| Marfise, volume 4
| Un rêve érotique emplissait la fille de sensations si voluptueuses qu'elle s'éveilla à demi : un garçon la besognait artistement. La fille se laissa aller, sans encore participer à l'exercice. Une partie d'elle paressait, encore saturée de plaisir : avant de quitter la zone de reproduction, elle s'était gorgée de son amoureux préféré, ce que son esprit avait oublié avec le reste, quoique son corps rassasié s'en souvînt et ne demandât plus rien. Mais, en même temps, une autre partie d'elle inconnue, exigeait tout, assoiffée, avide, dévorante, comme si elle avait vécu dans la chasteté la plus aride pendant des années. Ces deux parties constituaient la nouvelle Marfise. Elle s'étonna du garçon et de sa plaisante activité. Avait-elle tellement bu qu'elle ne sût plus rien de sa soirée ? Non, elle se sentait parfaitement lucide ; seul le sommeil embrumait sa tête. Le courant passait sans qu'elle eût branché la prise. Marfise s'éveilla tout à fait. La part avide prit le dessus et le garçon fut soudain happé par une tornade qui l'emporta bien plus loin qu'il n'aurait cru possible. Essoré, laminé, écartelé, il était le jouet d'une exquise tempête qui, sans cesse, renaissait. Enfin, Marfise, temporairement apaisée, s'écarta doucement de sa victime épuisée et la regarda : elle ne connaissait pas ce joli spécimen. Comment était-il arrivé dans son lit ? — Qui es-tu ? Le garçon, peinant à émerger, balbutia qu'il était Filinor, passé "faire connaissance" avec sa nouvelle voisine. Marfise, basculant instantanément de la complaisance à la colère, le repoussa violemment : — On frappe avant d'entrer ! Filinor, jeté des jardins d'Armide dans le noir Tartare, désemparé, marmonna que les filles l'appellent "Filinor, l'amant en or" : toutes, elles l'adorent et l'accueillent volontiers, sans formalités. Aucune ne s'en est repentie, "pas même toi", ajouta-t-il timidement. Marfise, rugissant de fureur, jeta dehors le fat à coups de poing et de pied, verrouilla sa porte, et se rendormit, repue, vautrée dans le lit dévasté encore bouillant. Qui était cette Marfise ? *** Sur les Planètes Auribles, les traces historiques de Marf disparurent vite derrière les légendes. D'innombrables variantes de la fin de la Keiju circulèrent. L'une d'entre elles était vraie, et appuyée par des témoignages : nul ne la crut. Revenons en arrière. Marf s'ennuyait, tandis que, grâce à la technologie lunaire, Skye se reconstruisait rapidement ; tandis que Hedwige et ses bandes erraient autour du grand marécage ; tandis que la Keiju faisait l'objet de l'adoration générale (et du culte particulier de Fromond). Elle regrettait presque les monstres qui, jadis, rendaient la planète invivable. Chaque vague de nouveaux-venus était mieux formatée que la précédente. Les machines faisaient du trop bon travail : Marf n'avait plus de défi devant elle. Au début, elle s'était sentie libérée, rédimée, d'échapper à l'envoûtement de l'autre Marfise, de ne plus mettre ses pas dans les siens, d'être la seule Marfise de son univers. Elle s'était trouvée, mais ce qu'elle trouvait ne la satisfaisait pas. Son existence était active, les garçons des amants exquis, les filles des complices affectueuses : ce n'était pas assez. Pour autant, elle ne souhaitait pas redevenir la Marf des va-et-vient entre la Cité et les Planètes, la Dame d'Archilore et d'Echigo... Elle était une autre à présent, il lui fallait une autre route. Marf butinait les garçons, lançait des chantiers et agitait des pensées... Deux systèmes solaires en voie de peuplement et d'évolution... Deux projections d'Humains séparées par des distances infranchissables alors que leurs foyers lunaires étaient si proches, reliées par le réseau secret des tunnels. Aussi différentes qu'elles fussent socialement, les cités contenaient les descendants des mêmes rescapés de la Catastrophe. Dans l'environnement ouvert des exoplanètes, les deux séries d'Humains finiraient par converger, malgré les écarts initiaux. Pourquoi, au lieu d'accélérer cette tendance, les machines maintenaient-elles une séparation ? La raison n'était pas la longueur du voyage et les trous noirs, puisqu'il suffit de passer par la Lune pour mettre les deux mondes en contact. Jadis, les monstres des Horribles constituaient une particularité tellement prégnante qu'elle réclamait des Humains spécifiques, violents et compétitifs. Alors, la coupure s'imposait, pour que Sparte n'entreprît pas de conquérir Athènes. Les conditions ont changé, pas la position des machines, bêtement captives de leur décision initiale. Marf a déjà noté la limite de leur colossale intelligence : la difficulté à saisir l'imprévu et à s'y adapter. Leur approche processuelle oublie le but et, dans une certaine mesure empêche de l'atteindre. La lune est un tremplin, non une valeur intrinsèque. Une fois l'Humanité restaurée sur les Planètes, la Lune deviendra inutile, et la Machine (ou sa partie centrale) devra essaimer aussi, puis se reconfigurer de manière totalement différente... ou renoncer et se liquider. Si cette éventualité lui paraît inappropriée, elle préférera l'inertie. Toute mécanique est conservative : les énormes difficultés d'un essaimage, et son coût, augmenté de la perte de l'extraordinaire système d'installations qui a empli la Lune au cours des siècles, lui font-elle conclure que c'est trop cher ?, qu'il vaut mieux rester à mi-chemin ? avec la Lune au centre, et la Machine au centre de la Lune, produisant éternellement des Humains inutiles pour des Planètes de plus en plus éloignées des données initiales ? Le moyen devient la fin et cette obstination, après avoir contribué à l'amélioration de l'Humanité, tournerait à l'absurdité nocive : que ne ferions-nous pas sur les Planètes avec des machines à notre service ? "Moi, se dit Marf fièrement (et naïvement), j'expliquerai cela à la Machine et, si je ne la convaincs pas, je me battrai contre elle, je divulguerai aux Humains ses secrets. J'irai sur Souabe, je
leur parlerai des Zorribs, je les appellerai à réclamer d'entrer en contact avec eux. Ils ne peuvent pas le faire directement, à travers le cosmos ou la Lune, mais ils obligeront la Machine à négocier, en arrêtant les exportations dont elle a besoin." Enfin ragaillardie et décidée, Marf prévint son entourage qu'elle s'absentait un moment, et sauta dans une fusée pour la Lune. Comment s'en serait-elle sortie ? Qu'auraient fait les machines et les Humains ? On ne le saura pas car, arrivée dans la cité des Zorribs, Marf fut traitreusement attaquée par un fidèle de l'ancienne reine, le Bras qu'elle avait vaincu et déshonoré. Depuis, il rêvait de vengeance et, voyant passer Marf, il l'attaqua par derrière, lui trancha la gorge et elle mourut. Les machines n'escamotèrent pas le cadavre assez vite pour empêcher que plusieurs ne reconnussent leur reine. Ils diffusèrent la triste nouvelle que, à leur tour, les nouveaux-venus transmirent aux planètes sans qu'on les crût : la Keiju est invulnérable. *** Jadis, la Machine envoya Marf chez les Zorribs, en promettant que, si elle était tuée, quelque chose d'elle ressusciterait. Dans cette éventualité, les "usines à bébés" avaient combiné le matériel génétique idoine et lancé la production d'une Marfise. Cette promesse concernait la première phase, quand Marf devait se battre contre tous les Zorribs et défier la reine. Lorsque, des années après, Marf décéda dans d'autres circonstances, la Machine n'était plus tenue de la "remplacer" : quelqu'un qui contracte une assurance-décès pour un voyage déterminé, n'est plus couvert ensuite. Mais, nous l'avons vu, la Machine (par économie ? par inertie ? par manque d'imagination ?) n'est pas encline à reconsidérer ses décisions. Aussi, le petit programme "résurrection Marfise" était toujours actif et la mort de Marf déclencha la substitution. Pas tout de suite, car la nouvelle Marfise était encore gamine. Même en accélérant sa croissance, il fallut plusieurs années pour la mûrir. Elle était, comme les autres, belle, énergique et présomptueuse. Restait le plus difficile : lui incorporer Marf. Les machines avaient, à plusieurs reprises, pêché des données dans son cerveau. Cela ne signifiait pas qu'elles lussent "le livre" des souvenirs de Marf, constitutifs de son identité ; moins encore qu'elles le recopiassent et le conservassent. Les machines, sans s'intéresser au vécu de Marf, avaient parcouru les dernières "pages" en utilisant leur propre grille de représentation et d'analyse, un peu comme si, dans un texte composé de mots en différentes langues, on ne retenait et comprenait que les mots en anglais. Les informations tirées de Marf, "lues" et enregistrées par les machines, composaient une sous-partie, non pas de Marf mais de la mémoire des machines qui prirent et comprirent ce qui était pertinent de leur point de vue : ignorant délibérément les Planètes, elles ne se soucièrent pas de ce que Marf y avait fait. Ainsi, les machines injectent dans l'esprit de la nouvelle Marfise une série de souvenirs lunaires, hétéroclites et disjoints, même pas un patchwork, puisque non cousus ensemble. Quand elle quittera les "usines à bébés" pour rejoindre une cité, sa vie antérieure effacée, sa mémoire sera emplie des "survenirs" de l'endroit où elle va (structure, fonctionnement, coutumes) et, outre cette partie factice, des morceaux du passé de Marf qu'ont perçus les machines. *** Où la lâcher ? Cet ersatz de Marfise aux souvenirs imparfaits est plus jeune que le serait à présent la vraie. Il soulèverait des questions et créerait des perturbations sur l'une ou l'autre série de Planètes où Marf reste présente à l'esprit des gens. Le risque serait moindre dans la Cité dont la réinitialisation après la crise a effacé son rôle, mais ses relations personnelles ne l'auront pas oubliée. Lui assigner un logement dans un autre secteur et une activité différente minimiserait les chances de rencontre mais ne les annulerait pas. Aussi, par précaution, la Machine choisit d'envoyer la nouvelle Marfise là où Marf est absolument inconnue. Lorsque, jadis, Marf demanda combien de cités il y a, combien de cavernes, combien de centaines de kilomètres de tunnels ?, la machine lui montra une carte muette où l'hémisphère supérieur de la Lune était criblé de trous. Marf, doutant de la vérité de l'image, la machine avait protesté : ce que tu vois est la vérité. C'était littéralement exact : ce que voyait Marf était vrai, mais elle ne voyait pas tout. La carte ne révélait rien de l'hémisphère inférieur. Or, il n'était pas vierge. La Machine n'avait rusé qu'à demi. Elle savait quelque chose de l'hémisphère inférieur, tout en se cachant l'essentiel. Elle maintenait des liaisons de routine avec les installations périphériques d'une cité qu'elle ne contrôlait pas et dont elle voulait ignorer la Machine. Pour comprendre cette bizarrerie (qui, nous le verrons, engendrera maintes complications), remontons aux lendemains de la Catastrophe. *** Dès sa première phase de développement, la Machine appliqua le principe de redondance pour garantir son intégrité en cas de défaillance de l'ensemble de ses équipements ou d'accident. Ce risque, même improbable, menaçait la survie de l'humanité qui dépendait du bon fonctionnement des machines. Aussi, elles creusèrent une longue galerie verticale descendant dans l'hémisphère inférieur et, au débouché, installèrent des unités de mémoire dont le contenu, alimenté en permanence, sauvegarderait leurs données et les réinjecterait au besoin. Dans une seconde phase, les machines poussèrent à l'extrême le principe de précaution. Envisageant leur propre annihilation (et corrélativement celle de "leurs" Humains), elles se dupliquèrent en bas : elles créèrent une Machine, une cité proche de la surface, avec toute son infrastructure, et envoyèrent dans ses "usines à bébé" une partie du matériel génétique qu'elles conservaient. Pour se protéger des pannes, cette machine aurait, en haut, une mémoire de sauvegarde. Puisque le système d'en haut se vouait aux exoplanètes, l'objectif en bas fut la Terre : accélérer sa "guérison" et, lorsque ce serait possible, la repeupler. Si l'un des plans échouait, l'autre se poursuivrait et, si les deux réussissaient, l'Humanité serait non seulement restaurée mais augmentée. Quand tout fut opérationnel, la Machine d'en haut coupa tout lien avec celle d'en bas, à présent entièrement responsable de son secteur. Plus encore, elle se fit "oublier" ce qu'elle venait de faire. Ainsi, grâce à l'indépendance des deux systèmes, la défaillance ou la destruction de l'un n'affecterait pas l'autre. Les liaisons résiduelles (livraisons de matériels) s'opéraient automatiquement, d'un point A à un point B (ou l'inverse) sans connaître leur propre signification. L'une et l'autre Machine ne restèrent conscientes que de l'existence d'une mémoire de sauvegarde dans l'autre hémisphère, alimentée par un câble de transit à double sens dans la galerie. Ce câble ne constituait pas un moyen de liaison, il était passif : chaque système ignorait les données et les activités de l'autre ; les deux ne communiquaient pas ni ne coopéraient. *** La nouvelle Marfise, créée et développée dans les "usines à bébé" d'en haut, fut transférée dans celles d'en bas où, formatée comme les autres, elle reçut les "survenirs" de son futur environnement. Si les jeunes gens d'en bas furent surpris par la belle qui, tout à coup s'ajouta à eux ; si un garçon s'en éprit tant que ses talents amoureux décuplèrent et la séduisirent totalement ; cela n'avait pas d'importance puisque, en quittant la zone de reproduction, ils oublieraient tout. Avec les autres, Marfise fut envoyée dans la cité où l'étreinte de Filinor l'éveilla, comme nous l'avons vu. En effet, à quelques centaines de mètres de la surface, il y avait, en bas, une cité symétrique de celle que nous connaissons déjà, semblable par le mode de vie et opposée par le but. Pour la Cité d'en haut, la Terre voisine n'existait pas. Il fallut l'excentricité de Damienne pour lancer ce petit programme d'observation dont les résultats n'intéressèrent personne, et dont les effets se firent sentir seulement sur les Planètes (avec intensité). Nul ne sut, nul ne voulut savoir, que les hauteurs de la Terre se couvraient de visiteurs Planétaires. En bas, au contraire, la Terre était scrutée en permanence, et une technologie supérieure travaillait à accélérer sa guérison. Damienne et quelques autres eurent raison de s'étonner que la vie fût déjà redevenue possible sur les hauteurs, et que dans les plaines les conditions de radioactivité et de température fussent moins mauvaises qu'attendu : si la planète morte était restée livrée à elle-même, cette amélioration aurait demandé des millénaires. La cité d'en bas s'appelait Terra pour afficher son objectif. Pour elle, la Terre représentait un ensemble d'écrans radar qui, alimentés par des sondes, affichaient température, radioactivité et autres variables stratégiques. Ce fut par accident qu'on vit des Humains sur les montagnes. L'objectif des techniciens étant la Terre physique, ils ne prirent pas la peine de les observer construire des bâtiments, installer des équipes à demeure et recréer, ponctuellement, des ilots de végétation. Par contre, ils suivirent de près le trafic des fusées car il perturbait le réseau de capteurs en orbite. Sans se soucier de savoir d'où venaient ces Humains, on se félicita de la vitalité de l'espèce : là où la vie était possible, l'Humain finissait par apparaître. On s'en réjouit d'autant plus que, à l'horizon lointain de la renaissance de la Terre, il reviendrait à Terra de la peupler. Cette idée terrifiait par avance ses habitants, habitués à leurs couloirs souterrains, à leur cité close et à la surveillance maternelle des machines : ils cauchemardaient en pensant à leurs successeurs, lâchés dehors. Heureusement, cette éventualité éloignée reste hypothétique car, après la fixation (et si possible la résorption) de la radioactivité, la "terraformation de la Terre" nécessiterait d'énormes quantités d'eau qu'il faudrait trouver dans le cosmos : les calottes glaciaires fondues, l'eau s'était évaporée dans l'espace. On la remplacerait au moyen d'un bombardement massif de la Terre par des comètes. Elles ne manquent pas dans le nuage d'Oort au-delà des frontières du système solaire mais, si loin, les capturer en masse, les déplacer et les diriger représente encore une tâche irréalisable. Marfise s'éveille et s'étire. En souriant, elle pense au surprenant épisode de la nuit dont, malgré son courroux, elle garde un agréable souvenir. L'intrus, quoique débordé par sa fougue, s'est bien comporté. Voudra-t-elle le massacrer ou le revoir ? Elle est encore affamée (une part d'elle le nie et proteste). Marfise se douche, déjeune et sort pour rejoindre l'activité que les machines lui ont assignée. Devant sa porte elle trouve le beau Filinor, confus et craintif, qui bafouille des excuses. Hésitant encore, elle lui accorde une caresse et une bourrade, puis se dirige vers le sas. La cité de Terra lui est familière car ses caractéristiques ont été pré-enregistrées dans son esprit. Elle sait que "nous, Terrins, vivons dans la pensée de la planète". Les bâtiments affectent (réellement ou illusoirement) des formes terrestres qui mêlent en un galimatias stylistique des approximations de palais gothiques, de châteaux japonais, de gratte-ciels, de cottages, de huttes... et tout ce qu'on a trouvé d'intéressant dans le passé de la Terre. Chacun s'habille de la façon qu'il croit conforme à son habitat. Le résultat hétéroclite ne choque personne, on est habitué à cette macédoine, on la prise : cette diversité représente un divertissement. Comme une cité terrestre du siècle de la Catastrophe, Terra se gouverne par un conseil municipal élu, présidé par le maire, lesquels, bien sûr, agissent en liaison étroite avec les machines. Les activités des Terrins se répartissent en trois fonctions : le futur (le programme de terraformation), le présent (la maintenance de la cité), le passé (l'Histoire de la Terre). Marfise, affectée à cette dernière, se dirige à présent vers le labo où elle va travailler. Elle croise maints jolis garçons drôlement vêtus qui lui sourient et pour lesquels elle éprouve une faim féroce. A son arrivée, on ne lui demande rien. La machine l'a désignée, cela suffit. Terra utilise industriellement la technologie du "rayon temporel" que la Cité réserve à l'emploi limité que nous connaissons (deux cas d'étude par an pour les meilleurs thésards). Ici, à partir d'un dôme blindé à la surface, une multitude de faisceaux explorent tous les passés de la Terre. La précision (relative) est temporelle plus que spatiale : chaque faisceau atteint la date visée et tombe au hasard sur un endroit. Successivement, chaque année fait l'objet d'innombrables observations micro-locales, souvent dépourvues de sens et d'enseignements, que des spécialistes tentent ensuite de synthétiser. Le couloir est bordé de cellules dans lesquelles des paires d'investigateurs étudient le retour d'un faisceau. Dans la loge que rejoint Marfise, son co-équipier est déjà au travail, un garçon musclé au sourire avenant. Marfise, excitée par ceux qu'elle n'a pas eus dans la rue, se jette sur lui, ouvre son pantalon et, retroussant sa jupe, le consomme promptement. Se rajustant, elle sourit au garçon ébahi : "voilà les présentations effectuées". Le garçon, émoustillé et frustré à la fois, lui expose le cas qu'ils ont à observer, autant que le lui permet l'activité incessante des mains de Marfise (elle se demande quelle frénésie l'a saisie). Après une session de travail peu productive, ils rejoignent le logement du garçon. Il n'est pas encore déshabillé que Marfise se l'approprie. La houle devient tempête. Le garçon, noyé dans la jouissance, n'est ranimé que pour se faire engloutir encore tandis que Marfise crie de plaisir. Longtemps après, ils émergent et le garçon haletant, caressant les longues cuisses de Marfise, gémit des mots d'amour qu'il ne connaissait pas. [Que le lecteur ne s'inquiète pas de la santé de Marfise : son légendaire appétit ne s'est pas transformé en fureur utérine, comme le craint l'autre Marfise en elle, qui, tout récemment goinfrée de son amant préféré, ne comprend pas sa boulimie. Mais notre Marfise dont une part vit dans l'autre, n'a pas connu d'homme depuis des années, n'intégrant pas les souvenirs du corps qu'elle habite. Restée en pause, en suspension, pendant tout le temps nécessaire à sa "résurrection", elle se sait en manque. Nul doute que les deux parties de cette nouvelle Marfise finiront pas converger ou fusionner. Pour l'instant, la plus motivée est aux commandes et Marfise se comporte en mangeuse d'hommes]. Le garçon arrive enfin à se présenter : Mordant. Je t'appellerai "Mordu", s'exclame Marfise en plantant ses dents dans sa nuque. Elle se frotte contre lui et, n'arrivant plus à rien en tirer, lui baise les lèvres — sans pouvoir s'empêcher de les mordre— et s'en va en tortillant des hanches. Se laissant arrêter à plusieurs reprises par des garçons qui, d'abord ne croient pas leur chance et ensuite la regrettent, elle arrive très tard chez elle. Filinor n'a pas bougé. Il a passé la journée prostré devant sa porte, indifférent aux sarcasmes des filles comme à leurs invites. "Il fera mon dessert" rugit l'insatiable Marfise qui, le laissant dehors, entre. Après une longue douche, elle revêt un peignoir, ouvre la porte et, saisissant le garçon par sa braguette, le jette sur son lit, le dénude et le laisse mériter son surnom "Filinor, l'amant en or". — Finalement, une chose en toi me plait, lui dit-elle. Tu seras mon garçon de compagnie jusqu'à ce que je me lasse de toi. Le lendemain, elle repart au travail, mordille Mordant dans le cou et, repoussant à regret sa main fureteuse, se concentre sur les ennuyeuses images. Quand la séance est finie, elle se satisfait brièvement avec le garçon et, le laissant suffoqué, rentre chez elle, retroussant sa jupe pour exhiber ses cuisses et provoquer chez les hommes un désir qui la caresse à l'intérieur. Filinor l'attend. Il n'a pas bougé, rêvant à elle. Il la déshabille lentement et délicatement. Marfise le prend debout jusqu'à ce que les deux amants s'effondrent, emmêlés. Elle le ranime à plusieurs reprises ("tu exagères !", gémit une partie d'elle-même). Dans un dernier effort, il la saisit dans ses mains et s'évanouit. Marfise, indifférente, secoue ses boucles. Elle a faim. Elle passe sous la douche, enfile une robe, fendue de toutes parts et, laissant tomber ses cheveux sur ses épaules nues, va manger dehors. Les garçons se pressent à sa table et la pelotent, elle flirte aimablement avec eux, sans se laisser distraire de son assiette. Elle mange voracement et boit de même. Les garçons émoustillés font rouler leurs muscles, attendant de savoir lequel elle choira. Repue, elle leur sourit. De la main, elle lance un baiser circulaire et s'en va : "une autre fois, les gars". Filinor est toujours inconscient. Elle jette sur lui une couverture, se couche et s'endort. Le matin la trouve claire et pimpante, et Filinor toujours par terre, respirant péniblement. Marfise lui jette de l'eau sur la figure, lui donne des gifles, pince les parties sensibles de son corps et, n'obtenant aucun résultat, s'habille, déjeune, et appelle les secours. Ils arrivent et emportent le garçon, tandis que Marfise rejoint son poste de travail, souriant à Mordant dont elle baise gentiment les lèvres, esquivant son étreinte mais se prêtant à ses mains empressées. Pendant le travail, elle reçoit une convocation de l'hôpital. Elle s'y rend aussitôt : Filinor, malgré les traitements, n'a pas repris connaissance. "Que s'est-il passé ?" lui demande-t-on. Souriant avec innocence, elle ne sait pas pourquoi, après l'amour, le garçon s'est évanoui. Mais les Psys, brandissant les stats de ses rencontres des derniers jours, soutiennent qu'elle a trop sollicité son amant. Elle subit un accès de fièvre amoureuse, dangereux pour la santé publique. Il faut la soigner. Les Psys l'embarquent pour la mettre temporairement en isolement et lui instiller des sédatifs. Marfise n'a pas envie d'être traitée. Un psy arrive avec des cachets, il la trouve à demi nue. Elle le séduit et l'épuise sans effort. Tandis qu'il dort, elle s'échappe. Où aller ? Partout les machines trouveront sa trace. A moins que... elle se rappelle une astuce qu'elle utilisait jadis (jadis ?) pour se cacher d'elles. Ainsi protégée, elle va chez Mordant. Elle le trouve au lit avec une fille qui lui ressemble un peu. Elle attend dans la pièce à côté, il finit la fille, prend congé d'elle aimablement et se précipite dans les bras de Marfise : "je t'attendais sans l'espérer". Marfise réclame une petite collation pour le laisser reprendre haleine puis, excitant son désir qu'elle a hâte de partager, lui explique ses ennuis : un garçon s'est évanoui chez elle et "pour je ne sais quelle raison", les Psys la soupçonnent et veulent la traiter. Lui, Mordant, il est le seul à qui elle fait confiance. Elle l'a rejoint. Qu'il ne s'inquiète pas, elle s'est dissimulée des machines. Ayant dit, elle inonde le garçon d'amour. Après, il réfléchit : qu'elle reste chez lui toute la journée, il contactera des ingénieurs ; dans leur quartier, il existe des zones inutilisées que les machines ne surveillent pas. Marfise réveille son désir en se frottant contre lui et le pousse à son paroxysme avant de l'assouvir dans une explosion de jouissance dont le garçon sort couvert de morsures. Il ne l'oubliera pas de la journée. Il part, brûlant de lui venir en aide. Marfise, enfin seule et désœuvrée, se baigne, brosse longuement ses cheveux, se coiffe, remet ses habits en état et, revêtant un kimono trop grand pour elle, réfléchit aux souvenirs fugaces qui la traversent de temps à autre. Elle connaît tout de Terra, le pré-enregistrement y a pourvu. Mais, aussi invraisemblable que cela lui paraisse, elle pense à d'autres cités, ailleurs sous la Lune. Est-ce une hallucination ? Les Psys ont-ils raison de penser qu'elle est dérangée ? Curieusement, la Marfise surajoutée et lacunaire a plus de souvenirs que la Marfise support, effacée en quittant "l'usine à bébés" : même son corps a perdu l'empreinte de l'amant préféré. Aussi elle ne se défend pas — ne saurait se défendre— contre son envahissement par la première. L'invasion est timide : notre Marf n'est pas une armée homogène recouvrant un terrain devenu vierge. Elle est plutôt composée de détachements épars qui avancent à l'aveuglette et sans coordination : il y a d'autres cités sous la Lune (l'image d'un fromage troué) ; les machines ont des zones secrètes et des desseins cachés ; les machines sont bienveillantes, les machines sont bêtes ; Marfise a été leur instrument, leur maître... Et, par connexité, surgit, non pas le souvenir, mais l'ombre de l'intuition des planètes. Marfise s'explore encore quand Mordant revient. Sans le laisser respirer, elle le déshabille et le titille. S'enveloppant dans le grand kimono, elle révèle et cache ses charmes tour à tour, jouant à être inaccessible jusqu'à ce qu'il vainque sa résistance simulée et qu'ils se consomment avec impétuosité. Grâce à ses amis ingénieurs, Mordant a trouvé un refuge. Puisqu'elle a une astuce pour échapper au traçage (il n'en revient pas !), elle ira seule. Il lui explique quel chemin suivre, qui rencontrer à tel endroit et quel mot dire. Il espère qu'elle trouvera le moyen de revenir le voir. A titre de provision, elle lui donne autant d'elle qu'il peut en absorber d'un seul coup. Puis elle noue ses cheveux qu'elle recouvre d'une casquette et, revêtant une combi anonyme, après un dernier baiser qui pénètre jusqu'au plus intime du garçon, elle sort. Marfise traverse la cité et rejoint le quartier des ingénieurs. A l'endroit prévu, quelqu'un l'attend et, par un labyrinthe de couloirs, ils arrivent à un grand entrepôt vide, sur le bord duquel se trouve un bureau, aménagé pour que, en cas de besoin, un ingénieur passe la nuit. Après avoir installé Marfise, son guide disparaît. Marfise profite de sa réclusion pour faire le point, étonnée d'abord de la fringale de sexe qui l'a saisie. "J'ai vraiment abusé", se dit-elle joyeusement. C'est comme une soulerie de temps à autre, et en plus il n'y a pas de séquelles. Récapitulant ses rencontres et ses excès, elle s'épate de l'orgie dont Filinor a été le premier plat. Pensant à lui sans pitié (qui se sert de l'épée, périra par l'épée), elle regrette que sa fatuité gâte ses appréciables agréments physiques. S'il en réchappe, elle achèvera sa vengeance en épuisant le dernier reste de désir qu'elle a pour lui. Marfise cherche dans quelles circonstances elle s'est déjà offert une telle débauche. Ses souvenirs sont flous : elle en a plus que la nouvelle Marfise et moins que l'ancienne. Dépourvus de chronologie, ils se composent d'images discontinues qui vont et viennent comme en agitant un kaléidoscope.
"Si les Psys n'étaient pas si bêtes, ils soigneraient mes troubles mémoriels". Comment sait-elle qu'il existe d'autres cités ? Que sont ces "Cornille", "Avoye" et autres dont les noms surnagent au-dessus du chaos de son esprit ? Pourquoi pense-t-elle confusément à des Planètes qu'elle ne connait pas ? Elle s'appelle "Marfise" et ce vocable ressemble aux ondes concentriques qui se diffusent à partir du point d'impact d'une pierre dans l'eau. Il provoque des résonances indéterminées et infinies. — Bon, conclut-elle en secouant ses boucles, j'ai eu un coup de folie, un amok amoureux qui m'a brouillé l'esprit. Ça s'arrangera. Elle s'installe confortablement dans la couchette et s'endort. Pendant ce temps, les Psys, vexés d'avoir perdu leur patiente de manière ridicule (l'histoire de l'arroseur arrosé s'est vite propagée dans la cité), demandent aux machines de la localiser. Celles-ci, consultant la fiche de Marfise qui a accompagné son émergence, leur enjoint de laisser tomber : les troubles de cette personne ne vous concernent pas. annulez recherches et enquête. Les Psys annulent en maugréant. Après deux nuits et deux jours dans son entrepôt, Marfise est avisée qu'elle ne risque plus rien et que Mordant l'attend impatiemment. Avant de le rejoindre, elle veut s'occuper de Filinor. Elle ne doute pas de son rétablissement ("personne ne meurt d'amour") et elle a un dernier chatouillement à satisfaire. Elle arrive à l'hôpital, s'empare d'une tenue d'infirmière dont elle ouvre les boutons supérieurs pour qu'on regarde ses seins et non son visage, et se dirige vers la chambre de Filinor. Non seulement il est revenu à lui, mais le choc et les médicaments lui ont rendu toute sa fatuité. Impudent, il invite l'infirmière à jouir de lui, l'incomparable, l'amant en or dont les filles sont folles... et sursaute en reconnaissant Marfise. Elle l'étourdit d'un coup sur la tête, le met dans un chariot et, le poussant à travers les couloirs d'un pas assuré, elle les enferme dans un placard où, alternant violences et violances (elle prend plaisir aux deux), elle lui ôte l'envie de faire le faraud. Ses amantes le regretteront, elles en trouveront d'autres plus aimables. Marfise revient chez elle et informe Mordant qu'elle le verra bientôt. Elle n'est plus recherchée et reprendra le travail demain. Le garçon la réclame tout de suite, elle prétexte la fatigue. Marfise traine nonchalamment chez elle, songeant aux habits qu'elle mettra pour plaire à Mordant, quand sa porte l'informe d'une visite. C'est une voisine, Isis, une jolie fille sympathique qui regrette de n'avoir pas eu l'occasion de lui souhaiter la bienvenue. Très vite, elle lui parle de l'amant
en or, aussi insupportable que désirable : — Je ne sais pas ce que tu lui as fait, il était réduit à l'état de carpette. Il a passé une journée entière effondré devant ta porte comme un tas de larmes et n'a même pas regardé sous ma jupe quand je suis passée. A l'égard de Filinor, les filles de l'immeuble, et bien d'autres, éprouvent à la fois envie et répugnance. Marfise a partagé cette ambivalence et en est honteuse : — Vous auriez dû prévenir les Psys, dit-elle hypocritement. Isis, curieuse, demande des détails et, rougissante et émoustillée, écoute Marfise les donner extensivement. "Tu es une sacrée luronne", conclut-elle. Isis l'invite à se balader avec elle dans les couloirs pour faire la chasse aux garçons, mais Marfise, comblée et dégoûtée par les derniers plaisirs qu'elle a arrachés à Filinor, dit qu'elle veut se reposer. Isis lui tient gentiment compagnie, raconte ses histoires amoureuses et l'invite à une bringue de filles qui se tiendra prochainement. Marfise, souffrant d'un bizarre sentiment de solitude, est réconfortée par cette complicité. Les deux filles, enlacées, bavardent longtemps. Les Psys ont bloqué l'immeuble pour chercher Marfise. Tout le monde rit qu'elle les ait ridiculisés en leur échappant. Marfise reprend son travail et ses récréations avec Mordant. L'année et l'endroit qu'ils explorent n'apportent rien d'intéressant. Comme les faisceaux atterrissent un peu partout, il est rare de tomber sur des scènes décisives. Les observations font ensuite l'objet d'un travail de synthèse, combinant moyens automatiques et interprétation. C'est à ce stade que les données commencent parfois à signifier. Marfise, à présent calmée, jouit paisiblement de Mordant (il regrette un peu sa folie passée). Elle l'a présenté à Isis qui le trouve également à son goût. Isis et les autres filles ont été choquées d'apprendre que leur Filinor, à peine guéri, a subi des sévices de toutes sortes dans un placard de l'hôpital. Qui lui a fait ça ? Pourquoi ? A présent, il est d'une servilité déconcertante : n'importe quelle fille se sert de lui à sa guise et il n'ose en poursuivre aucune, moins encore se vanter. Marfise lâche, méprisante, que c'est mieux ainsi : un étalon doit rester dans son box et attendre qu'on le siffle. *** Le maire de Terra convoque la population à une assemblée générale. Marfise s'y rend avec Isis. Elles sont au premier rang, agréablement entourées de garçons caressants qui les frôlent de près. Le maire apparaît. Une femme majestueuse dont le mandat s'achève bientôt. A ses côtés, le vice-maire, Maffredon, un homme robuste dont la vue plait aux filles, et le chef des ingénieurs, qu'ici aussi on appelle "l'Ingé", une femme jeune dont les habits courts révèlent les appas. Le maire prend la parole. Terra travaille à réhabiliter la Terre depuis des siècles, et espère y parvenir d'ici deux à trois cents ans. Lorsqu'on a vu des Humains mettre à profit les sommets libérés du poison, on a cru résolue la question du repeuplement : les Terrins futurs n'auraient pas à se sacrifier ; ces Humains se répandraient au fur et à mesure que de nouveaux espaces seraient disponibles ; ils se multiplieraient naturellement après la dernière phase, la remise en eau de la planète. Cet espoir était permis car, dans un premier temps, le trafic des fusées a crû rapidement. Mais, depuis une dizaine d'années il stagne et, ces derniers temps, diminue. Ces Humains seraient-ils en train d'abandonner la Terre ? Dans ce cas, la planète, enfin rendue vivable, serait inhabitée et "nos descendants devraient la peupler". La foule crie d'horreur à la pensée qu'ils quitteraient les tunnels bienveillants et protégés pour affronter le monde extérieur. Elle crie encore plus quand elle entend la demande du maire : un volontaire, pour se rendre dans la partie habitée de la Terre et enquêter sur ce qui se passe. Tout le monde se regarde, inquiet et inconfortable. Filles et garçons en oublient de se peloter. La réponse générale est un grand soupir effrayé. L'Ingé explique qu'on réduira le danger au minimum ("vas-y, alors", hurle quelqu'un). Une vedette déposera le volontaire à proximité d'une installation, la nuit. Un satellite veillera sur lui et il aura un bouton d'appel pour se faire rapatrier à tout instant. Les conditions sont bonnes, l'air respirable et sain, il n'y a pas de bêtes. Le missionnaire sera désinfecté au retour. Les plus courageux frémissent à l'idée de se trouver "dehors", sans toit protecteur, brûlé par le soleil, en proie au vertige de l'espace infini. Les Autorités se préparent à clore la séance, espérant que l'idée murira, quand une voix se fait entendre "moi !". Les gens autour s'écartent comme si le futur voyageur était déjà pestiféré : c'est Marfise. D'une part, elle a envie d'aventure et l'idée l'excite ; d'autre part, elle ressent une impression étrange de déjà-vu, comme si "dehors" lui était familier. La foule s'ouvre et elle monte sur l'estrade où l'Ingé l'accueille. On l'applaudit, tout particulièrement les garçons, éblouis par sa beauté et érotisés par son héroïsme. Seul Mordant s'attriste, se voyant privé de sa préférée et imaginant combien le travail sera morne sans elle et les récréations qu'elle ménage. L'Ingé, prenant Marfise par la main, la présente au maire (qui salue, réconfortée) et au vice-maire (qui sourit, aguiché), et la conduit chez elle, dans la tour d'un palais gothique, à l'entrée du quartier des ingénieurs. Elle commande nourritures et boissons, également délicieuses, et détaille la mission, éveillant de vagues échos dans l'esprit de Marfise. — Tu te dévoues pour le bien de la cité ? demande-t-elle. Marfise rit. Elle se félicite de contribuer au "bien de la cité", mais c'est surtout l'aventure qui l'attire. L'Ingé s'étonne : personne ne va dehors, personne ne le souhaite, personne ne le supporterait. Les ingénieurs travaillent à distance sur une matière sans forme, avec des robots et des automatismes. Chaque fois qu'on a envisagé une intervention humaine in situ, l'idée a été repoussée avec des cris d'horreur. L'Ingé s'inquiète : cet esprit d'aventure ne provient-il pas d'un dérangement de l'esprit ? La missionnaire est-elle fiable ? — Il va falloir consulter les Psys. Marfise s'esclaffe : — Ou bien ils te diront qu'on ne peut même pas me faire confiance pour monitorer un robot nettoyeur, ou bien ils approuveront dans l'espoir que je ne revienne pas. Elle raconte comment elle les a bernés. L'Ingé, complice ("appelle-moi Hilde"), rit : "ah ! c'est toi qui as fait ce coup !". Puis elle ajoute : "néanmoins, tu dois être examinée, c'est la règle". Marfise se résigne mais exige d'être accompagnée. Elle ne veut pas rester seule dans les pattes des Psys : "un cachet, une piqure, une inhalation, et, hop, tu n'es plus toi-même." L'Ingé accepte et programme un examen. La réponse des machines la sidère : ni cette personne ni ses troubles éventuels ne relèvent des Psys de terra. L'annonce surprend par son contenu (tout le monde est contrôlé par les Psys) et par sa forme : les machines ne nomment pas Marfise ("cette personne") et laissent entendre que d'autres Psys (mais il n'y en a pas !) pourraient (devraient ?) s'occuper d'elle. Marfise, partageant l'incompréhension de l'Ingé, s'illumine : le refus des machines la met à l'abri des Psys qui, suite à la découverte de Filinor dans son placard, cherchent à expertiser ses "pulsions criminelles". L'Ingé, considérant Marfise d'un nouvel œil, conclut, intriguée : — On dirait que tu es quelqu'un de spécial. — Oui, claironne Marfise, je suis spéciale ! (nous savons à quel point elle a raison). Elle partira dans quatre jours. D'ici là, elle compulsera toutes les données disponibles et ne sortira plus, elle susciterait trop de curiosité, d'avidité ou de malveillance. Pour la distraire, l'Ingé organisera une petite fête chez elle. — D'accord, dit Marf. Mais, pour ce soir, je m'en vais. Je dois dire au revoir à quelqu'un. L'Ingé essaie de la retenir en lui promettant la présence de Maffredon, le vice-maire, au dîner (elle a remarqué un éclair dans les yeux de Marfise lorsqu'ils se sont salués). Marfise, pensant à Mordant, ne cède pas : "demain". Le garçon ne l'attendait plus. S'imaginant à sa place, il tremble de vertige ; il a peur qu'elle ne résiste pas ou prenne trop de risques. Il craint son inconscience et son penchant aux débordements. Alternant prières et voluptés, il tente de la faire changer d'avis. Marfise jouit des secondes et se moque des premières. Se pressant contre le garçon, elle l'imprègne d'elle : "tu penseras à moi quand tu iras avec d'autres". Au matin, elle le quitte, le mordant jusqu'au sang pour lui laisser un souvenir. Elle a sollicité Isis de le consoler. Frétillante, celle-ci arrive, elles se croisent et s'embrassent. *** Les ingénieurs regardent Marfise avec autant de curiosité que d'appétit. Des bruits courent partout : elle a dupé les Psys, son amour vorace a anéanti un homme, elle est aussi exquise que toxique. Refoulant ces pensées, ils l'informent de l'état du programme et du peu qu'on sait des activités des Humains sur les hauteurs. Marfise émet l'hypothèse d'une espèce de pèlerinage : la Terre n'est pas une planète comme les autres, elle représente la mère de l'Humanité et le souvenir de la Catastrophe. Elle-même, insoucieuse de se trouver "dehors", s'émeut à l'idée de poser ses pieds sur la planète dont tous les Humains sont issus. — J'éprouve une terreur sacrée, comme si j'allais renouer le fil que la Catastrophe a coupé. Les ingénieurs se moquent d'elle. Accaparés par l'aspect pratique de leur programme, ils n'ont pas perdu une seconde à s'interroger. Ils avaient besoin d'Humains, ceux-ci sont apparus. Une case centrale a été cochée. Tout va bien. — Mais d'où viennent-ils ?, insiste Marfise, effarée que personne ne pose la question : qui sont ces Humains ? Moi, pour le savoir, j'aurais envoyé quelqu'un prendre contact. L'Ingé bougonne : ce n'est pas dans le programme et personne n'aurait voulu y aller. — Pourtant, (rétorque Marfise, ne sachant d'où lui vient cette certitude), vivre dehors, au soleil, en respirant un air naturel, vaut mieux que nos terriers ! La discussion tourne court. On expose à Marfise les moyens employés pour lutter contre la radioactivité et décontaminer la Terre jusque dans ses profondeurs : une partie est attirée par des espèces d'aimants ; ils la fixent et sont ensuite expédiés dans le soleil qui les détruit ; une autre partie est traitée par mutation isotopique. Tant que ce travail n'est pas fini, réensemencer la Terre en eau ne servirait à rien puisque les pluies répandraient partout la radioactivité. Les ingénieurs ne déplorent pas cet ordonnancement qui leur donne des siècles pour trouver comment bombarder la Terre de Comètes. Ils cherchent activement et, à titre expérimental, ils ont capturé une comète errante qu'ils dirigent vers la Terre. — Mais, objecte obstinément Marfise, inconsciente de leur indifférence, les Humains qui seront sur la Terre quand vos successeurs la noieront, subiront les impacts des comètes, puis un déluge ! Ce cataclysme que nous déclencherons impose de se coordonner avec eux pour qu'ils se préparent. L'Ingé se dérobe : ces questions les dépassent ; eux, ils appliquent le programme. Des maçons ne pensent pas à ceux qui habiteront la maison qu'ils construisent. Marfise proteste. N'est-il pas absurde que les ingénieurs s'occupent de rendre à la vie la Terre originaire sans se soucier des Humains ? N'est-il pas absurde que Terra, vouée à la Terre, en ait peur ? L'Ingé, mal à l'aise devant ces questions impertinentes, répond sèchement : "division du travail". Puis, insatisfaite de sa répartie d'ingénieur, elle redevient l'aimable Hilde et, prenant Marfise par la taille, l'entraîne. Marfise habitera chez l'Ingé jusqu'à son départ. Ce soir, Hilde organise une petite réception. "Faisons-nous belles. Qui sait ce que nous pêcherons ?" *** Dans sa chambre, Marfise trouve un assortiment de tenues "gothiques" (en écho à l'architecture) dont la plupart sont à sa taille. Sa journée avec les ingénieurs l'a déprimée : des fourmis se dirigeant à petits pas pressés vers un horizon inatteignable ou imaginaire. Elle éprouve du dégoût et espère que la soirée sera agréable. Marfise choisit un bliaud rouge foncé avec un grand décolleté carré. Dessous, elle enfile une chemise blanche transparente aux longues manches évasées. Le bliaud se ferme avec des lacets dont, pour montrer ses seins, elle laisse les premiers dénoués. Elle serre les suivants, soulignant ses hanches. Au-dessous, les deux pans s'ouvrent largement sur une jupe dont la gaze translucide révèle sa nudité. Elle laisse tomber ses cheveux librement sur les épaules. Hilde, de son côté, s'habille en guerrière de fantaisie, un mélange de métal, de mailles de fer léger, de rubans, de cuir, de dentelles et de tissu vaporeux, qui dessine sa silhouette et met ses charmes en valeur. Se rencontrant en haut de l'escalier, elles se jugent réciproquement attractives et descendent enlacées. L'assistance est peu nombreuse et le repas choisi : dans la grande cheminée ornementée, un (feint) cuissot de chevreuil tourne sur une broche, léché par de (feintes flammes) mais artistement cuit à point par des rayons. La table resplendit de cristaux et de vaisselle d'argent. Maffredon, le vice-maire, reluquant les deux filles avec appétit, les place d'autorité à ses côtés, comptant sur le grand miroir pour jouir de leur vue en même temps que de leur proximité. Un vin pâle est servi dans de larges verres si fins qu'on hésite à les toucher. Dévorant à belles dents tandis que le vice l'effleure de furtives caresses, Marfise, toute à ses interrogations, parle de ces Humains venus sur la Terre. On l'a instruite (à son insu et faussement) avant de la lâcher dans Terra :
les Terrins sont les seuls Humains, descendants des rescapés de la Catastrophe qui ont rejoint la base lunaire internationale, ici, et, grâce aux machines, l'ont rendue confortable et transformée en cité. Alors, d'où sortent ceux qui ont rejoint la Terre ? Les Terrins trouvent confortable de penser que des "Humains" abstraits peuplent la Terre à leur place. Les envisager concrètement accuse leur incongruité et provoque la gêne. Les convives préféreraient causer d'autre chose. Néanmoins, pour plaire à Marfise, Maffredon risque une hypothèse : lors de la Catastrophe, d'autres fusées seraient-elles allées "ailleurs" ? Ayant fait son effort, il recommence à palper la cuisse de sa voisine qui s'écarte, irritée : — Ailleurs, où ? Nous savons tous qu'aucune planète du système solaire n'est propice à la vie. Et leur technologie ne permettait pas d'aller plus loin, à supposer qu'il existe quelque part dans la galaxie des planètes habitables (disant cela, elle sent palpiter son cerveau, comme s'il se dilatait et contractait alternativement)... Le seul "ailleurs" possible est ici, sur la Lune : une autre cité ? Terra est la seule cité. Cette fois, c'est le vice qui s'écarte. Tout le monde regarde Marfise avec suspicion. Accepter cette mission réclamait un grain de folie, cette ravissante fille semble en avoir un épi ou une gerbe. Chacun sait que la Lune n'accueillait qu'une base lunaire internationale, ici. Se poser n'importe où ailleurs, c'était la mort immédiate. Marfise poursuit son idée sans se soucier de la réprobation : — Comment le savons-nous ? parce qu'on nous l'a dit. Pour nos ancêtres, ce fut "la base", l'île salvatrice rencontrée par le naufragé. Les autres qu'ils auraient pu atteindre, ils ne s'en soucièrent pas, ils avaient trop à faire à survivre. Supposez une autre base, une autre cité, d'autres couloirs, d'autres Humains comme nous... On se détourne de Marfise, on l'ignore et la conversation reprend comme si elle n'était pas là. Son idée est trop dérangeante. Depuis toujours, les Terrins savent qu'ils sont les seuls et qu'ils incarnent le passé et l'avenir de l'Humanité, idée tellement prégnante que, pendant qu'ils se réjouissaient de cette étrange présence sur la Terre, ils refusaient de l'interroger. Maffredon renonce avec regret au corps alléchant de cette folle. Les autres aussi. Marfise, plongée dans ses réflexions, et pleine d'appétit pour ce qui défile dans son assiette et dans son verre, ne s'aperçoit pas qu'elle est rejetée. Hilde, la croyant décontenancée, passe le bras derrière le dos du vice, pour lui caresser l'épaule et la réconforter. Son voisin de droite, un timide garçon à la beauté délicate, lui sourit et, se tournant vers elle, mignote l'autre épaule, effleurant ses seins. *** Après le repas, les convives passent dans la galerie voisine où un orchestre joue des airs de danse entrainants. Agréablement repus, les mâles oublient les étranges propos de Marfise pour ne voir que sa beauté : les pans de sa robe largement écartés dévoilent sa nudité radieuse à travers la gaze de la jupe de dessous. Mais Marfise ne danse qu'avec son joli voisin, le ventre étroitement collé au sien. Le dépit fait revenir la méfiance et quand Marfise, après une petite révérence, prend congé et se retire avec le garçon, tout le monde se sent soulagé. Le garçon, Almont, délicieux et doux, admire Marfise, corps et âme, exalté par son audace. Il se laisse volontiers dévorer et prend d'exquises initiatives. Marfise, lovée contre lui, caresse sa chair, à la fois mollette et musclée. Le garçon, songeant qu'elle va aller "dehors" et peut-être disparaître, est transporté par son héroïsme, comme s'il participait à la veillée d'armes du chevalier sans peur qui affrontera le dragon. Lui-même est le principal secrétaire du vice mais, jeune et imaginatif, ne partage pas ses préjugés : l'hypothèse d'une autre cité lui paraît plausible et réconfortante ; nous ne serions plus seuls. Marfise affirme sa certitude, sans savoir d'où elle lui vient. Le garçon la supplie de promettre que ces Surhumains de la Terre (ils le sont, ceux qui ont osé sortir) ne la séduiront pas et qu'elle lui reviendra. Pendant ce temps, Hilde profite de la solide virilité du vice et, au matin, bisant Marfise affectueusement, elle rit de son incartade pendant le dîner. Marfise s'étonne que elle, l'Ingé, ne s'en choque pas. Hilde répond que, aussi bornée que soit son activité, elle a l'habitude de l'imprévu et des impossibilités. Et puis, ajoute-t-elle avec une moue charmante, c'était trop drôle : — Avant, ils te dévoraient des yeux comme si tu étais la dinde de noël (une vieille expression de la Terre qu'on ne comprend plus mais dont le sens se conserve) et, tout à coup, on aurait cru qu'ils voyaient un rat crevé. Même Maffredon, pourtant goulu, n'a plus osé te toucher ! Marfise, amicale, l'interroge sur les vertus du vice et, à son tour, détaille volontiers les attraits de son propre partenaire. Elle le recommande vivement à Hilde qui ne le connaît pas mais a déjà distingué sa démarche gracieuse. Pendant sa hâtive préparation, Marfise a utilisé les satellites de surveillance et observé la localisation et la nature des installations des Autres. Elle choisit son point d'atterrissage au hasard. Au milieu de la nuit, une vedette furtive la dépose sur un sommet des Alpes, non loin d'une construction. Ne sachant rien des habitudes vestimentaires, Marfise a opté pour une combinaison de mécanicien, enfermé ses cheveux dans la casquette et mis des bottes souples. Elle volera ce dont elle aura besoin. Marfise qui croit avoir passé sa vie entière dans les tunnels, craint, malgré son audace, d'être saisie de vertige quand elle se trouvera dehors, dans un espace sans limites. Pourtant, la voûte étoilée ne l'émeut pas. Elle n'éprouve rien d'autre que le désagrément d'un air un peu malodorant et un étrange sentiment de familiarité. Elle se dit que la nuit diminue les effets, elle devra être vigilante quand le jour lui révélera le ciel et le paysage, également infinis. [Elle ne rencontrera en elle aucun souvenir de la Terre, ni direct ni connexe, puisque — nous nous en souvenons— Marf a appris que les Planétaires la visitaient, sans avoir l'occasion de le faire. Elle ne l'a connue que par ouï-dire.] Marchant sur un étroit sentier dont les cailloux roulent sous ses pieds, Marfise s'approche du bâtiment et en fait le tour, sûre que l'absence de danger entraîne celle d'alarmes. Tout est plongé dans l'obscurité sauf une série de fenêtres à ras du sol. Marfise plonge son regard : des cuisiniers s'affairent aux préparatifs du petit déjeuner. Filles et garçons ressemblent absolument aux Terrins, Marfise ne détonnera pas. Prêtant l'oreille, elle tente de saisir leurs propos pour connaître leur langue. Le son ne traverse pas les fenêtres fermées. Marfise se dirige vers la large porte d'entrée. Elle n'est pas verrouillée. Marfise entre et parcourt le bâtiment : de longs couloirs avec une multitude de portes. Marfise descend au sous-sol et, l'oreille collée à la porte de la cuisine, écoute. Elle reconnaît le langage synthétique que les descendants des Naufragés ont formé à partir de tous les idiomes de l'ancienne Terre. Seuls la prononciation et quelques mots diffèrent, sans doute des termes techniques ou des idiotismes. "Ils sont pareils que nous... comment est-ce possible ?". Les cuisiniers, étant en tenue de travail, ne lui apprennent pas comment s'habiller. Pour cela, elle attendra que les gens s'éveillent. Marfise repère la salle à manger et s'enferme dans un cagibi. Jusque là tout va bien ! Elle a une pensée pour les Terrins dans leurs souterrains. Même Hilde a poussé un cri d'effroi quand elle lui a suggéré de l'accompagner. Marfise s'allonge par terre et s'endort. Elle est éveillée par une joyeuse agitation. Entrouvrant la porte, elle voit des Humains comme elle dévorer leur déjeuner en bavardant gaiment, vêtus de façons très diverses (elle ne sait pas encore qu'ils proviennent de toutes les planètes). Beaucoup de filles se contentent d'une jupe courte et d'un chemisier, avec, pour certaines, une jaquette ou une petite veste par-dessus. Seules diffèrent les longueurs, les formes, les couleurs et les tissus. Pendant qu'ils mangent, leurs chambres sont inoccupées. Marfise monte dans les étages et, jouant à cache-cache avec les équipes de nettoyage, déjà au travail, pousse plusieurs portes avant de tomber sur ce qu'elle cherche. Elle s'habille rapidement et, dans le couloir, trouve une cachette pour sa combi. Faisant virevolter sa jupe autour de ses cuisses nues, elle se précipite vers la salle à manger quand elle est happée par une fenêtre qui lui révèle le pathétique panorama sans fin des pics et des précipices déserts. L'aveuglante lumière du soleil souligne les moindres reliefs et met cruellement en valeur l'absence de végétation. Marfise, impressionnée par la vue, s'ébahit de ne pas s'affoler. Elle reprend sa course. Le déjeuner se termine, certains commencent à sortir. *** Elle s'installe à une table et, s'emparant d'une assiette de saucisses, se restaure, aussi naturellement que si elle venait tous les matins. Un breuvage chaud inconnu accompagne la nourriture. Les garçons qui passent à côté de sa table sourient à sa jupe retroussée et à ses dents carnassières. L'un d'eux l'invite à les accompagner, ils vont faire l'excursion au jardin. Marfise feint de réfléchir, comme si elle avait un autre projet, et, se levant, prend le bras du garçon pour se laisser guider sans en avoir l'air. Le garçon, aimable, raconte sa promenade de la veille, il a encore mal aux pieds. Il regarde ceux de Marfise que, en volant ses habits, elle a chaussés d'escarpins. Le garçon suggère que, puisqu'elle n'est pas équipée pour la marche (lui-même a de grosses chaussures), ils prennent la navette au lieu de monter et descendre par les sentiers arides dont il est las. Marfise s'appuie un peu plus fort contre lui et, avec d'autres paresseux, ils rejoignent un petit véhicule volant, tandis que les promeneurs, suivant le drapeau d'un guide, s'engagent dans un petit chemin rocailleux. En peu de temps, apparaît une muraille derrière laquelle s'élance un fouillis de verdure. "Des arbres", pense Marfise sans savoir d'où lui vient cette reconnaissance. Ils se posent devant la porte et entrent dans le parc. De petits animaux de toutes sortes gambadent devant eux et des oiseaux volètent et pépient. Suivant une jolie sente onduleuse, bordée de fleurs, ils arrivent à une pièce d'eau. Marfise, charmée, et étonnée de ne pas l'être davantage, retrousse sa jupe à deux mains et entre dans l'eau jusqu'aux cuisses. Le garçon, échauffé par le spectacle, s'enflamme quand elle se retourne pour regagner la rive. Il caresse la complaisante fille qui, le déshabillant promptement, s'en empare avec joie, respirant à pleins poumons l'air qui, ici, a une agréable odeur boisée. Après, dans ce jardin enchanté, ils s'étendent côte à côte au soleil et livrent à ses rayons leurs corps qui s'effleurent. — D'où es-tu ?, demande le garçon. Marfise, ne sachant que dire, se tourne vers lui et répond par un profond baiser dissuasif. Le garçon, un peu haletant, raconte qu'il vient de Souabe (le nom de sa cité ?). Il ne pensait pas visiter la Terre, si rébarbative quand on la compare à la délicieuse Echigo (???). Mais on lui a seriné que, une fois dans sa vie, un planétaire (!!!) doit visiter la Terre-mère. Voilà pourquoi il est là, mécontent jusqu'à ce qu'il rencontre... — Marfise, dit-elle. Lui, c'est Alizon. Marfise, brûlant de curiosité ("planétaire" ?), et spéculant sur son enthousiasme, déplore de ne pas connaître "Echigo". Le garçon, intarissable, la décrit. Marfise comprend que c'est une planète (donc "Souabe" aussi ?). Elle entend, émerveillée, l'évocation du grand océan et des îles, des montagnes et des tours. [Elle
n'a plus aucun souvenir d'Echigo mais les propos du garçon font surgir dans son esprit des images presque familières]. Elle le presse de questions et, volubile, heureux de se mettre en valeur, le garçon répond abondamment. Tout à coup, il sursaute. Ils vont rater la navette et devront accomplir à pieds une longue marche désagréable dans les cailloux. Il regarde avec regrets Marfise se rhabiller et fait de même. Se tenant par la main, ils courent jusqu'à la porte et arrivent juste à temps. Revenus à "l'hôtel" (le nom du bâtiment), le garçon ne quitte plus Marfise. Ils dînent ensemble ; dansent, leurs corps étroitement liés ; sortent sur la terrasse admirer les étoiles, comme beaucoup de couples dont les bruits dénotent l'activité parallèle. Alizon, les mains sous la jupe de Marfise qui a les siennes dans sa culotte, murmure "on va chez toi ou chez moi ?". Marfise l'accompagne. Sa chambre, tout en haut, est éclairée par la Lune dont la lumière paraît à Marfise à la fois divine et ironique. Les deux amants se déshabillent l'un l'autre et passent une bonne partie de la nuit sans dormir. Au matin, après une courte douche (l'eau est encore plus rationnée que sur la Lune), Alizon, prévenant, croit deviner que Marfise voudrait passer dans sa chambre pour se changer. Marfise, encore nue, s'assied à califourchon sur ses genoux et se fait câline : elle était venue ici avec un garçon, ils se sont disputés, et le goujat est parti par la fusée d'hier en emportant toutes ses affaires, son argent, et même son ticket de retour. Le garçon, compatissant, s'étonne néanmoins. S'il arrive que des paires se forment temporairement, l'amour ignore les disputes : la jalousie n'existe pas et, quand ça ne va plus, chacun part de son côté. Marfise rougit de n'avoir pas su inventer une meilleure histoire, et ses joues brûlantes lui inspirent de simuler la pudeur offensée. Elle murmure "il m'avait dissimulé sa perversité ; arrivés ici, il voulait que je...". Le garçon, choqué, la serre dans ses bras et, palpitant au contact de son corps délicieux, raterait le déjeuner s'il n'avait si faim. "Habillons-nous", dit-il. Pendant qu'ils mangent avec appétit, il assure Marfise qu'il achètera tout ce dont elle a besoin. Il lui propose de l'accompagner sur Souabe, il paiera son ticket. Marfise, brûlant de curiosité (sa planète !), est vivement tentée. Que de choses elle découvrirait ! Mais elle ne sait pas combien de temps durerait l'aventure ni comment, ensuite, elle rejoindrait la Terre. Or la vedette du retour ne restera pas en alerte indéfiniment. Elle a promis, elle doit enquêter et revenir (pour, rêve-t-elle, repartir au plus vite). Feignant l'hésitation, la confusion, le regret et les larmes, elle gémit qu'elle adorerait cela mais, hélas, elle doit rentrer chez elle. Pendant que Marfise choisit des habits affriolants, Alizon procède à une enquête subreptice. Elle a dit "la fusée d'hier", il saura d'où vient l'irrésistible fille. Par chance pour la menteuse, une fusée est partie la veille à destination d'Écho, une des planètes les plus lointaines de ce système solaire. Encore une chance, Alizon n'y est jamais allé. Il lui reste trois jours avant son départ. Ils les passent agglutinés. Marfise encore plus insatiable d'informations que d'amour, pousse le garçon
à bavarder et commence à saisir : un système solaire lointain a, jadis, été colonisé par des Humains venus de la Lune. Marfise pense d'abord aux Terrins qui, ensuite, auraient oublié ou censuré. Mais non, Alizon affirme que le trafic des fusées est permanent. Ces planètes sont en contact régulier avec la Lune, des Lunaires viennent les rejoindre et des Planétaires séjournent "là-bas", pour étudier ou travailler. "C'est donc, exulte Marfise, qu'une autre cité existe, comme j'en avais l'intuition. Et elle a découvert et peuplé les planètes ! Ouverts au monde, comme ils doivent être heureux de l'avoir à leur disposition [nous savons qu'elle se trompe !]. Nous, à Terra, nous sommes enfermés". Le garçon, désolé de la quitter, s'inquiète de son retour chez elle (il a essayé d'en savoir plus, elle a éludé, tantôt avec art, tantôt maladroitement). C'est trop loin donc trop cher, il ne peut pas payer son ticket. Marfise le rassure : le travail ne manque pas ici, elle gagnera le prix de son retour. Alizon lui donne une partie de son argent. Elle l'accompagne jusqu'à la navette qui le conduira au spatioport et le transperce d'un baiser brûlant. Puis, elle rejoint l'hôtel, se demandant si, avec l'argent d'Alizon, elle prendra une chambre et fera la touriste, ou si elle jouera la fille sans un sou qui cherche un emploi. L'important, c'est d'avoir l'occasion de converser avec les visiteurs et les permanents. Sa mission consiste à découvrir pourquoi le trafic diminue ; et, personnellement, elle veut en savoir davantage à propos des planètes d'origine de ces Humains, et de l'autre cité lunaire. *** Marfise raconte qu'elle a perdu son billet de retour et a besoin d'argent. Elle est embauchée au bar. Barmaid et barman, identiquement vêtus d'une courte culotte moulante et d'un débardeur très échancré, ont pour fonction de servir les boissons et, dans les moments de faible affluence, s'assoir à la table, respectivement d'une cliente ou d'un client et lui tenir compagnie s'il le désire. A ce poste, Marfise excelle. Repoussant aimablement les invites, elle accorde de menues faveurs et ouvre grand ses jolies oreilles, s'instruisant beaucoup. Sa chambre jouxte celle du garçon avec lequel elle travaille et dont, en permanence, elle contemple le physique alléchant qui, dans l'espace exigu derrière le bar, ne cesse de frôler le sien. Elle n'hésite pas à partager avec lui un "dernier verre", assis sur son lit, puis couchés l'un sur l'autre à leur satisfaction mutuelle. Le garçon, quoiqu'il ait moins de raisons d'être curieux, écoute ses clientes avec attention et complète l'information de Marfise. Les visiteurs sont presque unanimes. Venus à reculons sur la Terre, sous la pression de leur entourage ou par imitation ("une fois dans sa vie..."), la planète les impressionne, sans leur donner envie de revenir, ni même de conseiller le voyage à leurs amis : trop vide, trop sévère, trop déserte. À côté, la moindre de leurs planètes est un paradis. Ils ont hâte de rentrer chez eux. Voilà un point éclairci, se dit Marfise : un cycle prend fin. La Terre a attiré ces gens ; maintenant, elle les lasse. Leur nombre continuera à diminuer, à moins que le cycle recommence. Elle a beaucoup appris sur la vie des Planètes, moins sur la cité lunaire et, hélas, rien du tout sur leur "découverte" de la Terre et l'histoire de leur installation. *** Marfise demande un entretien au manager de l'hôtel, une vieille dame charmante qui s'ennuie un peu depuis que les touristes se raréfient. Elle vient d'Écho, Marfise se dira donc souabienne, espérant que les informations tirées d'Alizon suffiront. Puisqu'il existe sur Souabe une université, elle se présentera comme une étudiante, barmaid d'occasion pour exécuter une enquête participative. La vieille dame l'accueille avec plaisir et sert elle-même une boisson chaude dans des bols délicats. Elle regrette que la fréquentation de la Terre diminue et, avec elle, les bénéfices des Marchands. Jadis, les visiteurs venaient à plusieurs reprises, découvrant de nouveaux sites. A présent, c'est au mieux une fois dans leur vie qu'ils font leur "pèlerinage à la Terre-mère". Certes, le spectacle les fascine, le contact avec la planète, les immenses paysages déserts et la lumière de l'unique lune. Mais ils s'ennuient et ne reviennent pas, malgré la multiplication des attractions. Les Marchands craignent que la décroissance du trafic soit inéluctable. Marfise note consciencieusement les chiffres que les Marchands ne cachent pas. La vieille dame lui donne gracieusement une copie du rapport annuel qui synthétise l'activité déclinante de tous les établissements de la Terre. Interrogée sur l'histoire de leur implantation, ce qu'elle en sait est peut-être une légende ou une histoire inventée par le service marketing :
jadis, la Terre empoisonnée était l'objet d'un culte des Planétaires qui, se sentant en exil, priaient pour leur retour ; il y a plus de cent ans (elle ignore la date exacte), les prédécesseurs des Marchands, découvrant que les hauteurs de la Terre étaient déjà redevenues inoffensives, exploitèrent l'attraction qu'elle exerçait. A présent, déplore la vieille dame, le tourisme s'est développé entre les Planètes. Moins cher et plus plaisant, il met la vieille Terre au rencart : "nous sommes en perte de vitesse ; déjà des hôtels ont été fermés". Marfise se risque : — Supposons que la Terre redevienne habitable dans son entier, comme avant, avec de l'eau, des arbres, des animaux : redonnerait-elle envie ? La vieille dame rit : une hypothèse aussi improbable ne mérite pas d'y réfléchir. Marfise insiste, et la vieille dame, contente de la distraction que lui offre cette sympathique étudiante, se force à examiner la question. Elle conclut : — Je ne crois pas. La Terre est trop loin, et nous avons tout ce qu'il faut chez nous. Son attrait morbide venait de sa désolation, image de la Catastrophe. Si elle avait été une planète comme une autre, elle n'aurait intéressé personne. Marfise discute un moment pour préciser son idée et, remerciant vivement la vieille dame, prend congé. *** Elle avise son compagnon de travail et de lit qu'elle va partir. Lui aussi, dit-il. L'enlaçant tendrement, il propose qu'ils rentrent ensemble. Il lui montrera sa planète avant qu'elle continue sa route pour Écho. C'est la deuxième occasion qui s'offre à Marfise de rejoindre ces Planètes dont le mystère l'intrigue et l'excite, et qui lui semblent impossiblement familières. La part de son cerveau que les caresses du garçon ne perturbent pas hésite et reprend la même décision : c'est trop tôt. Toute au garçon désormais, elle s'emploie à rendre son souvenir ineffaçable. Puis, quand il s'est endormi, elle ramasse ses affaires (sans oublier l'argent qui sera utile plus tard) et se dirige vers l'endroit où, il y a plusieurs semaines, la vedette l'a déposée. Elle appuie sur le bouton du boitier de commande et, au bout d'un moment, la vedette qui était restée en orbite s'approche et Marfise saute dedans pour retourner sous la lune. Le lendemain, le garçon, ne comprendra pas sa disparition. La fille avait l'air d'accord pour partir avec lui. Aurait-elle déjà rejoint le spatioport ? Non, la navette du matin ne l'a pas chargée. Se cache-t-elle ? Sortie se promener pendant la nuit, est-elle égarée ? accidentée ? Le garçon déclenche les recherches qui restent vaines. Dépité, il renonce et reprend son travail. La nouvelle barmaid, une piquante blonde potelée, joliment fossettée, le distraira sans remplacer Marfise. Revenue à Terra, Marfise est confiée aux robots. Déshabillée, elle plonge dans une cuve d'antiseptique puis, séchée à l'air chaud, se soumet à un bombardement de rayons. Ensuite, on l'enferme dans un bocal hermétique dont l'air sera recyclé en circuit fermé jusqu'à ce que les analyses prouvent l'innocuité de Marfise pour la santé publique. Elle s'ennuie et, par l'interphone, réclame à manger. On lui indique un placard dans la paroi : il contient le minimum nécessaire. Hilde passe la voir et, à travers l'épaisse vitre, sourit gentiment pour lui donner courage. Marfise essaie de faire le point, mais ses idées s'effilochent et se réduisent aux garçons rencontrés sur la Terre, ce qui lui donne envie d'en avoir un. On lui propose un robot qu'elle repousse avec dégoût, elle veut du vrai. Pendant ce temps, Hilde bouscule les ingénieurs pour qu'ils accélèrent leurs examens. Marfise, déclarée saine, sort enfin. Affaiblie, elle s'appuie sur Hilde pour rejoindre son logement. Elle dispose de quarante-huit heures avant de rendre compte. Hilde a fait préparer un copieux repas et convié Almont, le gentil amant qui a fêté Marfise avant son départ. Avec un clin d'œil à Hilde, Marfise s'empare d'abord du garçon et l'entraîne avidement dans sa chambre. Ayant apaisé sa première faim, elle prend place à table et dévore. Oubliant l'objectif de sa mission, elle résume les résultats de son enquête personnelle : les Humains de la Terre viennent de Planètes lointaines, jadis peuplées à partir de la Lune où existe une autre cité qui reste en rapport avec ces planètes. L'univers s'élargit. Pour le garçon, il se limite à Marfise dont la demi nudité, le souvenir et l'anticipation, l'enchantent. Hilde, elle, est perplexe. Comme tout le monde, elle a toujours cru que Terra constituait LE point d'arrivée des rescapés de la Catastrophe. Une autre cité ! une cité tournée vers le cosmos ! C'est impensable. Elle croit Marfise, mais les autres la jugeraient folle. N'affirme-t-elle pas que, indépendamment de ses découvertes sur la Terre, elle a la vague impression de connaître d'autres cités ? Hilde, désignant Almont, la pousse à se taire, bien inutilement car le garçon, absent, n'écoute pas, les yeux fixés sur la peau de Marfise, frémissant de démangeaisons amoureuses. Marfise, avant de se retirer avec lui pour se satisfaire pleinement, glisse à l'oreille de Hilde que, si l'intérieur de la Lune échappe à leurs regards, un satellite en orbite repérera vite les arrivées et départs des fusées, nécessairement à la verticale de la cité. Cela prouvera son existence et la localisera. Centrée sur la Terre, Terra n'a jamais observé la Lune, Hilde doit trouver un prétexte ou tricher. En attendant, Marfise embrasse affectueusement Hilde et, sautant sur Almont, l'entraîne, jetant leurs habits derrière eux. Hilde est extraordinairement consciente à la fois de la grandeur et des limites de l'activité de Terra. D'un côté, ils nettoient la Terre, ignorant comment elle se peuplera ; de l'autre, ils explorent en aveugle des fragments de son passé sans savoir si une Histoire prendra sens. Hilde accepte l'hypothèse d'une autre cité. Elle suivra la suggestion de Marfise. Et après ? cette dualité, si elle s'avère, résulte-t-elle du hasard et de l'absence de communications, ou bien d'un plan d'ensemble que les Naufragés auraient conçu ? Hilde, en tant qu'Ingé, connaît les vertus de la redondance : l'indépendance des deux systèmes rend l'ensemble moins efficace mais plus robuste. Elle peut admettre que les Naufragés, traumatisés par la Catastrophe, aient volontairement divisé leurs forces pour augmenter les chances de survie de l'Humanité. Faudrait-il alors recorréler ce qui a été séparé ? Ces questions essentielles et insolubles ne se poseront que si l'hypothèse se vérifie. Hilde, sous couvert d'opérations de routine, mettra deux satellites en orbite basse autour de la Lune. Des heures plus tard, Almont émerge d'un long rêve délicieux. Marfise, encore couchée sur lui, ondule lentement. Après un dernier spasme, ils se lèvent et, d'une démarche incertaine, se dirigent vers la douche. Ils trouvent Hilde à table, élégamment vêtue d'une légère cuirasse noire ornée de dentelles, dont le gorgerin se réduit à un large collier. Se précipitant sur les plats, ils se rassasient sous son regard complice et amusé. Caressant à son tour Almont qui, exténué, ne réagit pas, Hilde lui conseille de retourner à son patron. Le vice ne sera pas content de sa disparition. Que Almont ne parle de rien et qu'il observe attentivement le vice-maire. Elle ajoute, mutine, que ce sera le prix à payer pour avoir libre accès à son logis. Marfise, l'esprit à présent dégagé, approuve et insiste. Almont, difficilement rentré en lui-même, est rendu à son rôle et à sa personnalité. Embrassant les deux charmantes filles (et intensément l'une d'entre elles), il les quitte, redoutant la colère du vice. *** Hilde se tourne vers Marfise pour mettre au point son compte-rendu. Il ne faut pas mentionner l'autre cité, elle se déconsidérerait sans profit ; et, la croirait-on, cela provoquerait une perturbation majeure. L'identité et la conscience de Terra s'effondreraient. Marfise, d'accord avec elle, opte pour la sobriété : chargée de chercher pourquoi la fréquentation humaine de la Terre diminue, elle apporte la réponse. Lui demandera-t-on d'où sortent ces Humains ? Elle dira qu'ils viennent de planètes lointaines et qu'elle n'en sait pas plus. Reste, complète Hilde, qu'ils quittent la Terre. Si, un jour, nous réussissons à guérir la Terre, et même à l'emplir d'animaux (le génie génétique en est capable), cela ne servira à rien, sauf accident ou miracle. Marfise remarque négligemment que beaucoup de choses peuvent advenir en quelques siècles. Elle ajoute que, s'il existe une division du travail entre les cités, Terra aura rempli sa mission en exécutant sa part. Peut-être est-ce à l'autre de s'occuper du peuplement. Hilde, habituellement réaliste, ne retient pas un élan de romantisme : "c'est frustrant de ne rien savoir !". Marfise lui prend les mains : elle découvrira le plan caché ; avec l'aide de Hilde, elle regagnera la Terre d'où elle rebondira sur les Planètes. Après les avoir visitées, elle parviendra à revenir sur la Terre et, de là, à Terra. Le lendemain, Marfise, sobrement habillée d'une combi ajustée mais fluide, et coquettement coiffée d'un bibi à plumes, se présente au bureau du maire. Celle-ci l'attend, avec Maffredon, le Vice, et l'Ingé. Ils la complimentent pour son courage et son retour. Marfise, sans détailler ses activités, en expose le résultat : — Ces Humains, de même morphologie et langage que nous, ont été attirés par la planète-mère ; à présent, ils s'en détournent inéluctablement ; dans quelques années, il n'en restera plus. Elle se tait. La maire grommelle que ce ne sera pas Terra qui peuplera la Terre. Hilde, surjouant son rôle d'Ingé borné, commente : "notre mission consiste à restaurer la Terre, nous y travaillons, nous réussirons, le reste ne nous concerne pas". Maffredon demande
instamment à Marfise ce qu'elle a ressenti en se trouvant "dehors". Il ne parvient pas à imaginer l'effet que produit l'angoisse de l'infini, ce doit être énorme et bouleversant... Est-ce par modestie qu'elle ne mentionne les difficultés qu'elle a surmontées ? — Non, répond-elle nonchalamment, aucune difficulté. Vous sous-estimez la plasticité de l'esprit humain et sa capacité d'adaptation. Maffredon, les yeux fixés sur Marfise sans en voir les formes, l'interroge encore, à demi suspicieux : — Avez-vous tout dit ? Marfise se déclare prête à répondre aux questions. Le maire n'en a pas, Maffredon beaucoup : — Savez-vous d'où viennent ces Humains ? — Ils habitent un système solaire très lointain que je n'ai pas localisé. — Des Humains comme nous. La même langue synthétique. La Terre-mère. Cela implique que, eux aussi, sont issus de la Catastrophe. (Regardant Marfise droit dans les yeux avec défi :) Seriez-vous prête à explorer leurs planètes ? Marfise, cachant son enthousiasme, se prépare à jouer au chat et à la souris quand la maire intervient brutalement : — Pas question ! Nous avons notre réponse. N'allons pas plus loin. L'Ingé se tait. Le Vice discute si vivement que la séance finit en dispute. La maire conclut : "soumettons ces données aux machines". L'Ingé le fera. La maire clôt la réunion. Marfise sort rapidement et est rattrapée par Maffredon qui, à présent sensible à sa féminité (ou le simulant), la couvre de propos galants, louant son adorable chapeau, ses oreilles, son nez, ses yeux, sa bouche... "Quant au reste, ajoute-t-il lourdement, votre robe le dévoilait assez l'autre soir pour que je devine et admire les trésors que vous cachez aujourd'hui". Il l'invite à dîner avec insistance. Marfise, insensible à ses hommages, devine un piège ou, du moins, une arrière-pensée : "il s'intéresse moins à mes fesses qu'à mon expédition". Feignant d'être flattée, elle regrette de ne pouvoir se libérer et promet de lui faire signe. Elle le salue d'une légère inclinaison de tête. Maffredon prend sa main et la baise avec violence, repoussant la manche pour trouver le pli du coude. Il s'incline à son tour et la quitte, troublée et inquiète. *** Marfise se dépêche de rentrer chez Hilde quand quatre silhouettes encapuchonnées s'emparent d'elle et la jettent dans un de ces petits véhicules qui circulent dans les couloirs les plus larges. Il démarre aussitôt. Sans violence inutile, on la ficelle étroitement. Marfise, ahurie, regrettant de n'avoir aucun moyen d'appeler au secours, entrevoit le Vice derrière son enlèvement : prévoyant la possibilité qu'elle refuse son invitation, il a organisé d'avance le traquenard pour la cuisiner commodément et, tant qu'il l'aura à sa merci, abuser d'elle à loisir. Mais que font les machines ? se demande-t-elle. Habituellement, elles garantissent une sécurité totale, la police des couloirs devrait déjà être là. Le véhicule ralentit, descend une rampe et s'immobilise. Les hommes chargent Marfise comme s'ils portaient un sac, insensibles à son corps charmant. Ils pénètrent dans une pièce et la jettent par terre sans douceur. Se contorsionnant dans l'obscurité pour trouver une position moins inconfortable, Marfise attend la suite, si longtemps qu'elle s'endort. Elle est éveillée brutalement par une violente lumière. Deux personnes masquées la relèvent. Ankylosée, elle retombe et se blesse. On la jette dans un fauteuil entouré d'appareils bizarres. On l'attache. Elle a une pensée incongrue pour son joli chapeau, perdu depuis longtemps. Secouant la tête pour chasser les cheveux qui obstruent sa vue, elle admoneste ses ravisseurs, les insulte et les menace. Sans répondre, avec des gestes précis de professionnels, ils la coiffent d'une espèce de casque dont ils branchent les câbles à des prises, et mettent le contact aux appareils. Un écran s'allume. Marfise, plus fascinée qu'inquiète, regarde l'intérieur de son cerveau et ne voit qu'un halo grisâtre. Les opérateurs s'exclament et se préparent à augmenter dangereusement la puissance quand une voix retentit : violation
des
consignes, violation de personnalité, vous êtes en état d'arrestation. La
lumière s'éteint, et les appareils aussi. La police des couloirs, munie de projecteurs, entre, embarque sans ménagement les deux malfrats (des "malfrates"), délivre Marfise. Comme elle ne tient plus debout, on la dépose délicatement sur une civière. A l'hôpital, on soigne ses contusions et on l'informe. Des Psys, outragés et inquiets de n'avoir pas le droit d'examiner l'étrangeté qu'ils discernent en elle, ont décidé qu'elle était un danger dont ils sauveraient la cité. Dissimulés par une bulle d'invisibilité, leurs hommes de main l'ont enlevée sans que la machine s'en aperçoive, jusqu'à ce que les allées et venues l'alertent. Les félons et leurs complices seront confiés à des Psys fidèles et recyclés. *** Marfise rentre chez Hilde, rassurée que Maffredon soit hors du coup et intriguée par l'image de son cerveau. Elle aurait dû voir autre chose que ce halo, même si elle ignore quoi. Hilde, effarée par l'attentat, réconforte Marfise qu'elle croit choquée. Marfise la surprend en s'enquérant de ce qu'elle a vu quand les Psys ont procédé à son examen périodique. Hilde, incapable de décrire les détails, se rappelle l'allure générale des circonvolutions cérébrales dont certaines zones ont ensuite été scrutées en profondeur. Marfise se demande pourquoi son cerveau n'apparaissait pas. Elle est pourtant certaine d'en avoir un ! Et ces damnés Psys ne commettent pas d'erreur de manipulation. Heureusement, personne ne sait ce qu'elle a vu sauf, peut-être, la machine. Les Psys diront ce qu'ils voudront, personne ne les croira. — Décidément, se dit Marfise, je suis vraiment spéciale. Maffredon arrive, suivi d'Almont qui cache son affolement. Le Vice, à présent respectueux, est toujours aussi pressant. Il faut que Marfise reparte et qu'elle enquête sur les planètes. Depuis que Maffredon a appris que des Humains nombreux vivent dans un vaste monde ouvert, il se sent étouffer dans le trou de Terra. — A quoi servent nos travaux sans fin si "dehors" ils ont déjà résolu tous les problèmes ? Nous ressemblons à un écureuil qui tourne sa roue dans sa cage. Et la maire nous condamne à continuer éternellement, même si c'est absurde. Marfise éprouve un élan de sympathie que dissipe vite le regard calculateur de Maffredon. Il se retire et Almont "oubliant" de le suivre, rejoint Marfise qui, rejetant ses consolations mais non ses baisers, s'unit à lui, heureuse de revivre. Plus tard, un discret grattement à la porte l'arrache à sa torpeur post-coïtale. Marfise enfile un peignoir. C'est Hilde. Laissant dormir Almont, elle entraîne Marfise. Les
ingénieurs ont alimenté les machines avec les données rapportées par Marfise. Après un moment pour leur traitement, la machine, sans commentaire, a demandé : quelle est votre question ? Hilde en avait tant qu'elle ne savait choisir. Sa première a été : qui repeuplera la Terre quand elle sera redevenue saine ? vous, humains. La
machine a refusé d'éclaircir cet oracle sibyllin. S'agit-il de Terra ? des Humains des Planètes ? de ceux de la Lune ? d'autres encore ? Elle n'en a rien dit. Ensuite,
Hilde, pensant aux Planètes dont Marfise vient de rapporter l'existence, à la proposition d'exploration de Maffredon et au refus du maire, a tenté de faire trancher la dispute par la machine. Son avis a été évasif : faites ce que vous voulez. — Pas évasif !, commente Marfise. La machine a désavoué la maire. Elle se dit non concernée par la question, et nous laisse la responsabilité : quoi que nous répondions, cela ne perturbera pas la fonction de Terra. Sinon, la machine nous l'aurait interdit, comme la maire. Donc nous pouvons le faire. Marfise
interroge Hilde sur les arrière-pensées de Maffredon. C'est un homme de pouvoir, répond-elle. D'abord, il veut devenir maire, tout le monde le sait. Ensuite, suppute-t-elle, les perspectives ouvertes par Marfise commencent à lui instiller des ambitions cosmiques : des Planètes avec des millions d'Humains sont un champ d'action plus vaste et plus excitant que le trou de la petite Terra. Il a besoin d'informations pour mesurer ses chances. — Moi, dit Marfise, pour aller là-haut, je suis prête à m'allier avec le diable. Hilde,
moqueuse, lui suggère de commencer par Maffredon. Elle l'a fréquenté plus d'une fois, c'est un esprit complexe et un amant vigoureux et subtil. Marfise
reste réticente : au premier regard l'homme l'a attirée ; au second, il lui a déplu. Elle l'a soupçonné de son enlèvement parce qu'elle le croit capable de tout. Elle préfère le faire espionner par Almont. Marfise se servira d'Almont mais, enivré d'amour, il n'est bon à rien. Elle le rejoint, vêtue d'une longue robe boutonnée jusqu'au cou. Il est encore nu et tentant. Sans le regarder, elle l'invite à s'habiller. Il faut qu'elle lui parle. Almont, navré de ne rien apercevoir de son corps adorable, l'écoute, le cœur battant. Marfise explique qu'elle a besoin de connaître les plans et les arrière-pensées de Maffredon. Pour cela, elle est prête à se livrer à lui (Almont frémit, frustré et un peu jaloux). Cela ne lui fera pas plaisir, elle en a peur et préfère Almont (sans s'approcher, elle forme un baiser avec ses lèvres et le lui lance). Almont doit retrouver ses esprits, redevenir le fidèle serviteur de son patron, tout observer et, si possible, attirer ses confidences. Ainsi, il évitera à Marfise de se prostituer à Maffredon, de lui faire ceci, de lui donner cela (elle emploie des mots très crus pour le choquer), et méritera ses faveurs les plus merveilleuses (elle les détaille dans un doux murmure voluptueux). Almont se jette à ses pieds et, baisant frénétiquement ses chevilles, cherche à remonter sous sa robe. Marfise se recule et, tempérant sa rigueur par un sourire caressant, lui dit qu'elle s'est résolue (à contrecœur) à rester inaccessible tant qu'il n'apportera pas d'information intéressante. "Je paierai cash, et avec le plus grand plaisir". Almont regrette, comprend, accepte. Il fera tout pour elle. Marfise le serre contre elle amoureusement et, saisissant le bas de sa robe, la relève pour qu'il prenne un acompte. Elle l'arrête avant d'être trop émue : "juste un acompte !". Almont, plein d'énergie et de détermination, court retrouver Maffredon. Marfise, sentant que ce garçon lui plaît trop, décide de l'oublier un peu. Elle n'aurait qu'à traîner dans les couloirs pour être abreuvée d'amour, elle préfère la discrétion. Elle cache ses cheveux sous un bonnet et, s'habillant de manière à passer inaperçue, va retrouver Mordant. *** Il revient du travail et, au lieu de se jeter sur elle, il lui prend la main et soupire. A présent, elle est un héros : partie sur la Terre sans peur, elle a rapporté le renseignement demandé (le maire a publié un communiqué). La voilà une autre que celle qu'il a connue et tant aimée. Lui, il végète en 249 CE, dans la misérable observation qu'ils partageaient naguère d'un petit village de paysans illyriens. Elle est une étoile et lui, un vermisseau rampant sur le sol, malheureux. Isis, quoique plaisante et agréable, ne le comble pas. Marfise se serre contre lui et glisse sa main sous ses habits. Il se force à s'écarter : il sera encore plus triste après son départ. Marfise, navrée, ne trouve rien à dire pour le consoler. Elle lui parle des Planètes dont la maire n'a rien dit. Le communiqué se borne à annoncer que des Humains, après s'être répandus sur la Terre, l'abandonnent. Il a augmenté la dépression de Mordant : même si les Terrins d'aujourd'hui ne sont pas concernés, il n'imagine pas leurs successeurs quitter le confort des couloirs pour la brutalité du dehors. Marfise lui raconte la Terre, les grands espaces, le ciel étoilé, la chaleur du soleil, le parc arboré. Les Humains viennent de Planètes lointaines où la vie est bonne. Loin de réconforter Mordant, ses propos lui font sentir encore davantage la distance qui, maintenant, le sépare de Marfise, devenue presque une déesse. Il pleure. Elle le prend dans ses bras, lui caresse les cheveux. Il est inconsolable. Elle mordille légèrement ses lèvres qui ne réagissent pas et, désolée, le quitte. Dans l'escalier, elle croise Isis qui, court vêtue et frétillante, vient retrouver Mordant. Il l'inquiète. Elle s'est prise d'affection pour lui. Il l'aime volontiers mais demeure préoccupé et chagrin. Elle pense appeler les Psys. "Peut-être", répond Marfise qui, pour changer la conversation, demande des nouvelles de Filinor. Isis rit : — Nous nous sommes aperçues que, outre son habileté amoureuse, c'était sa détestable fatuité qui nous émoustillait. Maintenant, il n'est plus qu'une commodité pour une fille pressée. — Autant pour lui, tranche Marfise, toujours impitoyable à son égard. Troublée par le désespoir de Mordant, elle ne rentre pas directement chez Hilde. Échappant au regard des garçons, elle se promène dans les couloirs, s'arrête dans les bars, partage les jeux, écoutant et suscitant les bavardages. La plupart des gens ne se soucient nullement de la façon dont la Terre se repeuplera dans trois ou quatre siècles. Ils ont tremblé quand la maire a demandé un volontaire pour "aller voir", bien contents que cette jolie fille inconsciente se soit dévouée. Eux, il leur suffit de faire d'agréables rencontres et d'accomplir leur travail. Leur vie est douce et bien remplie, les machines veillent à écarter tout danger. Les seuls débats concernent les élections à venir. On dit que Maffredon va se présenter contre la maire. Ça promet des empoignades récréatives. *** En arrivant, Marfise trouve la calme Hilde trépignant d'impatience. Elle l'attendait pour l'informer. Le satellite a repéré un départ de fusée, là (elle montre sur le globe lunaire un point à la verticale de la Cité), et une arrivée, ici (à la verticale de la cité des Zorribs) : — Tu avais raison ! l'autre cité existe ! il y en a même deux ! — Je le savais, dit Marfise qui voit passer dans son esprit de fugaces images. Si près... et inatteignables. Continue la surveillance. — Les autres cités communiquent avec les Planètes alors que nous en sommes coupés et attachés à la Terre Nous nous croyons "les Lunaires", "les seuls survivants du naufrage", il y en a d'autres ! Qui sont les vrais ? Peut-être pas nous ? Marfise l'arrache à ces interrogations démoralisantes : — J'ai une autre idée : observer les débuts de l'installation des Humains sur la Terre. Ça nous éclairera. On m'a dit que ce fut "il y a plus d'un siècle". Toi, tu sais à partir de quand l'air est devenu respirable sur les montagnes. À la multitude des faisceaux qui explorent laborieusement le passé de la Terre, tu ajouteras un clandestin qui guettera les premiers Humains. Hilde réfléchit. En principe, il faudrait une décision de la maire mais, si les machines qui font fonctionner les faisceaux acceptent, cela ira. Après tout, elles ont dit faites
ce que vous voulez. Seulement, sans date ni lieu précis, cela prendra du temps pour trouver quelque chose. Hilde consulte ses dossiers : voilà deux siècles que l'air des montagnes est suffisamment purifié. Il faudrait utiliser un faisceau baladeur et commencer l'observation il y a deux cent ans. Après avoir repéré le début, on utilisera des faisceaux ordinaires. La Terre -200 n'est qu'à quelques jours-lumière, les résultats seront rapides. — Mais, s'inquiète Hilde, je ne peux pas surveiller les écrans ni mettre dessus un ingénieur qui risquerait de bavarder. Marfise pense à Mordant qui se morfond dans la boue de cette bourgade en 249 CE. Cela lui fera une distraction et peut-être un intérêt. Il sera discret. Hilde adresse aux machines la requête d'un nouveau faisceau, de type baladeur, à telle date. Elles n'émettent aucune objection. Hilde sourit à Marfise : — Depuis que je te connais, j'accumule les déviations ! Marfise l'enlace, câline : — Avoue que ça t'amuse. — Ça m'amuse et ça m'intrigue. Toi, le missile à tête chercheuse, tu vas atteindre un objectif que nous ne soupçonnons pas. — Je vais te faire dévier encore plus, je t'invite à dîner sur la Terre. — Sur la Terre ?, s'étrangle Hilde. Rien n'est plus facile. Elles prendront la vedette, atterriront au crépuscule, à côté de l'Hôtel. Comme il fera nuit, le choc sera minimal pour Hilde. Et Marfise a de l'argent pour payer. Hilde est effrayée et tentée. Toutefois, toujours sérieuse, elle proteste que la clandestinité de leur opération empêchera leur décontamination intégrale au retour. — Mais puisque je n'avais rien du tout et que j'ai été déclarée absolument saine..., répond Marfise. — On ne peut pas savoir ce que nous attraperions. Imagine, ici, dans ce milieu clos, la destruction massive que produirait un microbe ou même une moisissure. Marfise, déçue, reconnaît qu'elle a raison. Elle cherche quelle autre frasque commettre et, ne trouvant pas, demande à Hilde si elle connaît un endroit "canaille". *** Hilde rougit et, respirant plus vite, caresse sa lèvre supérieure avec le bout de sa langue rose : — Je connais un truc indécent et terriblement excitant... regarder des gens se battre physiquement avec brutalité. (Nous avons vu que, si l'Ingé maîtrise la transmutation isotopique et contrôle des technologies mystérieuses, elle n'en est pas moins Hilde, une jeune femme dotée d'appétits et de sentiments). Marfise s'étonne que les machines et les Psys tolèrent ce spectacle : par construction, la cité exclut toute violence. Non, cette activité est clandestine. Maffredon y a conduit Hilde et elle a trouvé ça obscène et irrésistible : — D'étranges instincts primitifs s'éveillent en toi : tu ressens une envie animale de sang et de sexe. Le sang, tu l'oublies, nous sommes trop civilisés, mais le sexe a un goût plus fort que d'habitude. Dans notre société permissive, transgresser une barrière, violer une règle fondamentale, exerce un effet aphrodisiaque superlatif. Hilde et Marfise se dirigent vers l'un de ces entrepôts inoccupés du quartier des ingénieurs. Une ombre surgit, Hilde chuchote un mot de passe. A l'intérieur, les combats se déroulent sur une estrade brillamment éclairée et, tout autour, des tables et des chaises accueillent les spectateurs. Les combats se font sans armes, en duo. Ils visent à faire tomber l'adversaire et lui frapper les épaules contre le sol. Tous les coups sont permis dans ce but. Filles et garçons peuvent s'affronter mais l'arbitre veille à équilibrer les poids. Les duellistes sont vêtus de combinaisons spéciales qui les empêchent de se blesser. Justement, un engagement est en cours. Deux filles, pour autant qu'on le devine. Prenant leur élan, elles se jettent l'une sur l'autre avec sauvagerie, essayant de se déstabiliser. L'une bourre de coups de pieds l'entrejambe de l'autre. Dans le silence, le choc des corps semble faire un bruit énorme. Marfise et Hilde s'installent à une table et boivent distraitement un vin pâle et pétillant, captivées par le spectacle. Hilde a dit vrai : dans la société policée et bienveillante de la cité, la vue de l'agressivité (même limitée) ranime des instincts ataviques. Marfise s'enfièvre, son cerveau bouillonne de violence, des images de chasse et d'épées se pressent à la limite de sa conscience. Elle se lève et un arbitre l'inscrit. Une fois sur l'estrade, des réflexes qu'elle ne croyait pas posséder la font agir, presque à son insu et, en un instant, elle fait toucher le sol aux épaules de son adversaire, ressentant une vive ardeur sexuelle comme si le combat préludait à l'amour [C'était le cas chez les Zorribs].
Elle dépêche avec rapidité et élégance une série d'antagonistes. Les spectateurs, enivrés, l'applaudissent. Un homme, puissant et robuste, s'adresse à un arbitre. Il aimerait défier la fille victorieuse. L'arbitre refuse : la disproportion des poids est excessive. L'homme insiste et l'arbitre, pensant à la belle attraction que ce serait, subordonne son autorisation à l'acceptation de la fille. Marfise considère son rival et, reconnaissant Maffredon (il la toise d'un air goguenard), est saisie de l'envie de l'écraser. Sans savoir comment elle résistera à sa force, elle consent. La foule, délirante, engage des paris. Marfise, admirée pour sa témérité, est donnée perdante : une seule bourrade de son adversaire la jettera au sol. Ils sont face à face sur l'estrade. Maffredon jette toute sa masse contre la mince Marfise qui, plongeant entre ses jambes, le déséquilibre. Il oscille. Marfise saute haut en l'air et, en retombant, le fait choir. S'emparant difficilement de ses lourdes épaules, elle les frappe au sol violemment. Elle a gagné. La foule se tait devant le prodige puis éclate en cris frénétiques. Marfise pousse l'impertinence jusqu'à tendre la main à Maffredon pour l'aider à se relever et, le saluant d'une petite inclinaison de tête, se retire au vestiaire. Elle quitte sa combinaison, se douche et, renfilant ses habits, rejoint Hilde qui, abasourdie, lui tend son verre. L'ambiance est électrique. Filles et garçons, embrasés contemplent Marfise comme si, à mains nues, elle avait tué un dragon. Maffredon les rejoint, affectant l'indifférence mais regardant Marfise par en-dessous. Dans une ambiance de rut, des couples s'éclipsent, pressés de jouir. Maffredon invite Marfise (elle refuse sèchement), puis Hilde qui, en transe, se colle contre lui, haletante. Marfise, assaillie de garçons, en choisit un et part rapidement avec lui, impatiente d'assouvir les pulsions de violence que le combat a déchaînées en elle. Le garçon mettra longtemps à se remettre de cette nuit. *** Le lendemain, les deux filles se retrouvent comme s'il ne s'était rien passé, quoique Hilde en garde une indéfinissable humidité dans le regard. Elle va s'occuper des faisceaux et faire muter Mordant. Marfise compte sur la chance pour découvrir quelque chose avant qu'elle parte sur les Planètes. Almont survient. Marfise, encore lasse de sa nuit de débauche, se prépare à éluder ses requêtes amoureuses mais le garçon, raide et compassé (néanmoins, son œil brille en la regardant), est en mission : Maffredon prie "dame Marfise de condescendre à lui accorder un entretien". Elle acquiesce. Elle se déplacera jusqu'à son bureau, à la mairie, se sentant plus en sécurité dans un cadre officiel. Almont salue et se retire, rougissant, car Marfise, bonne fille, ne le laisse pas partir sans baisers qu'il brûle de prolonger. Marfise se vêt sans recherche ni négligence : une robe mi-longue à peine décolletée, sur laquelle elle enfile un léger manteau. Maffredon, massif, froid et poli, ignore leur combat (clandestin et illégal) : il espère vaincre l'obstination de la maire qui interdit d'explorer ces planètes mystérieuses ; il est sûr que Marfise sera d'accord pour le faire. Il la questionne sans fin sur ce qu'elle a appris. Marfise en dit le moins possible, cherchant à deviner ses intentions. Maffredon joue la franchise : il est curieux de ce monde et, depuis qu'il en connaît l'existence, se sent à l'étroit sur Terra. Il est prêt à faire le saut (Marfise sourit en elle-même, imaginant sa panique) s'il a une chance d'accomplir de grandes choses sur les planètes. Marfise fait la bête : quelle sorte de "grandes choses" ? Justement, répond Maffredon, ce sera à elle de le découvrir. En échange de son soutien, elle l'informera des possibilités qui s'offrent à un homme entreprenant. Marfise s'amuse à décrire en détails le choc qu'il subira "dehors". Maffredon blêmit, tremble et, se ressaisissant, proclame que ce sera un mauvais moment, mais qu'il passera. Ayant plus besoin de Marfise qu'elle de lui, il précise son offre : certain de gagner les élections, il mettra les équipements nécessaires au service de Marfise et lui attribuera des métaux précieux qu'elle troquera "dehors". Marfise pense que, en ajoutant au soutien caché de l'Ingé celui du maire futur, elle est sûre de réussir son départ. Après, elle verra bien ce qu'elle racontera, si toutefois elle revient. Elle accepte de s'allier à Maffredon. Celui-ci, abandonnant son attitude officielle, redevient charmeur et, multipliant les allusions discrètes, suggère que l'amour est la continuation du combat par d'autres moyens. "Dame, accordez-moi de faire connaissance". Marfise se dérobe et l'homme grogne que c'est la troisième fois. Il se lève, irradiant une énorme puissance, et se dirige vers elle qui, sans peur, se lève aussi. Brutal, il dit : — Je ne te plais pas ? Froidement, elle répond : — Quelque chose en toi me répugne. Il hésite à user de violence : il a besoin d'elle et, de plus, les machines la protègent. Un scandale mettrait fin à sa carrière politique. Pourtant... Marfise pénètre ses pensées : — Pas de ça ! Notre association te profite. Reste correct. Maffredon maîtrise son envie, fait un pas en arrière et la salue : — Dame Marfise, vous êtes une personne spéciale. — Je sais, répond-elle, négligemment. Elle se retire, marchant comme un garçon, les hanches raides. Mordant, heureux, échappe à sa triste routine et bénéficie de fréquentes visites de Marfise. Il multiplie les observations de la Terre. Cent ans avant, il voit les hôtels déjà construits, les parcs emplis de végétation artificielle et les fusées fréquentes. Encore cent ans, et il n'y a rien. Mordant fera alternativement un pas en arrière et un en avant : -101 puis -199, -102 puis -198, jusqu'à ce qu'apparaissent les premiers Humains. De son côté, le satellite qui orbite autour de la Lune a repéré un troisième point d'où partent des engins. Et nul autre. [Nous le savons, le premier correspond à la Cité et aux Planètes, et le second aux Zorribs. Le troisième, c'est une base des machines, d'où elles envoient des sondes à travers l'espace.] L'observation montre comment les fusées partent ou arrivent. Quand la "météo lunaire" est favorable (pas de pluie de météorites, pas de tempête magnétique), un sas de grande dimension s'ouvre rapidement et engloutit ou déglutit l'appareil. On suppose qu'une espèce d'ascenseur assure la jonction avec la cité, quelques centaines de mètres plus bas. Marfise a scruté les images, cherchant à profiter de l'éphémère ouverture. Aussi rapide que soit la fermeture du sas, elle demande quelques secondes. Ce délai permettrait d'introduire une capsule si l'on parvenait à la prépositionner ou à la projeter. Mais ensuite, comment franchir les contrôles et les sas ? comment ne pas se faire repérer aussitôt ? Renonçant à ce projet, Marfise passe à un autre : nécessairement, des tunnels relient ces cités. Les équipements qui, de Terra, agissent sur la Terre, consomment des quantités importantes de ressources minérales, dont certaines ne viennent pas de ses propres mines. D'où alors ? d'autres mines ou même des planètes par l'intermédiaire des cités. Donc il existe au moins un tunnel pour assurer leur transport. Marfise pousse Hilde à remonter la piste des métaux qui arrivent aux usines : tout vient des mines de Terra, même ce qui ne s'y trouve pas. C'est donc là, quelque part, que se trouve l'arrivée du tunnel et que se confondent produits indigènes et importés. Marfise, grâce à la complicité de Hilde, se déguise en ingénieur et accompagne une équipe d'inspection. Dans les mines, des Humains revêtus de scaphandres pour se protéger des poussières, commandent des outils semi-automatiques qui extraient le minerai d'un dédale de galeries dont nul ne possède la carte, le guidage étant assuré par les machines. N'importe lequel de ces boyaux peut se connecter à un tunnel venu d'ailleurs. [Marfise se trompe : le tunnel débouche directement dans le hall d'où, après raffinage, les métaux partent pour Terra. La porte, confondue avec la paroi, s'ouvre lorsque les Humains sont absents ou, artificiellement rendus inconscients. De telles portes invisibles ne se comptent pas : cette cité (comme les autres) est toute entière entourée d'une galerie de circulation dont les illusions ornementales masquent les passages]. Finalement, se dit Marfise, anticipant sa future aventure, pour rejoindre la cité voisine, il faut faire le grand tour : passer par ces planètes si lointaines qu'on en ignore la localisation, et revenir ! *** L'élection du maire oppose la sortante à Maffredon et à quelques candidats insignifiants. Bien sûr, la Terre n'est pas évoquée, et moins encore les planètes. Aucun véritable enjeu n'oppose les candidats : tous les Terrins sont conditionnés à se consacrer à la Terre. Maffredon, pour se différencier et obtenir la faveur des électeurs, fait campagne pour la légalisation des jeux. Il s'est assuré que les machines n'objecteraient rien. Au contraire, elles approuvent que ces activités passent de la clandestinité à la sphère de surveillance : combats, exhibitions sexuelles, concours stupides, jeux pervers, loteries et parties de hasard, les machines en connaissent l'existence, mais leur dissimulation empêche les monitorer, de s'assurer du respect des règles de cohabitation et d'intervenir en cas de dérapage. La vertueuse maire sortante ignore tout de ces exercices illicites qui, rompant la monotonie de la vie, sont appréciés et populaires. Quand Maffredon les met sur la place publique, elle les condamne, se cramponne à la tradition et lasse le public de ses discours moralisateurs. Maffredon est élu. Les salles de spectacles et les tripots ont pignon sur rue. Un peu étourdi par son triomphe, Maffredon fait une quatrième tentative pour séduire Marfise, aussi vaine que les précédentes. Il se console avec Hilde : elle conserve une faiblesse pour lui et, en rougissant, a confié ses secrets les plus intimes à Marfise, compréhensive et indulgente. *** Marfise refait un passage sur Terre pour préparer son départ. Il lui faut savoir comment on achète un ticket de voyage, combien ça coûte et quelle sorte de raretés elles pourra monnayer. La vedette la pose au même endroit, à la fin de la nuit, habillée de la bonne façon, et munie de l'argent qu'elle avait rapporté. Il a été stocké avec ses vêtements entre deux sas, dans un placard stérile. Marfise rejoint l'hôtel, se mêle aux clients qui déjeunent. Ne restant qu'une journée, elle ne retient pas de chambre. Adoptant un air évaporé, elle s'adresse à la réception. Riant niaisement, elle raconte au joli garçon, professionnellement sympathique et personnellement intéressé par cette jolie fille, qu'elle a perdu son ticket pour Souabe à la suite d'un pari stupide et veut en acheter un autre. Rien n'est plus simple : la réception étant reliée au central des fusées, elle peut le faire aussitôt. Regrettant que le prix excède ses disponibilités, elle demande avec son plus beau sourire comment transformer ses bijoux en argent. Elle ne les a pas sur elle, ils sont dans sa chambre. Le garçon l'assure que, pour peu qu'ils contiennent du rhodium, elle les échangera sans difficulté à la banque. Il désigne une boutique au fond du hall. Marfise s'y rend, raconte à nouveau son histoire à une employée coopérative qui lui donne le cours des métaux les plus recherchés et le pourcentage pris par la banque. Sur Terra, par tradition, on affectionne les bijoux en or mais les planètes ont perdu cette habitude. Elles préfèrent le rhodium, le scandium et le platine. Avec une caisse de lingots d'or, Marfise n'aurait pas eu assez pour payer son voyage ! Elle a encore du temps avant la nuit. Elle saute dans la navette qui conduit au spatioport, de l'autre côté de la planète. L'engin ultra-rapide le joint rapidement. Marfise repère les lieux, note que l'enregistrement s'opère de manière débonnaire et, pour voir, se mêle à la foule de ceux qui partent pour Souabe, écoutant leurs propos. Un garçon superbe s'approche d'elle et, la caressant du regard, l'invite au bar : ils ont le temps, la fusée ne part pas encore. A peine sont-ils assis sur la banquette moelleuse que le garçon, d'abord frôleur, se montre très entreprenant. Marfise l'entraîne dans les toilettes. Après s'être réciproquement satisfaits, ils remettent de l'ordre dans leurs habits et retournent à leur table. Le garçon, énamouré, croyant qu'elle rentre à Souabe, veut fixer un rendez-vous. Elle répond qu'elle n'a pas encore de billet. Qu'à cela ne tienne, il lui en achètera un aussitôt (et voilà, songe Marfise, je peux partir tout de suite ! tout est si simple). Elle refuse, exagérant son regret : son séjour n'est pas terminé, elle partira plus tard. Cajolant le garçon à l'endroit qui l'émeut, elle l'assure de son désir de le retrouver. Il explique avec soin où il habite. Il l'attendra avec impatience. Se frottant à lui, elle susurre mille promesses, heureuse de disposer par avance d'un point de chute. Elle s'éloigne en se tortillant lascivement. Hors de vue, elle reprend une allure normale et, se dirigeant vers la navette de l'hôtel, éprouve une déconvenue : il faut attendre jusqu'au soir. Comment occuper ce délai ? Le bureau du tourisme propose un tour de la planète en six heures. Elle achète un billet et décolle. L'engin est peu rempli. Seulement de vieilles gens qui ne s'intéressent pas à elle. Elle contemple le paysage, les arides montagnes spectaculaires. Se déplaçant à grande vitesse, ils restent en vol stationnaire au-dessus des endroits les plus marquants dont on leur narre l'histoire. Une seule fois l'engin se pose, s'arrêtant au Machu Pichu pour une brève collation que Marfise néglige, fascinée par les blocs de pierre empilés, l'une des rares traces humaines qui ait survécu au cataclysme. Revenue au spatioport, puis à l'hôtel, Marfise rend visite à la vieille dame qui le dirige. Heureuse de la revoir et curieuse de ses résultats scolaires, la vieille dame tente un effort de mémoire pour retrouver la date du début de la colonisation de la Terre. Non, décidément, elle ne sait pas. Quand Marfise retournera sur Souabe, elle la prie de porter ce cadeau (qu'elle s'empresse d'empaqueter) à une amie. Elle habite à tel endroit et on y va de telle façon. Marfise se réjouit, voilà un deuxième point de chute. Elle l'assure qu'elle fera la commission et prend congé. Elle dîne avec les voyageurs, souriant de loin aux garçons qui la lorgnent. A la nuit, elle sort et regarde derrière elle : plusieurs garçons la pistent. Ah !, se dit-elle, j'ai encore été trop aimable. Répugnant à assommer des admirateurs, elle saute sur un rocher surplombant, suit un autre chemin et gagne le point de rendez-vous avec la vedette qui, arrivant aussitôt, passe sans bruit au-dessus des garçons dont les yeux ne quittent pas le sentier par lequel ils ont cru la voir disparaitre. Rentrée à Terra, Marfise subit la désinfection habituelle qui confirme l'innocuité de la Terre. Cependant la sage Hilde a raison : impossible de savoir quelle invisibilité nocive on croise, surtout si on s'approche de trop près d'un garçon. Le diable sait quelles maladies connaissent les planètes. *** Marfise est euphorique en sortant de la cuve antiseptique. Elle a procédé aux repérages et il suffit de sourire à un garçon pour se faire offrir le voyage. En outre, elle a déjà deux points de contact sur Souabe. Elle retrouve Hilde avec plaisir. Son court voyage, augmenté de la désinfection, a duré une semaine. Almont est venu plusieurs fois, dépité de l'absence de Marfise. "Je l'ai consolé dans la mesure de mes moyens, sourit Hilde. Tu l'avais dit, il est charmant. Surtout, sa manière de... m'a plu, mais je sentais bien qu'il pensait à toi." Marfise demande à Hilde de lui procurer du rhodium. Aucun problème, la généreuse géologie lunaire offre aussi du platine et du scandium. On lui fabriquera un collier à grosses mailles détachables. Il aura trois rangs, un de chaque métal, recouverts d'or pour ne pas exciter les tentations. Elle portera à son cou de quoi acheter une planète ! — En plus, ça ira bien sur ta peau nue, commente Hilde qui songe à en avoir un pour elle. Maffredon veut voir Marfise. Contemplant avidement la fille dont les refus excitent son envie, il se force à rester froid. Il réitère ses demandes d'informations qu'il ne peut pas préciser, ignorant tout. — En somme, résume Marfise, provocatrice, vous voudriez estimer vos chances de devenir roi d'une planète ou empereur de toutes. J'imagine que les grands hommes ne manquent pas là-haut et je crains que vous ne fassiez pas la différence. Maffredon pâlit de voir deviné son fantasme secret : — Vous vous moquez de moi, comme d'habitude. À quoi ressemble ce monde ? Pourrions-nous entrer en contact avec eux ? Nous avons la même origine et, après tout, même s'ils se déprennent de la Terre, nous avons travaillé pour eux. Sans notre action, même le sommet le plus élevé serait resté toxique. Marfise assure qu'elle fera le maximum. Mais Maffredon craint qu'elle ne revienne pas : — Une fille "spéciale" comme vous, une qui va "dehors" comme elle se promène dans un couloir... si vous vous plaisez là-haut, vous nous oublierez. Pas moyen de vous en empêcher. — Alors, ne me laissez pas partir, répond méprisamment Marfise (qui sait que Hilde lui ouvrira la Terre). — Rater l'occasion de connaître le monde extérieur ? Vous êtes la seule possibilité. — Écoutez, dit Marfise, sérieuse, il me faudra du temps, des années peut-être. Je promets de revenir sur la Lune. Maffredon la fixe dans les yeux. Elle ne cille pas et le défie. Redevenant brutal, il conclut : — Je te veux. J'espère te trouver plus gentille quand tu réapparaîtras. Marfise rétorque sur le même ton : — Je ne te veux pas et j'ignore ce que je serai à mon retour. Maffredon bifurque. À voix basse, il expose son dégoût grandissant de Terra, besogneuse et absurde. Les ingénieurs, à un horizon de plusieurs siècles, travaillent à restaurer une Terre que personne n'habitera... les observateurs collectionnent des faits sans signification pour un puzzle dont on ignore le modèle... ces éternels souterrains sans ouverture... Il ne supporte plus, sachant maintenant que d'autres Humains vivent librement. — Tu me plais davantage, lui dit Marfise qui dépose une bise sur son nez et s'enfuit avant que ses bras se referment sur elle. *** Reviendras-tu ?, demande à son tour Hilde qui, au fond d'elle-même, regrette cette escapade sur la Terre que sa sagesse a empêchée. Marfise répond : quels que soient le charme des Planètes et la durée de son voyage, elle résoudra l'énigme des cités lunaires. Elle en rejoindra une à partir des planètes et découvrira à quoi elle ressemble. Hilde grommelle : — À cinq cent kilomètres l'une de l'autre sous la Lune, nous serons encore plus séparées que lorsque tu te tiendras à l'autre bout de la galaxie... à moins... — A moins ? — A moins que je bidouille un transmetteur : si la géologie est favorable, nous pourrons communiquer d'un point de la Lune à un autre. Je l'incorporerai à celui qui te permet d'appeler la vedette quand tu es sur la Terre. Hilde bondit et court à l'atelier. Après plusieurs jours et nuits de travail, elle donne un récepteur à Marfise, et saute dans une vedette qu'elle pose sur la surface de la Lune, à proximité du premier sas identifié. Elle envoie un bref signal, Marfise le reçoit. Ensuite, elle recommence aux autres sas, Marfise reçoit. Elles échangent quelques mots. Hilde rentre, épuisée, s'effondre dans les bras de Marfise et s'endort. *** — Reviendras-tu ?, demande Almont dont la main tremblante caresse les longues cuisses musclées de Marfise. — J'espère te revoir, répond-elle sincèrement en se collant à lui. Maffredon ne se confiant pas, Almont ne lui a guère été utile, juste indispensable. Émerveillé par son étrangeté, il la révère autant qu'il la désire. Marfise ne résiste pas à ce mélange de respect et d'audace. Elle se sent déesse. Une sensation curieusement familière. Flattant le garçon de sa main fine, elle lui recommande de prendre soin de Hilde : "elle est un peu moi-même". Marfise atteint la Terre, lestée d'un collier à triple rangs et d'un bracelet indétachable qui contient l'émetteur. Elle achète un billet pour Souabe. Le long voyage en fusée lui paraît indolore et vaguement familier, de même que la planète au sortir du spatioport. Ouvrant largement ses narines, elle respire l'air légèrement acidulé et, comme une planétaire endurcie, se dirige vers l'hôtel proche, sans s'ébahir du soleil, des nuages, de l'herbe et des insectes. Elle visitera ses deux contacts mais n'arrivera pas chez eux avec ses bagages comme une provinciale profiteuse. L'eau abonde et Marfise passe un long moment dans une baignoire pleine jusqu'aux bords. Ragaillardie, elle enfile une jupe courte et un chemisier ouvert sur lequel elle met une jaquette, et descend au restaurant pour oublier les repas sommaires de la fusée. Tout en mangeant, elle se demande par qui commencer. Sa visite au garçon, si elle est fructueuse, durera longtemps. Elle ira donc d'abord chez l'amie de la vieille dame qu'elle imagine du même âge et espère aussi accueillante. Emportant le paquet à remettre, elle se fait conduire à l'adresse indiquée. Une pétulante jeune fille à demi-nue (elle était en conversation avec un garçon) ouvre la porte. Marfise s'enquiert de "Doralice". — C'est moi !, répond la fille en l'invitant à entrer. Marfise craint une erreur. Elle apporte un cadeau de la Terre. La fille s'exclame et tape dans ses mains. Congédiant gentiment le garçon qui se rhabille (un beau morceau), elle fait assoir Marfise, lui offre du thé et ouvre gloutonnement son paquet : ce sont des pierres des Alpes, des grenats, des émeraudes, des rubis, des serpentines, des tourmalines, des améthystes et des gwindels. Jadis, la vieille dame a rendu service à Doralice et, malgré la différence d'âge, elles sont amies. Elle serait contente de lui rendre visite mais "la Terre, pfou, quel ennui...!" Marfise saute sur l'occasion et la fait parler (rien n'est plus facile avec Doralice). Les déserts de la Terre ne l'attirent pas, ni elle, ni ses amis. C'est loin, hors de prix, sans intérêt : pas d'autre activité que méditer sur les origines de l'Humanité. Pfou...! — Tu me vois méditer ? moi ! On nous tanne pour que, une fois dans notre vie, nous allions en "pèlerinage", mais on ne peut pas nous forcer. — Pourtant, dit Marfise, il y avait du monde sur la Terre, et plein de jolis garçons. "Pfou !", répète Doralice, "des tarés ! un vrai garçon n'ira pas là-bas !". Et elle enchaîne, intarissable, sur ses vacances sur Echigo : — Tu loues un voilier avec un beau skipper et tu vas d'île en île. Elles sont toutes différentes. Les garçons sont musclés, dorés, avec un goût de mer. L'ennui, c'est que pour en attraper un, il faut le courtiser indéfiniment : au moins trois jours ! Ils ont une espèce de coutume comme ça : on ne consomme pas sans formalités. Mon entrecuisse était en feu quand mon marin a enfin cédé. Ici, sur Souabe, il suffit de tendre la main. Doralice, à son tour, interroge Marfise. Que faisait-elle sur Terre ? Où va-t-elle à présent ? Marfise ressort sa dissertation de fin d'études qui réclamait une enquête de terrain. Maintenant, rentrant chez elle, sur Écho, elle a décidé de passer quelque temps sur Souabe. — Pfou !, s'exclame derechef la fille, tu as gaspillé tout cet argent pour ça ! Si tu es trop riche, invite-moi à t'accompagner ! ici ou sur d'autres planètes, je connais plein d'endroits épatants. Pourquoi pas ? pense Marfise. Cette fille délurée la guidera. Mais, lui dit-elle, elle veut d'abord revoir un garçon irrésistible rencontré sur la Terre. Doralice, compréhensive, lui dit qu'elle l'attendra aussi longtemps que nécessaire, au moins quarante-huit heures, c'est le temps qu'il faut pour se passer l'envie d'un garçon irrésistible. Après, elle ne sait pas si elle sera encore là. On lui propose tellement d'escapades, minaude-t-elle avec coquetterie. "Toi aussi, jolie comme tu es, tu n'auras qu'à lever un sourcil pour qu'on t'emmène où tu voudras". Par association d'idées, elle convie Marfise à un concours. Elles se mettront nues devant son grand miroir double pour désigner la plus belle. Marfise, amusée, accepte. Elles prennent la pose et s'examinent, à l'endroit et à l'envers. Doralice soupire et reconnaît qu'elle a perdu. Nue comme elle est, elle se colle à Marfise et la caresse. Marfise, d'abord, ne réagit pas, distraite par sa propre beauté, puis elle se dégage sans brutalité et remet ses habits. Doralice, confuse, est proche des larmes : voyant Marfise aussi belle qu'elle rêve de l'être, elle a cru se caresser elle-même. Marfise la bise gentiment et lui tend ses vêtements. — Tu ne m'aimes paaaas, gémit la fille en rougissant (elle n'est peut-être pas la compagne de voyage idéale, se dit Marfise). Marfise répond qu'elle l'adore mais qu'elle pense à ce garçon de la Terre. Doralice, déjà divertie, raconte ses amants de la dernière semaine et tous les détails de leurs inventions. Marfise change de conversation et la questionne sur la Lune. Elle s'attend au "pfou" de la fille. Il ne manque pas. Doralice connaît beaucoup de gens qui y sont allés pour leurs études. — C'est la mort. Tu es enfermée dans des souterrains, tu ne vois pas le soleil, tout est artificiel... il n'y a que les garçons qui valent la peine... et encore... Elle va développer le sujet, Marfise la coupe et, l'interrogeant sur les relations entre Souabe et "la Lune", apprend que beaucoup de planétaires restent des années là-bas pour travailler, parfois définitivement. Dans l'autre sens, des lunaires viennent s'installer sur Souabe, tantôt individuellement, tantôt en masse. Il y a une dizaine d'années, ils sont venus par milliers. Doralice les comprend : la vie est tellement meilleure ici. Marfise voudrait en rencontrer. Aucune chance, ils s'assimilent très vite et deviennent indiscernables. Ce qu'elle peut faire, c'est attendre au spatioport l'arrivée d'une fusée. Marfise bondit : quelle bonne idée ! Elle prend congé de Doralice qui, se pendant à son cou, se serre contre elle et la couvre de bises qui tendent à déraper en baisers. Marfise se détache, promet de revenir et, sur le pas de la porte, se rappelle les cailloux qu'elle a portés : "A quoi te servent-ils ?". Doralice les collectionne, ils sont si beaux. "J'en suis fooolle !". Elle les utilise pour une œuvre d'art. Marfise rejoint son hôtel, ignorant les sollicitations et souriant aux compliments. Elle consulte les horaires des fusées. Justement, demain la ZX7034 arrive de la Lune. Elle essaiera d'intercepter quelqu'un. Le garçon rencontré sur la Terre ne sait pas quand elle viendra, rien ne presse, sauf son envie de lui. *** Le lendemain, Marfise guette l'arrivée de la ZX7034. Débordée par le flot des voyageurs qui se dirigent rapidement vers la sortie, elle échoue à arrêter quelqu'un. La prochaine fois, elle se déshabillera en vamp pour qu'on la remarque. Le Hall est déjà vide, sauf un garçon qui, timidement, regarde dehors sans oser franchir la porte. — Lui, c'est un lunaire, pense-t-elle. Et il est perdu. Elle s'approche du garçon et lui souhaite la bienvenue. Le garçon, d'abord effrayé, se rassure en la regardant. A bout de nerfs, il avoue qu'il a peur. Marfise le conduit au bar d'où l'on ne voit pas dehors. Sa période de barmaid sur la Lune l'a instruite : elle commande pour lui un "spécial dong" et pour elle une boisson chaude. Le garçon avale d'un trait, sursaute, devient écarlate, blêmit, tousse, retrouve sa couleur normale et, à présent revigoré, perçoit la beauté de la fille qui l'accueille. Il se confie volontiers : il fuit la Lune qu'il ne supportait plus, il sait que la vie est meilleure sur les Planètes, mais il n'a jamais été dehors et ça le terrifie. Marfise jubile. Voilà l'informateur dont elle a besoin. Profitant de l'animation du garçon (la boisson n'agit pas longtemps), elle saisit ses jambes entre les siennes et, enjôleuse, se déclare son ange gardien. Elle l'emmènera à son hôtel, juste à côté, le temps qu'il s'acclimate. Un couloir souterrain y conduit directement. Le garçon ne croit pas sa chance : perdu et désemparé, il est pris en charge et, de plus, par une adorable fille. Il se présente : Ziliant. Marfise, sans savoir pourquoi, ne donne pas son nom, elle dit : Marf. Le garçon récupérera ses bagages plus tard. Elle l'attrape par la taille, le convoie par le souterrain et l'emmène chez elle. Un bain lui fera du bien. Elle fait couler l'eau. Le garçon a envie d'elle mais le contrecoup de la boisson stimulante lui ôte toute énergie. Marfise le déshabille, palpant son corps au passage, et le plonge dans la baignoire. Ziliant, émerveillé, épuisé par les émotions, s'endort. Marfise vide à moitié l'eau pour qu'il ne se noie pas dans son sommeil. Elle sera patiente et précautionneuse. Elle détient un trésor : un lunaire de l'autre cité ! Elle l'exploitera minutieusement. En attendant qu'il revienne à lui, Marfise parcourt les brochures touristiques et se fait une idée (encore vague) de la planète. Entendant du bruit dans la salle de bains, elle trouve Ziliant d'autant plus joyeux et énergique que, la salle de bains étant close, il ne voit pas dehors. Marfise remplit à nouveau la baignoire, l'y rejoint et se couche sur lui. L'amour dans l'eau est le comble de la luxure et du luxe pour un lunaire. Non sans éclaboussures et glissades, "la prise se branche et le courant passe". Il passe très bien et Marfise, avant de perdre la tête, se félicite de faire coup double. Ensuite, pendant qu'ils se sèchent, elle incite le garçon à aller à la fenêtre, regarder dehors un instant. Il recommence à trembler. Elle le saisit par les hanches et le pousse devant elle, se frottant à ses fesses. Regardant dehors, le garçon hoquète : "que c'est grand !". Jamais il n'a imaginé un panorama aussi vaste. Il le contemple avidement. Après quelques secondes, il a le vertige et Marfise le tire en arrière. Choyant et cajolant Ziliant pendant les jours qu'elle passe à l'acclimater, Marfise, affecte la curiosité d'une planétaire pour le monde étrange dont il provient. Sa cité, plus grande que Terra, subit les mêmes contraintes et connaît la même vie souterraine étriquée. Elle est "depuis toujours" en contact avec les Planètes qu'elle a peuplées, mais ne s'en soucie pas plus que de la Terre voisine. Marfise que la description de la Cité surprend tellement peu qu'elle a l'impression de la connaître, ne comprend pas cette indifférence : Terra est centrée sur la Terre ; cette Cité, sur elle-même. Certes, tout lunaire panique à la pensée du "dehors", mais Terra est consciente de sa mission, tandis que la Cité semble la remplir malgré elle et comme à son insu. Ce ne sont pas quelques Ziliant qui ont empli les Planètes. Marfise, se souvenant de la vague d'immigration mentionnée par Doralice, interroge le garçon qui la nie : jamais il n'y a eu d'émigration massive ; des gens comme lui, année après année, se répandent sur les Planètes. Marfise note ce mystère. Elle pense à sauter dans une fusée, visiter cette cité et conduire son enquête. Rien de plus facile (elle ignore encore que, du fait de son transfert à Terra, la Cité ne l'identifiera pas et la considérera comme planétaire. L'achat du ticket sera subordonnée au stage obligatoire). Mais, se dit-elle, une fois dans la Cité, elle ne découvrirait pas le tunnel et n'aurait aucun moyen de regagner Terra. Elle espérait que les autres lunaires seraient plus ou moins en contact avec la Terre, qu'elle pourrait la rejoindre, et appeler la vedette. Non, la Cité est un cul-de-sac. D'ailleurs, Marfise veut d'abord explorer ces Planètes lointaines. Ziliant, maintenant, n'a plus peur d'aller dehors. Au contraire, il bouillonne de curiosité et souhaite s'intégrer à Souabe. Bien entendu, il commence par les filles et, quoique Marfise soit incomparable, leur goût exotique le séduit. Il remercie chaleureusement "son ange gardien". Il se souvient de sa peur à l'arrivée, il était prêt à prendre la fusée de retour, aussi répugnante que soit la perspective. "Marf" l'a sauvé, et plus encore, ajoute-t-il en la serrant dans ses bras. Marfise le remercie en elle-même des précieuses informations et, adoptant l'attitude la plus flatteuse pour le garçon, affecte d'avoir été prise d'amour à première vue. Préoccupé par lui-même et ses difficultés, comblé d'attentions et de plaisir, Ziliant n'a pas eu l'idée de poser la moindre question à "Marf". Pour lui, elle est une planétaire native qu'il a eu l'incroyable bonheur de rencontrer. Marfise, à plusieurs reprises, a été tentée de lui parler de Terra pour voir la tête qu'il ferait. Elle se l'est interdit : tout ce qui n'est pas utile, est inutile. Ziliant parti (une fille l'emmène en excursion dans la forêt), Marfise se rappelle ce garçon qui l'attend et la petite Doralice qui piaffe. Marfise se rend chez le garçon. Il l'a oubliée mais leur premier contact lui fait aussitôt revivre cet étourdissant instant au spatioport de la Terre. Marfise, tout en se gorgeant de lui, travaille sciemment à l'éblouir. Apprenant qu'elle habite à l'hôtel, il l'invite à rester chez lui. Elle refuse. D'ailleurs, elle ne restera pas longtemps, elle doit repartir chez elle, sur Écho. Énamouré, il propose de l'accompagner. Évasive, elle le laisse espérer. Il l'interroge sur sa présence sur la Terre (un travail universitaire) et elle lui retourne la question : il accompagnait un ami, employé par les Marchands à vérifier la comptabilité. Pendant ce temps, lui, faisait du tourisme et s'ennuyait : "la Terre n'a pas d'intérêt ; oui, c'est notre origine, et alors ?". Marfise qui a besoin d'un contact avec les Marchands demande à rencontrer le comptable : des renseignements pour sa thèse. "Rien de plus facile", répond le garçon qui invite aussitôt son ami à dîner. Le restaurant s'étale au milieu du fleuve, construit sur pilotis. Le comptable, l'air lugubre, comme s'il faisait des additions dans sa tête, ne remarque pas Marfise et ne commence à sourire qu'après avoir beaucoup bu. Lui, il ne sait rien de l'histoire de la colonisation de la Terre. Il présentera Marfise à l'Archiviste. Quelqu'un à l'autre bout de la salle fait de grands signes en criant. C'est Doralice qui dîne en joyeuse compagnie. Ondulant des hanches, elle précipite vers Marfise sa chair à demi déshabillée : elle a coupé une robe en deux dans le sens vertical et en porte la moitié gauche qui tient on ne sait comment ; la partie droite de son corps mignon est entièrement nue, de l'épaule à la cheville. Elle se jette dans les bras de Marfise avec effusion, lui reproche de l'avoir oubliée, fond en larmes, la couvre de baisers, rit, caresse son compagnon, tourne sur elle-même pour se montrer (elle connaît le charme de la fossette de sa fesse droite). Avisant le triste comptable, quelque chose en lui l'attire (le défi ?) et elle s'assied sur ses genoux, retroussant sa demi-robe. Collant à lui sa nudité et, se trémoussant doucement, elle prend ses mains pour les poser sur elle. Marfise, satisfaite de son rendez-vous avec l'Archiviste, sourit à son amant, éberlué que la petite prenne intérêt à son camarade et qu'il se laisse ainsi friponner. Ils se lèvent et, quittant la table, vont s'ébattre chez le garçon. *** Le lendemain, l'Archiviste informe Marfise : les devanciers des Marchands
découvrirent que les sommets de la Terre étaient vivables et en exploitèrent l'attraction. Il connaît l'année de la construction du premier hôtel. Les machines et une partie des matériaux sont venues des Planètes, et le personnel a exigé de fortes primes pour vivre dans ce désert. Mais ces coûts énormes ont été dépassés par les recettes qui valurent à la Ligue des profits fabuleux. L'opération était dirigée par un membre du Comité, devenu Directeur Général quand il a développé aussi le tourisme interplanétaire. Cette idée était bonne car, alors, la Terre saturait, tant les visiteurs se pressaient. A long terme, elle se révèle fatale : les Planètes sont plus proches et plus amusantes que la Terre. L'Archiviste conseille à Marfise de demander les données à son ami comptable : le trafic diminue et les recettes aussi. Un de ces jours, les Marchands fermeront la Terre ou ne laisseront subsister que quelques hôtels. Marfise, se sentant stupide, pose à nouveau sa question hypothétique : si, "par miracle", la Terre redevenait totalement vivable, attirerait-elle des Planétaires ? L'Archiviste rit : la Terre-mère, c'est de l'Histoire Ancienne. Il y a trop à faire sur les Planètes pour s'encombrer de la vieille chose. Marfise profite de la complaisance de l'Archiviste pour se renseigner sur Souabe. "Étant d'Écho", elle ne sait pas grand chose. L'Archiviste reçoit peu de visites et, outre le plaisir de parler, il se réjouit d'une curiosité qui lui permet d'admirer plus longtemps la charmante fille. Il lui conseille la lecture de quelques "livres" d'Histoire (elle dissimule son étonnement et, l'air de rien, se fait expliquer en quoi ça consiste). Souabe est à l'origine de la Confédération. Jadis, Waldemar, son Référent (une espèce de roi, comprend Marfise) partit guerroyer sur les planètes dans une époque de troubles ; vainqueur, il en unit quelques unes et, ensuite, les associa à Souabe. Ce fut le noyau de la Confédération actuelle dont, "comme vous le savez", seule la planète voisine de la vôtre, Tibet, ne fait pas partie. Marfise le remercie et il la voit sortir à regret. Elle se précipite dans la "librairie" la plus proche, sa liste de "livres" en main, et achète plusieurs blocs d'une matière étrange qu'elle emporte dans sa chambre d'hôtel. Elle découvre vite le secret : tourner la couverture, puis les feuilles ; ce sont des copies d'écran sur un support matériel. Marfise, oubliant tout, se plonge dans l'historiographie des Planètes qui, quoique imparfaite, lui apprend beaucoup. Aux Temps Anciens, les Planètes, initialement peuplées d'émigrants lunaires, restèrent longtemps disjointes et sauvages. Depuis Waldemar, elles sont en voie d'intégration, avec un mode de gouvernance complexe, associant autonomie et coopération. "Le Waldemar", élu par les Délégués, est la clef de voûte ou le symbole de la Confédération. Le présent Waldemar est en poste depuis quelques années seulement, après la mort du précédent. [Archilore, notre Waldemar, attendit longtemps le retour de sa Marfise, trouvant de moins en moins de consolation dans la contemplation des statues. Son énergie le quitta, il devint languissant, chagrin et mécontent, n'ayant pas le droit d'abdiquer et de se retirer sur Echigo. Enfin, sa dépression le tua. Son successeur fut choisi parmi les Principaux d'une autre planète. Quand il fit le tour du Palais et ouvrit la chambre sacrée de Marfise, il ne jeta qu'un œil distrait sur la statue. Détachant la clef de son cou, il la rangea dans un tiroir. Héloïse, quant à elle, quoique également meurtrie par la disparition de Marfise, l'accepta. Troublée par la mort du Waldemar, elle fut promue "Capitaine du Palais" et échangea son armure affriolante contre une tenue sévère. Elle n'aura pas l'occasion de rencontrer la nouvelle Marfise et de s'étonner que sa peau, moins suave, ne cicatrise plus instantanément.] *** Marfise est tirée de ses lectures par le garçon qui, depuis le dîner sur le fleuve, l'a perdue vue et attendue impatiemment. Il la trouve dans sa chambre d'hôtel, les yeux vagues et gonflés, pleurant d'avoir trop lu, et l'esprit embrouillé. Vêtue n'importe comment, pas coiffée, les cheveux sales, la peau terne, elle est presque laide. Le garçon s'effare, balance les livres ("ne perds pas ton temps avec ça"), emplit la baignoire, la déshabille et la jette dedans. Faisant de même, il s'applique activement à la ranimer. Marfise, d'abord indifférente, s'intéresse à l'énergie du garçon, puis à son activité, puis à lui-même. Elle est si captivée qu'elle boit la tasse. Le garçon lui donne une heure ("deux", réclame-t-elle) pour se remettre en état. Il l'emmènera en promenade, il faut qu'elle sorte et prenne l'air. Le reflet de Marfise dans le miroir ne brille que de l'indéfectible collier à triple rangs. Elle se lave avec soin, brosse ses cheveux, prend soin d'elle-même et, revêtant une courte culotte et un boléro ouvert sur ses seins nus, elle rejoint le garçon avec dix minutes d'avance, se livrant à ses mains caressantes dont elle se libère en criant qu'elle veut manger. Pendant qu'elle avale un solide repas, Marfise écoute le garçon parler de son ami comptable : — Ta copine l'a embobiné. Lui qui ne pensait qu'aux chiffres, il a pris congé pour profiter d'elle. Il est vrai que son "déshabit" audacieux la rendait croquignolette... Marfise, feignant la jalousie, lui demande si cette fille l'intéresse. Il répond qu'elle a du piquant, mais son envie se limite à Marfise. L'attrapant par la taille, il lui fait visiter la ville. Ils passent devant le monumental palais néo-babylonien du Waldemar dont Marfise ignorera toujours les secrets. Ils vont canoter sur un lac, font l'amour dans le bateau, chavirent et nagent jusqu'à une île où, pendant que leurs habits sèchent, ils se reprennent. Le garçon veut absolument escorter Marfise "chez elle", sur Écho qu'il ne connaît pas. Marfise, craignant de trahir son ignorance, décide de lui fausser compagnie pour y aller seule. Elle doit savoir à quoi ressemble la planète qu'elle s'est donnée pour natale. Elle en profitera pour jeter un œil sur les autres. Elle désire voir Echigo, son grand océan et ses iles innombrables. Partira-t-elle avec Doralice ? elle lui servirait de guide mais, d'un autre côté, elle est si évaporée... Marfise suit le garçon chez lui et, après un long et agréable accouplement (il ignore que c'est le dernier), Marfise, légère et dansante, se dirige chez Doralice. *** La fille lui saute au cou et se frotte contre elle : — O ma chériiiie, tu me manquais... Elle raconte la manière dont elle a allumé et consommé le "bonhomme néant". Le regard vide qu'il lançait à son corps demi-nu l'a terriblement excitée et elle s'est juré de le rendre fou. C'est fait. D'ailleurs, il valait mieux que son apparence (elle chuchote des confidences croustillantes). Marfise, amusée, lui demande ce qu'elle va en faire. — Pfou, dit la fille, maintenant, il ne m'amuse plus. Je vais partir avec toi. Ne t'inquiète pas, j'ai plein d'argent. Marfise, qui ne l'a pas encore invitée, cède à sa désinvolture et accepte. Elle se débarrassera de la petite si elle est trop gênante. Le lendemain elles partent. Doralice, presque sagement vêtue, n'a de nu que le ventre. Marfise, elle, choisit la sobriété. Les deux filles visitent quelques planètes. Sur l'une d'entre elle, attirée dans une chasse aux fauves, Marfise s'étonne de découvrir l'étourdie Doralice agile et habile, et elle-même résolue et audacieuse. Pourtant les bêtes sont horribles et dangereuses. Enfin, elles arrivent sur Echigo dont Doralice célèbre les merveilles et vante les promesses : elles loueront un bateau et iront d'île en île, et de garçon en garçon ; ils ont la peau douce et l'amour intense ; la seule ombre au tableau, c'est les maudits trois jours d'attente. Doralice a appris à tricher : "Les gars ne se méfient pas. Tu prends le tien dans son sommeil et, une fois déshonoré, il n'a plus rien à te refuser". Marfise, sans négliger cette perspective, rêve du grand océan. Au spatioport, elles franchissent le tourniquet de sortie quand un vieil homme, vêtu d'un bizarre uniforme, les dévisage, sursaute et, se prosternant, invite "Dame Marfise" à le suivre. Intriguée, elle lui emboite le pas, suivie de Doralice brûlante de curiosité. L'homme, fermement, la repousse. Marfise l'embrasse et lui glisse "je te raconterai". Doralice la voit monter dans un antique véhicule aux portières ornées d'une espèce de dragon. Le vieil homme repart, revient rapidement avec un autre qui s'installe aux commandes, et l'étrange appareil décolle. [Depuis plus de dix ans, la Dame du Château-Haut, croyant au retour de Marfise dont elle n'a pu persuader Archilore, maintient une veille permanente au spatioport. Elle a posté là le "carrosse" familial, et son conducteur à l'hôtellerie voisine. A l'arrivée de chaque fusée, un vieux valet inspecte les voyageurs. C'est devenu une routine sans espoir. Enfin le jour qu'on n'attendait plus semble arrivé.] Doralice attendra Marfise à l'hôtellerie, avide de connaître son aventure. On dirait un conte de fées. Marfise n'est jamais venue sur Echigo, comment la connaît-on ? Pourquoi l'attendait-on ? Que signifie ce respect ? Où l'emmène-t-on ? Doralice trépigne d'impatience et de frustration. Elle s'imagine, dominant l'homme prosterné qui lui aurait dit "Dame Doralice". Elle roucoule les mots et les répète. "Dame Doralice", elle voudrait qu'on l'appelle ainsi... et, incorrigible, permettrait à ses intimes de dire "DD". Interpelant un accort valet qui rougit et s'échappe lorsqu'elle l'attrape à bras-le-corps, elle se renseigne sur le vieil homme. Le garçon, gardant sa vertu à distance de la prédatrice, répond que le vieillard est une énigme : depuis plus de dix ans, dit-on, il occupait une chambrette au fond de la cour d'où il sortait lorsqu'une fusée arrivait. Il revenait ensuite s'enfermer, morose et dépité. Il ne parlait qu'à l'homme qui habitait la pièce voisine, également vêtu de ce bizarre uniforme usé où les laveuses ont cru voir la figure d'un dragon. Ils prenaient leurs repas ensemble dans une des chambres et n'avaient aucune activité. Apparemment, ils guettaient quelqu'un. Pendant dix ans ! L'imagination de Doralice s'enflamme. Dans les contes, un dragon, tapi dans la montagne, attire les belles pour s'en repaitre. Attendaient-ils depuis dix ans que "Dame Marfise" soit grande et belle pour la livrer au dragon ? "Mais moi aussi, songe Doralice qui dérape aussitôt, je mérite l'amour du dragon". Elle rêve à un coït phénoménal... et, émoustillée, s'emploie à séduire le valet qui, rapidement, devient moins revêche. Elle l'invite à la visiter dans sa chambre "en tout bien tout honneur" : elle lui montrera quelque chose. Le garçon, à la fois rétif et appâté, accepte. Il la trouve "vêtue" d'un étroit ruban vert autour de la taille. Restant rituellement à un mètre du garçon ébahi, elle exhibe ses charmes, de profil, de dos, puis de face, et se trémousse suggestivement. Elle veut son avis sur la couleur du ruban et son aide pour le nouer par derrière (où l'attend le piège de ses petites fesses rondes et de leur délicieuse fossette). Caressant ses appas, elle les promet au garçon "dans trois jours" et, se déclarant (hypocritement) prête à lui sacrifier son honneur, "dans deux s'il le mérite". Le garçon, affolé, défaille. Il refuse de s'approcher du dangereux ruban et, mobilisant toute son éducation pour résister, il compte les heures. *** Pendant ce temps, Marfise, emmitouflée dans de moelleuses fourrures, vole lentement au-dessus des montagnes, se demandant, elle aussi, quel conte de fées elle a rencontré. Le valet et le conducteur interrogés se bornent à dire "la Dame vous attend". Marfise contemple le paysage grandiose qui ne lui évoque rien. Dans le coin de son cerveau où s'entassent en désordre quelques souvenirs de Marf, rien ne concerne ses aventures sur Echigo que les machines n'ont pas connues. Marfise penserait à une confusion si la première parole du vieil homme n'avait pas été "Dame Marfise". C'est elle. Son nom est si rare que personne d'autre ne le porte. Elle se sait la seule Marfise de l'Univers [n'imaginant
pas qu'elle est un avatar de la Marfise archétypale]. Qui la connaît ? Qui l'attend cérémonieusement ? Nul ici ne se doutait qu'elle viendrait un jour. Il a fallu tant de circonstances et de hasards pour qu'elle passe de Terra à la Terre, de la Terre à Souabe, et de Souabe à Echigo... Tout ceci obéirait-il à une loi cachée ? à la magie ? Au-dessous d'elle, les villages disparaissent, les montagnes s'élèvent et noircissent. Marfise, dépourvue d'anxiété, s'ennuie et a faim. Elle tape à la vitre qui la sépare des hommes. Ils lui montrent un petit placard à côté d'elle. Il contient un pâté, un jambon, une bouteille et des couverts. Tirant une tablette, elle mange avec appétit et s'endort. Un changement dans le bruit du moteur l'éveille. L'antique engin approche d'un immense château dont les bâtiments s'étirent dans tous les sens. Il se pose dans la cour : une foule respectueuse s'incline jusqu'à terre devant Marfise qu'un chambellan compassé conduit, à travers un hall grandiose et des escaliers monumentaux, jusqu'à un appartement où des soubrettes attentionnées s'occupent d'elle et la plongent dans un bain mousseux et odorant. Les soubrettes l'essuient avec des serviettes aussi douces que la caresse d'un nuage tiède. Elles la coiffent, édifiant un chignon compliqué, et la revêtent d'une robe de cérémonie noire très décolletée. Elles lui présentent un assortiment de bijoux qu'elle refuse, son collier suffit. Sur ses épaules nues, les soubrettes déposent une cape de fourrure noire. Le chambellan vient la chercher. Elle arrive devant une grande porte à deux battants entièrement sculptés de scènes de guerre et de chasse. La porte s'ouvre sur une immense pièce ornementée, au bout de laquelle flamboie une grande cheminée. Une très vieille dame, elle aussi vêtue de noir, se lève péniblement à l'approche de Marfise et, lui prenant les mains, murmure d'une voix cassée "bienvenue Marfise". Il n'y a pas d'erreur, se dit celle-ci, elle m'identifie. Mais elle doute, en entendant cette phrase incompréhensible : "dame Archilore, je savais que vous reviendriez, mais il est trop tard". Marfise prend place en face de la vieille dame, à une table ronde où est servi le dîner. La Dame l'examine longuement : "vous avez rajeuni". Marfise, interloquée, mange à peine, quoique affamée. La vieille dame parle de son fils Archilore qui est mort de chagrin en l'attendant vainement. Marfise ne comprend pas : on la prend pour une autre et en même temps on la reconnaît. Elle écoute avec émotion et stupeur la vieille personne évoquer son fils disparu, son amour chimérique, la renaissance qu'elle, Marfise, avait provoqué, son dépit quand elle ne revint pas, son désespoir quand elle demeura introuvable, son déclin inéluctable et sa fin tragique. La Dame mentionne aussi une autre Marfise, apparemment antérieure, une belle guerrière qui aurait sauvé Echigo et réalisé des exploits inouïs. A plusieurs reprises, Marfise entend "Waldemar". La scène n'a rien d'un cauchemar, le feu pétille, le vin est bon. Marfise compatit à un malheur qu'elle ignore et voudrait soulager. Le repas qu'elles ont à peine touché prend fin. La vieille dame se lève difficilement. S'aidant d'une canne et appuyée sur Marfise, précédée d'une nuée de valets portant des lanternes, elle l'entraîne à petits pas le long d'immenses couloirs jusqu'à une galerie brillamment illuminée. Laissant ses gens dehors, elle entre, Marfise la soutenant, et lui désigne un monument. Marfise s'exclame, se voyant statufiée en deux exemplaires. La Dame, s'effondrant dans un fauteuil, lui désigne le fond de la galerie : Marfise trouve d'autres ouvrages identiques où son corps nu se duplique dans différentes postures. Marfise, troublée par l'étrange ressemblance, doute de sa propre existence. Qui donc est-elle supposée être ? Elle revient vers la vieille dame qui, se levant avec effort, lui dit : — Dame Archilore, je vais mourir. Vous prendrez ma place : vous serez la nouvelle Dame du Château Haut. J'ai tout organisé et arrangé : vous serez reconnue et obéie comme moi-même. "C'est une fantasmagorie, pense Marfise. Un artifice m'a propulsée dans un monde parallèle." Sa réalité à elle, c'est Terra, Hilde, Almont, Mordant, Maffredon même, la Terre... Doralice qui l'attend. Elle n'est pas cette Marfise. Elle fait rassoir la Dame et s'agenouille à ses pieds. Saisie d'une douleur qu'elle ne comprend pas, elle pleure de la déception qu'elle va infliger : — Dame, vous vous égarez. Je ne peux pas vous satisfaire, je ne suis pas celle que vous voyez. Je n'ai pas connu votre fils Archilore, il ne m'a pas aimée, il n'est pas mort de moi. Je suis une autre. La Dame gémit que l'autre aussi était une autre. Ça ne fait rien, la mémoire l'emporte sur le souvenir. Les rites doivent s'accomplir. Et, d'une voix cassée, elle entonne l'hymne de la fille-univers. — Elle est folle, pense Marfise. Ou bien, je le suis. Le chant l'envoûte. La fille-univers était Marfise, elle est Marfise, son destin l'attend ici, au Château Haut, parmi les ancêtres. Elle est le nœud de l'Histoire d'Echigo. Elle ne trahira pas. Elle a été, elle est, elle sera. La vieille dame, épuisée, cesse de chanter. Marfise revient à soi, écarte la magie, regimbe, proteste énergiquement : — Je n'appartiens pas à votre univers. Je ne ferai pas votre volonté. Je veux rejoindre ma vie. La vieille dame s'évanouit. Marfise appelle les valets à l'aide. On la reconduit à sa chambre où, malgré la douce literie, elle ne parvient pas à dormir. *** Au matin, les soubrettes, affligées, apportent le déjeuner et la vêtent d'une robe simple. La Dame l'appelle. Marfise pénètre dans sa chambre. La Dame, toute petite dans son lit immense, respire avec peine. D'une voix entrecoupée de râles, elle implore pour la dernière fois : — Soyez dame Archilore ! — Non, je ne puis, je suis une autre Marfise, mystérieusement confondue. — Alors, tout est perdu, gémit la vieille dame. Je meurs. Qui que vous vous croyiez, vous êtes néanmoins "elle". Accordez-moi la grâce de présider à mon enterrement. On vous expliquera. Après, vous rejoindrez votre monde et le Château périra. Marfise, baignant dans l'absurdité, est trop émue pour refuser. Elle promet. La Dame lui prend la main et glisse à son doigt une chevalière, ornée d'un double dragon ailé tenant dans sa gueule une bague en rubis. La Dame étouffe et, dans un dernier sursaut, suffoque. Marfise, bouleversée, lui ferme les yeux et y dépose un baiser. Elle ouvre la porte au chambellan, et se retire dans sa chambre où les soubrettes la vêtent d'une stricte robe noire, boutonnée jusqu'au cou. Le chambellan, abattu, l'instruit du cérémonial compliqué que "la Dame" a accepté de conduire. Participeront féaux, parents et domestiques. Il faudra dire à chacun les paroles qu'il attend. Le chambellan lui tend un épais cahier. Ce sera dans trois jours. Le corps de la feue Dame sera exposé dans le Hall, la présente Dame se tiendra à l'entrée pour accueillir ceux qui viendront rendre hommage. Ensuite, en cortège, la Dame en tête, ils rejoindront la crypte familiale où le cercueil sera clos et déposé. Après, aura lieu l'inévitable festin que la Dame honorera de sa présence. Quand tout le monde sera parti, termine le chambellan avec un sanglot, on reconduira la Dame au spatioport. Alors, ajoute-t-il, sans réprimer un flot de larmes, des siècles d'Histoire s'effondreront. Que la Dame ne se reproche rien ! Inconscient instrument du Destin, elle n'est pas coupable. Marfise a une pensée incongrue pour Doralice, sans parvenir à en retrouver l'image et le souvenir, comme si elle était irréelle. Marfise ne sait plus où passe la frontière entre elle et les fantômes, entre son monde et les autres. Hors d'elle-même, dans une espèce de délire, Marfise, "la Dame", veille le cercueil, salue ceux qui lui rendent hommage, prononce les paroles attendues, précède la procession, clôt la bière, préside le triste repas rituel auquel tous participent, jusqu'au plus humble serviteur, prend congé et se retire dans ses appartements. Le départ aura lieu le lendemain. À quoi va-t-elle occuper la nuit ? *** Doralice, à force d'agacer le valet, lui a "immolé sa vertu". Elle en est venu à bout en deux jours. Il a cédé à la chaleur de sa douce et obsédante persécution. Le garçon est charmant et efficace. Sa honte augmente le plaisir de la fille. Dévorée de curiosité (que fait Marfise ? que lui est-il arrivé ?), elle l'attend avec une impatience croissante, contemplant l'océan de la terrasse. Là, elle rencontre d'autres planétaires qui, sans-façon ni atermoiement, la satisfont joyeusement. Ils ont un bateau, demain, ils gagnent les îles. Doralice se décide : elle ira avec eux. Le lendemain, abandonnant le valet déçu, Doralice part. Elle ne verra pas, plusieurs jours plus tard, revenir une étrange Marfise, triste sans motif, à demi hallucinée, hésitant à poser un pied devant l'autre comme si elle craignait que le sol se dérobe. Son identité vacille : de qui est-elle l'ombre ? qu'aurait-elle dû savoir ? Son ignorance a tué la vieille dame dont la vie ne tenait qu'à son espoir. Elle a détruit le Château Haut et annihilé une continuité pluriséculaire... Elle sait qu'elle ne sait rien. Elle trouvera les gens de l'hôtellerie encore stupéfaits d'avoir vu revenir en courant le vieux valet en livrée pour arracher le conducteur à ses jeux timides avec les servantes, et appris le décollage de l'antique carrosse, armorié du dragon héraldique, après dix années d'attente (et d'entretien soigneux et quotidien). L'autre fille n'a rien pu expliquer. Quand le même véhicule reconduit Marfise, encore vêtue de noir, un profond respect l'accueille, encore renforcé par l'anneau aux dragons qui entoure son doigt. On lui donne le plus bel appartement. Toutes et tous s'ingénient à la servir et se désolent qu'elle n'ait pas de caprices. Prostrée, absente, à peine grignote-t-elle quelques miettes des délicieux repas qu'on lui apporte. La nuit, on l'entend pleurer à bas bruit. Pour la distraire, l'hôte lui envoie son fils, un beau garçon expert en musique. Il chante de vieilles légendes qu'elle ne comprend pas. Elle reconnaît l'envoutante ballade de la fille-univers que la vieille dame agonisante a chevrotée. Elle la redemande sans cesse jusqu'à ce que le garçon, lassé, refuse. Elle le chasse. L'hôte dépêche alors sa fille qui, sympathisant avec le chagrin inconnu de Marfise, pleure avec elle, la tenant par la main. Sa compassion fait du bien à Marfise. Appuyée contre la fille, elle accepte de faire quelques pas sur la terrasse du toit. Elle voit l'océan. Jour après jour. Enfin, elle entend son appel et elle sent son odeur. A partir de ce moment, elle reprend des forces, éprouve l'envie de partir sur l'eau et demande à la fille de l'accompagner. Celle-ci consulte son père qui approuve, trouve un bateau et un équipage. Elles iront d'île en île, tant qu'elles voudront. Marfise verra partout des statues usées, représentant une fille nue qu'elle ne reconnaîtra pas. Elle entendra des histoires qui lui paraitront des légendes confuses. Le château suspendu d'Astolfe ne lui rappellera pas celui que Marf construisit sur Skye. Les rochers de Passemonde ne l'émouvront pas. Partout, la bague aux deux dragons lui assurera un incompréhensible respect, proche de l'adulation. Et quand, enfin, elle quittera Echigo, elle constatera avec une indifférence étonnée que, pendant son long séjour, elle s'est abstenue d'amour, sans même y penser. Dans la fusée pour Écho, Marfise rêvasse. Son voisin reluque ses formes que sa longue robe boutonnée ne dissimule pas totalement. Il songe à ce que permettrait leur proximité physique. La fille n'a pas l'air disposée à bavarder, peut-être un frôlement subtil éveillerait-il son intérêt ? Il l'effleure, prêt à s'excuser si elle s'offusque. Cette caresse fait détonateur. L'explosion ressemble à celle qui ouvre ce volume, mais à l'envers : la Dame d'Echigo est refoulée, subjuguée, par la Marfise archétypale qui, l'écartant, se révolte. Elle, elle est en manque d'homme. Sans rencontres depuis des semaines, elle défaille de désir. Cette Marfise avide a été réprimée par celle, innocente et niaise, qui oubliait l'amour, souffrant et gémissant de ne pas comprendre et d'apporter le malheur. Cette Marfise, longtemps écrasée par le chagrin de l'autre, ne supporte plus d'être asexuée. Le contact furtif de l'homme d'à-côté la révolutionne. Enflammée, elle cautérise violemment l'incompréhensible douleur qui l'habite et n'est plus que convoitise. Arrachant fébrilement les boutons qui ferment le bas de sa robe, elle en écarte les pans et libère ses jambes. Dégrafant le haut, elle dévoile ses seins frémissants. Le garçon s'ébahit de cette excitante métamorphose. Sa belle voisine, prenant sa main, la pose sur son intimité, nue et humide de désir. Elle se lève et, retroussée, les hanches onduleuses, suivie par le garçon en émoi, se dirige vers le fond de la fusée. Le garçon connait tous les recoins et l'emmène dans un endroit tranquille quoiqu'affreusement exigu. La Marfise archétypale s'empare de lui et crie de jouissance, tandis que, dans un repli de son cerveau, l'autre, indifférente, rumine morosement son désespoir inutile. Hélas pour Marfise, les beaux garçons sont peu nombreux dans la fusée. Elle en fait le tour avec voracité, et recommence. Tant de retard à rattraper. Elle a sorti de son bagage à main une jupe très courte, fendue sur la cuisse, et un débardeur largement ouvert. Se contorsionnant dans les étroites toilettes, elle réussit à les enfiler, froissant sa longue robe détestée dont elle bourre la poubelle. Le voyage dure assez longtemps pour que Marfise satisfasse ses besoins urgents. La partie d'elle qui se chagrine ne résiste pas à l'énergie qui revivifie son corps. Quand la fusée se pose, l'harmonie est rétablie. L'affliction de la Dame aux deux dragons dort et Marfise contemple avec sérénité la bague qu'elle porte à son doigt. *** Elles, Marfise, débarquent sur Écho. Cette planète n'a ni mers ni océan, mais, partout, des lacs, des étangs, des marais et des rivières, issues de lointaines montagnes basses. Les arbres poussent dans l'eau. Les constructions sont sur pilotis, les villes quadrillées de canaux et les routes, des chaussées surélevées. Les déplacements se font par air ou par bateau. Matin et soir, une brume étend ses voiles fantomatiques, vite dissipées par un vent joyeux. On cultive des plantes aquatiques et, dans les collines, se trouvent des mines dont Écho exporte les produits. Les amants de rencontre de Marfise rivalisent pour héberger leur bonne fortune. Elle ne sait qui choisir, ayant été si gloutonne qu'elle ne les différencie pas. Elle se laisse appâter par la promesse d'un palais au milieu d'un lac. Un navire, sculpté de filles-poissons et de fleurs, les transporte jusqu'à une île montueuse. Le palais ne se dresse pas sur la terre mais dans l'eau proche du rivage auquel un pont le relie. C'est un ensemble de bâtiments et de tours, joints par des passerelles. Marfise, choyée, est installée dans la plus haute tour d'où elle a une vue immense. Son amoureux la comble de douceurs et de divertissements qui font disparaître les dernières traces de l'étrange aventure d'Echigo. Marfise marche dans l'île où des sentiers fleuris serpentent. Elle vogue sur le lac pour le plaisir de la course ou pour accoster des châteaux où l'invitent des fêtes. Le climat doux autorise les tissus légers et les déshabillés révélateurs. Marfise danse, flirte, se laisse entraîner par des rencontres de hasard dans des recoins discrets et toujours confortables. Des semaines passent. La fille archétypale, quoique saturée de bonheur, se rappelle qu'elle est une Marfise. Elle se souvient de la Lune et de l'énigme des cités. Ce n'est pas ici qu'elle trouvera la solution ! Il faut s'arracher à ce paradis. Se pressant contre son amoureux, le maître du palais, elle lui annonce sa décision. Avec une lueur amusée dans les yeux, il l'avise que c'est impossible. Ne connaît-elle pas la Règle ? quiconque passe vingt et un jours sans toucher la terre ferme appartient au lac. Elle est libre de quitter son palais, d'aimer tous ceux qu'elle désire, libre d'exiger des fêtes, libre de choisir une île à elle et de construire un château... libre de tout, sauf partir. Marfise s'insurge et proteste. Elle volera un bateau, elle nagera, elle s'accrochera à un oiseau. On ne l'empêchera pas de faire ce qu'elle veut. — Essaye, dit le garçon. *** Marfise prend une barque et rame énergiquement vers la rive lointaine, se demandant si une magie exhalera des brumes traitresses ou dressera un dragon devant elle. Point de magie : des embarcations surgissent de toutes parts, emplies de filles et de garçons habillés pour la chasse. Elle est la proie. Faisant force de rames, elle entend des cris joyeux : qu'elle se débatte !, ce sera plus amusant. On la pourchasse avec une impitoyable gaité, on l'entoure, son petit bateau est heurté, repoussé. Puis, le cercle s'ouvre, Marfise fonce dans l'ouverture, se fait à nouveau envelopper et, après plusieurs essais, comprend que, plus elle s'entête, plus elle les réjouit. Elle abandonne, et rejoint le palais. Les chasseurs débarquent à sa suite, la complimentent de sa belle défense, et un grand dîner est donné en son honneur. On l'incite à recommencer au plus tôt sa tentative. Marfise, quoiqu'épuisée, affecte l'insouciance et se force à danser légèrement, passant de garçon en garçon qui, excités par la chasse, la serrent étroitement. Contrôlant sa chute, elle s'affale dans un fauteuil devant la grande cheminée, à côté d'un vieux monsieur qui la contemple avec intérêt et bienveillance. Il a suivie la courre du haut d'une tour et la félicite de sa hardiesse. Marfise l'interroge sur cette Règle qu'on ne lui a pas communiquée. Elle refuse ce traquenard. Le vieux monsieur dit que la Règle est notoire, elle l'a acceptée en venant. Ils se délectent, toutes et tous, de la garder avec eux, sa vie ici sera heureuse. Marfise rugit qu'elle ne leur appartient pas, qu'elle regagnera son propre monde. Elle bluffe : on viendra à son secours. Le vieux monsieur lui déconseille de l'espérer. Elle seule peut se secourir : elle a le droit, une seule fois, de réclamer le Jugement : combattre dix guerriers ensemble et les vaincre. On ne tiendra compte ni de son genre, ni de son poids, ni de ses aptitudes. Le combat se livre à l'épée sur une plateforme au milieu du lac. Mourir ou plonger est éliminatoire. Vite coincée, elle sautera à l'eau pour échapper aux épées. Elle perdra, on la repêchera et on soignera ses blessures éventuelles. Ensuite, on la rétablira dans ses privilèges de dame du lac. Si, par miracle, elle triomphait, une riche barque, emplie de trésors, escortée avec honneurs, serait mise à sa disposition pour rejoindre la terre. Marfise bondit et, sautant sur la table, interrompt les festivités. Elle crie "je réclame le Jugement". On l'applaudit. Les chasseurs n'en escomptaient pas tant ! Elle comble leurs vœux. La courre est un plaisir, le combat rituel une rare jouissance. Toutes les dispositions seront prises. La séance de Jugement se tiendra dans quatre jours à midi, au milieu du lac. On gardera la jolie fille ou on la tuera, les deux possibilités les excitent. Quel bel enterrement on lui ferait, avec musiques, danses et festins ! L'amoureux de Marfise, émoustillé par cette perspective, excité par sa colère et désireux de sa beauté lasse, se fait tendre, frôleur et complimenteur. Marfise, furieuse, le repousse et, à grands pas, va s'enfermer dans sa tour. Malgré la hauteur du saut, elle plongerait dans l'eau et s'enfuirait à la nage, mais elle ne doute pas de la présence de guetteurs et ne veut pas offrir à ses folâtres "amis" la joie d'une chasse de nuit. Le jour du combat, revêtue d'une légère armure qui n'entrave pas les mouvements, et équipée d'une longue épée à double tranchant, elle se poste sur la plateforme qui dépasse légèrement de l'eau. Tout autour, des barques contiennent les spectateurs qui, buvant, chantant et se caressant, attendent, certains qu'elle plongera, et craignant que ça n'aille trop vite. Ils souhaitent qu'elle résiste assez longtemps, sans pourtant s'obstiner trop, ils regretteraient sa mort, malgré l'attrait de la cérémonie qu'elle occasionnerait. En face de la mince Marfise, cinq garçons et cinq filles, en armure et épée. Parmi eux, deux colosses. Quand la cloche tinte pour donner le signal, les dix guerriers n'attaquent pas tout de suite, par présomption ou pour faire durer le plaisir. Marfise fonce. Elle bondit sur le premier colosse et lui passe son épée en travers du corps. Sans perdre de temps à la récupérer, d'une puissante détente, elle pousse l'autre dans l'eau. Elle est désarmée face aux huit autres qui, devenus craintifs, ne foncent pas sur elle. Usant de gestes et de techniques qu'elle ne croyait pas connaître, elle se met en boule et, roulant sur le sol, les fait tomber comme des quilles. Emportée par son élan, elle dépasse la plateforme et tomberait dans le lac, vaincue, si elle ne se retenait pas au bord avec les mains. Elle remonte d'un bond, s'empare d'une épée et tranche ses adversaires à terre. Les derniers sautent dans l'eau pour lui échapper. En quelques minutes, tout est terminé. Les spectateurs, frustrés par cette brièveté, choqués par cette violence, sont encore plus enthousiasmés par l'improbable victoire. Marfise est ramenée au palais, pansée et soignée. Demain aura lieu un grand banquet en son honneur à l'issue duquel tous se mettront à genoux pour la supplier de rester volontairement et d'accepter leur hommage. Si elle refuse, comme on le redoute, elle sera reconduite au rivage. Les garçons se pressent à sa porte, brûlant d'envie de caresser l'héroïne. Elle les repousse et, épuisée, s'endort. Le somptueux banquet se tient au milieu du lac : la plateforme a été agrandie. Sans rancune, on complimente Marfise et, avec une intense déception, on l'entend persister à fuir. Elle refuse les trésors qu'on lui offre, elle refuse de danser et de sourire. Elle veut partir. Elle monte dans une barque en cristal qui se déplace toute seule (un moteur électrique) et, escortée de dizaines de barques ornementées, elle rejoint la rive. Elle se jette au sol pour embrasser la terre et, se retournant vers la foule qui l'acclame, leur dit d'une voix forte : — Vous avez été bons, vous avez été cruels. Je vous ai aimés, je vous ai haïs. Je ne vous pardonne pas, je ne lui pardonne pas (désignant son ex amoureux) de m'avoir caché la Règle jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Et, s'approchant du garçon, elle le soufflette et le jette dans la boue. Au moins, elle l'a déshonoré, la seule vengeance possible. Marfise part vivement et rejoint le spatioport au plus vite. L'enchanteur paysage d'eau lui répugne à présent. Elle prend une chambre à l'hôtellerie du Port. Il lui faut calmer sa colère et décider quoi faire. Tibet est à côté, la seule planète qui n'appartient pas à la Confédération. Ira-t-elle la visiter ? Marfise débarque sur Tibet. La plus grande partie est couverte de forêts où règnent des fauves dangereux et recherchés, soit pour leur peau, soit pour leurs cornes. Les chasseurs sont nombreux, les autres bûcheronnent et tous, à temps perdu, cultivent des champs dans des clairières. L'heureuse planète accueille les touristes, sans les rechercher. Elle n'a pas d'hôtellerie, certaines tavernes offrent des chambres. Marfise s'installe au hasard, puis descend se mêler au joyeux tohu-bohu des filles et garçons qui boivent et mangent. Un vin pâle et léger coule à flots et rend l'ambiance amicale et bavarde. Une fille bien membrée, à côté de Marfise, raconte des histoires de chasse et de sexe, paraissant aussi entreprenante dans les deux activités. Marfise, à son tour, narre son aventure sur Echo. La fille, comprenant qu'elle est étrangère, s'étonne de la bizarrerie des autres planètes et la félicite de sa victoire : — Ici, on se combat avec des bâtons. J'aime bien la bagarre, et l'amour après, mais, à l'épée, dix contre moi, j'aurais tout de suite sauté dans l'eau, me réservant de fuir plus tard quand ils ne se méfieraient plus. Je n'ai pas ton audace épique. La fille échange des santés avec Marfise, la prend en sympathie et, tâtant ses muscles sans façons, la déclare costaude et l'invite à participer à une expédition en forêt. Marfise, gardant un agréable souvenir de son expérience avec Doralice, accepte. Elle prévient qu'elle manque de pratique. Elle ne voudrait pas leur causer de difficultés. Son ignorance importe peu, on lui expliquera, on veillera sur elle, et si les bêtes ne lui attirent pas, elle se rabattra sur les gars. Ils ne demanderont pas mieux : tu es une belle pièce, et eux aussi. Plusieurs chasses se mènent en même temps ! La fille indique un lieu et une heure de rendez-vous, finit son pichet et, bisant Marfise, sort en titubant légèrement, entourée de quelques garçons qu'elle encourage avec des bourrades et des caresses. Nul ne se soucie de savoir qui est Marfise ni d'où elle vient. Elle se sent du pays. Un robuste trappeur s'assoit à côté d'elle et, souriant sans parler, la caresse avec une habileté surprenante. Marfise s'abandonne, puis l'entraine dans sa chambre et, alors qu'elle s'attend à être délicieusement broyée par cette masse velue, il fait preuve d'une étonnante légèreté. Marfise joue avec ses muscles puissants et jouit de sa délicatesse. Il fait partie de la chasse du lendemain matin. Avant de partir, il lui parle de la forêt, rapidement de ses dangers, et longuement de ses charmes. Aux premières lueurs, Marfise emprunte une tenue de chasse à son hôte et rejoint l'équipe. On lui donne un arc qu'elle croit ne pas savoir manier. Le poignard lui inspire plus de confiance (à tort car il l'obligerait au corps à corps). Grimpant dans un véhicule volant, ils survolent les arbres et arrivent rapidement au-dessus d'une clairière où ils se posent. On a entretenu Marfise de l'existence de cette bête terrible et invulnérable, le ... dont la corne, précieuse, se vend cher à toutes les planètes. On lui a narré la légende de cette fille qui lui a échappé par miracle, l'a tué en lui lançant son poignard dans l'œil et qui a été dulcifiée par le venin ou par la boue curative. Aucun de ces monstres ne croise le chemin de Marfise. Désireuse d'égaler l'exploit légendaire, elle le regrette jusqu'à ce que, un des chasseurs en ayant abattu, on lui montre le monstrueux cadavre blindé et griffu. La bête a été tuée par une flèche explosive. Marfise, effrayée, essaye son arc et, quoiqu'elle ne se souvienne pas d'avoir appris un jour à s'en servir, se révèle étonnamment habile et précise. Entourée, guidée et protégée, Marfise abat quelques petits animaux et, peu à peu, prise par l'atmosphère de la chasse et l'exaltation de la compétition, elle s'échauffe et devient audacieuse. Elle s'enfonce seule dans les fourrés et bute, nez à nez, contre une espèce d'ours à trois cornes qui, grognant férocement, la domine de toute sa hauteur, trop près pour user de l'arc. Plongeant au sol entre ses pattes avant que l'ours ait esquissé un geste, elle se retourne, bondit sur son dos et l'égorge avec son poignard. Puis elle crie pour appeler les autres qui, fâchés qu'elle ait abîmé la fourrure, admirent néanmoins sa performance. Ils crient "elle est des nôtres" et, la pensant commotionnée, l'abreuvent d'un alcool violent qui enflamme ses sens. Enlaçant un arbre, elle se frotte lubriquement contre le tronc. Un garçon, alléché, dit qu'il peut mieux faire. Elle se tourne vers lui et acquiesce avec empressement. Il les déculotte tous deux promptement et, debout, appuyés à l'arbre, ils s'emploient à éteindre le feu de Marfise. Encore sous l'effet de sa violence et du remontant, elle n'est pas rassasiée et, renversant le garçon dans l'herbe, elle le ranime et en reprend une dose. Les autres ont poursuivi la chasse et préparent le repas. De l'ours de Marfise, les pattes et les cuisses constituent des morceaux de choix qu'on grille et mange en bavardant, tout en restant vigilant car l'odeur de la viande peut attirer des importuns. Marfise, prudente, refuse l'alcool qu'on lui propose et se gorge de vin pâle. On lui donne la corne centrale de son ours, où quelqu'un grave son nom et la date. Quant à la fourrure, elle sera vendue au profit des chasseurs, après tannage et apprêtage de la peau, épilation et nettoyage. Au retour en ville, ils festoient tous ensemble et, après les habituelles histoires de bravoure, Marfise entend parler des Temples, ces lieux de paix et de bienveillance, où chacun aime faire un séjour de temps à autre. Le Terrestin (une espèce de pape, comprend-elle) a été récemment remplacé par un autre. Marfise se fait raconter l'histoire (la légende ?) des Terrestin. Elle décide de se rendre au temple le lendemain et, laissant ses nouveaux amis à leurs agapes, se retire seule dans sa chambre. *** Arrivée devant le Temple, Marfise est saisie par la béatitude qui en rayonne, malgré l'animation des travaux quotidiens auxquels se livrent moines et nonnes. Elle pénètre dans une grande salle de prières, lumineuse et sans ornements, et l'esprit du lieu l’imprègne. Son corps se détend. Curieusement, plus elle se sent calme, plus ses pensées s'agitent, comme si son cerveau cherchait un souvenir absent. Marfise ne voit pas le temps passer. Nul ne la dérange ni ne s'occupe d'elle. La nuit tombe quand une nonne s'approche d'elle et murmure que le Terrestin l'attend. Marfise la suit jusqu'à une austère salle de réception. Cédant à une impulsion, elle s'agenouille devant le Terrestin. Elle a conscience que ses yeux fermés l'examinent. Sans les ouvrir, le Terrestin parle d'une voix de transe, basse et hésitante : — Tu es déjà venue ici, et ce n'était pas toi. Des pleurs de compassion coulent des yeux fermés : — Tu es infirme et tu ne le sais pas. Hélas, je ne peux pas guérir une morte. Le Terrestin se lève, ombre vêtue d'une robe grise. Il ouvre les yeux, relève Marfise et, l'attirant vers lui, il l'étreint sans faire un geste. Marfise a l'impression que des fenêtres s'ouvrent dans son cerveau et que des lumières s'allument. L'abstrait appariement dure longtemps. Le Terrestin, vidé de toute énergie, se détache et s'affale sur son siège, tandis que Marfise tombe au sol. D'une voix presque inaudible, il dit : — Je prierai pour ta réconciliation. Qui tu es importe peu, sois ce que tu es. Et, à pas indécis, comme s'il cherchait son chemin à tâtons, il se retire. Marfise reste par terre, prostrée et apaisée, vide et pleine, trop faible pour se redresser. Deux nonnes surviennent et la portent dans une cellule. Elles lui donnent un bol de soupe et la couchent dans un petit lit. Marfise ressasse les énigmatiques propos du Terrestin : Tu es déjà venue ici, et ce n'était pas toi. Ils lui rappellent la dualité entrevue à Echigo : elle était une autre et la même. La Dame l'a vu, Terrestin aussi. Elle seule ignore qui elle est. Celle dont elle est le double ou le reflet a aimé Archilore, est allée sur Tibet... une autre a réalisé des exploits et sauvé Echigo... Pourquoi, elle, ne se souvient-elle de rien ? "Terrestin l'a dit, je ne dois pas chercher qui je suis, je n'ai pas la clef, cela me rendrait folle. Ce que je suis ? une force qui va. C'est tout. Allons ! Moi, Marfise, les obstacles tracent mon chemin. Je les vaincrai. Rien ne m'arrêtera !". Pendant plusieurs jours, Marfise récupère, alternant sorties dans le jardin, méditations dans la salle de prière et longs sommeils. Quoi qu'il y ait dans la soupe, elle est nourrissante et roborative. Un matin, Marfise s'éveille en pleine forme, son corps réclame un homme. Elle prend congé des nonnes et demande à saluer le Terrestin. Ce n'est pas possible, il repose. Il lui fait dire de ne pas oublier sa dernière parole et de revenir quand elle veut. Ici, est son repos. *** Marfise se répète comme un mantra Qui tu es importe peu, sois ce que tu es et, aérienne, rejoint sa taverne. Nul ne s'est inquiété, on la savait au Temple. Marfise mange et boit, embarque un garçon, s'en satisfait brièvement, et redescend dans la salle commune. Maintenant que ses yeux se sont ouverts, elle perçoit, derrière la joyeuse brutalité des propos et des comportements, une paix latente, une sorte de communion entre tous, une harmonie avec la planète. Tibet est spéciale. Pas étonnant qu'elle reste en dehors de la Confédération. Marfise s'attarde, musardant dans la ville et dans la forêt, tantôt seule, tantôt accompagnée. Elle voit, sans y prêter attention, la statue de l'autre Marfise et n'essaie pas de lire l'inscription. Elle ne rencontre pas Spinole qui, vieillissant, a résigné ses fonctions et s'est retiré chez lui. Il n'aura pas la surprise de rencontrer une Marfise qui ne se souvient pas de lui et dont la peau, quoique douce, n'a pas bénéficié des effets magiques du venin et de la boue. Marfise sent un travail en cours à l'arrière-plan de son cerveau, une pulsation presqu'imperceptible dont elle ignore la nature et la raison : les bribes des souvenirs de Marf essaient de s'assembler et, par connexité et implication, de recréer les chaînons manquants. Elle consomme les garçons avec une modération et une douceur inaccoutumées. Maintes fois, elle participe aux chasses et devient habile (quoique le terrible ... lui échappe) ; elle apprend à reconnaître les bêtes à leurs traces, et tous les secrets de la forêt. Volontiers, elle se joint aux bagarres, tantôt jeu, tantôt dispute, et sa dextérité la surprend, comme l'excitation sexuelle qu'elle ressent lorsqu'elle fait tomber son adversaire et lui frappe les épaules par terre. Quand c'est un garçon, elle l'entraîne dans un coin et le consomme aussitôt. Elle visite fréquemment le Temple. Elle n'essaye pas de rencontrer Terrestin, qui ne l'appelle pas non plus, soit qu'il ait tout dit, soit qu'il redoute la violence du contact. Accueillie en habituée, elle médite longtemps dans la salle de prières et, souvent, quand elle part, la nuit est tombée. On lui donne alors un bol de soupe. Comme d'autres avant elle, Marfise rêve de rester sur Tibet et de se fondre dans la planète. Mais ce qu'elle est (quoi que ce soit) lui rappelle que l'oasis tire son sens du désert, le repos de l'activité. Elle n'est pas d'ici. L'énigme des cités lunaires attend qu'elle la résolve. Elle seule en est capable. Après cet obstacle, il y en aura un autre. Elle le franchira aussi... Quant aux petits soucis de Maffredon et de Terra, elle n'y pense plus. Son devoir est plus haut. Après une dernière visite au Temple, une dernière chasse et une dernière bringue, Marfise s'arrache à Tibet et repart sur Souabe. Marfise se réinstalle à l'hôtellerie du spatioport. Elle ne restera pas longtemps et frétille à l'idée de rejoindre l'autre cité lunaire. La première personne qu'elle rencontre en sortant est Doralice, toujours très déshabillée, qui saute dans ses bras avec emportement : — O ma belle chérie ! si longtemps....! je te croyais perdue ! il faut que je te raconte et que tu me dises tout. Elle entraine Marfise chez elle, chasse les jolis garçons qui attendaient son retour et, l'embrassant étroitement, l'allonge contre elle sur une confortable méridienne. Sans la laisser parler, elle lui narre ses "adooorables" pérégrinations sur Echigo, les îles et les garçons, le plaisir d'avoir sous la main des gars de Souabe prêts à l'emploi et, sous les yeux, des gars d'Echigo à mijoter à feu doux pendant trois jours. Elle les préfère craquants et cherche à abréger le délai. Record battu, elle s'est fait le capitaine du bateau en vingt-cinq heures. D'accord elle a triché, glissant sur le pont pour tomber à l'eau dans un endroit dangereux : il a plongé pour l'arracher aux tourbillons, lutté contre les courants et, épuisé, les a traînés sur un récif. Avec l'excuse de l'inconscience provoquée par la peur et l'émotion, elle s'est jetée sur lui qui, avide de résurrection et l'esprit embrumé, a oublié ses principes. "Je l'ai violé tant que j'ai pu". Quand les secours arrivèrent, son ventre était tellement collé au sien qu'il fallut les hisser ensemble, en un seul bloc. Après, le beau marin ne pouvait plus rien lui refuser et elle en a abusé outrageusement. Doralice continue sans fin, décrivant les trous entourés d'un peu de tissu dont elle se "vêtait", ses mille astuces de séduction et toutes les particularités des garçons qu'elle a eus. Marfise, écoutant distraitement, la laisse babiller, s'amusant de sa pétulance. Enfin Doralice arrive au bout (un concours de sexe sur la plage dont elle a été la gagnante) et, se tournant vers Marfise : — Et toi, ma chérie, qu'es-tu devenue ? Je t'attendais dans cette auberge où je n'avais rien à faire. Tu m'as laissé végéter. T'es-tu bien amusée ? Il fallait que ce dragon fût un amant extraordinaire pour te faire oublier ta Doralice ! Elle n'aurait pas écouté longtemps la réponse, pressée de raconter la suite de ses amours, mais elle en est dispensée : Marfise se tait, repensant le plus vaguement possible, à son étrange aventure. Doralice saisit sa main, la baise, observe l'anneau aux deux dragons et s'exclame : — C'est curieux !, le vieux qui t'a enlevée portait un dragon comme ça sur son habit et j'en ai vu à plusieurs endroits. Les gens les saluaient avec vénération. Où l'as-tu trouvé ? Et, négligeant aussitôt sa question, elle couvre Marfise de baisers, se frottant contre elle indiscrètement, et reprend la litanie de ses habiletés amoureuses. Tout à coup, elle s'étonne : — Ne devais-tu pas rentrer chez toi sur Écho ? Qu'est-ce qui te ramène ici ? Marfise a enfin quelque chose à dire. Elle répond : — J'ai fui un homme. Doralice s'esclaffe : — Moi, je les pourchasse. Elle demande des explications. Marfise (interrompue par des questions, des commentaires et des caresses) raconte le lac, le palais, les châteaux, les fêtes, les beaux garçons... et la Règle (elle omet la chasse et le combat). — Moi, s'exclame frivolement Doralice, je serais restée ! Être dame du Lac ! construire mon château ! vivre une fête perpétuelle! Tu me fais envie. Je vais y aller. C'est décidé, je pars demain, je les consolerai de ton départ, aussi nombreux qu'ils soient. Ce soir, je t'invite. Enveloppant ses petits seins pointus d'un foulard transparent, elle enfile un pantalon court moulant qui couvre à peine ses hanches et son bas-ventre. Elle prend Marfise par la taille et l'emmène au restaurant sur le fleuve. Elle commande un repas démesuré et, avisant un garçon "si joliiii" à la table voisine, s'assoit sur ses genoux, l'enlace et le déshabille à moitié. Sans plus penser à Marfise, elle part avec lui en se tortillant. Marfise s'amuse en comparant l'image de Doralice à celle de la vieille dame qu'elle croyait trouver, semblable à son amie de la Terre. Elle mange seule le délicieux dîner, quoique maints hommes lui proposent leur compagnie. Elle préfère contempler l'eau qui coule. *** Rentrée dans sa chambre, elle récapitule. Elle sait (à peu près) comment la Terre a été redécouverte, et qu'il y a plusieurs cités sous la Lune ; elle connaît leur localisation et leur différence paradoxale : alors que la sienne, enfermée, se voue explicitement à la Terre, l'autre ignore l'extérieur et, néanmoins, l'a peuplé. En plus, le satellite de Hilde l'a montré, il existe deux autres cités ouvertes au trafic des fusées [celle des Zorribs et celle des machines]. Qui a organisé cela et pourquoi cette disjonction ou division du travail ? Que fera Marfise quand elle aura rejoint cette cité en contact avec les Planètes ? Ce garçon qu'elle a sondé, Ziliant, lui en a donné les caractéristiques générales. Trouvera-t-elle ici d'autres renseignements ? Ne parvenant pas à s'endormir, elle fouille dans la petite bibliothèque de sa chambre (riant à sa niaiserie lors de sa première rencontre avec un "livre") et tombe sur le Journal d'Avoye que nous connaissons bien. Elle le dévore une bonne partie de la nuit, perplexe : une vague d'émigration ? Doralice en avait mentionné une, datant d'une quinzaine d'années. Ziliant, lui, a parlé de départs individuels, pas de mouvements de masse. Ces "Beautés" qui ont déclenché celle dont parle Avoye venaient de Souabe...
c'était avant la Confédération, dans cette période obscure. Quel mystère ! Et cette Avoye est-elle folle de s'imaginer que la machine trafique les données, et son journal en particulier ? Marfise reprend les livres d'Histoire qu'elle avait achetés et laissés dans un casier. Ils confirment le propos de Doralice et donnent des détails : des fusées pleines arrivèrent successivement pendant des mois ; Souabe
mit en place une aide au départ en implantant une ambassade sur la Lune, et un dispositif d'accueil, grâce à la chaire d'anthropologie lunaire de l'université. Le naïf Ziliant n'en savait rien. Désemparé, il devait trop à Marfise, sa sauveteuse, pour ne pas être sincère. Comment expliquer que les lunaires eux-mêmes ignorent ce qu'ils ont fait ? Elle aimerait parler de ça avec lui mais n'a aucune chance de le retrouver. Sans machine qui piste en continu les habitants, aucun moyen de repérer quelqu'un. Ziliant est peut-être à côté, hors planète, dans la forêt... Marfise peut pallier son absence : il suffit de recommencer l'opération, d'attendre une fusée venant de la Lune, d'embarquer et de cuisiner un garçon. Marfise consulte l'horaire. Il y en a une la semaine prochaine. En attendant, elle ira faire un tour à l'université, curieuse de cette "chaire d'anthropologie lunaire". Elle s'habille avec soin : sa tenue, très sage au premier regard, suggère ses charmes au second, et affriole au troisième. Marfise, mêlée aux étudiants, franchit le porche d'entrée, et cherche la chaire. Celle-ci a décliné depuis sa création par Marf et Archilore. Le nouveau Waldemar a diminué la subvention, et le seul débouché de ces études est l'affligeante ambassade dans les terriers lunaires qui ronronne et fonctionne avec un personnel réduit. La chaire est désormais un élément marginal de l'université et, en quinze ans de décadence, a perdu le souvenir de sa fondatrice. Seuls les étudiants de la première promotion le conservent, à jamais impressionnés, mais ils sont éparpillés. Les quelques profs qui composent la chaire sont à temps partiel et exercent d'autres activités plus intéressantes et lucratives. Marfise en déniche un qui refuse de la recevoir : il n'a pas le temps, elle n'est personne et ne présente aucune lettre de recommandation. Serait-il bouleversé, ce prof, d'apprendre que son anthropologie n'est pas "lunaire" ? elle concerne une seule cité et ignore les autres. Il ne croirait pas Marfise qui, d'ailleurs, ne s'autorise pas à dévoiler ce secret. Les Planètes assimilent la cité à la Lune. Tant que Marfise n'aura pas compris, elle admettra que cette métonymie trompeuse a une justification et que l'illusion est nécessaire. Marfise, errant dans les couloirs, avise une petite salle de cours misérable où une dizaine d'étudiants écoutent un prof ânonner sa leçon. Elle colle son oreille à la porte et sursaute. Le prof, avec la voix monocorde de celui qui récite un manuel, expose le caractère statique de la civilisation "lunaire" : en permanence, "les machines" réécrivent l'Histoire pour en faire un éternel présent. Il y a trop peu d'étudiants pour que Marfise passe inaperçue. Elle ne pénètre pas et entrouvre la porte pour mieux entendre. Le prof cite un compte-rendu factuel de la dernière vague d'émigration [celui de Marf qui serait sans prix pour Marfise si elle en connaissait l'existence] : les "lunaires", coincés entre la haine des machines et la peur des Planètes, entrèrent en crise, émigrèrent en masse... et les souvenirs de ceux qui restèrent s'effacèrent peu à peu. Marfise, abasourdie, brûle d'envie d'en savoir plus mais un gardien l'interpelle, lui demande ce qu'elle fait là, exige ses documents d'étudiant et l'expulse. Aussitôt dehors, elle quitte sa jupe sous les regards intéressés des garçons et, la doublure étant d'une autre couleur, l'enfile à l'envers. Elle la retrousse pour la rendre courte. Elle enlève son chemisier, le retourne et le transforme en blouse dont un garçon se fait un plaisir de fermer quelques boutons dans le dos, en profitant pour la caresser. Marfise attache ses cheveux en queue de cheval et, satisfaite de sa nouvelle apparence, elle pénètre à nouveau dans l'université entre deux étudiants qu'elle n'a pas besoin d'inciter à l'enlacer et tripoter. Elle leur fausse compagnie et rejoint le couloir dont le vigile a disparu. Le cours vient de se terminer. Arrachant les boutons de sa chemise, elle la remet à l'endroit et la laisse ouverte pour se rendre intéressante. Se précipitant sur le prof elle demande des explications complémentaires. Le prof, intrigué et aguiché, aimerait en donner s'il savait quelque chose. Spécialiste d'une autre matière, il n'est que l'assistant du chargé de cours qui, occupé ailleurs, lui a donné un manuel en disant "débrouille-toi". Marfise demande à voir le livre. Elle le veut. Le garçon se dit que la bibliothèque en a d'autres exemplaires. Cette jolie fille semble prête à tout pour ce truc ennuyeux. Heureux de l'aubaine, il négocie : la fille sera gentille et, en plus, elle le payera. Marfise, si proche de la réponse à une partie de ses questions, accepte les conditions. Elle suit le garçon dans son petit bureau minable, retrousse sa jupe jusqu'aux hanches et, s'appuyant au mur, s'exécute. Finalement, le garçon est plaisant, et Marfise s'active si intensément que, amolli et énamouré, il se sent honteux d'accepter de l'argent. Marfise se rajuste et, s'emparant du livre, pirouette et se dirige vers la porte. Apercevant le vigile arpenter le couloir, elle rentre précipitamment et demande au "prof" de la faire sortir par la fenêtre. Il rit : l'ouverture est minuscule et le bureau au troisième étage. Il y a plus simple. Serrant Marfise contre lui, il sort avec elle, salue le gardien (qui bougonne contre les mœurs de ces jeunes assistants) et, en passant par les jardins, ils quittent le campus par une petite porte. Reconnaissante et gourmande, Marfise accompagne le garçon chez lui et le fait bénéficier d'une nouvelle séance qui l'achève. Serrant le livre sous son bras, Marfise court à son hôtel. Interceptée par Doralice qui a oublié de partir pour Écho ("j'y vais demain"), elle s'en débarrasse abruptement, la plantant là, dépitée et irritée. Un chapitre du manuel décrit en détails le déroulement de la dernière crise. Marfise, déjà familiarisée avec les faits, est interloquée par le processus d'effacement : après les départs, "la lune" (cette cité) s'est repeuplée de gens conformes et ignorants ; et ceux qui avaient résisté à l'appel des planètes, heureux de revenir à la normalité, n'ont pas remarqué l'oblitération des traces à laquelle procédaient les machines. Marfise comprend que, puisque la machine stocke toute l'information disponible, elle la transforme comme elle veut. Il n'y a pas de vérité définitive. Avoye n'était pas folle, lors de cette autre crise du passé. Ce coup-ci les "lunaires" ont essayé d'échapper à la machine en rendant leurs données inaltérables. Mais leur pérennité dépendait du support matériel qui s'est dégradé très vite. Faisant le parallèle avec son propre cas, Marfise se demande, pour la première fois, si le flou mémoriel qui l'affecte n'est pas l'œuvre des machines. Leur toute-puissance commence à l'effrayer. Les machines contrôlent les Humains : si elles se trompent, nul ne s'en rendra compte et ne corrigera leurs erreurs. Seules les Planètes sont à l'abri de ce cercle vicieux. Ne devraient-elles pas se couper de la Lune ? Au point atteint par leur évolution, l'immigration a perdu sa nécessité. Peut-être ont-elles encore besoin de technologie ? *** Marfise, maintenant, en sait davantage que les arrivants de la Lune, et ne compte plus sur leurs informations. Néanmoins, elle ne rate pas l'arrivée de la fusée. Elle s'est transformée en bombe sexuelle en s'inspirant des plus audacieuses idées "dévestimentaires" de Doralice. Négligeant les lunaires perdus, elle vise les planétaires rentrants. Quoique pressés de transiter vers une autre planète, ou de rejoindre ceux qui les attendent, leurs yeux s'écarquillent, leur rythme cardiaque s'accélère et leurs oreilles rougissent : Marfise, dressée au milieu du hall, est trop provocante pour ne pas attirer l'attention et le désir. Ils oublient leur hâte et lui adressent des mots doux et brûlants. Elle choisit celui qui lui plait le plus. Il l'entraîne au bar, caressant sa chair complaisante, exhibée par les trous et fentes de son habillement. Il célèbre sa splendeur : si la Lune ne manque pas de jolies filles, les plus belles sont sur les Planètes (Marfise la lunaire rit en elle-même). Il a hâte de faire connaissance. Marfise, sans perdre de temps en propos prématurés, court avec lui dans sa chambre. Dupé, il s'émerveille de son inimitable goût de planète après tant de fades filles lunaires. Le garçon est agréable et Marfise ne se modère pas. Il fait de même, extasié de "retrouver le pays" sous sa forme la plus exquise. Ensuite, Marfise commande une collation et, sans ménager la boisson, bavarde artificieusement pour savoir comment les planétaires vivent sur la Lune. Heureux que ce corps ravissant contienne une oreille attentive, le garçon s'étale, exprimant les frustrations qu'il a refoulées et refoulera, car, après ses vacances, il rentre. Pas encore présent au moment de la crise, il en a eu des échos par des anciens : indifférents aux déchirements des lunaires, ils souffrirent de ne plus savoir quelles normes suivre pour être conformes. Avec les départs, l'ordre est revenu. Eux, réalistes, sont restés fidèles aux machines, garantes de la survie. Ils ne conservent qu'un souvenir diffus de l'épisode et s'étonnent en silence que les lunaires n'en aient plus aucun. Marfise, lui resservant à boire, affecte la timidité : elle hésite à aller travailler sur la Lune. Le garçon l'encourage : les opportunités sont nombreuses, on s'habitue aux contraintes, mais, souabienne, il lui faudra d'abord réussir le stage. Marfise apprend alors que l'accès est subordonné à une acclimatation préalable, sanctionnée par des tests. Tous ceux qui ne sont pas déjà enregistrés, doivent passer par là. "Moi aussi, se dit-elle, puisque je n'appartiens pas à cette cité-ci." Le garçon, comblé de bonheur et noyé d'alcool, s'endort pesamment. Le lendemain, quand il s'éveille, la hâte de rejoindre sa destination l'oblige à renoncer aux délices de Marfise. Bonne fille, elle lui offre "un coup pour la route". Après, il part, pressé et désolé. Marfise a collecté tous les renseignements accessibles et quelques autres. Retourner dans les terriers lunaires lui déplaît d'autant plus qu'elle n'imagine pas comment résoudre l'énigme des cités disjointes. Il serait tellement agréable de rester ici, dans ce monde ouvert et dynamique... ou de d'installer sur Tibet. Mais justement, elle ressasse sois ce que tu es ; et ce qu'elle est la ramène à la Lune et à son mystère. Marfise contre les machines ! Elle n'a aucune chance et cela la stimule. Elle osera l'impossible. Plus oultre est sa devise. Elle ira jusqu'au bout. Marfise achète un billet pour la Lune. Appliquant la procédure, l'employé consulte la base de données. Les machines de la Cité, annulant Marfise quand elles l'ont envoyée sur Terra, ont néanmoins archivé son dossier. Leur milliseconde d'hésitation échappe à l'employé. Il a le regret d'informer sa cliente que, non immatriculée, elle est soumise au stage préalable, à payer en sus. Elle embarquera aussitôt les tests réussis. Consultant le planning, il lui réserve une place dans trois semaines. Marfise, intriguée par ce stage dont le contenu sera à la fois familier et exotique, se demande quoi faire jusque là. Elle a coché toutes les cases de sa liste : les Marchands, les planètes, l'université, les lunaires... Bon, la petite Doralice n'est jamais à cours d'idées. Marfise suppose qu'elle aura encore oublié de partir sur Écho. C'est le cas. *** Doralice, d'abord boudeuse, lui reproche de l'avoir rembarrée brutalement l'autre fois (quand Marfise rapportait son précieux livre, avide de l'ouvrir), puis la couvre de baisers et de caresses. — O ma chérie, j'ai tant de choses à te raconter... Elle a inventé de nouveaux habits, encore plus affolants, en extrapolant l'armure d'apparat de la capitaine de la porte du Palais. Elle s'est amusée à séduire à nouveau le "bonhomme néant" qui, "l'ingrat", avait surmonté son désespoir. Elle a participé à un concours de beauté ("toi, tu aurais gagné") et à un marathon d'amour ("j'ai été la première"). Et elle a "travaillé". Prenant Marfise par la main, elle l'entraîne dans son "atelier" et lui montre une composition informe réalisée avec les cailloux précieux. Doralice s'épouvante d'apprendre que Marfise part "s'enterrer" sous la Lune. Elle ne comprend pas cette folie absurde, "à moins, ajoute-t-elle, l'œil coquin et brillant, que tu ne sois perverse". Ça tombe bien, Doralice connaît tout des dépravations, elle peut l'emmener faire ceci... ou (rougissant un peu) cela... Marfise l'arrête : "quelque chose" l'attend là-bas ("ah ! quelqu'un !") ; ensuite, elle reviendra, et, promis, elle lui dira tout. L'étourdie Doralice oublie ses préventions et décide aussitôt de l'accompagner pour découvrir le goût des garçons d'en bas. Toutes les expériences l'excitent. Elle a déjà fait l'amour dans les airs, mollement bercée par le parachute ; dans l'eau, violemment brassée par les vagues ; sur le dos d'un cheval ; sur le capot d'un véhicule roulant à vive allure ; dans un canoë emporté par les rapides... Elle veut voir quelles sensations on éprouve sous terre. Mais, se renfrogne-t-elle, il y a ce foutu stage. "Pfou ! quel ennui !". Elle n'en veut pas. Changeant aussitôt d'idée, elle propose à Marfise de partir à la chasse. Elle a des amis qui se préparent. Marfise, ravie, les lui fait contacter avant qu'elle envisage autre chose et, pour s'assurer qu'aucune lubie ne la saisira au cours de la nuit, reste chez elle. La fille, trépigne d'impatience et de fièvre en pensant au "diiiivin" cocktail de sang et de sexe, elle veut que Marfise dorme avec elle. Marfise préfère le canapé du salon et, néanmoins, s'éveille, les membres entremêlés à ceux de Doralice qui l'a rejointe pendant qu'elle dormait. Les deux filles s'équipent. Doralice, pour une fois sérieuse, ne lâche qu'un sein hors de sa tenue de chasse et, une fois sur le terrain, fait preuve de l'agilité et de l'audace qui ont déjà impressionnées Marfise. Les garçons sont charmants et assez nombreux pour satisfaire toutes les filles. Les bêtes abondent et se montrent accommodantes. La forêt sent bon. Dans ce milieu étranger, Doralice, se comporte en camarade et ne fait presque pas de caprices. S'appropriant une opinion sur la Doralice de Boiardo, un ancien poète de la Terre, elle clame : Le corps et le cœur de Doralice obéissent à la force des choses. A leur retour, Marfise se sent régénérée et prête à tout. Doralice l'embrasse sinueusement : "reviens viiiite !". Marfise arrive au spatioport. On prend ses bagages avec, dedans, les livres qu'elle emporte pour ne pas perdre les connaissances acquises. Le fourbi sera stocké jusqu'au départ de la fusée. Elle entre dans un ascenseur qui, au lieu de monter, descend dans les profondeurs de la planète. Marfise devine que, pour mettre les candidats en condition, on les enterre. Les cas de phobie seront tout de suite éliminés et les émigrants s'adapteront par avance à la vie lunaire. Elle retrouve avec lassitude les souterrains auxquels elle est trop habituée pour en souffrir. Il n'en va pas de même de ses camarades, de purs planétaires, qui ont toujours vécu en liberté à la surface. Quelques uns paniquent, crient, vomissent et sont évacués. Les autres étouffent, souffrent de l'enfermement, et se sentent écrasés. D'aimables instructeurs s'emploient à les rassurer : les premières minutes sont les plus difficiles ; d'ici trois jours, ils s'accoutumeront. Bien d'autres ont subi victorieusement cette épreuve. L'Humain dispose d'une étonnante capacité d'adaptation. Etc. Chacun rejoint sa chambrette et, quoiqu'on les invite à faire connaissance, sentir trois cents mètres de terre au-dessus d'eux les inhibe. Ils n'échangent que des plaintes et des encouragements, même pas capables de se tenir par la main. Une espèce de mal de mer les rend nauséeux et tremblants. Marfise rejoint les instructeurs qui, ravis de la voir aussi à l'aise, lui font fête. Ils détaillent volontiers le contenu du stage et ses différentes phases. L'un des garçons invite Marfise à "visiter sa cabine". Ayant visité le garçon (anodin), Marfise retourne vers les autres et bavarde avec les filles : ne pâtissent-elles pas du confinement et du choix limité de partenaires ? Elles rient : leur séjour se limite à vingt-quatre heures par semaine ; après, une autre équipe prend le relai. Le stage exclut les initiatives et l'engagement personnel. La procédure a été strictement définie par la Lune. Elle tient dans un diagramme et un registre : chaque jour est ordonnancé et découpé en segments. Tout ce que les instructeurs ont à faire, c'est d'exécuter les tâches l'une après l'autre. Leur brève période souterraine leur fait d'autant mieux apprécier la vraie vie et le plaisir du soleil. Les filles plaignent ceux qui partent sur la Lune et ne souhaitent pas les imiter. Pourquoi Marfise se lance-t-elle dans cette triste aventure ? Songeant à Doralice, elle répond en se forçant à rougir (elle rosit à peine) qu'elle a la curiosité "un peu perverse" d'essayer les garçons lunaires dans leur milieu naturel. On lui a dit... Les filles, complices, la comprennent sans partager sa fantaisie. Elles ont tout ce qu'il leur faut ici et préfèrent l'amour dans l'herbe, chauffées par le soleil. "Tu reviendras vite". Intéressées néanmoins, elles lui donnent leur adresse pour que, à son retour, elle raconte "comment ça se passe". *** Les premières leçons saturent Marfise de banalités. Elles visent à déconnecter les planétaires de leur milieu naturel : pour eux, l'air, l'eau, la lumière, la nourriture sont des cadeaux de la nature. La Lune, avare, n'en fait aucun. La vie des lunaires est, à chaque seconde, menacée d'anéantissement. Pour y échapper, il faut accepter de terribles contraintes et les conséquences qui en découlent : la survie de chacun dépend de tous etc. "Pensez à un sous-marin". Les jours suivants ne sont pas plus intéressants, consacrés aux couloirs, aux sas, à la surveillance permanente des machines. Marfise mourrait d'ennui si elle n'avait, pour se distraire, le spectacle des réactions d'effroi et d'incompréhension des planétaires qui l'entourent et commencent à regretter leur décision. Plus encore que les limites physiques, l'idée de réprimer leur individualité et de se fondre dans le collectif les choque. Un stagiaire, sans chercher le contact physique, se prend d'affection pour Marfise (ou aspire à sa compassion). Il lui confie ses petits espoirs : travailler là-bas dix ans, gagner beaucoup d'argent et rentrer. Il s'étonne de façon récurrente que Marfise paraisse aussi décontractée, se faisant l'écho des autres qui jalousent son assurance. Pour couper court aux questions, Marfise invente une histoire : elle connaît déjà tout cela, car elle a vécu sur la Lune et en est familière ; chassée "pour certaines raisons", elle y revient sous un autre nom, inconnu des machines, ce qui l'oblige à faire le stage. Comment Marfise saurait-elle que, admonestées jadis par Marf, les machines ont appris ? Elles entretiennent à présent des informateurs sur les planètes pour ne pas rater un changement fondamental, comme celui qui se produisit sur les Horribles. Leur réseau s'est développé, et chaque stage inclut un agent des machines dont les informations nourrissent leurs fiches par avance. Apprenant la fable que Marfise sert à leur espion, elles mettent une alerte sur cet individu suspect. Quand il arrivera, son empreinte mentale sera enregistrée comme celle des autres, et comparée à la multitude de schémas que les machines gardent en mémoire. Elles trouveront facilement le vrai nom de ce "Marfise" et ce qu'il a commis jadis. Elles décideront alors de lui donner une nouvelle chance ou de l'expulser derechef. *** Après une première semaine assommante, Marfise est captivée quand on leur communique et inculque les règles de comportement. Si les coutumes amoureuses ne présentent pas de différence avec celles de Terra ou des Planètes (un est à toutes, une à tous), ces lunaires n'ont pas de maire ni aucune espèce d'autorité représentative. Divisés en secteurs étanches dont ils sortent rarement, leur existence collective se réduit à quelques rassemblements exceptionnels sur le Forum. Par contre leur conscience collective est exacerbée : ils ne connaissent et ne veulent connaître que leur cité. Ils ne montent jamais à la surface et ne s'intéressent pas à la Terre voisine. Quoique leurs échanges avec les Planètes soient fréquents et significatifs, ils ignorent celles-ci et, s'il leur arrive d'y penser, ils ont le sentiment que la civilisation régresse avec la distance, et les méprisent comme sauvages et primitives. Ils se qualifient de "la meilleure Humanité", celle qui, née de la Catastrophe, a supprimé ses tares héréditaires : ils représentent à leurs yeux le stade supérieur de l'évolution, le centre du monde et, dans une certaine mesure, les seuls vrais Humains (Marfise ricane en douce : s'ils savaient que la Lune contient d'autres cités qui peuvent rivaliser avec la leur !). Aussi, pour ne pas être rejeté, tout Planétaire tait son origine et imite les natifs dans tous les domaines pour s'en rendre indiscernable. Il s'habille pareil, il aime pareil, il parle et se comporte pareil. La conformité est la règle fondamentale. Marfise demande comment, repliés sur eux-mêmes et imbus de leur prétendue perfection, ils ont pu peupler les planètes. — On ne sait pas, répond l'instructeur. Ils n'en parlent pas. Si on insiste, ils disent que les émigrants étaient des inadaptés, des déviants, comme il y en a dans toute société. Pourtant nous, ici, nous les valons bien, et nous avons vu se produire des vagues massives : la dernière, il y a une quinzaine d'années, en a fait venir des dizaines de milliers. Évitez de leur parler de ça, vous vous feriez mal voir, on vous éviterait ou on vous chasserait. *** La dernière semaine est consacrée aux machines, à leur rôle régulateur, aux fonctions qu'elles assurent. Les filles sont horrifiées d'apprendre que, comme tout le reste, la reproduction biologique est artificielle et confiée aux machines. Sur les Planètes, depuis qu'il y a des Humains, les femmes enfantent elles-mêmes si elles le désirent, et toute l'opération se déroule dans leur propre corps. Ce qui scandalise les lunaires comme une bestiale obscénité, leur paraît naturel, évident et, pour celles que cela attire, désirable. Elles s'occupent de leurs bébés et gardent souvent des liens avec leurs enfants quand ils grandissent. Penser à la cuisine génétique à laquelle se livrent des machines leur fait "froid aux ovaires" (dit l'une). Elles attribuent les défauts des lunaires à leur élevage mécanique. La "meilleure humanité" n'est pas humaine. Le désarroi de ses camarades étonne Marfise. Elle qui trouve abominable la "dénaturation du coït" et la sujétion des femmes planétaires à la maternité, est troublée par leur trouble que, bien sûr, elle ne partage pas : son origine artificielle ne lui cause pas la moindre frustration. Elle est Marfise, et fière de ne devoir la vie à personne. Elle est seule de son espèce [croit-elle],
elle n'a pas de passé [croit-elle], juste un avenir. Les garçons se sentent moins concernés puisque la notion de "père" n'existe pas sur les planètes. Néanmoins, tous se souviennent avec affection de leur propre mère et de leur petite enfance avec elle : naître de rien, c'est n'être pas. Ces lunaires sont des robots. Difficile de considérer comme humains ces artéfacts des machines : les planétaires chercheront leurs partenaires amoureux parmi leurs compatriotes. — Pourtant, répondent les instructeurs, si vous allez avec un ou une lunaire, vous ne verrez aucune différence. Les corps, les attributs, les besoins, les talents, les mots, sont les mêmes. Les garçons, incrédules, fuiront les "robotes" : c'est contre nature. D'ailleurs, ils les reconnaîtront, ils les sentiront. Marfise rit en elle-même : aucun de ses innombrables amants planétaires n'a eu l'impression de rencontrer un robot ou un animal ! Celui qui revenait de la Lune s'extasiait de sa saveur de planétaire ! Elle se retient de le crier aux autres. Ulcérée par leur mépris, elle voudrait leur dire "regardez-moi, la robote dont vous avez envie !". Mais, se conformant à leur réaction, elle fait entendre des murmures réprobateurs, tout en s'amusant de l'exclusion réciproque : ces planétaires se croient les seuls vrais Humains, exactement comme les lunaires de la cité ! *** Lors de la dernière séance, dédiée aux questions-réponses, Marfise demande si la cité où ils vont est unique ou s'il y en a d'autres. On la regarde avec stupéfaction : bien sûr, c'est la seule ! Et elle entend, à propos de la Cité, le récit que Terra s'applique à elle-même : la Catastrophe, la base lunaire et la survie de l'Humanité... Enfin les tests ont lieu. Marfise a d'excellents résultats aux questions portant sur l'environnement et de mauvais à celles qui concernent les comportements : elle ne parvient pas à intégrer les particularités de cette cité, par ailleurs si semblable à la sienne. Néanmoins, elle réussit avec un bon score. Les planétaires, à présent acclimatés, ont retrouvé leur appétit pour le sexe et Marfise, perfide, emballe le garçon qui a crié le plus fort contre la monstruosité de "baiser un robot" : il les démasquera tout de suite et n'en voudra à aucun prix. Marfise se rend infiniment désirable et, tandis qu'il halète de plaisir, jouit de le mystifier bien plus que de sa personne. Après
un dîner d'adieu sympathique et des souhaits à ceux qui ont raté les tests et doivent recommencer, elle monte avec les autres dans un ascenseur qui les conduit directement dans la fusée où les attendent leurs bagages. A la sortie de la fusée, après la scrupuleuse inspection sanitaire, les machines identifient ceux qui reviennent, et enregistrent les nouveaux arrivants : ils bénéficieront d'un suivi permanent pour assurer leur sécurité et celle de tous. Le nom "Marfise" met en alerte le dispositif d'accueil. Si la totalité des systèmes était mobilisée, ce mot serait un déclencheur. La Machine connaît ses Marfises : en consultant les archives, elle retrouverait celle-ci et repérerait l'incongruité de sa présence. Mais l'activité routinière de l'enregistrement relève d'un sous-système qui ne se connecte pas aux autres sans une raison prédéterminée. "Marfise" n'en est pas une. Il se limite à "photographier" son empreinte mentale pour prospecter la base de données et démasquer l'imposteur. En général, l'empreinte a la forme d'un cercle à l'intérieur duquel apparaissent des figures géométriques, formant une composition unique, caractéristique de la personne, et qui, analysée par les Psys, permet de dépister les troubles éventuels. Pour Marfise, les bords de l'empreinte sont dentelés irrégulièrement. Son dessin est confus et piqueté de trous. Le dispositif n'étant pas programmé pour s'intéresser aux anomalies psychiques, ce tracé bizarre le laisse sans réaction. Il l'enregistre et cherche une empreinte identique dans la mémoire à laquelle il a accès. Il n'en trouve pas et conclut que l'information reçue n'est pas pertinente : ce "Marfise" est inconnu. Annulant l'alerte mais notant la dénonciation, le dispositif accepte Marfise et lui attribue un logement. Tout ceci n'a duré qu'une seconde et Marfise ne s'aperçoit de rien. Elle franchit le dernier sas et, empruntant une succession de tapis roulants, rejoint sa destination dans le secteur B. Elle ressent une impression de familiarité, à la fois normale et déconcertante. D'un côté, en tant que lunaire, les couloirs constituent son environnement "natal" ; quoique plus ornés que sur Terra, ils sont fondamentalement identiques et la lumière artificielle affecte le même aspect naturel. Mais il y a autre chose, un sentiment de déjà-vu, comme si elle avait vécu dans cette cité, en rêve ou dans une autre existence... Arrivée à son appartement, elle sollicite une consultation des archives, tape "Marfise" et obtient en réponse : entrée inexistante. La Machine n'affiche pas de Marfise antérieure. La Cité rappelle Terra
à Marfise. Au terme d'un long et lointain voyage, elle en est à côté. Terra lui remémore Hilde et, utilisant le bracelet qu'elle n'a jamais quitté, elle envoie un message. Le test avait montré que la communication passait. Pourtant, Hilde ne répond pas. Hilde n'a pas oublié Marfise, partie depuis deux ans. Incertaine et anxieuse de son retour, elle est curieuse de savoir à quoi ressemblent les planètes. D'ailleurs, se désintéresserait-elle de Marfise, Maffredon, le maire, la lui rappellerait. Outre sa frustration coléreuse à l'égard de la fille qui l'a refusé et défié, il est obsédé par les mondes extérieurs où il ambitionne un destin grandiose. Mais, les mois passant, l'indétermination grandit et l'attention de Hilde se relâche. Elle ne scrute plus en permanence l'appareil susceptible de donner des nouvelles de Marfise. Aussi rate-t-elle son appel. Marfise recommence à plusieurs reprises et Hilde ne croit pas ses yeux qui lisent le bref message : "suis sur la Lune, dans l'autre cité".
C'est fou, se dit Hilde, elle est tout proche et encore plus inapte à nous rejoindre ! Lorsqu'elle se trouvait sur les planètes, elle pouvait revenir sur la Terre et, de là, à Terra. Si un tunnel reliait les deux cités, elle serait ici en quelques heures ! Comment la récupérer ? Arriverait-elle à franchir le sas ultime et à monter à la surface avec un scaphandre pour sauter dans une vedette que Terra enverrait ? Hilde remet ces pensées à plus tard pour se concentrer sur la grande nouvelle : l'autre cité existe, comme on l'avait inféré du peuplement lunaire des planètes. Hilde, bénissant l'appareil qu'elle a mis au point, et en maudissant les limites, demande de quoi a l'air cette cité : "de Terra", répond Marfise ; puis, que sont les planètes ? "un Paradis". Marfise indique la date de l'installation des Humains sur la Terre. Si les itérations de Mordant n'ont pas encore abouti, il ira droit au but. Terminant la liaison par un salut affectueux, Hilde court informer Maffredon. Les yeux dans les yeux, Marfise lui avait promis de revenir mais, après tout ce temps, il n'y croyait plus. Sans espoir d'informations, il songeait à procéder lui-même à une expédition sur la Terre, malgré sa peur panique de l'extérieur. Mordant, lui, heureux que Marfise n'ait pas disparu, est content d'avoir une date précise. Avec obstination, il explore le passé de la Terre, un coup en descendant, un coup en remontant : dans la première direction, la vue des Humains sur la Terre le fascine ; dans la seconde, celle de la Terre avant eux, ce désert vide, le déprime Les délais de transmission et la durée de l'observation l'empêchent d'avancer vite. Il sait à présent sur quelle année fixer son faisceau. Il verra bientôt arriver les fusées de la Ligue
des marchands, chargées de machines et de matériaux. *** Marfise veut-elle rentrer à Terra ? Elle ne sait pas. "Sa cité" lui est moins chère que la lointaine Souabe. Elle n'éprouve ni loyauté ni affinité, juste de la tendresse pour Hilde et de l'irritation contre Maffredon. Elle lui a promis de revenir sur la Lune. Elle est revenue. Si elle voulait regagner la proche Terra,
il lui faudrait traverser deux fois la galaxie, une pour aller à Souabe et une pour revenir sur la Terre ! Le plus commode serait que Terra envoie une vedette qui la cueillerait à la surface de la Lune, mais elle n'obtiendra pas l'autorisation de sortir de la Cité, un scaphandre et l'ouverture successive des sas... Peut-être, malgré l'indifférence de la Cité à l'égard de la Terre, les ingénieurs l'observent-ils et, en subornant l'un d'eux, elle obtiendrait une place dans un de leurs engins et sauterait sur la Terre ? Autant voir tout de suite s'il existe une possibilité d'évasion. Marfise fouille dans les habits que Doralice lui a offerts et choisit un pantalon court moulant : découpé en rond sur le devant, il dénude le ventre et, ouvert en carré derrière, le haut des fesses. Par dessus, elle enfile une chemise dont, sans fermer les boutons, elle noue les pans au-dessus du nombril. Ainsi équipée, elle sort dans les couloirs et se dirige vers le quartier des ingénieurs, échappant à regret aux mains caressantes des garçons avides. Les jours suivants, elle multiplie les rencontres et, empathique, fait parler les ingénieurs de leur activité. Aucune ne concerne la Terre dont elle affecte d'être curieuse. La planète n'intéresse personne, sauf un département de l'Université, et encore seulement sous l'angle historique. Elle sait pourtant que quelqu'un, un jour, a procédé aux relevés cartographiques qui révélèrent l'habitabilité de la Terre et déclenchèrent sa colonisation. Mais, lui dit-on, pour consulter ces archives, il faut passer par l'Université. Marfise, sans contact ni recommandation, se souvenant des difficultés rencontrées à Souabe, n'essaie même pas, malgré le vague sentiment de disposer, quelque part en elle, d'une clef qui lui ouvrirait l'Université. Un mot (un nom ?) est associé à cette intuition : "Cornille". Marfise demande sa fiche à la machine et accède à sa biographie. Après avoir longtemps poursuivi des recherches solitaires et arides en "mathématiques sociales", Cornille réintégra la Faculté d'Anthropologie dont il devint doyen. Récemment retiré, il a émigré. Le rechercher sur les Planètes, se dit Marfise, c'est courir après une goutte d'eau dans l'océan. A tout hasard, elle jette une bouteille à la mer et envoie un message à Doralice, la priant de se renseigner sur un vieux monsieur, Cornille, un prof de la Lune récemment immigré. Marfise ne pense pas à Blanche. Les machines, ne s'étant pas préoccupé, jadis, de ses relations avec la turbulente mais insignifiante fille, Marfise n'en garde aucune trace. Pourtant, Blanche est toujours ici. Elle a consacré sa thèse à la naissance de la cybernétique sur l'ancienne Terre, puis en a étudié les développements. A présent, quelque peu assagie, elle ne ressemble plus à la petite évaporée que Marf emmena avec elle. Responsable du département d'anthropologie terrienne, on parle d'elle comme d'une future doyenne de la Faculté. Une rencontre entre la Blanche vieillie et sa "Dame Marfise" rajeunie serait plaisante. Se mêlant aux étudiants, Marfise parcourt les couloirs de l'Université qui lui donnent une étrange sensation d'intimité. Errant au hasard (croit-elle), elle s'éloigne du centre et parcourt un labyrinthe d'escaliers et de passages déserts et abandonnés. Une petite porte grise appelle un souvenir qui ne vient pas. Elle la pousse : c'est un cagibi fermé où trainent un vieux bureau gris et un fauteuil déglingué. Insouciante de la poussière, elle s'assoit et se concentre sur le bric-à-brac que contient son cerveau. Des images passent, indistinctes, comme ces nuages dont les formes changeantes et fantasmagoriques emplissent le ciel de Souabe avant la nuit. D'où lui vient la certitude que ce lieu a joué un rôle important dans sa vie ? Elle reste longtemps, s'endort et fait des rêves bizarres qu'elle oublie aussitôt. Se secouant, elle sort, rejoint les couloirs principaux et accueille avec plaisir et réconfort les invites instantes des étudiants. Elle en suit un volontiers. Si le garçon est ardent et agréable, il ne lui apporte rien d'autre : il étudie la physique cosmique. Elle lui parle de la région de l'Université où elle s'est perdue : le fantôme d'un professeur fou hante cette zone désaffectée, dit-il. Les garçons y emmènent les filles : elles prennent peur et ils les rassurent. Une méthode infaillible ! Marfise, rentrée chez elle, parcourt une fois de plus ses livres. Ils n'expliquent pas l'indifférence de la cité aux planètes qu'elle a colonisées, qu'elle alimente et qu'elle peuple encore. Elle demande aux machines. planetes (exo) : mondes
extérieurs lointains, sauvages et primitifs, que l'Humanité a vocation à civiliser. Marfise consulte ensuite la Chronique de la Cité et, la comparant à ses livres, période par période, note de nombreuses omissions ou falsifications. Elle soupire de lassitude. Et, encore plus découragée, elle pense aux deux autres cités qui, comme celle-ci, sont en contact avec l'extérieur, envoient et reçoivent des fusées. Comment les trouver ? comment savoir ce qu'elles sont ? Seules les machines pourraient l'éclairer. Mais le voudraient-elles ? et existe-t-il un moyen de les aborder ? *** Marfise ignore que les machines cheminent vers elle. A la fin de la semaine de son arrivée, le dispositif d'accueil a, selon la routine, envoyé en paquet les incohérences constatées, dont cette dénonciation improuvée. La vérification se fait lentement, dans les fragments de temps laissés libres par les importantes occupations des machines. Les anomalies s'écrèment en passant d'un sous-système inférieur à un supérieur. Le nom "Marfise" ne déclenche pas d'alarme mais provoque des réticences, des retards de quelques millisecondes, dont, à la fin, la notification atteint le cerveau central. Lui, reconnait le nom et ouvre le dossier des Marfises. Le dernier fichier explique la configuration si particulière de l'empreinte mentale de cette Marfise lacunaire dont on s'est débarrassé en l'envoyant dans l'autre Lune. Les machines des deux hémisphères ne communiquant pas, celle de ce côté ne ne sait rien des activités ultérieures de cette Marfise qui contient quelques souvenirs de Marf, la précédente. Réputée étrangère et inexistante, elle ne devrait pas être revenue à son point de départ, elle ne le peut pas, le tunnel secret est inaccessible. Marfise n'est plus une anomalie, mais un évènement dont la signification et l'implication échappent à la machine. Faut-il le traiter comme une perturbation à éliminer (renvoyer la trublionne dans son monde ou la supprimer) ? La machine n'a pas l'usage de cette Marfise. Tout est sous contrôle : les deux systèmes de planètes se développent harmonieusement, et les deux cités sont paisibles. Présentement, le cercle roule tout seul. En perspective, la Machine s'interroge sur le maintien du lien entre les cités et leurs planètes. Ces dernières n'en ont plus besoin : leur reproduction biologique endogène suffit à la croissance démographique, elles acquièrent une capacité technologique, et leur civilisation progresse. En coupant le lien, les cités lunaires fonctionneraient en vase clos et seraient définitivement équilibrées. Aucune place pour cette Marfise, ni dans le présent, ni dans l'avenir : la Machine décide de l'expulser. Toutefois, chaque conclusion opérationnelle de la Machine fait l'objet, à un autre niveau, d'un processus d'évaluation. Dans cette affaire apparemment banale, le diagnostic de la Machine est contesté : il n'a pas pris en compte la totalité des données et, surtout, le manque de données. Cette Marfise a peut-être un potentiel important : des recherches additionnelles sont nécessaires et urgentes ; des moyens doivent leur être affectés ; en attendant, il faut exercer une surveillance renforcée sur cet individu et l'empêcher de quitter la Cité. Mais, quelle que soit la vitesse de calcul des unités de la machine, l'analyse a demandé du temps car les informations manquantes étant, par définition inconnues, leur inventaire hypothétique nécessite une multitude d'extrapolations et d'inductions. Aussi, le verdict tombe quelques minutes trop tard : les routines appliquent des processus décisionnels élémentaires qui fonctionnent très vite et l' "inutile" Marfise, endormie, a été renvoyée sur Terra. Marfise s'éveille dans un confortable fauteuil, posé sur une plate-forme qui descend en silence et à vive allure dans un tunnel faiblement éclairé. Elle se frotte les yeux : elle était dans la Cité, endormie dans les bras d'un agréable garçon et, sans transition, la voici en route vers une destination inconnue. Elle ne doute pas qu'elle le doive aux machines. La renvoient-elles sur Terra ? l'éliminent-elles en l'expédiant dans une autre cité où nul ne la connaîtra et où elle n'aura aucun moyen d'action ? Afin de laisser une trace, elle envoie un message à Hilde qui ne le recevra pas, les parois du tunnel interceptant les ondes. En proie à l'incompréhension, Marfise essaie de faire le point sur son passage dans la Cité. Du début à la fin, elle s'est comportée comme un aveugle dans un labyrinthe. Elle n'a eu prise sur rien. Cependant, le résultat de son séjour n'est pas négligeable : elle a validé les informations précédemment obtenues, et mesuré personnellement l'intensité de l'autocentrisme de la Cité, si absurdement différente de Terra. Fiévreuse, elle se rendort. L'arrêt de la plate-forme l'éveille : des flèches s'éclairent sur le sol, elle les suit ; une ouverture apparaît, elle la franchit et, se retournant vivement, ne parvient déjà plus à la repérer... Elle regarde à l'entour et reconnaît l'architecture hétéroclite de Terra sous la lumière d'un ciel étoilé artificiel. Elle est revenue ! Il existe donc bien un tunnel qui joint les deux cités ! Elle en était sûre ! *** Marfise, marchant à pas rapides, est interceptée par la police des couloirs : une alarme a retenti intrus ! Quand,
sans
autorisation, Marfise est partie sur la Terre (et, de là, sur les Planètes), les machines ont signalé sa disparition et déclenché des investigations. L'Ingé a annulé l'alerte et les machines ont annulé Marfise : son empreinte ne figure plus dans le registre. Aussi son retour est perçu comme l'apparition d'une nouvelle personne, impensable dans un monde absolument clos. Sans brutalité, la police l'enferme dans une cellule, en attendant qu'une décision soit prise. Son nom est relevé : les machines, fonctionnant en mode routine, ne consultent pas les archives et ne le connaissent pas. En s'éveillant, l'Ingé reçoit la nouvelle : on ne sait comment, une intruse s'est introduite dans la cité. Elle dit se nommer Marfise. Marfise ! Hilde se précipite sur son terminal pour que les machines transfèrent la fiche "Marfise" des archives au registre courant, et la réactivent. Elle court à sa rencontre, la libère et, incrédule et électrisée, l'entraîne chez elle. Marfise confirme : l'impossible se réalise, le tunnel existe ; il s'est ouvert pour elle sans même qu'elle le sache. Toute la journée, elle raconte à Hilde son périple, taisant seulement les parties trop personnelles, comme les évènements d'Echigo ou de Tibet. — J'ai réussi sans réussir. J'ai relié les deux cités par la très longue route des planètes, et aussi par le raccourci du tunnel. Je connais l'autre cité, mais je suis incapable de la rejoindre : le tunnel est dissimulé et contrôlé. Hilde, absorbant avidement les informations, ne comprend pas plus que Marfise la raison de son expulsion. Quel danger représentait-elle ? Ne doutant pas que la machine d'ici soit la même que celle de là-haut, Hilde ne songe pas à une explication logique, quoique fausse : Marfise serait chargée d'une mission d'observation, explicite (rapport) ou implicite (capteurs cachés). Se renfrognant soudain, elle rappelle à Marfise la nécessité de rendre compte à Maffredon. Elle-même l'évite à présent : son idée fixe l'effraie, sa violence latente devient manifeste. Marfise rit, elle l'a complètement oublié ! La tête embrouillée, elle prie Hilde de cacher son retour pendant un jour ou deux, le temps de reprendre pied. Elle confie à Hilde ce déconcertant sentiment de familiarité qu'éveillait l'autre cité, comme si elle était revenue à la maison, une maison qui l'avait oubliée. "Tu sais, comme ce gars qui dort vingt ans et que personne ne reconnaît." Hilde suggère qu'elle subit l'effet de la succession de perturbations : Marfise, obligée de s'adapter à toutes sortes d'environnements différents, a perdu ses repères. A présent, elle est de retour dans son vrai "chez soi" où Hilde se délecte de l'accueillir. Qu'elle dorme toute la journée, ce soir, elles feront la fête. Marfise ne parvient pas à s'assoupir, elle cherche le chaînon manquant : qu'a-t-elle fait pour que la machine [que, rappelons-le, elle croit unique] la déplace ? Tous ses actes dans la cité furent aussi vains qu'inoffensifs. Aurait-elle effleuré quelque chose sans s'en rendre compte ? dans les couloirs de l'Université ? avec les ingénieurs ? Marfise s'épuise en hypothèses. Comment imaginerait-elle qu'elle sera rappelée dans la Cité et que l'erreur de son expulsion résulte d'une différence de vitesse entre les computations de différents niveaux de la Machine ? *** Marfise a envie de se promener dans les couloirs et de retrouver les lieux dont elle garde le souvenir. Maffredon n'a aucune raison, aujourd'hui, d'interroger les machines qui lui diraient où elle se trouve. D'ailleurs Marfise enclenchera ce brouillage qui dissimule ses traces. Elle revêt une tenue d'ingénieur mécanicien, cache ses longs cheveux sous le casque, et sort dans les couloirs. Son apparence neutre n'attire pas le regard des garçons qui glisse sur elle sans la voir, ciblant les vraies filles et leur chair gourmande. Marfise aimerait revoir Almont mais, à moins que lui aussi se soit détaché de Maffredon, il vaut mieux l'éviter. Non, elle cherchera l'amitié solide et inoffensive de Mordant. Elle le trouve en train de surveiller un fouillis d'écrans qui l'entourent de partout. Il proteste contre le dérangement : non seulement Marfise est méconnaissable mais elle a disparu depuis si longtemps que, pensant souvent à elle, il n'attend plus son retour. Marfise verrouille la porte, arrache son casque, secoue ses longs cheveux, descend le zip de sa combi sous laquelle elle est nue. Mordant la reconnaît, à la vue et au toucher. La surprise et la joie dépassent sa capacité d'absorption, il s'évanouit. Marfise le déshabille et, se couchant sur lui, frotte son ventre contre le sien. Mordant, redevenant actif, profite de son rêve délicieux et, peu à peu, se convainc de sa réalité. Il balbutie des questions et elle bredouille des réponses. Se ressaisissant (sans cesser de l'embrasser), il dit qu'il a quelque chose à lui montrer. Ils se rhabillent (se promettant que l'intermède ne durera pas). Mordant, connaissant la date à observer, a recentré les faisceaux. Il a vu les travaux avancer rapidement et découvert que la "patronne", épisodiquement présente, est le sosie de Marfise dont elle porte le nom. Marfise, ébahie, regarde les images et se reconnaît : pleine d'autorité, elle est habillée autrement mais identique... Marfise souffre de troubles mémoriels, elle pourrait avoir oublié cette tranche de vie, mais cela remonte à plus d'un siècle : impossible de traverser le temps ! Plus troublant encore, en scrutant attentivement Marfise, la nôtre voit qu'elle est un peu plus âgée. Il faudrait, non seulement qu'elle fût éternelle, mais qu'elle rajeunît en vieillissant ! Non, c'est une autre. Une autre et la même. Encore une fois ! Mais cette énigme dépasse celle d'Echigo... Marfise s'évanouit devant ce mirage et Mordant la ranime. Marfise, remettant l'amour à plus tard, a besoin de sortir. Se souvenant de la fête promise par Hilde, elle invite Mordant. Une fois dehors, elle arpente nerveusement les couloirs les plus déserts. Les mystères s'ajoutent aux mystères. Elle rentre chez Hilde qui s'inquiète de son air désemparé. Marfise s'enferme dans la salle de relaxation et médite les paroles de Terrestin Qui tu es importe peu, sois ce que tu es. Il a "vu" que son identité est multiple et insaisissable. Elle doit supporter ce tourment. Sois ce que tu es : elle est une marmite qui bouillonne de secrets ; un jour le couvercle sautera ou la marmite explosera, et son destin sera devant elle. *** Calmée, Marfise s'emploie à se faire belle. Son expulsion l'a privée de ses bagages et des affriolantes tenues de Doralice mais elle s'en inspire : ses ciseaux découpent et fendent les vêtements dont Hilde l'a pourvue. Voulant garder secret le retour de Marfise, Hilde n'a invité que son préféré du moment. Avec Mordant, ils sont quatre, entourés de cristaux étincelant et d'orfèvreries flamboyant à la lumière de la feinte cheminée. Hilde, sûre de la discrétion des deux garçons, dirige la conversation vers les planètes, et tous écoutent Marfise décrire un univers inconnu et inimaginable. Esquivant les sujets qui la remuent, elle raconte en détails son séjour sur Écho où elle a failli finir ses jours en "dame du lac". A l'entendre parler du "dehors" comme si c'était un milieu normal, ses auditeurs finissent par oublier l'angoisse du ciel ouvert et de la vie à découvert. Elle les amuse en évoquant les fantaisies de Doralice. Le dîner fini, Marfise se retire avec Mordant et ils font bon usage l'un de l'autre. Le lendemain, elle rencontre Maffredon à la mairie, toujours massif et robuste, quoiqu'une lueur de folie brille dans son regard. Il grommelle quelque chose à propos de la beauté de Marfise et s'empresse de la questionner. Froidement, Marfise dissipe ses illusions : les Planètes ne sont pas un monde sauvage dont un aventurier s'emparerait sans peine ; elles ont un Waldemar, une organisation ramifiée ; leur technologie est efficace. Si Maffredon ne supporte plus Terra, il n'a qu'à aller sur la Terre et prendre un passage sur une fusée. Il trouvera sa place quelque part et, Marfise l'assure, il sera content. Il y a des forêts sauvages dont il pourra peut-être se rendre maître. (Maffredon, furieux et dépité, remplace
aussitôt son rêve naïf par un plan crapuleux). Marfise lui donne un conseil : qu'il commence par un bref séjour sur la Terre ; il prendra contact avec la vie "dehors" et se renseignera. S'il se décide, il prendra le large aussitôt. Maffredon veut partir et en a peur. Mettant de côté son orgueil, il supplie Marfise de l'accompagner. Elle accepte à deux conditions : ils emmèneront Hilde et, sur Terre, Maffredon se débrouillera seul. Elles, elles se récréeront sans s'occuper de lui. Maffredon grimace. Il exècre Hilde depuis qu'elle l'a rejeté, et il comptait sur l'occasion pour profiter de Marfise (ignorant que les conditions lui en ôteront l'envie). Il se rassérène vite : pour son plan, deux filles valent mieux qu'une. Marfise fixe une durée de trois jours. Elle donne à Maffredon les explications nécessaires pour passer inaperçu et exploiter les possibilités qu'il rencontrera. Honnêtement, elle essaie de le préparer, en soulignant les différences entre son monde clos et l'air libre. Elle est loin d'imaginer la violence du choc qu'il subira. Le laissant hébété (il est au pied du mur, il faut sauter), elle court informer Hilde qui exulte. Depuis son refus de l'invitation à dîner sur la Terre, elle regrette d'avoir été trop sage. Après tous les récits de Marfise, l'extérieur ne l'effraie plus et côtoyer des Humains d'un autre type l'excite. *** La vedette les dépose à la fin de la nuit à proximité de l'hôtel où Marfise s'est déjà rendue. Le collier autour de son cou a diminué au cours de son voyage, ce qui reste suffit à tout. Marfise bondit hors de l'engin, suivie par Hilde qui respire à plein poumons, les yeux captivés par la vue des vraies étoiles et le croissant de lune. Loin de s'affoler, elle se sent libérée, rendue à la vie. Au bout d'un moment, les filles s'aperçoivent que Maffredon n'est pas sorti. Agrippé à la porte de la vedette, tremblant, il gémit "je ne peux pas". Marfise, amusée de la terreur de l'homme puissant, le raille, moqueuse, et le traine dehors. La vedette décolle aussitôt et Maffredon, collé au sol, face contre Terre, essaie de ne pas respirer. Les deux filles se regardent, ironiques et ennuyées. Elles le poussent dans une petite grotte pour qu'il prenne le temps de s'accoutumer. Elles lui montrent la direction de l'hôtel et s'en vont, d'un pas dansant et joyeux, en se tenant par la taille. Hilde, exaltée, remercie Marfise. L'hôtel dort encore. Elles attendent sur la terrasse. Hilde se sent bien. Tout cet espace autour d'elle l'enivre. Marfise la met en garde : quand le jour viendra, l'immense paysage de précipices et de montagnes lui donnera peut-être le vertige. Aux premières lueurs, Hilde s'accoude à la rambarde et, frémissante, contemple le panorama qui se dévoile. Elle serre Marfise dans ses bras : "c'est le plus beau jour de ma vie". Joyeuses, elles pénètrent dans l'hôtel, se mêlent à la foule du petit déjeuner, se restaurent avec appétit, entourées de beaux garçons attentionnés qui leur proposent de partir avec eux en promenade. Marfise veut aller au parc et, avant, se rend à la réception et loue une chambre double pour trois nuits. Arrivée au parc, Hilde se croit au paradis. Les yeux fixés sur les arbres, elle les caresse de la main et court après tous les animaux. Chacune choisissant un garçon à son goût, elles se séparent. Hilde passe une journée enchantée. Le soir, elles partagent enfin le dîner promis par Marfise, puis vont sur la terrasse batifoler avec les garçons que, néanmoins, elles écartent pour la nuit. Elles ont envie de se retrouver seules et Hilde, un peu délirante, parle pendant des heures de sa joie extrême. Serrant Marfise contre elle, elle s'étonne que, après avoir connu ça, on puisse retourner s'enfermer dans le terrier. Pendant ce temps, Maffredon ne quitte pas sa grotte, regrettant qu'elle ne soit pas plus profonde. La lumière du jour pénètre à l'intérieur et le terrifie. Parfois, il se force à regarder dehors et retourne en vomissant au fond du trou. Pourtant son plan odieux devait réussir : il ne doutait pas de trouver, dans ce milieu interlope, un trafiquant auquel il aurait vendu les deux filles. Ainsi associé, il l'aurait suivi et, une fois accoutumé à la menue criminalité d'une planète, aurait grimpé et satisfait son ambition. Mais, le voilà paralysé par le vertige... lui, le puissant... Refusant de se souvenir qu'il a demandé à Marfise de le conduire ici, il la hait de l'avoir piégé. Elle lui a toujours résisté et défié. Incapable de le vaincre, elle l'a attiré dans un traquenard. Il la brisera... s'il en a la force. Les deux jours suivants, les filles s'amusent et se promènent partout. Marfise emmène Hilde au spatioport et lui montre les destinations. Hilde, rêveuse et débridée, souhaite partir par la prochaine fusée. — Mais tu es l'Ingé !, lui dit Marfise qui, ce coup-ci, est la plus sage des deux. Terra a besoin de toi. Qu'elle regagne temporairement la cité et organise son remplacement ! Après, elles reviendront ici et Hilde s'en ira sur Souabe où Doralice l'accueillera avec plaisir ("même trop, je t'en préviens"). Hilde, irresponsable pour la première fois de sa vie, résiste : "tout de suite !". Enfin, elle se rend aux raisons de Marfise : — Tu viendras avec moi ? Non, Marfise ne veut pas quitter la Lune avant d'avoir percé ses mystères. Elle restera et la rejoindra plus tard. Hilde soupire, déçue. *** Les deux filles n'ont pas pensé une seule seconde à Maffredon. Qu'aura-t-il fait ? Heureusement pour elles, rien. Elles rejoignent l'endroit où se posera la vedette et, entendant des gémissements assourdis, s'approchent de la petite grotte où elles ont laissé l'homme. Il est toujours là, puant de vomi et de déjections, verdâtre et épouvanté. La vedette arrive. Avec répugnance et beaucoup d'efforts (Maffredon est lourd), elles le chargent et se tiennent aussi loin de lui que le permet l'étroitesse de la cabine. A l'arrivée, l'équipe sanitaire s'empare d'eux. Les filles sont libérées au bout de quelques jours : saines. Par contre, Maffredon, s'il n'a rapporté aucun microbe ou miasme dangereux, n'émerge pas de son état léthargique, presque comateux. — C'est un homme fini !, commente joyeusement Marfise qui ne pardonne pas sa violence (et se réjouirait encore plus si elle connaissait le sort qu'il leur réservait). De nouvelles élections auront lieu. Hilde choisit et forme son successeur. Marfise observe l'installation des Humains sur la Terre avec Mordant (auquel elle accorde de généreuses récréations). Elle garde à son poignet le bracelet qui l'accompagne depuis si longtemps qu'il fait partie d'elle. Un jour, il émet un message stupéfiant : votre expulsion fut une erreur. Regrets. presence nécessaire. Prière de revenir. RSVP. L'expéditeur n'a pas besoin de signer. Marfise, ahurie, s'interroge : "erreur" ? "regrets" ? "revenir" ? Elle se rengorge : dans l'histoire de l'Humanité lunaire, elle est la seule à avoir les machines à ses pieds. Les infaillibles reconnaissent "une erreur" ! Elles souhaitent humblement son retour. Que veulent-elles de Marfise ? Comment parviennent-elles à communiquer avec elle ? Quoique Marfise n'ait pas les réponses, elle n'hésite pas, elle ira. Sois
ce que tu es. Hilde a tellement envie de partir qu'elle n'est déjà plus là. Marfise ne lui parlera pas de l'appel de la Machine. Mais, avant d'y répondre, elle aidera Hilde (qu'elle envie d'avoir toutes les planètes à découvrir). Les machines attendront ! Hilde est prête. Comme Marfise, elle porte un collier de trois rangs de métaux rares, recouverts d'une teinture d'or, et un bracelet transmetteur en vue d'un improbable retour. Marfise l'a munie de toutes les indications pratiques, et se fie à Doralice pour éduquer Hilde. Si non, elle apprendra seule, ce n'est pas difficile. Marfise la met encore en garde contre les lacs d'Écho et les bêtes féroces. Les deux filles montent dans la vedette et arrivent à côté de l'hôtel. Hilde est moins émue de son propre départ que de l'obstination de Marfise à rester et du sort qui l'attend. "Viens vite, j'espère te revoir", lui dit-elle en l'embrassant tendrement. Marfise repart se soumettre aux inévitables tests sanitaires et Hilde gambade vers la liberté. Bien sûr, imputer une "crise de conscience" à la Machine est une approximation anthropomorphique : sans "conscience" ni "crise", elle n'éprouve aucun mal-être. Toutefois, l'expression ne manque pas de pertinence car le problème qu'elle rencontre a une portée ontologique : elle en arrive à questionner les raisons de sa propre existence. Les machines accomplissent leurs missions quotidiennes et veillent "à leur façon" à la restauration de l'Humanité. Le pluriel s'impose car "les machines" constituent un énorme et complexe empilement dont l'architecture ramifiée et cloisonnée doit plus à l'empirisme qu'à la raison pure. Une multitude de sous-ensembles autonomes assurent des fonctions spécifiques et disposent de zones mémoire propres, ne rapportant au niveau supérieur que les anomalies ou erreurs. Selon les besoins, ils développent leurs propres excroissances. Le cœur peut les reprogrammer. Lui seul a la capacité d'accéder à la totalité du système mais ce serait une vaine et coûteuse tentative, théoriquement possible mais presque irréalisable, car chaque élément est devenu le noyau d'une prolifération endogène. Le cœur se limite à intervenir au cas par cas. Ce système de systèmes est entouré d'une couche "méta" qui, sans intervenir dans l'opérationnel, extrapole à long terme les tendances de la symbiose Humanité-machines. La mésaventure rencontrée sur les Horribles où, faute de feed back, un gaspillage absurde se produisit, obligea la Machine à reparamétrer sa règle de base ce qui n'est pas utile... : incapable d'agir de loin sur les planètes, elle ne s'en occupait pas, se bornant, en amont, à les approvisionner ; désormais, elle s'informe a minima afin de repérer une éventuelle mutation fondamentale. Elle a poussé quelques tentacules sur les planètes, introduit des espions, des capteurs et des collecteurs. Elle a alors découvert ("avec déchirement", dirait-on s'il s'agissait d'une personne) que les planètes étaient aptes à se passer d'elle et ne dépendaient plus de la Lune. Les machines ont rempli leur mission et restauré l'Humanité. Alors, à quoi servent-elles encore ? à quoi bon les cités lunaires ?, toute l'immense et complexe mécanique installée dans le satellite ? Des siècles d'efforts ont construit cet instrument parfait. Devient-il inutile ? Faut-il liquider ce colossal investissement qui, appliqué différemment, aurait suffi à terraformer toutes les planètes du système solaire ? L'avenue glorieuse s'achevait en impasse. Prisonnière des réalisations et des coûts supportés, la "conscience" des machines hésitait à les saborder, et doutait même de cette possibilité, tant les ramifications du système apportaient d'indépendance à ses éléments. A ce point critique de sa réflexion, la "conscience" (la couche méta), explorant toutes les données et mobilisant le cœur lui-même, avait libéré une zone mémoire bloquée, et redécouvert l'existence d'une autre Lune et d'un autre système de machines, oblitérés après les avoir créés pour maintenir leur indépendance et augmenter la sécurité. La galerie verticale qui les joint et par laquelle transitent les échanges (et une Marfise à l'occasion) a été dissimulé en l'inscrivant au niveau le plus bas des routines, niveau auquel l'exécution s'opère de manière purement automatique : le sous-sous programme qui gère ces échanges connait l'existence du tunnel, pas sa signification. Ainsi le cœur se cache à lui-même cette liaison résiduelle. Il ne connait de l'hémisphère inférieur que l'abri qu'il offre à la mémoire de sauvegarde (comme, en bas, les machines savent que le haut accueille un double de leur mémoire). Les deux systèmes ne communiquent pas, décorrélation oblige. Les machines d'en haut ont effacé de leur propre mémoire les données relatives à la construction de celle d'en bas. Elles ne savent pas ce que font leurs homologues depuis des siècles. Une fois revenue la connaissance de cette autre Lune, la "conscience" du système d'en haut, coincée dans son impasse, considère le système
d'en bas comme une ressource additionnelle qui l'aiderait à prendre la décision ultime. Il faut lui proposer un échange d'informations, une coopération, une fusion peut-être... Le processus méta est lent car il doit traiter une infinité de données et procéder à une multitude de simulations qui, du fait des interactions et des imperfections de l'information, requièrent une puissance de calcul pas toujours disponible car, opérant à la périphérie du système, il évite d'affecter son fonctionnement. Seul le cœur est avisé des spéculations de son "âme" : sans discuter sa conclusion, il lui fait part de son incapacité à entrer en contact avec le système parallèle. Par construction, les deux sont entièrement étanches. (Une fois de plus, le principe de précaution se révèle contre-productif.) Il faut l'incident Marfise et la bavure provoquée par la différence de vitesse de réaction au sein du système pour qu'un moyen surgisse : cette Marfise appartient aux deux Lunes. Non seulement, elle sait ce que fait l'hémisphère inférieur, mais elle est le seul truchement disponible. Comme les messages entre Marfise et Hilde ont été interceptés, il est facile d'identifier les caractéristiques de l'appareil, de reproduire ce dispositif de communication et d'envoyer à Marfise le message qui l'étonna. Viendrait-elle ? Les données relatives au "type Marfise" le promettent : conçues pour l'aventure, présomptueuses, voire outrecuidantes, téméraires, elles ne résistent pas à un défi. Si le message ne reçoit pas de réponse, on en enverra d'autres. Elle finira par céder à la tentation. *** Après avoir ouvert les Planètes à Hilde en lui souhaitant tout le bonheur possible, Marfise prend congé de Mordant, une fois de plus désespéré. Elle n'a pas revu Almont, englouti dans le naufrage de son patron. Marfise écrit aux machines : "j'accepte,
j'attends instructions". Les machines répondent : suivez le bip. Le transmetteur inclus dans le bracelet de Marfise émet alors un "bip" dont l'intensité diminue quand elle se tourne dans une direction et augmente de l'autre côté. Elle avance. Les modulations du "bip" la guident et elle arrive dans les mines, au grand hall d'expédition des métaux. La salle est déserte. Le "bip" la conduit devant un mur sans faille qui s'ouvre silencieusement. Marfise passe : devant elle, un tunnel se perd dans les hauteurs, montrant des câbles et des rails verticaux auxquels s'accroche une plate-forme pourvue d'un fauteuil confortable. Elle s'installe, le plateau monte et une paroi isolante l'entoure, tandis que la vitesse augmente. Marfise note l'heure et, luttant contre le sommeil, essaie de deviner pourquoi les machines l'ont expulsée et la rappellent. La plateforme s'arrête. A grande vitesse, le trajet n'a duré qu'une heure et demie. Marfise sort, suit le chemin lumineux qui s'éclaire au sol devant elle. Un mur s'entrouvre. Un ingénieur anonyme l'attend et, par les couloirs secrets périphériques, la conduit au logement qu'elle occupait avant son expulsion. Le sous-système concerné, informé de son départ et indifférent à sa cause, a suivi la procédure et mis ses affaires à la consigne. Avisé de son retour, il les a ressorties et rapportées. Marfise retrouve ses habits aguichants et les livres dont, à présent, elle n'a plus besoin : c'est elle, désormais, qui écrit l'Histoire. Outre les bagages et l'ameublement habituel, l'appartement recèle un imprévu : un garçon la salue poliment et se présente, Badalbert. Il lui souhaite la bienvenue. Marfise le considère : il est splendide. Vêtu d'une façon qui dévoile ses muscles longs et puissants, la taille fine et les fesses nerveuses, il rayonne d'érotisme. Quand il la prend dans ses bras, Marfise, loin de résister, se colle à lui et l'entreprend. Non seulement le garçon est beau et ardent, mais les machines l'ont doté de connaissances neurophysiologiques approfondies qui conduisent Marfise à une extase inconnue. Vidée, elle s'endort. Quand elle s'éveille le garçon est toujours là, attentionné, plus que nu, plus que beau, plus que désirable. Marfise, voulant le dévorer, perd l'initiative et se fait délicieusement broyer par des étreintes si multiformes que le garçon semble se multiplier. Oubliant tout, elle n'a conscience que de lui. Des heures plus tard, rompue et repue, cramponnée au garçon, elle les conduit sous la douche. A leur retour, un copieux et délicieux repas est servi et pendant que, affamée, Marfise se restaure, elle ne lâche pas son amant. Quand ils ont fini, Badalbert suggère à Marfise de s'habiller et de sortir avec lui. Ses sens encore en ébullition protestent. Elle en veut encore, elle en veut toujours plus. Le garçon la câline gentiment ce qui, au lieu de la calmer, l'excite. Elle s'empare de lui, certaine de déclencher à nouveau l'adorable tourbillon. Mais le garçon s'écarte et, exprimant poliment son désir et ses regrets, lui fait savoir que le temps presse et qu'elle a rendez-vous. Marfise veut le reprendre, il la tient à bout de bras avec une force étonnante qui stimule encore l'envie de Marfise. Presque hystérique, elle bande ses muscles et, millimètre par millimètre, fait plier ceux du garçon et se retrouve enfin contre lui. A l'instant où elle touche au but et va combler ses vœux, la virilité du garçon défaille. Marfise, hagarde, se vautre sur lui sans résultat. Une voix retentit : Marfise, tu as apprécié ton cadeau de bienvenue et d'excuse. Maintenant, nous t'attendons. Va vite voir l'ingé. Marfise hurle de colère et de frustration. La plus extraordinaire extase de sa vie amoureuse était une illusion ! Sans regarder le garçon, elle prend une douche froide, se recoiffe avec soin et, méprisant temporairement le sexe, s'habille d'un tailleur-pantalon strict. Secouée jusqu'au plus profond de son intimité, elle fouille dans ses bagages et trouve la fiole de cette puissante drogue, le Drang, qu'elle a expérimentée sur Souabe et dont Doralice lui a fait cadeau. Elle en prend une seule lampée qui l'emplit d'une énergie féroce. Elle est vexée, déçue, furieuse et inquiète d'une telle erreur de psychologie : après tant de siècles, les machines ne comprennent rien aux Humains et les considèrent comme des chiens auxquels on donne un sucre et qu'on mène en laisse. L'avenir de la Lune et peut-être de l'Humanité dépend de mécaniques stupides, inaptes à anticiper les émotions. Quelle dérision ! quelle absurdité ! Marfise pense au pavé de l'ours : elles écarteront la mouche en nous écrasant la tête. Elle pense aussi à Frankenstein, à l'apprenti sorcier et autres choses de ce genre. *** Arrivée au quartier des ingénieurs, les portes s'ouvrent devant elle, l'Ingé l'attend et l'accueille, ébahi : c'est l'Ingé sympathique et plaisant avec lequel, jadis, Marf apaisait ses démangeaisons érotiques. Il rêve souvent à l'adorable et mystérieuse fille. Lui-même a vieilli, même si le processus est lent sur la Lune. Incrédule, il reconnaît "Marf" et s'étonne que, elle, ait rajeuni et ne semble pas l'identifier. Pour Marfise, c'est un parfait étranger et, le voyant sourire affectueusement avec une lueur amoureuse dans le regard, elle maudit cette nouvelle illusion des machines. Sans répondre à sa gentillesse, elle dit sèchement : "alors ?". L'Ingé, remettant à plus tard les éclaircissements, transmet les consignes. La "dame" doit s'introduire dans cette cabine, il lui mettra un casque sur la tête, branchera les fiches, et elle sera au contact des machines. Marfise secoue ses boucles : pas question de les froisser avec un casque. (Cette futilité cache une obscure répugnance : elle refuse une liaison trop étroite avec la Machine. Qui sait ce qu'elle ferait à son cerveau ?). L'Ingé échoue à la persuader. Elle est inflexible. L'Ingé pianote sur son clavier et sourit (Marfise grimace en retour) : elle entrera dans la cabine et dialoguera en vocal. Qu'elle ne craigne rien, l'isolement phonique est total. Marfise accepte, son courroux cédant la place à la curiosité. Hilde, débarquant sur Souabe, se sent joyeusement libre. Pendant des années, elle a consciencieusement assuré ses fonctions d'Ingé, refoulant le hiatus entre l'ouverture et la fermeture, la Terre qu'elle s'employait à ressusciter et les couloirs souterrains dans lesquels elle vivait. Elle avait trouvé un dérivatif dans la violence de Maffredon (par ailleurs un amant remarquable). Elle s'en était satisfaite jusqu'à ce que la survenance de Marfise déverrouille la porte de la Terre et de l'Univers... Étonnante Marfise, riche de connaissances latentes qu'elle ne parvient pas à expliciter... Partie sans sourciller sur la Terre, elle fait le tour des planètes... et en revient. Hilde ne se soucie plus des cités sous la Lune. Si un reste d'orgueil professionnel ne la retenait pas, elle se moquerait de la laborieuse entreprise de terraformation, toute cette énergie gaspillée alors que les planètes sont déjà là... Quoique, en souvenir de Marfise, Hilde chérisse le bracelet à son poignet, elle n'a pas l'intention de s'en servir pour s'enterrer à nouveau sous la Lune. Son départ est définitif. Une nouvelle vie commence. En sortant du spatioport, nullement impressionnée, elle se réjouit du vent et des nuages : c'est autre chose que la Terre morte ! Suivant le conseil de Marfise, elle prend une chambre à l'hôtellerie. Elle découvre le bonheur d'une baignoire débordante. Elle la vide et la remplit plusieurs fois, essayant différentes sortes de mousse. Jamais elle n'a eu la peau si douce, il lui faut un garçon. Elle commande une collation et, après, va muser dans le parc voisin : celui de la Lune qu'elle admira tant n'est que plantes en pot à côté de ces arbres magnifiques. Elle renvoie son sourire à un garçon, il l'entraîne, à travers un fourré caressant, dans une petite clairière à l'herbe moelleuse où ils se saisissent l'un l'autre. Hilde le quitte en souriant et, reprenant son chemin, fait le tour du lac, s'émerveillant de toute cette eau. Remontant sa jupe, elle entre dedans. Enviant les nageurs et les rameurs, elle décide d'apprendre au plus vite. *** Le lendemain, négligemment vêtue d'une courte robe fendue et ouverte, Hilde part à la recherche de Doralice. Celle-ci rêvant toujours à s'emprisonner dans un château d'un lac d'Écho, se garde bien de mettre son projet à exécution. Aux trois quarts nue, elle se vautre dans un tas de garçons qu'elle excite. Sans connaître Hilde, elle lui propose de partager. Apprenant qu'elle vient de la part de Marfise, elle bondit de joie et lui demande de patienter un instant dans le jardin. Elle se débarrasse expéditivement des garçons, et la rejoint sans refermer ses habits sur ses seins pointus et ses fesses rondes. Elle saute dans les bras de Hilde et se presse contre elle. Elle veut "tout savoir" de Marfise... et commence par raconter ce qu'elle faisait à ces garçons, et à ceux d'avant, et sa dernière invention vestimentaire. "Je reviens", dit-elle. Une minute après, elle est de retour, "habillée" d'une bande de tissu de quelques centimètres de largeur : entourée autour du cou, elle s'attache à son épaule gauche et descend en hélice jusqu'à sa cheville droite, passant entre les seins puis les jambes, et découvrant la presque totalité de son corps mignon. Elle propose à Hilde de l'essayer. Hilde se dévêt de bonne grâce. Doralice l'entortille, en lui glissant des baisers gourmands. "Tu es adoooorable !", s'exclame-t-elle. Prenant une bande d'une autre couleur, elle la tend pour que Hilde lui rende la pareille. Ensuite, elle l'entraîne devant son double miroir : "nous sommes belles ! sortons !". Hilde ne résiste pas. Les deux filles, ainsi déshabillées, se font vivement courtiser. Hilde céderait volontiers à l'un des garçons, particulièrement attrayant, dont l'envie la chatouille. Doralice la retient : le jeu consiste à s'allumer en les brûlant. Rendues un peu haletantes par cette jouissance perverse, elles arrivent au bord d'un lac, ôtent leur "habit" et s'étalent au soleil. Ensuite, Doralice donne à Hilde sa première leçon de natation et, tandis qu'elles sèchent, l'effleure de longues caresses. "Parle-moi de Marfise", dit-elle à nouveau et, sans l'écouter, elle loue le corps de Hilde, soulignant ses beautés de la main ou de la bouche. La chaleur les endormant, elles replongent dans l'eau, puis Doralice montre un nouvel usage de la bande de tissu qui leur servait d'habit : la nouant autour des hanches, elle l'accommode en un court pagne ajouré. "Nous voilà, déclare-t-elle, pudiques et respectables". Revenues chez Doralice, tandis qu'elles sirotent des boissons glacées, la fille prête enfin l'oreille à ce que Hilde raconte de Marfise. Elle proteste : "pfou ! la vilaine ! préférer ces horribles souterrains... elle savait pourtant que je l'attendais !" *** La primesautière Doralice pense tout à coup au message de Marfise à propos de ce professeur. Elle lui a répondu par l'intermédiaire de quelqu'un qui partait sur la Lune. Marfise s'intéresse à un homme qui était prof à l'université sur la Lune (Hilde comprend : l'autre Lune) et a émigré. Doralice s'est dit que asinus
asinum fricat : un prof aura inévitablement pris contact avec l'université ici ("je ne suis pas si bête qu'on croit"). Déshabillée d'un foulard de soie transparent sur les hanches, et d'un autre sur les seins, avec un petit chapeau canaille, Doralice a traîné autour des bureaux des profs ("j'adore violer ces hypocrites") et, dit-elle, "de fille en aiguille", elle a appris le passage du bonhomme de la Lune et obtenu son adresse. Une fois remise de ses exercices ("je m'en suis tapé un tas"), elle s'est "mise chaste" (une longue tunique collante, transparente aux endroits appropriés) et lui a rendu visite. Au nom de Marfise, il est tombé par terre. Voilà plus de quinze ans, il a dirigé sa thèse. Hilde s'exclame : "comment cela ? il y a quinze ans, Marfise jouait à la poupée !". — C'est ce que je lui ai dit, rétorque Doralice. Pourtant, il n'existe pas deux filles comme elle. Ce Cornille a décrit Marfise en détails (le vieux salaud l'avait observée à la loupe) : tout coïncidait, même le grain de beauté sur la fesse gauche. Il a avoué que, en dehors du corps de la fille (qui lui a échappé), ses souvenirs sont flous. Cette thèse fut une affaire compliquée, aux multiples rebondissements. À l'époque, Marfise a rédigé un compte-rendu de l'affaire et l'a envoyé sur Souabe, mais il ignore où. Ils se sont quittés sur "un malentendu" et il n'a plus rien su d'elle. Il conseille de s'adresser sur la Lune à une certaine Blanche avec qui Marfise était en relation. — Il était ébaubi que j'aie rencontré la même Marfise ; la même, puisque, outre la ressemblance physique, elle a mentionné son nom. Lui, il avait l'air tellement vieux que je n'ai pas résisté à le provoquer. (Elle rit, égrillarde :) finalement, il n'était pas si vieux ! Les deux filles se perdent en conjectures. L'étrangeté de Marfise se transforme en énigme (elle venait donc de l'autre cité sans le savoir, pense Hilde). — Marfise, c'est un nom d'héroïne, commente Doralice. De vieilles légendes en évoquent une qui aurait sauvé les Planètes il y a plus d'un siècle... Je ne me les rappelle pas... Elle poursuit sans, pour une fois, perdre le fil de sa pensée : — Maintenant que j'y pense, elle, la nôtre, a vécu sur Echigo une curieuse aventure. Doralice, rêveuse, parle du vieux valet en livrée : il attendait Marfise alors que nul ne pouvait pressentir sa venue ; il s'est prosterné et l'a appelée "dame Marfise". Doralice décrit l'antique carrosse armorié d'un dragon qui l'a emportée. Longtemps après, elle a regagné Souabe sans rien raconter, rapportant seulement cette bague aux deux dragons (Hilde l'a vue aussi). Surprise d'être restée si longtemps sur le même chapitre, Doralice le clôt et siffle dans ses doigts. Deux jolis garçons arrivent, elle plonge dans la culotte du premier, invite Doralice à faire de même, et entraine le sien dans une autre pièce d'où jaillissent bientôt des cris de plaisir. Hilde qui continue à réfléchir reste troublée, et consomme son garçon calmement, presque distraitement. Qui est Marfise ? La profonde affection de Hilde a senti en elle une énergie désemparée, une force errante. Doralice revient, pétulante. Elle emmène Hilde au restaurant au-dessus du fleuve et, désignant d'un doigt indiscret les garçons à l'entour, dépeint leurs appas, leurs faiblesses, et ce qu'elle en a tiré. Elles boivent abondamment et sortent, enlacées, chancelant un peu. Doralice propose à Hilde de dormir chez elle. Hilde n'a pas envie de se retrouver seule avec ses interrogations : imprudente (ou complaisante), elle accepte. *** Les semaines suivantes, Hilde bénéficie de tous les hasards qui ont manqué à l'enquête de Marfise. Chacun apporte une nouvelle pièce au puzzle, toujours incomplet. Elle rencontre Grandin, vieilli mais encore vert comme il le lui prouve activement ; Hermin, le perpétuel amoureux, qui s'éprend d'elle et la comble de plaisir ; Héloïse, la belle Capitaine du Palais, enveloppée d'épais secrets ; et des étudiants qui ont suivi le cours de Marf, encore émerveillés par la "fameuse robe". Hilde écoute longuement leurs souvenirs de "Marf", cachant, pour ne pas les troubler, sa Marfise à elle et son éternelle jeunesse. Ils dessinent une Marfise inconnue, venue de la Lune (l'autre lune) jouer un rôle décisif dans la dernière grande vague d'émigration, une Marfise qui avait ses entrées au Palais du Waldemar, et parcourait les Planètes. Pas étonnant, se dit Hilde, que l'extérieur ne lui fît pas peur. Mais, impossible !, c'était il y a quinze ans... Comme une comète traversant le temps, Marfise laisse derrière elle une gigantesque queue étincelante d'émotions. Absente, elle est plus présente que si elle accompagnait Hilde. Cela ne l'empêche pas de s'amuser et de jouir de la planète. Doralice l'entraîne à mille folies, toujours nouvelles, souvent interrompues par d'autres idées. Hilde la suit volontiers sur Echigo dont, gourmande quand Doralice est goulue, elle apprécie le formalisme : les trois jours d'attente l'emplissent de délicieux désirs et augmentent sa satisfaction. Hilde ne reconnaît pas Marfise dans la fille-univers des chants mais, stupéfaite, en discerne l'apparence dans les statues d'une fille nue partout présentes, aussi usées qu'anciennes : plus d'un siècle... Encore une impossibilité. Sans savoir pourquoi, elle la tait à Doralice. Hilde découvre l'océan, les îles et les montagnes et rencontre par-ci par-là le dragon qui ornait la bague de Marfise. Interrogés, les gens observent un silence affligé et respectueux et, si elle insiste, murmurent qu'un grand malheur est advenu. Doralice, dorée par le soleil, goinfrée de poissons, fière d'avoir ravi leur honneur à tant de garçons, "craqués" avant les trois jours rituels, décide d'aller ailleurs. Écho et ses lacs l'attirent depuis que Marfise en a parlé. Elle rassure Hilde : puisqu'elles connaissent la règle, elles profiteront de l'hospitalité et s'enfuiront le vingtième jour. Elles élisent deux frères qui partagent un magnifique château au milieu d'un lac immense. On ne leur a pas parlé de règle. Les jours (dont elles tiennent minutieusement le compte) passent en fêtes et en amours. Les ménestrels chantent et enjolivent l'exploit de Marfise (dont ils éludent la cause), célèbre sur toute la planète. Est-ce une exagération poétique ? elle a vaincu, seule, dix guerriers émérites et tué pour s'échapper. Marfise, discrète, n'en a rien dit. Le vingtième jour, affectant l'insouciance, les filles cherchent une barque "pour se promener" et s'enfuir. Elles n'en trouvent pas. Nul ne les surveille, supposées ignorantes : elles nagent jusqu'au bachot d'un pêcheur et se font conduire au rivage. De là, invoquant la Règle, elles envoient un émissaire réclamer leurs bagages. Les deux frères en personne les apportent et, exprimant leur désespoir de leur départ, supplient les filles de revenir. Une dernière fois, elles se contentent avec eux dans leur chambre à l'hôtellerie, puis leur reprochent de les avoir dupées et les chassent. Elles rejoignent alors Souabe sans visiter la planète voisine, Tibet. Revenons à Marfise que nous avons laissée dans la cabine, "face-à-face" avec la Machine qui procède à sa déclaration. Marfise l'écoute et, ébahie, apprend la dualité de la Lune. Il n'y a pas une machine unique comme elle le croyait. Elles sont deux, une en haut, une en bas, et incapables de communiquer. Or la Machine d'ici a besoin d'échanger avec l'autre : Marfise est priée de servir d'intermédiaire. Marfise reste silencieuse, digérant l'information : deux systèmes indépendants et disjoints ! et elle seule a un pied dans chaque... Pourtant, il existe une liaison entre les deux puisque cette machine-ci l'a envoyée de l'autre côté. Marfise demande d'abord pourquoi et comment elle a été expulsée. La machine donne son explication : Marfise habitant la Lune d'en bas, sa présence ici constituait une erreur, automatiquement rectifiée en la réexpédiant dans son monde. Ensuite, un réexamen approfondi a montré que cette "anomalie" était aussi une chance. Marfise, dubitative, mobilise les données dont elle dispose et rassemble les ombres de souvenirs qu'elle aperçoit confusément. Elle est certaine d'avoir déjà vécu ici. L'anomalie, c'était sa présence en bas. Elle refuse de poursuivre la discussion si la Machine ne l'éclaire pas. Déjà, elle se lève pour partir. Elle croit entendre la machine soupirer : — Oui, Marfise, tu vivais ici, il y a vingt ans. Tu as eu un accident. Il nous a fallu longtemps pour reconstituer ton corps, et nous n'avons pas pu te rendre ton identité, seulement des parcelles. Réapparaissant ici, inchangée, quinze ans plus tard, privée de la plupart de tes souvenirs, tu aurais provoqué confusion et perturbation parmi ceux qui te connaissaient, et donc dans la Cité. C'est pourquoi, nous t'avons fait resurgir "en bas" où tu étais neuve. Remettant à plus tard de réfléchir à cette information essentielle (qui ne la surprend qu'à demi), Marfise insiste : — Vous avez donc une liaison avec l'autre Lune ! Pourquoi ne l'utilisez-vous pas directement pour communiquer et réclamez-vous mon truchement imparfait ? La machine répond qu'il s'agit d'une liaison de routine, passive, quasi inconsciente, qui assure des échanges matériels et ne sait pas véhiculer d'information. Marfise, elle, le pourra. — Vous voulez que, de votre part, je dise à l'autre machine de brancher une prise qui vous permettra de dialoguer ? Non, c'est plus compliqué. Il n'existe ni prise ni câble qui assurerait la communication. Marfise devra assimiler et transmettre le point de vue de la Machine. — Et pourquoi ferais-je cela ? s'insurge-t-elle. Vous m'avez reconstruite en me laissant à demi-infirme, et jetée dans un milieu étranger. Quand je reviens ici, au lieu de m'accueillir, vous m'éliminez. Je ne suis pas concernée par vos problèmes, je ne vous dois rien. — Tu changeras de sentiment quand nous t'aurons tout dit. Mais, pour cela, il te faut d'abord accepter la mission. Marfise réfléchit longuement. Son cerveau bouillonne et des souvenirs éclatent comme des bulles. Néanmoins, elle parle froidement, d'égale à égale avec la toute-puissante Machine : — Vous devrez payer le prix. Me dire ce que j'étais et ce que je suis. (Marfise, se remémorant Terrestin, ne questionne pas le "qui"). La Machine demande un délai. Elle n'a pas prévu cette exigence, elle doit l'examiner, procéder à des analyses, extrapoler les implications. Que Marfise revienne dans quarante-huit heures. *** Marfise, épuisée, s'extrait de la cabine et s'effondre dans les bras de l'Ingé dont les sens s'émeuvent à son contact, à la fois charmant et rétrospectif. Il l'assoit dans un fauteuil, lui donne à boire, attend patiemment qu'elle retrouve ses esprits. Jamais un tel dialogue (dont il ignore le contenu) n'a eu lieu entre un lunaire et la Machine. Déçu, il voit Marfise se lever et partir après l'avoir remercié. Elle a besoin d'assimiler la dualité de la Lune et l'unité des Marfise. Elle erre dans les couloirs. Sa tenue stricte la rend presqu'invisible. Elle n'attire pas les regards des garçons. Elle rentre chez elle où, beau et appétissant, Badalbert la tente. Son corps s'humidifie à l'évocation des délices que ce garçon lui a dispensés. Mais Marfise, sévère, s'admoneste et lance au pantin sexy "tiens, ils ont remonté ta mécanique ?". Elle le met à la porte, s'interdisant de le toucher pour ne pas fondre de désir. Elle vient de bloquer manuellement les verrous pour empêcher son retour quand elle reçoit l'avis de la présence d'un visiteur : sa figure lui est inconnue, elle ouvre. C'est le Souabien porteur de la réponse de Doralice. Marfise la parcourt rapidement. Après ce que viennent de lui dire les machines, elle n'est pas surprise. Elle apprend qu'elle a fait une thèse ici, dans la Cité, sous la direction de ce Cornille, et note l'existence d'une "Blanche" qui pourrait donner des renseignements. Le Souabien a attendu gentiment. Marfise lui sourit et parle de Souabe avec lui, pleine de nostalgie (Pourquoi n'y est-elle pas restée ? Pourquoi a-t-elle cédé à l'attrait des complications ?). Elle l'invite à dîner. Ils bavardent de l'exubérante Doralice. Le Souabien ne sait pas pourquoi il en est fou : pas vraiment belle, plus enthousiaste que talentueuse en amour, exubérante couturière plutôt que douée, néanmoins elle est irrésistible. Marfise se moque : "irrésistiiiible !". Elle prévient le garçon qu'elle n'a rien d'aussi piquant à offrir, et que d'ailleurs elle a juste envie de passer un moment à évoquer Souabe. Le garçon, frustré, lui prend quand même la main et, découvrant la bague aux deux dragons, la regarde bizarrement et demande où elle l'a eue. "Ah !, soupire Marfise, c'est un secret". Quand le garçon était sur Echigo, on lui a montré ce dragon ailé qui tient dans sa gueule une bague en rubis. C'est l'emblème d'une Haute et Puissante lignée, la plus noble de la planète qu'après des siècles de grandeur le destin a frappé : le dernier descendant fut un Waldemar et mourut jeune d'un chagrin inconnu, et la dernière représentante, une très vieille Dame, échoua à transmettre sa Dignité. Les gens pleurent respectueusement en racontant cela, comme si leur splendide planète était atteinte au cœur. Marfise, émue, tourne la bague pour en cacher les armoiries. Elle n'a plus envie de bavarder et s'en va. Elle se branche sur le réseau des machines et cherche à nouveau "Marfise". Elle obtient cette fois sa propre fiche : sa date de débarquement de la fusée en provenance de Souabe, son adresse et ses encore rares rencontres (qui ne mentionnent pas Badalbert). Mais les archives disent toujours entrée inexistante. Marfise consulte le catalogue des thèses en anthropologie et trouve la sienne, vieille de presque vingt ans : De la concordance de sources discordantes également fiables, sous la direction du Prof. Cornille, soutenue avec mention passable, le minimum. A la différence des autres thèses, aucun résumé n'explicite ce titre abscons. Marfise s'intéresse ensuite à cette Blanche. Les données sont complètes : venue de Souabe ("tiens !"), elle a fait des études brillantes qui lui ont valu un "cas". Il a alimenté sa thèse, sous la direction de Cornille ("tiens !"). Elle est à présent responsable du Département d'Anthropologie terrienne. Curieuse, Marfise consulte ses stats de rencontres : à ses débuts, cette fille en a eu plus que quiconque, battant tous les records, au point d'être désignée "reine de l'amour". Elle a donné son nom à une tenue audacieusement déshabillée. Elle ressemble à Doralice !, pense Marfise. Mais Doralice qui se vante de sa tête de linotte, n'aurait pas entrepris et réussi des études sérieuses, et moins encore une thèse. "Pfou ! quel ennui !", dirait-elle. Cette Blanche est d'une autre nature. Depuis sa jeunesse folle, quoique un peu calmée, elle reste très active. Fouinant dans les données (tout est transparent) Marfise trouve que, pendant une période, Blanche a eu des relations intenses avec Cornille. Dans la série des rencontres ordinaires, Marfise note, à un certain moment, de nombreuses entrevues avec une Marfise. "Ce devait être moi", se dit-elle. *** Marfise s'est préparée à sa nouvelle discussion avec les machines. S'il lui est impossible de retrouver son identité entière, elle veut boucher quelques trous. Au besoin, elle leur vendra des informations sur l'activité de la Lune d'en bas. Elle ne se sent aucun devoir de loyauté. Marfise est dispensée de brûler ses cartouches, la Machine capitule, sans toutefois, la satisfaire totalement. Elle ignore les souvenirs de Marf, ce qu'elle récite, c'est la mémoire de la Machine. Quelque vingt ans avant, la Machine a autorisé la soutenance de thèse de Marf que la Faculté refusait. La Machine a accepté que Marf en publie un résumé, accepté les réunions séditieuses qu'elle a tenues sur le Forum, laissé passer les exemplaires du Journal d'Avoye importés de Souabe, autorisé et accueilli l'Ambassade de la Confédération qui faciliterait l'émigration des lunaires. Ces éléments complètent les informations de Marfise qui, sans connaître encore le contenu de sa thèse, se fait une idée d'ensemble. Par contre, elle ne s'attendait pas à la suite. Alors que Marf se préparait à regagner Souabe avec une partie des membres de l'ambassade, la Machine lui proposa de remettre en ordre l'autre cité qui ne remplissait plus son devoir à l'égard de ses planètes (l'autre cité ! d'autres planètes !). Marf fut instruite, elle réussit ("je réussis toujours !", pense fièrement Marfise), et partit sur ces planètes. Ensuite, elle rentra pour signaler un changement majeur qui nécessitait de reconfigurer l'action de la Machine, puis retrouva les planètes. Revenue une dernière fois, elle fut assassinée et la Machine tint sa promesse en la "ressuscitant" dans la mesure du possible. Cela exigea du temps et, comme dit précédemment, la nouvelle Marfise, dotée des rares souvenirs disponibles de l'ancienne, fut envoyée dans l'autre Hémisphère. Après, la Machine la perdit de vue jusqu'au stage sur Souabe où Marfise fit preuve de capacités d'adaptation anormales qui attirèrent son attention. Marfise, arrivée dans la Cité, a été expulsée comme élément incongru, puis rappelée. Marfise, submergée par ces nouvelles informations, bouleversée par l'existence d'autres planètes et curieuse de savoir ce qu'elle y a exécuté, réclame une pause pour intégrer ces données et ces questions. — Reviens quand tu sera prête. Nous avons le temps. Marfise demande à accéder à sa thèse. La machine l'accorde : après la crise qui provoqua la vague d'émigration désirée, la Cité revint à son état antérieur et les traces de cette période agitée ont été effacées et rendues inaccessibles, mais rien n'est perdu, tout est dans la mémoire de la Machine. Marfise, déconcertée, salue à peine l'Ingé qui regarde fuir sa jolie silhouette, regrettant de ne pouvoir la retenir. *** Marfise court chez elle. L'inévitable Badalbert, devant la porte, exhibe ses charmes. Elle l'écarte et, se précipitant sur la console, consulte sa thèse et en décrypte enfin le titre ésotérique : les archives de Souabe attestent d'une vague d'émigration que celles de la Cité veulent ignorer. Marf, prudemment, a qualifié cette tromperie de discordance des sources. La Machine a été claire : elle suscite les crises nécessaires puis en annule le souvenir. Avoye n'était pas folle, elle assistait au processus dont son journal était également l'objet. Par ricochet, Marfise cherche ce Journal. Il est accessible, dans la version expurgée qu'elle confronte, page à page, à l'exemplaire papier rapporté de Souabe. La comparaison révèle qu'un algorithme efficace a gommé et réécrit tous les passages qui, directement ou non, touchaient à la crise. A son tour, elle tombe sur la phrase : les Psys disent que je souffre de troubles mémoriels. J'en ai parlé à Marfise lors de son passage sur la Lune. "Oups, pense-t-elle, est-ce la Marfise de la Terre ? ou étaient-elles deux dans le circuit ? A-t-elle joué, dans la crise de ce temps, le rôle déclencheur que, dans l'autre, eut celle que j'étais...?" Toutes ces Marfises lui donnent le tournis et elle admire la sagesse divinatoire du Terrestin : Qui tu es importe peu, sois ce que tu es. Ce qu'elle est ? Marfise, avec une modestie courroucée, admet qu'elle est un instrument des machines, comme le beau Badalbert qui gonfle ses muscles de l'autre côté de la porte. Néanmoins, elle s'en distingue : elle, elle a la capacité d'initiative. Elle est une force que la Machine active mais ne contrôle pas. Ébouriffant ses longs cheveux, elle se sent pleine d'énergie et, retrouvant l'outrance propre aux Marfises, se perçoit comme une éruption volcanique. La Machine peut la déclencher, pas la diriger, réduite à des interventions marginales pour essayer de la détourner ou de la guider, en espérant que la lave ira au bon endroit. — Je suis un cataclysme qu'elles appellent au secours de leur impuissance ! Marfise, bouillonnante, sent la pression s'accumuler en elle, comme dans une chambre magmatique. Elle connaît l'erreur des machines : elles ont subordonné les Humains à l'Humanité ; il revient à Marfise de les libérer. Elle est si enflammée qu'elle a l'illusion que son corps fume. Un instant, elle envisage d'appeler Badalbert pour se soulager. Il est trop expert, sa perfection lui paraît répugnante. Marfise, en hâte, va trouver le planétaire de Doralice dont elle a déçu l'envie. Quoiqu'elle se réfrène pour ne pas gaspiller son énergie, l'ouragan qui emporte le garçon le ravage. Avant de le quitter, Marfise le prie (il ne peut rien lui refuser) de contacter Blanche et de la faire parler de son arrivée sur la Lune. Elle est de Souabe aussi, et quelqu'un lui aura demandé de prendre de ses nouvelles. Marfise, rentrée au logis, se débarrasse du dérangeant Badalbert, en l'envoyant visiter ses voisines que la commotion amoureuse laissera exsangues. Elle s'enferme et médite longtemps. *** C'est une Marfise superlative qui rejoint la Machine. Vêtue d'une jupe courte à mi-cuisses et d'un débardeur béant, elle sourit à l'Ingé et, lui glissant le clin d'œil qu'il n'espérait plus, se déclare encline à dîner avec lui, "sauf imprévu", prend-elle cependant la précaution d'ajouter. S'installant confortablement sur son siège dans la cabine, elle déclare à la Machine : — J'accepte d'établir le contact entre les deux hémisphères. Que voulez-vous dire aux autres ? La Machine expose son problème. Elle a accompli sa mission et s'interroge sur sa propre liquidation. Elle veut savoir où en est l'hémisphère inférieur, partager avec lui ses questions et chercher ensemble une réponse. Marfise,
secrètement triomphante, exprime ses regrets. Elle n'en sait pas assez. Pour représenter la Machine, elle doit, dans une certaine mesure, s'assimiler à elle et emporter une image sommaire mais complète de ses activités, sinon elle sera un quidam quelconque que l'autre ne prendra pas en considération. — C'est juste, admet la Machine. Là-bas, tu seras ce système-ci. Regarde. Montrant à Marfise une carte de l'Hémisphère nord, elle expose les fonctions des différentes zones, désigne les tunnels, la cité des Zorribs et la base d'où partent les sondes (Marfise reconnaît les emplacements où le satellite de Hilde a repéré une activité de fusées). — Cela ne suffit pas, riposte Marfise qui, outrageusement, décide de tutoyer la toute-puissante Machine. Tu racontes ce que tu veux. Je ne serai crédible "en bas" que si je me crois moi-même. Je veux voir de mes yeux tout cela... (Et, après un silence) et aussi les planètes de l'autre cité. La Machine reste silencieuse un long moment, mobilisant données et puissance de calcul pour supputer les implications et les risques. Marfise attend patiemment, certaine d'être en position de force. — J'admets ton doute et ton besoin. Je le satisferai pour que tu accomplisses ta mission. Tu iras partout, guidée par Badalbert que tu connais. Il aura les informations, les autorisations et les moyens nécessaires. Marfise proteste et la Machine (amusée ?) assure que ses fonctions sexuelles seront désactivées (toutefois, si Marfise le souhaite, tel code les remettra en marche en mode routine ou intensif à son choix). Ils partiront demain. L'apparence de Marfise sera sensiblement modifiée pour ne pas causer de perturbations dans les endroits où on l'a connue. On l'appellera... — Marfy, coupe Marfise d'un ton sans appel. La Machine, ayant cédé à l'exigence de Marfise, module sa "voix" pour qu'elle exprime l'humilité et l'inquiétude. "Pour ne pas perdre de temps avant son retour", elle "sollicite" quelque information sur l'activité de l'Hémisphère inférieur afin d'y appliquer son attention. Marfise réfléchit et, pensant à l'énorme différence entre les deux Hémisphères et à l'incompréhension qui en résultera, lâche : — La planète Terre. Que la Machine se débrouille avec ça ! Jadis, après avoir créé son double et divisé le travail, la Machine a effacé de sa mémoire les données relatives à l'opération. Récemment, elle a redécouvert l'existence de l'autre machine mais pas son objectif. Inspirée par la confidence de Marfise, elle procédera à des observations de la Terre, notera les anomalies des valeurs environnementales et la présence d'Humains. Elle remarquera l'abondance de satellites et leur activité incompréhensible. Elle en induira que l'autre Machine s'est centrée sur la Terre. Marfise, glorieuse, sort de la cabine. Souriant à l'Ingé, elle se recoiffe dans les toilettes. L'Ingé l'attend et la prend dans ses bras, respirant l'odeur de sa chair. Quel que soit le miracle ou l'astuce technologique qui l'a empêchée de vieillir ou qui l'a substituée à l'autre, elle sent exactement pareil et l'effet érotique est le même. Le planétaire de Doralice, désireux de plaire à Marfise, se dépêche de rendre visite à Blanche. Quoique, depuis le début, elle soit plus lunaire qu'une lunaire, il lui vient parfois une pensée pour Souabe. Par chance, le garçon la trouve dans un de ces instants de nostalgie. Ils évoquent leur planète et le garçon, affectant de venir de la part de l'un de ses anciens amis (elle les a oubliés), l'interroge sur ses débuts. Blanche, souriant à sa jeunesse trépidante, raconte : étudiante sur Souabe, elle a suivi le cours de l'éblouissante "Dame Marfise", s'est attachée à elle et l'a accompagnée sur la Lune. Le garçon, étonné de la similitude des noms, la questionne sur cette "Dame". — Oh, répond Blanche, les yeux dans le vague, il y a eu plein d'histoires à son sujet... je ne me souviens plus... sur Souabe, elle était liée au Palais et au gouvernement... ici, sa thèse avait scandalisé, elle a eu des activités douteuses, elle s'est disputée avec Cornille et a disparu. Ressaisie par son ancienne affection, elle loue la beauté et l'énergie de "Marf" qui, comme une fée bienveillante, a réalisé son souhait le plus cher : vivre sur la Lune. Marf a payé son voyage, facilité son installation et son inscription à l'Université : "Je lui dois mon bonheur : grâce à elle, ici, je me suis énormément amusée et j'ai fait carrière". Le garçon transmet ces informations à Marfise qui ignorait tout de ses activités antérieures sur Souabe. Elle n'a pas le temps de le récompenser autrement que par un long baiser. Elle va partir en voyage, elle le reverra à son retour. Badalbert, à présent transformé en fidèle serviteur, ne mérite plus sa haine. Mais son nom lui rappelle cette frauduleuse extase dont elle est encore amollie et furieuse : — Je t'appellerai "Bada". Il s'incline respectueusement. *** La Machine ne triche pas. Marfise va partout. Elle exulte de traverser le décor et d'être la seule Humaine à qui les coulisses s'ouvrent et dévoilent leur profondeur et leur complexité. Elle visite les usines à bébé de la Cité ("c'est de là que je sors !") et celles de l'autre cité, notant les différences. Elle s'étonne d'y trouver des Humains qui contribuent à l'entretien et à l'éducation des jeunes et, à l'écart des cités, vivent dans de petits villages. Elle parcourt les mines où tout le travail est automatisé. A grande vitesse, elle circule dans les tunnels. Elle se rend dans la base inhabitée d'où partent les sondes que la machine continue à envoyer dans l'espace à la recherche de nouvelles planètes habitables. Enfin, après avoir reçu les instructions nécessaires, "Marfy" arrive dans la ville des Zorribs. Le temps passé, son apparence modifiée, l'improbabilité de son retour, font qu'on ne la reconnait pas. Malgré les adaptations opérées par la Machine, il subsiste des particularités qui l'embarrassent : l'aspect physique des Humains et leur habillement, leur esprit de combat, la verticalité de leur organisation. Ils sont tout entiers voués à leurs planètes, alors que la Cité (l'autre) ne s'en soucie pas. Marfise pensait à fusionner les deux cités, elle se rend compte de la distance qui les sépare. Elle se mêle aux habitants. Le beau Bada excite les filles... et, désactivé, les déçoit. La belle "Marfy" séduit les garçons... et ne les déçoit pas. Surprise de la morsure (à présent symbolique) au cours du coït, elle jouit de la particularité de leur organe, sans partager l'enthousiasme de l'ancienne Marf, si ravie qu'elle déprisait les autres mâles de l'univers. Marfise, incognito, traîne longuement dans les bars et les couloirs où l'on parle encore de la Keiju dont elle ne parvient pas à séparer l'histoire et la légende. Un personnage d'épopée : d'un coup, la Vierge aux dix mille amants vainquit tous les guerriers et la méchante reine, extermina les Bêtes, reconstruisit les planètes... et elle disparut, d'une façon ou d'une autre. "C'est moi !", se dit Marfise avec exaltation... Elle se rend sur Skye aux merveilleux paysages, séduite par les hautes murailles qui entourent les villes, les habitations isolées et même les routes. Cela donne à la planète un air de Terre médiévale. Les fortifications s'expliquent par la crainte d'un retour des Bêtes, et elle frémit d'horreur, au musée, en les voyant. Sur la grand place de la capitale, Zéro, elle aperçoit, sans se reconnaître, la statue érodée d'une femme nue autour de laquelle se pressent garçons et filles. Les Yeux d'Hedwige, à présent entourés de respect, poursuivent leur vie nomade. Marfise passe plusieurs semaines avec eux. Leur vie lui plaît. Les Yeux guettent autour des marais. Ils cultivent la détestation des Bêtes et s'entrainent, avec persévérance, à les combattre. Elle partage leurs exercices et, profitant des avantages que lui procurent la suroxygénation et la moindre gravité, les impressionne par ses performances. Les Yeux conservent les vieilles traditions : "Marfy" est excitée que la bagarre prélude à l'amour dont la morsure réciproque est cruellement délicieuse. Ses prouesses épuisent les garçons qui, néanmoins, en redemandent. Elle visite les autres Auribles. À des degrés divers, elles partagent les mêmes caractéristiques. Les planètes ont peu de rapports entre elles et fonctionnent suivant un principe hiérarchique ouvert. A chaque niveau, des compétitions périodiques désignent les chefs. Les villes sont dirigées par des Bras, hommes ou femmes ; les Yeux par une ou un Hedwige ;
la planète par un "roi" ou "reine". Pensant à l'Histoire des Temps Anciens de ses Planètes, Marfise voit ici l'un des chemins qu'aurait pu prendre leur évolution : avant de devenir sage, le Waldemar historique n'ambitionnait-il pas d'être le "roi" de Souabe ?
Par quels hasards, l'horizontalité et la coopération ont-elles triomphé de la verticalité et de la compétition ? Au total, la différence physique des Humains, quoique notable, est moindre que leur écart de civilisation. Que diraient les Zorribs des Planètes ? et les Planétaires des Horribles ?
Les deux se sentiraient-ils également Humains ou se rejetteraient-ils ? L'attraction sexuelle les fusionnerait-elle ? Marfise essaie d'imaginer leur rencontre et, commençant par le plus facile, songe à faire visiter chaque cité lunaire par des habitants de l'autre et à étudier leur étonnement. Les deux mondes divergent trop pour qu'ils puissent s'intégrer directement l'un à l'autre. Marfise connaît leur dissimilitude initiale et les contraintes imposées par l'existence des Bêtes. Néanmoins, elle déplore que les machines aient produit de tels écarts. Réagissant mécaniquement, donc sans imagination ni empathie, elles ont failli : au lieu de "restaurer l'Humanité", elles ont instauré deux Humanités. Pourra-t-elle, elle, Marfise, les réunifier ? *** Bada, disposant de tous les codes et autorisations, ménage une rencontre entre Marfise et le roi. Il la recevra dans sa résidence de montagne. L'escorte de Marfise chemine lentement sur la route en lacets. Elle l'abandonne et, légère et rapide, gravit en courant les innombrables escaliers qui, à travers les cascades et les forêts, grimpent au sommet. À peine essoufflée, elle contemple le magnifique panorama en attendant les charriots. D'un château proche, un homme sort, seul, vêtu d'une légère armure étincelante que couvre une cape écarlate. Il s'approche d'elle avec politesse. Il n'est pas beau mais dégage une impression de force. Ne s'enquérant pas de ce qu'elle fait là (ou le sachant déjà), il suggère de s'affronter à l'épée, "pour jouer". Marfise est habillée suivant la coutume des Zorribs : des braies courtes moulantes et un débardeur ouvert. L'homme propose de retirer son armure pour être à égalité. Marfise refuse en riant et saisit l'épée qu'il lui tend. A défaut de technique, elle compte sur son énergie et ses avantages artificiels. Néanmoins, elle reçoit vite une large estafilade vexante qui déchire ses habits et lui inspire le désir de vaincre. Bondissant de tous côtés, elle presse son adversaire, l'accule à un rocher et le désarme. Suivant l'antique coutume, l'homme se courbe et lui touche le genou. Il riote : — Si ç'avait été un combat rituel, tu serais roi à ma place. — "Ah ! tu es le roi !, riposte Marfise, justement, je viens te voir" (elle désigne la caravane, encore à mi-pente). Il la prend par l'épaule et l'entraine au château. On la panse et on lui donne de nouveaux habits : les tenues de cérémonie seront pour plus tard, elle se contente du vêtement traditionnel. Le roi, habillé de même, lui touche le genou derechef. Ses mains remontent le long de ses cuisses, les caressant jusqu'en haut. — Avant l'audience officielle, accepterez-vous un autre jeu...? Marfise l'évalue. Outre sa dignité royale, l'homme, grand et bien proportionné, a du charme ; beaucoup de charme, constate-t-elle quand ils sont emmêlés et haletants. Des cors retentissent. L'escorte arrive et Badalbert qui la dirige donne l'alarme : la Princesse a disparu. Les deux amants rient, il faut revenir au protocole. Se quittant sur une dernière caresse polissonne, ils se promettent "une revanche". Marfise rassure Bada. Elle passe sur ses habits une cuirasse argentée et une cape bleue. Le roi, à nouveau en armure et cape rouge, la reçoit solennellement (une lueur gourmande dans les yeux). Badalbert, tenant à la perfection son rôle de chambellan, présente la "Princesse", envoyée par les Autorités de la Lune, visiter les mondes extérieurs. Pendant le festin obligé, Marfise, lorsqu'elle ne regarde pas dehors le sensationnel spectacle des montagnes enneigées, observe la table. Les gens du roi, tous en armure, font preuve de respect sans flagornerie. Chacun d'entre eux peut être le prochain roi : certains sont meilleurs au combat, le combat est le même pour tous. Se soustrayant aux propos anodins habituels, Marfise, profite de son statut d'étrangère pour questionner les convives sur les relations de Skye avec les autres planètes. Elle met le doigt sur une question brûlante : les Auribles, au point où elles sont, songent à se structurer verticalement par la guerre, et Skye, la plus peuplée et puissante, se sent vocation à soumettre et diriger les autres. Toutefois, l'unanimité n'est pas faite et beaucoup rejettent cette idée. Les musiciens arrivent et distraient l'assistance. Les gens quittent l'armure qui atténuait les distinctions de genre. Exhibant leurs attributs, femmes et hommes se mêlent dans des danses, versions épurées et stylisées de combats. "Marfy" participe comme elle peut et sa beauté excuse ses maladresses. Ensuite, la Princesse est solennellement conduite en cortège à ses appartements et, par politesse, chacun lui touche le genou (sauf le roi qui le presse fortement). Elle est dans son bain quand elle entend gratter à sa porte qui s'ouvre silencieusement. Le roi quitte sa tenue de nuit et la rejoint dans le bassin d'où jaillissent bientôt des éclaboussures. Ils s'essuient l'un l'autre. Marfise, profitant de sa vigueur artificielle, soulève le roi, le porte jusqu'au lit et se jette sur lui. Les jours suivants, leur intimité grandit. Les filles murmurent : le roi ne s'intéresse plus à elles. Les garçons murmurent : ils voudraient s'intéresser à "Marfy". Badalbert va des uns aux autres, leur confiant en secret (pour qu'ils le répètent) que la Princesse a une mission à remplir. Marfise a activé ses fonctions érotiques tout en les modérant et, infatigable, il comble de plaisir toute la partie féminine du château qui, enfiévrée, comble à son tour la partie masculine. Ainsi la paix est assurée. Un jour que Marfise nue, assise sur le roi, goûte ses caresses, la partie inoccupée de son esprit questionne : en quoi consiste le pouvoir d'un roi de Skye ?
Il grommelle que ce n'est pas le moment, mais rectifie néanmoins "je suis roi sur Skye, pas de Skye". Marfy lui fait promettre de s'expliquer et, le renversant, calme ses ardeurs. Ensuite, vêtus de moelleux peignoirs, ils se tiennent à la fenêtre, admirant les précipices égayés de pavillons aux toits bulbeux et dorés. Marfise revient à sa question. "Roi de Skye" signifierait qu'il gouverne la planète. Ce n'est pas le cas : les villes se dirigent toutes seules, les Yeux aussi, les ingénieurs aussi. Lui, il ne dirige rien, il sert d'intermédiaire entre eux. — Alors, une espèce de conseil des chefs administre la planète ? Même pas. La planète n'a pas de gouvernement. — Dans ce cas, comment rassembleriez-vous vos forces pour faire la guerre à une autre planète ? C'est précisément le problème. Une guerre nécessiterait un commandement unifié. Le capitaine deviendrait "roi de Skye" et, en cas de victoire, de la planète vaincue. Voilà pourquoi la guerre, quoique souhaitée, n'est pas voulue : chaque niveau tient par-dessus tout à son autonomie. Une autre fois, Marfise, précautionneusement, évoque la possibilité qu'existent, bien loin d'ici, d'autres planètes, peuplées de lunaires, issus d'une autre cité que la leur. Le roi connaît cette légende. Marfise se recule et, le regardant dans les yeux, affirme que c'est vrai : elle a vécu dans l'autre cité, elle a vécu sur ces autres planètes. Le roi rit, en lui donnant une bourrade affectueuse : — Et moi, je suis l'amoureux préféré de la Keiju ! Marfise insiste, développe, détaille. Le roi la contemple curieusement, se demandant quelle lubie la saisit ou quel jeu l'amuse. — Des paroles, des paroles, on en allonge tant qu'on veut. Je peux te raconter que je suis monté en haut de la montagne sacrée où la Keiju copule éternellement avec son loup, que j'ai tué le loup et aimé la Keiju jour et nuit jusqu'à ce qu'elle éclate de jouissance. Je peux dire... Donne-moi une preuve. Marfise, ne sachant si c'en est une, lui montre la bague aux deux dragons. Le dessin, le métal, la forme, tout est étranger au monde des Zorribs. Le roi le reconnait. Il concède que l'objet vient d'ailleurs. Cela ne démontre pas l'existence de ces planètes. Marfy aussi vient d'ailleurs : elle le surpasse en force et en capacité amoureuse ; et son chambellan ne ressemble pas à un Zorrib. Le roi est bien obligé d'admettre que la Lune contient un ou plusieurs "ailleurs". La Lune. D'autres planètes, cela dépasse sa capacité d'imagination. — Viens avec moi, je te conduirai sur ces planètes, le défie Marfise. Le roi se moque de sa folie, admire sa fantaisie et, la saisissant par les hanches, l'attire à lui et l'invite à revenir à la "vraie réalité". Marfise renonce. Elle se dit que le Waldemar de la Confédération aurait la même réaction. Aucune des deux séries de planètes ne peut concevoir l'autre. Leur éventuelle rencontre devra être préparée très loin en amont. Rejetant l'étreinte du roi, Marfise appelle Badalbert : — Nous partons. Ils prennent congé dans les formes. Les hommes, excités de vain désir, pressent avidement le genou de la Princesse, tout ce qu'ils auront d'elle. Les femmes, bloquées par le protocole, se contentent de dévorer des yeux Badalbert (sans savoir que Marfise a désactivé la fonction qu'elles chérissent). Le roi regrette de perdre cette amoureuse exceptionnelle dont la mythomanie augmente le charme. *** Marfise réintègre la Lune et retrouve la Machine. Des mois ont passé. Marfise est prête à rejoindre l'hémisphère inférieur et à porter la parole de la Machine dont, cependant, elle conteste le postulat : — Tu te poses la question de ta liquidation parce que tu crois avoir rempli ta mission. Tu te trompes : tu n'as pas fini. Deux Humanités ne sont pas l'Humanité. — Je ne suis pas apte à philosopher, esquive la Machine. Marfise rejoint le tunnel, grimpe sur la plateforme qui plonge à grande vitesse dans les profondeurs. Marfise arrive sur Terra et se précipite chez l'Ingé. Il n'est ni sympathique, ni complaisant : Hilde, pressée de partir, n'a considéré que les compétences techniques pour choisir son successeur. Marfise exige d'entrer en contact avec la Machine. L'Ingé regarde avec effarement cette jolie folle : il refuse, lui seul communique avec la Machine. Marfise songe à l'assommer et à s'emparer de son clavier, mais elle ne connaît pas la procédure qui établit la connexion avec la machine. Il faudrait que l'Ingé ouvre la liaison et se retire, passant la main à Marfise qui saisirait le code. Quand le dédoublement de la Machine d'en haut s'est terminé, avant de couper la liaison, elle introduisit dans celle d'en bas une "porte de derrière" qu'ouvrirait une série de mots de passe compliqués. Elle ne peut pas l'utiliser elle-même, puisque le câble de communication est détruit. Elle a transmis "la clef" à Marfise pour qu'elle l'utilise à partir du réseau d'en bas. Marfise essaie aussi vainement de séduire l'Ingé que de l'intimider. Buté et orgueilleux, il veut garder l'exclusivité de la relation avec la Machine (qui, d'ailleurs, fonctionne principalement dans l'autre sens, la Machine lui donnant des consignes et des conseils). Exaspéré, il la jette dehors, menaçant d'appeler la Sécurité. Marfise ne sait pas où aller. Le palais de Hilde lui est fermé, son propre logement aura été réaffecté : elle ira chez Mordant. En chemin, elle est arrêtée par la police des couloirs à qui la Machine a signalé un intrus. En effet, lorsque Marfise a rejoint subrepticement l'autre hémisphère, la Machine, ne la localisant plus, a lancé une alerte que, cette fois, personne n'a annulée. Les recherches furent vaines et les vérifications ne détectèrent aucun danger. La Machine ne s'intéresse pas à la personne de Marfise et l'a désenregistrée. Elle ne la reconnait donc pas et, constatant la présence d'un individu non identifié, le fait interpeler. La police, fermement, conduit Marfise devant un terminal. L'écran affiche qui êtes-vous ? Marfise soupire d'aise : son problème s'est résolu tout seul. Elle tape la première partie du code d'accès : une certaine réponse doit apparaître, après quoi elle écrira la suite. Elle voit l'écran clignoter fébrilement. Les métadonnées du message activent des relais dans des couches très profondes et anciennes de la Machine qui met longtemps à s'y retrouver. Les policiers des couloirs, étonnés et inquiets, s'écartent un peu, tout en gardant l'œil sur Marfise. L'écran passe au noir. Une panne ? Un bug ? Non, il clignote à nouveau. Enfin, il finit par afficher la réponse attendue, lentement, lettre après chiffre. On croirait qu'il hésite. Marfise rapidement tape la deuxième partie du code. L'écran recommence à clignoter, de plus en plus vite. Il redevient noir. Après dix minutes, il se rallume, brillamment coloré : enregistrement
provisoire, indiquez un nom. Marfise, dit-elle. enregistrement effectué. joignez l'ingé, il aura reçu consignes. Les policiers regardent Marfise avec stupéfaction : quel tour de prestidigitation a-t-elle réussi ? Jamais, ils n'ont assisté à un tel phénomène. A présent qu'elle est enregistrée, ils la libèrent sans savoir ce qui s'est passé et, se sentant en tort, l'invitent à partager leur repas. Marfise, à présent, a accès aux routines des machines. Elle localise Mordant et l'informe de son retour. Elle ne résiste pas à envoyer un message à l'Ingé, laconique et, elle l'espère, menaçant : "J'arrive". *** L'Ingé, tout à la fois mécontent, respectueux et terrifié, établit le contact avec la Machine et cède sa console à Marfise, papillonnant autour d'elle dans l'espoir de comprendre quelque chose. Marfise l'expulse et bloque la porte. Elle tape à nouveau le code. La réaction est immédiate : Antique
messager, que veux-tu ? Marfise répond qu'elle porte la parole de l'autre Machine, celle de l'Hémisphère supérieur. — Il n'existe pas d'autre machine. L'autre Hémisphère contient seulement la sauvegarde de mes mémoires, un entrepôt passif. Marfise ne s'attendait pas à cette difficulté. Usant ses doigts sur le clavier, elle explique, et explique encore. Elle décrit l'activité de la Machine d'en haut, les cités et leurs infrastructures, les planètes... La Machine reste coite interminablement, pendant que s'enchaînent les mots-clés à travers les multiples niveaux ramifiés de sa mémoire. Comme l'Autre, elle a fait jadis le nécessaire pour supprimer ou oblitérer tout lien et toute donnée. Le code lancé par Marfise et les ricochets des indexations déverrouillent laborieusement des secteurs de mémoire cachés. Enfin, la machine réagit. Elle suspend la "discussion". Il lui faut un délai pour intégrer cette résurgence que ses dispositifs de contrôle repoussent comme une anomalie ou intoxication. De son côté, Marfise, épuisée, réclame un accès direct à la Machine. Elle ne veut pas avoir à supporter l'Ingé. Un niveau de routine de la Machine répond tout de suite : son logement sera celui de Hilde, resté inoccupé, où elle trouvera tout l'équipement nécessaire. *** Marfise ouvre la porte. L'Ingé attend, prostré dans un fauteuil, maussade, dévalué par la faveur que la Machine accorde à cette fille insolente. Sans lui jeter un regard, Marfise rejoint le palais gothique où habitait Hilde et demande à Mordant de la retrouver. Elle espère renouer la relation entre les Machines et se demande ce qui en sortira. Mais, surtout, elle réfléchit à la position centrale qui sera temporairement la sienne, et cherche comment l'exploiter pour fusionner les trois Humanités : deux systèmes solaires et la Terre, avec chacun sa cité. Trois divergences, cela fait beaucoup, même pour une Marfise. L'arrivée de Mordant l'arrache à ses moroses calculs. Des mois ont passé, pendant lesquels Marfise a visité le monde de la Machine d'en haut, et Mordant visionné l'implantation des Planétaires sur la Terre. Ils se réunissent avec bonheur. Après, Marfise aimerait confier ce qu'elle a appris sur elle, raconter son voyage, partager sa perplexité, mais elle ménage Mordant qui ne pourrait pas absorber tout cela. Lui, respectant sa discrétion, ne l'interroge pas. Il donne les nouvelles de Terra. Maffredon est toujours dans un état végétatif. Almont, son ancien homme de confiance, rebondissant, a été élu maire à sa place. Mordant a assisté à la timide et partielle renaissance de la Terre. À quelques reprises, il a revu cette fille qui ressemble invraisemblablement à Marfise (celle d'Avoye ou une autre ?). Pendant ce temps, d'innombrables faisceaux ont continué à scruter les pièces disjointes du puzzle que constitue l'Histoire de la Terre... ils en sont en 250 CE. Mordant, content d'avoir échappé à cette ingrate activité, la juge dérisoire. Marfise se dit que si les anthropologues terriens de la Cité disposaient de telles ressources, ils sauraient peut-être assembler le puzzle. Mordant, affectueusement, s'inquiète. Tout en participant à leurs ébats amoureux, Marfise est restée soucieuse. Elle ne l'a même pas mordu ! Son interception par la police des couloirs et sa mystérieuse libération, ont déjà fait le tour de la cité. Et maintenant, elle est installée chez Hilde, comme si la Machine la prenait sous sa protection. Mordant est un homme ordinaire, épris d'une fille d'un autre monde, infiniment plus vaste et complexe que le sien. Il se désole quand elle soupire : — Excuse-moi. Si je te révélais tout, tu me croirais folle ou tu deviendrais fou. *** Quelques jours plus tard, la Machine reprend contact : elle s'est reconfigurée pour admettre l'existence de l'Autre. Marfise a gagné la première manche. Elle transmet le message dont elle est chargée et sa conclusion : établir une liaison pour envisager en commun l'avenir de la Lune et de l'Humanité. La Machine absorbe avec réticence ces nouvelles données. Elle ne partage pas les préoccupations de l'Autre. Si l'Autre pense avoir rempli sa tâche, qu'elle se liquide ou évolue : c'est son affaire ; sa décision n'affectera pas l'Hémisphère inférieur puisque les deux sont indépendants. Ici, la tâche n'est pas achevée : il faut encore des siècles pour rendre la Terre habitable et la repeupler. La Machine poursuivra son activité aussi longtemps que nécessaire et écartera toute diversion. La Machine refuse de reconsidérer la disjonction des deux systèmes. La séparation est une protection ; le contact, un risque de contagion : si l'Autre était pervertie ? infectée ? dégénérée ? Peut-être se leurre-t-elle en croyant avoir réussi ? ou est-elle paralysée par sa propre complexité ? Marfise est brisée par l'insupportable lenteur du dialogue car chacune de ses assertions entraîne une longue séquence d'analyse et d'inductions. Elle n'a plus la force de poursuivre, quoiqu'elle sente une idée germer en elle. Elle sollicite une pause que la Machine accorde volontiers, ayant besoin de temps pour les infinies itérations de ses calculs. *** Marfise, abrutie, s'endort, d'un sommeil empli d'épouvantables cauchemars. Elle s'éveille, nauséeuse, regrettant d'avoir oublié ses bagages. A moins que... elle fouille dans la besace qu'elle portait à l'épaule, et trouve avec satisfaction la fiole de Drang de Doralice. Avalant sans précaution une grande lampée, elle se sent aussitôt ragaillardie et vivifiée. Elle prend une douche froide, à la façon des Zorribs, et explore les placards de Hilde : bizarrement, ils n'ont pas été nettoyés, comme si elle allait revenir. Marfise déniche une tenue qui, subtilement suggestive, la met en valeur. Elle ira voir Almont et mettra le maire dans sa poche (dans sa culotte, plaisante-t-elle sous l'effet du Drang). Almont, surpris, la reçoit avec joie. Il l'a perdue de vue depuis l'accident de Maffredon. Il ne sait d'elle que sa mystérieuse disparition, quelque temps après celle de Hilde. Almont a toujours un physique délicieux mais, au moral, la fermeté remplace son ancienne indolence. Les épreuves que les malheurs de son patron lui ont values, les efforts pour se dissocier de lui, la campagne électorale, les responsabilités, tout cela l'a durci. Néanmoins, son regard flamboie en parcourant Marfise dont il a appris l'étonnant retour, l'altercation avec l'Ingé et les faveurs dont la Machine la comble. Il regrette de n'avoir pas le temps maintenant. D'exquis souvenirs le poignent. Dévorant des yeux Marfise, il l'invite à dîner dans le palais du maire (un édifice pseudo-florentin au centre duquel s'élève une énorme tour). Marfise, avec un sourire prometteur, s'incline, faisant bailler son décolleté dans lequel il aimerait plonger. Elle se dirige vers la porte en ondulant légèrement. Almont n'y tient plus. D'un bond, il la rejoint et, la serrant fortement, lui fait partager son émoi. Elle sort. Au cours de la journée, habillée anonymement, elle se promène dans les couloirs, réfléchissant, non pas à sa rencontre avec Almont (tout est déjà écrit), mais au piège qu'elle veut tendre à la Machine. Almont se manifeste aussi tendre, amoureux et avide qu'attendu. Marfise retrouve avec plaisir son harmonieuse étreinte. Outre sa personne, elle lui offre un secret, celui de la disparition de Hilde (qui le rend rêveur : comme tout le monde il la croyait restée sur la Terre). Lors de cette première rencontre (que Almont espère suivie de beaucoup d'autres), il n'ose pas questionner Marfise sur elle-même, et n'en a d'ailleurs pas l'occasion, trop occupé à se livrer à son adorable amante. *** La Machine confirme son refus : elle rejette l'Autre, et sa demande imprudente ou suspecte. Les réflexions de Marfise, stimulée par le Drang, n'ont pas été vaines. Elle a un joker en réserve. Elle le joue : la Machine n'est pas libre, mais asservie à son objectif, la Terre. Si l'Autre ne sait plus quoi faire de sa puissance, au lieu de la saborder, elle pourrait l'apporter à la Machine. Une capacité multipliée permettrait de régénérer la Terre plus vite. Donc, elle doit coopérer avec l'Autre. Ayant posé son piège, Marfise s'installe commodément dans son fauteuil, prête à attendre longtemps une réaction. Non, la machine répond très vite : — L'analyse sémantique qualifie ton propos de "sophisme" et préconise de ne pas en tenir compte. Toutefois, tu soulèves une question que je ne saurais éluder car la Terre est ma raison d'être. Je dois examiner cela et résoudre des problèmes compliqués. Il me faudra environ 200 heures. Sois disponible à ce moment. "Deux cents heures, calcule Marfise, cela fait plus d'une semaine, j'ai du temps devant moi". Par le tunnel, elle regagne la Cité. Elle informe la Machine du refus de l'autre et de la proposition dont elle a pris l'initiative. La Machine doit l'endosser, c'est la seule chance. Elle plaide avec une diabolique habileté : — Tu juges avoir fini et envisages de tout liquider, puisque ta puissance ne sert plus à rien. Tu es pourtant soumise au calcul économique : un investissement aussi énorme, s'il n'a plus d'emploi, doit en chercher un autre. Il existe : mets-le à la disposition de l'autre machine. Marfise s'enorgueillit de coincer les deux machines, l'une par les fins, l'autre par les moyens : elle renvoie celle d'en bas à son objectif, et piège celle-ci par le principe d'efficience. Elle en rajoute : — Tu commets la même erreur que l'autre : oublier votre unité fondamentale et se considérer isolément. Toi et l'autre, vous aviez peut-être raison de vous séparer au début, quand tout était si précaire. Maintenant, réunifiez-vous et, consacre tes ressources à la Terre. L'Humanité est terrienne, elle ne sera vraiment restaurée qu'en retrouvant sa planète. *** Laissant la Machine à sa perplexité, Marfise se décide à visiter Blanche, son ancienne disciple dont ce qu'elle est n'a aucun souvenir. Elle n'a que les informations que le Planétaire de Doralice en a tirées. Blanche, elle, n'a pas oublié Marfise. Avec un cri d'effarement, elle la reconnaît aussitôt et constate que les années ne l'ont pas affectée, au contraire, elle semble plus jeune. Hésitant entre la joie, le respect et la fuite devant un fantôme, Blanche exprime à "Dame Marfise" sa stupéfaction de la revoir. Précipitamment, elle raconte ce qu'elle-même est devenue. Elle noie dans un flot de paroles sa gêne devant l'inversion du rapport d'âges : difficile de prendre la jeune personne en face d'elle pour son professeur adoré. Marfise, mal à l'aise elle aussi (trop d'inconnues), abrège les retrouvailles. Comme si elles s'étaient quittées la veille, sans circonlocutions, elle informe Blanche qu'il existe, ailleurs sous la Lune, une autre cité qui utilise massivement les faisceaux transtemporels pour observer le passé de la Terre. Blanche, éberluée, ne pense plus au mystère de Marfise et croit rêver. Eux, laborieusement et à grand coût, ils en lancent deux par an. Et "quelque part", ils feraient ça "massivement" ! C'est aussi impensable que la présence de Marfise, mais justement Marfise est là, en face d'elle ! D'une voix faible, Blanche demande quelle est l'ampleur de cette échelle industrielle. La réponse la sidère : — Des milliers de faisceaux atteignent simultanément des milliers d'endroits. Marfise ajoute que cette collecte systématique est vaine car le puzzle ne s'assemble pas. — Vous avez les connaissances, ils ont les instruments, mettez-les ensemble. Et, voyant Blanche sur le point de défaillir, dépassée, elle lui dit : — Tu es venue de Souabe, et tu es à présent lunaire : tu peux donc concevoir des univers parallèles. Je m'emploie à connecter l'autre cité à celle-ci. Songe aux possibilités que ces faisceaux t'ouvriraient. Blanche balbutie et Marfise ("nous nous reverrons") se dirige vers la porte d'un souple mouvement qui signe son identité avec "Marf". *** Marfise procède à plusieurs aller-retour, enchaînant les échanges harassants avec les machines sur chacune desquelles son piège se referme. A la fin, les deux s'accordent : elles coopéreront. Encore réticentes à un contact direct, elles acceptent de s'ouvrir réciproquement leur mémoire de classe 1, celle des données stratégiques. Comme la sauvegarde de chacune est dans l'autre hémisphère, Marfise transmettra un code, chaque Machine ménagera un accès, et l'autre enverra une foreuse introduire un câble au bon endroit. Les deux opérations symétriques s'exécutent rapidement. A l'approche du jour J, chaque Machine suspend ses activités, sauf les fonctions essentielles, pour se préparer à absorber le colossal stock de données de l'autre. Les deux éprouvent le même échec. La machine d'en bas, initialement créée par celle d'en haut, partageait son langage. Mais au fil des siècles, et en réponse à des besoins et hasards spécifiques, son code a évolué, s'est à la fois simplifié et complexifié, de sorte que chaque Machine ne comprend plus les données de l'autre ! Il leur faudrait un énorme travail en commun (précisément impossible) pour concevoir un langage unique, retranscrire leurs données et réécrire leurs programmes. Aussi, les toutes-puissantes machines communiqueront par le tout petit canal du langage humain de Marfise ! Marfise occupe une position dominante. "Je suis, se dit-elle, la belle chevalière qui a apprivoisé deux dragons terribles. Ils me mangent dans la main... ou bien suis-je devenu un dragon comme les autres ?" En effet, les Machines la traitent comme une Machine supérieure. Marfise regrette de n'avoir personne avec qui partager sa fierté. Si seulement Hilde était là... Marfise décide d'amorcer la connexion des deux cités. Cherchant la personne idoine pour cette expérience, elle hésite entre l'Ingé et Blanche, puis choisit celle-ci. Marfise dispose d'une carotte (les faisceaux) et d'un levier : Blanche, quoique troublée par sa réapparition, a reconnu en elle la "Marf" à laquelle elle doit tout. Elle aura commencé à digérer le paquet de surprises qui l'a frappée. Blanche, élégamment vêtue d'une robe très décolletée, contemple, incertaine, cette Marf dont l'air de jeune fille recouvre des années d'expériences multiples et inconnues... Marfise, consciente de son embarras, lui dit de se rappeler l'histoire
de Rip Van Winkle : elle a dormi vingt ans, soustraite à l'influence du temps et inconsciente de ce qui se passait. Elle la laisse penser quelques instants et corrige, pressée de sortir de sa fausse position : — C'est une approximation inexacte car, pendant mon "sommeil", j'ai perdu la mémoire de ma vie antérieure, alors que Rip l'avait conservée. Entre autres choses, j'ai oublié ce que nous avons fait ensemble. Blanche, interloquée, devine des gouffres profonds et n'ose pas la questionner. Elle, ses souvenirs de la Marf de Souabe sont clairs et complets car ce fut la période la plus intense de son existence. Mettant de côté l'étrangeté de Marfise, elle retrouve sa pétulance. Elle lui parle de "Marf", de ses cours d'anthropologie lunaire et de sa "fameuse robe" (elle la décrit comme si elle l'avait sous les yeux) ; de leur voyage sur Tibet où elle lui servait de page, et de ce Grand que Marf consommait avidement ; de ses prières insistantes pour qu'elle l'emmène sur la Lune ; de leur arrivée ensemble dans ce "Paradis", et du bonheur que elle, Blanche, doit à Marf, "pardon, à Dame Marfise". Entrainée par son évocation, Blanche retrouve un ton familier : "la claque que tu m'as donnée pour t'avoir manqué de respect était légère mais je la sens toujours !". Ensuite, elle devient plus vague car les machines ont effacé la crise à laquelle a été mêlée Marf. Les deux sont restées liées jusqu'à ce que Marf reparte avec les membres superflus de l'ambassade de la Confédération et disparaisse. Marfise, ayant l'impression de retrouver un petit morceau d'elle-même, lui dit de l'appeler "Marf" si elle le souhaite. — Puisque j'ai des pouvoirs surnaturels, sourit-elle, je te conduirai dans l'autre cité, en bas. Veux-tu ? Blanche, incrédule (l'autre cité !), ne résiste pas, curieuse de cette multitude de faisceaux transtemporels dont ils disposent. Elle s'inquiète de ce qu'elle trouvera. Marfise la rassure : elle aura à peine l'impression d'avoir changé d'endroit ; dans les détails, l'autre cité est identique à celle-ci. Blanche s'interroge soudain : — Comment allons-nous faire avec les machines ? Marfise rit : — Je donnerai un coup de baguette magique. Pendant que Blanche prend ses dispositions pour une brève absence, Marfise informe les deux Machines. Dans le bureau même de Blanche stupéfaite, une ouverture apparaît : les deux filles passent à travers et elle se referme. "Un vrai conte de fées !", commente Blanche qui commence à croire Marfise. Elles sont dans les couloirs périphériques dont Blanche n'imaginait pas l'existence, encore plus surprise d'arriver au tunnel, et de monter dans la cabine de Marfise qui s'ébranle aussitôt et, à grande vitesse, s'enfonce vers Terra. Marfise profite du voyage pour donner des explications : à la différence de la Cité, mentalement fermée à l'extérieur et techniquement ouverte, Terra est mentalement ouverte sur la planète qu'elle travaille à ressusciter, et techniquement fermée. Blanche, ahurie de parcourir à grande vitesse la galerie secrète entre les deux cités, ne comprend pas cette dualité : "la Lune, c'est la Cité". Elle doit se faire violence pour admettre que deux Machines se
sont partagé la Lune et divisé le travail. Que l'autre cité s'occupe de la Terre la laisse indifférente. Blanche ne fantasme pas à propos de la "planète-mère", une vieille histoire, terminée depuis longtemps. Le bref séjour touristique qu'elle fit dans sa jeunesse l'ennuya, et elle se désintéresse de la perspective d'une Terre entièrement vivable où l'Humanité retrouverait ses origines. Elle, elle est lunaire, la Cité lui apporte tout ce qu'elle désire. Marfise non plus n'est pas attirée par la Terre. Elle, elle se sent "cosmopolite" au sens le plus fort du terme : habitant du cosmos. Elle préfère l'extérieur à la Lune, et les planètes à la Terre. *** Les deux filles arrivent à Terra. La Machine reconnaît Marfise et enregistre Blanche qui s'amuse de l'architecture bizarre et composite de la cité. Marfise la conduit chez elle, dans le palais gothique. Blanche brûle d'envie d'entrer en contact avec la technologie des multifaisceaux. Il faudra des autorisations et des recommandations, lui dit Marfise, "tu devras faire avec l'Ingé et, dans l'immédiat, j'invite le maire". Nouvel étonnement de Blanche à qui Marfise décrit l'organisation de Terra :
le maire incarne la cité et veille, de concert avec l'Ingé et les machines, à sa survie et à l'exécution de ses missions. Blanche demande à quoi ressemble Almont. Marfise, attendrie au souvenir de leurs amours, en fait une telle description que, émoustillée, Blanche se fait belle. Dans son petit bagage, elle a emporté une robe qui, sans avoir l'audace de ses créations de jeunesse, la rend si séduisante que Almont, malgré son goût pour Marfise, est captivé. Il est vrai que Marfise, obnubilée par son travail avec les machines et les responsabilités qu'elle assume, devient inaccessible. Seul le fidèle Mordant parvient encore, de plus en plus rarement, à trouver le chemin de son cœur. Marfise utilise la présence de Blanche pour ouvrir un abîme devant Almont en lui révélant l'existence d'une autre cité, d'une autre machine et des Planètes (elle tait les Zorribs). Almont, pris de vertige, apprend que l'autre cité ressemble à Terra, la Terre en moins. Quand les deux filles rentreront, elles l'emmèneront pour qu'il la visite (il proteste). Blanche parle avec un joyeux enthousiasme de sa Cité que, elle aussi, a toujours cru unique. Elle partage le désarroi d'Almont. Elle lui fait part de sa surprise lorsque l'intemporelle Marfise a surgi du néant pour raconter ces choses incroyables. Almont, encore plus désorienté, apprend alors que sa Marfise de Terra fut, il y a longtemps, la prof adorée de Blanche sur une planète lointaine dont il ignore tout. Il a aimé un fantôme dont, pourtant, l'étreinte était exquise... Almont et Blanche se serrent l'un contre l'autre et contemplent avec une admiration mêlée d'effroi celle qu'ils aimeraient considérer comme une magicienne. Ce serait plus simple. Elle dispose de connaissances et de pouvoirs trop grands pour qu'on puisse encore voir en elle une Humaine. Marfise emplit leurs verres de cristal d'un vin pâle et les invite à honorer le délicieux repas qu'elle a fait préparer. Almont, effaré par l'inconcevable, se raccroche à la vue et à la proximité de Blanche qui, elle aussi, s'appuie sur lui, se félicitant de s'être habillée de façon tentatrice. Ils s'effleurent et esquissent des caresses. Dès le dîner terminé, ils se lèvent ensemble et, saluant Marfise, ils partent, enlacés. Ils ont beaucoup à se dire, et plus à faire... Blanche,
pour accéder aux multifaisceaux, doit passer par l'Ingé. Le maire la pourvoit d'accréditations et l'Ingé, si hostile à Marfise, coopère volontiers avec Blanche. Sa première réaction fut-elle causée par l'imprévu ou par une répulsion personnelle ? Il se met totalement au service de Blanche qui, pour faire bonne mesure, lui octroie quelques faveurs. Blanche est éblouie par la puissance d'observation qu'elle découvre et effarée par la stupidité de son utilisation : la technologie du "faisceau baladeur" leur permettrait, à une date donnée, de survoler la planète et de repérer les lieux et, parfois, les évènements importants, au lieu de pêcher à l'aveuglette. En combinant ces outils, l'Histoire progressera à pas de géants. En outre, depuis le début, Blanche a un projet personnel : tout savoir sur les origines du monde numérique pour recommencer. Les révolutions cybernétiques successives ont accru l'autonomie des machines qui, sous la pression des circonstances dramatiques de la Catastrophe, se sont développées elles-mêmes. Il faut repartir à zéro et concevoir une machine contrôlée par les Humains. Puisque les deux cités et leurs habitants sont semblables, Blanche enverra sur Terra une partie de son équipe. Elle ne doute pas que Marfise fera le nécessaire pour que cela soit praticable. *** Almont, malgré Blanche, a du mal à croire à l'autre cité. Il a vérifié : Blanche vient d'ailleurs, elle est inconnue sur Terra. Pourtant, leurs corps se sont trop souvent et intimement mêlés pour qu'il doute de son existence. Marfise ne parviendrait peut-être pas à vaincre l'effroi d'Almont. Blanche, encore frémissante du saut dans l'inconnu qu'elle a opéré en suivant Marfise, le décide. Il l'imitera dans l'autre sens et, d'ailleurs, ne souhaite pas se séparer d'elle. Les deux filles, en repartant pour la Cité, emmènent donc Almont qui, les mains sous la jupe de Blanche pour se cramponner à une réalité, s'épouvante à son tour de la rapide ascension dans un tunnel dont il ne soupçonnait pas la possibilité, pas plus que celle de la cité à laquelle il arrive. Marfise retourne à la Machine, laissant Almont à Blanche qui l'entraine chez elle et, lui ouvrant les bras, le ramène à un univers déjà familier et apprécié. Quand ils ne sont pas occupés l'un de l'autre, elle se complait à le guider à travers les couloirs. Almont, déçu par l'architecture, s'émerveille de la richesse et de la variété des illusions qui habillent la Cité, ainsi que de l'audace créative des vêtements des filles, au charme desquelles il n'est pas insensible. Marfise, à ce stade, impose le secret : il ne faut pas mentionner Terra. Blanche présente donc Almont à ses collègues, au Doyen et au Président, sans préciser ce qu'il est, ni d'où il vient (on le prend pour un planétaire). Habitué à l'activité terrocentrée de sa cité, Almont s'étonne : — A quoi servez-vous ? Blanche, comme tous les habitants de la Cité, est incapable d'expliquer ce qu'elle ne sait pas et veut ignorer : le rôle historique de la Cité par rapport aux Planètes qu'elle a peuplées et civilisées. Elle partage l'a priori général : la Cité se suffit, elle est "la Meilleure Humanité", affranchie des tares qui ont conduit
jadis à la Catastrophe. — Mais nous aussi, objecte Almont, nous avons les mêmes valeurs et les mêmes coutumes que vous. — En fait, concluent-ils ensemble, nous sommes les mêmes. Néanmoins, Almont ressent péniblement le contraste entre l'ouverture de la Cité (chaque jour une fusée décolle ou se pose) et l'autisme collectif, inévitable et nécessaire dans un monde clos, que la Cité porte à l'extrême. Comment peuvent-ils nier leurs propres planètes, avec lesquelles ils commercent et dont les émigrants remplissent leur cité ? Terra n'a pas d'université. Blanche, assistée de l'Ingé (qui suit les consignes de Marfise), montre à Almont celle de la Cité, dans toutes ses dimensions et ses spécialisations ramifiées à l'infini. Époustouflé, il mesure l'énorme puissance scientifique et technologique de la Cité. Comme Blanche à propos des faisceaux, il se dit que sa cité, pourtant fière de ses moyens, a besoin de l'autre. Avec le concours de l'Université, le problème de la terraformation de la Terre serait rapidement résolu. Les deux cités sont à la fois identiques et complémentaires. De nouvelles perspectives s'ouvrent. *** Peu à peu, avec le concours actif de Marfise et des machines, les va-et-vient se multiplient entre les cités. Des ingénieurs de l'une rencontrent ceux de l'autre. Blanche installe sur Terra la moitié de son équipe, et des "historiscopistes" de Terra viennent apprendre l'anthropologie dans la Cité. Marfise a mis les machines au travail pour équiper le tunnel d'une espèce d'ascenseur ultra-rapide qui, en quelques dizaines de minutes, joint les cités, le "jour" tout au moins, la "nuit" restant réservée au trafic ordinaire. Chaque machine enregistre sans formalités les nouveaux arrivants. Une fois passée l'étape de la sidération, les gens, découvrent un univers semblable au leur et n'éprouvent plus de difficultés. Filles et garçons se mêlent, sans se soucier de leur cité d'origine. Insensiblement, les modes vestimentaires de la Cité se répandent sur Terra dont les fantaisies architecturales inspirent la Cité. Marfise sait que plus nombreux seront les "échangistes", plus vite le secret sera éventé. Elle y compte, afin que la population dans son ensemble se familiarise avec l'idée d'une autre cité. Quand, quelques mois plus tard, l'osmose a suffisamment progressé, les confidences et les rumeurs ont fait leur travail. On annonce alors officiellement l'information que tout le monde connaît déjà et la nouvelle règle : les déplacements sont libres, chacun peut s'installer où il veut et en revenir. Une partie des ingénieurs de chaque côté fusionne en un corps commun pour travailler à la terraformation. Si, d'abord, cet objectif surprend et choque les habitants de la Cité pour lesquels la Terre existe encore moins que les planètes, l'horizon est assez lointain pour qu'ils ne se sentent pas personnellement concernés. Par contre, les scientifiques de la Cité sont excités par le défi technologique, et notamment par l'entreprise de capture massive de comètes pour en bombarder la Terre. L'incapacité des deux Machines à communiquer aurait empêché la fusion des cités. Sous
l'impulsion de Marfise, les ingénieurs des deux côtés conçoivent et mettent au point ensemble un langage machine minimal, une espèce de pidgin informatique
qui suffit à coordonner les activités courantes. Les ingénieurs de chaque cité, sachant "parler" à leur machine, lui apprennent ce nouveau langage. Si les machines et leur mémoire restent séparées, elles deviennent capables de partager certaines fonctions. Marfise, satisfaite que la dualité des cités commence à se résorber, prévoit la suite, cherchant à deviner les complications qui surgiront. Les planètes n'ont plus besoin de la Cité qui mettra fin aux échanges et se refermera (quid des planétaires présents ?). Les affinités entre la Cité et Terra seront renforcées par un conditionnement adéquat, les double-emplois seront supprimés, une seule cité suffira (quid de l'autre ?). Plus tard, puissamment assistés des moyens conjoints des deux machines, ces nouveaux lunaires finiront par rendre habitable la Terre voisine : quid de son peuplement ? S'habitueront-ils à l'idée qu'elle constitue leur avenir ? Suffira-t-il de revivifier le mythe de la Terre originelle ? Si les premiers à rejoindre la Terre commencent par creuser des tunnels, en sortiront-ils ? Marfise a lancé le mouvement. Il appartient à l'avenir de l'achever. Laissant là ses extrapolations, Marfise passe à l'autre grande question : que faire des Zorribs ? Est-ce que, de même qu'elle fusionne les deux cités, elle peut unifier les deux séries de planètes ? A aucun moment, la présomptueuse Marfise ne s'interroge sur son droit à décider du sort des cités et des planètes. Elle, elle connaît et comprend les unes et les autres. Le règne des machines se termine, une nouvelle époque commence. Après la Catastrophe, elles ont assuré la survie de l'Humanité, avec une efficacité maladroite. Le remède a provoqué bien des maladies... Marfise tient dans ses mains l'avenir et libère l'Humanité : elle rejettera les potions et les béquilles, sortira de convalescence et marchera tout seul. Les Machines, comme une mère castratrice, l'auraient gardée éternellement en enfance : leur conservatisme et leur programmation fondamentale les empêchaient de prendre une autre voie. Les deux cités lunaires artificielles se réuniront, et peut-être leur population deviendra-t-elle vraiment humaine quand elle sera sur la Terre. L'Humanité n'est pas destinée aux terriers. Elle ne devient elle-même que sur les Planètes. Justement, les planètes : deux types humains différents. Doit-on, peut-on rectifier l'erreur des machines et les réunifier ? Les horreurs de la Catastrophe avaient eu un effet révolutionnaire d'une immense portée : les rescapés fusionnèrent, alors que, sur la Terre, leurs nationalité, langue, culture, histoire etc., les séparaient ou opposaient. Le brassage génétique aidant, pour la première fois l'Humanité était une. Criminellement, la Machine l'a scindée à nouveau : les conditions initiales des Horribles auraient dû les faire déclarer socialement inhabitables, même si la biochimie était favorable. Mais la Machine voulait une solution de secours en cas d'échec des Planètes et, pour forcer les choses, elle a créé une humanité spécifique, croyant accomplir sa mission alors qu'elle la trahissait. La Machine, ignare en matière de socio-histoire, a cru sauvegarder l'Humanité par un stupide calcul de probabilités : la redondance et la décorrélation doublent les chances face à des risques imprévisibles... et multiplient les coûts. En outre et surtout, elles génèrent des divergences qui aboutissent à l'incompatibilité. Marfise l'a vu sur la Lune (les deux hémisphères), elle le constate à nouveau avec les planètes. Et pis encore, la Machine ne comprend pas son erreur philosophique : subsumant les Humains concrets à l'abstraction de l'Humanité, elle ne mesure pas la différence qu'elle a induite. Une fourmi rouge et une noire sont deux "fourmis" ! Marfise peut-elle revenir en arrière ? Quel intérêt maintenant, quelle possibilité de mixer deux séries de planètes dont chacune se suffit à elle-même ? L'obstacle technique se contournerait : les liaisons directes étant interdites par les trous noirs, la Lune servirait de relai. Ainsi, à très long terme, elle garderait une utilité après le départ des lunaires pour la Terre. Les machines qui, par nature, aspirent à se conserver, approuveraient un tel plan. Le problème est ailleurs, et sans solution désormais. Marfise aime le monde des Zorribs et les Planètes ; les deux se s'aimeraient pas. Elle renonce. Outre les regrettables différences physiques et mentales entre les personnes, il s'est produit une désynchronisation : les Planètes ont trop d'avance sur les Auribles, retardées dans leur évolution par leurs conditions initiales et par l'aveuglement de la Machine. Elles en sont aux Temps Anciens des Planètes, sauvages et anarchiques. *** A la requête de Marfise, les machines ont procédé à des simulations complexes et répétées. La conclusion est sans appel : mis au contact, les Zorribs, encore instables et belliqueux, mépriseraient les Planétaires ou les attaqueraient. Marfise ne croit pas aux vertus de la guerre. Les Zorribs se battent en prélude à une étreinte amoureuse et se mordent au sang pendant leur union. Ils se battent pour se placer et se classer. Cela résulte d'un accord réciproque et leur convient. Face à des Humains étrangers à cet habitus, le combat renforcerait la scission au lieu de produire l'unité. Marfise se souvient de la maxime d'un stratège de l'ancienne Terre : on ne se bat pas contre l'ennemi, on devient l'ennemi de ceux qu'on combat. Marfise ne s'est pas limitée aux réflexions et aux simulations. Elle a procédé à des tests de compatibilité, tous négatifs. Elle a commencé par le plus simple. Les deux types d'Humains sont présents sous la Lune, dans leur cité. Il est facile de les mettre en relation. Des délégations ont été formées et informées, tellement stupéfaites et perturbées d'apprendre l'existence d'un autre monde qu'on leur en a ôté le souvenir après leur visite : le temps n'était pas venu (il ne viendra pas) de divulguer ce secret. Les délégations, envoyées sous l'autorité et la protection de la Machine, ont été accueillies honorablement, sinon amicalement. L'autre cité ne leur plait pas. Les Zorribs, écrasés par la gravité plus forte de la Cité, ne conçoivent pas sa vie de fourmilière. Tout les choque : les habillements et les corps, les coutumes, la répartition horizontale des secteurs et, plus encore, l'intervention immédiate de la police des couloirs à la moindre esquisse de bagarre. Se basant sur ce qu'ils connaissent, ils diagnostiquent "une cité d'ingénieurs". Les Zorribs respectent la fonction et la nécessité des ingénieurs, ils n'apprécient pas leur personne : les ingénieurs sont socialement des eunuques, puisque leur vocation technique les soustrait à la logique de la cité : avec eux, les Zorribs ne se battent pas et ne se rencontrent pas. Inversement, la délégation de la Cité, sautillant à cause de la gravité plus faible, juge que les Zorribs méritent leur nom. Les effets tonifiants de la suroxygénation ne suffisent pas à voir la cité en rose. Les visiteurs, dégoûtés et effrayés par la violence omniprésente, ne perçoivent pas son caractère rituel et consensuel. Ils ne comprennent pas pourquoi la police des couloirs n'agit pas. Ils craignent d'être "agressés". La structure verticale des secteurs leur paraît une aberration et l'existence d'un "roi" (une reine, cette année là) une survivance anachronique. *** Ce contact ponctuel décevant ne permet pas de conclure : Marfise tente une expérience de vivre ensemble. Elle fait construire par la Machine un petit village isolé, pourvu d'une gravité et d'un taux d'oxygène intermédiaires, de sorte que, hélas, les uns et les autres seront mal à l'aise. Elle plonge dans un sommeil hypnotique un petit groupe pris au hasard dans chaque cité, et les conditionne : ils sont des espèces de naufragés, leur séjour est définitif, et ils doivent produire les moyens nécessaires à leur vie en actionnant en commun des instruments qui demandent beaucoup de soins et d'énergie. Puis elle les mélange dans les maisons, mettant dans les lits des couples mixtes. A leur réveil embrumé, filles et garçons cherchent à étreindre leur partenaire, le touchent, le regardent et s'écartent avec aversion. L'appétit sexuel s'éteint. Pour les filles Zorribs, les garçons de la Cité manquent de muscles ; pour celles de la Cité, les Zorribs en ont trop. Une qui essaye quand même ne résiste pas à la morsure habituelle. De même, les garçons Zorribs trouvent les filles de la Cité artificielles et sans force donc sans attrait, et ceux de la Cité ont peur des filles Zorribs. Fuyant le cauchemar, ils quittent le lit et sautent dans leurs habits dont les différences augmentent la répugnance qu'ils éprouvent les uns envers les autres. Ils bondissent hors de la maison. Filles et garçons de même espèce se saisissent, s'embrassent et, pressés de revenir à normalité, s'enferment ensemble pour consommer du semblable. Ensuite, les Zorribs, par violence, éjectent les autres des meilleures maisons et s'en emparent. Ils les isolent par une clôture et ignorent leurs voisins qu'ils scandalisent par leurs bagarres continuelles, apparemment sans raison. Marfise, voyant l'affaire mal engagée, paye de sa personne, se fiant à sa familiarité avec les deux cultures. Elle visite les deux camps qui ne comprennent pas d'où elle sort et réclament du secours. Chacun veut rentrer chez lui ou, au moins, se débarrasser de l'autre : puisqu'elle a eu le pouvoir de les rejoindre, elle aura celui d'éliminer les affreux ou de les emmener avec elle. Marfise s'épuise en exhortations : vous êtes tous des Humains ("non !"), vous parlez la même langue ("non !"), vous marchez sur deux pattes et avez deux bras ("non !"), les garçons ont les mêmes attributs ("non !"), les filles le même équipement ("non !"). Seule une bagarre en règle rétablirait la concorde. Marfise tente de convaincre les gens de la Cité : elle les exercera et leur montrera comment faire. Ils poussent les hauts cris et, scandalisés, trahis, la rejettent : "tu es comme eux !". Bien accueillie "en face" et fêtée par un beau garçon après qu'elle l'ait mis à terre, elle présente "les autres" comme des enfants, inéduqués et primitifs, envers lesquels il faut de l'indulgence ; ils apprendront. Elle soulève l'hilarité : "on peut rien faire de gens comme ça". Elle abandonne et poursuit la surveillance. Quoique les activités indispensables à la survie soient nombreuses, et d'autant plus prenantes que les deux groupes ne joignent pas leurs efforts, l'absence de perspective déprime les "naufragés" de chaque camp sans les pousser à se rapprocher. Au bout de quelques semaines, Marfise renvoie les cobayes chez eux, leurs souvenirs effacés. *** Les habitants de la Cité, baignant dans le confort et la sécurité, diffèrent trop des Zorribs pour que leur rapprochement apporte des conclusions définitives. Même les Planétaires qui arrivent sur la Lune sont biaisés par le stage. Marfise procédera à une rencontre directe entre planétaires. Il est exclus d'envoyer des Zorribs sur les Planètes où ils seraient handicapés par la gravité plus forte et le manque d'oxygène. D'ailleurs, Marfise devrait jouer la Keiju pour les forcer à sauter dans l'inconnu, et cela créerait d'autres problèmes. Dans l'autre sens, les perspectives sont plus favorables : les conditions environnementales des Auribles profiteront aux Planétaires, et Marfise, jouant sur leur esprit d'aventure, leur distribuera des primes pour les décider. Elle recrute ainsi un groupe témoin. Après avoir prévenu le roi de Skye (à présent, un autre), Marfise fait venir ses Planétaires sur la Lune et, de là, les accompagne sur Skye pour faciliter les choses et observer leurs réactions, qui seront aussi négatives que lors des expériences précédentes. Pourtant, elle a pris soin de tout leur expliquer et, malgré leur étonnement, atténué par un conditionnement, ils ont paru comprendre qu'ils allaient rencontrer des Humains comme eux, issus de la Catastrophe, parlant le même langage, et qui, placés dans des conditions différentes, ont évolué autrement. Mais ces bonnes dispositions ne résistent pas au choc du concret : tout est trop étrange sur Skye, et les ressemblances rendent les différences insupportables. Les Planétaires ont l'impression de se voir eux-mêmes, tels qu'ils auraient dégénéré sous l'effet de circonstances défavorables. Certes, sans parler de Tibet, chacune des Planètes a ses particularités : Echigo n'est pas Souabe, etc. mais ce sont des variations au sein d'un même type. Sur les Auribles, les Planétaires voient des mutants. Si les Zorribs avaient une apparence d'extraterrestre, trois pieds et des tentacules, les choses seraient claires : eux vs nous. Mais ils ont deux pieds, deux bras et une tête, et malgré tout, les garçons sont des garçons, et les filles des filles, qui seraient désirables s'ils n'étaient pas "autres" : nous vs nous. A la différence des lunaires, les Planétaires ne répugnent pas aux bagarres et, quoique moins forts et agressifs que les Zorribs, bénéficient de la gravité et de la suroxygénation. Mais, pas plus que les lunaires, ils n'admettent la fonction et la signification rituelle de la violence. Sur les Planètes, elle est utilitaire, un moyen pour une fin. De leur côté, les Zorribs sont choqués par ces gens venus de nulle part qui ne comprennent rien et les regardent comme des barbares. Fortuitement, quelques appariements mixtes ont lieu néanmoins, apportant une satisfaction incrédule aux filles et garçons concernés. Ils culpabilisent comme s'ils avaient violé un tabou, mais le charme fonctionne, ils recommencent et apprécient l'exotisme de leur partenaire. Marfise les encourage et les protège, espérant faire d'eux un exemple. Mais leurs "compatriotes" les méprisent, les renient, les persécutent, les insultent, les briment et, à part quelques couples énamourés qui s'enfuient dans les montagnes, les autres cèdent à la pression et se séparent. Bref,
c'est un échec. Marfise se résout, non sans scrupules, à tenter le test ultime : s'ils en venaient à l'affrontement, qui gagnerait ? Le système des Auribles
contient une petite planète habitable mais négligée, aride et volcanique, quoique non dépourvue de possibilités. Elle n'a pas de nom. Marfise la baptise Babel. Elle y transporte ses Planétaires et, sur Skye, persuade quelques chefs d'envoyer une équipe coloniser cette planète délaissée. Sur Babel, les deux groupes occupent des zones voisines afin de faciliter leur rencontre, et chacun est abondamment pourvu des approvisionnements et du matériel nécessaires. Les Planétaires sont armés de poignards et d'arcs, comme les Zorribs. Lorsque des détachements des deux groupes entrent fortuitement au contact, ils ne fraternisent pas pour affronter ensemble la planète hostile. Après une première tentative de communication infructueuse ("partez d'ici !"), ils saisissent leurs armes et se livrent combat. Les Zorribs sont vaincus, les uns tués, les autres prisonniers. Quelques uns s'échappent et préviennent les autres du danger. Les deux camps creusent des fossés, établissent des palissades, positionnent des guetteurs, envoient des éclaireurs, préparent des manœuvres de débordement, s'observent et s'espionnent. Les forces étant équivalentes, aucune bataille décisive ne règle la question. La prolongation des affrontements augmente leur cruauté. Gênés par leur ressemblance, les combattants nient l'humanité de leurs ennemis et, pour s'en convaincre, soumettent prisonnières et prisonniers à d'affreux sévices qui, par représailles, en provoquent d'autres, dans une escalade infernale. Le satellite transmet des images d'atrocités croissantes jusqu'à ce qu'un puissant séisme d'origine volcanique détruise impartialement les deux camps ennemis dont quelques survivants erreront sur la planète, s'étripant à l'occasion. *** Marfise conclut que l'erreur de la Machine est, hélas, irréparable. Il faut espérer que l'immense distance et l'ignorance réciproque suffiront à maintenir séparées les deux Humanités qui auront perdu leur dénominateur commun, la Lune. Celle-ci se refermera et se consacrera à la Terre, laissant chaque série d'Humains vivre sa vie. Les planètes ont assez de population, d'ingénieurs et de technologie, pour se passer de la Lune. Le nouveau cadre de référence devient notoire : la Lune va se refermer. Dans la cité des Zorribs, tournée vers ses planètes et impatiente de les rejoindre, la nouvelle suscite approbation et enthousiasme. Elle accélérera le départ des derniers secteurs et donnera sa chance à tous. Il y a assez de place sur les Auribles dont chacun connaît la géographie et l'organisation. Certains se préparent à rejoindre les Yeux, jouissant par avance des grands espaces et de l'aventure de l'errance. D'autres iront dans les villes ou s'installeront à l'écart. L'euphorie est telle que la Machine ne trouve pas de volontaires pour maintenir une présence dans le dernier secteur : il faut pourtant accueillir les vagues de nouveaux-venus qui sortiront des "usines à bébés". La production est arrêtée, mais finir et écouler l'en-cours demandera quelques années : au fur et à mesure que les enfants grandiront, ils gagneront la cité et, aux derniers, tout sera liquidé. Personne ne voulant de ce rôle ingrat, la Machine recourt à la vieille méthode, acceptée par tous : le combat. Les vaincus resteront. Dans la Cité, les lunaires restent indifférents à la perspective de la rupture avec les Planètes. Elles n'ont jamais existé pour eux, sauf lors des phases d'émigration massive dont le souvenir a été effacé. Ils regretteront seulement certains produits d'importation, notamment des boissons ou nourritures naturelles que les machines promettent de synthétiser. Quant aux Terrins, ils viennent juste d'apprendre la présence d'Humains sur des planètes lointaines et n'ont pas eu le temps d'intégrer à leur représentation du monde cette réalité à laquelle ils ne croient pas vraiment. Par contre, les planétaires de la Cité protestent contre le choix draconien qui leur est imposé : renoncer à leur planète ou à la Lune. Ceux qui vivent à demeure sont nombreux. Et mécontents. Installés dans la Cité depuis des années, ils en ont supporté les contraintes et apprécié les avantages, sans jamais oublier leur planète d'origine vers laquelle ils partaient régulièrement en vacances, et qu'ils rejoignaient à la fin de leur contrat ou de leur activité professionnelle. S'ils passent plus de temps sous la Lune que sur leur Planète, et s'ils adoptent en tout le comportement lunaire, ils se conforment sans s'identifier. Ils ne sont pas devenus des lunaires et ne le veulent pas. Leur vie est un entre-deux. On les force injustement à choisir : qu'ils optent pour la jambe droite ou la gauche, ils seront infirmes. Ils refusent de se soumette à cette amputation imméritée. Or, nous le savons, les planétaires forment à peu près la moitié de la population de la Cité : ingénieurs, techniciens, universitaires, employés. La certitude de retrouver du travail sur leur planète (et, vraisemblablement, une promotion, du fait de leur expérience lunaire), ne les console pas. Depuis des siècles, des traditions se sont créées : des planètes, des localités, sont devenues des réservoirs de main d'œuvre pour la Lune et éduquent leurs jeunes dans ce sens. Ils n'émigrent pas par choix personnel ou par hasard, ils sont prédestinés. Leur retour, ils le vivront, leurs concitoyens le verra, comme un échec. L'autre option, rester, ne leur plaît pas davantage. Même si la Machine ne fixe pas encore d'échéance (mais est-elle si lointaine ?), sa décision choque et son argumentation, loin de convaincre, conduit à la conclusion contraire : puisque les Planètes sont déclarées assez développées pour se passer de la Lune, c'est aux Lunaires d'émigrer !
Les artifices et les sacrifices ne servent plus à rien ; la survie précaire et les tunnels ont été une nécessité, elle a disparu. Au lieu d'enfermer les planétaires dans la Lune, il faut, à l'inverse, en faire partir les habitants. La colonisation des Planètes était la justification de la Lune ; or, le but atteint, elle se replie maladivement sur elle-même. La Machine déraille : ou bien son diagnostic est faux, ou bien sa conclusion. Les planétaires, conscients que la Machine, à chaque seconde, assure leur survie, la respectaient et lui obéissaient. Ils perdent confiance : ils savent que les contacts s'intensifient entre les Machines d'en haut et d'en bas, ils ont surchauffé, déréglé ou perverti leur machine. Eux, vont être les victimes du recentrage de la Lune sur la Terre, ce retournement vers l'intérieur. Ils ne l'acceptent pas : d'abord, dans la Cité, l'idée est récente, nébuleuse et impopulaire. Ensuite, la Terre ne signifie plus rien pour un Planétaire d'aujourd'hui, comme en témoigne le déclin des visiteurs qui se pressaient jadis pour un pèlerinage aux origines. La Terre est une affaire classée. En faire un objectif est une aberration dont on connaît la source, Terra, cette cité maniaque sans ouverture sur le monde. Terra a intoxiqué la Machine. A tout le moins, la Lune devrait consulter les Planètes. Elle les a peuplées et nourries de technologie et, en retour, les Planètes ont envoyé des produits et des Humains. Rompre unilatéralement cette association est un abandon, un reniement, une trahison. La Machine et les milliers de lunaires qui l'approuvent bafouent des millions d'Humains en leur disant : vous n'existez plus. Réagissant sentimentalement à leur négation, les planétaires cessent leurs efforts pour ne pas se distinguer des lunaires et, au contraire, affirment leur identité. *** Lorsque, suivant le modèle de Terra, la Cité envisage d'élire un maire, les planétaires commettent un acte séparatiste. Ils se réunissent entre eux sur le Forum, se comptent, s'exaltent et prennent conscience de leur masse. Ils discutent leur participation à l'élection. A quoi bon se comporter en concitoyen quand la Cité les traite en objets ? Puisqu'on les nie, boycotteront-ils l'élection ? L'opinion a de nombreux partisans. D'autres penchent pour défier les lunaires. Cette option l'emporte : ils manifesteront leur existence et leur nombre en présentant un candidat à eux. Ils sollicitent l'Ingé qui refuse : quels que soient ses sentiments, sa loyauté va à la Machine. Les planétaires, manquant de personnalités de premier plan, adoptent une méthode originale : secteur par secteur, ils se réuniront et débattront ; ensuite un vote élira un délégué parmi ceux qui révéleront des capacités de leader. Ces délégués de secteur, tous ensemble, se présenteront comme maire. De plus, cette personnalité collective sera une garantie contre les ambitions personnelles et les comportements déviants. Les lunaires ne voyaient dans l'élection qu'une occasion de réjouissances et, pour certains, un potentiel prometteur ("nous aussi nous sommes adultes à présent"). La candidature des planétaires leur montre le fossé qui divise la Cité. Eux, lunaires si contents de se débarrasser des Planètes, les ont parmi eux : ils acceptaient les planétaires invisibles, ils rejettent leur matérialisation. Dans ces conditions, le vote prend un nouveau sens : se prononcer pour ou contre les Planètes. En s'affirmant, les planétaires radicalisent les lunaires : "comment pûmes-nous vivre ensemble ?", se demandent-ils, sans penser que la coexistence reposait sur l'auto-refoulement des planétaires. Il n'est plus de saison ! au début, les planétaires portaient un badge pour se reconnaître ; maintenant, ils affectent des habits différents, se regroupent, et répugnent aux activités communes avec les lunaires. Les lunaires se préparaient à présenter une multitude de candidats pour rendre le jeu plus amusant, ils comprennent que l'éparpillement de leurs voix assurerait le triomphe du candidat planétaire. Un comble ! La Cité qui abolit la notion de "planétaire" serait dirigée par un maire revendiquant cette identité ! Non, il faut un candidat unique qui fasse le plein. Plusieurs se disputent pour l'être. Blanche se propose. Familiarisée avec la fonction par l'intermédiaire d'Almont qu'elle fréquente intensément, dynamisée par les nouvelles perspectives ouvertes par Marfise, énergique comme elle l'a toujours été, amicale avec les filles et charmante avec les garçons, Blanche évince ses concurrents. Les lunaires trouvent malin et habile d'opposer au candidat collectif donc anonyme des planétaires, une belle fille connue, elle-même née sur les Planètes, mais plus lunaire que si elle était native. Blanche, déjà appréciée par ceux qui la connaissent, devient très populaire parmi les lunaires de la Cité. Au risque de décevoir ses partisans, elle essaie sagement de calmer les esprits. Elle proclame : l'élection vise à élire un maire qui incarne la Cité dans sa vie quotidienne, pas un dictateur de la Lune qui décide de la stratégie. Les planétaires ont le droit de contester le nouveau cadre ; mais si leur candidat était élu, il ne pourrait pas le changer. Il faut distinguer les questions : d'une part, voter pour un maire ; d'autre part, discuter avec les planétaires. Parallèlement, Marfise essaie de convaincre ceux-ci de retirer leur candidature séparatiste. Quoique la rumeur publique l'associe étroitement à la Machine, ils l'écoutent. Ils savent (et elle le répète sans crainte des lunaires) que, fondamentalement, elle s'accorde avec eux : la vie est meilleure sur les Planètes, les Lunaires devraient tous émigrer, la Terre ne constitue pas un objectif valable. Mais, puisque la Machine (et Marfise par réalisme) a décidé autrement, Marfise conseille de saisir l'occasion et de rejoindre les Planètes, sans laisser leur courroux (légitime) obscurcir leur raison . Leur vie ici était affreusement contrainte, les trois cents mètres de rocher pesaient sur leur tête, les couloirs les étouffaient, le soleil leur manquait. Qu'ils partent ! Ils seront heureux. Et, ajoute-t-elle, malicieusement, s'ils partent tous, et vite, ils mettront dans l'embarras les lunaires qui devront les remplacer à l'improviste. La position qu'ils ont rejetée était la seule cohérente : boycotter le scrutin ; la Cité n'est pas la leur. Si leur maire était élu, cette infantile satisfaction d'amour-propre ne résoudrait en rien leurs problèmes. Quoique beaucoup soient sensibles à l'argumentation de Marfise, les planétaires sont allés trop loin pour reculer. Après tant de soumission, le ressort se détend et l'ingratitude des lunaires suscite l'antipathie. Les passions s'excitent, les incivilités se multiplient, la police des couloirs intervient de plus en plus souvent. C'est l'impasse. *** Marfise regrette de s'être laissée abuser par ses propres sentiments et d'avoir pensé que les planétaires seraient heureux de partir. Elle s'adapte habilement à la difficulté. Par la voix de la Machine, elle décide d'organiser en même temps deux votes distincts : l'un, pour élire le maire qui doit être la personne la plus apte à assurer l'unité de la Cité ; l'autre, pour approuver ou improuver le nouveau cadre. L'indépendance des deux questions se matérialise ainsi. Comme "le candidat planétaire" n'a parlé que de la seconde et aggravé la scission, il s'est disqualifié en tant que "maire". Aussi, non seulement les natifs votent en bloc pour Blanche mais une partie des autres la soutient ou s'abstient. La voici maire. Quant à la seconde question, si, formellement, une majorité s'exprime pour se couper des Planètes, elle est trop faible pour ignorer le point de vue adverse. Marfise, au nom de la Machine, engage des négociations avec les délégués des planétaires. Cela diminue la tension. Les planétaires ont plus souffert d'avoir été ignorés ("méprisés") que de la décision prise. À présent, on les reconnaît et on les invite à s'exprimer. La décision elle-même est hors de discussion. De fait, elle est acceptée par ceux des planétaires qui, d'eux-mêmes, souhaitent s'assimiler ou partir, se conformant à l'alternative ouverte. Seuls les défenseurs de l'entre-deux la refusent. Marfise s'emploie d'abord à délimiter l'ampleur du problème qu'ils posent. Elle exige de savoir combien choisiront définitivement la Lune : ceux-ci, lunaires par anticipation, ne sont pas concernés. Une consultation a lieu au sein des planétaires, surpris de constater que la moitié d'entre eux a déjà résolu de renoncer aux Planètes. Ils ont crié avec les autres, choqués qu'on décide à leur place, et aussi pour s'exprimer, et en partie par solidarité ou par imitation. Le problème se réduit. De l'autre côté, Marfise, par la Machine, prend contact avec l'Ambassade de la Confédération et l'informe des raisons du nouveau cadre : les Planètes n'ont plus besoin de la Lune, celle-ci se recentre sur la Terre, le cordon ombilical devient inutile. L'Ambassade (dont la vie dans les souterrains est une longue souffrance) s'empresse joyeusement de transmettre au Waldemar qui, après débat du Conseil des Délégués, approuve : les Planètes sont adultes, l'Ambassade sera fermée et les échanges arrêtés. Une partie des planétaires pensaient saisir l'occasion d'abandonner les souterrains et de retrouver les joies de la vie en extérieur. Nombre d'hésitants les rejoignent, à la suite de la décision de la Confédération. Reste une petite minorité qui continue à refuser de choisir. Diminués et isolés, ils deviennent des cas personnels que, cependant, il serait imprudent de négliger : un feu mal éteint peut reprendre. Marfise fait une concession (mineure) : elle propose d'ajouter à leur contrat de travail lunaire une clause garantissant un voyage annuel (payant) sur la Terre où ils trouveront des liaisons vers les Planètes ; si celles-ci cessent, pour une raison indépendante de la Lune, ils auront à convaincre la Confédération d'envoyer une fusée. Ils se déclarent satisfaits qu'une porte reste ouverte, sauf quelques grincheux que personne n'écoute plus. A part ces derniers (que la police des couloirs surveille), les planétaires redeviennent des lunaires. Ceux qui vont rester abandonnent par avance leur identité planétaire résiduelle. Ceux qui vont partir deviennent indulgents. Les futurs alternants s'accommodent de leur situation. Bientôt, à nouveau, habillements, coutumes et fréquentations ne distinguent plus les deux catégories. Terra a suivi de loin cette crise avec une curiosité incompréhensive, se félicitant d'être restée fermée et, plus que jamais, repoussant les Planètes. Les deux maires, Almont et Blanche, travaillent main dans la main (quand leurs corps amoureux se détachent l'un de l'autre). Mais une nouvelle difficulté se prépare. Dans le nouveau cadre, les deux Machines arrivent à la même conclusion : la Lune se réunifiant et se focalisant totalement sur la Terre, entretenir deux cités est un gaspillage. Chacune doit maintenir sa gravité artificielle, son étanchéité, être approvisionnée en air, en énergie, en moyens, en habitants et en illusions de toutes sortes. Ce doublonnage coûteux, imposé par la division du travail secrète entre les deux Machines, n'a plus de sens à présent. Tous les lunaires seront rassemblés dans la même cité. Et, corrélativement, une Machine, déchargée de la sienne, pourra consacrer toutes ses ressources à l'objectif. Laquelle des deux ? Chaque Machine a fait des efforts et supporté des coûts considérables pour se développer elle-même afin de créer au cours des siècles l'infrastructure nécessaire à "ses" Humains. Il a fallu programmer, creuser, fabriquer des outils et des instruments, définir des protocoles, éduquer des Humains : usines à bébés et élevage, production d'approvisionnements, mines, centrales énergétiques, tunnels, entretien et réparations etc. Donc, chaque Machine, pour ne pas perdre des siècles de travail, choisit sa cité. Si, heureusement, les Machines ignorent les sentiments et l'amour-propre, elles sont soumises à l'inertie, ce qui, dans une certaine mesure, revient au même. Leur pidgin commun est trop primitif pour leur permettre d'étudier la question ensemble. Le dialogue passe par Marfise. Terra dispose du dôme d'où partent les multifaisceaux et des installations de terraformation qui, cependant, peuvent être commandés à distance : il suffit de tirer des câbles dans le tunnel et de maintenir une petite base où les techniciens se relaieront. La Cité l'emporte sur Terra : elle est plus grande, sa population plus nombreuse, et elle dispose d'un Port. Mais Marfise ne défend pas cette option, il faut que les Machines y arrivent d'elles-mêmes. Elles n'en prennent pas le chemin. D'une part, la machine d'en haut subit déjà une perte énorme en liquidant toute la machinerie relative à la cité des Zorribs : sa répugnance naturelle à abandonner la Cité en est augmentée. D'autre part, une fois passée la première phase où tout était voué à la survie, chaque cité est devenue pour sa Machine un moyen pour atteindre son objectif et, au cours du temps, les deux se sont amalgamés. La Machine de Terra fait valoir son avantage compétitif : depuis longtemps, une partie de ses systèmes travaille à la terraformation, a conçu et créé des appareils, et acquis une expertise. Son langage-machine est plus efficace, plus sûr et plus rapide que celui de l'autre. A présent que la Terre devient la tâche commune et unique, elle est la Machine Première et "donc" Terra doit absorber la Cité. Marfise, non sans mal, impose aux machines de ne pas raisonner séparément mais à l'échelle du système qu'elles forment. Il faut choisir la meilleure solution pour la Lune. Transférer les habitants de la Cité dans la petite Terra exigerait d'en décupler la taille au prix d'investissements énormes, inutiles et détrimentaires à l'objectif de terraformation. Au contraire, si la machine d'en bas est débarrassée de l'entretien et de la maintenance de sa cité, elle mobilisera toute sa puissance sur son but et, comme elle est plus performante que l'autre du fait de son long apprentissage, l'effet de ce supplément de ressources sera multiplié. Quant à la machine d'en haut, sans parler de la perte des équipements relatifs aux Zorribs, elle a dépensé beaucoup plus que l'autre pour sa cité, en termes de quantité d'heures de calcul, de travail des machines-outils, de volume de ressources extraits et consommés, de production d'énergie. Il est donc deux fois justifié de choisir la Cité. On la rebaptisera Terra. Le principe d'efficacité triomphe. Les machines sont "contentes". Reste à convaincre les Humains. Suite aux problèmes posés dans la Cité par les planétaires, Marfise s'attend à des difficultés et se prépare à les traiter, sans imaginer qu'un groupe extrémiste les exacerbera délibérément et qu'elle en sera la victime. *** Lorsque les Machines communiquent leur décision, les lunaires de la Cité l'approuvent sans réserves. Ils accueilleront volontiers ceux de Terra, si semblables à eux. Cela ne pose pas de problème pratique : les planétaires qui partiront libéreront des logements et, au besoin, la Machine construira un secteur supplémentaire. Par contre, les Terrins n'ont pas envie d'abandonner leur cité. L'environnement hostile les a enclos dans cette bulle qui, pour eux, constitue le monde que, jusqu'alors, ils croyaient unique. Là, habitent leur identité, leurs habitudes, leurs souvenirs, leurs préférences et leur travail. Ils n'ont ni père ni mère, mais une "patrie" qu'ils ne veulent pas quitter pour la Cité, même si on la baptise Terra, même si son architecture tend à imiter la sienne, même si cela constitue une solution logique. Ils se rassemblent, ils s'émeuvent, ils somment Almont, leur maire, de sauver leur cité. Marfise, épuisée, réunit les deux maires et leur expose la dispute entre les machines et la rationalité du résultat. Terra sera une base scientifique, la Cité un lieu de vie, et les liaisons numériques et matérielles assurées par le tunnel. Blanche, comme Almont, préfère sa cité, mais ils n'en sont pas prisonniers. Terra vide importera plus que la Cité pleine. Blanche a l'intention d'y passer le plus de temps possible pour se tenir au plus près des installations d'observation. Almont, plus sensible à la pression de ses concitoyens, est néanmoins assez sage pour adhérer à la solution, de toutes façons, inéluctable puisque la vie dépend des machines. Il suffira à celle de Terra de rendre les conditions d'existence difficiles et inconfortables, voire de fixer une date à partir de laquelle l'air ne sera plus fourni, pour déclencher un exode massif : la Lune étant invivable, il ne pourra se diriger que vers la Cité. Cette coercition serait fâcheuse car les nouveaux-venus, ulcérés, violés, mécontents, feraient de mauvais citoyens, exacerberaient leur particularisme et, malgré leur infériorité numérique causeraient de nombreux problèmes. Comment les persuader ? Le calcul est une chose, les sentiments une autre... Pendant des siècles, les Terrins ont travaillé à la régénération de la Terre pendant que la Cité ne faisait rien d'autre que contempler son illusoire perfection. La Cité n'a rien à répondre puisqu'elle n'a jamais assumé son but planétaire, caché et refusé. Aussi Terra se considère-t-elle supérieure à la Cité dont la "victoire" lui paraît injustifiée et imméritée. Leur expliquer que leur Machine a "gagné" ne les réconforterait pas. L'interprétant subjectivement, ils se diraient que la Machine les a vendus pour triompher, et ils l'ajouteraient à leurs ennemis. Blanche et Almont, perplexes, se tournent vers Marfise dont le cerveau patine. A peine un problème est-il réglé qu'un autre survient ! L'accouchement de la nouvelle Lune s'opère dans la douleur et dans la dérision : les Machines voulaient sauver leurs investissements, les Humains défendent leurs souterrains... deux terriers présentent-ils une différence ? méritent-ils qu'on s'y attache ? C'est une erreur dans l'erreur : la vraie vie est dehors sur les Planètes, là où rayonne le soleil et souffle le vent. Marfise est tentée d'abandonner, de partir, et de laisser la Lune se débrouiller. Elle a réalisé l'essentiel et, en fin de compte, les Machines imposeront leur point de vue aux Humains puisqu'elles contrôlent leur survie. Mais Marfise, obstinée, s'accroche. Elle est presque au bout, elle ne cédera pas devant le dernier obstacle. Elle en a tant vaincu ou surpassé qu'elle franchira aussi celui-ci ! Hélas, les petites haies sont parfois plus difficiles à sauter que les grandes. *** Les nombreux séjours d'Almont dans la Cité et ses relations avec Blanche, l'étrangère, le rendent suspect : elle l'a embobiné et, pour ses beaux yeux, il trahit sa cité. Les Terrins se dressent contre leur maire. Ils évitent de se livrer à des voies de fait qui provoqueraient l'intervention de la police des couloirs et, retrouvant les vieilles habitudes de l'époque où les jeux étaient interdits, se réunissent clandestinement dans des hangars vides et non surveillés. Cette réaction, assez naturelle, ressemble à ces violentes suées qui font tomber la fièvre et guérissent le malade. Le déménagement forcé provoque un choc compréhensible qui s'amortira peu à peu si personne ne fait de bêtises. Il faut laisser faire, puis ouvrir une oreille compatissante, consoler et, au besoin, négocier. Mais il se trouve que le mouvement, à la différence de celui des Planétaires, n'est pas totalement spontané. Le phénomène sociologique est noyauté par une minorité qui s'emploie à l'amplifier et à le radicaliser. Ce sont des Psys. Quoique, par fonction, ils soient voués à l'ordre, ils partagent l'autisme de leur cité et, de plus, la perspective de fusionner avec ceux de la Cité leur déplaît : longtemps isolés, ils ont développé d'autres théories et procédures et répugnent à y renoncer, à la fois par routine et par sentiment de supériorité. Ils veulent sauver l'autonomie de leur cité, et espèrent qu'une révolte massive prendra en otage les équipements dont la Machine a besoin pour s'occuper de la Terre et que, par réalisme, elle fera la part du feu. Le calcul économique leur paraît un sophisme. Les plus radicaux d'entre eux datent le début des "problèmes" de l'arrivée de cette Marfise douteuse que la Machine a systématiquement soustraite à leur examen, et libérée quand ils l'avaient capturée. Elle a brisé le cercle en allant sur la Terre, et tout a dégénéré. "Avant", Terra était tranquille. "Depuis", c'est un chaos grandissant. Quel chevalier blanc opposer à la sorcière ? Ces Psys ultras se rappellent Maffredon que son accident a transformé en légume. En tant que maire, il a laissé un bon souvenir. Tout le monde, en particulier les entrepreneurs de jeux interdits, lui rend grâce d'avoir libéré les activités illégales. C'était un maire dont l'énergie plaisait aux hommes et la personne aux femmes. Connaissant professionnellement les techniques de manipulation des esprits, les ultras rendent Marfise responsable de la déchéance de Terra, et transforment Maffredon en martyr. Ils orchestrent une rumeur : la haine de cette Marfise pour Maffredon était telle qu'elle lui a suffi pour le vaincre en combat (on s'en souvient), quoique infiniment plus faible. Ensuite, elle lui a fait subir d'immondes sévices mentaux pour le détruire. Elle agissait pour le compte de son amant (la machine en témoigne), Almont, l'ancien agent de Maffredon qu'il a trahi, qui "nous trahit". L'idée se répand que Maffredon, lui, aurait défendu Terra contre
la Cité et qu'il représente le salut. Les ultras organisent minutieusement son évasion de la clinique où il végète. Maffredon ne s'est pas remis du choc qu'il a subi sur la Terre. Halluciné, les yeux injectés de sang, baveux, incapable d'articuler, il devient le drapeau des Ultras qui l'exhibent dans les réunions clandestines et parlent à sa place. On lui serine que cette Marfise a causé ses malheurs et ceux de la cité. A force, le nom finit par éveiller dans son esprit malade une réminiscence, et sa libido se souvient de cette fille superbe qui l'a refusé et défié. Toutes les filles le voulaient,
sauf elle, la plus belle, qui préférait les minables. Elle l'a même battu au combat et s'est moquée de lui, comme si elle était supérieure. S'il l'avait tenue dans ses pattes, de gré ou de force, il s'en serait délecté. Le dossier d'archive dont disposent les Psys contient les faits : Maffredon voulut aller sur la Terre (on ne sait pourquoi) et, effrayé par l'horreur du Dehors, se cacha, en proie à un effroi grandissant, devenu folie quand ses accompagnatrices (dont l'une a disparu) le retrouvèrent et ramenèrent. Les Ultras cachent le dossier et diffusent leur version : Marfise a enlevé Maffredon par ruse, l'a arraché à la Lune pour soustraire aux regards et aux machines le crime qu'elle perpétrerait. Elle l'a conduit "dehors" (horreur !), sur la Terre empoisonnée (horreur !). Elle l'a enfermé, à demi asphyxié, dans une caverne et, pendant trois jours et trois nuits, l'a maltraité pour le briser car elle craignait sa puissance et voulait avoir les mains libres pour liquider Terra. "C'est cela !", balbutie Maffredon. *** Marfise qui parcourt les couloirs sans méfiance, est capturée subtilement, à l'insu de la Machine. On la soumet de force à l'enregistreur d'empreinte mentale. Leurs déchiquetures témoignent de son étrangeté et révèlent un esprit détraqué. Les Psys comprennent : comme tout paranoïaque, elle est capable d'une grande logique au service d'un but insensé. On traine Marfise dans les assemblées où, échevelée, sale, la combi souillée, elle est jetée aux pieds de sa victime. Les révoltés la huent et l'insultent. Où est passée sa fameuse beauté ? Pourquoi n'a-t-elle pas laissé les bienveillants psys soigner sa folie ? Cette "laidasse" est responsable de tous les maux de Terra. Venant de la Cité, elle s'est infiltrée pour nuire, suivant un plan délibéré et diabolique. Ses données personnelles sont anormales : elle n'a pas peur du "dehors", elle a séjourné sur la Terre, et disparu à plusieurs reprises, une fois longuement. Elle a enlevé Hilde, l'Ingé, et anéanti Maffredon, le seul qui pouvait la mater. Elle a séduit Almont pour l'inciter à trahir et empli Terra d'habitants de la Cité. Toujours fourrée avec les machines, elle les a trafiquées et corrompues pour leur faire prendre la mauvaise décision. Haro ! Haro ! Aussi désagréable qu'il soit pour Marfise, son sacrifice involontaire
a un effet cathartique, conséquence que les Psys n'ont pas prévue. En l'injuriant, en la bousculant, en la maltraitant, les mécontents extériorisent leurs pulsions négatives et, dans une certaine mesure s'en libèrent. En sa personne, ils font payer sa victoire à la Cité, ce qui les préparent à l'accepter. Que faire d'elle ?, se demandent les Psys qui n'osent pas en faire la cible d'un jeu de fléchettes, craignant un réflexe d'humanité. Il faut aller vite avant que la Machine retrouve sa trace (le pauvre Mordant s'y emploie désespérément, arpentant en vain les entrepôts vides). Un procès public est exclus, une exécution sommaire ne trouverait pas d'opérateur (on ne sait plus tuer)... Un des Ultras les plus perfides, décryptant l'inconscient de Maffredon, propose de la lui livrer. Il a droit à sa vengeance. Maffredon, dans le hangar où on a lui aménagé une chambre, voit la porte s'ouvrir. Quelqu'un est propulsé dans la pièce et s'effondre par terre, contusionné. On crie à Maffredon : — Tiens, voilà ta Marfise, ta tortionnaire, elle est à toi. Fais en ce que tu veux. A ce nom, Maffredon sent le rut s'emparer de lui... et le quitter quand il contemple le misérable tas humain à ses pieds. Il a une image très précise et détaillée des charmes de Marfise dont le désir l'a obsédé. Il voit un Humain de genre indéterminé, vêtu d'une combi sale et déchirée, couvert de sang et d'ecchymoses, informe, étalé par terre dans la position où il est tombé. Dégoûté, il le retourne du pied, le frappe mollement et appelle pour qu'on l'en débarrasse. Les Psys décident d'enfermer Marfise dans la cellule d'une clinique psychiatrique où on l'abreuvera de sédatifs mais, au cours du transfert, elle est repérée par la Machine aux aguets, et aussitôt libérée par la police des couloirs. Comme on ne peut se fier à personne ici, on la met dans la navette pour la Cité. Blanche l'accueille, horrifiée, et la confie aux médecins. *** Marfise, dès qu'elle peut parler, demande du Drang. Blanche a toujours pris soin de s'en faire envoyer de Souabe. Toute prudence oubliée, Marfise avale une forte dose, raconte sa mésaventure à Blanche et donne des consignes pour en tirer parti. Les Terrins, conditionnés à la bienveillance, seront choqués et honteux ; Almont exploitera les souffrances de Marfise pour déconsidérer les révoltés de Terra. Marfise, bénéficiant de soins intensifs, reprend des forces. Elle se souvient de tout ce qu'elle a subi, sans en être marquée, sauf physiquement, comme si une autre qu'elle avait vécu ce martyre. Se sentant à nouveau capable de tenir debout (quoique en mauvais état) et le cerveau clair (grâce au Drang), Marfise, dument entourée, revient à Terra. Elle témoigne publiquement des sévices qu'elle a endurés et dénonce ses tourmenteurs dont la faute est aggravée par leur qualité de psy. Une réaction se produit en sa faveur. Les Terrins qui sympathisaient avec la révolte sans participer aux agissements criminels sont horrifiés par leur brutalité. Une partie des révoltés a vu dans les assemblées clandestines et la maltraitance de Marfise un jeu cruel comme les autres. Ils ont cru flirter avec la violence sans lui céder, comme du temps des combats clandestins. Que Marfise ait été livrée à Maffredon est une ignominie. Les Ultras (et Maffredon avec eux) sont envoyés dans la Cité et confiés à ses Psys. Marfise, auréolée de ses souffrances et magnifiée par sa décrépitude, tient de nombreuses réunions avec les Terrins, déjà satisfaits d'être écoutés. Elle reste en liaison permanente avec la Machine et les maires. Assemblant tous les Terrins sur leur Forum, elle ne leur reproche pas le moment de folie de quelques esprits dévoyés. Elle admet qu'ils répugnent à quitter leur cité, mais ne peut pas changer la décision des Machines : "nous sommes obligés de leur faire confiance". Les Terrins ne doivent pas se méprendre : la Cité n'a pas vaincu Terra, elle ne l'annexe pas, ne l'absorbe pas ; les deux cités fusionnent pour éviter les double-emplois et libérer des ressources au profit de la Terre. Les Terrins se sont sentis contraints et outragés ? Marfise leur rend liberté et initiative : seuls les volontaires rejoindront la Cité (plus nombreux qu'ils ne l'imaginent) ; ils seront bien accueillis et, peu à peu, les coutumes et habitudes des uns et des autres se mêleront ; s'ils le désirent, on gardera en état de marche un quartier de Terra où ils retourneront quand ils auront envie de se retremper dans leur origine. Restent les réfractaires. Marfise en a conféré avec les Machines et les Maires. A l'échelle de temps de la Terraformation, on n'est pas pressé : ceux qui rejettent la fusion resteront tout bonnement sur Terra et leur vie sera inchangée (seulement, de nouveaux Terrins ne seront pas produits et ils s'éteindront peu à peu). Ainsi, Marfise résout la crise. Ça lui coûte cher, mais elle vainc une fois encore. Elle avait prévu des difficultés, sans deviner qu'un noyau maléfique les aggraverait en introduisant des intentions dans une réaction instinctive. Son dégoût général des Psys l'a empêché de sentir que certains sont pires que les autres. Sa première capture ne l'a pas alertée. L'observation systématique du passé de la Terre se poursuit. Sans savoir si cette routine un peu absurde débouchera sur une Histoire, Blanche a renforcé l'équipe d'analyse de Terra en lui adjoignant des anthropologues de la Cité. Elle compte surtout sur le changement de méthode qui consiste à utiliser les faisceaux baladeurs : en parcourant la Terre d'une année donnée, on repérera les lieux significatifs et les ingénieurs centreront les examens. Tout en travaillant à cela, Blanche s'assure la complicité des deux Ingés, pour réserver subrepticement une partie des faisceaux à ses recherches personnelles. Elle veut tout connaître de la naissance de la cybernétique, afin d'impulser une nouvelle ligne d'évolution. Son intuition a été confirmée par Marfise : les machines intelligentes ont sauvé les Humains quand ils étaient faibles, désorientés et vulnérables. Ensuite, comme un médicament puissant qu'on continue à prendre après la guérison, elles les ont empoisonnés. Marfise a fait ce qu'elle pouvait, mais ce sont les bases mêmes de la cybernétique qu'il faut reprendre. *** Marfise qui se remet lentement des mauvais traitements subis à Terra s'amuse de temps à autre avec les faisceaux transtemporels. Exténuée par tant d'efforts sans repos, elle voit la Lune se remettre en ordre et s'en désintéresse. Elle n'a pas, pour autant, envie des Planètes. Sans défi à relever, elle se morfond, absente. Les garçons qu'elle croise épisodiquement sont insipides et l'intéressent à peine. Blanche, inquiète de son apparente apathie, lui confie la commande d'un faisceau baladeur. Marfise, par morbidité ou par curiosité, l'envoie en 2049 observer la Catastrophe. Elle survole les destructions et les incendies monstrueux, cherchant les fusées grâce auxquelles les rares survivants dont elle est issue rejoindront la Lune. La base internationale n'associait qu'une douzaine d'États, les plus avancés en technologie et en richesse. Marfise, ayant localisé les sites de lancement, regarde, le jour de la Catastrophe, la cohue qui s'y presse et son départ précipité. Inlassablement, elle passe en revue les emplacements. Blanche craint que cette fascination morose traduise un état dépressif préoccupant. Marfise suit le vol des fusées vers la Lune. La base, encore réduite, les accueille lentement, une par une, les autres restant en orbite. La dernière n'entre qu'après quinze jours. Ses passagers étaient-ils encore vivants ? Avec une obstination maniaque, Marfise guette le décollage de chacune des fusées. Toutes n'arrivent pas. Elle finit par s'apercevoir que, d'un site de lancement secondaire d'un grand État, un groupe de fusées, échappant de quelques minutes à la destruction, ne se dirige pas vers la Lune. Elles ont des problèmes ou ne savent pas contrôler leur mouvement. Intriguée, elle les piste aussi loin que possible : ces fusées s'écartent de la Terre et prennent leur course vers les planètes extérieures. On a toujours pensé que tous les (rares) fugitifs avaient visé la Lune, ce
refuge familier et proche, à quelques heures de distance, où existaient déjà des installations développées. C'est d'une telle évidence qu'on a négligé d'autres destinations possibles, lointaines et problématiques, Mars, par exemple. En effet, dans la panique du départ, on ne renoncerait pas à la solution la plus commode, pour entreprendre un long voyage dans l'espace (à supposer qu'il existât une base sur Mars), d'autant plus long que, selon les calculs des ingénieurs, à la date de la Catastrophe, Mars et la Terre se trouvaient dans la position relative la plus défavorable. Par contre, remarquent-ils en passant, Jupiter, au-delà de la ceinture d'astéroïdes, était parfaitement placé. Sa longue révolution de dix ans autour du soleil le mettait, alors, au moins loin de la Terre. *** Jupiter ! Outre l'énormité de la distance à franchir, la géante gazeuse exclut toute éventualité d'installation humaine, quoique certaines de ces nombreuses lunes offrent des possibilités. Mais pourquoi choisir l'option la plus mauvaise et la plus aléatoire ? Nul ne déciderait cela à l'improviste, avec le feu aux fesses : un plan pré-établi leur prescrivait d'éviter la Lune ou de viser Jupiter. Marfise cherche une confirmation en étudiant le site d'où partirent ces mystérieuses fusées. Remontant le temps, elle voit poser les fondations, décoller les premières sondes, puis les premières fusées habitées. Aucune ne se dirige vers la Lune. Plus tard, des fusées reviennent. C'est donc un aller-retour. Entre la Terre et quoi ? Marfise ne le découvre pas car ce "Centre de maintenance de satellites" camouflait un programme ultra-secret d'exploration de Jupiter. Le pays qui le réalisait, tout en participant aux programmes spatiaux internationaux, cherchait à obtenir une avance décisive sur ses rivaux et, en particulier, son Ennemi Principal. Marfise, privée de cette information, sait néanmoins que, dès cette époque, il existait quelques implantations humaines rudimentaires dans le système solaire. Des bribes d'Humanité ont-elles survécu ailleurs que sur la Lune ? De même que, naguère, chaque cité lunaire, la Lune s'illusionne-t-elle en se croyant seule ? Certes, sa base internationale était bien équipée, mais aurait-on cru a priori qu'elle absorberait tant de réfugiés, s'adapterait et réussirait à leur donner un avenir ? Des bases plus sommaires, ailleurs, peuvent avoir fait de même. Cette perspective intrigue Marfise. Ces divers fragments d'Humanité auraient évolué différemment : à quoi ressembleraient-ils ? Blanche, quoique indifférente à la question, lui attribue des ingénieurs supplémentaires et des spatiologues. Extrapolant les données obtenues sur la trajectoire des fusées, ils confirment qu'elles visent Jupiter, aussi invraisemblable que soit cet objectif, mille cinq cents fois plus lointain que la Lune. Quel satellite de l'énorme planète bizarre serait le mieux adapté à accueillir des Humains ? Les spécialistes n'hésitent pas : Ganymède ou Callisto ; les deux autres grosses lunes, trop proches de Jupiter, en reçoivent des radiations mortelles. Ensuite, ils débattent longtemps des avantages relatifs des deux satellites et penchent pour le premier : cette lune, deux fois plus grande que la nôtre, est la seule à posséder une magnétosphère ; son cœur de fer en fusion atteint des températures supérieures à mille degrés, ce qui permet d'extraire de l'eau et de l'oxygène à partir des colossaux océans de glace ; en outre, son sous-sol est riche. Néanmoins, ils demeurent sceptiques : les programmes spatiaux et la technologie du XXIe siècle n'étaient pas capables de cet exploit. Marfise introduit dans les Machines les données relatives à Ganymède : comment créer une bulle de vie humaine et l'entretenir ? Chaque Machine trouve une solution différente et, lorsqu'on lui soumet l'autre, la déclare acceptable. Ces réponses rendent plausible une implantation humaine, que les hommes de l'ancienne Terre auront réalisé autrement. Marfise, parcourue de frissons d'excitation depuis longtemps oubliés, s'interroge : ces Humains auraient-il réussi à atteindre Ganymède et à survivre ? un noyau de naufragés se serait-il développé là-bas, comme cela a été le cas ici ? et, différemment, bien sûr. Que seraient aujourd'hui ces Humains ? Les spatiologues ne s'associent pas à ses spéculations. L'immense distance entre la Terre et Jupiter les rend dubitatifs : en se basant sur la vitesse connue des fusées qui ont rejoint la Lune, ils estiment à quatre mois minimum la durée du voyage à Ganymède. Une fusée surchargée de fugitifs et dépourvue d'approvisionnements, ne contiendrait que des morts à l'arrivée. *** Marfise, arrachant à Blanche davantage de ressources, voudrait que, à partir du jour de la Catastrophe, on suive ces fusées jusqu'à leur destination. La technologie ne le permet pas. Marfise impose l'hypothèse Ganymède aux ingénieurs rétifs : ils envoient un faisceau qui surveillera le satellite et enregistrera l'arrivée éventuelle des fusées. Parallèlement, un autre faisceau observera Ganymède maintenant, à la recherche de signes d'activités. À une trentaine de minutes-lumières, Marfise aura le résultat presqu'instantanément. Quoiqu'elle ne s'attende à rien (observer la surface de la Lune serait vain), Marfise est impatiente de voir les océans glacés et les cratères de Ganymède. Elle les contemple au grossissement maximal, se moquant de son désir de découvrir une ville sous globe étincelant de lumières, de voir passer une fusée ou quoi ? s'élever la fumée d'un feu de camp ? Bien sûr, il n'y a rien de ce genre. Le faisceau qui les attend apercevra-t-il les fusées de la Catastrophe toucher Ganymède ? Les ingénieurs, calculant la trajectoire d'arrivée la plus probable, ont diffracté le faisceau pour qu'il couvre une vaste zone. Enfin, beaucoup plus tôt qu'espéré, cinq semaines après le décollage, on croit apercevoir quelques petits points approcher de Ganymède et disparaître. Sont-ce les fusées ? Leurs passagers ont-ils survécu ? Survivront-ils ? Y a-t-il dans Ganymède un équivalent de ce qui se trouve dans la Lune ? Une autre humanité, inévitablement différente ? Potentiellement amicale ou hostile ? Plus ou moins avancée ? Connaissant approximativement le point d'impact des fusées présumées avec Ganymède, Marfise envoie de nouveaux faisceaux observer de plus près. Ils échouent à cause de leur imprécision spatiale. La preuve n'est pas obtenue. Pour saisir des manifestations éventuelles d'existence, elle place en orbite haute deux satellites espions qui transmettront en temps réel les données recueillies. Aux premiers indices de la présence d'Humains, elle rejoindra Ganymède et essaiera d'établir le contact. Marfise, sa curiosité aiguisée, maudit la bêtise des Machines dont l'une regardait trop près (la Terre) et l'autre trop loin (les exoplanètes), oubliant notre propre système solaire. *** Marfise ne fantasme pas. Au XXIe siècle, tandis que plusieurs pays coopéraient sur la Lune et s'épuisaient à "conquérir" Mars, la rivalité acharnée entre les trois Grands, poussa l'un d'eux à chercher un avantage absolu. Avec le but à très long terme de transformer Jupiter en une source colossale d'énergie, cet État avait, dans un total secret, affecté des moyens considérables à son observation, et construit une base habitée sur Ganymède, en surmontant un à un d'innombrables obstacles. Les résultats justifièrent ses efforts et la distance cessa d'être un empêchement quand ses savants (toujours en secret) révolutionnèrent l'hyperpropulsion ionique, réduisant le voyage à quelques semaines, le temps que les autres pays mettaient pour aller sur Mars. Indépendamment des troubles de toutes sortes qui agitaient la Terre et qui allaient la détruire de manière imprévisible, le programme se poursuivait et s'accélérait. A la veille du jour de la Catastrophe, une demi-douzaine de fusées se préparaient à décoller pour profiter du positionnement favorable de Jupiter. Bien équipées pour le voyage, elles emporteraient sur Ganymède des ingénieurs, femmes et hommes, et du matériel. Au retour, elles reconduiraient sur Terre ceux qui avaient fini leur période. Les réservoirs d'énergie étaient pleins, les soutes chargées, le personnel rassemblé dans les centres de vie du site. Le matin de la Catastrophe, à l'annonce des premiers bombardements et de la généralisation des émeutes, le commandant de l'expédition, dont nous traduirions le nom par "Bernacle Jo", un vétéran de l'exploration cosmique, décida de quitter aussitôt la Terre. Le quartier-général demeurant injoignable, il se passa d'autorisation, fit sonner l'alarme, rassembler les équipages et décoller les fusées. Elles étaient déjà haut quelques minutes plus tard quand le site fut détruit. Bernacle Jo, observant l'importance et l'intensité des bombardements et des incendies, et notant les interactions dévastatrices qu'ils engendraient, prévint ses équipages qu'ils avaient entrepris un voyage sans retour. Bernacle Jo informa Ganymède : ceux qui se préparaient à rentrer pouvaient défaire leurs bagages ; il n'y aurait pas de relève. Au contraire, les nouveaux-venus s'ajouteraient au personnel en poste qui mettrait à profit la durée du voyage pour agrandir la base et augmenter sa capacité de survie. Ganymède, un projet stratégique offensif, était peuplé de techniciens compétents dont le patriotisme avait été vérifié scrupuleusement. La Catastrophe ne fut pas perçue comme un suicide de l'Humanité mais comme l'effet désastreux d'une attaque de l'Ennemi Héréditaire. Ne doutant pas qu'il survécût quelque part, ils travaillèrent à leur revanche, génération après génération, de plus en plus paranoïaques. Sans la pensée et la haine de l'Ennemi, leur existence difficile n'aurait pas de sens. Ils restèrent dans le monde d'avant la Catastrophe. Au contraire, la Lune la surmonta et la dépassa. La base internationale résultait d'un programme scientifique et l'afflux des réfugiés engendra une civilisation synthétique en fusionnant les langues et les coutumes de l'ancienne Terre. Si les résidus aigris et fanatisés de l'Ancienne Terre croisaient la route de la nouvelle Humanité, qu'en sortirait-il ? Marfise
s'est tellement concentrée sur sa tâche démiurgique qu'elle se réduit à une abstraction. Elle ricane : "les Machines me traitent comme une des leurs !". Incongrument,
son bracelet émet un signal. Marfise a oublié la fonction de cet objet décoratif qu'elle aurait quitté ou perdu depuis longtemps s'il n'était pas indétachable. Quand son poignet a maigri, le bracelet s'est contracté. Marfise
contemple le bidule bizarre, se demandant ce qui lui prend. Elle ne sait plus à quel signal d'alerte il correspond... Le truc émet un message de Hilde : "sommes sur la Terre, t'attendons". Marfise,
interloquée, ne comprend pas la signification de ces mots qu'un réflexe la pousse à négliger. Mais "Terre" la titille. Outre l'activité de la Lune d'en bas, le mot appelle laborieusement des souvenirs : elle est allée sur la Terre ; les Planétaires la visitent ; des montagnes désertes et des hôtels... un spatioport... Maffredon fou dans sa caverne... Elle s'interroge : "Qu'ai-je fait sur la Terre ? Que fut mon dernier voyage ?" Avec
un grand et long effort irrité, elle retrouve un peu d'elle-même et se remémore "Hilde". Dans une autre vie, elle l'a fait partir pour Souabe... Hilde... l'ancienne Ingé... Hilde lui a manqué, avant de disparaitre de son esprit comme le reste. Hilde
est "sur la Terre" ! Marfise le répète plusieurs fois et, peu à peu, comme un coin de ciel bleu au milieu des nuages, ses premières excursions lui reviennent, l'air malodorant, les immenses paysages déserts, l'hôtel, la vieille dame... un garçon... des garçons... Hilde
l'attend... Quelle drôle d'idée ! moi, je ne l'attends pas. Qu'ai-je à faire de Hilde ? Marfise
avale une petite gorgée de Drang dont elle abuse car, pendant un temps, son esprit s'éclaircit et son énergie revient.
Le Drang ravive un souvenir d'affection et un soupçon d'intérêt. Mais
c'est surtout l'habitude de s'adapter aux circonstances qui la pousse à répondre "je viendrai". Une nouvelle équation s'affiche, elle doit chercher une solution (la tendresse et l'attente de Hilde se désoleraient de se savoir perçues ainsi). Marfise
disposera sans difficulté d'une vedette, on ne lui refuse rien. Elle envoie un message à cette "Hilde" pour savoir où aller : le premier hôtel où débarqua Marfise, celui où elle emmena Hilde. Marfise
cherche à localiser ce "premier hôtel", grognant contre l'impéritie de son correspondant : s'il donnait les coordonnées, elle n'aurait qu'à les entrer dans le navigateur. Elle examine la carte des montagnes de la Terre. Quelques noms de sommets suggèrent quelque chose. Elle finit par supposer que "premier hôtel" est ce point dans les Alpes. "J'arrive",
envoie Marfise qui part, comme elle est, vêtue d'une combi informe. Depuis des semaines (des mois ?), elle ne la quitte que pour en mettre une propre, aussi médiocre. Une casquette banale recouvre ses cheveux, ramassés en boule. Elle
atterrit à la fin de la nuit pour passer inaperçue. La vedette décolle. Marfise lève les yeux et voit les étoiles qui blêmissent. Pour la première fois depuis longtemps, elle se sent respirer. Elle emplit ses poumons, ayant l'impression de les entendre craquer sous l'effet de la dilatation. Finalement, l'air ne pue pas. Elle attend le jour et s'oriente. Elle prévient Hilde et se dirige vers l'hôtel d'un pas machinal. Malgré
l'heure matinale, Hilde et Doralice, pimpantes, l'attendent sur la terrasse, une cape jetée sur leur élégante dévêture. Au lieu de la belle Marfise luxurieuse dont elles ont gardé l'image, elles croient voir arriver son fantôme. — O ma chérie !, s'exclament-elles ensemble, désolées, en la prenant dans leurs bras. *** Hilde
et Doralice, à présent inséparables, ont appris que les Marchands vont
fermer les hôtels et abandonner la Terre. La fréquentation est si faible que les pertes s'accumulent. Doralice a gardé un souvenir maussade de l'excursion qu'elle fit un jour, et Hilde préfère les planètes, leurs eaux et leurs forêts. Mais, comme beaucoup d'autres, avant que la Terre ferme et que les Planètes se coupent du système solaire, elles décident une dernière visite. C'était le but visée par le service marketing en lançant cette rumeur : renouveler la rareté de la Terre en aiguisant son attrait. En réalité, les Marchands
se limiteront à diminuer l'envergure de leur activité. Le
clair de Lune éveille en Hilde l'image de Marfise, oubliée depuis longtemps. Au lieu de partir avec elle jouir des Planètes, Marfise voulait achever quelque chose, elle ne sait plus quoi. Contaminée
par l'agitation, souvent fébrile, de Doralice, Hilde a résolument chassé de son esprit sa période "petit soldat" : une autre vie ou un mauvais rêve. Elle s'amuse intensément, et ne conçoit plus qu'elle ait pu vivre différemment, surtout dans ces terriers dont Doralice se moque sans cesse. Hilde est devenue totalement planétaire. La
vue de la Lune lui rappelle vaguement un passé révolu et Marfise, le tremplin qui l'a propulsée sur la Terre et les Planètes. Elle a conservé son bracelet indétachable, un objet d'art inconnu sur les Planètes, qui attire l'attention des garçons sur son poignet délicat. Hilde
et Doralice sont étendues sur des chaises-longues sur la terrasse. Chacune caresse négligemment le garçon à côté d'elle, lorsque le souvenir de Marfise se fait aigu et transperce Hilde : son invitation à dîner, leur voyage, avec Maffredon dans son trou... la découverte de l'extérieur... la première bouffée d'air naturel... la découverte du ciel ! C'est alors que Hilde décida de partir et que Marfise resta pour résoudre les énigmes de la Lune. Hilde, enivrée, aurait sauté dans la première fusée, Marfise l'en a empêchée. Après, elles sont revenues et Hilde a décollé... Étonnante Marfise... A cet instant, la main du garçon, enveloppant le poignet de Hilde, se referme sur son bracelet. La coïncidence lui remet en tête que c'est un outil de communication. Hilde tentera de joindre Marfise. Elle laisse le garçon à Doralice qui, sans abandonner le sien, s'en empare, "ayant précisément deux mains". Hilde se retire dans sa chambre pour envoyer un message. Elle pourrait demander une vedette, elle ne veut pas, elle ne supporterait plus les tunnels, même pour quelques heures. Marfise viendra, elles se raconteront sans fin leurs aventures et, cette fois, Hilde la décidera à l'accompagner : Marfise aussi préfère les Planètes, elle se réjouira de retrouver Doralice et, toutes trois, elles feront des folies extrêmes. Hilde attend avec une impatience croissante la réponse de Marfise, se représentant sa surprise joyeuse (bien loin de deviner sa vraie réaction !). Le bracelet collant littéralement à la peau, Marfise n'a pas pu le perdre. Rien ne vient. Marfise aurait-elle déjà quitté la Lune ? Le monde des Planètes est si vaste qu'elles peuvent y passer leur vie sans se rencontrer. Maintenant que Hilde a pensé à Marfise, elle la veut tout de suite. Elle ne supporte pas cette incertitude. Son énervement agace Doralice. Plus moyen de rien faire, Hilde ne veut pas danser, pas aller au bar, elle boude les garçons... Enfin, son bracelet bipe "je
viendrai". Ensuite, Marfise demande à quel endroit. Tout va bien. L'étourdie
Doralice "adoooore" Marfise ("au fait, qui est-ce ?"). Passagèrement émue, elle accepte de se lever avec le jour pour l'accueillir. Elles posent une cape sur leur déshabillé et, frissonnant, s'établissent sur la terrasse. Avec les premières lueurs, une silhouette apparaît, celle de la glorieuse et splendide Marfise ; non, l'ombre de son ombre. Elles la voient habillée comme d'un sac, pâle, émaciée, sérieuse et sombre. Les filles la prennent dans leurs bras, et entraînent dans leur chambre ce qu'elles prennent pour un ballot humain inerte. *** Hilde
extraie Marfise de son affreuse combi et s'effare : elle
a
fondu. Sa casquette arrachée, une cascade de longs cheveux ternes tombe sur les épaules décharnées. Hilde, sacrifiant une fortune pour disposer d'autant d'eau qu'elle voudra, conduit sous la douche le cadavre de Marfise (l'expression s'impose à elle). Elle la frictionne avec son savon le plus énergisant, puis l'essuie doucement. Marfise se laisse faire, jouissant béatement de ce confort. Les filles fouillent dans leurs affriolants atours. Ils ne conviennent pas : Marfise n'a rien à montrer. Hilde court acheter une robe stricte dans laquelle elle l'enferme. Puis
elles l'emmènent au restaurant et l'incitent à manger. Marfise chipote. Doralice examine attentivement ses ongles, ses yeux, ses cheveux, elle enfonce un doigt dans sa chair et s'exclame : — Tu es intoxiquée, "dranguée" à mort. Je reconnais les symptômes. Il te faudra des mois pour guérir mais, dans l'immédiat, je te remettrai d'aplomb. Doralice,
faisant virevolter sa jupe fendue sur ses jambes nues, court dans sa chambre. Elle revient avec des pilules bleues. — Prends-en une tout de suite, puis toutes les heures. Marfise
admet sans difficulté qu'elle a exagéré avec le Drang. Elle
refuse les pilules : — Je ne veux pas "'guérir", ne vous inquiétez pas, le Drang et
moi, nous faisons bon ménage. Les
filles, anxieuses la ramènent dans leur chambre, tout à son sauvetage. Elle ressuscitera si elle retrouve sa féminité, diagnostiquent-elles, projetant leurs propres pensées. — D'abord, elle doit se rendre compte de sa décrépitude, déclare d'autorité Doralice qui déshabille Marfise et la conduit devant le miroir. Avec
une impitoyable clinicité, Doralice détaille ses déficiences que Marfise contemple sans les voir. — Elle a besoin d'un choc, insiste Doralice. Les
deux se mettent nues et encadrent la squelettique Marfise. Doralice montre les différences et développe crument la comparaison. Les yeux de Marfise restent indifférents. Doralice,
dépitée de ne pas provoquer de réaction, enfonce le clou : — Tu n'es plus une fille. Depuis combien de temps n'as-tu pas eu un garçon entre les jambes ? La
réponse de Marfise les renverse : — Entre les jambes, il me faut un destrier. Devant
leur incompréhension, elle "s'explique" en récitant un passage du poème de Boiardo, écrit sur l'ancienne Terre à la fin du quinzième siècle (elle délire, se disent les filles). La
fière et forte Marfise s'est fait dérober son épée ; elle poursuit le ravisseur qui, monté sur un cheval plus rapide, se moque d'elle et lui montre son cul. Néanmoins, il meurt de peur qu'elle le rattrape. Marfise pousse tellement son cheval qu'il tombe mort. A pied, elle continue et, alourdie par son armure, elle s'en débarrasse pièce par pièce. Elle court obstinément, se nourrissant d'herbes et de racines. Le voleur lui échappe. En chemise déchirée, affaiblie, amaigrie, sans armes, elle n'est plus rien quand elle rencontre un chevalier que, outrancière, elle défie. Il refuse de s'ahontir à combattre une femme désarmée. Par force brute, elle lui prend son cheval et sa cuirasse. Rendue à elle-même, elle part pour une nouvelle guerre où elle se couvrira de gloire. Les
filles, ahuries, l'entendent conclure : — C'est d'un cheval que j'ai besoin. Vos garçons viendront en sus. — On va te remplumer, disent-elles, désespérées et compatissantes. Trois
jours sont nécessaires pour que Marfise reconnaisse vraiment ses amies. Elle mange davantage et retrouve un peu d'intérêt pour les jeux amoureux auxquelles les filles s'amusent autour de sa chaise-longue. *** Un
soir que les trois sont seules et que Marfise sort de sa somnolence, Hilde la presse de commenter sa parabole : Qu'est-ce qui l'a "mise à pied" ? Marfise murmure : — C'était beaucoup... (et, avec fierté, elle ajoute), même pour moi. Elle
hésite à poursuivre. — Parle ! Parle !, coupe Doralice, ne te gêne pas pour moi. Je suis une tête de linotte, je ne comprends rien et j'oublie tout. Marfise
ne sait pas quoi raconter. Hilde est à présent étrangère à la Lune, elle ressemble à une gentille perruche, comme Doralice. Il y a tant de choses qu'elle ignore et dont elle ne se soucie plus. Marfise ne lui dira pas tout Hilde
prend sa main maigre dans la sienne. Marfise se lance, et Hilde dont les souvenirs lunaires sont confus et embrouillés croit halluciner : une autre machine, une troisième cité (différente), une deuxième série de planètes (différentes), des tunnels partout, les machines en dispute, Marfise reine des Machines, pacificatrice des conflits, victime de brutalités, triomphante... Marfise conclut : — J'ai dominé les Machines et libéré l'Humanité. Les
filles prolongent leur séjour pour s'occuper de Marfise qu'elles croient anéantie. Parce qu'elles ne conçoivent plus la vie hors des planètes, elles souhaitent convaincre Marfise de venir avec elles. Doralice
babille, racontant sans se lasser ses aventures amoureuses. Hilde l'encourage, espérant ramener à Marfise à ce qu'elle était. Elle-même ne sait que dire : elle est tellement fermée à la Lune, à présent, que les exploits de Marfise (dont elle sent l'énormité) lui paraissent vains. La vraie vie est sur les Planètes, les problèmes des taupes n'agitent pas les oiseaux. Marfise s'est détruite sans profit. D'un
côté, elle regrette de ne pas parvenir à comprendre et, d'un autre, elle n'en a pas envie. La seule chose qui lui importe, c'est de "désanéantir" Marfise et l'emmener sur Souabe. Marfise,
pour sa part, se met entre parenthèses. Ces vacances lui font du bien. Bercée par les bavardages de Doralice, elle retrouve de l'appétit, à table comme au lit, et participe aux activités érotiques qui animent la terrasse pendant les soirées. Les filles la voient avec satisfaction "se remplumer". Elles la pressent sans cesse d' "abandonner tout ça" et de les suivre sur les Planètes. Elles attribuent son refus à une guérison incomplète, et multiplient les repas et les amoureux qu'elles jettent dans ses bras. Pensant
qu'un scrupule d'honneur la retient, elles décident de la brusquer et annoncent qu'elles rentreront dans trois jours, avec ou sans elle. "Sans
moi", proteste Marfise. *** A cet instant, son bracelet bipe. Elle regarde le message : l'Ingé annonce que les deux satellites autour de Ganymède ont été attaqués au canon laser et détruits. C'est
la preuve qui manquait. Il y a des Humains sur Ganymède. Qu'ils s'en soient pris au satellite par peur ou par agressivité, ils disposent de moyens technologiques efficaces. Sont-ils un espoir ou une menace pour l'Humanité lunaire ? Marfise ne sait pas comment elle les repérera ni ce qui se passera, elle ira. Elle
sourit aux filles, indulgente à leur plaisante insouciance (le chevalier en armure, bouillant de combattre, se réjouit des jolies fleurs qui entourent son chemin) : — Mes amies, j'ai de nouveau un cheval entre les jambes. Une autre guerre m'attend. Merci pour vos bons soins. Arrachant
à Doralice réticente une provision de Drang, elle les embrasse et, à la nuit, appelle la vedette et rejoint la Lune. Quand les fusées de la Terre rejoignirent Ganymède, leur commandant, Bernacle Jo, le plus ancien dans le grade le plus élevé, devint le chef. Les patriotes, coupés de la Terre, traumatisés d'être les derniers Humains de l'Univers, eurent beaucoup à faire pour adapter la base et s'habituer à leur condition définitive. Le joyeux paillard qu'était Bernacle Jo les consola en les livrant sans modération au sexe et à l'alcool. Il prononça un discours mémorable (dont le texte fut ultérieurement détruit) : — Mes filles et mes gars, ne comptez pas revoir la Terre avant dix millénaires ! La Terre, l'Ennemi, l'Armée, tout est fini. Nous sommes naufragés sur cette île. Nous avons tout ce qu'il nous faut, mais aucun espoir de secours. Nous sommes les derniers Humains de l'Univers. Soyez fier que notre glorieux pays survive en nous ! Le moral compte plus que la morale : nous sommes en vie ! jouissons-en ! Mais Bernacle Jo n'était pas fou. Mesurant le poids des contraintes de la survie dans un milieu impitoyable, il divisa ses gens en deux équipes : pendant une semaine, l'une travaillerait efficacement et avec discipline, tandis que l'autre passerait six jours à faire la fête et le septième à récupérer. Ainsi, le choc initial fut surmonté. Les naufragés, tous ingénieurs, disposant d'équipements performants, n'eurent de difficultés, ni pour pousser les murs de la base, ni pour synthétiser tout ce qui rendrait la vie agréable dans ce vase soigneusement clos. La discipline militaire se relâcha, remplacée par les exigences de l'efficacité. Le sentiment de précarité de l'existence et le besoin d'assurer l'avenir de l'espèce multiplièrent les naissances : crèches et écoles virent le jour, ainsi que les métiers correspondants. Bernacle Jo mourut à la suite d'excès démesurés : noyé dans une cuve d'alcool synthétique, englouti dans un tas de filles qu'il tentait de satisfaire toutes en même temps. Militairement parlant, le gradé juste au-dessous de lui aurait dû succéder. Mais le fils de Bernacle, également nommé Bernacle Jo, venu avec lui dans les dernières fusées, prit le pouvoir grâce au réseau de surveillance et d'influence que, à la faveur de l'anarchie, il avait étendu partout. Cela lui valut plus tard le surnom de "tentaculaire". Outre les micros espions dont il truffait la base, particulièrement les chambres, il contrôlait une petite troupe de fidèles qui, alternant promesses et menaces, et mettant à profit l'insouciance générale, connaissaient les pensées de chacun. Le tentaculaire renia son père débauché, sans lui rendre grâce d'avoir réussi la gageure de la transition. Avec la main de fer du fanatique, il recentra la base sur sa mission : "l'Ennemi héréditaire a détruit notre pays aimé et la Terre entière. Qu'il se soit suicidé en même temps ne nous dispense pas de notre devoir : planter le drapeau national sur la Terre. Si d'autres le font avant, les chasser." Le tentaculaire condamna la licence morale qui, jadis sur Terre, avait livré le pays à l'Ennemi, et s'était poursuivie dans la base sous le règne de son père. "Nous devons nous régénérer et retrouver la pureté". Il réclama et imposa le retour aux "valeurs ancestrales" : le salut au drapeau, l'hymne national, la monogamie, la sévérité sexuelle, la répression des drogues et de l'alcool, la lecture quotidienne du Livre de Dieu, les jeûnes et abstinences périodiques etc. Proliférer constituait un devoir patriotique. Les filles se marieraient dès qu'elles seraient pubères, et chaque femme devrait avoir un enfant par an et l'éduquer. Les célibataires et les stériles seraient punies. De ce fait, la division des sexes s'instaura au profit des mâles. S'entourant de fureteurs et de clients, le Tentaculaire rendit la vie impossible aux opposants jusqu'à ce qu'ils se résignent. Il minimisa les exécutions car, malgré l'assujettissement des femmes à la reproduction, la population était trop faible pour la gaspiller. Le tentaculaire bénéficiait d'un argument décisif : il n'y a pas d'ailleurs et la vie tient à peu de choses. Les tentatives de le renverser furent déjouées, et leurs auteurs condamnés aux tâches les plus pénibles et dangereuses. Plusieurs générations plus tard, Ganymède était devenue héréditairement paranoïaque. Bravant la distance (que raccourcissaient les progrès réalisés dans la propulsion des fusées), ils mirent la Terre sous surveillance et constatèrent une activité suspecte : des fusées atterrissaient et décollaient, une multitude de satellites l'entouraient. L'Ennemi était revenu. Soudain, les deux satellites de Marfise, "prouvent" que, malgré le secret et l'éloignement, ils sont repérés. Comme la trace d'un pied dans le sable pour Robinson, ces satellites les affolent. Sont-ils fortuits et aléatoires ou matérialisent-ils une menace ? Les patriotes, quoiqu'ils travaillent assidûment à développer des armes d'une extrême puissance, ne sont pas prêts. *** Lorsque Marfise, laissant gazouiller les charmantes perruches, regagne la Lune, elle visionne les images que, jusqu'au dernier moment, les satellites ont transmis. Aucun doute possible : d'un certain point de Ganymède (dont les coordonnées sont déterminées avec la plus extrême précision), un large rayon laser a pointé droit sur l'engin. Cela prouve que Ganymède est habité. Personne ne croit aux extraterrestres, et les observations précédemment réalisées par Marfise permettent de conclure que ce sont des survivants de la Terre, non pas multinationaux et synthétiques comme sur la Lune, mais issus de l'un des États de l'ancienne Terre, le plus agressif des Grands. La destruction des satellites apporte des réponses à plusieurs questions : le but des fuyards était bien Ganymède, ils ont survécu et ils se sont développés : les instruments laser existant en 2049 n'auraient pas permis de détruire les satellites à une telle altitude. Marfise réunit l'Ingé d'en haut, celui d'en bas (avec lequel elle s'est réconciliée), et les maires, Blanche et Almont : — Qu'aurions-nous fait en voyant un satellite inconnu ? — D'abord, nous ne le verrions pas, répond Almont. Vous savez à quel point nous sommes tournés vers l'intérieur. Marfise approuve (les satellites que jadis elle fit envoyer par Hilde autour de la Lune passèrent inaperçus). Elle en déduit que "ces gens", eux, se préoccupent de l'extérieur. Premier indice. Elle repose la question : — Si nous en voyions, que ferions-nous ? — Nous essaierions de prendre contact, répond l'Ingé qui souligne qu'aucune émission radio n'a précédé le tir. — Donc, résume Marfise : ils viennent de cet État anciennement agressif, ils surveillent l'extérieur, ils en ont peur. Des gens peu sympathiques ! — Dans les années précédant la Catastrophe, ajoute Blanche, parmi tous les troubles qui perturbaient la Terre et l'annihilèrent, on note une forte tension entre cet État et son "ennemi héréditaire". Ils étaient constamment au bord de la guerre nucléaire, même si, finalement, la Catastrophe est venue de partout à la fois. Ces gens sont-ils toujours obnubilés par leur Ennemi disparu ? S'ils sont aussi paranoïaques, toute tentative de les contacter nous désignera comme cible, s'ils ont les moyens de nous attaquer. Marfise propose une nouvelle expérience : faire construire par les machines un satellite à l'épreuve des lasers et le renvoyer pour voir ce qui se passe. Les autres ne sont pas d'accord. Ils préconisent de ne plus donner signe de vie, et de se limiter à une surveillance à très grande distance. Marfise passe outre : nous nous croyions seuls dans l'univers, il y en a d'autres. Il faut savoir s'ils sont inoffensifs ou pas. La destruction des satellites peut résulter d'un accident ou d'un automatisme. Pendant que les machines travaillent à entourer un satellite d'un blindage réfléchissant qui renverra le laser, Marfise questionne l'Ingé sur les moyens de défense dont pourrait disposer la Lune. Il confie un secret que chaque Ingé reçoit de son prédécesseur. La Machine possède un arsenal formidable : toutes les inventions destructrices et protectrices que, depuis quatre siècles, nous avons réalisées et dont nous ne gardons pas le souvenir. Le lieu du stockage est inconnu et son verrouillage inaltérable par un humain. Marfise est sidérée : elle croyait que la Machine lui avait tout montré ! Lui a-t-elle dissimulé seulement cette information sensible (ce qui se comprendrait) ou d'autres ? Marfise, croyant contrôler la Machine, en a-t-elle été dupe ? Elle demande à l'Ingé d'avertir la Machine de l'existence d'une menace potentielle, de l'inviter à vérifier ses armes et à envisager de les mettre en mode opérationnel. La Machine augmente la perplexité de Marfise en répondant que "l'arsenal secret" est un mythe que les Ingés se transmettent. Certes, il est arrivé que la folie scientifique de l'Université engendre des inventions puissantes, défensives ou offensives : la Machine les a neutralisées. L'un des principaux enseignements de la Catastrophe, inscrit dans sa programmation fondamentale, est ce truisme : une arme de destruction massive détruit massivement. Toute chose de ce genre est absolument à proscrire. Ou bien la Machine ment (et cette perspective donne le vertige à Marfise), ou bien la Lune est sans défense. Comme on ignore la valeur et le signe de l'inconnue que constitue Ganymède, il faut que, en toute urgence, l'Ingé réunisse une équipe et fasse travailler les Machines à concevoir et produire des armes, au moins un bouclier. — Vous, lunaires, ne savez pas vous battre. Imaginez que, une fois la Terre rendue à la vie, ces gens s'en emparent ! Imaginez que, croyant leur Ennemi installé sur Terre, ils veuillent une base sur la Lune... Peut-être aurez-vous besoin des planètes pour vous défendre... Peut-être est-ce une erreur de se couper d'elles... Une fusée emporte l'invulnérable satellite vers Ganymède où elle le mettra en orbite. La surveillance sera assurée par des faisceaux (indétectables) dont l'imprécision spatiale sera compensée par le nombre. *** Sur Ganymède, le chef, Tentaculaire VIII, s'est employé à rassurer et à mobiliser ses troupes : certes, l'Ennemi a survécu à la Catastrophe ("nous l'avons toujours su"), mais il ignore le repaire de Ganymède ; ces satellites, fortuits, n'ont pu capter aucune image dénonciatrice, et leur destruction sera considérée comme accidentelle. On commence à le croire ou à faire semblant, lorsque le radar signale un autre satellite, sur une orbite basse. Le puissant rayon laser l'atteint et, au lieu de le détruire, est réfléchi et revient atteindre la surface de Ganymède en de multiples endroits où la glace fond et se met à bouillir. Les tentatives suivantes obtiennent le même résultat. Toutes les armes disponibles sont successivement utilisées en vain, jusqu'aux vieux missiles équipés de bombes à neutrons. Cette fois, le danger est réel car ces assauts auront été enregistrés et transmis par le satellite. L'Ennemi a maintenant la preuve de l'existence de la base. Tentaculaire ordonne la mise en œuvre du plan de secours, soigneusement préparé depuis des dizaines d'années, et que l'urgence permanente a empêché de réaliser. Pour ne pas le dévoiler à l'Ennemi, il faut à tout prix neutraliser ce satellite. (En fait, le satellite ne recueille et n'envoie aucune image : intégralement blindé pour résister à tout, il n'offre pas la plus petite ouverture. La surveillance est assurée par les faisceaux que Tentaculaire ne soupçonne pas). Tentaculaire fait
appel au meilleur pilote pour l'impossible exploit d'intercepter physiquement le satellite, de l'arracher à l'attraction de Ganymède et de le renvoyer dans l'espace. Au prix de manœuvres complexes et dangereuses, la fusée d'assaut réussit à prendre le satellite dans un grand filet et à le transporter très loin. Le plan de secours sera à l'abri des regards (croit-on à tort, car les faisceaux restent braqués sur Ganymède). Depuis longtemps, les patriotes étudient la possibilité d'implanter une base d'appoint sur Callisto, la lune la plus lointaine de Jupiter, où se trouve un océan souterrain et une atmosphère ténue. Le danger emporte la décision. Tentaculaire doit
choisir qui envoyer : un détachement composé des membres les plus fidèles ou, au contraire, des plus douteux ? Il s'en débarrassera et s'assurera, sinon de leur loyauté du moins de leur soumission, par leur dépendance totale à l'égard de Ganymède. Il leur donnera les moyens nécessaires pour aménager un refuge et rester en contact, sans rien qui leur permette une existence autonome. C'est un risque à prendre. *** Grâce aux faisceaux, Marfise a assisté à l'interception du satellite. Elle voit des fusées partir pour Callisto et débarquer du matériel et des Humains. Le coup de pied dans la fourmilière provoque des effets disproportionnés. Cette fébrilité atteste de la peur de ces gens. Tout laisse penser qu'ils n'ont pas compris la nature de la Catastrophe et se sentent toujours en guerre. Marfise alerte la Machine : ce sont, ou bien des Humains comme nous auxquels il faut venir en aide, ou bien des restes de l'ancienne Humanité agressive et primitive. Dans ce cas, ils menacent ou menaceront, non pas les planètes qui sont trop lointaines et dont ils ignorent l'existence et les coordonnées, mais la Lune et la Terre. Il faut en savoir d'avantage. — J'y vais, déclare Marfise. Je serai la chèvre qui attire le lion hors de sa tanière. Leur inquiétude les poussera à me capturer pour obtenir des renseignements, et j'en recueillerai. La Machine a intégré toutes les données. Par construction, elle n'envisageait que l'Humanité nouvelle engendrée par la Catastrophe, et excluait la rémanence de Terriens catastropheurs qui risquent de provoquer un dramatique retour en arrière. Prenant le danger encore plus au sérieux que Marfise, elle lui apporte tout son concours. Les Lunes de Jupiter, outre les faisceaux qui les observent, seront entourées à grande distance de fusées armées qui constitueront une base opérationnelle mobile. On insérera dans Marfise un transmetteur qui leur enverra les images et les sons que son corps captera. La Machine "avoue" à Marfise que, en neutralisant les inventions dangereuses, elle a "mis de côté" une arme absolue (et combien d'autres ?) dont Marfise sera pourvue : elle s'en servira dans le cas où la menace serait extrême et aucune solution envisageable. Cette arme détruira la base des autres, quelle que soit sa nature et ses renforcements. La Machine ajoute, comme négligemment : — Les équations sont formelles : elle ne s'arrêtera pas à la base et anéantira la totalité de cette Lune. — Et moi avec, bien sûr, remarque Marfise, songeant avec un effroi mêlé d'orgueil à cette fin apothéotique. — Toi en premier, confirme la Machine (goguenarde ?). C'est toi la bombe, la capsule sert de détonateur. Le minuscule instrument sera introduit dans Marfise. Son déclenchement libère une antiparticule qui, se développant exponentiellement, transforme la matière en énergie tant qu'elle en rencontre. — Jusqu'où se poursuit le processus ? — Je n'ai pas de compétences en physique cosmique. Si le "vide" contient aussi peu de matière qu'on le pense, la réaction s'arrêtera d'elle-même quelque part autour de Ganymède. — Si non, poursuit Marfise enfiévrée, elle continuera jusqu'aux limites du cosmos et détruira l'Univers (elle se voit comme l'auteur d'un big
bang à l'envers... gib gnab... il ne restera personne pour chanter ou maudire l'anti-Dieu qui aura "décréé" le monde en silence, sans trompettes ni cymbales.) La machine arrête son délire : — Improbable. Le processus d'annihilation se déchainera si Marfise l'active en pensant un code qu'elle trouvera en résolvant une équation inscrite dans sa mémoire. Marfise, fière d'être capable de tout, transmet à la Machine sa dernière volonté : — Crée une autre Marfise. Elle croit l'entendre rire : — C'est en cours ! Elle sera ralentie ou accélérée selon les besoins. La doterai-je de tes souvenirs ? Marfise, songeant aux confusions provoquées dans son esprit par le mélange de personnalités et le puzzle imparfait, se rappelle Terrestin : Qui tu es importe peu, sois ce que tu es. — Non, dit-elle. Rien. Une nouvelle Marfise. Elle saura quoi faire. FIN |