle n'imagine pas ces planètes habitables aux deux extrémités de la galaxie... Laissant son esprit travailler à l'arrière-plan, Clorinde babille et batifole. Elle réclame de la musique, chauffe de l'eau pour remplir le tub, se baigne, puis se maquille et se coiffe soigneusement. Marfise entre dans son jeu et l'imite. Elle fouille dans ses armoires et enfile une robe très décolletée qui lui rappelle celles d'Echigo. Les deux filles se saluent cérémonieusement et passent à table. Marfise a sorti nappe blanche, cristaux et argenterie. Sans cuisiner, elle extrait des placards jambons variés, pâtés, saucissons et compotes. Clorinde, mangeant avec appétit, ne revient pas sur 2049 qui l'épouvante. Elle s'informe de la vie dans les cités souterraines, s'étonne du mélange de contrainte et de liberté, s'amuse des fantaisies vestimentaires et sexuelles. Marfise, éprouvant une indulgence lointaine pour ses anciennes extravagances, l'amuse de leur récit. Quoique Clorinde ne soit pas prude, elle rougit... et, émoustillée, s'intéresse aux détails. Par contre, les principes appliqués par les Machines la choquent, ainsi que leur capacité d'auto-développement : elle trouve absurde de multiplier les redondances, de cloisonner les cités et de séparer les deux séries de planètes. Marfise répond inlassablement à ses questions. Pour ne pas révéler le secret des Marfise, elle parle d'elle le moins possible. Quand vient l'heure de dormir, Clorinde, comme effrayée (elle l'est), accompagne Marfise dans sa chambre, se glisse dans son lit et s'endort. Le lendemain matin, elle suggère de prendre l'air pour "rafraichir son cerveau". Chaudement habillées, les filles empruntent la porte de derrière (les "filles d'hiver" assiègent celle de devant) et, traversant le jardin, gagnent la forêt. Il a neigé dans la nuit et la nouvelle couche est encore molle. Les raquettes s'enfoncent. Une petite marche les fatigue et elles rentrent à l'abri. Marfise parle de la Terre empoisonnée, du travail des Lunaires pour la guérir, de sa redécouverte fortuite par les Planétaires et des hôtels qu'ils construisirent sur les hauteurs saines. Clorinde blêmit en pensant au désert toxique que deviendra sa Terre. Elle bifurque et interroge Marfise sur les Planètes. Comme un conte fantastique, elle l'écoute retracer l'Histoire de Souabe, la légende de Waldemar et la naissance de la Confédération. Marfise narre sa première visite. Pour cacher qu'elle ne savait rien et s'éviter des explications compliquées et désagréables, elle détaille le personnage de Doralice dont la fantaisie dévergondée amuse Clorinde. Ensuite, Marfise évoque leur départ vers Echigo et l'obscure aventure qu'elle a vécue. Clorinde l'arrête : — Tu m'en as déjà parlé, ce n'était donc pas un rêve ou une fiction ? Marfise, à nouveau troublée au souvenir du Château Haut, regrette une fois de plus son incapacité à en percer le mystère et, pour échapper à son malaise, évoque son séjour sur Echo, au milieu du lac qu'on refusait de lui laisser quitter, puis ses parties de chasse sur Tibet dont elle célèbre l'ambiance paisible (sans mentionner Terrestin). — Ha ! s'écrie Clorinde en claquant des mains, quel monde extraordinaire ! que j'aimerais le connaître ! Elle a moins d'enthousiasme pour les Zorribs batailleurs, quoiqu'elle apprécie l'image de leurs cités closes, de leurs châteaux et de leurs rituels. Les affreuses bêtes et leur prégnance l'effarent. Fallait-il vraiment coloniser ces planètes qui nécessitaient de faire diverger les Humains ? Non, répond Marfise, c'est encore une erreur des Machines, poussées par leur principe de redondance précautionneuse. Au bout de quatre jours, Clorinde ne se demande plus si elle croit ou non Marfise. Tout ce qu'elle a dit sonne vrai. Clorinde s'émerveille que, presque réduite à néant par la Catastrophe, l'Humanité ait refleuri et se soit épanouie... A son tour, elle voit la Catastrophe comme le suicide d'une Terre condamnée, et la vie après comme la naissance d'une Meilleure Humanité. Si elle pouvait rejoindre ce monde en faisant le voyage inverse de celui de Marfise... (elle sursaute, saisie par une incongruité)... celui de Marfise ? pourquoi, diable, Marfise a-t-elle quitté ce futur harmonieux pour plonger dans l'enfer du XXIe siècle ? Elle pose abruptement la question grinçante. Marfise qui s'affaire à préparer une sauce pour agrémenter leurs steaks de sanglier, cesse de tourner la cuillère (la sauce, ratée, brûlera) et se tourne vers Clorinde : — D'abord, j'étais obligée : pour échapper à une prison insupportable, j'ai détourné cette fusée extraordinaire, je te raconterai cet épisode une autre fois. — Ensuite ?, insiste Clorinde qui pense que, avec cette fusée, Marfise aurait pu regagner la Lune ou les Planètes de son temps au lieu de fuir dans le Passé. Marfise soupire : — Ma raison fondamentale, c'est que ce futur me paraît une impasse : nous dépendons des Machines, et je ne me fie plus à leur logique. Elles ont divisé l'Humanité que la Catastrophe avait enfin unifiée. Avec toute leur intelligence et leur puissance, elles sont bêtes et obstinées. Tu ne peux pas imaginer quels efforts m'ont été nécessaires pour les forcer à unifier les cités et quel prix j'ai payé. Et j'ai totalement échoué à agréger les planètes. Quelle espèce de super-héros était Marfise pour influencer les Machines et agir à l'échelle de la galaxie ? Clorinde, respectueuse et perplexe, laisse la question de côté. Une autre a surgi dans son esprit : — Mais pourquoi venir ici et maintenant ? Ta fusée aurait pu t'emmener où et quand tu voulais... (rieuse) en 1620 par exemple. Comme je te connais, tu te serais débrouillée pour devenir une princesse, je te vois bien en Christine de Suède ! Marfise qui était tourneboulée par ses souvenirs (et inconsciemment troublée par l'odeur de brûlé), tressaille et sourit à Clorinde : — Ça, je te l'ai déjà dit, le jour des loups, je te cherchais. Et elle expose à la fille déconcertée le mythe de Godzina Clorinde dans le monde d'après et comment, sur la base de ses travaux, on a développé les faisceaux transtemporels. Clorinde, excitée, oubliant tout le reste, comprend qu'elle-même était dans un cul de sac technologique et que ses principes, plus tard, ont permis des développements qu'elle ne soupçonnait pas. Marfise, inapte aux explications techniques, fait état de ses expériences. Entre autres, elle a rétro-observé la Catastrophe dans tous ses détails. Clorinde devient tout à coup soupçonneuse : — Alors, s'exclame-t-elle, dès notre première rencontre tu en savais infiniment plus que moi. Pourquoi ne m'as-tu pas aidée ? Tout le mal que j'ai eu... Marfise répond qu'elle s'est interdit d'interférer. Clorinde ferait ce qu'elle avait fait, cela suffisait. Elle s'est bornée à lui rendre les choses aussi confortables qu'elle pouvait. Clorinde, flattée et reconnaissante, se jette dans ses bras, tandis qu'une fumée noire et puante les entoure. Marfise court au fourneau et ôte la casserole. Tant pis pour le froid, il faut débloquer une fenêtre, deux pour provoquer un courant d'air. Quelques minutes après, l'air glacial a tout purifié, il ne reste qu'à pousser les feux à fond. Pour célébrer leur ancienne rencontre, Marfise ouvre une bouteille de Champagne. Clorinde, éberluée, se dit qu'elle n'aura pas assez de tout l'hiver pour digérer ce qu'elle vient d'apprendre. Elle s'interroge sur cette fusée (songeant peut-être à l'utiliser). Marfise expose le peu qu'elle sait de son fonctionnement (l'espace p-dimensionnel donne le vertige à Clorinde). La fusée ne pouvait pas atterrir, elle l'a quittée. C'est ainsi qu'elle atterrit au sommet des Alpes suisses tandis que la fusée fonçait vers le soleil qui la détruirait. Clorinde le déplore. Clorinde voudrait rester avec Marfise et poursuivre pendant des semaines ses découvertes. Elle est avide de détails et a deviné des zones d'ombre. Marfise n'a rien dit d'essentiel sur elle-même : comment s'est-elle trouvée au centre de son monde, avec de tels pouvoirs et responsabilités ? Marfise lui rappelle Oleg qui l'attend (Clorinde frémit de plaisir, elle n'y pensait plus) et lui conseille de s'habituer aux nouvelles idées qui se pressent dans sa tête. Elle lui promet que sa sincérité ne cessera pas, elle répondra à toutes ses questions. Marfise, à présent, souhaite se débarrasser de Clorinde. Elle aspire à souffler après cette semaine intense qui lui a remis en mémoire tant de choses. Elle ouvre la porte aux "filles d'hiver" qui se précipitent. Aidée de Clorinde, elle leur sert à boire et distribue des pommades qui rendent la peau douce. 7. Décision L'hiver passe, la neige fond et les sapins poussent leurs premiers bourgeons. Clorinde, traumatisée par la Catastrophe à venir, regarde chaque brin d'herbe, arbre, homme, nuage... comme si elle le voyait pour la dernière fois. Du haut de la montagne, le paysage disparait derrière les déserts empoisonnés que Marfise a décrits. Clorinde que le "quand" avait détournée du "pourquoi" interroge à nouveau Marfise sur les causes de sa fuite. Quoique Marfise répugne à parler d'elle-même, l'incompréhension de Clorinde l'oblige à exposer en détails ses vains efforts pour fusionner les deux Humanités planétaires, ses difficultés à unifier la Lune, les limites de son pouvoir sur les Machines, et le dilemme que celles-ci posent : l'Humanité n'aurait pas survécu sans les Machines, mais elles ne comprennent pas les Humains et jouent en aveugle. Elle hésite et ajoute, renonçant aux faux-fuyants : — Moi-même, je suis un produit des Machines, conçue pour me révolter. — Un robot humanoïde ultra-perfectionné ? interroge Clorinde qui, l'imagination enflammée, croit soudain tout comprendre. Elle déchante, et apprend avec dégoût que, sur la Lune, les Machines assurent la reproduction biologique et sociale, optimisant la population quantitativement et qualitativement. Même les Planétaires résultent de cette ingénierie. Quant à la fière Marfise, elle est l'une de celles que les Machines ont "produites" au cours des siècles pour provoquer ou gérer des crises. Quand elle a quitté la Lune, une autre Marfise aura surgi pour la remplacer. — Mais tu es libre ? tu agis pourtant comme tu veux ?, objecte Clorinde. — Peut-être... je ne sais pas. On nous crée belles, énergiques et aptes aux initiatives. On nous forme et instruit, puis tout souvenir de ce conditionnement est effacé. J'ignore si mes décisions sont miennes ou si je suis une marionnette qui, ne voyant pas les ficelles, croit bouger d'elle-même. Clorinde la contemple, effrayée : son Aurore, Marfise, son amie, une marionnette ? et dans ce cas, quel but lui fait-on poursuivre, ici et maintenant qu'elle se confie à Clorinde ? Pour se réconforter, Clorinde accroche son espoir aux Planètes. Marfise lui accorde que les Machines ne les contrôlent pas, mais elles formatent leur population initiale, comme le montre l'opposition irréductible entre les deux séries de Planétaires. Et, même sans cela, ces Humains, comme toujours, inventent des différences, s'opposent, cherchent à se dominer les uns les autres. Clorinde soupire, déprimée, hantée par la Catastrophe à venir. Même Oleg ne parvient plus à la consoler. Elle maigrit, enlaidit, se néglige, et fuit Marfise qui n'est pas née d'une femme et dont l'incompréhensible altérité la perturbe. Si seulement Marfise mentait... Mais, elle a mentionné des évènements antérieurs, étapes de la marche à l'abîme. L'un d'entre eux se produit. Clorinde, piégée, se trouve, bien malgré elle, dépositaire d'un secret fatal, encore plus démunie que Cassandre : celle-ci avait "vu" que Troie tomberait, et la malédiction d'Apollon empêchait qu'on la crût. Mais si quelque dieu avait rendu Ulysse moins malin et les Troyens moins bêtes, les Grecs étaient vaincus. Le suicide de l'Humanité, lui, est endogène : les Troyens mettent eux-mêmes le feu à leur ville et se massacrent. Clorinde perd le sommeil et l'appétit, devient agitée et irascible. Elle ne supporte rien. L'affection d'Oleg ne la calme plus. Il résiste un moment, l'entourant d'attentions, puis il échappe à cette situation insoutenable en partant loin dans la forêt avec une équipe d'abattage. Clorinde a évité Marfise, trop étrange (quelle est sa nature ?), trop inquiétante (quel est son but ?). Elle craint de nouvelles confidences. Abandonnée par Oleg, Clorinde se résout à revenir à Marfise qui, désolée de son état, la prend dans ses bras. Clorinde pleure longuement. Ses larmes la soulagent. Tournant son visage rouge et chiffonné vers "Aurore", elle la prie de l'emmener dans ses Alpes suisses, voir l'endroit où Marfise a atterri et marcher dans ses pas. Quelque part, sur cet itinéraire, se cache une clef qu'elle saisira. Marfise dont le désespoir est plus ancien, froid, profond, et aussi plus tranquille, compatit au désarroi de Clorinde et comprend son besoin de changer d'air. Toutefois, les Alpes sont un terrain difficile : d'abord, Clorinde doit se rétablir, manger, dormir, marcher beaucoup, retrouver sa forme. Clorinde qui attend beaucoup de son excursion (sans savoir quoi) s'oblige à respecter le régime prescrit. Sa constitution robuste l'emporte sur la dépression et, au bout de deux semaines, elle est déjà capable d'une longue course pour rejoindre Oleg, surpris et joyeux. Elle passe deux jours au camp des bûcherons et, en partant, embrasse Oleg intensément, comme un adieu définitif. Marfise la déclare prête et prend ses dispositions pour partir. *** Les deux filles débarquent en Suisse, s'équipent du matériel nécessaire et louent un hélico qui, réticent et réprobateur, les dépose sur le plateau sommital où arriva jadis Marfise. En plein été, tout est couvert de neige et glacé. Clorinde grelotte. Marfise regarde les alentours. Pour descendre, il n'existe qu'une seule voie, difficilement praticable. Elle encorde Clorinde et la retient quand elle glisse. Plus bas, Marfise retrouve des repères et, s'aidant de la carte, atteint la bergerie, encore plus ruinée que la fois précédente. A partir de là, elle se souvient du trajet et, en quelques jours, elles arrivent à la prairie où Marfise rencontra Aurore. Voilà le petit lac où elle se lava enfin avec un savon, ôtant d'elle, avec l'ordure et la crasse, la poussière des siècles futurs. Clorinde, malgré la froideur de l'eau, se déshabille et saute dedans. Marfise furète et déniche le trou où elle cacha sa combinaison. Elle appelle Clorinde. Marfise déplie la combinaison. Le temps et la neige ont ôté la puanteur mais la matière imputrescible s'est conservée. Clorinde s'évanouit. Elle voulait garder un espoir, si mince fût-il, que Marfise fabulait. Certes, elle a vu ce bizarre bracelet que rien ne détache de son poignet, vu son collier, entendu ses histoires, senti leur véracité... elle était, hélas, persuadée à 99,9%. Mais cette combinaison n'appartient pas à ce monde et apporte une certitude désastreuse. Clorinde revient à elle sous les vigoureuses gifles de Marfise qui la force à boire un peu d'alcool, la porte au soleil et l'enveloppe dans une couverture. Pendant que Clorinde se rétablit physiquement (et tombe dans un accablement absolu), Marfise monte la tente, allume le feu et, puisant dans les rations cuisinées, prépare un ragoût reconstituant. Clorinde, anéantie, se traîne jusqu'au feu. Marfise l'aide à s'habiller et la nourrit à la cuillère. Clorinde reprend des forces, s'arrache un sourire de remerciement et, lâchant son assiette, s'endort d'un seul coup. Marfise la veille, écartant les mouches. L'après-midi passe, la température fraichit, Clorinde s'ébroue, Marfise ranime le feu. Enfilant leur poncho de grosse laine, elles mangent, serrées l'une contre l'autre. Puis, s'emmitouflant dans une couverture, elles laissent le feu s'éteindre pour contempler les étoiles. Clorinde reste longtemps silencieuse puis, prenant la main de Marfise dans la sienne, glacée et tremblante, elle murmure d'une toute petite voix : — Ainsi, tout est vrai ! Il me faut tout croire : la Catastrophe, ta nature artificielle, ta conclusion que la meilleure Humanité ne vaut pas mieux que l'ancienne. Désabusée, je rêve d'un moyen propre et efficace de mettre fin à son misérable destin. Que disait ce philosophe ? La mort est la destruction violente de l’erreur fondamentale de notre être. Clorinde pleure doucement dans les bras de Marfise qui hésite encore à dévoiler son dernier secret : elle est ce moyen. Avant son départ pour Ganymède, on lui a incorporé une capsule d'antimatière. Marfise ne doute pas que le dispositif soit resté opérationnel et que l'ouverture de la capsule déclenche le processus exponentiel : en quelques secondes, la Terre sera annihilée, et l'Humanité avec... et peut-être la Lune... et peut-être le système solaire intérieur... et peut-être, à la fin, l'Univers... Marfise résoudra l'équation inscrite indélébilement dans son cerveau et, sans même s'en apercevoir, les deux filles deviendront de l'énergie pure qui absorbera la montagne et toute la planète. Alors, plus de Catastrophe, plus de fuite vers la Lune, plus de Machines, plus de Lunaires ni de Planétaires... L'Univers sera rendu à son innocence par l'ouverture d'un seul sceau, une apocalypse modeste, sans cavaliers, trompettes de catastrophes, dragon, bête à sept têtes et dix cornes... Marfise n'éprouve aucun scrupule ni aucune crainte. Loin de là, elle a l'impression que toutes les Marfise antérieures la poussent. Reste Clorinde. Ce qu'elle vient d'énoncer, est-ce une plainte ou le verdict final ? Justement, intriguée par le silence de Marfise (choquée par sa radicalité ? la croyant folle ?), Clorinde s'obstine et répète : "je rêve d'un moyen propre et efficace de mettre fin au misérable destin de l'Humanité." Marfise la regarde. A la lumière des étoiles, ses yeux sont deux trous noirs. — S'il existe, dit-elle, l'utiliseras-tu ? Clorinde ne s'étonne pas de deviner que Marfise en dispose. Une crainte révérencieuse l'écarte d'elle. Marfise fut sa grande sœur, puis une étrangère bienveillante, elle se cristallise en force cosmique. — Je te le dirai demain, répond-elle. Refusant d'entrer dans la tente, elle prend des couvertures et passe la nuit dehors, essayant de communier avec la Terre. Elle repense à sa vie, elle se rappelle tout ce que Marfise lui a confié du futur et de sa vanité, elle gratte le mur de l'impasse : le Temps n'existe pas, l'Homme l'a créé et s'est enfermé dans sa prison. Si les paradoxes temporels existaient, Marfise, en détruisant le futur dont elle vient, s'empêcherait d'être dans le présent où elle le détruit. L'homme qui tue son père n'existe pas pour tuer son père etc. Mais ces cercles imaginaires se réduisent à des sophismes logiques, analogues à celui d'Achille et la Tortue. Clorinde l'a démontré : tout présent est définitif, le dernier état du monde abolit les précédents. Au matin, pendant que Marfise fait chauffer l'eau pour le thé, Clorinde, les yeux agrandis par l'effroi, courbée sous le poids de sa responsabilité, s'approche d'elle et se prosterne, comme devant une déesse. Marfise la relève et l'embrasse. Elle tend à la fille chancelante un bol brûlant. Elle pressent sa décision mais elle veut l'entendre. Elle lui donne des gâteaux et, jetant des broussailles sur le feu, la réchauffe. Clorinde, laborieusement, articule : — Oui, détruire. Marfise est prête. Elle l'a toujours été, avant même que la Machine lui instille la capsule fatale. Clorinde, les dents serrées, à présent résolue et soulagée, ne demande pas à Marfise quel est son "moyen". Peu importe. Marfise — ironie ou hommage ?—, suggère d'attendre le lever de la Lune. D'ici là, elles se feront aussi belles que possible. La fin de l'Humanité et du Temps mérite quelque cérémonie. Leur sac à dos n'offre pas de grandes ressources. Elles se lavent soigneusement, se maquillent et se coiffent l'une l'autre, revêtent des habits propres. Puis, assises côte à côte, enlacées, elles laissent venir la nuit, se racontant des souvenirs, disant parfois quelques vers ou chantant un refrain. L'acte de Marfise exécutera la décision interdite à la Machine : l'Humanité est une erreur de la nature que, asservie par sa programmation fondamentale, la Machine devait protéger, non annihiler. L'une ou l'autre des Marfise, rebelles par construction, comprendrait ce que la Machine ne pouvait pas s'avouer et rencontrerait un moyen. Enfin, la lune paraît. FIN |