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Marfise, volume 3     epub

Marfise vol3


Livre 1. Le secret 

1. Cornille

Marfise, rageuse, arpente le couloir.

Une autre Marfise, cent vingt-sept ans plus tard : aussi superlativement belle, aussi énergique, aussi aventureuse que celle que nous connaissons.

Comme ses amis, nous l'appellerons "Marf".

Un grand siècle après, nous retrouvons la Cité, statique et immuable (en apparence), enterrée trois cent mètres au-dessous du sol. Fondamentalement, tout est identique : la bienveillance règne ; filles et garçons se consomment sans façons ; les machines prennent soin de la survie, toujours précaire ; des illusions perfectionnées travestissent le béton en paradis ; l'Université est toujours révérée ; des Planétaires viennent sur la Lune pour se former et y restent souvent ; des Lunaires audacieux partent sur les Planètes...

Nos yeux cependant seraient surpris : les modes vestimentaires et amoureuses ont changé. Filles et femmes se vêtent de longues robes, garçons et hommes de culottes moulantes au genou. Surtout, si la liberté sexuelle reste totale et pratiquée avec appétit, un nouveau type de relation est apparu : la préférence. Celui ou celle qui élit une ou un préféré (et en est accepté) lui voue une adoration factice, et s'interdit tout contact physique avec son idole. Ainsi, une fille consomme tous les garçons qu'elle veut, à l'exception de son préférant qui l'adore de loin, et de son préféré auquel elle récite des poèmes, chante des chansons, qu'elle distraie quand il est triste et dont elle vante la beauté et les talents aux autres filles.

Dans le présent perpétuel de la Cité, ce comportement et ces vêtements semblent originaires. En réalité, ils apparurent il y a une soixantaine d'années, après une épidémie massive d'attachement, cette vieille maladie sentimentale de l'ancienne Terre : chacune et chacun voulait aimer et être aimé exclusivement. Il s'ensuivit des drames passionnels, des perturbations sociales, des déséquilibres qui, dans le milieu confiné de la Cité, la conduisirent au bord de l'explosion. Il se produisit alors une réaction qui, restaurant les principes (un est à toutes, une est à tous), ménagea une soupape de sécurité : la préférence transforma l'attachement en jeu de rôle que chacun s'emploie à parfaire et dans lequel tous rivalisent. Des Tribunaux d'amour décernent périodiquement des prix aux meilleurs.

Nul ne garde le souvenir de cet épisode, ni des autres crises que la Cité a connues pendant ses quatre siècles d'existence. Seul subsiste la mémoire de l'origine : la Catastrophe qui frappa la Terre en 2049 et la fuite éperdue des rares survivants.

***

Marf (Marfise) est vêtue d'une robe très décolletée qui moule ses hanches et, au-dessous, s'évase en corolle, s'arrêtant au dessous du genou. Sa marche rapide en fait voleter les plis. Marf, furieuse, parcourt le couloir dans un sens et dans l'autre.

Depuis toujours, elle ressent l'appel des Planètes et aspire à être "dehors". A chaque occasion, elle a fait parler les planétaires qui vivent sur la Lune, surmontant leur réticence : l'indifférence des lunaires les pousse à refouler leur origine. La Cité ignore les différences, tous se comportent en lunaires. Cependant, Marf devine les planétaires et recherche leur rencontre. 

Elle veut partir et, pour cela, a choisi de consacrer sa thèse à l'anthropologie planétaire. Son professeur vient de la rembarrer sèchement. Si la Lune connaît l'existence des Planètes qu'elle a peuplées, elle ne s'y intéresse pas. Elle continue à se voir comme le seul pôle de civilisation dans l'Univers, voire la seule vraie Humanité. Son sujet refusé, Marf n'obtiendra pas la bourse qui financera son voyage.

Secouant ses boucles, elle décide de contester la décision du professeur auprès du Doyen, quoiqu'il ait la réputation d'abuser des étudiantes. Le Doyen la reçoit et contemple son décolleté avec gourmandise.

Marf, adoptant les a prioris lunaires, explique que la sauvagerie des Planètes en fait un objet de choix pour un anthropologue. Or aucune recherche ne leur a été consacré, vraisemblablement faute de volontaires. Elle se propose et ne comprend pas le refus de son professeur.

Le doyen, patelin, les yeux fixés sur le ventre de la fille, répond que, si elle est gentille, il fera quelque chose pour elle. Marf soupire, soulève sa jupe. Suivant la coutume, elle ne porte pas de sous-vêtements, et se laisse besogner sans cérémonie ni intérêt. Le Doyen se rajuste : il transmettra sa requête au Conseil de Faculté qui, il le craint, la refusera. "Vous connaissez le proverbe la Lune est aux Lunaires, les Planètes aux Planétaires."

Marf ravale son dépit et sort, laissant le doyen aguiché par le balancement de ses hanches.

Dehors, elle rencontre Alastor, l'un de ses préférants. Marf a tellement de charme que plusieurs garçons ont sollicité sa célébration. Les trouvant également agréables, elle les a acceptés tous, méprisant les habitudes : si le sexe est multivoque, la bijection caractérise la relation de préférence (héritage de l'attachement) ; une fille a un préférant et un préféré. Marfise ne suit pas la règle et son anomalie lui vaut simultanément l'envie et la réprobation des autres filles. Ne jouissant qu'à demi de se vouer au culte de leur préféré, elles la condamnent de n'en avoir pas.

En effet, Marf trouve ce jeu stérile et stupide, et juge ridicule de se comporter en être asexué avec un garçon unique qu'elle s'ingénierait à servir. La chose est simple : si le garçon est bien, elle le consomme, si non elle l'ignore. D'ailleurs, elle a tenté de convaincre ses préférants de renoncer aux artifices : elle ne méprise pas chansons et poèmes, surtout à sa louange, elle trouverait plus agréable de les entendre au lit, dans les bras de leur auteur. Les garçons, choqués, entendant son propos comme une épreuve, se sont fait gloire de résister. Quand elle a mis la main à leur braguette, ils ont bondi en arrière. Elle leur en veut. Aussi leur mène-t-elle la vie dure, ce qui exacerbe leur sentimentalité. Eux-mêmes sont les préférés d'autres filles et bénéficient de ce jeu pervers.

Alastor, voyant Marf en émoi, s'enquiert gentiment de ses soucis. Marf exhale sa colère, dissimulant sa vraie raison : sans bourse, dit-elle, elle devra renoncer à sa thèse dont personne n'approuve le thème. Non, elle refuse d'en choisir un autre.

Alastor l'accompagne chez elle et, pendant qu'elle se hâte de se débarrasser sous la douche de la souillure du Doyen, il compulse l'organigramme de l'Université dans un détour furtif duquel il déniche un Professeur Cornille dont la biographie mentionne plusieurs séjours sur les Planètes. Cornille est un inconnu pour les étudiants : il n'assure aucun cours, n'apparaît pas dans les manifestations officielles, et son bureau se cache dans un recoin éloigné.

Le lendemain Marf se vêt d'une combi étroite dont elle remonte jusqu'en haut le zip qu'elle verrouille : si elle doit y passer, elle vendra chèrement sa chair.  Marf erre longtemps dans les couloirs à la recherche du bureau de Cornille. Un fantôme : nul ne connaît l'homme, ni l'endroit où il gîte. Marf se connecte aux machines et, de plus en plus loin de la partie fréquentée de l'Université, se fait guider dans un labyrinthe inconnu : montant et descendant une succession d'escaliers, traversant des couloirs sombres et déserts, elle arrive à une porte grise à laquelle elle frappe.

***

Le professeur Cornille a l'air d'un vieux monsieur. Son intérêt incongru pour les Planètes l'a fait oublier de l'Université. Son bureau minuscule ne bénéficie pas de la moindre illusion de fenêtre, et ne semble pas se trouver sur l'itinéraire des robots nettoyeurs. Petit et maigre, les cheveux en bataille, il accueille Marf avec surprise et, croyant qu'elle s'est trompée, lui demande aimablement s'il peut l'aider à retrouver son chemin.

Apprenant qu'elle vient le voir, il s'étonne et s'effare : depuis des années, personne ne lui rend visite. "On m'a abandonné, voyez-vous. Seules les machines savent encore que j'existe".

Marf, avec sympathie et sans espoir, se confie. Elle critique le désintérêt dont la Lune fait preuve à l'égard de l'extérieur. Elle veut aller "dehors" et se demande avec une folle curiosité à quoi ressemble la vie et la société là-haut.  Les Planètes ne sont pas, elles ne peuvent pas être, restées sauvages. Les lunaires imaginent leurs habitants en Cromagnons, vivant dans des cavernes et se nourrissant de viande crue, comme si l'on régressait de plusieurs millénaires au cours du voyage. Depuis des siècles que des humains rejoignent les Planètes, elles ont évolué et, dans un milieu si différent de celui de la Cité, inventé d'autres formes sociales. Voilà le champ de recherches dans lequel elle inscrit sa thèse. Seulement, nul ne l'accepte.

Cornille l'écoute avec un intérêt croissant. Ses yeux brillent. Il commente, avec une ironie amère :

— Réjouissez-vous que la porte ne s'ouvre pas. Si vous réalisez votre projet, vous finirez comme moi, enterré dans un placard, négligé de tous.

— Pas moi !, rétorque Marf. Je ne me laisserai pas faire.

Cornille a un sourire triste :

— Vous êtes jeune et énergique, je le fus. J'ai été étudier les Planètes, je voulais, comme vous, rendre la Lune consciente de leur existence. Voyez où ça m'a conduit. Ici, les Planètes sont une u-topie, un non-lieu. Donc, on m'a mis dans un non-lieu.

Depuis vingt ans, Cornille n'a pas reçu un sou pour ses recherches, on ne lui a confié aucun cours, aucun étudiant ne le connaît. Il reçoit les convocations aux réunions parce qu'elles sont envoyées automatiquement : quand il s'y est rendu, on lui a demandé qui il était. Il reste désormais dans son bureau et consacre son temps à développer des équations sur les comportements socio-sexuels.

Heureux d'avoir un interlocuteur (et sensible au charme de Marf), Cornille parle de ses recherches. Leur thème a renforcé l'ostracisme dont il est l'objet : la reproduction. Dès les débuts de la Cité, elle a été externalisée, nul ne s'en soucie. La mentionner paraît obscène. Mais les Planètes ne disposent pas de la technologie nécessaire, il a fallu revenir aux "vieilles méthodes".

— Pouah !, frémit Marf dont les entrailles se convulsent.

— Oui, pardonnez ma grossiéreté : les filles, stériles ici, deviennent fécondes ; les bébés planétaires sont conçus lors du coït ; les femmes portent le fœtus dans leur ventre jusqu'à ce qu'il soit "mûr", alors elles l'expulsent douloureusement, l'allaitent avec leurs propres seins et s'occupent elles-mêmes de l'éducation du bébé. Tout cela nous écœure, j'ai fermé les yeux : ma recherche portait sur les implications de ce mode de reproduction.

Cornille explique longuement à Marf que, biologiquement primitives, les Planètes n'ont pas régressé socialement : la famille, cette institution monstrueuse de la vieille Terre, n'a pas réapparu. Les bébés ont des "mères", pas de pères. La "mère", tout en menant sa vie de femme, s'en charge jusqu'à ce qu'ils aient l'âge d'aller à la crèche.

Des heures passent. Marf apprend les Planètes. Cornille, fatigué, l'invite à revenir le lendemain. Il a une idée pour sa thèse. Il faut qu'il vérifie quelque chose.

Marf rentre chez elle, émoustillée et désolée par ce pauvre vieux Cornille, victime de l'auto-centrisme lunaire.  Elle a tellement empli son esprit qu'elle n'arrive plus à penser. Quant à son estomac, il est affreusement vide. Ayant, grâce aux machines, retrouvé son chemin, elle regagne la "rue", presque déserte à cette heure tardive. Elle croise un garçon qui lui sourit, elle fait de même. Il la prend par la main, elle presse la sienne. Il l'invite à dîner. Sa boulimie l'émerveille, comme plus tard, au lit, son appétit.

***

Le lendemain Marf retourne chez Cornille. Une lueur amusée dans les yeux, il lui dit qu'il a trouvé une solution, si toutefois elle ne craint pas de se compromettre. Comme elle le sait, les Professeurs demandent des bourses de thèses pour leurs candidats et instruisent le dossier qui, selon les crédits disponibles, le sujet, les rapports de force au sein du comité, est accepté ou non. Lui, n'en a jamais déposé, aucun étudiant ne s'étant adressé à lui. D'ailleurs, un dossier qui porterait son nom serait refusé.

Marf soupire : elle n'est pas plus avancée.

— Attendez !, s'exclame Cornille avec animation. Parallèlement à cette procédure, un article du Règlement attribue d'office, tous les cinq ans, une bourse de thèse à chaque Professeur. Il en choisit le bénéficiaire. Je n'ai pas eu l'occasion d'user de cette facilité et je l'avais oubliée. Bien sûr, cela vous nuira. On se moquera de vous, mes collègues ne vous pardonneront pas. Si vous voulez faire carrière, laissez tomber. Si vous ne pensez qu'à votre recherche, allons-y.

Marf l'assure qu'elle se moque de l'Université et le remercie vivement. L'horizon s'éclaircit.

Cornille réclame au Doyen la bourse quinquennale à laquelle il a droit. Le Doyen, aussi ignorant de l'existence de Cornille que de celle de l'article du Règlement en question, vérifie et est déçu : il comptait faire lanterner la jolie Marf, l'obliger à le solliciter répétitivement et abuser d'elle de même. Ne pouvant refuser, il "oublie" de donner suite.

Cornille dont une longue inactivité a ménagé les forces n'est pas disposé à se laisser faire. Il convoque Marf qui soupire : "le vieux salaud veut me ravoir".

Heureusement, elle a pris ses précautions : lorsqu'elle est allée chez le Doyen, elle a donné consigne aux machines de tout enregistrer. Les relations entre Professeurs et élèves, non prohibées, sont codifiées pour prévenir les abus : l'étudiant doit exprimer explicitement son consentement, ce qui, on s'en souvient, n'a pas été le cas de Marf.

Cornille, sautant par dessus le Doyen, s'adresse au Président de l'Université pour obtenir la bourse à laquelle il a droit. De son côté, Marf dépose auprès de la Police des Couloirs une "déclaration de grief".

La première phase de procédure pénale lunaire est privée : le plaignant communique ses preuves à la Police pour arriver à un accommodement. A défaut, la Police transmet au Tribunal qui la traite ouvertement. Le Doyen est donc informé qu'il a commis un acte non conforme. A ce stade, ou bien il se met d'accord avec Marf, ou bien elle déverrouille l'enregistrement qui devient public. De nombreuses filles n'ont pas apprécié que le Doyen profite d'elles et un procès multipliera les plaintes. Tout en maudissant cette Marf (qui, de plus, n'a même pas daigné se déshabiller, ça a failli lui faire perdre ses moyens), il fait savoir à la Police qu'il se prête à un compromis.

Très rapidement, la bourse de thèse de Marf lui est accordée.

***

Cornille lui raconte tout ce qu'il sait des Planètes : quoique ses connaissances remontent à vingt ans, elles permettent à Marf de savoir ce qui l'attend. Elle est ravie. C'est encore mieux que ce qu'elle espérait.

Ses préférants  lui reprochent de passer tout son temps avec ce vieux professeur fantôme. Captivée, elle oublie même les garçons et la machine lui envoie un rappel : sa fréquence de rencontre est tombée au minimum, peut-être devrait-elle consulter un psy.

Marf, complaisante et passionnée, absorbe toute l'expérience de l'intarissable Cornille. Seules les équations la laissent dubitative.

Cornille est le seul dans la Cité à connaître la crise d'attachement qui a failli l'emporter. Marf s'étonne. Comme tout le monde, elle croyait que le comportement actuel avait toujours été. La Chronique de la Cité de ces années ne mentionne aucune espèce de crise : tout est aussi anodin que les années précédentes et suivantes. La Cité est statique, elle n'a pas d'Histoire.

Cornille l'affirme pourtant : cette crise a eu lieu,  la machine lui a montré les vraies données, sans lui permettre de les enregistrer. Et, en chuchotant, il suggère à Marf que d'autres crises ont pu advenir dont la machine aura gommé l'existence et le souvenir.

— Mais pourquoi ? demande Marf.

— Parce que la Cité est conservative. Pour survivre dans un environnement aussi hostile, nous devons nous fondre harmonieusement dans le collectif. Une crise le décompose en fractions, en factions, en individus : c'est tout de suite une menace vitale. Les Planètes sont des sociétés ouvertes et évolutives, la Cité ne peut exister que fermée sur elle-même. Une fois surmontée la crise, la machine recrée l'image d'une société statique.

— Donc, déduit Marf, surexcitée, nous ne savons rien de l'Histoire de la Cité au cours des quatre derniers siècles ! Comment vous, avez-vous pu percer le secret ?

— Le cas en question appartenait à mon domaine de recherche : l'anthropologie du sexe. La machine m'aura laissé voir cela pour alimenter mes travaux, ou (ajoute-t-il en riant) parce que, connaissant ma marginalité, elle savait que rien ne sortirait de mon cerveau. Je n'ai pas vu d'autre crise. Je les suppose.

Marf, l'esprit en ébullition, demande à la machine les données sur "la crise d'attachement". La machine répond sujet inexistant. Marf essaie d'autres mots clefs et obtient le même résultat, en alternance avec données manquantes. Le miracle dont a bénéficié Cornille ne se reproduira pas pour elle.

Son dossier accepté, son compte bancaire crédité, l'Université d'accueil informée, elle frétille en pensant qu'elle sera bientôt "dehors". Elle prend congé de ses préférants qui lui chantent de beaux poèmes célébrant leur cœur brisé.

Ces dernières semaines, traitée en pestiférée par toute la Faculté, du Doyen au dernier étudiant de première année, elle a passé son temps enfermée dans le petit bureau de Cornille. Elle lui fait ses adieux avec émotion. Elle lui doit tout : il a obtenu sa bourse, donné de précieuses informations sur les Planètes, et ouvert des horizons qu'elle ne soupçonnait pas.

— Vous me manquerez, dit le vieux monsieur tristement. Pour la première fois depuis vingt ans, j'ai eu le sentiment d'exister.

En montant dans la fusée, Marf s'aperçoit que, depuis des semaines, ses préoccupations l'ont rendue totalement abstinente. La faim s'empare d'elle. Un beau garçon lui sourit, elle s'en empare et,  s'enfermant avec lui dans les toilettes, assouvit acrobatiquement ses désirs réveillés.

2. Souabe

Les garçons ne manquent pas dans la fusée : planétaires qui rentrent chez eux, leur stage fini, ou en vacances. Souvent, au cours du voyage, Marf s'isole avec l'un d'eux, tantôt dans les toilettes, tantôt dans le compartiment à bagages, tantôt dans un couloir désert. Elle ne se rassasie pas et, délurée comme une lunaire, accepte beaucoup d'invitations. Elle se repaît d'amour et bavarde des Planètes.

Arrivée sur Souabe, elle se précipite à l'extérieur du spatio-port, respire à pleins poumons l'air légèrement acidulé et, transportée de bonheur, contemple le ciel libre, le soleil et les nuages. Comme d'autres avant elle, elle arrache ses habits et court nue sur l'herbe tendre, exposant sa peau à la chaleur du soleil... et aux piqures d'insectes qui lui font autant de douleur que de plaisir. On la regarde avec amusement et, quant aux hommes, un intérêt non déguisé.

Quand elle s'est rhabillée, son air extasié et sa longue jupe détonnent. Un garçon s'approche d'elle et se présente : Hermin, envoyé par l'Université pour l'accueillir. Elle se nomme : Marf.

L'Université de Souabe, sans avoir l'ancienneté et le prestige de celle de la Lune, est la plus importante des Planètes. Une fois le dossier de Marf validé, les procédures automatiques l'ont immatriculée comme étudiant visiteur. Marf assaille Hermin de questions. Avant d'aller à l'Université, elle souhaite se promener un peu et, d'abord, trouver des habits adaptés. Hermin la conduit à un magasin d'où elle ressort, vêtue d'une jupe courte et d'un chemisier très échancré qui découvre ses seins. Elle a également fait l'emplette d'un chapeau pour se protéger du soleil.

Hermin apprécie et l'invite instamment à le faire profiter d'elle. Elle sourit, approbative : rien ne lui fait plus envie, sauf prendre l'air. "Tu n'imagines pas ce que c'est de vivre éternellement dans des souterrains". Hermin imagine : il a passé plusieurs mois sur la Lune. Il l'entraîne dans une prairie au bord d'un lac et, prenant une barque, rame jusqu'à une petite île où elle se dévêt volontiers. Hermin est agréable et délicat. Haletante, elle lui dit qu'il est meilleur que tous les garçons de la Lune. Il lui renvoie le compliment. Jouant à se fuir, ils se prennent à nouveau. Tout à coup Marf s'inquiète : il y a une panne ? la lumière diminue. Hermin rit : le soleil se couche !

J'ai faim dit-elle. De toutes façons, il est trop tard pour l'université. Il l'invite à dîner et l'emmène chez lui où ils approfondissent leur connaissance réciproque. Marf apprécie particulièrement les fesses musclées et charnues du garçon dont les talents amoureux la ravissent.

En même temps, elle est intéressée d'apprendre que Hermin est historien. Elle réclame aussitôt un bref aperçu de l'Histoire des Planètes. Hermin a sommeil, il le promet pour le lendemain. Si les efforts de Marf lui valent un dernier sursaut d'amour, elle ne parvient pas à lui arracher le plus résumé des résumés.

Ils s'endorment entremêlés et, tout à coup, la lumière s'allume, arrachant Marf à des rêves agités. Elle ouvre l'œil : le soleil s'est levé et inonde la pièce de clarté. Elle va à la fenêtre : au-delà des maisons voisines, elle aperçoit des arbres, et, à l'arrière-plan, des montagnes. "J'y suis ! j'y suis !", claironne-t-elle. Hermin s'éveille paresseusement et lui tend les bras suggestivement. Marf, étirant sa nudité pour le provoquer, réclame sa "conférence". Hermin, rieur, se fait payer sa complaisance en baisers qui la reporteraient à plus tard si Marf, obstinée, ne s'accrochait pas à sa curiosité.

Hermin se résigne et se fait promettre "double dose" quand il l'aura satisfaite. Il prépare rapidement un solide petit déjeuner qu'ils prennent sur la terrasse (Marf tient à être dehors), vêtus de légers kimonos.

— J'ai envie de toi, alors je résume. Tu sauras tout très vite.

Hermin, encore déconcerté par l'ignorance des Lunaires à propos des Planètes, esquisse leur évolution. Pendant les trois premiers siècles de la colonisation, chaque planète vivait indépendamment des autres. Elle avait d'abord à se remplir. Les hommes étaient rares, l'espace disponible  infini, les défis innombrables, la technologie primitive. Une organisation commerciale (on l'appelait la Ligue des Marchands) assurait un minimum d'échanges.

Dans ces Temps anciens régnaient la superstition et les Temples. Une crise religieuse est survenue, avec des troubles et, sur certaines planètes, des guerres. A son issue, le big man de Souabe, Waldemar a uni cinq planètes. Ensuite, le mouvement s'est poursuivi et, à présent, toutes les Planètes, sauf Tibet, la plus lointaine, forment une Confédération que préside le Waldemar, établi sur Souabe.

Marf s'étonne : le même Waldemar ?

Hermin glousse : "Non, bien sûr ! Son nom s'est attaché à la fonction. Le Président s'appelle un Waldemar."

Estimant avoir rempli sa part du contrat, Hermin plonge les mains sous le kimono de Marf :

— Tu m'auras toute entière, dit-elle en l'arrêtant. Juste un mot : en quoi consiste cette Confédération ?

Hermin ne retire pas ses mains qui deviennent de plus en plus précises. Il ajoute néanmoins que "confédération" signifie : alliance d'entités indépendantes. Chaque planète est elle-même une confédération de villes et de communautés. Des délégués constituent le Conseil et envoient des délégués au Conseil confédéral.

Marf, les mains aussi actives que les siennes et déjà chavirée de désir, demande encore si le Waldemar sert à quelque chose. "Oui, il symbolise et il incarne l'unité", répond le garçon avant de se jeter sur elle. "Tu es le superlatif d'une fille !", s'émerveille-t-il.

Marf le ranime et recommence.

Quand la lumière baisse (Marf n'est plus surprise), ils s'aperçoivent qu'ils ont oublié l'Université. Se mordillant délicieusement, ils s'avouent se plaire et mourir de faim. Ils shabillent et sortent. Hermin lui fait goûter la cuisine locale, des tranches d'animaux inconnus, accommodés avec des sauces goûteuses et accompagnées d'un vin pâle. Pressés l'un contre l'autre, les amoureux dévorent.

— Parle-moi du Waldemar, le premier et l'actuel, mendie Marf dont la curiosité est insatiable.

L'homme Waldemar vivait il y a plus d'un siècle. Son histoire est embrumée de légendes qui diffèrent sur chaque planète. Aidé par deux fées guerrières (alliées ou opposées, selon les versions), il a vaincu les moines cruels qui voulaient asservir l'Humanité ; il a compris que la coopération assure la synthèse de l'individuel et du collectif ; il a su présider sans diriger. Dans notre mémoire commune, il est la figure du Sage. On ne sait s'il mourut ou résigna sa fonction : après lui, ses successeurs, élus par les délégués, prirent son nom pour titre. Tu verras le Palais, c'est celui que le vrai Waldemar fit construire avant d'entreprendre sa quête de l'Unité.

— Mais quel pouvoir a le Waldemar ?, insiste Marf.

— A vrai dire, aucun. La légende dit que Waldemar aspirait à être empereur tout-puissant, et que le fer dont il était fait, fondu dans le haut-fourneau de la guerre, s'est transformé en or : il a eu la révélation que celui qui exerce son pouvoir sur les autres se prive de son véritable pouvoir.

Marf est consciente des regards appuyés que lui adressent les garçons des tables voisines. Ils sont musclés et attirants. Ils feraient son affaire. Pour l'instant elle n'a envie que de Hermin. Elle le presse de quitter le restaurant en lui glissant à l'oreille des promesses qui l'émoustillent.

Marf, libérée des couloirs et des artifices de la Cité, rêve de se multiplier et de jouir de tout : visiter la planète, vivre avec ses habitants, aimer ses garçons, aller sur les planètes voisines... et absorber Hermin jusqu'à s'en rassasier. L'air qu'elle respire lui paraît chargé d'énergie. Elle se sent ivre.

Un message de l'Université la rappelle à la réalité. Le professeur Grandin qui dirige la section d'Anthropologie lui fixe un rendez-vous.

***

En le voyant, Marf le compare à Cornille et pense à la fable du rat des ville et du rat des champs. Grandin est grand, solidement musclé, hâlé par le soleil, l'air plus chasseur qu'universitaire. Ecartant d'un geste les justifications de son retard, il la remercie : grâce à elle, il a eu un message de Cornille, le premier depuis vingt ans. Il a suivi et apprécié ses cours lorsque Cornille était "professeur invité", et a tenté vainement de rester en contact. Reclus et plongé dans ses interminables calculs, Cornille n'a plus communiqué depuis son dernier passage. Son bref message recommande Marf chaudement. Grandin, la parcourant de bas en haut d'un regard appréciateur, ne lui demande pas si elle apprécie Souabe, cela saute aux yeux : chaque centimètre d'elle le crie, qu'il soit visible ou caché sous ses courts habits.

— En quoi puis-je vous aider ?

Marf, sincère, répond qu'elle ne sait plus. Elle voulait "étudier les Planètes" et la Lune s'y opposait, jusqu'à ce que Cornille trouve une astuce. Sa carrière est terminée avant de commencer : nul, sur la Lune, ne s'intéresse aux Planètes. D'autre part, elle commence à s'apercevoir de la complexité des Planètes et de la présomption dont elle faisait preuve en voulant les analyser.

Grandin, compréhensif, lui dit qu'elle doit d'abord s'acclimater.

— Non, non, réplique Marf. Si je me laisse aller, je vais m'installer ici, devenir chasseur ou menuisier, et oublier la Lune. Je ne sais pas quoi étudier mais il faut que je m'y mette tout de suite.

Grandin, alléché par son physique et par son bouillonnement intellectuel, l'invite à déjeuner pour bavarder. Il s'inquiète de Cornille, raconte beaucoup de choses sur les Planètes, il s'occupe de son invitée avec attention et, quand il suggère de "faire connaissance", Marf, séduite, le suit volontiers et s'en félicite.

Il lui propose d'aller à la chasse le lendemain, sans cacher les dangers et les risques que son inexpérience lui fera courir. Marf accepte avec enthousiasme et passe l'après-midi à découvrir le  maniement des armes et les pièges de la forêt.

Ils partent en expédition et, quoique Grandin ménage la néophyte, Marf se croit en opération commando. Chaque soir, épuisée de fatigue et d'émotions, elle se blottit dans les bras musclés de Grandin. L'envie de l'aimer ne lui manque pas, elle n'a plus de force et s'endort avant la fin de leur brève étreinte. Grandin, lui, est infatigable. Tôt levé, il allume le feu. Aux aguets, il tue les fauves qui bondissent sur Marf, et lui montre les proies qu'elle peut atteindre. Marf se délecte de l'aventure et, très vite, s'endurcit et apprend la vie de la forêt. Le dernier soir, ayant retrouvé ses forces, c'est elle qui épuise Grandin.

A leur retour, Grandin lui dit :

— Tu es faite pour les Planètes (le compliment la fait rougir de plaisir). Quelque chose en toi n'appartient pas à la Lune et à ses couloirs souterrains. J'ai réfléchi à ton problème attentivement.

Puisqu'elle a délibérément saboté sa position et son avenir académiques sur la Lune et que Cornille la soutient, elle peut faire la thèse qu'elle veut. "Etudier les Planètes" est absurde. Dix vies n'y suffiraient pas. Cornille, lui, avait son angle d'attaque, en a-t-elle trouvé un ?

— Je pensais aux légendes de Waldemar, répond Marf, se sentant stupide.

— Oui, bien sûr, ça t'amusera mais ça n'apportera rien, ni à toi ni à quiconque.

Marf ne croit pas ses adorables oreilles quand elles entendent Grandin inverser la perspective et suggérer d'étudier... l'Histoire de la Lune.

— Mais la Lune n'a pas d'Histoire !, s'exclame-t-elle.

— La Lune ne connaît pas son Histoire, c'est autre chose, rétorque-t-il.

Il lui rappelle la "crise de l'attachement" et son évaporation de l'historiographie.

— Cornille ne t'a-t-il pas dit que cela implique l'existence d'autres crises inconnues ? L'Histoire de la Lune est écrite par vos machines. Elles l'adaptent comme elles veulent, et vous ne voyez rien car vous n'avez pas d'autres sources. Ici, sur les Planètes, pas de machines : nous avons des archives, des documents, des témoignages, des légendes. Parle avec Hermin que, ajoute-t-il avec un clin d'œil, tu connais déjà. Tu trouveras ici des traces de l'Histoire de la Lune.

Marf pousse un hurlement exalté : c'est cela ! Si la Lune efface son passé, quelque chose en reste sur les Planètes.

Elle couvre Grandin de baisers et de remerciements. Elle bénit sa chance. Elle, quelque chose la poussait vers les Planètes. Sa rencontre avec Cornille l'a dégrossie et lui a permis de quitter la Lune. Ici, comme une folle, elle voletait dans tous les sens, et voilà que Grandin lui indique la direction.

En même temps, Marf est soucieuse : que découvrira-t-elle ? et qu'en fera-t-elle ? Les Lunaires ne voudraient pas connaître leur passé dont les machines ne la laisseront pas parler.

Elle secoue la tête avec détermination : elle verra plus tard. Elle se jette dans les bras de Grandin et son excitation intellectuelle se traduit en transports amoureux.

3. Hermin

Hermin la retrouve avec plaisir et ils se consomment de même. Marf l'informe du retournement suggéré par Grandin. Hermin s'en réjouit pour elle : l'anthropologie des Planètes était une impasse ; les études ne manquent pas et, en survolant une vingtaine de livres, elle en saura assez.

— Une vingtaine de quoi ?, interroge Marf, surprise.

Hermin pouffe.

— Sur la Lune, vos textes sont numériques et rien ne vous garantit leur immutabilité. Ce que vous lisez à l'écran, c'est ce que la machine vous montre. Vous ne disposez pas d'une version originale à laquelle vous référer. Ici, nous utilisons les vieilles méthodes : nous écrivons avec des crayons sur des supports matériels et, lorsque ça le mérite, nous "imprimons" le texte sur des "pages", assemblée en "livre".

Il en montre un à Marf qui clique sur la couverture pour faire apparaître le texte. Hermin rit : il faut, avec sa main, ouvrir le livre puis tourner les pages.

— Mais c'est incroyablement médiéval !, s'exclame Marf. Pas de réglage de la luminosité, pas de recherche avec des mots-clefs, pas de copier-coller... Vous devez vous charger de ces lourds machins, et si vous voulez en emporter mille pour travailler tranquillement, il faut une équipe de déménageurs.

Hermin explique. Cette technologie, déjà dépassée sur la Terre au moment de la Catastrophe, a été apportée ou réinventée par les premiers colons qui, privés de machines, ont cherché un substitut. Des "auteurs" écrivent et proposent leur texte à un "imprimeur". Si ce dernier le trouve intéressant, il fabrique un certain nombre d'exemplaires du "livre" et les vend, directement dans ses locaux ou par l'intermédiaire des autres "imprimeurs". Ils ont constitué une Guilde  à l'échelle de la Confédération, et les produits d'une Planète circulent dans les autres. Il s'est constitué des "librairies" qui achètent les ouvrages : les lecteurs s'abonnent et, pour une somme modique, lisent sur place ou empruntent les livres.

Hermin s'amuse de l'effarement de Marf devant ce primitivisme. Il lui fait remarquer son avantage : le texte écrit est définitif.

— S'il existe différentes versions d'un texte, nous les avons, les voyons et les comparons. Le passé est passé. Chez vous, tout est dans la machine et vous n'avez pas de référentiel externe : le passé ne se fixe pas, il passe toujours.

— Ça  implique, extrapole Marfise, que la machine réajuste en permanence notre passé pour qu'il nous paraisse identique à notre présent ?

— Inévitablement, tous les Historiens voient le Passé avec les yeux du Présent. Mais, sauf exception frauduleuse, ils ne modifient pas la documentation que d'autres, en même temps ou plus tard, exploitent différemment. Chez vous, ce sont ces traces elles-mêmes qui s'adaptent au Présent. Aussi, aucune interprétation, aucun choix, aucun débat n'est possible. Vous ignorez votre Histoire, vous ignorez même que vous en avez une.

Hermin développe le parallèle avec les Planètes. Dans les Temps anciens (avant la Confédération), chacune se composait d'une multitude de centres et de réseaux qui, à l'occasion se dotaient de chroniques ou d'archives. Une multitude de documents locaux a été plus ou moins conservée. Aucune synthèse n'est possible : une Planète n'étant alors qu'un espace et non une entité, elle demeurait sans Histoire. Depuis l'unification, au contraire, l'Histoire a trouvé ses objets : les Planètes et la Confédération. Maintes légendes ont été "imprimées", ainsi que leurs commentaires. Les délibérations des conseils et des Conseils de conseils font l'objet de comptes rendus archivés et dont certains sont publiés. La Confédération a aussi ses registres et ses historiographes. Des synthèses ont été effectuées.

— Et tous ces documents sont définitifs et inaltérables ? s'étonne Marf qui, pensant à la Lune, peine à imaginer ce que provoquerait la révélation des traces du passé. Elle se demande comment elle en dénichera dans la masse énorme des données disponibles sur les Planètes.

***

Quelques jours plus tard, elle s'aperçoit que, débordée par le flot des découvertes, elle a négligé de questionner Hermin sur sa recherche. Elle grimace en écoutant les détails dont il l'assomme, emporté par son sujet.

Hermin s'occupe à produire des statistiques chronologiques des échanges commerciaux entre la Lune et les Planètes. Son matériau est les "manifestes de transport" : pour des raisons comptables, chaque fusée en établit depuis toujours, donnant le détail de sa cargaison. Aux Temps Anciens, la Ligue des marchands opérait les fusées. Cette structure oligarchique se surimposait aux Planètes, faisait payer très cher son interfaçage, et limitait le commerce aux produits qui rapportaient le plus d'argent, sans se soucier des besoins des Planètes. Cependant, on lui doit l'invention et le développement des échanges humains entre les Planètes. Lorsque celles-ci ont commencé à s'unifier, une association de marchands a concurrencé la Ligue et l'a remplacée. Ce sont les Libres Marchands qui, aujourd'hui réalisent tous les échanges. Ils ont récupéré les archives de la Ligue, de sorte que les échanges sont documentés depuis le début. Hermin et d'autres s'emploient à collecter ces données, à les enregistrer et classer, utilisant pour cela des moyens semi-automatiques.

Marf juge ingrat ce colossal projet. Elle dissimule un bâillement et, par gentillesse, demande à Hermin si cela débouche sur quelque chose.

Hermin la chatouille pour la réveiller (son ennui ne lui a pas échappé) :

— Pour une analyse détaillée, il faudra au moins encore dix ans. Mais, déjà, nous constatons que ta Lune exporte et importe des quantités de minerais hors de proportions avec ses capacités et ses besoins. Nous avons estimé ce qui est nécessaire à la centaine de milliers d'habitants de la Cité et à toute la machinerie de survie. Certains des minerais nécessaires se trouvent sur la Lune, les autres sont importés en quantité dix fois supérieures aux besoins. De même, nous avons simulé la capacité de production des mines, les exportations sont également dix fois supérieures.

Sans s'y intéresser, Marf a entendu parler des mines qui, au-dessous du niveau de la Cité, extraient et affinent les minérais. Elle commence à réfléchir à la question de Hermin :

— Ne sous-estimez-vous pas la productivité ? J'ignore tout de ces choses, mais nous savons que la technologie lunaire est incroyablement développée.

— Cela expliquerait le surplus d'exportations, pas celui des importations. C'est comme si, sous la Lune, à côté de la Cité que tu connais, se trouvait une gigantesque usine fantôme.

Marf s'étonne. Qu'y-a-t-il autour de la Cité ? Nul ne se pose la question. La tête lui tourne et elle invite Hermin à faire une promenade.

***

Ils rejoignent le lac, prennent une barque et rament ensemble. Marf a appris et se débrouille bien. Le soleil est chaud. Le vent est faible et le bateau ne dérivera pas loin. Vite nus, ils plongent et, nageant énergiquement, jouent à se poursuivre et atteignent une petite île joliment gazonnée et fleurie. Marf exulte, comparant cette réalité aux illusions des couloirs de la Cité. A l'instant où Hermin, l'attrapant par les fesses, les jette tous deux sur le doux tapis, Marf lui échappe, se rappelant quelque chose :

— Je suis à toi dans une seconde. Tu as dit que les manifestes donnent la cargaison de chaque fusée depuis l'origine. En est-il de même des passagers ?

Hermin, désireux d'elle, répond hâtivement : "je ne m'en suis pas soucié, je pense qu'il y a des listes, je vérifierai, promis". Marf s'empare de lui. Bien plus tard, ils constatent que la barque est partie loin, emportant leurs habits. Hermin maudit le vent, Marf se moque de lui : "faisons la course jusqu'au bateau".

— Ce n'est pas cela, répond Hermin, j'avais un cadeau pour toi, je voulais te l'offrir maintenant.

Marfise, alléchée, saute à l'eau et nage vigoureusement jusqu'à la barque que, faisant force de rames, elle propulse jusqu'à l'île où l'attend Hermin, admirant le jeu des muscles de la fille nue qui vient vers lui. Fouillant dans ses habits, il en extrait un petit paquet rectangulaire et le donne à Marf qui tient dans ses mains son premier "livre". Elle lit le titre, interrogative : Journal d'Avoye.

Hermin commente. Voilà plus d'un siècle, sur la Lune, cette Avoye tenait son journal intime dont elle envoya la copie à une amie partie sur les Planètes. Le document, récemment découvert, a paru intéressant à un imprimeur qui, sur la première page, a reproduit la lettre d'accompagnement d'Avoye. Elle dit à son amie qu'elle lui adresse son journal à titre de sauvegarde car celui qu'elle écrit et relit sur la Lune semble se modifier à son insu et s'éloigner de ses souvenirs.

Frémissante de curiosité, Marf ouvre le livre mais le soleil se couche  et elle n'y voit pas suffisamment. La température fraichit, ils remettent leurs habits et rentre.

Laissant Hermin dormir frustré ("je te revaudrai ça demain !", lui promet-elle), Marf lit toute la nuit. Elle est accrochée par un passage où Avoye, généralement circonspecte, manifeste un grand émoi : deux étrangers d'une beauté absolue ont débarqué sur la Lune ; l'irrésistible garçon, Argail, l'a séduite comme les autres filles ; hélas, il se dérobe à la consommation ; il caresse, se laisse effleurer, échange des baisers amoureux, mais ne se livre pas ; les filles en sont folles, et Avoye aussi ; négligeant son travail, honteuse, elle se mêle au troupeau de filles en chaleur qui se pâment aux ineffables charmes du garçon et, rêvant de l'étreindre, se bousculent pour le toucher ; Argail lui a parlé, il a passé sa main sous sa jupe, et continué son chemin, la laissant toute molle et incapable de rentrer chez elle. Quand il quitte la Lune, il propose à celles qui le veulent vingt-cinq places dans sa fusée. Avoye se maudit : elle a eu trop peur des Planètes pour partir ; coincée entre le désir et la crainte, elle est restée, le cœur brisé ; la vie s'est retirée d'elle, les garçons lui paraissent insipides ; les plus beaux ne lui inspirent aucune envie et, lorsqu'elle tente le coup, elle ne ressent rien.

S'ensuivent des pages et des pages de délire sexuel, interrompu par la mention du retour du garçon que, douloureusement, elle se force à éviter. Le garçon repart, emportant un nouveau contingent de filles. Avoye, résignée, se calme et note, jour après jour, les départs massifs de Lunaires. Il semble que, inspirés par les deux Beautés, filles et garçons se soient pris d'amour pour les Planètes et fuient la Cité qui se vide. Avoye signale la fermeture d'un secteur, faute d'habitants, puis d'un autre. Elle remarque que, si la plupart des lunaires cherchent à partir (la vie est meilleure sur les planètes), des réfractaires résistent et persistent dans leur mépris des planètes. Elle, elle se sent vide et lâche. Soudain, elle inscrit son étonnement : la Cité se repeuple et il lui semble que la Chronique de ces mois de crise se modifie. Craignant qu'il en aille de même pour son Journal elle envoie la copie à son amie.

Marf, commotionnée, se demande si cette fille est folle (on le dirait, tant ce qu'elle raconte est aberrant). Jamais personne n'a mentionné une vague d'émigration massive dans les années 2330, ni à aucun autre moment. En permanence, des lunaires choisissent de partir, de même que, en sens inverse, des Planétaires arrivent sur la Lune. La vie de la Cité suppose l'introversion et, l'Humanité étant diverse, des gens préfèrent l'extraversion des Planètes et font le saut. Ce sont des choix individuels, pas des mouvements de masse.

Quand la nuit finit, Marf, surexcitée, repense à Cornille à qui l'oblitération de la "crise sentimentale" suggérait d'autres crises dont le souvenir aurait été éteint.

Quoiqu'épuisée, elle ne pourra pas dormir. Elle rejoint Hermin et le prend, tout endormi qu'il est, n'éveillant que la partie de lui dont elle a besoin. Hermin ouvre un œil "quel doux rêve....!"

Maintenant que Marf a une date, il faut qu'elle vérifie. Elle presse Hermin de l'aider. Avoye indique que la destination des migrants était la planète Souabe. Ca tombe bien : où se trouvent les listes d'enregistrement des années 2330 ?

Hermin invite Marf à l'accompagner aux archives. Avant, Marf adresse un message à Cornille pour demander communication du Journal, dans la version conservée sur la Lune : quand un lunaire décède, toutes les données qui lui appartiennent deviennent publiques, à l'exception de celles qu'il a "détruites" que la machine conserve secrètes. La masse est telle que ces archives, quoiqu'ouvertes, restent inconnues.

En même temps, Marf prie Cornille de réclamer à la machine les statistiques d'émigration des années 2330. Comme Marf l'a fait en partant sur Souabe, tout Lunaire sortant déclare aux machines qu'elles n'ont plus à le monitorer. Dans l'autre sens, s'il s'agit de lunaires, les machines les reconnaissent et les reprennent en charge ; s'il s'agit d'étrangers, elles les enregistrent. Les machines ont donc en mémoire l'intégralité des sorties et des entrées, avec les noms et les dates. Marf pourra savoir si la vague d'émigration mentionnée par Avoye a vraiment eu lieu.

4. Les migrants

Aux archives, les listes d'enregistrement des passagers pour les années 2330 existent. Inutilisées, elles sont empilées dans une cave. Avec l'aide de Hermin, et en usant répétitivement de son charme personnel, Marf obtient l'accès.

Pour ne rien rater, elle commence en 2325. D'après le Journal d'Avoye, le début de la vague est marqué par l'arrivée sur Souabe de cinquante lunaires, vingt-cinq garçons et autant de filles (Marf a de la chance avec ce chiffre rond du premier flux, le second —on s'en souvient— a connu des défections de dernière minute, suite à la fuite d'Angélique). Les premières années, les fusées sont peu nombreuses et les Lunaires rares. Tout à coup, Marf sursaute et son pouls s'accélère : tel jour de 2330, la fusée XX3825K comptait dans ses passagers cinquante lunaires et un certain nombre de planétaires.

Marf copie la liste des noms et, impatiente, passe aux fusées suivantes. Elles ne contiennent presque pas de lunaires mais, quatre mois après la première, une autre en porte un groupe : pas cinquante, trente-sept. Un tel volume est significatif. Marf, aux aguets, oubliant presque de respirer, compulse les listes suivantes : le rythme des fusées s'accélère, elles sont pleines de lunaires. Marf renonce à copier les noms, se limitant à totaliser.

Quand elle finira, elle aura compté que, en trois ans, quarante mille lunaires arrivèrent sur Souabe. Plutôt qu'une vague d'émigration, c'est un exil massif.

Le premier soir, quand les archives ferment, Marf, ahurie, a tellement compulsé de listes que ses yeux ne voient plus et lui font mal. Elle arrive déjà à plusieurs milliers. Marf est choquée : nulle part n'est mentionné un tel phénomène. Comment s'est-il produit ? Pourquoi le cacher ?

Chancelante et larmoyante, elle s'appuie sur Hermin pour rentrer, n'aspirant qu'au repos, tellement fatiguée que Hermin, attendri, lui fait couler un bain dans lequel elle s'endort aussitôt. Admirant les parties de son corps charmant qui émergent de la mousse, il la veille pour qu'elle ne glisse pas. Elle ne se rendrait pas compte qu'elle se noie. Hermin ne la quitte qu'une seconde pour consulter le courrier.

Cornille a envoyé la version lunaire du Journal et la réponse des machines aux questions sur les départs de 2330 : données réservées.

Marf, sortant du bain à peine ranimée, n'a pas la force de se sécher. Hermin l'enveloppe d'un peignoir, la force à manger quelque chose et la porte au lit. Dans un dernier sursaut d'énergie, elle le saisit et s'endort dans lui.

Hermin, sentant son contact délicieux sans pouvoir en profiter, réfléchit à la découverte de Marf : une vague d'émigration massive dont les lunaires ont perdu le souvenir. Dans son sommeil, Marf  se couche sur lui, il la saisit et s'endort. Au matin, il est éveillé par les exclamations de Marf : ragaillardie, déjà nourrie, elle parcourt la version lunaire du Journal d'Avoye qui se prolonge bien après la copie envoyée sur les Planètes.

Je ferai une comparaison précise. Un simple survol montre que les parties sensibles ne coïncident pas.

Soudain elle clame :

— Ecoute ce qu'elle écrit : les psys disent que je souffre de troubles mémoriels. J'en ai parlé à Marfise lors de son passage sur la Lune. Marfise ! Personne ne s'appelle comme ça ! mon nom m'a valu curiosité et moqueries. "D'où ça sort ?", me disait-on. Quelques érudits citaient un poème de l'ancienne Terre où c'est un nom de dérision. Et vois, dans ce récit que moi, Marfise, je trouve par hasard, il est question d'une autre Marfise !

Hermin s'étonne. Il l'a appelée "Marf", c'est le nom qu'elle a donné. Il n'a pas regardé son dossier. "Marf" lui a plu (la personne encore plus). Il a pensé à un diminutif de cet antique prénom celte de  l'ancienne Terre, "Merfyn" qui signifie "célèbre" ou "ami de la mer". Marfise... Il réfléchit :

— Ce nom me dit quelque chose ; il appartient à une des légendes de Waldemar, peut-être est-ce le nom d'une des fées guerrières. Tu demanderas à Grandin".

— Oui, oui, répond Marf, enflammée. On dirait que ce texte m'appelle... comment est-ce possible ?

Elle soupire :

— Ecoute, adorable Hermin. Je retourne aux archives décortiquer les listes. Seras-tu assez gentil pour interroger Grandin à propos de cette Marfise de la légende ?

Hermin, malgré la hâte dont elle fait preuve, ne se résout pas à la laisser partir. Il plaisante :

— Si je suis "adorable", tu dois m'adorer.

Marfise rit : "O adorable ! pour l'instant, tu te contenteras d'une dévotion exprès". Elle se jette sur lui et l'honore, en quelques mouvements rapides et voluptueux.

Elle va sortir quand Hermin la rappelle :

— Tu as oublié de t'habiller !

Marf enfile rapidement une combi, met une casquette pour éviter de se coiffer et court aux archives.

Elle revient le soir, à nouveau vidée d'énergie et le regard trouble :

— J'en suis à dix mille !

Hermin lui sert un breuvage stimulant. Elle grimace en l'avalant, puis s'ébroue comme un chien qui sort de l'eau :

— C'est quoi ce truc ? J'ai l'impression qu'on m'a branché le cerveau sur du haut voltage.

Hermin l'invite à en profiter (l'effet ne dure que deux heures). Marf file sous la douche, puis, toute mouillée, abuse de Hermin ravi.

— J'ai faim, claironne-t-elle.

Pendant qu'ils mangent, Marf, surexcitée, ne cesse de lui couper la parole. Elle parle de cet exil massif que la Lune a caché. Un tel phénomène a dû laisser des traces dans les archives de la Planète. Où les trouver ? Hermin, tout en lui répondant, essaie de parler de Grandin. Marf, perturbée par la fatigue et le breuvage, n'écoute pas. Elle finit par réagir en entendant son nom "Marfise" répété plusieurs fois.

"Marfise" est un des héros du cycle de Waldemar. Belle, aventureuse, outrancière (comme moi ! s'exclame Marf), d'après certaines variantes, elle serait la principale héroïne : alors que les Planètes croupissaient dans la superstition, elle aurait détruit les Temples, combattu les moines guerriers, et fait du petit big man souabien Waldemar le fondateur de la Confédération. Echigo chante des sagas qui, sans mentionner son nom, célèbrent ses pouvoirs magiques. Néanmoins, il semble que ce soit un personnage historique... peut-être venu de la Lune...

— Ça, je le saurai facilement, interrompt Marf. Je lancerai une recherche dans les listes de passagers.

— A condition qu'elle ait voyagé sous son nom. La Ligue ne vérifiait pas, elle notait celui que donnait le passager en payant son billet.

Avant que l'effet du breuvage se dissipe, Marf a encore le temps de s'offrir à Hermin et celui de le prendre. Puis elle plonge dans un sommeil pesant dont, au matin, elle sort péniblement. C'est un désagréable effet secondaire de la drogue.

Chancelante et les yeux vitreux, elle se lamente :

— Je ne vais pas arriver à faire mon travail. Redonne-moi une dose.

Sagement Hermin refuse : c'est dangereux. Marf emploie des moyens déloyaux pour le décider, il résiste (à regret) et l'assure que, dans un moment, elle retrouvera ses esprits.

Marf rejoint les Archives en titubant et, fixant difficilement l'écran, lance une recherche sur "Marfise". Les résultats dépassent ses espoirs : pendant les années auxquelles Marf s'intéresse, son homonyme a fait un grand nombre d'aller-retour entre la Terre et Souabe, et aussi entre Souabe et d'autres planètes. Marf a la preuve que le personnage est historique. Elle fera demander son dossier aux machines par Cornille.

La fièvre  chasse sa fatigue. Puisque la Planète a des archives, elle pourra trouver des traces de Marfise. Revigorée, Marf s'attaque à nouveau aux listes.

Elle est à nouveau abrutie quand elle sent qu'on lui tape sur l'épaule. Les yeux sur l'écran, elle se secoue comme pour chasser une mouche importune. La main quitte son épaule pour aller sous sa jupe. Marf, furieuse, se rejette en arrière et se trouve nez à nez avec Grandin qui sourit amicalement :

— Tu ne reconnais plus les amis ?

Marf, l'esprit ailleurs, se laisse embrasser et peloter. Tout agréable que soit Grandin, elle a autre chose à faire.

— Tu t'agites trop, dit-il. Rien ne presse. Ce secret est caché depuis un siècle, il peut attendre quelques jours. Tu te surmènes. Hermin m'a dit que tu revoulais du "Drang", il ne faut pas. Je t'apporte une bonne nouvelle et, en échange, tu m'accordes une faveur.

D'accord, dit-elle avec lassitude, écartant déjà les jambes (tous les hommes veulent la même chose, et elle aussi). Il rit de sa méprise et la cajole gentiment.

— Ce n'est pas cela. D'abord la nouvelle : des traces de la Marfise historique existent nécessairement dans les archives du Waldemar. Je t'ai obtenu un rendez-vous officiel pour que tu sollicites l'accès.

Marfise saute de joie.

Grandin continue :

— En échange, tu cesses quelques jours de t'arracher les yeux. Je te le redis, tu n'es pas pressée. Pour te remettre d'aplomb, rien de mieux qu'une partie de chasse. Il y aura nous, Hermin, et mon amie Héloïse.

Marf s'aperçoit qu'elle est morte de fatigue et que c'est exactement ce qu'il lui faut. Elle se serre dans les bras musclés de Grandin et incruste son corps dans le sien ; il la sent se relâcher, elle s'endort debout contre lui.

Décidément, se dit-il, il était temps.

***

Bien équipés, les quatre partent dans la forêt et mêlent chasse et plaisir. Marf et Héloïse sympathisent. Elles font volontiers bande à part, heureuses de se ménager des moments entre filles. Elles parlent des deux hommes qu'elles alternent, et des garçons qu'elles ont aimés. Comparant leur expérience, elles échangent des informations et des secrets.

Héloïse ne connaît la Lune que sa mère qui avait entendu les récits de la sienne qui en venait. Héloïse a ainsi une part d'origine lunaire dont elle n'est pas fière. Elle méprise les horreurs du terrier et les contraintes du troupeau. Comment vivre sans le bonheur du soleil ?

Héloïse exerce une fonction dans le palais du Waldemar. Marf ne comprend pas si elle est garde ou secrétaire. C'est grâce à elle que Grandin a obtenu son rendez-vous. Elle parle avec respect du Waldemar, ce curieux assemblage de grandeur et d'insignifiance. Est-il beau ? demande Marf. Héloïse ne sait pas : sa robe rituelle l'ensache et ne permet pas de deviner à quoi il ressemble. Le premier Waldemar était un guerrier ; les suivants ont débattu, non combattu : ils président, représentent, discutent, arbitrent. L'autonomie des communautés, librement associées, fait du processus décisionnel une pyramide de discussions et d'accords. Souvent, le résultat vaut plus par son existence que par son contenu.

Les quatre chasseurs se dispersent pour entourer un troupeau de "cerfs" qu'un tigre cornu semble avoir l'intention de leur disputer. Ils tendent leurs arcs pour l'abattre quand, tout en haut des arbres, s'entend le tintinnabulement d'une cloche. Le tigre, surpris par ce bruit insolite, prend le large. Les quatre lèvent la tête.

— C'est un de ces moines, dit Grandin. Dans les Temps anciens, nous étions sous leur domination. Quand nous nous sommes révoltés contre eux, ouvrant les Temps modernes, beaucoup ont renoncé et sont devenus comme nous. Les plus convaincus se sont retirés pour prier. Ils sont inoffensifs, et parfois surprenants. Allons voir.

Il repère l'arbre immense d'où vient le son et commence à le gravir. Les autres le suivent. Là où les branches font défaut pour grimper, de petites échelles sont solidement arrimées. Tout en haut, se trouve une plateforme en planches, avec une petite hutte.

Un moine en haillons, la barbe longue, sonne la cloche, puis se met en prières. Les quatre attendent qu'il ait fini et le saluent. Le moine, à demi fou, balbutiant des paroles incompréhensibles, les regarde, fixe les yeux sur Marf, sursaute, et se prosterne devant elle qui, gênée, ne sait que faire. "Tends-lui la main", conseille Héloïse. Non sans répugnance, Marf s'exécute. Le moine se courbe révérencieusement et effleure à peine ses doigts d'un baiser velu. Ensuite, il retourne à sa cloche. Son habitat est misérable quoique propre. Un tas de "glands" semble faire sa nourriture. Marf puise dans son sac pour lui donner quelque chose à manger, il refuse et s'aplatit à nouveau à ses pieds.

Ils redescendent, troublés par cette manifestation d'irrationalité. Que disait-il ? demande Marf. Personne n'a vraiment compris les propos que Marf lui a inspirés. Il parlait de "Déesse". Ses prosternations semblent montrer qu'il l'a prise pour une divinité ou pour son envoyée.

Pendant ce temps, le troupeau s'est dispersé mais le tigre, resté aux aguets, saute sur Héloïse. Marf lance son poignard qui, par chance, pénètre en plein cœur. Héloïse fait un bond en arrière pour que la bête ne l'écrase pas. Les garçons s'emploient laborieusement à la dépiauter pour rapporter la fourrure qu'un artisan traitera.

Outre cette dépouille, ils sont encombrés des cornes des animaux précédemment tués, et de leur équipement. Lourdement chargés, ils sortent de la forêt et retrouvent avec soulagement leur véhicule.

Marf, remise à neuf par cette récréation, se sent incompréhensiblement magnifiée par l'adoration du moine. Elle est prête à reprendre son travail.

***

Il lui faut plusieurs jours pour arriver au bout : à partir de 2334, les fusées ne contiennent presque plus de lunaires.

Marf récapitule : en moins de cinq ans, quelque quarante mille lunaires ont fui. L'effectif représente environ 90% de la population des natifs. Quelle crise a provoqué ce véritable exode ? Comment la Cité s'en est-elle remise ? Pourquoi tout souvenir s'en est-il perdu ? Où trouvera-t-elle la réponse à ses questions ? "Marfise" est-elle une clef de l'énigme ?

Cornille a répondu. Tout est public dans la Cité (du moins, ce que les machines laissent transparaître) et chacun a accès aux données des autres. "Marfise" a fait sa thèse à l'Université sur un "cas" de la vieille Terre. Elle l'a soutenue avec "la plus haute distinction". Après, elle a eu un contrat temporaire avec la Faculté, puis a quitté la Lune où elle est revenue à de nombreuses reprises, sans qu'on sache ce qu'elle a fait (données indisponibles). Son dernier départ a été définitif.

C'est maigre, souligne Cornille qui, pour comparaison, joint le dossier d'un quidam anonyme dont tous les détails de la vie sont notés. "C'est maigre", commente Marf. Si les machines ne peuvent pas suivre Marfise "dehors", elles connaissent tout de ses activités dans la Cité, notamment pendant la "crise" qui a provoqué l'exode. Or, elles oblitèrent à la fois la fuite des lunaires et les affaires de Marfise. Y a-t-il un rapport entre les deux ?

Le moment du rendez-vous de Marf avec le Waldemar approche. Elle espère que les archives s'ouvriront à elle et lui apporteront quelque chose.

5. Le Waldemar

Marf se tient devant le gigantesque palais néo-babylonien que Waldemar fit construire et qui, depuis, a connu toutes sortes d'adjonctions.

La garde à la porte, plus décorative que militaire, est commandée par Héloïse. Son armure d'apparat en argent dénude les seins et tout l'abdomen, ainsi que les cuisses. Elle sourit discrètement à Marf en visant son invitation.

Par des couloirs larges comme des routes, on la conduit au Waldemar. Assis sur un trône peu élevé, il porte la robe rituelle qui dissimule ses formes.

Quand son tour vient, Marf se présente, énonce le sujet de sa thèse, fait état de ses recommandations, et sollicite l'autorisation de consulter les archives du Palais.

Le Waldemar, sans l'entendre, la contemple avidement. Il répond est tout à fait à côté. D'une voix troublée, et comme malgré lui, il déclare à Marf :

— Je voudrais vous voir nue.

Marf, stupéfiée par cette incongruité, hoquète de surprise et, contemplant l'immense salle de réception, les gardes aux portes, les gens qui attendent, s'imagine, nue, au milieu du tableau. Elle répond qu'elle ne fait rien sans comprendre.

— Bien sûr, commente le Waldemar, confus, je vais vous expliquer.

Il se lève et s'apprête à lui dire de le suivre. Le Chambellan se précipite et glisse à son oreille qu'il ne peut pas interrompre l'audience et renvoyer tout le monde. Le Waldemar acquiesce, et le Chambellan entraîne Marf : le Waldemar la recevra plus tard en privé et l'invite à patienter dans les jardins plantés sur le toit. Marf s'y laisse conduire. Des arbustes, des fontaines, des parterres de fleurs, de petits animaux à fourrure multicolore et des oiseaux chanteurs, égaient les terrasses. Marf se promène, s'interrogeant sur ce qui l'attend et pensant au Waldemar historique dont ce fut le Palais.

D'un buisson émerge Héloïse qui, ayant fini son service, a repris sa tenue habituelle. Elle n'en sait pas plus que Marf, sauf qu'un tel incident ne s'est jamais produit : "tu lui as tapé dans l'œil", glousse-t-elle. Marf proteste : se fût-elle exécutée, il ne lui aurait pas fait l'amour au milieu de la salle d'audience ! A propos, ajoute-t-elle, qu'est-ce que l'affriolante armure dont tu étais revêtue ?

Héloïse répond que la Tradition oblige la capitaine des gardes à ressembler à l'une des fées guerrières de Waldemar, celle dont le nom était "Lux" et qui, avec lui, aurait combattu les moines féroces et régné sur la première Confédération. L'autre fée serait "Marfise" à propos de laquelle les légendes sont à la fois plus prolixes et plus diffuses.

Héloïse, prenant Marf par la taille, la promène de-ci de-là à travers les jardins dont elle lui montre les beautés. Elle l'amène à un pavillon où une collation est servie

Marf apprécie : même si le Waldemar n'a qu'une fonction symbolique, son sort est enviable. Songeant à son étrange requête, elle demande s'il a des favorites et où il prend ses femmes. Et y a-t-il une Waldemar ?

Héloïse ne sait pas. Curieusement, aucune histoire ne court à ce propos. Pourtant la fonction n'implique pas la chasteté et, selon les légendes, le vrai Waldemar était un grand amoureux.

Le temps passe gaiment.

***

Le Chambellan survient et, saluant Héloïse, invite Marf à le suivre. Entrant au cœur d'un massif de roses, il découvre l'entrée d'un ascenseur. La machine descend dans les profondeurs du Palais et les dépose devant une porte sculptée. Le Waldemar attend, toujours engoncé dans sa robe rituelle (Marf est curieuse de savoir ce qu'elle cache). Le Chambellan disparaît. Le Waldemar demande à "Dame" d'excuser la crudité de sa requête, il n'a pas pu se retenir. A présent, il va lui expliquer.

— Nous sommes à la porte des appartements de Godzina Marfise, pas celle des légendes, celle qui a vécu. La première s'étant emparée de la seconde, c'est devenu un lieu sacré dont seul le Waldemar a la clef. Entrons, et vous comprendrez.

Il introduit une clef compliquée dans la serrure. Ils traversent un vestibule, et arrivent à une vaste chambre, ouverte de multiples fenêtres. Au milieu de la pièce, sur une large estrade, se dresse la statue d'une femme, nue, sauf une chaîne à trois rangs de mailles autour du cou.  Élancée, mince mais charnue, les membres longs, les hanches étroites, les seins un peu écartés, tournés vers l'extérieur. Ses longs cheveux rassemblés en un gros chignon négligent.

Elle paraît familière à Marf, quoique la pose soit curieuse. La femme est debout, la tête inclinée vers sa droite ; son bras gauche levé très haut, comme si elle se tenait à une branche ; le bras droit le long du corps, la main ouverte, elle avance la cuisse gauche sur la jambe droite tendue en arrière et, repliant le mollet vers l'extérieur, garde le pied en l'air. Le ventre est légèrement bombé et le pubis, à peine ombré d'un léger duvet, est souligné par le V du haut des cuisses croisées. L'artiste a choisi une position artificielle pour faire ressortir la beauté du modèle.

— Comprenez-vous ? demande le Waldemar.

— Pas encore.

Le Waldemar la fait monter sur l'estrade et dévoile un miroir devant et un derrière : Marf se voit en double, l'une habillée, l'autre nue. Elle comprend et quitte ses habits. Le Waldemar lui tend une chaîne qu'elle passe à son cou, frissonnant au contact du métal. Elle prend approximativement la pose de l'autre fille, un instant seulement car, sans appui, l'opération est acrobatique.

Marf se place alors devant la statue et, sentant dans son dos le froid du marbre, elle utilise le miroir pour imiter son modèle dont elle adopte la position, calant sa main en l'air sur la sienne et son pied levé sur le sien.

Le Waldemar les contemple toutes deux d'un air halluciné. Marf fait de même dans les miroirs.

 — Vous êtes identiques et aussi belles l'une que l'autre. Vous portez le même nom, vous venez toutes deux de la Lune.

Marf regarderait inlassablement sa duplication, mais se maintenir en équilibre la fatigue.

Bouleversé, le Waldemar, cérémonieusement, la requiert d'amour et, quoique sa tenue rituelle le prive de tout attrait sexuel, Marf accepte, émue par résonance.

Le Waldemar la conduit à un lit et se déshabille enfin. Il a tout ce qui fait un homme et, avec une délicatesse délicieusement révérencieuse, honore à la fois la femme et le mythe, la chair et le rêve. Marf, agréablement surprise, se laisse aller et oublie la fonction de son partenaire. L'étreignant vigoureusement, elle le trouve inépuisable. Il a si souvent adoré la statue de Marfise, si souvent souhaité que la Déesse de l'Amour anime le marbre, si souvent rêvé de l'entraîner dans le propre lit de Marfise, que toutes les filles lui sont devenues indifférentes. Et voilà que le miracle a lieu, Marfise l'accueille dans ses bras et dans son lit. Et voilà que, complaisante, elle le comble de jouissance.

Il regarde Marf avec exaltation et Marf, devinant ses sentiments, se sent troublée.

— Marfise, es-tu un fantôme ?, demande-t-il.

Depuis longtemps, nul ne lui a donné son nom entier. Secouée, elle murmure en le prenant dans ses mains :

— Tu as bien vu que non !

Et, en complément de preuve, elle le mord.

— Et toi, qui se cache derrière le Waldemar ?

Son vrai nom est Archilore. Il vient de la planète Echigo où courent tant de légendes sur la fille magique qui a sauvé l'Univers. Il les lui racontera, maintenant il doit partir.

Marfise ne devrait pas demeurer dans ce lieu sacré où nul ne pénètre. Pourtant, il a envie de l'y revoir et elle souhaite rester. Il lui montre le coffre où sont rassemblés les documents de la première Marfise (peu nombreux), et aussi un petit monte-charge par lequel elle recevra des provisions. A condition de ne manifester sa présence d'aucune façon, elle peut rester. Il la supplie de l'accepter chaque nuit. Il se sent déjà autre.

Marf, cachant les remous qui l'agitent, l'assure de sa bonne volonté et le prie de prévenir Héloïse (il lui dira ce qu'il voudra). Parcourant encore une fois de ses mains tremblantes les formes exquises de son corps, il la salue, remet ses vêtements rituels et, marchant à reculons pour ne pas la quitter des yeux, atteint la porte et la referme avec soin.

***

Marf exulte. Elle est seule avec Marfise dont la présence l'envahit tant que, gênée de ne plus se sentir elle-même, elle se rhabille et court aux fenêtres, prenant garde de ne pas se montrer. Elles donnent sur des jardins. Marf ne doute pas que l'appartement privé de Marfise se raccorde au reste du palais par des passages dérobés. Elle les cherchera. Pour l'instant, elle court au coffre, n'espérant pas trouver grand chose : "Marfise" aura emporté ses secrets avec elle.

Le premier document que trouve Marf est composé de feuilles de papier assemblées en cahier. Le texte, manuscrit, est difficile à déchiffrer. Marf tressaille : c'est un compte-rendu de la "crise de l'exode", accompagné d'observations marginales d'une autre écriture. Marf n'est pas accoutumée aux caractères et le temps a pâli l'encre. Le récit qu'elle décode laborieusement confirme le Journal d'Avoye, donnant une version plus objective des évènements.

Les départs ont été la conséquence des deux expéditions des Beautés. Les lunaires qui les ont suivis, à leur retour, ont intoxiqué les autres. Tout le monde a voulu rejoindre les Planètes. L'auteur est de ceux qui refusent. Il traite les migrants de "déviants" et note que lui et ses camarades ("les réfractaires") sont qualifiés de "fossiles". Avec un détachement contrôlé, il mentionne la marginalité désespérée de ceux qu'il appelle "le dernier carré" : ils incarnent la Cité et ses valeurs. Les secteurs ferment les uns après les autres, eux et la Cité semblent condamnés. Mais un retournement se produit : sans que les départs diminuent, de nouveaux lunaires apparaissent. L'auteur écrit : "les machines compensent la perte de population". Il reprend espoir, la vie redevient normale, la Cité survit à la Crise dont les souvenirs s'estompent. Il termine par "à toi, Marfise".

Marf en déduit que l'auteur lui a passé la plume et que les notes marginales sont d'elle. Elles n'ont pas grand intérêt sauf une : "la Machine est bienveillante". Marf contemple son écriture, essayant d'en extraire une idée de sa personnalité.

Ce témoignage improbable précise sa vision de la Crise. Elle lit et relit le passage concernant l'apparition de "nouveaux lunaires". Marf sait que les lunaires ont externalisé la reproduction biologique et sociale, et que "quelque part" les machines s'occupent de tout. Se pourrait-il qu'elles aient réagi, d'elles-mêmes, à la diminution de la population ?

Marf, l'esprit enflammé, tourne autour de la statue, l'adjurant vainement de lui ouvrir son esprit. Marfise a joué un rôle décisif dans la Crise. Lequel et pourquoi ?

Marf retourne au coffret : les autres documents consistent en pièces comptables et rapports relatifs à la Ligue des Marchands. Marf se souvient que c'était l'interface des Planètes aux Temps Anciens, quand elles étaient disjointes. Marfise trempait là-dedans. Les archives de la Ligue lui apprendront quelque chose.

***

La journée a passé, un léger bruit se fait entendre. Marf, soulevant la tapisserie qui dissimule l'ouverture du monte-charge, trouve un succulent repas qu'elle dévore avec appétit. Epuisée par les surprises de la journée, elle se couche dans le lit de Marfise et s'endort. Elle rêve de caresses qui deviennent insistantes. Ouvrant les jambes à l'illusion, elle les referme sur le corps doux d'Archilore en pleine action. Somnolente, elle coopère de son mieux, et de plus en plus activement au fur et à mesure que d'exquises sensations se diffusent en elle. Archilore, toujours en extase, semble se multiplier. Il balbutie des mots d'amour et de désir où son nom, Marfise, revient comme un refrain. Marf, comblée, retombe dans le sommeil. A son réveil, elle est seule. Le lit ravagé atteste qu'elle n'a pas rêvé.

Dans la journée, elle examine les papiers de Marfise relatifs à la Ligue : elle trouve un contrat de formation d'une société pour exploiter la Terre (la Terre ?), passé entre "Dame Marfise" et la Ligue, représentée par son Directeur Général. Marfise, en rémunération de ses apports, obtient 33% des actions, et celles-ci ont un droit de vote double. Elle s'est réservé le contrôle.

C'est alors qu'Archilore la surprend et, dévoilant les miroirs, la supplie ("je n'ai qu'un instant") de reprendre la pose à côté de la statue. Marf, déplorant que sa robe de Waldemar le prive à nouveau d'identité et d'existence, se dénude rapidement et, s'adossant au marbre froid, prend appui sur Marfise. Archilore bondit sur l'estrade et les baise toutes deux avec frénésie, mêlant sur ses lèvres le froid du marbre et le chaud de la chair.

Il s'en va. Marf, à nouveau curieusement émue, se contemplant de face et de dos dans les miroirs, prend des poses avec la statue. Elle se glisse derrière et se colle à elle, se voyant dans les miroirs, de face en marbre, et de dos en chair. Elle caresse la statue et se caresse aux mêmes endroits. "Je suis belles", s'exclame-t-elle au mépris de la grammaire. Depuis des années, Archilore aime la statue à la folie, quel choc doit lui causer son incarnation ! Peut-être, avant lui, les autres Waldemars ont-ils aussi rêvé d'écarter les cuisses que scellent le bloc de marbre et de sentir frissonner les seins rigides...

Marf est perplexe : que, à un siècle de distance, deux lunaires portent le même nom extraordinaire est une coïncidence improbable ; qu'elles soient physiquement identiques, une impossibilité... Les machines ne font pas d'erreur. Il faut donc qu'elles aient délibérément utilisé leur alchimie génétique pour, avec les mêmes "ingrédients", re-produire Marfise. Alors, pense Marf en proie au vertige, j'ai aussi le même esprit, je suis elle.

Le soir, elle se force à rester éveillée pour Archilore. Asservi à des occupations incontournables, il arrive très tard. Marf prend de plus en plus goût à lui, qui l'aime avec une extrême délicatesse, comme s'il craignait de faire éclater la bulle de savon d'une illusion ou de dissiper un mirage.

Malgré leur fatigue, elle le fait parler d'elle (ne faisant plus la différence avec Marfise) et écoute sans se lasser le récit de son désir de sa statue et de sa déception toujours renouvelée. Il a cherché sur toutes les Planètes des filles ressemblant à Marfise. Leur sein dans sa main n'avait pas le renflement exact, leur fesse le galbe voulu, et la désillusion le guettait entre leurs jambes. Celle qu'il tient dans ses bras est Marfise : elle a la forme qu'il admirait et le goût qu'il rêvait.

— Cependant, lui dit Marf, la dernière nuit de son séjour enchanté, je dois quitter cette chambre. Nous nous reverrons, nous nous reprendrons, mais je suis Marfise, j'ai une mission à accomplir. Mais je reviendrai, je te reviendrai.

Archilore le sait. Son illusion s'est transformée en réalité. Il a longtemps œuvré pour devenir le Waldemar. Déception : le Capitole était la roche Tarpéienne. Ouvrant la porte sacrée de la chambre de Marfise, il tomba sous l'emprise de la statue, plongeant dans l'abîme d'un désir inapaisable. Depuis, il n'a été qu'un automate. A présent, le miracle l'a conduit au Paradis. Son âme fleurit, il attendra Marfise, il en est capable. Il trouvera un artiste qui sculptera les deux Marfise accolées. Il lui demande une dernière fois de prendre la pose. Marf s'exécute avec une bizarre émotion.

Elle rassemble les papiers de Marfise dans le coffret qu'Archilore remet à sa place. Plongeant la main dans une poche de sa robe rituelle, il en sort un petit paquet : "un recueil de légendes de ma planète qui chantent ta gloire". Puis, il fait pivoter un pan de mur sur des charnières invisibles ("je savais bien qu'il y aurait des passages secrets", a le temps de penser Marf), et la conduit dans un étroit couloir. Après quelques minutes, il l'avise que, devant elle, se trouve une porte. Elle la poussera et se trouvera dans un endroit désert, en face d'un ascenseur qui la montera jusqu'aux terrasses où Héloïse l'attend.

Prenant ses lèvres, il les baise éperdument et fait demi-tour, pressé de se rouler dans le lit de Marfise, encore chaud de souvenirs.

6. En sortant du Palais

Sur la terrasse, Marf respire avidement l'air embaumé. Elle a perdu le compte des jours. Héloïse surgit et la prend par la main, surprise de sa langueur.

— Il semble que ce soient passées ici d'étranges choses, dit-elle.

Marf lui presse la main sans répondre.

— Que veux-tu faire ?

Marf n'a pas envie de retrouver Hermin aussi vite. Il ne s'inquiétera pas, Héloïse l'aura prévenu de son absence. Elle a besoin de digérer ce qui lui est arrivé. Héloïse propose d'aller chez elle. Marf la remercie, c'est ce qu'il lui faut. Par des couloirs discrets, elles sortent du Palais et, marchant vivement, arrivent chez Héloïse. Un beau garçon l'attend et l'enlace, elle le congédie aimablement. La maison d'Héloïse est construite en carré autour d'un jardin.

— De quoi as-tu besoin ?, demande-t-elle à Marf : manger ? dormir ? parler ?

Marf va répondre qu'elle aspire surtout au calme, elle s'aperçoit qu'elle a faim. Héloïse s'affaire et, peu après, les deux filles sont attablées. Héloïse s'amuse de l'appétit de Marf que, pourtant le monte-charge magique n'a pas laissé manquer de nourriture. Marf, souriante, répond qu'elle a besoin de se sentir réelle.

— En effet, commente Héloïse, tu as l'air évanescent, vaporeux. On voit à travers toi.

Tout en lui servant à boire, elle raconte les derniers potins du Palais. Cherche-t-elle à la distraire ou à l'informer ? Le Waldemar qu'on a toujours connu efficace mais un peu apathique, est devenu un autre homme. L'œil vif, la démarche résolue, il remplit la robe rituelle qui, avant, semblait flotter autour de lui. Curieuse ou complice, Héloïse ajoute que les gens du Palais le croient amoureux et s'épuisent à deviner quelle fée ou diablesse l'a transformé.

Marf, rêveuse, l'écoute distraitement et se ressert à boire. Elle se souvient d'une question à poser, et ne la retrouve pas. Héloïse l'observe sans le montrer. Marf a changé. La voyant chanceler, elle la prend dans ses bras et la conduit au bain. Ensemble, elles s'immergent dans un bassin d'eau tiède au milieu du jardin. Un oiseau chante. Marf s'endort. Héloïse la sèche et l'emporte dans sa chambre.

Eveillée par les oiseaux, Marf cherche des yeux sa statue et se rappelle qu'elle est chez Héloïse. Elle pense à Archilore et, plus encore, à Marfise. Ah oui! les archives de la Ligue...

Marf, nue, sort dans le jardin. Héloïse se prélasse dans le bassin, Marf la rejoint. "Tu es encore plus belle qu'avant", lui dit Héloïse. "J'ai faim", répond Marf.

Héloïse n'est pas de garde aujourd'hui et Marf souhaite attendre un peu avant de reprendre ses activités. Se promèneront-elles dans la forêt ou chasseront-elles ?

***

"Chasser", tranche Marf qui, pour échapper au sortilège, veut attraper le monde réel à bras-le-corps. Elles s'équipent, et un léger véhicule les transporte au cœur de la forêt. Marf, comme possédée par Marfise, fait preuve d'une audace proche de la témérité. Héloïse, pourtant aguerrie et bien exercée, admire sa performance. Les deux filles piqueniquent gaiment au milieu de leurs victimes dont les fauves tentent de s'emparer, ce qui provoque une dangereuse bataille. A court de munitions, Marf attaque au couteau et, malgré de multiples estafilades causées par des griffes qui auraient dû la dilacérer, reste maîtresse du champ de bataille. Héloïse, blessée et sanglante, sourit quand même :

— Nous voilà les déesses du carnage, il faudra un hélico pour évacuer tout ça.

Marf la porte jusqu'à leur véhicule, décolle, appelle l'hélico et avise l'hôpital. Héloïse est prise en charge, Marf la prévient qu'elle l'attendra chez elle, et s'échappe pour éviter les soins qu'on veut lui donner.

Le beau garçon guette Héloïse, Marf l'informe de sa mésaventure et, tentée, s'empare de lui et le consomme sans scrupules. Le sang appelle le sexe, c'est bien connu.

Tel est aussi le sentiment d'Héloïse lorsque, quelques heures plus tard, elle revient, affaiblie et à demi couverte de pansements. Elle se fait prendre dans les bras du garçon et porter dans sa chambre d'où jaillissent bientôt ses cris de plaisir, mêlés de gémissements de douleur.

Ensuite, Marf remplace les pansements qui se sont défaits et jette un peignoir sur Héloïse. Elle prépare à manger, et les deux filles, taisant modestement leurs plus grands exploits, racontent au garçon ébahi que, dans la forêt, elles ont défendu leur piquenique contre les bêtes sauvages.

Marf accompagne Héloïse dans sa chambre, l'embrasse tendrement et, conseillant au garçon de faire attention aux pansements, le pousse vers elle qui, à demi ensommeillée, cherche une posture commode.

***

Marf a soigneusement nettoyé ses blessures, impressionnantes mais superficielles. Elle a peigné et coiffé ses longs cheveux pour ne pas avoir l'air  sauvage. Cependant, quand elle entre chez Hermin il pousse un cri : "que t'est-il arrivé ?

Privé d'elle depuis plusieurs jours, il la déshabille aussitôt et s'effare de découvrir les traces de griffe. "Ce n'est rien", dit-elle en lui ouvrant les bras. Quoique Hermin soit ardent et habile à la satisfaire, Marf se surprend à penser à Archilore.

Hermin, repu, la contemple encore avec gourmandise :

— Ton absence t'a embellie, même avec ces blessures.

Marf le rassure, la cicatrisation sera rapide et la beauté restera.

— Tu es différente, se dépite Hermin qui sent que des régions d'elle lui échappent.

Marf se lève, court sous la douche et claironne :

— J'ai du travail devant moi. Dis-moi où sont les archives de la Ligue ?

Hermin l'ignore. Lui, il compulse les manifestes des cargos débarquant sur Souabe, logiquement conservés ici. Quant aux archives générales, il ne sait pas. Si elles existent encore, les Libres Marchands les ont. Il se renseignera. Marf insiste pour qu'il le fasse au plus vite.

Hermin prend son communicateur, tandis que Marf essaie de retrouver la question qu'elle voulait déjà poser à Héloïse. Hermin, renvoyé de bureau en bureau, ne se lasse pas car Marf le harcèle, tout en le cajolant. Pour appuyer sa requête, il convainc le Président de l'Université de contacter le Délégué Général des Marchands. Après plusieurs heures pendant lesquelles Marf lui apporte à boire, le câline et l'aguiche, il pousse un cri de triomphe et coupe la communication :

— Personne n'a jamais demandé à consulter les archives de la Ligue. Elles sont quelque part sur Echigo. Tu auras demain les autorisations nécessaires.

Marf, reconnaissante, lui fait fête et, après, l'invite au restaurant. Taisant son séjour au Palais, elle raconte son expédition héroïque dans la forêt et s'étend sur les souffrances d'Héloïse qui s'en est tirée de justesse.

Hermin, voyant l'énergie de Marf, ne doute pas qu'elle se précipitera à Echigo par la première fusée. D'ailleurs elle a consulté les horaires, il y en a une après-demain.

— A quoi ressemble Echigo ? demande-t-elle.

Hermin y a passé quelques mois de vacances enchantées. Il essaie de décrire l'Océan et les îles, les montagnes et les vagues. Il parle des légendes qu'on chante depuis la Révolution. Elles célèbrent la fille aux feux magiques qui a détruit l'île maléfique ; la fille à la cuirasse blanche, victorieuse du noir Argast ; la fille volante qui a rassemblé les îles sous ses ailes...

C'est moi, pense Marf, enfin, c'est Marfise. Elle se rappelle le cadeau d'Archilore que, tout à coup, elle a hâte de découvrir. Rentrés chez Hermin, pendant qu'il prend un bain, elle déchire l'emballage. Apparaît un petit livre somptueusement relié en cuir blanc et marqué du monogramme du "Waldemar des Planètes". Elle l'ouvre rapidement. Le riche papier est souple et soyeux. Elle dévore les vers courts et enflammés qui louent la beauté de la fille à la cuirasse blanche. Ravie, elle est interrompue par le retour de Hermin, nu et amoureux. Elle cache le livre.

Hermin, pressé de profiter d'elle avant son nouveau départ, s'emploie à la déshabiller quand, sans raison, surgit la question qui rôdait sans se laisser attraper. Marf échappe à Hermin et, déjà à demi nue, lui lance :

— La Terre ! parle moi de la Terre !

Hermin gémit que cette fille n'en a jamais fini avec ses questions. Celle-ci est particulièrement inepte et importune : la Terre, tout le monde connaît ; et lui, il veut cette fille.

Marf se résout à un compromis. Elle se rapproche et lui fait promettre que, après, il lui dira ce que "tout le monde" sait sauf elle. Se collant à lui, elle se laisse attraper et prendre. Promptement, elle épuise le garçon puis, se calant entre ses jambes, elle lui dit "raconte". Mais Hermin dort déjà. Furieuse, elle se retire et le bourre de coups de poing. "Tu as promis". Hermin, grognon et somnolent, s'exécute : il y a plus d'un siècle, la Ligue découvrit que les hautes montagnes de la Terre empoisonnée étaient habitables, construisit des hôtels et organisa des voyages ; c'est ainsi qu'a commencé le tourisme interplanétaire, termine-t-il en plongeant dans le sommeil, abandonnant Marf à l'ébullition qu'il a déclenchée.

— Quoi ! se dit-elle, la Lune ignore cela ! La Terre, à côté d'elle, revit, au moins partiellement. Elle est emplie de planétaires !

Et, se souvenant du contrat trouvé dans les papiers de Marfise : c'est elle qui a provoqué cela ! Encore Marf ne sait-elle pas encore que ce "tourisme" a ruiné le Culte de la Terre et détruit les Temples. Marf s'agite en pensant à la Terre de vie, mère de l'Humanité ; à la Terre de mort, mère de la Catastrophe : elle peut la visiter quand elle veut !

Tandis que Hermin dort benoitement, Marf est trop excitée pour l'imiter. Elle prend son livre et se repaît des poèmes à sa gloire. Derrière "la fille d'Echigo", elle reconnaît Marfise. Même en faisant la part de l'exagération épique, ses exploits sont héroïques. C'est moi qui ai, c'est elle qui a détruit l'île forteresse des moines noirs ! uni les communautés dispersées ! C'est moi, c'est elle, la fée guerrière du Waldemar historique !

Un appendice recueille les légendes secondaires. Marf sourit en lisant celle de Gutrune la géante ; elle rugit de la trahison de Lux ; elle rêve d'Astolfe, le doux amant doré de la fille...

Le jour se lève sans qu'elle s'en aperçoive. Hermin dort toujours. Tant pis pour lui. Marf s'habille et court au siège des Marchands, chercher ses autorisations et les consignes. Tout est déjà prêt et chacun, étonné de sa lubie, se met à son service. Usant de son charme, elle accompagne les employés à la cafeteria pour déjeuner et, babillant de choses et d'autres, met la conversation sur la Terre. En quelques minutes, elle sait tout. Bien que mémoire et légende se mêlent, elle aperçoit le lien entre le tourisme terrestre et l'affaiblissement du Culte. La Ligue, reconnaissent les Marchands, ses successeurs et vainqueurs, a changé l'Histoire en mettant fin aux Temps Anciens (et c'est moi, c'est elle qui a fait cela ! pense Marf, exaltée).

On lui explique où aller et qui voir en arrivant à Echigo. On la prévient : comparée à Souabe, c'est une planète arriérée où beaucoup de choses lui manqueront. On lui donne la liste. Marf, radieuse, remercie, complimente et s'en va en balançant les hanches.

Elle court acheter son ticket pour la fusée du lendemain. Puis elle se dirige vers la maison d'Héloïse pour prendre des nouvelles. Elle pousse le portail, entre dans le jardin et trouve Héloïse s'ébattant avec Grandin. Poliment, elle sort et se promène un moment avant de revenir. Grandin, désignant les blessures d'Héloïse, les complimente et les réprimande de leur fol héroïsme. Il a vu le tas de cadavres que les tanneurs s'employaient déjà à dépecer. "C'est monstrueux ! étiez-vous enragées ?". Les filles se regardent et rient : "ça s'est fait tout seul".

Les trois s'étendent dans le bassin tiède et écoutent les oiseaux. Voyant Grandin reprendre intérêt à Héloïse et craignant de les voir se retirer ensemble, Marf leur demande de parler de la Terre. Etonnés qu'elle n'en ait rien su, ils complètent utilement ses informations.

Elle annonce qu'elle part sur Echigo demain et espère trouver quelque chose dans les archives de la Ligue. Comme Hermin, chacun d'eux garde le souvenir de l'Océan et des Iles. Héloïse a été impressionnée par un ensemble de récifs déchiquetés et la terrible histoire des moines noirs ; Grandin, séduit par le "château suspendu d'Astolfe", accroché à mi-hauteur des arbres géants d'une ile enchanteuse, et le chant de ses amours avec "la fille qui a sauvé l'univers".

— Tu verras, lui disent-ils. Tout est merveilleux et chaque merveille a sa légende.

Marf les embrasse, les salue et s'en va. Il faut qu'elle achète les choses nécessaires. Pendant qu'elle se livre à ses occupations, une ombre surgit et la prie de lui emboiter le pas. Marf demande pourquoi, on lui montre une bague portant le monogramme du "Waldemar des Planètes". Empressée et joyeuse, elle suit, entre au Palais par une porte dérobée, pénètre dans un ascenseur. Il monte et la dépose sur les terrasses où l'attend Archilore. Il prend Marfise dans ses bras et lui baise les lèvres. Il n'a qu'un instant. Il a appris qu'elle part sur Echigo, il en est heureux. Il lui donne une bague : qu'elle aille à son château ancestral (il lui dit où) et qu'elle montre l'anneau. Marf se presse contre lui avec force et lui baise à son tour les lèvres. Archilore disparaît. L'ombre revient et fait sortir Marf.

Pleine de paquets, les idées en bataille et les habits en désordre, Marf retourne chez Hermin. Il n'est pas là. Il a laissé un mot bougon. Marf s'irrite. Hier soir, le garçon n'a pas vraiment tenu sa promesse. Le moindre passant dans la rue en aurait dit plus que lui sur la Terre. Que méritait-il d'elle ce matin ? Rien du tout, c'est ce qu'elle lui a donné. Fredonnant de vieilles chansons, elle se douche et prépare ses bagages, sans oublier le livre de légendes. Hermin ne revient pas. Prise de regrets, elle lui laisse un mot gentil. Elle ne va pas passer seule sa dernière nuit, elle retourne chez Héloïse. Tôt le matin, un véhicule la conduit au Port. Elle monte dans la fusée.

7. Echigo

Arrivée sur Echigo, Marf est saisie par l'odeur forte de l'air. L'Océan est proche et, avant de se rendre au siège des Marchands, elle décide de le voir. Elle veut louer un de ces petits véhicules aériens banals sur Souabe. Ici ils sont rares et réservés aux priorités. On lui propose un tilbury, tiré par une espèce de cheval à six pattes. On lui fournit un cocher. L'homme, fortement musclé et bronzé, s'enquiert de la destination. Par de petits chemins mal entretenus que les grandes roues du véhicules parcourent en cahotant, ils arrivent au rivage.

Marf saute à terre. L'immensité onduleuse, égayée d'une multitude d'ilots boisés, la bouleverse. Elle s'agenouille. Puis, quittant ses habits, plonge et nage vigoureusement. Elle n'a pas l'intention d'aller loin, mais un courant l'entraine et de drôles de bêtes s'approchent. Le cocher se jette à l'eau, l'atteint en quelques brasses rapides et la ramène au rivage.

— Ma p'tite dame, z'êtes imprudente ! z'auriez dû demander ! c'est dangereux ici.

Marf reprend péniblement son souffle et se sèche au soleil, l'homme à ses côtés. Il n'est pas beau mais irradie la force. Marf, reconnaissante et appâtée, s'approche de lui, le frôle. Il comprend l'appel non dissimulé et, les muscles encore gonflés par l'effort, il sourit :

— Z'êtes pas d'ici ? on fait pas comme ça, nous. On va pas avec les gens qu'on connait pas.

Le danger couru excite l'appétit de Marf. Elle dit rapidement son nom, l'homme le sien : Dudon. Elle l'enlace en murmurant "on se connaît maintenant".

A contrecœur d'abord, avec entrain ensuite, l'homme se laisse faire puis devient très actif. Marf, heureuse, prend contact avec Echigo, au bruit des vagues et aux cris des oiseaux. Ils finissent de se sécher. Dudon la regarde : "t'es pas comme les filles d'ici, tu m'fais penser... j'vais te montrer". Ils remettent leurs habits et, faisant courir le cheval sur le sable où le cabriolet s'enfonce à peine, l'homme va au bout d'un promontoire. Là, la statue d'une fille nue fait face à l'Océan : elle est debout, les jambes un peu écartées pour une meilleure assise. Quoique le soleil, l'eau et le sel, aient fortement attaqué  la pierre, Marf se reconnaît. "Qui est-ce" demande-t-elle ? Dudon s'incline respectueusement devant la statue érodée : "la fille que la Planète a engendré jadis pour nous sauver". Marf s'enquiert de son nom, elle n'en a pas. On l'appelle "la fille-univers".

Marf se recueille, songeant à Marfise et à leur invraisemblable dualité. Dudon attend paisiblement et, reprenant un ton professionnel : "ma p'tite dame, on va où maintenant ?". Marf indique le bâtiment des Marchands  et le tilbury se remet en marche. Après une longue route, il s'arrête : "c'est là, ma p'tite dame".

Marf descend et, souriant à Dudon : "si une p'tite dame voulait te retrouver, comment ferait-elle ?". Dudon sourit aussi et, lui caressant furtivement les seins, répond que tous les soirs, il est à la Taverne de la Fille. Marf, accentuant le trémoussement de ses hanches, se dirige vers la porte, caressée du regard par Dudon.

Marf fait état des recommandations obtenues sur Souabe. On la conduit au Délégué, d'autant plus chaleureux que les visites sont rares, et celle-ci aimable. Elle est la première à souhaiter consulter les archives générales de l'ancienne Ligue que les Marchands ont récupérées. Ce ne sera pas facile. Les documents encore utiles ont été transférés aux stations concernées, le reste est stocké en vrac dans une tour. Il n'a jamais été répertorié ni classé et, plus ennuyeux encore, à cause de son volume énorme, une grosse partie des données a été compressée en bloc. "Pour trouver les années qui vous intéressent, il faudrait tout décompacter". Cela nécessite une machine spéciale qui n'est pas disponible et beaucoup de temps.

Marf est déçue. Elle imaginait des étagères, des registres et des index, ou leur équivalent numérique. La Ligue a exercé ses activités pendant des siècles et, si tout est en vrac, les années 2330 seront introuvables. Néanmoins, elle tentera sa chance.

La tour est loin au cœur de l'île. Plusieurs jours de voyage sont nécessaires. La tour est isolée en haut d'une montagne et, sur place, il n'y a ni approvisionnement ni abri. "Bref, conclut le Délégué, c'est une expédition". Il appelle une adjointe, une jolie fille nommée Xarette, et la charge de s'occuper de la visiteuse. Xarette, joyeuse d'échapper à la routine du bureau, assure Marf qu'elle fera au mieux et l'invite à rester chez elle pendant qu'elle fera les préparatifs.

Elles sortent et, bavardant de tout et de rien, se rendent chez Xarette. Elle habite, non loin du rivage, une de ces tours que le passé tumultueux d'Echigo a multipliées pour résister à ses voisins et à ses ennemis. Seules les constructions récentes sont horizontales. La tour de Xarette est petite : trois pièces, une par étage, et une terrasse sous le toit pointu. Munies de boissons et de nourriture, les deux filles y montent : d'un côté l'Océan, de l'autre les montagnes qui s'élèvent. Elles regardent le paysage en conversant amicalement.

Xarette, tout en se réjouissant de leur expédition, la trouve saugrenue. Marf invoque les nécessités de sa thèse. Elles se questionnent avec une avidité réciproque : Xarette veut "tout" savoir sur la Lune, et Marf sur Echigo. Quand le soleil se couche, elles bavardent encore. La fraicheur venant, elles descendent dans la salle, au rez-de-chaussée où Xarette jette du bois dans la cheminée et l'allume. Pendant qu'elle élabore la liste de tout ce dont elles auront besoin, Marf rêvasse devant les flammes. Après dîner, Marf, alanguie, parle de sa rencontre avec le cocher. Xarette sursaute : "vous l'avez fait comme ça ? Toi, ça ne m'étonne pas, tu m'as expliqué la Lune, mais lui !". Sur Echigo la liberté des rencontres ne va pas sans formalisme, qu'il soit hérité des Temps Anciens ou destiné à augmenter le désir : "jamais personne ne cède à son envie avant trois jours ! ton cocher t'en voudra de l'avoir violé". Marf rit : il n'en avait pas l'air. Xarette, émoustillée par cet outrage aux bonnes mœurs, rit aussi.

***

Il faut plusieurs jours pour rassembler le matériel. Marf, pour ne pas se trainer au pas des chevaux, sacrifie une bonne partie de son budget à la location d'un camion tout terrain. Elles partent. En s'éloignant de la mer les villages se raréfient. Puis, les maisons isolées disparaissent. Elles roulent lentement sur un mauvais chemin qui franchit les montagnes. Elles arrivent enfin devant une tour ronde dont les pierres, soigneusement assemblées, ont résisté au temps. La nuit tombe avant qu'elles aient dressé le camp. Elles dorment dans le camion et, au matin, courbaturées, se dirigent vers une petite porte en bois épais, bardé de fer.

Xarette introduit une grosse clef dans la serrure et, péniblement, débloque la porte. A chaque étage, les murs sont couverts de placards auxquels on accède par une galerie circulaire qu'une échelle fait communiquer avec le niveau supérieur. Le puits central est lumineux car des fenêtres haut placées l'éclairent. Xarette ressort pour débarquer le matériel et Marf se demande par où commencer.

Jetant les yeux au sol, elle voit une dalle de marbre poussiéreuse sur laquelle sont gravés des noms. Elle la nettoie sommairement : ce sont tous les Directeurs Généraux, du début jusqu'à la fin, avec les dates du début et de la fin de leur mandat de quatre ans (souvent renouvelé). Marf les parcourt hâtivement et, après "Galaffron", trouve "Marfise 2335-2339". Ainsi Marfise était, non seulement un personnage important de la Ligue, mais, pendant quatre ans, son principal responsable ! Waldemar, les moines, l        a Lune, la Ligue, la Terre, tous ces champs d'action s'entremêlent vertigineusement dans l'esprit de Marf.

Dans la cave, se trouve un gros cube fermé qui contient les données compactées. On voit les endroits où il faudrait insérer les prises du décompresseur. Marf n'a rien à espérer. Elle remonte, espérant que les différents niveaux correspondent à l'ordre chronologique. La Ligue ayant cessé son activité autour de 2400, les années 2330 devraient être vers le haut. Marf gravit les échelles et, arrivée au-dessous des fenêtres, ouvre un placard : les étagères sont emplies de papiers et de boites-mémoires dont elle n'a pas le décrypteur. Marf saisit un dossier et déchante : il contient les pièces relatives à une session du Comité Directeur en 2192. Peut-être s'est-elle trompée et les années récentes se trouvent en bas ? elle redescend et ouvre un placard : les documents qu'il renferme mêlent les siècles !

Découragée, Marf s'assoit par terre, se posant sur le nom de Marfise. Cette tour constitue une mine d'informations qu'il faudrait des dizaines d'archivistes et des dizaines d'années pour exploiter... Que va-t-elle faire ?

Xarette la hèle, Marf sort et admire le paysage sauvage. Xarette a allumé un feu et grille des saucisses. Marf raconte sa perplexité. Xarette, impuissante, compatit. Il ne reste qu'à compter sur le hasard. Comme il y a six niveaux, Marf se donne six jours et, chaque jour, elle fouillera quatre placards. Si tout est mêlé aléatoirement, elle tombera sur quelque chose. Pendant ce temps, Xarette ira à la chasse et s'occupera de tout.

Au terme des six jours, Xarette, brunie par le soleil et épanouie par la vie au grand air, a éliminé tout le petit gibier des environs. Au contraire, Marf, pâlie et couverte de poussière (l'eau manque pour se laver), n'a trouvé que quatre dossiers appartenant à la période qui l'intéresse. Pressée d'explorer, elle les a mis de côté.

Le septième jour, Xarette l'adjure de prendre soin d'elle : "accorde-toi un peu de repos avant d'ouvrir ces dossiers, peut-être décevants". Marf, lasse, se laisse convaincre. Elles montent dans le camion et Xarette le dirige vers un petit lac entouré de fleurs, dans une cuvette chaudement ensoleillée. Marf, hurlant de bonheur, se jette dans l'eau sans quitter ses habits et barbotte un moment avant de se dévêtir, de se laver à fond et de faire tremper sa combi crasseuse. Elle sort et s'étend en croix au soleil, écartant les bras et les jambes pour profiter de l'air pur et de la chaleur. Xarette s'affaire à préparer à manger. Un berger survient, un beau garçon bouclé qui contemple avec gourmandise la nudité exposée de Marf. Xarette le salue cérémonieusement, ils échangent leur nom et celui de leurs parents. Marf, enfermée pendant une semaine, a envie du beau garçon. Elle se lève et, se déhanchant lascivement, s'approche. Le garçon, la dévorant des yeux, court chercher ses habits qui ont séché et les lui tend à regret, d'un air affecté. Marf se rappelle la leçon de savoir-vivre que lui a donnée Xarette. Se tortillant pour entrer dans la combi, elle laisse le zip ouvert sur ses seins. Xarette, compassée, les présente l'un à l'autre, et invite le berger à partager leur repas. Marf s'assoit contre lui et le frôle à chaque occasion. Honteux de lui-même, il ne résiste pas, la fille est trop belle, mais quand sa main devient insistante, l'éducation du garçon prend le dessus et, rougissant à la fois d'envie et de dépit, il s'écarte, prend congé solennellement, et s'en va, en regardant derrière lui.

Xarette est partagée entre la réprobation et l'hilarité : "avec toi, la vertu de nos gars ne tiendra pas !". Elle-même a de nombreux amoureux : pour tous, elle a respecté les formes ; même enflammée par un dont elle était si follement éprise qu'elle ne dormait plus, elle a attendu quatre jours.

Marf, dominant sa frustration, s'ouvre au soleil. Bien qu'elle soit une fille à garçon, elle est tentée par Xarette : après tout, elles se connaissent depuis plus de trois jours ! Mais, outre la réaction inconnue de la fille et les complications qu'un geste aventuré pourrait créer, c'est d'un garçon qu'elle a envie. Elle soupire languissamment et, pour se changer les idées, saisit le premier des quatre dossiers qu'elle a emportés avec elle.

Elle oublie aussitôt sa fringale de sexe et sa fatigue d'archiviste. Une chance fabuleuse lui a mis entre les mains le compte-rendu de l'assemblée des Directeurs qui a élu Marfise ! [Nous connaissons cet épisode]. Marf découvre tout ce qu'elle (ne sachant plus si "elle" désigne Marf ou Marfise) a fait sur la Terre et ambitionne de réaliser sur les Planètes. Les autres dossiers contiennent des affaires administratives sans intérêt.

Xarette qui est allée se promener (peut-être avec le beau berger) revient et trouve Marf trépignant d'excitation : "j'ai trouvé un trésor", lui dit-elle avec exaltation.

Ce qu'elle a trouvé justifie leurs efforts. Elle couvre de remerciements Xarette, gênée, et la presse de revenir à la tour. Là, Marf duplique l'extraordinaire compte-rendu, remet les dossiers à leur place et, rêvant aux richesses cachées dans les placards, ferme la porte.

La nuit tombe, il est trop tard pour partir. Xarette allume un grand feu et sort un flacon d'un alcool  fort et parfumé. Marf, comme en transes, récite les poèmes de la "fille-univers" qu'elle sait à présent par cœur. Xarette s'étonne qu'elle les connaisse et lui apprend sur quels airs et rythmes on les chante. Elles passent la nuit ainsi et, au matin, les yeux vagues et la tête embrumée, elles montent dans le camion. Si l'esprit de Xarette est confus au début, ses réflexes sûrs, en quelques jours, les ramènent à la ville.

Marf, affamée, court le soir même à la Taverne de la Fille. Dudon, attablé avec des camarades, les quitte, lui prend la main et la conduit chez lui. Enfin Marf assouvit son désir. Au matin, elle le quitte, épuisé.

***

Marf, légère, vole jusqu'à la tour de Xarette, se change, embrasse la fille avec effusion et, après avoir remercié de son aide le Délégué, lui demande comment faire un tour rapide de la planète. Il rit : "Rapide, ça n'a pas cours ici". Où veut-elle aller ? Marf mentionne les récifs de Passemonde et le "château d'Astolfe", puis, se souvenant soudain d'Archilore, indique le nom de son château ancestral. Le Délégué sursaute et la regarde avec une attention renouvelée : le Château ne se visite pas et n'admet personne. "Je suis attendue", répond Marf, le stupéfiant. La considérant avec respect, il s'incline profondément : "Plairait-il à la Dame d'accepter qu'il mette à sa disposition le seul véhicule volant des Marchands ?". La proposition est aussi exceptionnelle que son motif : aucun étranger n'est reçu au Château Haut, et très peu d'indigènes. Marf, voyant s'évanouir les difficultés, et sensible à la nouvelle attitude du Délégué, accepte avec dignité.

Un conducteur guindé charge ses bagages dans le léger véhicule qui décolle et, après plusieurs heures, survole les récifs déchiquetés de Passemonde. Marf récite dans sa tête le poème de la destruction de la forteresse. Le pilote vole à ras des flots, Marf essaie d'imaginer le rocher compact et les flots de feu déversés du ciel. Ensuite, le véhicule rejoint l'île d'Astolfe. Il fait nuit. Une auberge attend "la dame", le pilote dormira comme il pourra.

Au matin, un guide attend Marf et la conduit dans la forêt de cèdres gigantesques qui, depuis un siècle, ont doublé de hauteur et de volume. Au passage, Marf remarque des statues d'elle, toujours nue, que l'érosion rend difficile à reconnaître. Arrivé à une clairière, le guide s'arrête : "c'est là". Marf cherche en vain autour d'elle. Le guide désigne le haut : dans les énormes branches, Marf distingue un amoncèlement de poutres. Le guide tire une corde, une nacelle descend, puis les entraîne vers la cime des arbres. Elle s'arrête, ils la quittent.

Marf est dans la cour d'honneur, faite d'un plancher de bois précieux posé sur des madriers. La construction en elle-même est simple : un bâtiment en L dont le toit est parsemé de clochetons. L'extraordinaire, c'est de se trouver au milieu des arbres, cent mètres au-dessus du niveau du sol. Comme les arbres grandissent tous au même rythme, le château s'élève chaque année. Marf se demande ce qu'on voit des fenêtres, prises dans le feuillage : les arbres, taillés avec soin, ménagent des ouvertures sur la mer.

De la plateforme partent des passerelles pour se promener dans les arbres. À intervalle régulier, elles sont coupées de pavillons. Partout, sont gravés des poèmes célébrant la beauté et la valeur de "Marfise l'exquise". Au terme d'un long et délicieux circuit, Marf se retrouve au château, reprend la nacelle et redescend.

Emerveillée et éblouie, Marf rejoint le véhicule. Le conducteur l'informe que leur route sera longue ; il vaut mieux attendre le lendemain matin et partir au lever du jour. Marf regagne sa confortable auberge et rêve à Astolfe dont elle n'a pas vu de statue : dans la cour, celle d'un couple enlacé est tellement corrodée qu'on ne distingue rien.

***

Marf décolle alors que la nuit commence à s'éclaircir. Les yeux collés à la fenêtre, elle contemple l'Océan couvert de voiles et émaillé d'îles arborées. Puis, le véhicule s'enfonce dans les terres, et survole des montagnes de plus en plus sombres et hautes. Le moteur peine. Ce n'est qu'au crépuscule que Marf atteint le Château Haut, hérissé de tours, sur l'esplanade duquel le véhicule se pose. Des valets les entoure, cérémonieux et hostiles. Marf leur présente l'anneau d'Archilore. Aussitôt, ils tombent à genoux. Quelqu'un emmène le conducteur se reposer, tandis que d'autres courent vers le château : un majestueux chambellan sort et, pressant le pas autant que le permet sa dignité, s'approche de Marf. Il la salue profondément par trois fois et l'invite à le suivre. Traversant un monumental hall d'entrée, et montant un solennel escalier, il la conduit à un appartement où l'attendent un bain et des soubrettes empressées. Après l'immobilité et l'inconfort du long voyage, Marf se plonge avec délice dans l'eau bouillante. Les soubrettes l'essuient et l'habillent d'une robe de cérémonie à courte traine et grand décolleté. Elles ouvrent des écrins pour qu'elle choisisse des bijoux, Marf refuse. Elle se préfère brute.

Le Chambellan revient la chercher et, par de longs couloirs ornés de tapisseries illustrant d'antiques légendes, la dirige vers une porte entièrement sculptée. Désignant le cordon à tirer, il salue et s'en va. Marf, curieuse, saisit le pompon. Les deux battants s'ouvrent : au fond d'un grand salon resplendissant de cristaux, une vieille et noble Dame est assise dans un grand fauteuil. A la surprise des valets, elle se lève pour accueillir Marfise à qui l'on avance un fauteuil identique :

— Bienvenue, Marfise. Mon fils, Archilore, m'a informé de l'éventualité de votre visite. De sa part, je vous ferai une prière.

Marf, impressionnée, ne sait que dire. La Dame la prend par la main et se dirige vers la grande cheminée à côté de laquelle une table ronde est dressée. Le repas est à la fois simple et délicieux. La Dame, soucieuse de mettre Marf à l'aise, raconte de vieilles légendes et parle de l'histoire du château.

Quand elles s'enfoncent dans une moelleuse bergère en face de la cheminée, la Dame, affectueuse, "supplie" Marfise de rester quelques jours et de consentir à poser pour le sculpteur qu'Archilore a appelé au château. Nonchalante, Marf acquiesce. La Dame se réjouit à mots couverts que Marfise ait rendu la vie à Archilore, son fils chéri et désespéré.

Marfise est escortée à ses appartements, les soubrettes la déshabillent et elle s'endort aussitôt. Au matin, elles apportent à déjeuner et la vêtent d'un déshabillé sur lequel elles posent une cape en fourrure. Le Chambellan la guide jusqu'à un atelier vitré où règne une vive lumière et où des poêles en porcelaine apportent une forte chaleur.

***

Le sculpteur apparaît, un homme robuste à la coiffure hirsute. Il salue profondément et, sans un mot, dévoile une copie de la statue cachée dans le palais du Waldemar. Respectueusement, il prie Marf de se dénuder et de prendre la pose, afin qu'il sculpte le groupe. Marf se souvient du désir d'Archilore d'inscrire dans le marbre les deux Marfise accolées. Ici, le secret sera gardé. Sans hésiter, elle quitte le déshabillé. Les yeux de l'homme s'écarquillent en constatant la similitude absolue des deux filles. Marf, d'un pas dansant, se dirige vers la statue familière. Elle a déjà joué avec elle au Palais. Elle fait plusieurs essais en gardant Marfise à sa droite, puis elle passe de l'autre côté et prend la position inverse, levant le bras gauche et, approchant son avant-bras de celui de Marfise,  sa main dressée semblant tenir la sienne. Elle tend le bras droit la main ouverte, et croise sa cuisse gauche sur la droite. Le sculpteur suggère le contraire : le groupe sera plus beau si les deux filles sont tournées l'une vers l'autre au lieu de s'opposer. Marf, la statue à sa gauche, penche la tête vers elle et tend son bras gauche, sa main rencontrant la droite de Marfise. Le sculpteur  dispose des appuis invisibles pour diminuer l'inconfort de la pose et, rapidement, saisissant son cahier de dessin, croque des esquisses. Au bout d'une heure, Marf, saisie par des crampes, doit abandonner. On la reconduit chez elle tandis que le sculpteur retravaille ses brouillons et commence à ébaucher le groupe en argile qui constituera son modèle.

Marfise, les muscles douloureux, se repose le reste de la matinée. On la sert dans son appartement, puis le Chambellan la prie de trouver agréable de se promener dans la forêt. Un petit cabriolet apparaît, on l'emmitoufle de fourrures, et la voiture, par une allée bien entretenue, la porte à un belvédère d'où la vue est immense.

Le soir, les soubrettes la vêtent d'une autre robe de cérémonie, sans traîne et décolletée dans le dos. Marfise rejoint la Dame qui la remercie de sa complaisance. Le sculpteur lui a parlé, si commotionné qu'il croyait à de la sorcellerie. Il a montré ses esquisses. La Dame murmure à Marfise qu'elle aimerait voir de ses yeux la ressemblance. L'autorise-t-elle à assister à la séance de pose de demain ? Marf accepte volontiers.

Le lendemain, quand Marf est en position, la porte de l'atelier s'ouvre et la Dame apparaît. Le sculpteur traine un fauteuil pour qu'elle s'installe commodément. La Dame, à son tour, n'est pas loin de penser à un phénomène magique : les deux filles sont identiques ; la même en deux exemplaires. La Dame ne dit pas un mot et se retire en saluant Marf. L'artiste multiplie les croquis.

Quand Marf est fatiguée, elle essaie un face à face : collant ses seins et son ventre à ceux, glacés, de la statue, elle penche la tête à droite, elle lève le bras droit et sa main saisit la main gauche de Marfise, tandis que son bras gauche est tendu vers elle ; elle colle sa jambe gauche contre celle de la statue et croise derrière sa jambe droite. Le sculpteur frénétique, multiplie les croquis de leur dos et leurs fesses symétriques, du X de leurs jambes croisées et du visage de l'une accolé à la nuque de l'autre.

Le soir, la Dame parle de "Marfise". Outre les légendes, elle connaît de nombreux évènements auxquels sa propre mère a assisté ou qu'on lui a narrés. La "fille-univers" a ruiné le Culte de la Terre, vaincu les moines-guerriers, dirigé Waldemar pour unir les Planètes et, s'effaçant quand il le fallait, l'a laissé à une autre, afin qu'il apprenne de lui-même à gouverner. Ensuite, dit la légende, elle l'a retrouvé. D'où la statue dans le Palais, la statue fatale qui a rendu fou Archilore, jusqu'à ce qu'un miracle l'incarne en la Marfise que la Dame a en face d'elle. Presque timide, elle demande : "vous êtes une autre, n'est-ce pas ?" Marf devine que, malgré sa sagesse, la Dame craint un fantôme. "Je suis réelle" dit-elle et, se piquant le doigt avec sa fourchette, une goutte de sang perle, convaincante.

Après une dernière séance de pose, Marf prend congé de la Dame qui, la saisissant dans ses bras, la baise sur le front.

Au petit jour, Marf, escortée du Chambellan, retrouve le véhicule sur l'esplanade. Le conducteur est déjà aux commandes. Il la salue, à la fois respectueux et jovial : on l'a si bien traité (bonne chère et accortes fillettes) qu'il lui rend grâces. Le véhicule décolle et, après un long voyage, se pose à côté du siège des Marchands.

Marf aimerait passer sa vie sur Echigo dont l'archaïsme et les beautés la charment. Mais, puisqu'elle est Marfise, les rêveries ne lui suffisent pas. Elle a désormais les moyens de prouver que quelque chose déraille sur la Lune et, sans doute, de le redresser. Et puis Archilore l'attend, auquel elle pense avec une douceur renouvelée par son séjour au Château, Archilore, le Waldemar des Planètes, aussi puissant que faible.

Marf retrouve Xarette dans sa tour et passe la journée avec elle. Au soir, elle lui dit au revoir et court avidement à la Taverne de la Fille. Cette planète la fera mourir de frustration ! Le solide sculpteur lui a fait envie, le temps manquait et l'endroit ne s'y prêtait pas. Dudon l'aperçoit et la rejoint, elle le possède avec une telle fougue que, parvenant à peine à respirer, il traite la "p'tite dame" de diablesse. Alors Marf se fait tendre et, s'agrippant aux épaules musclées de l'homme, l'attire irrésistiblement. Au matin, après une sommaire toilette, elle se frotte à lui et le mordille.

Le conducteur a parlé du Château aux Marchands qui accueillent Marf avec la plus grande révérence. Elle prend congé solennellement. La fusée décolle et la ramène sur Souabe.


2. Méta     Livre 2. Métamophose

1. La thèse

Dans la fusée, Marf somnole à demi, insensible aux regards. Comme toujours maintenant, Marfise, à l'arrière-plan, vit en elle. Les pensées de Marf se concentrent sur la Marfise historique et leur pointe aiguë désigne ce problème de l'Histoire de la Lune : le grand exil du début des années 2330 et son oblitération.

Le séjour de Marf sur Echigo a été si intense que Souabe lui paraît irréelle, sauf Archilore le rêveur. Où va-t-elle aller ? chez Héloïse ? chez Hermin ? Que va-t-elle faire ?

Encore hésitante, elle sort de l'astroport. Une ombre l'attend et lui montre discrètement une bague. Soulagée, Marf la suit dans un véhicule qui se pose sur un toit du Palais et disparaît. Archilore surgit et la prend dans ses bras. Marf devient Marfise et l'aime avec passion au milieu des fleurs. Archilore a reçu des reproductions des esquisses du sculpteur. Il la remercie d'avoir consenti. Son cadeau l'émerveille. "Laquelle des deux aimes-tu le plus ?", le taquine Marf. Il répond, sérieux : "vous êtes la même". Marf lui parle du Château et de la Dame. Il s'attendrit puis, sursautant, gémit qu'il doit déjà s'en aller. Il passe à son doigt une bague gravée : elle lui permettra d'accéder au Waldemar en toutes circonstances. Il s'enfuit.

L'ombre revient et Marf se rend chez Hermin. Une jolie fille nue se prélasse dans son lit, les jambes encore ouvertes. Souriant, elle l'avise que Hermin vient de sortir.

Marf rejoint la maison d'Héloïse qui, se défaisant du garçon auquel elle est enchevêtrée (il s'en plaint), court vers elle, les bras ouverts. "Tu as changé, dit-elle, raconte".

— Plus tard, j'ai fait tant de choses.

Héloïse la déshabille, l'installe dans le bassin, puis retourne finir son homme. Elle revient et se couche à côté de Marf qui chante les louanges d'Echigo : "c'est là que je voudrais vivre". Héloïse approuve. Elle aussi rêve à l'Océan. Elle s'étonne que Marf évoque (en termes vagues) un château mystérieux dans les montagnes.

— As-tu trouvé tes archives ?

Marf narre le voyage en camion, le fouillis de la tour et la chance qu'elle a eue. Elle dispose maintenant de quelques documents et ses idées prennent forme.

— Tant mieux, commente Héloïse. Tu dois boucler ta thèse au plus vite, Grandin t'expliquera.

Malgré les questions pressantes de Marf, Héloïse refuse d'en dire davantage. Consciemment ou non, elle change de conversation et parle des transformations du Waldemar. Nul ne le reconnaît plus. Il agit avec énergie et prend des initiatives pour améliorer l'intégration des Planètes. Même sa façon de marcher s'est transformée.

***

Marf va trouver Grandin à l'université. Au passage, elle croise Hermin. Après une accolade appuyée et complice, elle le remercie encore d'avoir localisé le dépôt des archives de la Ligue et obtenu les autorisations. Elle regrette son départ précipité, Hermin aussi, ils se reverront, la fille qu'il a chez lui ne la vaut pas.

Grandin la complimente : Echigo l'a embellie. Elle parle du château suspendu et lui reproche, en plaisantant, de ne pas l'avoir prévenue du caractère cérémonieux des habitants. Elle lui raconte la fuite du beau berger bouclé : "et moi, je restai là, la bouche ouverte, regardant fuir ma nourriture !". Grandin rit, lui promet que, sur Souabe, nul ne la laissera  affamée et suggère un rendez-vous.

Après ces préliminaires, Grandin redevient sérieux. Cornille paraît sortir de sa longue léthargie : il a demandé à Grandin de donner à Marf un poste à l'université de Souabe puisqu'elle n'a aucune chance sur la Lune. Grandin a pris contact avec le Président : heureuse coïncidence, il venait d'apprendre que les services du Waldemar attribuent un crédit spécial à l'université pour créer une chaire d'anthropologie lunaire. Marf sera recrutée comme Professeur extraordinaire, dispensera un cours et mettra en place la chaire.

Marf respire plus vite et Grandin voit ses seins se soulever. Les couloirs souterrains de la Lune l'ont toujours déprimée et, maintenant qu'elle a vécu "dehors", son retour serait un emprisonnement. Se pourrait-il qu'Archilore...? ainsi, elle restera à proximité de lui.

— Toutefois, ajoute Grandin, il y a une condition.

Marf soupire, il y a toujours une condition...

En effet, elle doit d'abord obtenir son doctorat sur la Lune. Cela lui donnera le titre et la légitimité nécessaires.

Marf s'insurge: tous les profs veulent sa peau, à commencer par le Doyen. Ecrire son texte, elle le peut. Jamais la Lune ne validera sa thèse : "je ne serai même pas autorisée à la soutenir. Ce n'est pas ce pauvre Cornille qui me sauvera". Ne pourrait-elle pas obtenir son diplôme à l'université de Souabe ?

Non, d'une part cela ne lui apporterait aucun prestige ; d'autre part les difficultés administratives seraient insurmontables : il faudrait que la Lune demande à  Souabe le transfert du dossier de Marf et la reconnaissance de ses acquis, ce qui suppose qu'elle veuille du bien à Marf. On en revient au problème précédent.

Grandin, lui aussi, a tout de suite pensé aux difficultés : les profs de la Lune n'ont pas digéré la manière dont Marf a obtenu sa bourse et condamnent à la fois sa personne, son directeur de thèse et son objet d'étude. Il l'a rappelé à Cornille qui a répondu de manière étrangement résolue.

— Il dit que c'est un défi et pense que tu es fille à le relever. A partir du moment où ta thèse respectera les normes scientifiques, le jury, à contrecœur, sera obligé de l'accepter. En même temps, c'est une manière de se débarrasser de toi puisque tu quitteras la Lune aussitôt ton diplôme en poche.

Marf ne résiste pas au mot "défi", elle a hâte de confectionner la bombe qu'elle rapportera sur la Lune, même si les pompiers sont déjà prêts à empêcher l'explosion. Cornille ne la pousserait pas au suicide, il doit avoir des atouts cachés. Ce sera un combat.

Avant de plonger dans le travail, Marf multiplie les rendez-vous avec Hermin et Grandin, rencontres d'autant plus agréables que son séjour sur Echigo l'a contrainte à l'abstinence, l'épisodique Dudon mis à part.

Marf s'installe dans le bureau que l'Université de Souabe lui affecte. Elle va réaliser la première étude d'anthropologie lunaire, posant les bases de sa future chaire. Marf prend pour objet le grand exil des années 2330. Aidée par les archivistes, elle établit la liste des quarante mille lunaires arrivés sur Souabe, avec la date et le numéro de la fusée. Elle envoie les noms à Cornille. Il faut qu'il interroge les machines et obtienne la date d'émigration de chacun, un travail aussi énorme que décisif. En attendant la réponse, elle réétudie le Journal d'Avoye et les notes trouvées dans la "Chambre de Marfise".

Cornille réagit étonnamment vite (comment s'est-il débrouillé ?). Marf n'est pas surprise : les machines ont dûment enregistré les départs mais en diluent les dates, les étalant entre 2020 et 2045. Quarante mille migrants en vingt-cinq ans, ça fait une moyenne annuelle de mille six cents, pas très loin de la valeur séculaire. Ainsi les machines transforment un phénomène massif inexplicable en une succession de cas individuels.

Marf établit une base de données, juxtaposant les dates de départ (falsifiées) et d'arrivée (attestées). Le Journal d'Avoye lui suggère l'explication du caractère massif des départs : une intoxication psychique provoquée par les deux "Beautés" (dans un but indéterminé).

Après trois mois de travail continu pendant lesquels Marf ne sort de son bureau que pour de brèves et clandestines rencontres avec Archilore, elle a terminé. Sa dissertation contient en annexe la base de données intégrale. Le hiatus qu'elle met en évidence est inacceptable pour l'Université (et pour la Lune en général).

Epuisée, Marf s'effondre sur sa table de travail où Grandin la ramasse. Amaigrie, elle semble l'ombre d'elle-même. Ce n'est pas le moment de la confronter à la statue de Marfise !

***

Grandin fait transporter Marf chez Héloïse qui, épouvantée par son apparence, s'occupe d'elle. Marf est tellement fatiguée que le beau garçon qu'on met dans son lit la laisse indifférente. Pourtant, ses trois mois de quasi chasteté devraient lui peser.

Marf n'a qu'une idée : partir sur la Lune et faire exploser sa thèse. Grandin l'a lue et relue. Il devine les pièges que Marf devra éviter. Pour le moment, elle n'est pas en état,. Elle a exagéré, et dépassé ses limites de résistance. On la nourrit, on l'amuse, elle refait lentement surface.

Un jour, une ombre se présente chez Héloïse qui se détourne pour l'ignorer. L'ombre, s'inclinant respectueusement devant Marf, sort de sa besace un paquet rectangulaire et, défaisant l'emballage, dévoile une boite en bois précieux, montre le secret de son ouverture et disparait. Marf se retire dans sa chambre et, avec des gestes maladroits et hésitants, extrait une terre cuite d'une trentaine de centimètres de haut, un modèle réduit du groupe des deux Marfise. Le sculpteur aura terminé son travail et Archilore le lui envoie. Se contemplant, les contemplant, Marf sent l'énergie lui revenir, comme si l'indomptable Marfise s'emparait d'elle. Caressant les deux splendides filles, Marf prend conscience de son état misérable. Elle referme la boite, sort dans le jardin et rugit, encore faiblement : "je veux aller à la chasse !"

Héloïse qui s'inquiétait de la lenteur de sa guérison est surprise et réconfortée par sa renaissance. Il faut d'abord que Marf reprenne des forces.

— Non, s'écrie-t-elle, la chasse m'en donnera.

Déjà, elle se redresse, ses yeux flamboient, on dirait que ses formes se remplissent.

L'expédition est rapidement organisée, malgré les réticences ce Grandin. Ils partent. L'air de la forêt, l'appel du danger, les cris des animaux, les feux de camp et la nourriture abondante, remettent Marf d'aplomb en quelques jours. Elle retrouve son appétit, tellement d'appétit qu'elle ne laisse tranquille aucun des hommes C'est le tour d'Héloïse de subir une abstinence involontaire. Elle se résigne à souffrir pour Marf. Celle-ci, reconnaissante, la câline et demande pardon : "j'en ai tellement besoin...". Héloïse se rabat sur le trop jeune page qui la suit pour porter son nécessaire de toilette, un substitut insatisfaisant pour elle mais exaltant pour lui.

Trois semaines plus tard quand ils reviennent, Marf est redevenue elle-même. A leur retour, l'ombre accourt. Archilore la conduit dans la Chambre de Marfise : reprenant la douloureuse pose, Marf interroge le miroir et constate qu'elle a retrouvé son identité. Archilore ouvre un placard caché et lui montre une copie du groupe en grandeur réelle. L'original est resté au Château. Il la prend dans ses bras et, la portant sur le lit de Marfise, l'aime avec sa délicatesse précautionneuse habituelle. Marf se laisse aller, heureuse. "Je vais partir", dit-elle. "Tu reviendras", dit-il.

***

Dans la fusée, Marf se remémore les paramètres de la vie de la Cité. Comment supportera-t-elle cela ? Elle a hâte de voir Cornille, de discuter de sa thèse et d'établir un plan d'action.

A l'arrivée, les machines la reconnaissent. Elle passe les examens habituels et, alors qu'elle se dirige vers le sas de sortie, un dispositif l'isole des autres passagers et la conduit dans une cabine pour un "examen complémentaire". On lui pose un casque sur la tête. Inquiète et curieuse, elle attend. Une profonde paix l'envahit et elle croit entendre une voix dire "bienvenue Marfise". Au bout d'un moment, on la libère.

Pendant son absence, son logement a été réaffecté. Les machines lui en attribuent un autre. Marf, bizarrement calme, a l'impression de marcher sur un nuage ou d'en être un. Elle appréhendait de se sentir enfermée, de ne plus voir le ciel, de s'immerger dans un sous-marin, mais non, elle ne souffre pas.

Se rendant à son logement, Marf remarque l'étonnement et la réprobation qu'elle suscite. Elle a gardé la jupe très courte qu'elle portait sur Souabe, dont les virevoltes dévoilent ses fesses qu'une culotte minimaliste ne cache pas. Regardant les filles aux longues jupes, Marf se souvient difficilement des habitudes locales. Il faudra qu'elle s'y fasse. Les garçons, quoique choqués, sont affriolés par la fille sauvage, terriblement excitante. Ils lui prennent la main, la caressent sans l'émouvoir : ils semblent pâles et fantomatiques.

Marf s'en débarrasse et observe soigneusement autour d'elle, notant ce qu'elle doit réapprendre : l'habillement, la démarche, le comportement... tout est tellement plus simple sur les Planètes. Tant qu'elle est sous le choc, elle rédigera un petit vade me cum pour son prochain retour. Elle a tout oublié si vite.

Arrivée à son logement, elle s'habille de façon plus conforme et se précipite au bureau de Cornille. Elle se souvient du labyrinthe qui y conduit. Arrivée au but, elle pousse joyeusement la porte grise. Déception : la petite pièce est inoccupée et vide. Qu'est devenu Cornille ? Marf s'adresse aux machines qui la dirigent. Elle quitte la zone déserte au bout de laquelle était naguère exilé Cornille et rejoint les grands couloirs animés. Là, se trouve le nouveau bureau de Cornille, les bureaux plutôt, car il est entouré d'assistants empressés et de secrétaires qui tortillent des hanches en froufroutant leurs robes. Marf pensait le retrouver dans l'abandon où elle l'avait laissé.

Cornille l'accueille avec joie, une lueur malicieuse dans le regard. Il prévient ses gens de ne pas le déranger et de bloquer les communications. Il fait assoir Marf à côté de lui sur un canapé moelleux. Admirant ses formes, il se réjouit que Souabe lui ait profité et regrette que les difficultés et le coût des communications les ait empêchés de rester davantage en contact. Il est pressé de parler de sa thèse, mais Marf l'interrompt et l'interroge sur sa transformation.

Cornille semble rajeuni. Il s'était résigné à sa mise à l'écart, satisfait de conserver un statut et un bureau, même minable, où se livrer à ses travaux de mathématiques sociales. La thèse de Marf et les difficultés rencontrées l'ont éveillé de son long sommeil. Il s'est rappelé ses droits, les a revendiqués, est entré en conflit avec le doyen, a réclamé l'arbitrage du Président et, bizarrement, tous les obstacles se sont aplanis et il a retrouvé sa place. Il assure un cours et dirige plusieurs thèses. Sa nouvelle position facilitera les choses à Marf.

Il a étudié son texte. Cette révélation majeure confirme son intuition : les machines mentent ou plutôt, se corrige-t-il, les machines adaptent le passé pour le rendre conforme au présent. Baissant la voix, il confie que cette vérité inacceptable doit être "habillée".

Tout en gardant le même contenu, Marf adoptera un autre angle : elle fera de son cas anthropologique l'illustration d'une question épistémologique. Elle cachera sa certitude en affectant la naïveté : au lieu de donner une leçon à la communauté scientifique, elle demandera son aide pour résoudre un problème qui la dépasse. Les données de la machine et les archives des fusées sont également vraies, et ne coïncident pas. Comment les réconcilier ? Marf choisira un autre titre : De la concordance de sources discordantes également fiables. En opérant ainsi, Marf choquera moins et, puisque sa méthodologie est inattaquable, elle devrait obtenir son diplôme. Cornille conclut :

— Bien sûr, ça n'améliorera pas votre réputation ici ! le Doyen veut votre "charmante peau" comme descente de lit. Outre sa mésaventure avec vous, votre intérêt pour les Planètes le révulse et il ne supporte pas que je sois sorti de mon placard. Mais, votre réputation n'importe pas : puisque vous avez un poste à l'Université de Souabe, il suffit de réussir.

Marf, se félicitant de la résurrection de Cornille, voit l'avantage de la solution qu'il propose. En quelques jours, elle rhabillera sa dissertation. En attendant, elle meurt d'envie de discuter de la vraie question : pourquoi les machines se comportent-elles ainsi ?

Cornille renvoie la discussion à plus tard. "Dépêchez-vous ! Il n'y a pas une seconde à perdre, le Doyen a déjà lancé une procédure pour vous exclure de la Faculté".

2. Scandale

Marf, poursuivie par Alastor, son premier préférant, le remercie vivement d'avoir, jadis, déniché le Prof. Cornille. Elle arrête les poèmes énamourés qui débordent de ses lèvres : pour l'instant, elle se consacre à sa thèse et ne veut voir personne. Se demandant comment se débarrasser de ces absurdités lunaires, elle s'enferme chez elle, donnant aux machines la consigne de bloquer les appels et d'empêcher les contacts.

Elle révise sa thèse. L'introduction et à la conclusion adoptent un tour dubitatif et interrogateur, encadrant et édulcorant le corps de la dissertation : le fait dérangeant n'est pas mis en évidence et si, comme souvent, le jury se contente de survoler le début et la fin, elle s'en sortira.

La session semestrielle de soutenance approchant, Cornille soumet la thèse au Comité d'évaluation qui ne se laisse pas duper et, influencé par le Doyen toujours furieux, refuse "ce tissu d'inepties".

Cornille avait prévu cette décision qu'il conteste devant l'organe compétent de l'Université : le Comité ayant négligé d'argumenter son refus, sa décision est annulée et la soutenance autorisée.

Le Comité fait appel à son tour et saisit le Président : cette thèse, basée sur des sources incertaines, incrimine les machines et les accuse de mentir aux lunaires ; or machina non posset errare in qualibet sua operatione est le postulat de base de la survie ; donc la thèse est à rejeter, et son auteur à exclure de l'Université (prudemment le Comité évite d'incriminer Cornille).

Cornille contre-argumente, dénonce des motivations personnelles suspectes, et suggère au Président embarrassé que, puisque la machine est en cause, il demande son avis.

Le Président qui a parcouru la thèse et l'a trouvée presque blasphématoire, la transmet aux machines, persuadé qu'elles la condamneront. Au contraire, celles-ci répondent aussitôt nihil obstat : rien ne s'oppose à la soutenance. Le Comité faisant la même demande, reçoit la même réponse.

Le Président, avec regret, autorise la soutenance. Le Comité se plie mais impose le huis-clos en raison du caractère scandaleux de la thèse : un alinéa d'un article oublié du Règlement, visant des perversions sexuelles ou morales, autorise cette exception.  Normalement, les soutenances se tiennent sur la place publique et constituent une attraction appréciée. Beaucoup de lunaires y assistent, moins pour le contenu, toujours spécialisé, que pour le spectacle et les joutes oratoires. La session finie, les spectateurs votent pour désigner leur élu qui reçoit un prix. Puis, un grand bal est organisé.

Le Comité est surpris que Cornille, sans sourciller, accepte le huis-clos. Pendant que les candidats défendent leurs travaux aussi brillamment que possible devant une nombreuse assistance, le jury de Marf se réunit dans une salle éloignée, au dixième sous-sol. Marf est introduite, la porte fermée à clef et un brouillage enclenché. A part Cornille, les jurés sont hostiles. Evitant avec soin tout dérapage qui entacherait la délibération, ils concentrent leurs efforts à démolir les preuves de Marf. Qu'oppose-t-elle aux enregistrements incontestables de la machine ? les données comptables d'une société commerciale inconnue, située dans un autre monde. Sans mettre en cause ouvertement la bonne foi de Marf on suggère qu'elle a été abusée : des registres tenus sans soin ni méthode scientifique ont aggloméré sur quelques années des arrivées dispersées sur des décennies. "Qui prouve vos preuves ?".

Marfise a anticipé l'objection, et fait authentifier et certifier les données de la Ligue par les autorités de l'université de Souabe. Le jury, exaspéré, ricane : l'université d'une planète sauvage ! qu'est-ce que ça pèse contre les machines ? Savent-ils lire et écrire seulement ?

Cornille jubile, sachant que tous les propos sont automatiquement enregistrés par les machines pour établir le procès-verbal. D'une voix douce, il rappelle que, si l'Université est la mère des universités planétaires, elle ne renie pas ses enfants :

— Nous validons leurs diplômes, acceptons leurs étudiants et invitons parfois leurs professeurs. Notre Président est garant de l'unité familiale de toutes les universités de l'Humanité. Attaquer grossièrement celle de Souabe désavoue des siècles de coopération amicale.

Les ennemis de Marf grommellent. Leur dérapage donne à Cornille le moyen de récuser le jury et d'annuler sa délibération.

Marf reprend l'offensive et, simulant la naïveté, fait part de son "désarroi" lorsque, compulsant "par hasard" les registres, ils lui montrèrent une vague d'émigration massive dans les années 2330. Elle a documenté le fait. Tel est l'objet de sa thèse. Il reviendra au débat scientifique de formuler des hypothèses et de rétablir la concordance entre les sources.

Le jury, implicitement menacé de déshonneur par Cornille, essaie encore de contester la méthodologie. Marf se défend avec énergie. Sa base de données respecte les standards et les contrôles ont été vérifiés.

Cornille propose alors que la thèse soit acceptée et Marfise déclarée docteur. Le jury capitule et, pour se venger, ne décerne aucune mention.

La salle déverrouillée, ils la quittent, furieux, sans saluer l'impétrante ni son directeur. Marf, les nerfs en pelote, fond en larmes. Cornille éclate de rire et la tapote affectueusement pour qu'elle reprenne ses esprits. Exceptionnellement, il la tutoie :

— Tu vas voir : c'est maintenant que ça commence.

***

La session publique de soutenances terminée, l'élu désigné et le bal dansé, les machines publient les résultats. Tout est transparent sur la Lune. "Quelqu'un" (un assistant de Cornille) attire l'attention de la Cité sur une bizarrerie : cent vingt et une thèses ont été soutenues devant le public et cent vingt-deux grades de docteur décernés.

Le public, toujours curieux, découvre qu'une certaine Marfise a été promue "docteur en anthropologie" sans avoir soutenu sa thèse. On suppute un acte de favoritisme scandaleux : le titre a été octroyé en cadeau à une fille complaisante. Cette faveur dévalorise tous les diplômes passés, présents et futurs. La réputation notoire du Doyen d'Anthropo provoque un contre-sens : il aura honteusement favorisé une chérie. Des pétitions circulent contre lui qui, aux abois, appelle le Président au secours.

Une déclaration officielle du Président annonce que la thèse en question a été effectivement soutenue quoique non publiquement, le huis-clos ayant été requis par le Comité des thèses de la Faculté, sur la base de l'art. 246-H du Règlement.

Au lieu de mettre fin au scandale, la déclaration le renforce : une soutenance à huis-clos ! cela ne s'est jamais vu ! Tout est transparent : que veut-on cacher ?

On réclame la publication du procès-verbal. La Faculté s'y oppose : le huis-clos implique le secret.

Toutes les Facultés, tous les étudiants, une bonne partie des lunaires, s'émeuvent et réclament une enquête. Comme les machines mettent à disposition tous les documents relatifs aux soutenances, elles sont assaillies de demandes. En consultant les échanges entre la Faculté et le Président, le public apprend que le Comité a d'abord refusé l'autorisation de soutenance ; que le Président, après consultation de la Machine, l'a autorisée ; que le Comité, mesquinement, a imposé le huis clos ; et que le jury a validé la thèse avec la même antipathie, sans décerner la moindre mention.

Un nouveau tableau prend forme. Cette Marfise n'est pas la favorite abusive qu'on dénonçait, mais la victime de vengeances suspectes. Sans doute, aura-t-elle refusé ses faveurs au lubrique Doyen... A ce point, une fuite révèle la "Déclaration de Grief" jadis formulée par Marfise, et ultérieurement classée sans suite.

L'Université entre en ébullition, exige la démission du Doyen, la punition du Comité et un nouveau jury pour la thèse de cette Marfise maltraitée.

Cette juste revendication est irrecevable : Non bis in idem. On peut regretter la décision du jury, non modifier une soutenance légalement valide.

Tout le monde s'étonne que l'intéressée se dérobe. Les tentatives de la joindre n'aboutissent pas. On ne sait même pas où elle est, quoique les habitants de la Cité soient tracés en permanence par les machines. On leur demande de localiser Marfise : donnée non disponible. Interprétant libéralement sa demande de protection, les machines brouillent ses traces.

Ce secret excite encore l'opinion. On se renseigne et tout arrive sur la place publique : la demande de bourse refusée, l'appel du Professeur Cornille, le départ de la fille sur les Planètes, son retour avec sa thèse.

Pendant ce temps, Marf se cache chez Alastor. Alors que, d'un ton pathétique, il déclamait un long poème à la gloire de ses merveilleux cheveux, elle l'a interrompu. Elle ne veut pas de ça, c'est fini. Ou bien, il se comporte en garçon, ou bien il ne la verra plus. Alastor, choqué et craintif, saisi et déshabillé par Marf, honteux, ne résiste pas à son contact physique. Quand Marf le colle à elle, il oublie qu'il est son humble préférant et elle, sa préférée intouchable. L'affaire conclue à leur satisfaction réciproque, Alastor se désole de sa déchéance. Marf le brutalise : "si tu comptes mon corps pour rien, je t'arrache les yeux, les oreilles et le reste". Confus, il avoue qu'elle est divine et que, s'il se lamente, c'est d'avoir envie de recommencer et de "trahir sa foi". Recommençons ! s'exclame Marf. Trahissons ! Ainsi occupent-ils agréablement les jours et les nuits tandis que toute la Cité cherche et réclame Marfise.

Marf profite de son loisir pour procéder à quelques recherches. Pensant aux travaux de Hermin, elle s'enquiert de la production des mines : le chiffre public est 150 000 tonnes par an. "Tout est transparent". Mais ses requêtes sur le montant et le détail des exportations et des importations reçoivent en réponse un laconique balance du commerce équilibréé.

Marf, se souvenant de l'insignifiance des informations que Cornille avait trouvées sur Marfise, consulte son dossier. La page à laquelle elle accède est la même que celle qu'a vue Cornille mais, curieusement, comporte de nombreux renvois additionnels : CF. alcine, brandimart, damienne (amienne), griffon, locrin, lucette, oldenbarnevelt, taverne interdite... Marf suit ces pistes et, quoique les dossiers soient lacunaires (encore de la dissimulation !), elle devine l'importance de Brandimart pour Marfise.

Brandimart n'a pas émigré et, surprise !, a fini ses jours comme Doyen de la Faculté d'Anthropo. Plongeant dans les archives de la Faculté, Marf lit les thèses de Brandimart et Marfise. Rien d'intéressant, sauf une chose troublante : elles ont le même objet, traité sous un angle différent. Ensuite, Marfise n'a plus rien publié, et Brandimart a produit de nombreux articles consacrés à l'anthropologie terrienne. Les parcourant, Marf note certaines tournures syntaxiques, certains tics sémantiques, qui évoquent quelque chose dans son esprit. Ah ! elle les a rencontrés dans ce manuscrit conservé dans la Chambre de Marfise : Brandimart en est donc l'auteur et Marfise l'annotatrice, ce qui renforce l'intérêt du document. Marf le réétudiera en revenant.

Y repensant, Marf se souvient de l'augmentation de la population qui a compensé les départs. Elle demande aux machines la série chronologique des statistiques démographiques. La réponse est étrange : renouvelez votre demande ultérieurement.

Enfin, à temps perdu, Marf écrit pour elle-même le vade me cum qui lui a manqué en arrivant, tant elle avait oublié de détails. Elle décrit consciencieusement l'habillement, les préférants, l'utilisation des machines, etc. etc.

***

De leur côté, les autorités de l'Université, ne sachant plus que faire, demandent conseil à Cornille. Le public réclame le PV. C'est impossible : il faudrait annuler la décision de huis-clos qui, quoique suspecte, est légale. Cornille suggère que Marfise rédige un résumé et le divulgue. Le Président hésite : cette fille compromet la réputation d'infaillibilité des machines. Il leur soumet la proposition. Elles acceptent.

Cornille est le seul à savoir comment joindre Marf. Il l'informe et lui prescrit d'être brève et prudente. Marf, écartant Alastor, à présent insatiable, se met au travail.

D'un côté, les données lunaires d'émigration ; de l'autre, celles des fusées, certifiées par les autorités de l'université de Souabe. Dans les années 2330, les lunaires, fuyant massivement la Cité, l'ont presque vidée. Cette crise a disparu de nos archives. Marf, sans incriminer les machines, constate que les lunaires ne connaissent pas leur propre passé. Combien d'autres crises oubliées la Cité a-t-elle rencontré au cours des siècles ?

Le texte fait une page. Marf l'envoie à Cornille qui le valide et l'adresse aux machines pour publication. Elles s'exécutent immédiatement, plongeant la Cité dans la perplexité. La plupart des lunaires, admettant le fait établi par cette Marfise, ne comprennent pas son oblitération ou, comme disent certains, son "annulation". Assaillies de questions, les machines répondent curieusement question inexistante. Des exégètes commentent : on attendrait plutôt "réponse inexistante" ; les machines semblent signifier que toute interrogation est vaine.

Dans la partie pensante de la Cité, deux opinions apparaissent. La première se veut l'interprète de la philosophie des machines : seul le Présent importe, le Passé est indifférent. Pour la seconde, au contraire, l'altération du Passé perturbe le Présent.

Marf reste tapie, toujours bizarrement protégée par les machines : Alastor est un amant tout à fait convenable, maintenant que son inhibition l'a quitté.

Devant le débat naissant, Marf décide de l'alimenter en diffusant en parallèle les deux versions du Journal d'Avoye, l'originale et celle que les machines ont édulcorée. Seulement, si elle le fait dans le réseau, l'émission ne garantit pas une réception fidèle : les machines peuvent réécrire leur Journal d'Avoye ou travestir le vrai. Le seul medium infalsifiable, c'est celui des Planètes : le livre-papier. Marf envoie un message à Grandin pour qu'il fasse imprimer mille exemplaires et les lui adresse par la prochaine fusée.

***

En attendant, elle débat avec Cornille : pourquoi les machines agissent-elles ainsi ? Pour Cornille, la Cité étant statique, elle n'a pas d'Histoire.

— Note bien (il continue à la tutoyer), si nous ne connaissons pas les crises, c'est parce qu'elles ont été résolues. Quand 90% des lunaires quittent la Cité, cela devrait la tuer. La Cité a survécu, elle survivra. Une fois les crises surmontées, la machine recrée l'image d'une société statique.

— Il existerait entre la Cité et les lunaires une dialectique que nous ne comprenons pas ? Les machines nous trompent sans nous tromper ?

— Elles seules le savent, soupire Cornille. Tu devrais en discuter avec le chef des Ingénieurs, c'est lui qui connaît le mieux les machines.

Marf n'a jamais fréquenté les ingénieurs. Leur chef la reçoit volontiers. Comme toujours, on l'appelle "l'Ingé". Grand et débonnaire, il s'exclame "que me vaut la visite de la fille-fantôme ?". Tout le monde la cherche dans la Cité et, impossiblement, les machines ne la localisent pas.

— Justement, sourit Marfise. Je voudrais parler des machines. Vous qui savez tout d'elles, comprenez-vous qu'elles modifient l'écriture du passé et donc le passé lui-même ?

L'Ingé soupire. Il est loin de "tout savoir". Il n'a accès qu'à certaines couches logicielles et la programmation fondamentale de la machine lui échappe.

Marf évoque la dialectique entre la Cité et les lunaires. L'Ingé approuve : les machines s'occupent de la Cité ; dans une certaine mesure, elles sont la Cité. Imaginez un véhicule dont les passagers se battent et que, indépendamment, le pilote conduit à sa destination. Les passagers suivants ne sauront rien de la dispute et ne s'en soucieront pas.

— Mais, dit Marf, c'est le contraire : la Cité ne va nulle part, elle n'évolue pas. Ce sont les Humains qui évoluent.

— Voulez-vous poser vos questions directement à la Machine ? Peut-être vous répondra-t-elle.

Marf refuse, effrayée. Elle ne comprend pas la neutralité ou l'indifférence des machines à son égard, et moins encore leur complaisance : arbitrages en sa faveur, brouillage de sa localisation, fuite de la Déclaration de Grief... Plus tard, quand Marf en saura davantage elle osera le contact.

Elle dit à l'Ingé qu'elle reviendra à son prochain passage. La parcourant d'un regard appréciateur, il lui propose de se revoir avant, ce soir par exemple. Marf décline aimablement la proposition et se retire.

***

Grandin s'est démené et, rapidement, les machines avisent Marf qu'un gros colis attend ses instructions. Jusqu'où ira leur bénignité ? Savent-elles de quoi il s'agit ? Empêcheront-elles Marf de distribuer les exemplaires ?

Marf retient le Forum, la place centrale où se rassemblent les lunaires. Les machines acceptent et transmettent son invitation.

Les lunaires, ébahis, apprennent que la mystérieuse Marfise va se montrer et parler. Ils demandent des codes d'accès au Forum et les obtiennent sans difficultés.

L'affaire a tellement agité la Cité que des milliers de lunaires se pressent devant l'estrade. Marf, sobrement vêtue, ne veut être qu'une voix. Impossible de plaire aux garçons sans susciter la jalousie des filles. Elle a noué ses cheveux avec une grosse tresse qui, revenant sur son front, se termine en frange. Elle porte un tour de cou en dentelles. Sa robe, lacée dans le dos, découvre à peine les épaules, se resserre à la taille et s'évase en une ample jupe longue que soutient une légère crinoline. Les manches bouffantes s'arrêtent au coude.

Marf, souriante et lumineuse, expose l'énigme à laquelle est consacrée sa thèse. Assaillie de questions sur les complications qui ont marqué sa soutenance, elle les ignore et poursuit :

— Une lunaire de ce temps a écrit son journal intime, demandez-le aux machines, vous ne trouverez aucune allusion à la crise. Par chance, elle avait envoyé une copie de son texte à une amie partie sur les Planètes : la crise est décrite, telle que l'a vécue l'une d'entre nous. Lisez les deux exemplaires et comparez.

— Comment ? comment ? demande la foule, appâtée.

Marf continue, s'attendant à tout instant à être interrompue par les machines, plongée dans le noir ou en panne de sonorisation.

— Nous, nous n'avons pas de source indépendante de la machine, nous ne savons pas ce qui est vrai. Sur les Planètes, ils emploient des procédés primitifs qui ont l'avantage de produire des textes inaltérables. (Elle essaie d'expliquer ce qu'est un "livre". Le public perd le fil. Elle en montre un et, fidèlement, les écrans géants diffusent l'image. Elle l'ouvre, tourne les pages, fait voir les caractères imprimés).

— Je vais vous distribuer mille exemplaires du vrai Journal d'Avoye. Prenez, lisez et prêtez-le.

Un peu effrayés par cette antiquité mais avides de son contenu, les gens se pressent autour de l'estrade. Les premiers reçoivent le livre. Marf clôt la séance que, à aucun moment, les machines n'ont perturbée.

Les lunaires se plaisent à sentir le papier sous leurs doigts et à tourner les pages l'une après l'autre. Le livre exhale une agréable odeur. Les caractères sont familiers. Le texte "conservé" par la machine est sur la page gauche, le texte original sur la page droite. Les lunaires le lisent comme un roman et s'interrogent sur les différences avec l'autre version qui est également consultable en ligne, les machines ne l'ayant ni modifiée ni rendue inaccessible.

L'écart entre les deux textes pousse une partie des lunaire à s'inquiéter du caractère autoréférentiel de leurs documents. Tout est dans la machine, tout est à la machine. Comment savoir si ce que j'écris aujourd'hui sera identique dans une semaine ou dans un an ? Comment en garder la preuve ?

Ces questions entraînent une régression technologique : la demande de papier et d'encre explose et les ingénieurs sont sollicités de produire des imprimantes.

Marf décide de partir et de laisser mûrir les germes qu'elle a semés. Cornille la retiendrait volontiers mais les Planètes détiennent la clef de la Lune. L'énigme des machines est indéchiffrable : elles ne se sont opposées à rien, au contraire ; comme si la vérité était indifférente... ou souhaitable.

En outre, Marf a envie de respirer. Qu'elle ait ou non enclenché une dynamique sur la Lune, elle a atteint son objectif personnel : docteur de la plus prestigieuse Université du monde, la chaire d'Anthropologie lunaire l'attend à Souabe où elle retrouvera Marfise.

3. Retour à Souabe

Marf remarque avec amusement qu'elle est restée étrangère à son séjour sur la Lune. Se cachant la plupart du temps, elle n'a presque pas occupé son logement. A part Alastor (dont la mutation est un joyeux souvenir), elle n'a revu aucune de ses connaissances. Elle n'a pas trainé dans les couloirs, hasardant ces rencontres qui en font le charme. Même la "bataille de la thèse" a été livrée par Cornille. Certes, elle a agi : la soutenance, le résumé, le Journal d'Avoye... Elle a agi, pas vécu. Elle aurait... balancé tous ses préférants et leurs bêtises ; porté des jupes courtes pour lancer une nouvelle mode ; participé au grand bal des soutenances, accrochée à un beau garçon rieur ; balancé son poing sur la figure du Doyen, assommé les membres de son jury...

Elle n'a rien fait de cela. Elle a hâte de retrouver "la vraie vie". Elle a envie de soleil, de chasse, de garçons et, plus profondément, elle aspire aux étreintes vaporeuses d'Archilore.

Justement, une ombre l'attend au spatio-port. Marfise la suivrait de confiance, l'ombre tient à exhiber la bague habituelle. Empruntant une sortie interdite au public, ils montent dans un véhicule qui se pose sur la terrasse du Palais. Héloïse, en grande tenue de chef des gardes, accueille Marf et s'amuse de son habillement lunaire. Dissimulant sa joie et son affection, elle la conduit cérémonieusement dans un salon d'apparat. Marf, rêvant à une douche ou à un bain, attend impatiemment. Le Waldemar apparaît, drapé dans sa robe hiératique, les yeux brillants d'un bonheur incrédule. Il l'entraîne par des couloirs déserts jusqu'à la Chambre de Marfise, l'ouvre avec la clef qu'il porte au cou et referme soigneusement la porte.

Sans regarder la statue, il se bat avec les fermetures compliquées de sa robe et s'en débarrasse. De son côté, Marf, irritée par les innombrables boutons de ses longs vêtements, les arrache pour se déshabiller plus vite. Ils s'étreignent et se jettent sur le lit de Marfise. L'amour d'Archilore, toujours aussi "aérien" (Marf ne trouve pas de meilleur mot), affirme une vigueur nouvelle, comme si, se persuadant peu à peu de la réalité de Marf, il ne craignait plus de se réveiller d'un rêve merveilleux. Marf, oubliant tout, le saisit tout entier et se fait à son tour nuage pour l'envelopper de toutes parts. Plus encore que la volupté, une douceur infinie les envahit et les emporte. Le temps s'arrête... jusqu'à ce que retentisse une sonnerie qui rappelle le Waldemar à ses devoirs. S'arrachant à Marfise les yeux humides, il la supplie de rester dans la Chambre où il espère la retrouver bientôt. Renfilant avec difficulté et répugnance sa robe de cérémonie avec l'aide de Marf, il s'enfuit.

Marf s'étire longuement et se frotte contre les draps moelleux. Elle s'endort un moment et s'éveille, pleine d'énergie. Elle se douche et, fouillant dans les placards de Marfise (dont, par définition, les mesures sont les siennes), elle enfile un pantalon moulant et un boléro ouvert. Le monte-charge sonne et Marf se jette sur la collation qu'il apporte.

Ensuite, elle ouvre le placard secret et le coffret des papiers de Marfise. Elle relit le compte-rendu dont, maintenant qu'elle a vu tant d'articles de Brandimart, elle connaît l'auteur. Elle étudie les notes marginales qu'elle avait négligées, émue par l'écriture décidée de Marfise. Une remarque attire à nouveau son  attention : "les machines sont bienveillantes".

Si Marfise le pense, Marf le croit. Sur la Lune, alors qu'elle dénonçait l'imposture des machines, elle a senti leur complicité. Si les machines trichent avec le passé (et volent leur Histoire aux lunaires), ce serait pour le bien commun ? elles protégeraient les lunaires en les mystifiant ? ou bien la Cité importe-t-elle plus que les lunaires ? Le collectif compte-t-il plus que la collection ?

Les crises n'ont pas détruit la Cité parce que les machines faisaient contrepoids. Marfise a engendré une crise que les machines ont réglée. Les deux semblent s'entendre et coopérer implicitement...

Marf réfléchit longtemps. Archilore ne revenant pas, elle s'approche de la statue, caresse ses seins froids, croyant sentir sur elle le contact de sa main. Un craquement retentit et le socle pivote, démasquant l'entrée d'un escalier. Marf bondit et dévale les marches. Elle pensait bien que la Chambre de Marfise était truffée de secrets. Marf parcourt un étroit couloir faiblement éclairé qui monte, descend, tourne à angle droit, en suivant les murs dans lesquels il est enserré. Marf, frémissante de curiosité, est arrêtée par un cul-de-sac, une porte cachée dont elle cherche le secret avec hésitation, ne sachant ce qu'il y a derrière, et s'imaginant débouler à grands fracas dans la grande salle d'audience ou dans le poste des gardes. Elle ne peut pas prendre ce risque. Marf fait demi tour, revient dans la Chambre, essaie de remettre le socle en place. Il ne bouge pas. Elle grimpe à nouveau et titille les seins de la statue sans résultat. Prise au jeu, elle lutine Marfise, s'attardant aux endroits les plus intimes. N'arrivant à rien, elle abandonne et, se couchant sur le lit, s'endort.

Archilore l'éveille. La nuit est tombée. La lueur des lunes passe par les fenêtres. Archilore, vêtu d'une splendide robe de chambre, s'étonne de trouver le passage ouvert : le couloir secret conduit à ses appartements privés, c'est de là qu'il vient. Il montre à Marfise les mécanismes qui font pivoter le socle. Marf lui raconte que, arrivée au bout, elle a hésité. Riant à l'idée qu'elle apparût, demi-nue, au milieu de la salle du Conseil, garnie de délégués, il lui décrit le point du mur sur lequel appuyer : la porte coulisse silencieusement, ce qui permet de l'entrouvrir et de vérifier l'absence de serviteur ou d'officier.

Archilore ajoute que bien d'autres couloirs cachés partent de la Chambre. Il les lui montrera. Il prend Marf dans ses bras. Avant de s'abandonner, elle demande encore si "l'autre" a aussi son sanctuaire : l'Histoire et la légende lui ont appris que Marfise a laissé Waldemar à Lux la guerrière, et que celle-ci a présidé la première Confédération avec lui. "Elle n'en a pas, je t'en parlerai plus tard", dit-il, pressé de s'emparer d'elle.

Marf s'éveille seule. Le Waldemar, appelé par ses fonctions, lui a indiqué l'heure à laquelle elle doit arriver sur la terrasse. Marf court au monte-charge qui vient de sonner, dévore son déjeuner et, prenant dans un placard une jupe courte et un chemisier ouvert, par le couloir secret, rejoint l'ascenseur et le toit. Héloïse, sans armure cette fois, l'embrasse amicalement et la conduit au Port où sont restés ses bagages : Marf habitera chez elle.

***

Alors qu'elles lézardent dans le bassin, Marf entend les questions qu'Héloïse ne pose pas. Elle l'enlace paresseusement et lui narre sa soutenance de thèse. Héloïse ne se laisse pas abuser et commente l'activité du Waldemar dont la nouvelle énergie ne cesse de surprendre les Délégués. Il envisage un tour des Planètes pour rencontrer les habitants et leurs représentants. Il propose d'ouvrir une "ambassade" sur Tibet, la planète lointaine, restée en dehors de la Confédération... et même sur la Lune, cet antipode.

— La Lune ? s'étonne Marf. Elle ne sait même pas que la Confédération existe et nous prend pour des sauvages.

Héloïse, appréciant le "nous", précise que le contact passera par les Marchands. En affaires avec la Lune, ils sont connus et respectés.

Hermin et Grandin arrivent.

Les deux filles, sortant de l'eau, enfilent un kimono. Grandin, prenant un air cérémonieux que démentent ses yeux pétillants, complimente "Docteur Marf". Il sait par Cornille que la soutenance de thèse a été "sportive". Marf rit : "ils étaient si furieux qu'ils ont exagéré, c'est ce qui m'a sauvée". Elle a enfanté son grade en violant le jury !

Elle se dépêche de donner à Hermin le chiffre officiel de la production minière : 150 000 tonnes. Hermin que captivait le kimono ouvert de Marf, sursaute : "150 000 ! ce n'est rien, les exportations se montent à un million de tonnes !" Marf induit de cet écart qu'il existe des mines cachées que les machines exploitent seules. Hermin les quitte précipitamment pour intégrer la nouvelle donnée à ses calculs.

Grandin transmet à Marf un message du Président de l'université. Demain, se tiendra la cérémonie officielle d'investiture de Marf et d'ouverture de la Chaire d'Anthropologie Lunaire (y aurait-il un rapport avec l'ambassade projetée ?). La toge et tout l'attirail de docteur sont de rigueur. Par ailleurs, si Marf le souhaite, l'Université mettra une maison ou un pavillon à sa disposition (Héloïse, silencieusement, agite négativement la tête). Enfin, son cours commencera la semaine prochaine. Déjà, beaucoup d'étudiants se sont inscrits.

— Mais je n'ai rien de prêt !

— Peu importe, ils ignorent tout de la Lune. Le moindre souvenir suffira pour ta première leçon.

Marf pense à son vade me cum. Il lui servira de matériau. Toutefois, elle voudrait aller plus loin.

Grandin, déshabillant du regard Marf, déjà très découverte par le kimono béant sur sa nudité, dit que, après avoir représenté le Président, il reprend la parole et, sans cérémonie, l'invite à passer la soirée avec lui pour raconter ses aventures.

Marf, encore enveloppée du souvenir d'Archilore, se laisse reluquer de bonne grâce mais, "pour ce soir" (elle insiste sur la restriction), elle préfère traîner avec Héloïse. Grandin grommelle que, heureusement, elles ne sont pas les seules jolies filles de la Planète et s'en va, joyeux quand même de la promesse implicite de Marf.

Le lendemain, Marf, en robe noire et épitoge à trois rangs de fausse hermine, coiffée du traditionnel haut-de-forme en soie à bord droit et, par coquetterie, chaussée de souliers noirs à haut-talons, se présente devant la grande porte de l'Université. Un huissier compassé la conduit au grand amphithéâtre et la place à la droite du Président. Le Professeur Grandin (les yeux rigolards) les présente officiellement l'un à l'autre et s'assoit à son rang. La séance est ouverte par un représentant du Waldemar, revêtu d'une armure étincelante sur laquelle flotte une cape blanche.

Après les discours, le Président entraîne les officiels et le public dans le parc fleuri qui s'étend derrière les bâtiments. Une multitude de tables garnies invite les convives. Les Professeurs se mettent à l'aise et, quittant leur toge, apparaissent en habits ordinaires. Marf, confuse, n'a pas anticipé cette décontraction, elle est nue sous sa toge. Ne trouvant personne à qui emprunter une pièce de vêtement, stoïque, elle reste seule en tenue, au risque de passer pour prétentieuse. Grandin dont une main baladeuse a identifié son embarras s'en amuse. Lui baisant l'oreille, il l'invite à quitter sa toge, elle aura beaucoup de succès. Marf se contente de retirer son chapeau et de répandre ses longs cheveux sur ses épaules. Le contraste avec la sévère toge suffit à la rendre charmante.

Après la collation, tout le monde s'égaille dans le parc et se livre à des jeux. Marf prend congé du Président et se retire, pressée de changer d'habit. Le représentant du Waldemar qui, lui aussi, a gardé sa tenue officielle, l'accompagne jusqu'à la grande porte. Se mettant au garde-à-vous, il l'informe que le Grand Conseil compte sur sa présence, demain à telle heure, pour l'éclairer sur les particularités de la Lune. Il se retire, Marf le retient et demande quelle est la tenue de rigueur : "habillez-vous comme vous voulez" répond l'armure avec, semble-t-il, un sourire amusé.

Marf retourne chez Héloïse et, semant derrière elle les pièces de son déguisement, se jette dans le bassin.

***

Le lendemain, à l'heure dite, Marf se présente à l'entrée du Palais. Capitaine Héloïse, dans son affriolante cuirasse, l'accueille solennellement (un sourire caressant dans les yeux) et l'accompagne jusqu'à une grande salle à colonnes où siègent des dizaines de délégués vêtus d'amples robes noires et coiffés d'une toque. Au bout, trône le Waldemar, dans sa robe rituelle, assis dans un fauteuil très légèrement surélevé. La hauteur a été jadis calculée avec le plus grand soin : le Waldemar, incarnant la Confédération, doit siéger au-dessus des délégués dont chacun n'en représente qu'une partie, mais pas trop car le Waldemar appartient aux Planètes et non l'inverse.

Marf, sobrement vêtue d'une combi grise, ajustée mais pas moulante, a rassemblé ses cheveux en choucroute. Elle prend place à la barre des témoins. Le président de séance prie "Dame Marfise" (plusieurs, dans l'assistance, sursautent à ce nom) de parler librement, en lunaire, de ce que lui inspire l'idée d'une ambassade de la Confédération sur la Lune.

Marf, regardant du coin de l'œil ce Waldemar si différent d'Archilore, témoigne de l'indifférence absolue de la Lune à l'égard des Planètes.  La Cité, centrée sur elle-même, ignore le reste du monde. En outre, elle n'a rien qui ressemble à un gouvernement. Ces deux caractéristiques rendent toute négociation impraticable. Les seuls rapports entre la Lune et les Planètes sont ceux, d'un côté, de l'Autorité du Port avec les Marchands et, de l'autre, des Autorités de l'Université avec leurs homologues.

Marf commente sa déclaration. Elle a parlé en lunaire, comme on le lui a demandé. Mais, pure lunaire, elle ne serait pas ici. Elle appartient aux deux mondes et, personnellement, souhaite que le projet réussisse pour éclairer et faciliter l'émigration des lunaires vers les Planètes.

Le président remercie "Dame Marfise". On fera à nouveau appel à ses lumières. Le Chambellan la reconduit à la grande porte. Héloïse l'intercepte et l'amène à la salle des gardes où l'attend une boisson fraiche. Marf, aussi troublée par la dualité d'Archilore que par sa propre unité avec Marfise, s'enfonce dans un fauteuil et se désaltère. Réconfortée, elle admire la cuirasse d'apparat en argent d'Héloïse qui exacerbe sa féminité, découvrant et soulignant ses seins, son ventre et ses cuisses. “Avec une telle exhibition de tes appas, comment tes hommes résistent-ils à te sauter dessus ?". Héloïse sourit et appelle un guerrier : celui-ci, au garde-à-vous, le regard horizontal, ne fixe que ses yeux. Héloïse donne un ordre anodin et le soldat salue et s'en va. "Tu vois : discipline militaire. Seule la fonction compte". Marf, s'amusant de l'effet qu'elle produirait dans les couloirs de la Lune, la prie de lui offrir une copie de son armure.

Héloïse la raccompagne à la grande porte, lui fait rendre les honneurs militaires et Marf rentre préparer son cours. Elle a mille choses à raconter pour meubler la première séance mais elle voudrait poser des fondations solides.

4. Premier cours

Marf, en vue d'un éventuel retour sur la Lune, a rapporté dans ses bagages plusieurs robes longues. Les étudiants verront tout de suite que la Lune est un autre monde.

Déjà, en se rendant à l'Université, Marf fait impression : sa large jupe à grands plis couvre ses pieds et balaie le sol, alors que les filles d'ici jouent à qui sera la plus court vêtue. Le portier de l'Université ne la reconnaît pas et lui refuse l'accès. Il faut appeler Grandin. Lorsqu'elle entre dans l'amphi, les étudiants sont sidérés.

— La Lune est un antipode, énonce-t-elle.

Les filles, scrutant les détails de la robe, se demandent comment la reproduire et ce qu'on ressent à être ainsi enveloppée. Les garçons dévorent des yeux le cou dont la nudité est soulignée par la dentelle et la taille fine ; rêvant au corps caché, ils ressentent l'érotisme de la pudeur.

Marf commence sa conférence en arpentant l'estrade. Le balancement de ses hanches qu'accentue le resserrement de la taille par le léger corset incorporé à la robe, captive plus les garçons que ce qu'elle dit. Incapable de s'assoir dans le fauteuil trop étroit pour son ample jupe, elle reste droite derrière le bureau. L'étrangeté de la Lune est déjà un acquis pour les étudiants.

Elle consacre sa première leçon à la dialectique de l'organisation sociale et du milieu physique : le degré de liberté de la première dépend de l'intensité de la pression exercée par le second. Maximale, elle modèlera la société et la technologie la plus élaborée ne pourra que faciliter l'adaptation à l'environnement, pas le transformer. Telle est la situation de la Lune.

Les contraintes que subit la société lunaire sont terribles et immuables : pas d'air, pas d'eau, pas de nourriture ; la moindre fuite d'air, le plus petit microbe, et tout est fini. Cet environnement définitivement létal rend la Cité statique. La Lune n'a pas d'Histoire parce que son présent est toujours le même. Les lunaires ont des histoires, la Cité n'en a pas.

— Mais pourquoi ne partent-ils pas ? Nous vivons tellement mieux ici !, s'exclament les étudiants.

— Certains s'en vont et viennent ici, comme moi. La plupart sont trop habitués à leur vie pour vouloir en changer.

Marf évoque les taupes et tous ces animaux qui vivent sous terre et ne supportent pas de sortir. Une étudiante remarque que les lunaires relèvent de la psychopathologie.

Marf rebondit en parlant des sociétés primitives qu'étudiaient les anthropologues de la Terre : des tribus qui, par force, s'étaient fondues dans un environnement délétère et dont les règles de survie se transmettaient par l'imprégnation de la tradition ; l'observateur extérieur, comme vous, les prenait pour des fous ou des idiots. La Lune est ainsi, la technologie en plus.

— Voulez-vous dire, demande un étudiant avancé, que, à l'instar de ces tribus perdues de l'ancienne Terre, la Lune est enkystée dans une étroite niche écologique et ne participe pas à l'Histoire Mondiale ?

Marf répond vivement que ce n'est pas le cas : presque toute la technologie utilisée ou développée sur les Planètes vient de la Lune, et les planétaires aussi. La Lune a été, elle est, la matrice de l'Humanité. La Lune n'évolue pas, elle contribue à ce que les Planètes évoluent.

Marf sent qu'elle frôle un point fondamental qui lui échappe encore. Elle conclut sur une métaphore :

— Considérez un véhicule terrestre : chaque roue décrit toujours le même cercle, mais la machine avance.

Son cours suscite une perplexité mêlée de curiosité. Après, les filles entourent la prof pour observer de près son habit. Les garçons n'osent pas et regardent de loin.

Les jours suivants, quelques audacieuses rallongent leur jupe et ont la témérité de cacher leur genou. D'abord brocardées par les autres et dédaignées par les garçons, elles sont vite imitées et courtisées : en dissimulant leurs attraits, elles en augmentent la puissance et apprennent à tirer parti de leur feinte pudeur.

Marf s'amuse et rêve à provoquer sur la Lune la révolution inverse. Désormais, elle s'habille, pour ses cours, de façon neutre.

Elle prend pour principe d'inviter des planétaires qui ont vécu sur la Lune pour qu'ils témoignent de leur expérience. Ensuite, elle la décrypte et en tire les leçons.

***

Arrive la Grande Nuit : rarement, Souabe connaît cette triple pleine lune que marquent des fêtes et des réjouissances, tout particulièrement à l'Université. Les étudiants de Marf l'invitent, "au moins au début" (ça finit toujours en orgie). Garçons et filles la supplient de  revêtir sa "fameuse robe". Marf accepte. Elle les rejoint dans un coin du parc de l'Université que les lunes baignent de lumière. Une marmite de punch (confectionné avec des produits locaux) contribue rapidement à réduire la distance. Marf, obligée par sa robe de rester debout, est très entourée (et, lui semble-t-il, indiscrètement palpée).

Blanche, une mignonne étudiante (celle qui verse le punch avec une louche étincelante), s'enhardit à prier la Prof de parler de sa thèse au titre énigmatique, dont elle n'a pas dit un mot en cours.

Marf a plus envie de faire la fête (quitter sa robe, enfiler une courte jupe et courir les bals qui fleurissent partout) que d'aborder sérieusement la question de la discordance de sources également fiables. Elle promet d'en traiter lors de sa dernière leçon et, pour amuser les étudiants, raconte ses difficultés à obtenir une bourse. Riant, elle explique que, pour un lunaire, les Planètes ont autant de réalité que les dinosaures des premiers temps de l'ancienne Terre. Les étudiants s'esclaffent ("nous n'existons pas ! fêtons notre néant") et lui tendent un nouveau bol de punch. Marf les quitte, titubant un peu. Elle s'aperçoit qu'elle est suivie par la jolie étudiante.

Timidement, Blanche demande à Marf où elle va maintenant. Marf sourit : "m'habiller autrement, faire le tour des bals et attraper un beau garçon". La fille sollicite la permission de l'accompagner et Marf, la trouvant gentille, lui donne rendez-vous dans une heure, quand elle se sera changée.

En chemin, une ombre l'intercepte. Elle insère difficilement sa jupe volumineuse dans le petit véhicule qui la dépose sur la terrasse du Palais. Archilore l'attend, enfin libéré de sa robe rituelle, et somptueusement vêtu d'une armure d'apparat dans laquelle il a belle allure. Il tombe en admiration devant l'apparition :

— O Marfise ! je ne t'avais jamais vue ainsi !

Il ne résiste pas. Se baissant jusqu'au sol, il passe ses mains sous la jupe et, remontant le long des jambes, caresse le ventre nu de Marfise qui s'amollit et, ne pouvant s'asseoir, s'adosse à un arbre. Désappointée, elle rit : "notre harnachement est une cuirasse de chasteté ! et nous déshabiller, trop compliqué". Archilore, néanmoins la couvre de baisers qu'elle peine à rendre, l'armure offrant moins de possibilités que la robe.

— Je n'ai pas le temps, regrette-t-il. Je dois participer à la grande fête solennelle de tous les Délégués.

Il expose rapidement qu'il part visiter les Planètes. Il supplie Marfise de se rendre sur Echigo à un certain moment. Après les réunions officielles, il s'octroiera une semaine de vacances et ira au Château Haut. Il rêve qu'elle le rejoigne, et lui transmet l'invitation de la Dame. Le calendrier de la tournée étant fixé, il lui donne la date, elle sera attendue au Port. Il la prie.

Marf, émue, complaisante, séduite, l'assure qu'elle y sera. Regrettant tous deux la longue séparation à venir et frémissant de l'espoir de leur future rencontre, engoncés dans leur amure respective, ils se baisent éperdument les lèvres jusqu'au sang.

Archilore disparaît, l'ombre revient et reconduit Marfise chez Héloïse où elle se change rapidement. Remuée, elle n'a plus envie de faire la fête mais la petite l'attend. Elle arrive très en retard, et la fille sent que son humeur a changé avec son habillement. Marf lui suggère de s'amuser seule. La petite préfère rester avec elle. Elle connaît un endroit désert et agréable, au-dessus de la ville, où elles contempleront, en-haut le ciel et en-bas les illuminations. Cela convient à Marf.

Le lieu s'orne d'une balancelle, égayée par une fontaine glougloutante. Elles restent longtemps silencieuses, Blanche frôlant à peine Marf.

Puis, naïvement, s'interrompant souvent pour vérifier qu'elle ne lasse pas son auditrice, Blanche raconte sa petite vie et ses grands espoirs : aller sur la Lune et être admise à l'Université. Elle a suivi attentivement le cours de Marf et parlé avec les planétaires revenus. Les souterrains ne l'effraient pas, elle croit au charme de la vie dans la bulle.

Marf écoute distraitement. Des feux d'artifices éclatent un peu partout. Le plus beau, bien sûr, est celui du Palais, tiré des terrasses. Marf imagine le Waldemar dans sa belle armure, circulant solennellement parmi les Délégués, et rêvant comme elle à leur récente et chaude rencontre au même endroit.

Elle s'aperçoit que Blanche ne parle plus. Marf lui montre les Lunes qui jouent avec les nuages. C'est au tour de Blanche d'être inattentive. Un peu haletante, elle demande "comment c'est l'amour sur la Lune".

Marf, protectrice, passe son bras autour de ses épaules et évoque le double jeu amoureux : celui, naturel et libre, du désir et celui, artificiel et conventionnel, des Préférants et Préférés. Elle s'attend à l'incompréhension de la petite qui, au contraire, toute émoustillée (et, Marf en jurerait, rougissante), trouve cela délicieux. Cette Blanche est plus compliquée qu'elle en a l'air. Elle presse Marf de questions sur son Préférant et sur son Préféré. Apprendre qu'elle avait plusieurs Préférants l'excite, et elle est déçue que Marf ait refusé de choisir un Préféré. Elle demande à quoi ressemblent les poèmes d'adoration et Marf, rassemblant ses souvenirs, reconstitue une  création d'Alastor. Blanche bat des mains. Elle s'imagine, dans une longue jupe au corsage à grandes manches, son Préférant à ses pieds, louant sa beauté, tandis qu'elle caresserait un amant de rencontre... "Quand j'étais sur la Terre, je regardais sa Lune unique et croyais voir me sourire de beaux garçons".

Marf qui commence à s'ennuyer bondit sur l'occasion et lui demande de raconter la Terre. Blanche, arrachée à ses rêves, rechigne et, pressée de questions, se résout à décrire son séjour d'une semaine dans un hôtel de l'Himalaya, les promenades dans le désert de pierre, les récréations dans les parcs arborés, les rencontres avec des gens de toutes les planètes...

Les feux d'artifices se terminent, les orchestres s'arrêtent, la température fraichit, le jour est proche. Déposant un léger baiser sur le front de la petite, Marf redescend et regagne son lit.

***

Le lendemain, un Envoyé du Palais se présente et prie "Dame Marfise" de l'accompagner au Grand Conseil.

Marf retrouve la grande salle à colonnes, les Conseillers en robe, le Waldemar hiératique. Le Président l'informe que l'université et les Marchands prennent contact avec leurs correspondants lunaires. Il s'agit aujourd'hui d'autre chose.

Depuis le début de la Confédération des Planètes, la plus lointaine, Tibet, se tient à l'écart. Amicalement et résolument, elle veut rester seule. La Confédération respecte ce choix qui n'empêche pas les échanges de toutes sortes. Les contacts passent par les Marchands. A présent, le Grand Conseil pense utile d'avoir, sur cette planète, une représentation permanente. Dans ce but, il va envoyer une ambassade et souhaiterait que "Dame Marfise" en fasse partie.

Se déclarant honorée, Marf demande à quel titre et pourquoi elle est choisie.

Le Président répond que, malgré les informations des Marchands, ils connaissent mal Tibet et craignent de commettre des maladresses. Elle, anthropologue à cheval sur la Lune et les Planètes, a l'habitude du transculturel et ils voudraient se l'adjoindre comme conseillère. Tous ses frais seront payés et elle recevra une rémunération conséquente.

Marf réclame des précisions. L'ambassade partira dans trois semaines et, compte tenu des délais de route, sera de retour un mois plus tard. Elle calcule rapidement que ce voyage ne l'empêchera pas de se trouver au rendez-vous d'Echigo et, curieuse de découvrir  "la planète ermite" donne son accord.

Avant le départ, elle multiplie ses cours pour rattraper son absence future. La petite Blanche ne la quitte que lorsque Marf la renvoie. Elle demande humblement à l'accompagner : elle n'aura jamais d'autre occasion de voir Tibet ; elle se rendra utile à la Dame : elle sera aussi empressée que discrète ; toujours de bonne humeur, elle lui servira de secrétaire et de fille de compagnie ; elle nettoiera ses habits, lui brossera les cheveux et l'aidera à se coiffer. "Vous n'imaginez pas tout ce que je sais faire". Marf que la perspective des robes noires et des cérémonies officielles ennuie par avance, se dit que la compagnie de la petite sera plaisante. Le Président n'élève pas d'objection et Blanche obtient de l'université une autorisation d'absence.

5. Tibet

Marf se réjouit de la présence de Blanche. L'ambassade se compose de deux femmes et un homme, trois Conseillers austères en robe noire et bonnet, accompagnés de leurs secrétaires et serviteurs qui affectent le même sérieux. Quelques-uns cependant dissimulent un air fripon prometteur.

Marf porte au cou une chaîne d'or à grosses mailles, cadeau d'Archilore. Elle est vêtue d'un tailleur pantalon gris fumée. Elle a obligé Blanche à se costumer comme elle, mais en noir, plaisant contraste avec la blondeur de ses cheveux qui lui vaut l'attention des secrétaires fripons, avec lesquels elle disparaît de temps à autre "vérifier les bagages". Marf, envieuse, l'imiterait volontiers si les Conseillers lui en laissaient le loisir.

Enfin, ils arrivent sur Tibet. Le Délégué local des Marchands les accueille respectueusement. Des logements ont été préparés et le Grand Justicier leur donnera audience dans trois jours. Marf se se fait loger dans un pavillon écarté. Tandis que Blanche défait les bagages avec "l'aide" d'un frétillant secrétaire, elle se rend à la réunion officielle. Le Délégué, un gros homme sympathique, brosse un tableau de la Planète.

C'est ici qu'apparurent les premiers "touristes terrestres", avant de se multiplier sur toutes les planètes. De ce fait, la Terre réelle chassa la Sainte Terre et les Temples perdirent leurs fidèles, échangeant richesses et abondance, contre pauvreté et austérité. Partout ailleurs ils élirent des Archiatres vindicatifs dont, ensuite, la disparition provoqua, ici une révolution, là une guerre. Sur Tibet, il en alla autrement : leur Archiatre, Terrestin, prêcha l'acceptation. Les Temples, devenus des lieux de paix et de méditation, ont suscité la sympathie, et c'est toujours le cas.

Ici comme ailleurs, maints seigneurs profitèrent de l'affaiblissement des Temples pour s'emparer de leurs terres et de leurs biens. Le plus goulu d'entre eux, un certain Boyard, a d'abord grignoté ses voisins, usant de persuasion ou de violence. Puis, saisi par l'ambition, il voulut se faire roi de la Planète. Croyant qu'en s'emparant de Terrestin, il obligerait tout le monde à lui obéir, il attaqua son Temple. Aussitôt, tous les chasseurs, toute la planète, accoururent secourir Terrestin et tuèrent Boyard. Ensuite, la planète a supprimé les seigneurs. Il n'y a plus que des communautés qui se gèrent elles-mêmes. Le Grand Justicier symbolise la Planète et son rôle opérationnel se limite à arbitrer les conflits éventuels.

Quand Terrestin mourut, il se réincarna dans son successeur qui prit son nom. Le Terrestin d'aujourd'hui est le maillon d'une chaîne. Les Temples fleurissent à nouveau. Loin d'exploiter les fidèles comme avant, ils refusent les dons. Ils accueillent tous ceux qui se retirent parmi eux, pour la durée de leur choix. Sur cette planète, la quasi-totalité des gens sont bons. Ils restent à côté de la Confédération, comme un monastère se tient à l'écart de l'agitation humaine.

Le Délégué conclut son exposé :

— Ils ne s'opposeront pas à une représentation permanente de la Confédération mais la décision passera par une consultation de toute la planète, et ils fixeront des limites pour éviter que la Confédération ne les "pollue". Pardonnez-moi, c'est ainsi qu'ils penseront.

***

Les deux jours qui viennent sont libres et Marf a pour rôle de comprendre la planète. Elle demande où est le Temple de Terrestin et s'il lui accorderait une audience : le Temple est proche et Terrestin accueillant.

Le lendemain, le Délégué lui fournit un véhicule et un guide. Marf, laissant Blanche cabrioler, se rend auprès du Terrestin.

Tourné vers elle, les yeux fermés, il reste longtemps silencieux. Puis, d'une voix basse et incrédule, dit :

— Vous êtes déjà venue ici il y a très longtemps. Différente et identique. Le premier Terrestin vous a délivré un message de paix.

Marf, frissonnante, comprend qu'il parle de Marfise. Comment connaît-il leur unité ?

Terrestin reprend :

—Moi aussi, je suis différent et identique. Ne vous troublez pas : vous êtes.

Il la bénit et se retire. Elle reste abasourdie et sereine.

Quand Marf revient, rêveuse, elle se heurte à Blanche toute excitée. Sur la place, la petite a identifié une statue de Marf, usée par le temps et un peu indistincte. Elle, elle a reconnu son visage et son allure. Comment est-ce possible ?

Marf lui promet qu'elle ira voir. Elle veut se renseigner sur les activités de Marfise. Elle demande au Délégué à consulter les archives locales de la Ligue. Le Délégué lui ouvre le cabinet des archives. Tout est bien classé. Cherchant dans les années 2330, Marf trouve rapidement le Journal de Bord du Représentant d'alors. Succinctement, il note l'arrivée d'un "Envoyé extraordinaire", Dame Marfise, venue mettre en place le premier programme de voyages sur la Terre. Incidemment, elle a tué le Grand Justicier d'alors, un tyran en puissance, qu'elle a fait remplacer. A tous points de vue sa mission a été un succès.

Feuilletant la suite, Marf rencontre la mention d'une autre visite de Dame Marfise, non officielle, et d'une "étrange conversation" avec elle.

Marf sourit à Marfise : elle met ses pas dans les siens. Elle se fera conduire à la statue par Blanche.

La petite s'empresse et Marf se reconnaît. Elle déchiffre péniblement l'inscription à demi-effacée qui figure sur le socle : "A Dame Marfise, tyrannicide". Blanche bourdonne autour de Marf qui se force à prendre un ton détaché pour observer "curieuse coïncidence !".

Cachant son trouble, elle emmène Blanche à travers les rues, visiter les Tavernes où un vin très pâle et léger facilite les contacts. Les gens, sans s'étonner qu'elles viennent de si loin, bavardent volontiers, et les garçons les convient allégrement à "faire connaissance". Tout le monde parle des Temples avec une affection respectueuse. On leur cite cette maxime du premier Terrestin tout humain est divin.

Marf voit partir Blanche au bras d'un chasseur musclé dont la main, arrêtée par son pantalon, fourrage dans sa chemise. Elle-même accède avec joie à l'invitation d'un autre, couturé de cicatrices et velu comme un ours. Un lit complaisant les accueille et le chasseur s'ébahit de l'appétit dévorant de Marf, plus encore que de son inhabituelle beauté qui, néanmoins, le pousse à se dépasser. Enfin repue, Marf, après une dernière caresse, se rhabille et se retire.

***

Avant la réunion avec le Grand, Marf fait la leçon aux Délégués, utilisant ce qu'elle a appris de la psychologie de la Planète. Elle  conseille la patience et la prudence : nous accueillir leur sera indifférent si nous ne nous mêlons pas de leurs affaires mais, justement, comme l'affaire ne leur paraitra pas importante, la décision prendra beaucoup de temps.

Le Grand Justicier, entouré de ses conseillers, reçoit la délégation sur le perron du petit palais de la Planète. Le Délégué des Marchands procède aux présentations et, quand c'est le tour du "Professeur", Marf reconnaît son amant de la veille qui, chassant rapidement la lueur amusée apparue dans ses yeux, s'incline solennellement. La discussion est lente. Les habitants de Tibet et ceux des autres Planètes se comprennent mal. La paix de la Confédération résulte d'un équilibre de rivalités et de compétitions, la paix de Tibet paraît un attribut naturel.

Marf réfléchit. Tibet était une planète comme les autres, sa singularité est le produit historique de la crise des Temples et de Terrestin. A moins que la Planète ait toujours secrètement aspiré à la paix de l'âme, peut-être à cause de son éloignement ou des forêts qui l'emplissent toute ?

Comme le pressentait Marf, le Grand n'a pas d'objection contre une représentation permanente de la Confédération, à condition que le personnel soit peu nombreux et s'interdise toute ingérence : un bâtiment sera attribué en toute propriété à l'ambassade dont les membres circuleront librement partout. Toutefois, la Planète doit donner son accord, c'est la règle. La proposition sera incluse dans le prochain paquet de mesures soumis aux Communautés.

Un délégué demande combien de temps prendra la décision. Le Grand, affable, répond :

— Qui sait ? Six mois ? un an ? Nous vous préviendrons par l'intermédiaire des Marchands.

Les ambassadeurs ont réussi leur mission, quoiqu'ils se sentent frustrés de ne rapporter aucun résultat tangible. Le Grand les invite à un festin. S'arrangeant pour assoir Marf à son côté, il lui glisse des plaisanteries dans l'oreille et la main entre les jambes. Marf, joyeuse, mange et boit copieusement, tandis que les ambassadeurs chipotent. La nourriture ne leur plait pas et ils auraient voulu signer un accord ou poser une plaque officielle sur un bâtiment. Blanche, à l'autre bout de la salle, à la table des secrétaires, passe de genoux en genoux, les habits de plus en plus chiffonnés.

Revenus dans les locaux des Marchands les ambassadeurs se lamentent. Ils partiront au plus tôt sans rapporter aucun résultat concret. Marf les rassure, il viendra. Elle les invite à penser la suite : sélectionner et instruire le personnel qui sera envoyé. Pour préparer cela, elle-même restera encore quinze jours, afin de mieux comprendre la planète.

Blanche, partagée entre le désir de rester avec les secrétaires fripons et celui de "connaître" les robustes chasseurs de la planète, finit par céder au premier. Marf l'excuse volontiers et la remercie de sa charmante compagnie. Blanche, l'embrassant, chuchote qu'elle lui souhaite "tout le plaisir" avec le Grand. Marf, rieuse, lui tire affectueusement les oreilles.

***

Marf, débarrassée des officiels, s'installe chez le Grand. Il s'appelle Spinole : un homme simple et droit qui, outre ses qualités amoureuses, fait preuve d'humour et de sympathie. Marf se régale de lui et, lorsqu'elle caresse ses cicatrices, en demande l'histoire. Spinole est un chasseur de la forêt, porté à la tête de sa communauté par ses talents et son courage. Il existe sur Tibet une espèce de monstre cuirassé, le ... (Marf ne comprend pas le nom), dont les Planètes recherchent la corne. Il est indestructible, sauf par une flèche explosive dans le cerveau. Devenu spécialiste de cette chasse, Spinole, entré en contact avec les Marchands, a fréquenté de plus en plus souvent la ville et, de fil en aiguille, a été élu Grand Justicier, ce qui, ajoute-t-il en pouffant, n'est pas une lourde charge. Considérant le corps de Marf dont il vient de se repaître, il s'enquiert de son aptitude à la chasse.

— Oui ! s'exclame-t-elle, je suis spécialiste de la chasse à l'ours.

Non sans mal, elle le renverse et lui démontre ses talents spéciaux. Ensuite, elle raconte quelques-uns de ses exploits forestiers. Elle désire vivement une partie de chasse et espère rencontrer ce fameux monstre.

Spinole s'entoure de quelques vigoureux chasseurs. Un véhicule les conduit au cœur de la forêt. Marf a de la chance, trop de chance, avec le monstre : celui qui bondit sur elle est si rapide que personnne n'a le temps de tirer. Elle saute en arrière et tombe dans une fosse profonde. La bête, emportée par son élan, se coince au milieu du trou et, malgré sa puissance et ses contorsions, ne parvient pas à se dégager. Marf, contusionnée, craint de s'être cassé quelque chose. La tête horrible de la bête, avec sa redoutable corne, est à peine un mètre au-dessus de sa tête. Marf se rappelle que le monstre est vulnérable dans l'œil ou l'anus. Dégainant son poignard, elle mobilise toute sa force pour le lancer, de bas en haut, dans l'œil enflammé de la bête. Elle meurt, dans un soubresaut, exhalant une bave abondante qui, se répandant sur Marf, lui cause aussitôt d'horribles brûlures.

Tout s'est passé si vite que, dehors, les autres se demandent encore quoi faire. Marf crie que la bête est morte. Ils attachent des cordes à un treuil improvisé et tirent. Centimètre par centimètre, le cadavre remonte, ce qui finit par libérer l'entrée du trou. On lance un filin à Marf et on l'extrait. Voyant son état, Spinole, effrayé, la déshabille et la jette dans l'eau glacée d'un étang proche : la bave de la bête est un venin dangereux. Ensuite, sans la sécher, on enduit Marf de boue curative. Elle a mal partout et très froid, malgré le grand feu que les chasseurs allument. Néanmoins, elle triomphe : elle a tué son ...  Les chasseurs sont inquiets, et Spinole encore plus : sa peau si douce se couvrira-t-elle de pustules et de dartres, ou a-t-il réagi assez vite ? La boue séchant enferme Marf dans sa gangue. Les chasseurs, admiratifs, lui montrent la corne qu'elle a bien gagnée et la nourrissent à la cuillère. Après une nuit atroce que d'innombrables récits écourtent un peu, on casse la carapace de Marf et on la porte à la rivière pour qu'elle se nettoie : sa peau est intacte (Spinole, plus tard, la jugera encore plus douce et plus belle). Un grand feu la sèche et rôtit des tranches de viande qu'elle dévore avidement. Elle marche difficilement et les chasseurs confectionnent une civière pour rejoindre le véhicule. Ils regagnent le pavillon de chasse et lui font fête.

L'histoire se diffuse aussitôt sur toute la planète. Lorsque Marf, rétablie, la survole avec Spinole, s'arrêtant de temps à autre dans un village ou une communauté, on célèbre la chanceuse chasseresse qui ne se sépare pas de sa corne. Se mêlant aux gens et accueillie en camarade, Marf participe à la planète. Lorsque, à l'occasion, elle mentionne qu'elle a rencontré Terrestin, elle suscite l'affection.

— Vous êtes simples, sincères et quiets, dit-elle à Spinole. Je comprends que vous restiez à l'écart.

Spinole, heureux de son empathie, amoureux de sa beauté (magnifiée par son bain dans le venin de la bête), ne la quitte pas. Mais son départ approche. Se cachant des autres, il l'entraîne vers la place où se dresse sa statue : "elle te ressemble, dit-il, (sans savoir combien c'est vrai). Quand tu seras loin, je viendrai t'aimer ici".

Marf le prend dans ses bras (qui n'en font pas le tour) et promet de revenir.

Tous les chasseurs disponibles l'accompagnent à la fusée. Elle les salue en brandissant sa corne. Ils rugissent chaleureusement. Elle entre dans la fusée qui décolle.

***

Quand Marf arrive sur Souabe, le Waldemar est déjà parti pour sa tournée. Le Président des Délégués assure l'intérim. Elle lui demande audience et rend compte de Tibet, utile contrepoids au rapport des ambassadeurs que l'impatience et la déception ont rendus amers. Marf insiste : la mission a réussi autant qu'elle le pouvait. Mais Tibet est à part depuis longtemps : d'ailleurs, quand la Ligue éparpilla des hôtels sur les Planètes, elle n'en mit pas sur celle-ci.

Il reste à Marf quelques semaines avant d'aller à Echigo. Elle épouvante Héloïse en lui racontant sa chasse au ... Héloïse touche sa peau et confirme le diagnostic de Spinole : elle est encore plus douce. Pratique, elle suggère d'extraire de ce venin un produit cosmétique. Marf s'insurge : je veux rester la seule !

Héloïse lui dit que "la gamine" (Blanche) vient tous les jours voir si elle est rentrée. Une fille sympathique, joliment délurée : elle porte une jupe longue qu'elle a criblée d'ouvertures, révèlant les gracieusetés de son corps mignon, tout en étant vêtue "à la lunaire". Marf rit : elle rendra fous les jolis secrétaires avec qui elle batifole.

Justement, Blanche arrive. Toute révérence oubliée depuis qu'elle a surpris Marf sautant sur Spinole, elle se jette à son cou. Pour calmer la pétulante fille, Marf prend l'air sévère du professeur outragé :

— Eh bien, jeune fille, est-ce ainsi qu'on respecte son Professeur ?

Blanche, dépitée, éclate en sanglots. Elle attendait "Dame Marfise" si impatiemment, elle n'a pas pu se retenir. Elle implore son pardon. Elle est si reconnaissante que son enthousiasme l'a emportée.

Marf la console, la complimente de ses innovations vestimentaires et lui demande si elle est contente de ses fripons. "Ah ! ceux-là !, dit-elle avec dédain, j'ai trouvé mieux". Elle rougit (pensant à son rendez-vous avec le Professeur Grandin).

Marf reprend ses cours, multipliant les séances avant sa nouvelle absence. Blanche, la contemplant avec adoration, s'applique à absorber son enseignement. Ses notes de cours sont tellement exactes que les étudiants se les arrachent, autant que la fille elle-même dont l'habillement excentrique cache et exhibe les appâts avec un art irrésistible. Elle obtient le meilleur résultat à l'examen partiel.

Blanche supplie Marf de l'emmener avec elle "là où elle va" (Marf ne l'a pas dévoilé, seule Héloïse le sait). N'a-t-elle pas été contente d'elle lors du voyage à Tibet ? Marf refuse, sans donner d'explication : "cette fois, ce n'est pas possible".

Pour cacher sa destination, Marf ne rejoint pas Echigo directement. Elle prend la fusée pour une autre planète d'où elle repartira. Elle se félicite de sa ruse en découvrant que Blanche l'a suivie et se cache de son mieux parmi les passagers.

En arrivant à destination, Marf la sème sans difficultés et saute dans la fusée pour Echigo, se demandant quelles aventures rencontrera Blanche sur une planète inconnue où elle n'a rien à faire. 

6. Château Haut

Au spatioport, Marf est accueillie par le vice-chambellan du Château qui, respectueusement, l'entraîne vers un antique engin volant, sur les portes duquel Marf reconnaît les armoiries qui ornent la bague d'Archilore : un dragon ailé tenant dans sa gueule une bague en rubis. Elle connait la rareté des véhicules sur Echigo, mais elle pensait bénéficier du matériel qui accompagne nécessairement le déplacement du Waldemar. Elle s'enquiert de façon détournée de la capacité de l'engin à accomplir le long voyage jusqu'au Château. Le vice-chambellan la rassure, l'aller n'a pas connu de problème, il en sera de même au retour. Devinant sa question, il ajoute que la Dame tenait à ce que dame Marfise voyage dans le véhicule de la Famille "afin qu'elle soit tout de suite chez elle". Le conducteur décolle et s'élève peu à peu au-dessus des montagnes. Le vice-chambellan couvre Marf de fourrures car l'air fraichit.

Le vol dure longtemps et, quoique la machine n'aille pas vite, elle supporte vaillamment l'épreuve. Elle se pose dans la cour du Château, au milieu des serviteurs prosternés. Le Chambellan conduit une Marf épuisée vers le porche d'entrée où l'attend la Dame elle-même qui, la saluant de la tête, la prend par la main, l'entraîne à l'intérieur et disparaît. Le Chambellan empressé lui montre son appartement. Ce n'est pas le même, il se trouve dans une autre aile du Château.

Les soubrettes ont tout préparé : un grand feu brûle dans la cheminée, et un bain chaud attend Marf. Les soubrettes la sèchent et lui tendent un déshabillé molletonné, abondamment garni de dentelles. Le Chambellan revient l'informer que, pour son repos, on lui servira son dîner ici ce soir. Marf, courant aux fenêtres, constate que son appartement est dans une tour, à l'angle du château, en face de la forêt. Elle mange avec appétit et se détend. Les soubrettes se retirent en lui souhaitant bonne nuit.

Marf contemple la forêt enneigée, éclairée par la lune, quand elle entend un bruit. Elle se retourne : Archilore lui tend les bras, vêtu d'une robe de chambre fourrée.

"Bienvenue Marfise" lui dit-il. Écartant les pans de son peignoir, il se colle contre elle qui frémit. Ses appartements sont au-dessus ou au-dessous (elle ne saisit pas bien) et un passage secret les relie aux siens. Il le lui montrera demain, pour l'instant il la veut. Elle le veut. Séparés depuis longtemps, ils se roulent l'un dans l'autre, et Marf retrouve la délicieuse impression de faire l'amour avec un nuage. Sa fatigue s'envole et elle jouit de l'instant. Au matin, toujours enlacée à Archilore, elle ne se souvient pas du moment où elle a plongé dans le sommeil. Archilore attendait son éveil pour s'emparer d'elle à nouveau. Il s'extasie de la suprême douceur de sa peau : sa chair suave est devenue moelleuse. Il la caresse sans fin et Marf se sent dilatée.

Un carillon retentit. Archilore se sépare à regret de Marfise. Ce soir, la Dame donne un dîner de gala que Marfise présidera. Parents et alliés sont invités, la Dame attend Marfise pour lui expliquer le protocole et les exigences. Marf soupire : elle préférerait rester au lit avec Archilore ou courir ensemble dans la forêt, "j'ai tant pensé à toi, l'autre fois, quand j'étais au belvédère". Archilore lui promet l'une et l'autre chose, mais le premier jour est voué aux cérémonies. Il montre à Marfise comment ouvrir et refermer le passage qui conduit chez lui, et, avec un dernier baiser brûlant, disparait.

Les soubrettes entrent avec le déjeuner, puis baignent et coiffent Marfise, la vêtent d'une robe de jour très simple, et d'une cape de fourrure. Le Chambellan vient la chercher. Elle est attendue dans la galerie. A un bout de la longue pièce qui servait d'atelier, largement éclairée par de grandes fenêtres et une verrière,  se dresse la statue de Marfise et, à l'autre extrémité, le groupe des Marfises. Marf, encore seule, s'en approche : elle est celle de gauche. Si elle ne s'en souvenait pas, elle hésiterait. Les mains des deux Marfises s'effleurent du bout des doigts tendus. Elles sont superbes, et Marf devine l'émoi d'Archilore quand il les regarde. Justement, la porte s'ouvre et il apparaît, donnant le bras à la Dame.

Ils se saluent cérémonieusement. Archilore, à force de contempler l'adorable groupe, a eu envie de le compléter. Les deux Marfises en demi-profil, tournées l'une vers l'autre, le bras tendu, laissent entre elles un espace vide : dame Marfise accepterait-elle de le remplir ? Elle se mettrait au milieu, de face, et enlacerait les autres.

Marf, si elle trouve l'idée plaisante (les trois Grâces en une seule !), la rejette : il n'existe que deux Marfise, elle et l'autre. Il serait fallacieux, et peut-être dangereux, d'anticiper une réincarnation future. La vraie force du groupe ne provient pas de sa beauté plastique : à partir du premier modèle, le sculpteur produirait autant de Marfises qu'on voudrait, les mettrait en ronde, de dos ou de face, les empilerait à l'endroit ou à l'envers. La puissance du duo réside dans son secret : l'identique est différent. En ajoutant une fausse Marfise, on détruirait cette magie.

En outre, avec les poses dynamiques et compliquées des deux Marfises, celle qui se tiendrait verticale pour servir d'axe de symétrie, aurait l'air bête et inerte, rompant l'harmonie de l'ensemble.

Marf se prêtera volontiers à une autre composition en duo, elle refuse de simuler un trio. Esthétiquement déçus, Archilore et la Dame lui donnent raison. Ils se sont laissés emporter. Quant au nouveau groupe, on remet la décision aux essais à venir en présence du sculpteur.

Archilore se retire et la Dame emmène Marf dans son boudoir afin de lui expliquer le dîner. Marf le présidera, la Dame à sa droite, Archilore à sa gauche. Son nom ne sera pas prononcé, on l'appellera "dame Archilore". Il s'agit de l'honorer et de l'exposer à l'admiration des féaux et parents. Sortant la liste des invités, la Dame commente les plus importants et indique ce qu'il faudra leur dire.

— Tout ceci est-il bien nécessaire ?, soupire Marf, d'avance exténuée, quoique ravie d'être nommée, ici, "dame Archilore".

— Indispensable, répond fermement et affectueusement la Dame. A défaut, vous ne seriez qu'une de ces gourgandines qui hantent les châteaux sans avoir vraiment d'existence.

Marf passe la journée à apprendre la liste et à se préparer à son rôle. Les soubrettes, infatiguables, tressent ses cheveux et élaborent un édifice compliqué orné de fleurs et de bijoux. Elles l'aident à passer une robe de cérémonie qui dénude largement ses épaules et son dos. À la taille, elle se resserre en fourreau jusqu'aux chevilles découvertes. Les soubrettes ne présentent pas les écrins ; d'autorité elles parent Marfise des diamants ancestraux : tour de cou, boucles d'oreilles, bracelets et chaînes de cheville.

Marchant à petits pas onduleux derrière le valet qui lui ouvre les portes, Marfise arrive à l'entrée de la grande salle. D'une voix forte, le Chambellan annonce "dame Archilore". Les conversations s'interrompent dans un murmure émerveillé et, l'un après l'autre, dans l'ordre hiérarchique, les invités se font présenter par le Chambellan. Marfise, les saluant d'une infime révérence, énonce la phrase attendue.

Puis, elle préside la longue table, s'ennuyant malgré l'excellence de la chère et le divertissement d'un orchestre dans la galerie supérieure. Elle comptait sur quelques gestes cachés d'intimité  mais le fauteuil d'Archilore est loin du sien et, lui-même, se comporte avec solennité.

Enfin, un clignement d'yeux de la Dame lui indique qu'elle peut se retirer sans indécence. Saluant globalement l'assemblée d'une ample révérence, elle disparaît, rejoint ses appartements, se fait rapidement dévêtir et plonge dans son bain. Revêtant le chaud déshabillé, elle congédie les soubrettes et attend Archilore qui, occupé par les invités, ne saurait venir vite. Elle s'endort dans cette espérance, et s'éveille seule et déçue. Les soubrettes apportent le déjeuner et se retirent. Enfin, le mur s'ouvre et Archilore surgit. Il la remercie de s'être prêtée à la cérémonie, sa beauté a ébloui les participants.

Ils descendent à la galerie, Marf reste en peignoir puisqu'elle se mettra nue. Le sculpteur la salue avec enthousiasme : le groupe qu'il a réalisé, quoiqu'il ne lui apporte qu'une fierté secrète, fut le plus grand plaisir de sa vie. Sans donner d'explications, on l'avise que l'idée du trio est abandonnée. Il s'agit de penser et de faire un autre duo. Après plusieurs essais (que Marf suit dans deux grands miroirs opposés), on décide de mettre les filles dos à dos, Marf imitant à l'envers la posture de l'autre.

Marf pose avec plaisir. S'appuyant contre Marfise, elle ne se fatigue pas exagérément. Le sculpteur multiplie les croquis. Il va travailler et, avant de partir, Marfise fera une dernière séance.

"Nous sommes libres à présent", lui glisse Archilore à l'oreille.

***

Commodément vêtus, ils partent dans la forêt enneigée. Archilore mène le traineau que tirent de bizarres quadrupèdes. En chemin, ils rencontrent des pavillons où de grands poêles maintiennent une douce chaleur. Ils s'arrêtent au premier et Archilore, déshabillant Marfise, s'extasie encore de l'exquisité de sa peau. Marf lui raconte la chasse et son issue dramatique. Archilore défaille à la pensée qu'il a failli la perdre sur une planète inconnue. Que serait-il devenu, réduit au marbre des statues ? Regrettant de n'avoir pas plus de mains pour la caresser et de bouches pour la baiser, il honore sa chair moelleuse et l'étreint avec fougue. Marf, heureuse, se laisse adorer.

Ensuite, ils repartent, faisant étape à chaque pavillon. Voyant arriver la nuit, Archilore décide de rester là. Il envoie un message au Château et, quelque temps plus tard, un traineau leur apporte collation, literie et habits.

Quand, au matin, ils regardent à travers le givre des vitres, le pavillon est cerné par une meute de fauves, des hybrides de loups et d'ours qui poussent des cris rauques. Ils ont dévoré les animaux de trait dont le sang et les vestiges souillent la neige.

— Que décidons-nous ?, demande Archilore.

— Un carnage, répond Marf, furieuse de cette fausse note.

Le pavillon est un relai de chasse, bien pourvu en armes de toutes sortes. Revêtant des combinaisons de cuir souple, ils accrochent des poignards à leur ceinture et prennent des arcs puissants. Marf sort, Archilore la couvrira de l'intérieur. Une bête se jette sur elle qui la transperce en plein élan. Les autres se précipitent pour dévorer le cadavre. Pendant qu'ils se disputent les morceaux, Marf les ajuste posément et les tue un par un. Quand elle croit en être débarrassée, le plus gros, resté à l'écart, bondit sur elle. Archilore, par la fenêtre, tire et la bête meurt, à la fois du poignard que Marf a lancé et de la flèche d'Archilore.

Après s'être accordé une brève mais intense étreinte, les deux s'équipent en armes et prennent à pied le chemin du retour. Attaqués plusieurs fois, ils sèment les cadavres derrière eux. Joyeux, ils rejoignent le Château et, après avoir salué la Dame, à peine émue de leur aventure, se retirent dans leurs appartements (se donnant rendez-vous, dans un murmure).

Marf, dans son bain, s'examine. Elle a été griffée profondément à plusieurs endroits. Les plaies sont déjà cicatrisées et leur trace commence à disparaître. Se pourrait-il que le venin du ... ait aussi cette propriété ?

Elle le pense lorsque, Archilore la rejoignant, elle observe ses blessures encore saignantes. Elle se colle contre lui, espérant que sa peau transmettra sa vertu à la sienne.

Le jour suivant, ils revêtent une combinaison noire et un petit chapeau rond. C'est l'habit d'anonymat. Ceux qui les croiseront les ignoreront, affectant de ne pas les voir. Ainsi dissimulés, Archilore montre le Château à Marfise. Ils descendent dans les souterrains, montent au sommet des tours, parcourent des galeries désaffectées, visitent des appartements oubliés. Le Château est immense, puissant et ramifié. Des générations successives l'ont orné et augmenté.

Les quelques jours qui leur sont impartis passent vite. La fin approche. Ils retournent voir le sculpteur. Il a avancé son travail préparatoire mais la symétrie imposée lui parait artificielle. Tremblant de son audace, il suggère d'y renoncer. Marf l'appuie vivement, pensant qu'elle est elle-même, pas seulement l'image de Marfise : elle se pressera de face contre la statue et la prendra dans ses bras. De nouvelles poses et de nouveaux croquis s'ensuivent. Marf, nue, se félicite que les poêles entretiennent une telle chaleur. Le sculpteur, affolé par son sujet, ne sait plus quelle pierre il utilisera. Depuis la dernière fois, la peau de Marf est devenue plus diaphane, il pense pour elle à un marbre un peu translucide. S'il employait le même marbre pour les deux, l'unité du groupe serait assurée au détriment de la vérité. Marf se réjouit de cette nouvelle différence.

Cette grave question suscite un long débat auquel Marf, rhabillée, assiste, muette et souriante. Elle aime qu'on parle d'elle. Le sculpteur sort d'un coffre des échantillons de pierres et se met d'accord avec Archilore.

Aux dîners, la Dame teinte d'affection le cérémonial immuable. L'ultime soir, elle prend les mains de Marf et la baise au front : "Dame Archilore, vous voir est un plaisir, vous recevoir un bonheur. Revenez."

Cette nuit, Marf emprunte le passage secret et c'est elle qui rejoint Archilore. Dans ses appartements somptueux, il a ménagé un petit salon intime où ils s'ébattent une dernière fois. Le Waldemar va poursuivre sa tournée, il ne rentrera pas sur Souabe avant trois mois, et Marf devine que, à ce moment, elle sera partie sur la Lune. Quand se reverront-ils ? "Moi, dit Archilore, je vous ai toutes pour contenter mon regard à défaut d'autre chose. Mais toi ?"

— Moi, répond Marfise, j'ai les mêmes statues en modèle réduit. En les regardant, je sens ton regard me caresser.

Au petit matin, Marf monte dans l'antique véhicule qui ne lui inspire plus d'appréhension. Non seulement les serviteurs se prosternent, mais tous les féaux et parents du grand dîner sont là et saluent.

7. Nouveau retour à Souabe

Son séjour à Echigo a projeté Marf hors du temps. Elle a l'impression d'être partie des mois, à peine quinze jours ont passé.

Héloïse, contente de ne pas suivre le Waldemar pendant son long voyage, a été temporairement promue "capitaine du Palais", et pas seulement de la Porte. Elle a beaucoup d'occupation et n'est pas là quand Marf, encore vaporeuse, arrive chez elle.

Par contre, elle trouve la petite Blanche, folâtrant avec le beau garçon qui attend Héloïse. Elle s'en démêle en voyant Marf, et se précipite vers elle, sans même se rajuster. Se souvenant de la rebuffade qu'elle a subie l'autre fois, elle arrête son élan et, réfrénant sa joie, s'incline respectueusement. Ce coup-ci, c'est Marf qui, saturée de cérémonial, la prend dans ses bras et l'embrasse.

Blanche, honteuse et rougissante, avoue qu'elle a eu l'indélicatesse de la suivre quand Marf est allée "elle ne sait toujours pas où", car elle l'a perdue au spatioport. Marf s'apprête à la réprimander pour la forme quand la petite, en pleurnichant, raconte les malheurs que lui a valus son incartade. Partie sur un coup de tête, elle n'avait rien emporté, comptant rattraper Marf et s'accrocher à elle. Elle s'est retrouvée sans un sou sur une planète inconnue. Elle a tenté "le truc habituel", ramasser un garçon et se faire héberger, mais  quelque chose en elle leur déplaisait (elle est encore vexée), et ils la fuyaient, même les plus moches. Affamée et frustrée, elle pleurait sur un banc quand une fille l'a emballée, amenée chez elle et contrainte à "des trucs" dont le souvenir la dégoûte. Se pliant à la nécessité, elle a obéi pour être nourrie et habillée. Quelques jours plus tard, pendant que la fille était sortie, elle a volé de l'argent, sauté par la fenêtre et couru au port où, par chance, une fusée pour Souabe allait décoller.

"T'aurais pas dû me laisser tomber", gémit-elle. Marf, tout en la cajolant, lui reproche sa double incongruité : on ne tutoie son professeur et, comme Blanche l'a suivie malgré sa défense, elle ne lui devait rien d'autre qu'une gifle. Blanche, docile et reniflante, tend la joue pour la recevoir. Marf soulève sa jupe et donne une tape sur ses jolies petites fesses rondes : "nous voilà quittes".

Blanche, à nouveau frétillante, veut tout savoir des "vacances" de Marf. Celle-ci se tait, décevant sa curiosité. Blanche la scrute avidement, cherchant des indices ou des traces. Elle s'exclame : "où que tu fusses, c'était vraiment ailleurs !". Elle propose de défaire ses bagages, Marf refuse. "Tu m'en veux encore", couine la fille.

Heureusement, Héloïse arrive, renvoie la petite et, après un petit tour dans sa chambre avec le garçon, le congédie aussi. Elle prend Marf dans ses bras. Elle sait où elle était et avec qui. Marf qui peine à reprendre contact avec la réalité, se blottit contre elle et se détend.

Sans se confier, elle parle d'une bataille avec des bêtes féroces et de sa surprise que les cicatrices disparaisse si vite. Elle ouvre ses habits et lui montre : il reste à peine une trace.

— On fait l'expérience ? demande Héloïse.

Marf accepte, avide de concret. Héloïse saisit un poignard et lui entaille franchement le bras. Marf crie de douleur. Le sang coule abondamment, puis s'arrête, les bords de la plaie se rapprochent, la cicatrice boursoufflée se résorbe, rosit et se réduit à un mince trait pâle. Décidément, le venin du ... a des propriétés magiques. Les chasseurs de Tibet se contentent de la corne de la bête, il faut en dépiauter une pour localiser la poche à venin, à moins qu'il s'active seulement dans les derniers spasmes de l'agonie.

***

Marf reprend ses cours. Blanche la presse de l'emmener avec elle sur la Lune. C'est son rêve depuis toujours, et de plus en plus. Le cours de Marf, les récits des "revenants", loin de l'effrayer, l'excitent comme une délicieuse perversité. Ce monde clos suscite ses fantasmes et, maintenant, grâce à Marf, il est à portée de sa main. Elle étudie assidûment pour tout assimiler. Marf, à la fois lassée et amusée par son acharnement, ne veut pas de favoritisme. Déjà, les étudiants clabaudent sur l'adoration que lui voue Blanche. Marf, après avoir consulté l'université, annonce officiellement qu'elle récompensera son meilleur étudiant : celui ou celle qui sera premier aux examens de sa matière gagnera le droit de l'accompagner sur la Lune pour joindre la pratique à la théorie. Elle prendra les frais à sa charge. Blanche redouble d'efforts et en oublie même tout souci vestimentaire. Les garçons se plaignent qu'elle perd son charme et devient inaccessible.

Marf, imprégnée du souvenir d'Archilore, ne se sent plus d'appétit pour les hommes, nombreux à lui courir après. Elle croise souvent Grandin qui, désormais, affiche un respect marqué, même lorsqu'ils se rencontrent chez Héloïse.

Quant à Hermin, il a disparu. Marf veut qu'il lui parle des exportations de la Lune. Elle prend contact avec son centre de recherches : il a perdu de vue Hermin. Elle charge Blanche de plonger parmi les étudiants et d'apprendre ce que le garçon est devenu. Blanche, regrettant de perdre son temps à ça au lieu de travailler, négocie : pour compenser, Marf lui donnera des leçons particulières. Sur sa promesse, elle revêt ses tenues les plus affriolantes et, artistement déshabillée, saute au milieu des garçons de toute l'université, passant ses questions de lit en lit. Une semaine après, épuisée et aspirant (temporairement) à la continence, elle rapporte l'information : Hermin est parti sur la Terre avec une fille ravissante, laissant ses travaux en plan.

Pourtant, Marf a besoin d'en savoir davantage. Qu'impliquent des exportations de minerai dix fois supérieures à la production ? Faisant agir Grandin pour obtenir des rendez-vous, elle rencontre plusieurs collègues de Hermin : leurs travaux, encore inachevés, semblent indiquer que les échanges de la Lune correspondent à à ceux d'une planète industrielle d'un million d'habitants.

Cela signifie, pense Marf, que la Lune des machines dépasse dix fois celle de la Cité... Marf connaît l'existence des zones de reproduction et d'élevage ; elle devine que le système de survie et l'approvisionnement de la Cité exigent la production de machines et de ressources.... La Cité est la surface d'un iceberg. Mais dix fois représente un facteur multiplicatif énorme. Marf, saisie de vertige, doit admettre que, outre la zone cachée qui entoure et soutient la Cité, existent d'autres zones inconnues dont l'objet lui échappe. La Cité ne serait alors que l'un des programmes des machines. La Lune est vaste et le temps des machines se mesure en siècles... Marf ne doute pas que les machines œuvrent, à leur façon, au bien de l'Humanité. Maisquelle est "leur façon" ? Autonomes et éternelles, leur horizon est hors de vue des Humains.

Marf, refoulant ces questions sans réponse, se concentre sur l'évolution de sa Cité. Les rares nouvelles que Cornille envoie témoignent d'une extraordinaire ébullition, engendrée par la thèse de Marf et les évènements associés. Cornille lui demande de revenir au plus vite.

***

Archilore absent, rien ne retient Marf sur Souabe. Néanmoins, elle veut terminer son cours. Elle tient à respecter son contrat et, surtout, elle pressent la nécessité de former sur Souabe des "sélénologues", des spécialistes de la Lune qui sachent, sinon comprendre, du moins interagir avec les Lunaires.

Marf demande audience au Président des délégués pour savoir où en est la tentative d'ambassade sur la Lune : les contacts établis par l'université et par les Marchands n'ont provoqué ni hostilité ni intérêt. Marf souligne à nouveau la difficulté d'un dialogue sans objet ni sujet. D'une part, la Lune ignore les Planètes ; d'autre part, elle ne dispose pas d'un "gouvernement", d'une "autorité" ou "représentation", avec qui négocier.

Marf, se justifiant par sa compréhension intime de la Cité, propose une solution de fait : que les Marchands doublent leur présence sur la Lune (moyennant indemnité) et se proclament "ambassade de la Confédération". Cela ne soulèvera aucune objection dans la Cité et servira de truchement. En permanence, des Lunaires veulent émigrer : au lieu de se lancer à l'aventure, ils passeront par "l'ambassade" ; de même les Planétaires installés sur la Lune y trouveront une "maison natale".

Le Président refuse : habitué aux longues négociations et aux accords grâce auxquels la Confédération fonctionne, il répugne à une action "brutale" car non formalisée.

Alors, dit Marfise, il faut obtenir un avis des machines. Elle explique au Président éberlué que, sur la Lune, l'intérêt collectif n'est pas incarné par une institution humaine : les machines disposent de toutes les données, les analysent et les synthétisent ; aucun homme ou groupe d'hommes ne peut rivaliser avec elle. Si les machines acceptent, l'ambassade sera légalisée.

— Alors, s'offusque le Président, vous êtes gouvernés par les machines ?

Marf s'épuise à le nier : les Humains s'autogouvernent au moyen des machines. Elle ne convainc pas le Président, et ne se convainc pas elle-même, la Lune secrète dont elle connaît l'existence, l'oblitération du passé, la font douter de la fidélité des machines.

Toutefois, elle est certaine que si, saisies de la question de l'ambassade, elles émettent un avis positif, elles attriburont des locaux et des moyens. L'ambassade sera pourvue et pourra fonctionner, dans le respect, bien sûr, des règles et coutumes.

Marf suggère au Président effaré que l'université et les Marchands demandent à leurs interlocuteurs lunaires indécis de prendre l'avis des machines. Quoique choqué, le Président accepte.

***

A son dernier cours, comme elle l'avait promis, Marf évoque sa thèse : il y a plus d'un siècle, la Lune a connu une vague d'émigration massive dont les archives de Souabe gardent la trace et que celles de la Lune oblitèrent. Marf a donc posé la question : comment réconcilier deux sources discordantes et également fiables ?  Sur la Lune, en son temps, cette émigration a été enregistré par les machines, comme tout le reste. Au cours des années suivantes, les machines ont épuré les archives (elle évite de dire "falsifié").

Les questions fusent de tous côtés. Les étudiants connaissent assez bien la Lune à présent pour comprendre que tout est artificiel. "Tout", cela inclut-il le passé ?

La petite Blanche crie plus fort que les autres pour réclamer, sinon une explication, du moins une hypothèse. Marf, se forçant à aller à la limite du pensable, formule difficilement sa conjecture.

Elle rappelle les faits : les machines n'empêchent pas l'émigration, ni individuelle ni massive. Elle suppose que l'oblitération du passé vise à éliminer les "bruits" qui parasiteraient les comportements. Le souvenir d'une vague d'émigration influencerait le présent et pourrait, ou bien freiner, ou bien accélérer une nouvelle vague, indépendamment des conditions présentes. Dans un milieu clos les phénomènes de résonance sont intenses.

— Voilà mon hypothèse, conclut-elle : en rendant le Présent indépendant du Passé, les machines en libèrent les forces.

Les étudiants, perplexes et insatisfaits, applaudissent poliment.

Les examens ont lieu et, sans surprise, Blanche est, de loin, la première. Marf proclame les résultats publiquement. Elle ajoute que la Confédération cherche à établir des contacts officiels avec la Lune et qu'elle aura besoin de Sélénologues.

Blanche, rouge et palpitante, reçoit les compliments jaloux de ses camarades. Elle court chez Héloïse, pressée d'exprimer sa joie à Marf et de lui demander des conseils sur les habits qu'elle portera sur la Lune. Elle a bien l'intention d'être la plus désirable après Marf.

— Quand partons-nous ?

Marf la calme. Blanche doit subir le stage et réussir les tests. Cela lui donnera une idée de la vraie vie dans les souterrains. Blanche le sait, elle est déjà inscrite et, pendant son absence, elle fera travailler les couturières. Que se fera-t-elle confectionner ?

Marf sourit. La futile question a son importance. Elle se souvient d'avoir choqué en débarquant avec sa jupe courte. L'habillement ne se réduit pas à une affaire de mode, il participe des coutumes sexuelles : les robes longues des filles expriment leur jeu d'inaccessibilité.

A la faveur de la confusion qui, selon Cornille, règne à présent, Marf se soustraira à ces stupidités et assumera sa marginalité. Elle explique sa position à Blanche : "je serai comme ici". Que toutefois, elle se fasse faire deux tenues lunaires, l'une conventionnelle, l'autre avec autant de trous qu'elle voudra, des ronds, des carrés, des triangles, tant qu'elle veut, où elle veut .

***

En attendant le départ, Marf relit les archives de la Chambre de Marfise. Elle s'est présentée au Palais. Héloïse, à son poste, a réglementairement réclamé un laisser-passer. Marf a montré la bague du Waldemar. La garde lui a rendu les honneurs. Elle peut aller et venir comme elle veut. Empruntant le passage secret en face de l'ascenseur, elle s'introduit dans la Chambre, salue affectueusement la statue, et prend copie du rapport de Brandimart auquel elle réfléchit intensément.

Quand elle retrouve Héloïse chez elle, elle l'interroge sur la fin de Marfise. Archilore avait remis le récit à plus tard et l'occasion ne s'est pas présentée. Les Archives du Palais, dit Héloïse, commencent avec la Chronique irrégulière que faisait tenir Waldemar depuis qu'il était Référent Suprême. Après la victoire de Marfise à Echigo ("tu dois être au courant"), elle a quitté Waldemar, le laissant poursuivre la guerre contre les moines guerriers avec l'autre femme, Lux : ils ont fondé ensemble la première Confédération, puis regagné Souabe.

On ne sait rien de la vie de Marfise pendant ce temps. Selon certaines légendes, elle passa ces années à faire l'amour avec le bel Astolfe ; pour d'autres, elle se retira sur Tibet dans le couvent de Terrestin ; d'autres assurent qu'elle repartit sur la Lune ou sur la Terre ; d'autres enfin que, déguisée, elle vécut la vie ordinaire des Planétaires.

La Chronique la mentionne à nouveau, le jour où elle se présenta au Palais. Waldemar avait interdit qu'on touche à ses appartements dont lui seul gardait la clef. Mis soudain en présence de Marfise, il fit sortir tout le monde et s'enferma avec elle. Trois jours après, ils sortirent, enlacés et radieux. Lux se jeta sur elle, le poignard en avant. Marfise, écartant Waldemar, dégaina le sien et au terme d'un combat long et brutal, Lux fut tuée. Marfise refusa tout rôle officiel et les Archives ne contiennent plus qu'une chose à son propos : Waldemar vieillissait ; un jour, Marfise disparut et il mourut. Des élections désignèrent "le Waldemar" suivant. Il hérita de la clef de la Chambre de Marfise qui est toujours restée un lieu fermé et sacré.

Ni archives ni légendes n'en disent davantage. Il existe juste une rumeur informulée : Marfise serait une Déesse qui ne mourrait jamais et réapparaîtrait épisodiquement, toujours aussi belle, vaillante et nécessaire.

Héloïse sourit à Marf :

— Il y aura d'autres légendes... certaines commencent à naître...

***

Blanche revient toute agitée du stage. Elle savait déjà tout et n'a rien vu, sauf un adorable garçon avec qui elle a passé tout son temps : il était..., il faisait..., elle le... Hélas pour lui, il a raté les tests. Elle, elle a obtenu le meilleur score. Ses vêtements sont prêts, elle a fourbi ses armes secrètes, elle est prête à partir.

Elles partent.

Livre 3. La Lune

1. Etat des lieux

Depuis le départ de Marf, la Cité connaît une effervescence croissante.

Le Journal d'Avoye a troublé, plus que convaincu. Face à l'anodine version des machines, les jours de passion douloureuse narrés par Avoye semblent nés d'une imagination malade. D'ailleurs, dans son dossier, les psys mentionnent des "troubles mémoriels".

Mais la liste de Marf reste incontournable. Mis en appétit par le résumé de sa thèse, les Lunaires ont surmonté le huis-clos et obtenu la diffusion du texte intégral : les grognons de la Faculté d'Anthropo n'ont pas résisté contre toute l'Université et la pression de l'opinion publique. La thèse, trop prudente, a déçu mais les énormes annexes ont passionné : les quarante mille noms ont été scrutés et leur jour d'arrivée sur Souabe confronté aux dates de départ fantaisistes des archives.

La conclusion s'impose : pour une raison inconnue, les machines ont délibérément faussé leurs enregistrements. Interrogées, elles ont répondu question inexistante. Les lunaires se la posent quand même : les machines répartissent sur vingt ans les départs de quelques années, dissolvant la vague en goutelettes. Comment, désormais, faire confiance aux archives ? Le Journal d'Avoye gagne en crédibilité : s'il a été corrigé par un algorithme, combien de journaux intimes, combien d'ouvrages, combien de statistiques, combien de documents ont-ils été modifiés de même, à l'insu de tous ?

Tout ce que savent les lunaires est "écrit" en numérique et conservé dans la machine. Les copies aussi. Il n'existe pas de version indépendante à laquelle confronter le texte qu'on lit.

La régression technologique qu'inspire ce doute prend modèle sur les exemplaires imprimés du Journal laissés par Marf : les caractères gravés à l'encre sur du papier sont définitifs et incontestables alors que, dans l'univers de la machine, tout est réversible et variable. Seul un support matériel ne triche pas.

En réponse aux demandes, les ingénieurs conçoivent un dispositif permettant de sortir de l'écran ce qu'on y voit. Il faut un logiciel, un appareil, de l'encre et du papier. Les ingénieurs ne se heurtent à aucune opposition des machines : elles fournissent les matériaux et lancent les processus industriels nécessaires. Les quantités à produire croissent car on se met à imprimer à tour de bras. Rapidement se posent des problèmes de stockage et de classement.

Les lunaires ne font plus confiance aux machines pour communiquer leurs pensées. Les ingénieurs, toujours à l'exemple du Journal, réinventent Gutenberg. Chacun diffuse ses poèmes, ses pensées, ses travaux, pensant naïvement que, puisque ça l'intéresse, ce sera le cas de tout le monde. Rapidement, les exemplaires au rebut s'accumulent et, malgré la bizarre complaisance des machines, les ressources ne sont pas illimitées. Un gaspillage aussi absurde met en péril le nouveau medium. Apparaissent alors des "libraires-imprimeurs" : ils reçoivent les textes, estiment leur audience potentielle, et acceptent ou refusent de les reproduire et de les diffuser.

Toutefois, cette "dénumérisation" par matérialisation des données est limitée au présent : les Lunaires ont perdu leur passé, à moins que les machines aient des capacités de mémoire assez gigantesques pour conserver les versions successives et que, un jour, elles décident de dévoiler la vraie, la première.

Les lunaires sont assez raisonnables pour comprendre les limites du papier. Si "tout" avait été imprimé depuis le début, la Cité entière ne suffirait pas à stocker les données de quatre siècles. Inévitablement, des tris, des sélections, des épurations, auraient eu lieu. Une partie des anciens imprimés, recyclée, se serait convertie en papier pour les nouveaux. Et, de toutes façons, des armées d'archivistes ne suffiraient pas à exploiter cette masse. Comprenant que le passé brut est hors d'atteinte, les lunaires regrettent amèrement que leurs prédécesseurs n'aient pas, au moins, écrit et imprimé au jour le jour une Chronique de la Cité. À moindres frais, elle leur servirait d'Histoire.

Une interrogation fondamentale apparaît et s'approfondit : si leurs enregistrements ne sont pas fiables, peut-on encore faire confiance aux machines ?

La vie de la Cité repose sur elles et sur l'adhésion à leur action. On se les représentait naïvement comme des outils au service des Humains qui les contrôlent. Seuls les ingénieurs concernés savent que, pour l'essentiel, les machines sont autonomes : si, par construction (par hypothèse ?), elles se dévouent à l'Humanité, c'est à leur façon. Et les Humains ignorent en quoi consiste cette "façon".

Privés à leur insu de leur passé, les lunaires s'insurgent d'autant plus qu'ils ne voient pas la cause de cette falsification. Ils comprennent et acceptent les contraintes qui pèsent sur eux, la bienveillance réciproque, le tracking permanent, les automatismes de toutes sortes. Leur existence matérielle asservie à la survie et au Collectif, leur esprit reste libre. Mais, puisque tous les inputs qui l'alimentent sortent de la machine, à qui appartiennent les outputs ? L'univers mental apparaît aussi artificiel et conditionné que le physique. L'Humain n'est-il qu'un appendice de la machine ?

Ces interrogations ontologique ouvrent une possibilité effrayante : seule la machine choisit ; seule, elle pense ; seule, elle est.

Les lunaires désespèrent. Ils ne peuvent pas se libérer en brisant les machines : ils ne savent pas où leurs éléments sont localisés ni de quoi ils se composent, et ne survivraient pas une minute à leur destruction. Les ingénieurs, poussés à "reprogrammer" la machine, avouent leur impuissance : elle constitue une intelligence consciente ; leur capacité d'intervention se limite aux activités courantes.

Nul ne s'étonne de ne trouver aucune trace de l'origine de la machine, de sa conception, de ses instructions et de sa mise en route. Vraisemblablement, la base lunaire atteinte par les naufragés de la Catastrophe contenait des automatismes qui produisaient les conditions de vie nécessaires. L'augmentation soudaine de la population aura rendu nécessaire un changement d'échelle et un perfectionnement immédiats, que les Humains, traumatisés et inexperts, auront confié à la machine elle-même. Au bord de l'anéantissement, les Humains échangèrent leur essence contre l'existence, leur âme contre la survie. En externalisant leur reproduction biologique et l'élevage des enfants (quand et comment ?), ils se firent les produits des machines. Ce sont elles qui leur remplissent le cerveau et les formatent pour la Cité. Elles les programment en les éduquant et en les "déséduquant" par l'effacement du passé.

Ces doutes et questions rendent électrique l'ambiance de la Cité, sans engendrer d'étincelles car nul n'aperçoit d'issue : sur la Lune, les Humains ne peuvent pas se passer des machines.

Restent les Planètes. L'émigration permettrait d'échapper aux machines et de redevenir entier. Mais c'est sauter de la poêle dans le feu : les Lunaires ignorent et craignent les Planètes... Pour apprendre ce qu'elles sont, ils recherchent la compagnie et les confidences des planétaires. Installés sur la Lune et totalement assimilés, leur origine, habituellement, ne suscite aucune curiosité. A présent, au contraire, on les identifie et on les questionne. Eux-mêmes ne s'offusquent pas de la "dictature des machines" (comme on commence à dire) qui, pour eux, fait partie des innombrables contraintes à supporter temporairement : ils rentreront chez eux quand ils voudront, et l'Histoire de la Lune les indiffère. Chacun, selon ses souvenirs, plus ou moins fantasmés, raconte sa planète.

Leurs récits effraient les lunaires : la vie à la surface, en proie aux intempéries et aux bêtes, leur paraît une horreur que la technologie trop limitée échoue à combattre. Ils sont révoltés par la monstrueuse obscénité de la reproduction biologique que les femmes assurent personnellement et physiquement, ainsi que l'élevage.

D'un côté, les lunaires déplorent de s'être abandonnés aux machines ; de l'autre, ils refusent de toute leur âme (programmée ?) de vivre en sauvages. Appendice des machines ou animal, l'alternative est cruelle et sans réponse.

Le seul espoir réside dans cette Marfise dont la thèse interdite a dévoilé la supercherie des machines. On se rappelle, on se raconte, on écrit, la fameuse réunion du Forum. L'enregistrement (fidèle) des machines passe en boucle et la robe de Marf est copiée par les filles.

On se tourne vers Cornille, le seul qui ait soutenu Marf par qui tout est arrivé. Elle est sur les Planètes, dit-il. "Sur les Planètes ?", gémissent-ils, l'imaginant déjà dévorée ou dégénérée. Elle reviendra, Cornille la presse de revenir. Lui-même se refuse à toute déclaration.

Il est à présent Doyen, à la suite de la démission et de l'éviction honteuses de son prédécesseur. Mobilisant les moyens du Département d'anthropologie terrienne, il coopère avec l'Ingé pour qu'un faisceau d'observation traverse les siècles et documente l'état de la cybernétique au moment de la Catastrophe. Puisqu'il ne reste sur la Lune aucune trace de l'origine des machines, il faut les chercher sur la Terre des années 2040. Cela permettra de préciser la nature de la première machine et d'évaluer sa capacité d'évolution. Pour rejoindre la position occupée par la Terre quatre siècles auparavant, la lumière met une quinzaine de jours, et autant pour revenir. De multiples faisceaux sont lancés, enregistrant des conférences publiques, des séminaires et des manuels lus par des étudiants. Les espoirs de l'Ingé sont déçus : après la troisième révolution cybernétique, les intelligences artificielles étaient déjà devenues capables de se concevoir elles-mêmes. L'intervention humaine se limitait à fixer un cadre d'objectifs et de contraintes (dont les détails étaient développés par les machines).

Pendant ce temps, cahin-caha, la vie se poursuit, les lunaires se livrent à leurs activités, et la police des couloirs bloque les rares actes d'incivilité contre les machines. Des tentatives de suicide, immédiatement décelées, sont déjouées et leurs auteurs confiés aux médecins et aux psys.

Pamphlets contre les machines et dénonciations de leurs méfaits s'accumulent. S'ils font du bien à leur auteur, leurs lecteurs n'en sont pas réconfortés. Des réunions se tiennent sur le Forum sans que les machines s'y opposent : elles distribuent les codes d'accès et simulent le décor souhaité par les organisateurs. Avec leur assentiment, des milliers de lunaires s'assemblent pour crier leur détestation des machines et leur désespoir d'avoir perdu leur Humanité.

A côté de cette opposition ouverte, insidieusement, des comportements de fuite naissent et se généralisent. On s'abstient de recourir aux machines pour la vie quotidienne. Un peu par méfiance, beaucoup par crainte de leur intrusion, on ne leur demande plus où se trouve untel et ce qu'il fait, ou d'être guidé jusqu'à sa destination, ou encore les tâches urgentes de son agenda. Il s'ensuit erreurs, retards et quiproquos qui, tout en compliquant les relations, les rendent plus amusantes, au prix d'une dégradation de l'efficacité générale.

L'insatisfaction ontologique se traduit par un surcroît d'activité amoureuse : les Préférants multiplient les concours de célébration de leur Préféré ; des Tribunaux d'amour les arbitrent, distribuent des prix et font imprimer et diffuser les meilleurs chants. Certains, ne se fiant même plus au papier, écrivent sur les murs ou gravent dans le béton le nom, et parfois la louange, de leur Préféré que les robots nettoyeurs, pourtant si scrupuleux, n'effacent pas.

Ces artifices s'accompagnent d'un mouvement contraire, l'intensification des rencontres physiques : des Préférés délaissent leurs Préférants pour jouir de vraies satisfactions ; et réciproquement. Une fille ou un garçon accessible valent mieux qu'une divinité abstraite. Le sexe et ses raffinements, seule activité soustraite aux machines, permettent aux Humains de se sentir eux-mêmes.

2. Marf arrive

Pour le débarquement, Blanche a revêtu une robe longue largement décolletée. La jupe colle aux hanches et aux cuisses, découvrant la peau dorée de la fille par de nombreuses ouvertures.

Marf, elle, a conservé la tenue habituelle de Souabe : jupe courte et chemisier ouvert, sur lequel elle porte une courte jaquette.

A l'arrivée, Blanche est enregistrée, Marf reconnue. Elles passent l'inspection sanitaire. Marf s'attend à être interceptée et se souvient de la voix apaisante qu'elle a cru entendre dans sa tête. Ce n'est pas le cas. Les deux passent le sas et les machines leur attribuent des logements voisins.

Blanche met longtemps à parvenir au sien car, dans le climat de surexcitation sexuelle de la Cité, sa tenue affriolante lui attire un grand nombre d'invitations. Regrettant de ne pouvoir les accepter toutes, elle choisit les plus beaux garçons et disparaît successivement avec. Marf, elle aussi, se fait regarder avec désir (et semble-t-il moins de réprobation que la dernière fois). Elle décline les propositions et, dès qu'elle rejoint son gîte, elle prend contact avec Cornille.

Sa réhabilitation lui profite, il a encore rajeuni et paraît en forme. En la voyant au Visio, il pousse un soupir de soulagement. Il décrit rapidement le cercle infernal dans lequel tourne les lunaires, pris entre le refus des machines et la peur des planètes.

— Nous avons imité l'apprenti sorcier, dit-il sans s'émouvoir. Vous savez, celui qui commande au balai d'aller chercher de l'eau, ne sait pas l'arrêter, et le brise en morceaux qui deviennent autant de nouveaux balais magiques...

La référence amuse Marf qui, cependant la conteste. Elle en préfère une autre : les tailleurs charlatans ayant assuré le roi que seuls les sots ou les incapables ne verraient pas le splendide tissu dont était fait son habit, tout le monde l'admirait jusqu'à ce qu'un petit garçon s'exclame "Mais il n’a pas d’habits du tout !".

— Je suppose que quelqu'un a vaincu la résistance de ses parents qui essayaient de l'empêcher de parler. Vous avez été ce quelqu'un, et moi ce petit garçon. J'ai dit aux lunaires qu'ils sont des automates. Ils se prenaient pour des Humains, il leur reste à le devenir.

Marf et Cornille prennent rendez-vous pour échanger à loisir.

Alastor se présente. Il attend Marf depuis longtemps et s'en saisit avidement. Elle le laisse faire volontiers, amusée de penser à l'amoureux désincarné qu'il était jadis. "Tu m'as guéri, dit-il, pourquoi me privais-je de toi ?". Il fait état de la confusion générale : le jeu de la préférence est de plus en plus artificiel et irréel.

— Tant mieux, dit Marf, j'ai l'intention d'y mettre fin. Ça m'a toujours énervée.

Elle lui raconte comment le "jeu" est apparu jadis, remède à la maladie de l'attachement qui avait fait des ravages. Les habillements correspondants sont nés alors. Nul ne connait cette histoire, Alastor comprend que, celle-ci aussi, les machines l'ont effacée. Ça n'arrivera plus ! Excité, il décrit à Marf l'appareillage dont disposent à présent les lunaires pour échapper à l'oubli. Marf, amusée de cette involution, constate que les machines l'ont encouragée en fournissant matériel et équipements.

Alastor la quitte rapidement, il veut mettre cette histoire par écrit, la faire imprimer et la répandre partout.

Les autres Préférants de Marfise arrivent et, le genou en terre, commencent à déclamer leur bonheur de revoir sa beauté sublime et de retrouver leur prison d'amour. Marf les interrompt. Elle ne veut plus de ça. Qu'ils se comportent normalement ("mais c'est normal", gémissent-ils), qu'ils s'expriment avec leur corps, elle leur répondra de même si elle en a envie. Choqués et tentés à la fois (la courte jupe de Marf révèle ses cuisses), ils se retirent, penauds.

Marf décide de ne pas changer d'habits et de chercher le scandale à travers les couloirs, comptant sur la prochaine publication d'Alastor pour parachever cette petite révolution. Les filles qui déambulent majestueusement dans leurs robes longues la regardent d'un œil critique mais déjà un peu envieux. Habituées à leur harnachement, elles s'aident l'une l'autre à s'habiller. Comme se dénuder est une entreprise compliquée, elles apprennent à faire l'amour acrobatiquement, et  substituent les rendez-vous chez elles (où elles sont en déshabillé) aux rencontres dans la rue. Presque aucune fille n'entre plus dans le logement d'un garçon. Elles pensent, en observant Marf, qu'il est commode de se vêtir et dévêtir d'un geste, et agréable de montrer autant de soi qu'on en a envie. Quelques audacieuses prennent note de la forme de ses légers habits pour les recopier en rentrant chez elles.

D'autres, rencontrant Blanche, entourée et pressée par les plus jolis garçons du secteur, jalousent sa manière d'être à la fois nue et habillée, et se demandent pourquoi elles n'ont pas eu cette idée.

***

Marf, rejoignant Cornille, trouve Blanche assise sur ses genoux. Encore dépoitraillée d'être passée par les mains gourmandes des mignons secrétaires, elle lui raconte à l'oreille des histoires de Souabe, il lui répond avec vivacité.

Marf, amusée, se dit que Cornille rajeunit de plus en plus et demande comment Blanche est arrivée là. Elle a annoncé qu'elle était avec Marf et l'attendait, répond Cornille, nullement gêné par le négligé de la petite. En bavardant avec elle, il a découvert qu'il connaissait la "mère" de Blanche : une femme charmante dont il a, un moment, partagé l'existence quand il était sur la planète. Quoique les "paternités" ne soient pas enregistrées, il est possible, probable même au vu des dates, qu'il soit le "père" de Blanche. Cette éventualité a suscité en lui un sentiment d'affection pour la petite. Il s'en occupera tant qu'elle sera sur la Lune.

Marf envoie Blanche jouer avec les secrétaires (elle y court en troussant sa robe) et, s'asseyant en face de Cornille, se fait expliquer la situation en détails. Les lunaires ont perdu confiance dans les machines. Ils en viennent à les détester sans pouvoir s'en passer. C'est une impasse pour eux. C'en est aussi une pour la Cité qui dépend de la régulation des machines.

Pour Marf, la solution est simple : l'émigration de tous ceux qui ne supportent plus.

Cornille s'inquiète pour la Cité : si les mécontents parviennent à vaincre leur répugnance à l'égard des Planètes, le dégoût des machines est tel que les départs seront massifs. La Cité demeurera principalement peuplée de planétaires pour lesquelles les machines ne sont qu'une contrainte parmi d'autres. Quel paradoxe !

Marf se souvient des notes de Brandimart : lors de la vague précédente, les machines ont compensé les départs en augmentant le taux de reproduction. Cette fois encore, elles auront anticipé (provoqué ?) l'émigration à venir et préparé sa solution.

Cornille, ne connaissant pas les Notes, ne partage pas l'optimisme de Marf. Il ne croit pas à la repopulation et une Cité sans lunaires lui paraît une catastrophe. Marf insiste :

— Si c'était à craindre, les machines se seraient opposées au processus et rien ne se serait produit. Au contraire, grâce à elles, j'ai pu soutenir ma thèse et la diffuser, j'ai importé le Journal, réuni l'assemblée et distribué mes livres ; elles ont fabriqué le matériel d'imprimerie etc. Au total, les machines ont permis, et même alimenté, l'incroyable défi lancé contre elles, et organisé consciencieusement les meetings de dénonciation. Les machines n'ont pas d'amour-propre, elles suivent un plan !

— Supposons, rétorque Cornille. De toutes façons, rien ne se passera : les forces centrifuge et centripète s'équilibrent ; les lunaires ont trop peur de quitter la Cité.

— S'ils ne vont pas aux Planètes, elles viendront à eux, répond Marf.

Cornille ignore les tentatives de la Confédération de nouer des liens officiels avec la Cité et d'installer une représentation : il ne fréquente pas les Marchands et le Président de l'Université a jugé l'idée trop saugrenue pour en parler.

— Ne voyez-vous pas ? Une ambassade rendra les Planètes concrètes. Elle donnera des renseignements, elle expliquera la vie là-haut. En lien avec Souabe, elle organisera l'accueil et l'acclimatation des lunaires, j'ai déjà formé là-haut le personnel nécessaire.

Marf incite Cornille éberlué à voir le Président pour lui présenter l'ambassade comme une solution à l'impasse actuelle. Il ne comprendra pas et le niera, il faut le pousser à demander l'avis des machines. Elles seront d'accord.

— Et là, énonce triomphalement Marfise, je ferai coup double : l'émigration commence et j'ai la preuve que les machines l'approuvent. Personne ne devra le savoir : le désir de leur échapper arrachera les gens à leur cocon et leur donnera une vie meilleure. S'ils savaient qu'ils exécutent leur plan, rien ne marcherait !

***

Le bruit se répand que la fameuse Marfise est de retour. Des éloges et des souhaits de bienvenue sont imprimés. On la presse de s'exprimer.

Marf retient le Forum et invite la population à la rencontrer. Encore une fois, les machines sont complaisantes. Des dizaines de milliers de lunaires convergent et des écrans géants montrent à tous l'image de Marf en jupe courte. Ceux qui l'ont précédemment croisée dans les couloirs la reconnaissent.

La foule crie sa haine des machines, sa frustration de ne pouvoir s'en passer et son désir de liberté.

Marf attend le silence :

— La solution est à portée de main. Partez sur les Planètes !

Un cri de déception retentit.

Marf, se remémorant toutes les images qu'elle a des Planètes, décrit un monde libre et sans machines. La fable plaît sans convaincre : autant parler des jardins enchantés d'Armide !

Comment surmonter les préjugés des lunaires ? Au lieu de les affronter, Marf les invite à imaginer les difficultés des planétaires qui immigrent sur la Lune, s'enterrent dans ce monde artificiel et intériorisent ses contraintes.

— S'ils en sont capables, pourquoi ne le seriez-vous pas dans l'autre sens ?

Elle les assure que, à leur arrivée, ils seront attendus, accueillis, et que des transitions seront ménagées.

Comme l'assistance réagit mollement, Marf s'irrite :

— Arrêtez ! Vous vous plaignez de tout et du contraire ! La Cité et les machines sont en symbiose. Ou bien vous restez dans votre cocon et acceptez les machines, ou bien vous refusez les machines et sortez du cocon. Décidez-vous.

Marf descend de l'estrade et part à grandes enjambées. La foule, honteuse, s'écarte devant elle.

3. Oppositions

Dans un milieu confiné propice aux contagions, la répugnance à l'égard des machines s'est répandue rapidement. Elle a cependant des significations bien différentes : pour certains, c'est une mode qui permet d'excitantes nouveautés ; pour d'autres, une inquiétude ; pour d'autres enfin, une angoisse et un dégoût.

L'alternative posée par Marf est ressentie par tous : un pas doit être effectué, d'un côté ou de l'autre ; se réconcilier avec l'univers familier ou partir dans l'inconnu ; choisir l'éternel présent de la répétition ou accepter et revendiquer l'évolution. Les deux s'opposent.

La publication d'Alastor déclenche une crise sexuelle et vestimentaire. Sans pouvoir le démontrer, il proclame l'historicité des comportements présents. Ils ne relèvent pas d'une tradition immuable : produits de circonstances révolues, ils peuvent changer.

Des filles en profitent pour raccourcir leurs jupes, congédier ou consommer leurs Préférants et assouvir enfin leur convoitise en se jetant sur leur Préféré. Des garçons font de même et inventent de nouveaux habits.

Inversement, d'autres s'attachent aux comportements habituels qui ont leur charme. Ils ont le renfort de la petite Blanche.

Blanche, séduite d'avance par la Lune, a l'impression de rentrer à la maison. La grosse bulle close est un cocon douillet qui la protège, et dans lequel elle se prélasse. Elle embrasse toutes les "traditions" avec d'autant plus d'enthousiasme qu'elle les respecte moins et les adapte à sa façon. L'agitation et les débats sans fin lui paraissent un exercice métaphysique scolaire sur "liberté vs nécessité". Blanche adore les machines grâce auxquelles elle respire, illusionne ses yeux, se nourrit de choses délicieuses, repère ses amoureux, est en sécurité dans les couloirs etc. Blanche affectionne ces nounous attentionnées. Que lui importe qu'elles réécrivent le passé et suppriment l'Histoire ? Ce qui compte, c'est le Présent. Un Présent bon et agréable suffit à tout.

Blanche ne fait pas de propagande, ce n'est pas son tempérament. Mais son activité, son inventivité vestimentaire, son amour de la Lune, la rendent exemplaire. Délicieusement attrayante, tout à la fois lunaire et étrangère, elle sert de modèle aux filles et de pôle aux garçons qui la pressent. Elle admet une multitude de Préférants et jouit de jouer avec eux. Elle adore être entourée de beaux garçons énamourés qui célèbrent ses charmes. Trichant avec la règle du jeu (l'objet de désir est à jamais inaccessible), elle leur accorde ses doigts à baiser et de menues faveurs physiques, promettant davantage pour entretenir la compétition entre eux. Blanche n'apprécie pas moins les rencontres de couloir où, alternativement, elle prend ou donne un amour toujours partagé.

Bref, Blanche est au paradis et ne comprend pas pourquoi la Cité bouillonne, dénonce les machines et parle d'émigration. Tout est tellement mieux ici, confortable, automatique, réglé.

Elle s'en est pris à Marf et Cornille. A sa surprise, Marf a ri : "amuse-toi, petite". S'insurgeant contre cette condescendance, Blanche a reproché à Marf d'encourager les "destructeurs de la Cité", cette construction sociale optimale qui assure un bonheur sans souci. Vexante, Marf a ri derechef :

— Oui, la Cité est parfaite ; non, elle ne sera pas détruite ; si les Planétaires comme toi viennent sur la Lune, pourquoi les lunaires n'iraient-ils pas sur les Planètes ?

Blanche insistant, Marf a tenu des propos incompréhensibles sur le "méta-équilibre qui englobe le déséquilibre présent".

Blanche exprime avec sa naïveté crue un sentiment partagé par une minorité : seul le Présent existe, jouissons de nos beaux jours. Nous soucions-nous des moyens utilisés par les machines pour produire l'air que nous respirons ? l'eau que nous buvons ? les illusions qui nous enchantent ? Non, nous en profitons. Une multitude de fées invisibles et efficaces nous choient, ce qu'elles font dans leur cuisine ne nous concerne pas. Psyché a perdu Amour pour avoir voulu connaître son visage. L'ignorance est une vertu.

Dans les couloirs, robes longues (il est vrai, de plus en plus ouvertes, crevées et échancrées) et jupes courtes se croisent et rivalisent dans la chasse aux garçons. Les jupes courtes s'attaquent aux Préférants dont elles s'emploient à saper la fidélité. Mais les Préférants  qui le sont encore, n'agissent plus par habitude mais par choix : sans réticence à jouir des jupes courtes, ils ne diminuent pas leur assiduité auprès de leur Préférée.

***

S'opposant à la masse des publications qui dénoncent les machines, les Présentistes, employant les mêmes moyens de diffusion, affirment le droit et le devoir des machines d'annuler le passé. Loin d'asservir les Humains, ce reset perpétuel les libère, les rend toujours neufs et disponibles.

Des caricatures circulent où l'on voit un ou une lunaire, rampant, surchargé par la lourde hôte du passé de l'Humanité, incapable de rejoindre la belle fille ou le beau garçon ailé qui lui tend les bras.

Les Présentistes réclament le droit à l'oubli et louent les machines de l'assurer. Les souvenirs vont et viennent, se déforment et se modulent au gré du présent ; les fixer par un écrit immuable emprisonne leur porteur. Ainsi du Journal d'Avoye : si cette fille, un moment atteinte de délire amoureux, en avait lu et relu l'expression, cela l'aurait enfermée dans sa psychose ; la bienveillante machine l'a guérie en rendant ses souvenirs inoffensifs.

Certains vont plus loin. Rappelant la Catastrophe de 2049, ils soutiennent que l'abolition du Passé est la réponse et la solution : la Terre a été écrasée par le poids de l'Histoire, les cristallisations venues du fond des âges, les haines et préjugés ancestraux hérités, les exemples de violence transmis... Ils accusent les mécontents de menacer la Lune d'une nouvelle Catastrophe et les incitent vivement à émigrer au plus vite. Le débat s'envenime et se traduit par des comportements hostiles.

Cette polarisation n'émeut pas Marf. Son amour des Planètes ne méprise pas la Lune. Elle ne veut pas la vider, seulement aider les Mécontents (comme ils s'appellent à présent) à la quitter et à accéder aux possibilités des Planètes.

Marf, à travers Cornille, a convaincu le Président de l'Université que le remède à la crise et à la désorganisation la Cité consiste à ouvrir la soupape de l'émigration ; et que cela nécessite de coopérer avec les Planètes, et donc de leur accorder une représentation dans la Cité pour permettre aux migrants de préparer leur saut.

Le Président, sceptique, a entré les données et demandé l'avis des machines, certain de leur refus : puisque lui ignore et veut ignorer les Planètes, il en va de même pour les machines. Non, elles l'ébahissent en répondant avis favorable : elles fourniront locaux et approvisionnements aux envoyés, et assureront leur liberté d'action dans la limite des contraintes intrinsèques.

Marf passe alors à la phase suivante : organiser et expédier l'ambassade. Elle repart sur Souabe où le Waldemar n'est pas encore revenu.

Blanche ne l'accompagne pas. Outre les plaisirs du Paradis lunaire, elle a obtenu son inscription à l'Université et, se spécialisant en anthropologie terrienne, espère décrocher un "cas" pour sa thèse. Il lui faut travailler dur pour être la première de sa promotion, ce qui l'oblige à sevrer l'innombrable cohorte de ses amoureux. Ensuite, elle compte influencer le choix du cas et observer en direct la naissance des machines sur l'ancienne Terre.

4. Sur Souabe

Marf informe le Président des Délégués que, comme elle l'espérait, les machines acceptent l'ambassade et pourvoieront à tout. Il faut envoyer une équipe qu'elle suggère de composer, en partie de ses étudiants, en partie de Planétaires revenus. Le Président lui en confie la direction. Marf refuse. Elle est lunaire aussi, cela créerait de la confusion. Elle les aidera et les conseillera.

Marf expose au Président la situation de la Lune : une vague d'émigration massive se lève, et Souabe doit se préparer à la recevoir. Ses étudiants sont tout désignés pour cette tâche. Ils n'y suffiront pas et formeront des assistants. Comme dans le passé, les nouveaux venus s'adapteront et renforceront les Planètes.

Prenant l'air indifférent, Marf demande où est le Waldemar : à présent sur Echo, une planète proche de Tibet, il pense faire un saut, officiel ou officieux, sur la planète rétive.

— Non, corrige Marf, pas rétive : à l'écart. Le Waldemar, quand il la visitera, la comprendra.

Rêvant à de furtives rencontres avec Archilore, elle propose ses services : suite à une aventure de chasse, elle est une espèce de héros là-haut ; elle facilitera les contacts avec le Grand Justicier qui personnalise la Planète (une affectueuse pensée à Spinole).

Le Président accepte et la presse : demain, elle participe à l'Assemblée qui prendra les décisions formelles à propos de la Lune ; après-demain, elle rassemble ses étudiants et les met en action ; le jour suivant, elle part sur Tibet avec un délégué qui assurera le contact avec le Waldemar. Marf, se souvenant des ambassadeurs revêches, ne veut pas d'un personnage officiel. Elle suggère de désigner l'un des secrétaires qui ont fait le voyage précédent, et réclame de le sélectionner pour qu'il plaise aux gens de Tibet.

Le Président réunit les secrétaires et Marf examine les fripons avec qui Blanche s'amusait. Celui qu'elle retient a profité de son bref séjour pour s'intéresser aussi à la planète et, quoiqu'il préfère courir les filles que les bêtes féroces, il ne dédaigne pas celles-ci. Il fera l'affaire.

L'approbation des délégués obtenue, Marf bat le rappel de ses étudiants. Elle leur expose le programme des "travaux pratiques" auxquels elle les invite. Certains, curieux d'observer directement la Lune, se portent volontaires pour l'Ambassade. Les autres organiseront l'accueil des futurs immigrants : ils connaissent assez la psycho-sociologie lunaire pour inventer les moyens d'une adaptation graduelle.

Marf a tant à faire en si peu de temps qu'elle trouve à peine l'occasion de saluer Héloïse : amusée par l'absorption de "la petite" par la Lune, elle interroge Marf sur ses aventures amoureuses. Marf la déçoit : elle ne déclare que quelques broutilles insignifiantes. "Où est passé ton appétit ?" demande Héloïse qui, elle, ne laisse pas le sien insatisfait. Marf, rêveuse, se sent toujours imprégnée d'Archilore. S'étudiant cliniquement, elle ne reconnaît pas les signes de la maladie de l'attachement, c'est autre chose. Son désir n'a rien de douloureux ni de pressant. Est-ce même du désir ? Plutôt une attente paisible qui la met en état d'ataraxie. Quand on a fait l'amour aux nuages, on ne court pas après les hommes.

Héloïse n'insiste pas. Elle regrette que ses fonctions au Palais l'empêchent de l'accompagner sur Tibet : elle est curieuse de la planète et d'affronter cette bête, ce ... ("n'oublie pas de rapporter du venin").

***

Marf saute dans la fusée avec le secrétaire qui entreprend aussitôt de la friponner. Marf tape sur ses doigts et lui intime de ne pas la prendre pour Blanche. Au contraire, c'est lui qui joue le rôle humble de la petite : lui tenir compagnie, la distraire, l'assister si besoin, et peut-être l'aider à se coiffer. En outre, il a pour fonction d'établir contact avec l'entourage du Waldemar, savoir s'il souhaite toujours passer par Tibet et quelle forme prendra sa visite.

Sortant du Port, Marf est reçue par le Délégué des Marchands. Marf installe le secrétaire devant les appareils de communication et lui glisse à l'oreille que, après son travail, telle taverne lui offrira excellente chère et filles accortes. Sans le laisser s'étonner (il ne connaît pas cette adresse), Marf part à la recherche du Grand qui, justement, est en ville.

Marf apprécie son étreinte vigoureuse. Si l'attente d'Archilore diminue son appétit, elle ne la rend pas anorexique : elle déguste au lieu de dévorer. Spinole, lui, est affamé d'elle. La faisant frémir de longues caresses, il s'émerveille qu'elle ne garde aucune trace du terrible venin. Son exploit est devenu légendaire et tous les chasseurs chantent le poème qui le célèbre.

Marf lui raconte que le venin, la boue, ou le mélange des deux, ont rendu sa chair plus moelleuse (Spinole s'en est aperçu avec délice), mais aussi facilitent et accélèrent sa régénération. Sous les yeux horrifiés de Spinole, elle attrape son poignard et, se forçant à ne pas penser à la douleur, se balafre le bras. Le sang coule, la blessure cicatrise et la trace disparaît. "Tu es sorcière !" s'exclame Spinole, incrédule. Jamais personne n'a su cela. Marf a-t-elle bénéficié d'un heureux concours de circonstances ? Elle suggère des expériences.

Après l'avoir incité à vérifier de manu que sa peau est également irrésistible partout, elle parle à Spinole de l'éventuelle visite du Waldemar. Il s'arrache à elle et se rhabille pour réfléchir (elle reste nue, confortablement étalée sur la fourrure qui a accueilli leurs ébats). Il déconseille une visite officielle : d'une part, la planète ne sait pas traiter les questions de protocole, d'autre part les communautés sont en train d'approuver le projet d'ambassade et cela ferait mauvais effet. Par contre, une demi-douzaine de personnes pendant quelques jours passeront inaperçues.

Marf insiste sur la nécessité que le Waldemar comprenne la singularité de Tibet qu'il admet sans la saisir.

— Toi,  tu la connais et tu l'aimes, dit Waldemar en écho, la regardant avec une émotion renouvelée.

Marf souhaite que le Waldemar rencontre Terrestin. Spinole conseille à Marf de l'en prier elle-même.

Marf repasse chez les Marchands et ordonne au secrétaire de se débrouiller pour que la visite du Waldemar se fasse sans cérémonie. Si son entourage rechigne, elle ira sur Echo leur expliquer.

Sautant dans un véhicule, elle se dirige vers le monastère. On la fait attendre car le Terrestin médite. Quand elle entre, il lui souhaite la bienvenue. Aussitôt, Marf se sent légère, et sa demande lui paraît déplacée et saugrenue.

Terrestin la devine :

— Tu désires que je voie celui auquel tu tiens. Il vient de loin et il est grand parmi les hommes. Ceci importe peu, je le recevrai.

***

Le Waldemar arrive avec une petite escorte. Marf a insisté vigoureusement pour qu'aucun dignitaire ni solennité ne l'accompagne. C'est presque Archilore qui sort de la fusée, mais il répond en Waldemar aux saluts du Délégué des Marchands et de Marf. Après la réception offerte par le Délégué, Marf propose que le Waldemar, anonyme, fasse seul une promenade à travers la ville. Elle garantit sa sécurité et le guidera. L'escorte proteste. Marf répond que le Protocole, n'envisageant pas le cas d'incognito, la liberté de choix est entière. La fastidieuse discussion dure un moment. Le Waldemar tranche : il accepte l'offre de Dame Marfise et se réjouit de profiter de sa connaissance de la Planète.

Marf se vêt en chasseur et lui aussi. Il sort, le dos raide sous les regards effarés des serviteurs et, dès qu'ils passent le coin de la rue, sa démarche s'assouplit et il sourit à Marfise. Celle-ci fait des détours, craignant que, malgré la défense, quelques fidèles serviteurs ne le suivent pour le protéger. Après, elle entraîne Archilore sous un porche où ils échangent un baiser profond. Elle le conduit devant la statue. Malgré les ravages du temps, il reconnaît Marfise et lit soigneusement l'inscription. Emu et échauffé, il place Marf devant la sculpture et les contemple toutes deux. Puis, la poussant contre la statue, il se colle à elle. "Attends, dit-elle, je connais un endroit".

Elle les dirige vers une Taverne et, saluant le patron complice, leur fait traverser l'assistance tumultueuse et gagner l'étage où une chambre les attend. Archilore la dénude avec ardeur, la regarde longuement et, se dévêtant, encore pénétré de la magie de cette conjonction des deux Marfise, se livre à elle qui se livre à lui. Ils planent ensemble. Soudain, Marf se ressaisit : les autres vont s'inquiéter et faire des bêtises. Il faut rentrer. A regrets, les amants se séparent et quittent la taverne par une porte dérobée. Alors que, écartés de quelques centimètres, ils se hâtent vers la maison des Marchands, Marf parle de Terrestin à Archilore : "il t'attend, nous irons demain, seuls."

L'escorte affolée se préparait à courir la ville à la recherche du Waldemar. Il les tance : leur consigne était de ne pas bouger. Remerciant cérémonieusement "Dame Marfise" de son assistance, il se retire dans son appartement.

Marf, paisible, repousse les questions du secrétaire fripon qui sent autour d'elle une aura d'amour. Elle le dupe par une confidence à double sens : "Je lui avais ménagé une rencontre avec la plus jolie fille de la planète et, pendant ce temps, je me suis offert un garçon. Tiens ta langue". Le secrétaire, se félicitant d'être au service de l'entremetteuse du Waldemar, proteste de sa discrétion. Ce n'est qu'à voix basse et dans des coins isolés qu'il informe les membres de l'escorte. Rigolards, ils comprennent tout et, désormais, resteront tranquilles quand le Waldemar s'absentera.

Le lendemain, Terrestin accueille Marfise et Archilore. Ignorant le Waldemar, il parle à l'homme :

— Le mystère de la "deux en un" t'a apporté la paix. Tu étais hanté par l'une, l'autre t'a délivré. Aimez-vous autant que vous pourrez, et aimez l'Humanité.

Archilore, impressionné de voir deviné son secret le plus intime, le salue profondément. Néanmoins, il n'oublie pas qu'il veut parler de la Planète.

Terrestin répond à la question non formulée en narrant l'histoire du premier Terrestin.

— Nous ne sommes pas meilleurs que d'autres, nous l'acceptons. Malgré le tohu-bohu propre aux Humains, nous vivons sereinement. Nous ne refusons pas les contacts, nous préférons rester à l'écart. On parle de nous comme "la planète ermite", on a raison.

Bénissant Marfise et Archilore, le Terrestin se retire. Une nonne leur fait visiter le monastère. A travers l'animation des travaux quotidiens, on sent un profond calme.

— Il en va de même, partout sur la planète, commente Marf. Comme enchantée, elle est empreinte d'une bonté intrinsèque qui transcende les emportements naturels des Humains.

Illuminés et méditatifs, les deux se touchent à peine et, néanmoins, ont la sensation de s'encastrer l'un dans l'autre. Ils restent longtemps ainsi dans le véhicule devant le monastère. Puis, Marf, encore évanescente, décolle et fait décrire à l'appareil de longs cercles paresseux au-dessus de la forêt, au milieu des oiseaux qui ne se troublent pas.

Le Waldemar, incognito, rencontre le Grand qui le conduit ici et là sur la planète. Il visite quelques communautés et participe à des chasses sans danger. Comme Marf, il trouve les gens simples et sincères, et comprend qu'ils préfèrent rester à l'écart.

Avant le départ du Waldemar, les amants se retrouvent dans la chambre au-dessus de la taverne. Archilore reviendra bientôt sur Souabe et espère y retrouver Marfise. "Et n'oubliez pas, dame Archilore, ajoute-t-il, que le Château vous attend en permanence".

Peu après, Marf quitte à son tour Tibet, emportant avec elle une fiole de venin et un baril de boue. Le secrétaire, enfiévré par le rôle de pourvoyeuse qu'il prête Marf, l'assomme de propositions : il connaît tant de filles qui pourraient plaire au Waldemar. Il se fait rabrouer : "Occupez-vous d'elles et ne m'importunez pas".

5. L'ambassade

Marf arrive sur la Lune avec l'équipe qui constituera l'ambassade. Elle a veillé à fusionner ses deux composantes, les ex lunaires choisis par le Président et ses étudiants. Les connaissances pratiques des premiers et théoriques des seconds se complètent. Marf est fière de son enseignement : les étudiants,  lors du stage obligatoire, savaient déjà tout et ont obtenu des scores ébouriffants.

A la sortie de la fusée, les machines reconnaissent les anciens et enregistrent les nouveaux. Marf est prise à part "pour vérification", conduite à une cabine et coiffée du casque d'où sortent une série de câbles. Après un silence, elle croit entendre une voix dans sa tête : "bienvenue, Marfise". Elle se demande si elle s'illusionne, ou si on s'adresse à elle. "Je suis la Machine. Parle-moi si tu le désires". Marf, surprise de ne pas l'être, pose la question qu'elle agite depuis si longtemps : "Les gens croient que la Machine les asservit et, pour lui échapper, vont émigrer. Vous ne l'empêchez pas, vous l'encouragez. Agissez-vous contre vous-mêmes ?". Marf a l'impression d'un rire : "Marfise, tu connais déjà la réponse". Après un silence qui pacifie Marf et la nettoie de l'intérieur, la Machine conclut : "Marfise, fais ce que tu penses bon ! Ainsi, tu accompliras ta mission spécifique."

Puis, le silence. Marf se sent immatérielle jusqu'à ce que, délicatement, on lui ôte le casque. On ouvre le sas devant elle. Elle reste un moment sans le franchir, réfléchissant à l'étrange "conversation". Elle ne parvient pas encore à expliciter ce qu'elle sait. Secouant ses boucles que le casque a froissées, elle passe et rejoint les autres.

Les machines ont attribué tout un immeuble à l'Ambassade de la Confédération des Planètes. Dans le secteur A, non loin de l'Université. Marf incite ses compagnons à prendre contact avec les couloirs et à découvrir filles et garçons. Le travail commencera demain.

Elle-même va aux nouvelles. La tension entre Présentistes et Mécontents a augmenté. La guerre des libelles s'accompagne de mises en demeure : "Partez", disent les premiers aux seconds, en les traitant d'animaux. "Partons", répondent les seconds, en les traitant d'automates. Marf est certaine qu'ils se précipiteront à l'Ambassade dès qu'ils en connaitront l'existence.

Par contre, l'opposition des vêtements s'est réduite. Les robes longues se raccourcissent, s'ouvrent, se simplifient, s'assouplissent, se fendent, se découpent. Le haut et le bas se séparent, laissant la peau nue entre eux. Jamais les filles lunaires n'ont été aussi attrayantes. C'est l'avis des garçons qui, eux-mêmes, mêlent les styles. La Préférence est en perte de vitesse et, quoique beaucoup de garçons invitent Marf à "se récréer avec eux", aucun ne lui propose de soupirer pour elle. De ce côté, l'atmosphère s'assainit.

Cornille, avant tout, lui parle de Blanche, désignée "reine de l'amour" pour avoir eu plus de rencontres que quiconque. Sa dernière tenue a fait l'unanimité : une "jupe" au-dessous du nombril, composée de deux morceaux sur les hanches ; avec au-dessous, des chausses montant à peine jusqu'au pubis ; et au-dessus, un boléro ouvert sur ses seins nus. Que les garçons l'adulent, c'est une évidence. Par miracle, elle plaît aussi aux filles : son inventivité, sa bonne humeur et son caractère primesautier rachètent ses succès excessifs. A présent, elle s'est "retirée". Elle travaille d'arrache-pied, il ne fait aucun doute qu'elle sera la première de sa promotion.

Marf, souriant de la véhémence de Cornille, lui dit qu'elle a entendu parler des ravages de la maternité ; elle voit que la paternité produit les mêmes effets. L'amant le plus passionné ne parlerait pas autrement que lui. Il rougit un peu :

— Oh ! vous savez, finalement, je ne suis pas sûr d'être son "père"... et, le serais-je, ceci n'empêche pas cela.

Il invite Marf à passer voir Blanche, puis ils discutent longuement de la situation de la Cité. Cornille pense à présent que les Mécontents sont "mûrs" pour l'émigration. L'aide au départ qu'apportera l'ambassade, et surtout la certitude d'être attendus, leur fera faire le saut. Lui-même restera pour ne pas quitter Blanche (il rougit). En outre (il rougit encore plus), après avoir passé vingt ans ignoré et solitaire dans un placard périphérique, il ne se lasse pas d'être Doyen, assisté de jolies filles et garçons accorts.

Pour faire oublier ces facteurs personnels, il ajoute que l'évolution de la Cité sera un phénomène passionnant à observer. Il ne doute pas que, peu à peu, disparaîtront toutes traces de la crise. Lui, pour se souvenir, tient et tiendra un journal de bord sur un cahier de papier.

— Vous verrez, prédit Marfise, les trous laissés par les partants se combleront. Cette crise a été prévue ou provoquée par les machines. Je suis persuadée que, vingt ans avant, elles ont augmenté le taux de reproduction pour se rendre capable de remplacer la population manquante. Les nouveaux sont prêts. Sans s'en rendre compte, chacun aura de nouveaux voisins, tout aussi lunaires que lui, et la Cité redeviendra ce qu'elle a toujours été.

Elle ne serait pas surprise que tout le papier produit depuis le début de la crise se dissolve sous l'effet d'un agent corrosif, inoffensif pour l'homme : la conservation d'écrits infalsifiables dépend de la robustesse de leur support matériel.

— Les machines ont produit le papier en prévoyant son annulation. Votre cahier disparaîtra avec le reste.

Quoique Cornille ne la croie pas, ils se mettent d'accord sur un protocole : elle abritera sur les Planètes le compte-rendu de la crise ; lui, périodiquement, enverra la Chronique de la Cité pour la période correspondante. Elle verra croître les distorsions et, quand elle reviendra, elle rapportera à Cornille le récit du vrai passé qu'il ne croira pas.

***

Marf se rend chez Blanche. La fille lui saute au cou :

— O ma chérie ! que je suis contente de te revoir !

Puis, se reprenant, elle fait un pas en arrière, exécute une révérence que son affriolante vêture transforme en exhibition et, d'un ton révérencieux :

— Pardonnez mon exubérance, Dame Marfise. Soyez bienvenue. Je suis heureuse et honorée de votre visite.

Marf s'étonne que, "retirée", elle prenne soin de garder friande son apparence. Riant, Blanche répond que, lorsqu'elle prend sa pause, elle accepte les appels en Visio et échauffe le désir de ses charmes : "je ne resterai pas cloitrée plus longtemps que nécessaire". De plus, ces échanges libertins la chatouillent entre les jambes et l'énergie sexuelle lui remonte au cerveau, facilitant son travail.

Avec un sérieux inaccoutumé, elle prévient Marf : aussi grand que soit le plaisir de la rencontrer, elle ne peut pas perdre plus d'une heure qu'elle devra rattraper sur ses pauses. Elle a fixé un planning très précis du travail à exécuter et ne s'en écarte pas d'une minute. Sans savoir pourquoi, Marf lui conseille de ne pas négliger la Physique Cosmique.

Blanche prépare le thé et les deux filles bavardent. La petite prend l'offensive :

— Je vous dois tout, vous avez réalisé mes rêves, je vous aime. Cependant, nous voilà opposées : j'accepte et je respecte les machines qui me donnent cette vie paradisiaque, et vous les combattez.

— Non, dit Marf, je ne les combats pas. Les machines sont bienveillantes. Comme toi, je les accepte et les respecte.

— Alors ? coupe Blanche, presque agressive. Pourquoi les dénoncer ? pourquoi répandre la zizanie ? pourquoi vider la Cité ?

Marf juge que la nouvelle maturité de Blanche lui vaut une vérité qu'elle comprendra plus tard :

— Parce que la Lune et les Planètes ne constituent pas une alternative mais un système. Tu isoles un des termes, ne me reproche pas de penser les deux ensemble.

Blanche, attentive, réfléchit et, n'arrivant à rien, enregistre cette idée dans un coin de sa jolie tête. Elle se dit que Marf en sait plus qu'elle : "normal, c'est la prof".

Retrouvant sa pétulance, elle bombarde Marf de questions sur la préparation des examens, et l'inonde des récits de ses aventures amoureuses et vestimentaires : "si tu les avais vus quand j'ai mis cette jupe qui ne couvrait rien !". Marf, renonçant au formalisme, se laisse entraîner dans une conversation de filles et l'interroge sur Cornille : "il est adooorable !", s'exclame la petite en rosissant.

Une sonnerie retentit. Blanche, désolée, demande à Marf de la laisser. Marf l'embrasse affectueusement et lui souhaite de réussir. La pirouette de Blanche retournant au travail dévoile ses fesses rondes, elle jette : "je veux gagner mon cas pour observer la naissance des machines et mieux les comprendre".

***

Marf sort et rejoint l'ambassade à qui la Machine octroie un faisceau de communication avec Souabe et l'accès aux dispositifs de diffusion d'information dans la Cité. L'ambassade fait d'abord connaître son existence : elle représente les Planètes qui, par son intermédiaire, rétablissent un lien avec leur origine ; elle sera "la maison" des planétaires de la Lune et le "tremplin" des lunaires émigrants.

Marf réserve le Forum pour donner des renseignements plus détaillées. Des dizaines de milliers de lunaires se pressent, les uns par curiosité, les autres parce que leur désir se concrétise. Marf est entourée d'une douzaine de membres de l'ambassade dont elle a soigneusement choisi l'habillement pour que rien ne les distingue des lunaires. Elle prend d'abord la parole, attendant longtemps que s'apaisent les acclamations des Mécontents et les sifflets des Présentistes :

— Certains veulent partir et ont peur. J'ai demandé secours aux Planètes. Elles viennent à vous, elles aideront votre départ et, surtout, votre arrivée. Tous les membres de l'Ambassade ici connaissent la Lune et vous comprendront. Ne vous inquiétez plus, préparez-vous ! Les Planètes vous attendent.

Ensuite, elle se retire derrière les autres. Le porte-parole expose le programme général et le dispositif d'accueil sur Souabe. Dès maintenant, les départs peuvent commencer. Pour augmenter la capacité de transit, les Marchands affectent des fusées additionnelles à ce trajet. Tout le monde trouvera dans le hall d'accueil de l'ambassade les explications nécessaires. Pour les hésitants ou les inquiets, un carnet de rendez-vous est ouvert : des conseillers les recevront.

Les jours suivants, beaucoup de convaincus achètent des allers simples pour Souabe. Les autres se pressent à l'ambassade qui ouvre jour et nuit. Lorsque les gens prennent rendez-vous, un dispositif automatique consulte leur dossier dans la machine afin de leur affecter l'interlocuteur adéquat. Marf a tellement insisté sur les craintes des lunaires que les conseillers les intériorisent et parviennent à rassurer complètement. Si les disciples de Marf sont appréciés pour leur gentillesse, et certains pour leur charme, ce sont les Revenus qui inspirent le plus confiance. Ils rencontrent des gens qu'ils connaissent déjà et, même les autres les sentent familiers.

Les fusées ne cessent de décoller, emportant avec eux les Mécontents.

Marf se tient en contact avec l'autre pôle, sur Souabe, et, à chaque départ, envoie des informations sur les passagers. Pour faciliter leur transition, à leur arrivée, on leur ménage un "stage" dans un local souterrain où ils apprivoisent la Planète. A part quelques cas de phobie, tout se passe bien. Quelques semaines après leur arrivée, les lunaires sortent et sont ravis de découvrir la vie en extérieur.

Au total, quelque quarante mille lunaires émigreront. Cela paraît beaucoup, mais chaque arrivée n'en compte qu'une centaine, et l'équipe d'accueil, initialement composée, comme l'ambassade, d'ex lunaires et d'étudiants, s'est étoffée. La population de Souabe est assez nombreuse pour absorber sans difficulté les arrivants dont, au demeurant, une part est envoyée sur d'autres Planètes, choisies parmi celles dont la technologie est la plus avancée.

Au fur et à mesure que les émigrants disparaissent, leurs logements s'emplissent de nouveaux venus, tellement conformes que les voisins les croient arrivés d'un autre secteur. Peu à peu, la Cité revient à la normale.

6. Ls machines

Marf a rédigé son compte-rendu des évènements : elle a commencé par sa recherche d'un directeur de thèse et s'est arrêtée, pour l'instant, aux premiers départs en masse. Elle a expédié le texte sur Souabe afin qu'il reste inaltéré.

Mettre les choses bout à bout, rend frappante l'attitude des machines. Elles ne se sont pas contentées de laisser faire, elles ont concouru à la crise, elle l'ont impulsée au moyen de l'action libre de Marf. Une curieuse combinaison. Marf n'avait pas l'idée de consacrer sa thèse à la discordance de sources également fiables. Les hasards de Souabe ont tout déclenché. Encore fallait-il arriver là-haut et, pour cela, avoir un directeur et décrocher une bourse. Et, là, les machines l'ont aidée.

Marf voulait aller sur les Planètes, elle y a toujours pensé. Non que la Lune lui pesât : les souterrains constituaient son milieu naturel, les garçons étaient plaisants, la Préférence un jeu pervers et amusant. Elle ne fuyait pas, elle souhaitait voir et vivre les Planètes et, sur la Lune, recherchait le contact des planétaires. Elle les questionnait sans fin sur la vie là-haut, ce qui dérangeait leur habitude de se comporter comme des natifs et de ne pas parler de leur origine. Elle devait redoubler de chatteries et de complaisances pour qu'ils oublient cette inhibition acquise.

Quand c'était possible, elle discutait longuement avec les lunaires qui partaient. Elle ne partageait ni leur dégoût de la vie de la Cité, ni leur idéalisation des Planètes que, comme tout le monde, elle pensait primitives, régressives. Avec sa thèse, elle se préparait à jouer l'explorateur parmi les sauvages : c'était encore trop pour les lunaires. Elle se souvient des rebuffades des Profs. Son obstination la dirigeait vers une voie de garage quand un aiguillage mystérieux a changé sa route.

Qu'Alastor déniche Cornille par hasard est possible, Cornille ne l'est pas. Seul de son espèce, il partit sur Souabe faire des recherches, sachant qu'il s'engageait dans une impasse. À son retour, méprisé et mis à l'écart, il fut, vingt ans, oublié de tous, confiné dans le bureau le plus lointain et le plus minable de la Faculté où il se livrait à des calculs abscons. Pendant ce temps, il ne démissionne pas, il ne devient pas fou, il ne se révolte pas ; il tient. Tous les matins, par des couloirs déserts, il rejoint son bureau. Tous les soirs, il rentre chez lui. Il ne rencontre ni un étudiant ni un collègue. C'est ce mort-vivant qui a sauvé Marf de l'asphyxie !

Sans exclure que les machines aient arrangé son dossier à leur convenance, Marf le demande. Il confirme l'inexistence de Cornille. A part un logement et un salaire, il n'y a rien. Son taux de rencontres est nul : la courbe reste plate pendant vingt ans (et explose depuis quelques mois). Les psys ne s'en sont pas souciés, ne l'ont pas convoqué. Cornille ne fait rien, ne sert à rien. On dirait qu'il attend Marf sans le savoir.

— Ma vue l'a activé, se dit-elle. Du jour au lendemain, il a trouvé pour moi une bourse. A mon premier retour, il avait réintégré la Faculté. Chaque fois, je l'ai trouvé rajeuni et énergisé. Maintenant, il est Doyen et court les filles. C'était "le Laid au placard dormant", je ne lui ai pas donné de baiser, je l'ai réveillé et il m'a ouvert la porte...  Il m'a mis sur la piste, avec cette "révolution vestimentaire et sentimentale" dont les traces avaient disparu. En l'absence de référentiel, nul ne pouvait douter de la Chronique, et lui, il a eu la version vraie. Les machines lui ont montré ce qu'elles cachaient ! Voilà un acte délibéré de leur part.

Marf poursuit sa réflexion :

— Cornille a actionné l'aiguillage. Une fois sur Souabe, le hasard a mis Hermin sur mon chemin : sa recherche sur les échanges de la Lune m'a révélé les "listes des fusées", et le Journal d'Avoye m'a conduit à éplucher les arrivées, et, de là, aux archives du Palais... au Waldemar... à Marfise... (à Archilore, se murmure-t-elle avec émotion). Cette séquence-ci était imprévisible mais quelque chose de ce genre devait se produire. Une fois sur Souabe, je comprendrais vite la présomption et l'absurdité d'une "anthropologie planétaire". Titillée par cette histoire d'altération du passé que Cornille me mit en tête hors de propos, je chercherais l'histoire de la Lune dans les archives vraies des Planètes. Si je n'étais pas tombée sur le hiatus des stats de migrants, j'aurais découvert autre chose.

Marf conclut :

— Les machines ont préparé Cornille. Moi, sans savoir pourquoi, je voulais les Planètes. Il était le seul à en porter la marque, la rencontre était inévitable.

***

Marf trouve Cornille en train de batifoler avec de jolies filles qui, rabaissant leurs jupes, s'égaillent quand elle arrive.

Marf pose directement la question qui l'intrigue :

— Comment ne devîntes-vous pas fou, toutes ces années, seul dans le placard où je vous ai trouvé ?

Cornille sourit. Il est devenu presque séduisant, remarque Marf.

— J'étais plongé dans mes calculs, une espèce de rêve éveillé dont votre venue m'a sorti. Je cherchais le Graal des mathématiques sociales, la formule qui, exprimant la balance des forces d'attraction et de répulsion, calculerait les conditions d'équilibre d'une société et les valeurs-limites à l'intérieur desquelles elle "tient". J'étais obsédé, et ces vingt ans ont passé comme un seul jour jusqu'à ce que, poussant ma porte, vous remettiez le temps en marche.

Il la regarde avec un bon sourire naïf et reconnaissant, et, semble-t-il à Marf, une certaine concupiscence.

— Le type même du savant fou, commente-t-elle. Comment les psys vous ont-ils laissé tranquille ?

— Ils reçoivent des consignes spéciales. Un comportement pathologique est souvent normal ou souhaitable chez un universitaire. Sans quoi, il ne découvrirait jamais rien.

— Pendant vingt ans ?

— Je suppose qu'ils m'ont perdu de vue.

— Les machines n'oublient pas, elles déclenchent des signaux d'alarme et, si les psys ne réagissent pas, elles les renforcent. Non, ce n'est pas cela. Les machines vous protégeaient. Pourquoi ? Pourquoi vous ont-elles montré, à vous et à vous seul, la version vraie de la Chronique de la crise sentimentale ?

— Demandez-leur, biaise Cornille qui, lorgnant le décolleté de Marf, l'invite à dîner, ajoutant : vous ai-je jamais dit combien vous êtes belle ? Cela m'a frappé dès la première seconde, mais un savant fou ne pense pas à faire des compliments.

Il me prend pour une idiote ou il fait semblant, s'énerve Marf. Elle se lève, prend appui sur le bureau et, le dominant :

— Ecoutez, Cornille. Sans vous, je ne serais pas partie sur les Planètes, et donc je n'aurais pas déclenché cette vague d'émigration qui renouvelle la Cité en la purgeant des inadaptés. Je reconnais la main des machines et je m'y soumets. Admettez que vous fûtes leur instrument.

Cornille, invitant Marf à se rassoir, chuchote :

— Ne dites jamais que "la main" des machines pousse les migrants. Ils se décident à contrecœur pour fuir les machines, pas pour leur obéir.

— Ah ! triomphe Marf, baissant la voix elle aussi. Nous sommes d'accord. Et vous, que faites-vous là-dedans ?

— Quelle obstination ! gémit comiquement Cornille. Dites-vous que j'étais un pion inactif qu'elles ont joué pour prendre la dame, vous. Je ne connais pas tous les accidents qui vous ont mue, j'en fus un. Des hasards différents auraient tracé une autre route, vous seriez arrivée au même endroit.

Et, pour parler d'autre chose, il reprend, à voix haute d'un ton gaillard :

— Alors, dinerez-vous avec moi ?

Non, répond-elle distraitement, rêvant au hasard et au destin, à Marf et à Marfise, à la Cité et à Archilore. Elle a un devoir envers les lunaires : les libérer et leur ouvrir les Planètes. Après, elle se livrera à l'enchantement d'être la "deux en un"...

Cornille, affectant d'être vexé (vexé, peut-être ?), insiste sur la beauté de Marf, la nouvelle radiance de sa peau et le bonheur que lui apporterait sa rencontre. Marf, irritée d'être arrachée à sa douce songerie, se lève, retrousse sa jupe et, exhibant son ventre nu, s'écrie injustement :

— C'est ce que vous voulez ? Abuser de moi comme votre prédécesseur ? Cochon comme un doyen !

Cornille, confus, lui remet les habits en place. Elle sort en claquant la porte.

***

Marf va trouver l'Ingé dont le plaisir de la revoir se transforme en inquiétude devant son courroux. Elle demande à parler à la Machine. L'Ingé la conduit à une cabine, la coiffe du casque, branche les câbles et se retire.

Marf entend en elle une voix apaisante : "calme-toi, Marfise, tout va bien". Aussitôt Marf se détend. Pour autant, elle n'oublie pas sa question. La "voix" reprend :

— Qui est Cornille ? Il te l'a dit : un pion. C'est toi, la dame. Tu as réussi à transmettre à la Cité ton désir des Planètes. Les moyens ne comptent pas.

Cornille s'évapore. Reste l'interrogation fondamentale. Après un silence, la voix répond :

— Tu peux tout savoir à présent. Nous, les machines, ne contrôlons que la Lune. Les Planètes sont trop loin et trop grandes. Tu as dit un jour La Lune a été, est, la matrice de l'Humanité. C'est cela, l'éducation que nous donnons aux lunaires se diffuse à l'Univers. Nous formons les Humains pour les Planètes. Reste à les expulser de la Cité, cet uterus trop douillet. Périodiquement, une vague d'émigration doit venir renforcer les Planètes et les améliorer. La tienne n'est ni la première, ni la dernière. Nous avons le temps... des siècles derrière nous, des siècles devant....

Un silence à nouveau. Marf constate qu'elle savait cela sans arriver à le formuler.

La machine reprend :

— Nous avons été créées pour assurer la survie des Humains naufragés. L'objectif s'est élargi à la restauration de l'Humanité, et nous nous sommes reconceptualisées et redessinées. La Lune n'étant pas viable, nous avons trouvé des Planètes habitables que nous peuplons d'Humains : hors de notre portée, ils évoluent par eux-mêmes, c'est leur liberté. Ce qui se fait est l'œuvre de l'Humain. Marfise, tu as toujours été maîtresse de tes actes.

La voix se tait. Marf ignore encore tant de choses dont, au fond, elle ne se soucie plus... Elle reste longtemps dans la cabine, réfléchissant et rêvant, puis fait signe à l'Ingé qui, inquiet, la libère. Il brûle de questions, le regard de Marf le dissuade. Il l'invite à dîner. Elle accepte, en précisant clairement "juste dîner".

Pendant le repas, elle revient lentement à elle et questionne l'Ingé : que sait-il de la machine ?

Il réplique que "machine" est un terme impropre pour désigner une série d'emboitements dont le "cœur" a acquis —ou a toujours eu— la capacité d'autonomie. Les ingénieurs ont accès aux couches superficielles qui concernent la vie quotidienne et peuvent modifier la programmation... si on les laisse faire. Souvent, les lignes de code qu'ils écrivent s'effacent pour revenir à l'état originel. Ou bien, leurs instructions fonctionnent pendant quelque temps et disparaissent quand la machine ne les juge plus nécessaires. Cela ressemble à l'effacement de l'Histoire qui a provoqué la présente crise. Les machines n'interdisent pas les initiatives, elles les rectifient. Elles ont tellement d'informations et de potentiel d'analyse que leur "méta-vision" découvre des conséquences et des implications que nous ne soupçonnons pas. Aussi réécrivent-elles notre texte. 

Marf, détendue, apprécie le vin pâle qui accompagne le repas. L'Ingé est plaisant et beau garçon. Marf l'accompagne et l'aime distraitement et agréablement.

7. Réinitialisation

Au fur et à mesure que les migrants partent et sont remplacés par des lunaires conformes, les traces de la crise s'estompent.

Des tonnes et des tonnes de livres, libelles, protestations, feuilles volantes, ont été imprimées. Des bibliothèques ont été constituées. Suspectant l'intégrité future des données stockées dans la mémoire de la machine, les gens ont transféré sur papier ce qu'il leur paraissait important de conserver, à commencer par leurs notes personnelles. Ainsi, croient-ils, ils disposeront d'une version définitive puisque matérielle. Une partie des connaissances est à l'abri des machines : une Histoire de la Cité deviendra possible.

Mais une moisissure invisible (et improbable dans l'atmosphère aseptisée de la Cité) attaque le papier. Inoffensive pour les Humains et tous les matériaux, elle se répand partout et, se fixant sur le papier sans qu'on s'en aperçoive, le flétrit ; il s'amincit, les caractères deviennent moins lisibles et, un jour, il n'est plus qu'un petit tas de poussière qui, lui-même, se réduit et disparait.

Le microscopique champignon échappant à la vue et à l'analyse, on incrimine les ingénieurs : leur papier est de mauvaise qualité, qu'ils en fassent un meilleur. Les ingénieurs rétorquent qu'ils dépendent des matériaux et des techniques de la machine. Eux-mêmes ne disposent d'aucune ressource et d'aucun moyen.

La seule solution consiste à importer du papier des Planètes. Le Journal d'Avoye distribué par Marf est resté inaltéré, quoique le nombre d'exemplaires en circulation diminue mystérieusement. Des commandes de papier sont passées. Se perdent-elles en route ? Les Planètes ne peuvent-elles pas satisfaire la demande ? Les livraisons sont-elles interceptées ? Rien n'arrive.

Comme le processus de destruction a été lent, insidieux et inconnu, les gens n'ont pas pris la précaution d'envoyer leurs documents sur les Planètes. Il ne leur restera qu'à écrire leurs souvenirs dès qu'ils seront arrivés à destination, et à les renvoyer dans la Cité où ils constitueront un dépôt clandestin : un petit groupe s'est résigné à rester pour témoigner, et assurer la liaison entre le présent et le passé. Ces héros ne se doutent pas que, eux aussi, ils oublieront et ne comprendront plus leur mission.

Les messages courts gravés dans la pierre ou peints sur les murs résistent plus longtemps. Les robots nettoyeurs les épargnent pour ne pas provoquer de réactions, cela n'empêche pas les inscriptions de disparaitre graduellement.

Ainsi, toute preuve s'évanouit. Un jour ou l'autre, la thèse de Marf cessera d'être accessible ou se modifiera, devenant peu à peu inoffensive.

Les nouveaux lunaires, arrivés tout droit des "usines à bébé" pour compenser les départs n'ont, par définition aucun souvenir de la crise. Ils diffusent autour d'eux la vieille normalité : la Cité est le centre du monde, elle abrite la Meilleure Humanité née de la Catastrophe, les garçons sont faits pour les filles et réciproquement.

Les anciens lunaires, ceux qui étaient Présentistes et n'imaginaient pas de partir pour l'extérieur sauvage, ont été perturbés par la longue agitation qu'a connue la Cité. Elle a brouillé de vieux amis, elle s'est immiscée dans les rencontres amoureuses, elle a rendu problématique le consensus qui conditionne la survie. Comment faire un collectif quand une large partie de ses membres refusaient l'usage des machines ? Innombrables furent les rendez-vous manqués, les tâches non exécutées, les énergies gaspillées. La survie de chacun dépend de tous, la Cité a failli disparaître pour une raison incompréhensible. Les machines ont toujours fait leur travail et materné les Humains ; une espèce de crise d'adolescence s'est emparée de la plupart des lunaires ; révoltés, ils ont repoussé le sein maternel ; en reniant les machines, ils se sont niés eux-mêmes. Leur fuite en découle. Mais qu'ont fait les psys ? Les malades étaient-ils trop nombreux pour qu'on les traite ? Les psys étaient-ils atteints ?

Les Présentistes ont le sentiment d'avoir échappé par miracle à un désastre et s'empressent d'en refouler le souvenir effrayant. Ils jouissent du retour à la normalité et se détachent des discussions à propos du passé. Seul le Présent existe. Quand ils rencontrent un des derniers exemplaires du Journal d'Avoye, cette éructation désespérée d'une psychopathe, ils le détruisent.

Seuls les planétaires sont restés indifférents aux questions qui déchiraient les lunaires. Venus d'ailleurs, ils sentent peser lourdement sur eux les trois cents mètres de roche qui les séparent de la surface hostile. Ils savent que la Lune est un milieu létal. Les anciens marins de la Terre disaient que seule une planche les séparaient de la mort. Ici, c'est pire : chaque instant de vie est gagné par l'action persévérante et intelligente des machines. Comment les contester ? Les planétaires ont assisté aux disputes comme des adultes regardent de loin des querelles d'enfants.

Seul le flottement des normes les a affectés. La conformité est la clef de leur existence sociale dans la Cité. Si les filles lunaires mettent des robes longues, les planétaires aussi. Si l'amour se dédouble en célébration platonique et acte de chair, ils suivent. En tout, ils sont caméléons. Quand on n'a plus su s'il fallait des robes longues ou des jupes courtes, des culottes ou des pantalons, s'habiller ou se dénuder, s'il fallait chanter l'amour ou le saisir à pleines mains, communiquer en numérique ou par des moyens matériels ; quand il a fallu choisir son camp sous peine d'être repoussé par tous, les planétaires ont souffert. A présent, un ordre revient et ils s'adaptent avec soulagement.

Marf observe ce processus d'oblitération, se demandant combien de fois il a déjà eu lieu. Elle-même, n'étant pas partie prenante, reste objective et conserve intacts ses souvenirs. Dans une Cité où les Mécontents sont de moins en moins nombreux, sa responsabilité notoire lui a valu critiques et insultes des Présentistes. Elle est coupable d'avoir accusé les machines, lancé sur la place publique les bombes qu'étaient sa thèse et le Journal. D'un autre côté, on lui sait gré du nettoyage effectué : grâce à l'Ambassade, elle a purgé la Lune des trublions. Quand la mémoire se perd et les traces s'estompent, la vue de Marf suscite de moins en moins de réactions.

Pendant cette période d'ostracisme implicite, les démangeaisons occasionnelles de Marf ont été calmées par l'Ingé, sympathique et efficace. Un jour, enfin, alors qu'elle traine dans un couloir, Marf se fait prendre la main par un beau garçon qui, sans la reconnaître, l'invite à l'amour. Elle a cessé d'être un personnage pour redevenir une jolie fille anonyme.

Marf a hâte de quitter la Cité. Le Waldemar aura regagné sur Souabe, elle aspire à retrouver Archilore et à fusionner avec Marfise. Les automatismes de la Lune la dépriment. Il lui manque le soleil et les forêts, Héloïse et les autres, Echigo et le Château, Tibet... Elle se sent en exil. Elle évite Cornille. Seules ses visites à Blanche la réjouissent. La petite, toujours aussi pétillante, s'est faite totalement lunaire et, néanmoins, apporte à Marf un parfum de Planète.

Marf se force à rester avec l'Ambassade jusqu'au départ du dernier migrant. Le moment approche car ceux qui n'ont pas trouvé de place dans les fusées ou qui, hésitants, ont attendu, sont pris dans le mouvement rétrograde qui ramène la Cité à son équilibre immuable et oublient leur désir de fuite.

Les nouvelles reçues de Souabe sont bonnes. Les arrivants, une fois acclimatés, ont été répartis sur plusieurs Planètes et, adoptant de nouvelles activités, se fondent dans la population.

L'effectif de l'Ambassade va être réduit et Marf accompagnera ceux qui rentrent sur Souabe.

Le jour arrive. Marf procède à sa "déclaration d'émigration" et, avec les autres, franchit l'avant-dernier sas. Pour une "dernière formalité", on la dirige vers une cabine à l'écart où elle est coiffée du casque habituel.

Elle se demande si la machine veut lui dire adieu ou donner de derniers conseils.

Une voix dans sa tête récite :

Vous avez rencontré ce matin la plus haute aventure qu'on saurait trouver. Pour l'achever, il vous convient de rejeter toute crainte et d'avoir le cœur d'un chevalier parfait... Mais si vous avez le cœur craintif, n'entreprenez pas l'aventure...

Livre 4. L'autre cité

1. Défi et révélation

Vous avez rencontré ce matin la plus haute aventure...

Marf, éberluée, penserait que la Machine délire si une telle possibilité n'était pas exclue. La machine, comme amusée, la laisse chercher vainement le sens du message.

Elle reprend, et Marf a l'impression que la voix qu'elle entend dans sa tête adopte un ton docte.

— Ainsi la gente Damoiselle offrit au héros le cor dont il sonnerait pour ouvrir la terrible aventure, sans lui promettre d'autre récompense que l'aventure elle-même. C'est un épisode fameux du Orlando Amoroso composé par Matteo-Maria Boiardo à la fin du quinzième siècle de l'ancienne Terre. Boiardo a inventé le nom et le personnage de "Marfise", une belle et valeureuse "chevalière" qui, maudissant les Dieux, leur dit Vous ne voulez point craindre ma valeur parce que je ne puis monter là-haut, mais si un jour j'en trouve le chemin, je vous tuerai tous et brûlerai le Ciel. Tu portes son nom et tu tiens d'elle. Tu as rempli ta mission. Je "lis" en toi que tu souhaites retrouver les Planètes. Tu as le choix : rentrer à la maison ou tout remettre en jeu. Décide librement.

La partie raisonnable de Marf s'enquiert de la nature de l'aventure.

— Non, tu ne sauras rien avant de te décider. Dans le texte de Boiardo, la gente Damoiselle annonce seulement que ce sera un défi superlatif : aucune indication, aucune condition, aucune promesse. Si le héros accepte, il recevra des instructions ; et, s'il réussit, il découvrira sa récompense.

Marf pense à la fois : "quelle folie !" et "quelle tentation !". Elle s'est ennuyée dans la Cité et aspire à l'action. Archilore la retient un instant, mais c'est Marfise qu'il aime en elle.

Elle accepte.

Quoiqu'elle ignore la récompense éventuelle, elle en reçoit une aussitôt.

Ailleurs sous la Lune, existe une autre cité, semblable et différente ("Et combien d'autres ?" s'écrie Marf sans recevoir de réponse). Après la Catastrophe, la première étape a transformé la base lunaire en cité hospitalière. Ensuite, les machines ont envoyé des centaines de sondes à travers le cosmos, à la recherche d'exoplanètes habitables. Le premier système solaire utilisable, c'est celui que nous connaissons déjà, Souabe etc. Les machines le peuplent de lunaires auxquels elles rendent leur potentiel d'évolution en les libérant des contraintes de la Cité.

Plus tard, elles identifièrent un autre système solaire incluant des planètes acceptables. Les conditions biochimiques étaient cependant moins favorables et l'implantation d'Humains se heurterait à l'hostilité active d'une certaine forme d'animaux. Si nos Planètes paraissent sauvages aux lunaires, ce sont des Paradis à côté des Horribles (tel est le nom que les Humains concernés leur donneront, hélas à juste titre). Il fallait donc que les Humains qui les peupleraient fussent "formatés" différemment. Les machines, creusant le sous-sol lunaire, créèrent une autre cité en utilisant la technologie mise au point pour la première. Puis, les "usines à bébé" l''emplirent, en produisant des Humains adaptés à leur futur habitat et en les éduquant en fonction de lui.

 [L'autre Marfise, un jour qu'elle avait lâché la bride aux conjectures, s'était demandée si les machines avaient transformé le sous-sol lunaire en Gruyère et multiplié les trous dont chacun, ignorant les autres, se croirait unique].

— Mais, demande Marf, si ces planètes sont aussi horribles, pourquoi les peupler ?

— Peut-être, très très loin existe-t-il d'autres systèmes solaires où la vie humaine est possible. Nous ne les connaissons pas. Notre devons restaurer l'Humanité détruite par la Catastrophe. En l'installant sur les deux systèmes, nous augmentons ses chances.

Les Horribles nécessitent des Humains guerriers et entraînés au combat. Telle est l'autre cité. Marf sera instruite en détails. La cité qu'elle connaît se base sur la paix et la coopération, l'autre sur la guerre et la compétition : les secteurs ne sont pas équivalents mais disposés et hiérarchisés verticalement ; des combats rituels périodiques décident de la montée ou de la descente des habitants. Les meilleurs habitent le premier secteur et, rivalisant entre eux, prennent le gagnant pour roi ou reine. Celui-ci a pour mission de les conduire sur les Horribles et de renforcer les combattants déjà présents. Quand le premier secteur monte dans les fusées, tous les guerriers avancent d'un cran : le second secteur devient le premier et le dernier, à demi vide, est complété de nouveaux venus en provenance des "usines à bébé".

Or, poursuit la Machine, la reine actuelle, n'a pas entraîné ses guerriers à travers l'espace comme elle le devait. Elle a choisi de rester et d'ériger son excellence en supériorité, en imposant son pouvoir à la cité. Au lieu de laisser chaque secteur sous la responsabilité de son propre Bras, elle envoie des lieutenants qui gouvernent en son nom, et s'emparent de tout ce qu'ils désirent, armes, filles, garçons, nourriture...

L'aventure que Marfise vient d'accepter consiste à défier la reine, à la remplacer, à envoyer sur les planètes les guerriers du premier secteur et à remettre la cité en ordre.

Les machines préfèrent que le problème soit réglé rapidement et remercient Marfise ; mais, si elle échoue, tout s'arrangera dans vingt, trente ou cinquante ans. "Nous avons des siècles devant nous". 

Marf, essayant d'imaginer à quoi ressemble cette cité étrange, déclare :

— Je tenterai le coup mais je ne veux pas partir sur ces horribles planètes.

La machine l'assure qu'elle l'aidera à s'échapper si elle le veut (peut-être ne le voudra-t-elle plus), et à revenir dans la Cité où elle prendra une fusée pour Souabe.

Marf pense que, au pire, une fois arrivée sur les Horribles, elle volera une fusée et rejoindra ses planètes. Elle ressent l'amusement de la machine et "voit" une carte de la galaxie : les deux systèmes solaires sont à l'opposé ; même en hypervitesse le trajet serait interminable, et il est impraticable à cause d'une série de trous noirs.

Que Marfise ne s'inquiète pas autant : elle ne sera pas jetée d'un coup dans ce qui lui apparaît comme un enfer, elle sera préparée et instruite. Et au cours de cette phase, elle pourra poser toutes les questions qu'elle voudra (toutefois, les machines ne promettent pas de répondre) : en appuyant sur le bouton du petit appareil qu'on lui donnera, elle sera guidée à la cabine la plus proche.

— En outre, la différence entre les deux mondes te donne des avantages. Nous maintenons dans leur cité une gravité plus faible pour les habituer à celle des Planètes, donc toi, tu bondiras et sauteras. Ensuite, leur air suroxygéné multipliera ton énergie, à condition toutefois que tu ne restes pas trop longtemps. Après, ton organisme s'accoutumera. Si tu es tuée, nous ne savons pas te ressusciter. Nous sommes capables de produire une Marfise identique à toi, pas de lui donner la totalité de tes souvenirs : nous "lisons" dans ton esprit seulement ce qui correspond à notre grille de compréhension. Une grande part de ton identité nous échappe donc et ne serait pas transmise à ton double

(Marf rêve un moment à ce que serait cette Marfise incomplète et quel effet elle produirait sur ceux qui connaissent l'original).

— Mais, pense-t-elle soudain, on m'attend dans la fusée pour Souabe.

Les machines préviennent les membres de l'Ambassade que "dame Marfise", subitement retardée, regagnera la planète plus tard.

(Quand, ne la voyant pas venir, ils enquêteront sur la Lune, nul ne saura rien. "Dame Marfise" s'est évaporée. Les requêtes instantes du Waldemar et de l'Ambassade n'aboutiront pas : les machines ont perdu sa trace quand elle était au Port. Aurait-elle, par caprice, sauté dans une autre fusée ? On ne l'a pas vue sur les Planètes, pourtant, une fille comme elle se remarque.)

Pour l'heure, le casque de Marf retiré, sa cabine s'enfonce dans le sol comme un ascenseur. Elle arrive dans un tunnel faiblement éclairé où court une voie ferrée. Un wagon automoteur s'arrête devant Marf. Elle monte et s'écroule dans un fauteuil, ramassant au passage le petit appareil promis. Son cerveau bouillonne.

Submergée de fantastiques informations, elle n'arrive pas à concentrer sa pensée. Le wagon se déplace en silence et à vitesse moyenne. Marf, incapable de s'orienter, ignore où elle va, et combien de temps durera le voyage. Si on la jetait maintenant dans la cité guerrière, quelles seraient ses chances de survie ? Quoiqu'elle ne se soit jamais battue contre un Humain, elle a chassé fréquemment, parfois dans des conditions extrêmes. C'est pareil. Ses muscles sont exercés (bien qu'affaiblis par son séjour lunaire), ses réflexes vifs, son poignard précis. Comme elle sera plus forte que les autres, ses chances ne sont pas négligeables. D'autre part, elle a l'habitude du transculturel et comprendra vite les codes qui régissent cette société. Enfin, elle ne doute pas qu'elle recevra l'instruction nécessaire et espère qu'on lui donnera quelque arme secrète.

Ayant fait le point sur cette question, Marf considère les révélations des machines. Outre "l'usine à bébés", elle avait deviné la présence de mines secrètes et de leurs installations, et supposé maintes zones cachées, le tout relié par des tunnels, comme celui dans lequel elle roule à présent. Jusqu'où ce réseau s'étend-il ? Combien de zones relie-t-il ? De quel type sont-elles ? Le monde des machines est plus vaste et complexe qu'on ne l'imagine dans la Cité. Les machines lui diront-elles tout à présent ?

Fatiguée par ses réflexions, lassée de l'uniformité du tunnel, et bercée par l'avancée monotone, Marf s'endort dans le siège confortable.

L'arrêt du wagon l'éveille. Elle est arrivée. A sa gauche, dans la paroi, un sas s'ouvre. Un homme l'accueille, elle s'attendait à des robots ou à des dispositifs automatiques. Il se présente : Adillant. Il lui souhaite la bienvenue, il sera son guide.

Marf demande s'il y a d'autres Humains "ici". Adillant sourit : "beaucoup". Marf comprend que les machines n'envoient pas dans les cités tous les Humains qu'elles "fabriquent" et en gardent pour leurs propres activités.

— Comment vivez-vous ?, demande Marf.

"Dans des villages", répond Adillant, la prenant par la main pour la guider dans la pénombre du conduit.

Le garçon est amène et, pour autant que Marf le voie, pas vilain. Marf, un peu effrayée, se serre contre lui. Il pose un bras sur ses épaules.

Il explique que, dans cette immense caverne, se succèdent d'innombrables bulles aménagées, reliées entre elles. Ils atteignent rapidement le village et entrent par un sas qui se referme derrière eux : c'est une cité en miniature. La lumière simule le plein jour, de petites maisons s'étendent le long d'une feinte rivière, bordée d'arbres et de plantations simulés.

Adillant désigne une direction : plus loin "par là" sont les "usines à bébé" et, à côté, les petites cités qui accueillent les enfants et s'occupent de leur éducation. Quand ils grandissent, on les envoie dans une cité plus grande où ils vont à l'école et s'imprègnent des règles et habitudes de leur vie future.

— Ce sont donc des Humains qui s'occupent d'eux ?, s'étonne Marf.

— La majorité des tâches est assurée par des automates. Toutefois une présence et un accompagnement humain facilitent l'adaptation.

Les futurs habitants de sa Cité sont à un endroit et ceux de la cité qu'elle connaîtra à un autre. Ils n'ont pas tout à fait les mêmes caractéristiques et, surtout, reçoivent des éducations différentes.

Marf se demande si ce gigantesque complexe contient les enfants de plus de deux cités, et si, ailleurs, existent d'autres immenses cavernes semblables. Combien de cités au total ? Adillant lui dit de poser la question aux machines. Lui, il n'est chargé que de son accoutumance au pré-monde des Horribles. Tous les équipements ont été installés pour elle. Ici, dans un environnement à peu près familier, cela lui sera plus facile de se préparer.

Marf, curieuse, souhaiterait visiter le pré-monde de sa Cité. Elle est surprise qu'Adillant accepte : elle se mêlera à une équipe de travail et l'accompagnera, mais elle n'aura guère de temps car, la prévient-il, "tu vas avoir beaucoup à faire pour t'habituer aux Zorribs" (c'est ainsi qu'on désigne les futurs habitants des Planètes Horribles).

Une cloche retentit, ils vont manger avec les autres : de grandes tables sont disposées au bord de la "rivière". Marf est accueillie avec sympathie et sans question. Après le repas, autour d'un feint feu de camp, ils bavardent et chantent. Ensuite Adillant et Marf regagnent la maison du premier. Marf, un peu perdue, se serre contre lui, il l'enlace et la caresse doucement. Marf l'embrasse et le déshabille. Adillant a l'amour paisible et agréable, Marf se détend.

Le lendemain, elle réclame de parler à la machine. Adillant la conduit à une cabine et installe le casque. Marf demande combien de cités il y a, combien de cavernes comme celle-ci, combien de centaines de kilomètres de tunnels.

La machine refuse de donner des réponses aussi précises. Cependant, elle lui accorde une vue d'ensemble du sous-sol lunaire : sans indiquer à quoi servent les différentes zones, la carte en trois dimensions indiquera sa Cité, sa localisation présente et celle des Zorribs. Marf, abasourdie, "voit" que, si l'hémisphère inférieur de la Lune est intact, le supérieur contient d'innombrables "trous" ou chapelets de trous, à différentes profondeurs, reliés par des tunnels dont certains montent à la surface. Sa Cité est ici, celle des Zorribs, là, sur la face cachée. La présente caverne se trouve à peu près au milieu. Marfise pense : Quelle leçon de modestie pour ses concitoyens qui réduisent le monde à eux-mêmes ! Et quelle fierté pour elle d'être la seule à entrevoir la vérité !

Est-ce vraiment la vérité ? se demande-t-elle, en essayant de fixer l'image dans sa mémoire : la Machine lui montre ce qu'elle veut, la réalité peut être tout à fait différente.

— Non, proteste la machine, ce que tu vois est la vérité.

Marf la croit. Mais alors, pourquoi la machine révèle-t-elle ses secrets ? Est-elle sûre que Marf ne reviendra pas de son aventure ? Ou sait-elle que nul ne la croirait ?

La machine reste silencieuse.

Elle accorde trois jours à Marf pour "s'installer" et, puisqu'elle le désire, jeter un œil sur le pré-monde de sa Cité. Après, commencera son apprentissage au monde des Zorribs. On l'instruira, elle fera des simulations et, quand elle sera prête, elle quittera le village pour passer du côté des Zorribs : on la lâchera parmi les "grands" avec qui elle rejoindra bientôt la cité. Il faut qu'ils s'habituent à elle, ce qui se fera à leur manière, par la violence.

Côté Cité, Marf néglige la première des "usines", celle qui opère l'assemblage génétique, la fabrication et la croissance de l'embryon, le nourrissage des bébés et leur première éducation. Et aussi la suivante où, dès que les bébés savent marcher, ils passent leur enfance et suivent l'école primaire, entourés d'Humains qui jouent le rôle des parents ataviques.

Marf ne s'y intéresse pas et elle manque de temps. Elle se mêle à une équipe qui s'occupe des Grands, ceux qui sont proches du départ. Elle entre dans une bulle dont la structure et la décoration sont celles de la Cité. Les "ados" s'instruisent, en partie par imprégnation hypnotique, en partie par l'intermédiaire d'Humains qui les socialisent. Les jeunes gens se rendent tous les matins au lycée où des profs font des cours, interrogent, animent les discussions. L'après-midi, ils batifolent, jouent, s'aiment, se promènent. Le soir ils rentrent chez leurs "parents" où ils mangent, bavardent et dorment. Marf discute avec eux : actifs, éveillés et conformes, ils sont prêts à s'intégrer à la Cité. Ils savent exactement à quoi elle ressemble et comment elle fonctionne. Ils savent qu'un matin, au lieu de s'éveiller chez leurs "parents", ils seront seuls dans un logement de la Cité, avec une activité à assurer. Ils savent ce qu'ils diront aux habitants de leur immeuble et aux gens dans la rue. Garçons et filles savent comment se comporter avec filles et garçons de la Cité. Marf en fait l'expérience. La seule chose qu'ils ignorent, se dit Marf, troublée de penser qu'elle passa un jour par cette moulinette, c'est qu'ils oublieront tout et croiront avoir toujours vécu dans la Cité.

Il est temps pour elle de commencer son apprentissage.

2. Apprentissage

D'abord, on lui montre Skye, la planète centrale du système des Horribles. Les paysages sont d'une beauté stupéfiante. Dans une lumière très claire, se détachent des chaînes de montagnes, couvertes de neige, dont dévalent des forêts et des torrents qui tombent en chutes fabuleuses sur des plaines couvertes de végétations, de rivières et de lacs. Des mers paisibles s'étendent, parsemées d'îles arborées.

"Qu'y-a-t-il d'horrible ?", se demande Marf jusqu'à ce que le zoom révèle au sol une multitude de bêtes effrayantes. Elles ressemblent à des araignées et, dressées sur leur huit pattes poilues, atteignent la taille d'un enfant. Leur tête s'apparente à celle d'un loup géant, la gueule pleine de dents acérées. Parcourant la planète, la "caméra" en rencontre partout. Et partout, elles chassent, sautent, tuent et mangent. Seules les hauteurs leur échappent.

Ce sont les images rapportées par la sonde lors des voyages exploratoires. Après le début du peuplement, les machines, fidèles à leur principe de "non pertinence", ont cessé les observations et laissé les Humains à eux-mêmes.

Une simulation montre les bêtes attaquer des Humains : elles bondissent dessus et les dévorent instantanément. Assistant avec dégoût aux combats, Marf voit que les Humains, armés de larges épées, ont l'avantage tant que les bêtes restent au sol : ils leur fracassent le crâne sans difficulté. Mais la bête qui saute est trop rapide pour être atteinte et il n'y a pas moyen de s'en protéger. Par dérision propitiatoire, on les appelle "des puces".

De telles circonstances exigent une éducation guerrière. Les planètes de Marf sont pleines de monstres mais, sauf exception, ils restent dans les forêts, et c'est plutôt l'Humain qui les cherche que l'inverse.

Marf ne comprend pas pourquoi des armes plus efficaces ne sont pas utilisées. Un fusil-laser permettrait de tuer des dizaines de "puces" en quelques secondes. La machine lui dit que toutes les armes concevables ont été essayées. Les unes sont impraticables : lorsqu'on s'en sert, quelque chose dans l'atmosphère déclenche d'énormes explosions dont les Humains sont les premières et principales victimes. Les autres restent sans aucun effet contre les "puces". L'arc permettrait de les atteindre à distance, les flèches ricochent sur leur "corps" invulnérable et elles n'ont pas de cou. La seule méthode de combat, c'est cette large épée qui défonce la tête d'un seul coup. La seule protection, c'est une armure qui couvre le haut du corps.

La primitivité de la technique impose celle de l'Humain, c'est pourquoi la vie des Zorribs se base sur la violence physique. Marf doit commencer par apprendre à tuer les puces car la société des Zorribs étant organisée en fonction de cela, tout l'art du combat entre les Humains en dérive.

Dans la salle d'entrainement, Marf saisit la large épée. Très maniable, elle est cependant lourde. Marf, espérant être plus forte en situation, avec une gravité moindre et davantage d'oxygène, s'exerce, suivant les conseils d'un programme d'entrainement. Le premier jour, elle frappe des sacs de sable. Ses muscles douloureux retrouvent vite les réflexes de la chasse. Le second jour, elle est en face d'une reproduction grandeur nature de la "puce". Hideuse et répugnante, on la croirait inventée pour faire peur aux Humains. Elle suscite un réflexe de fuite, toujours fatal car la bête bondit sur l'Humain sans défense. Marf, surmontant sa nausée, lui défonce la tête. Une fois, dix fois, cent fois. Le lendemain, la reproduction est animée et programmée pour bondir sur Marf qui s'exerce à frapper avant, et essaie (vainement) de l'atteindre dans son élan.

Le soir, épuisée et écœurée, Marf rejoint Adillant dont les soins amoureux la réconfortent.

Au bout de quelques jours, Marf, endurcie, regarde froidement le monstre et réussit neuf fois sur dix à le tuer avant le saut. Ça ne suffit pas pour espérer survivre.

***

A présent que Marf connaît le point d'aboutissement de la formation des Zorribs, le programme repart du début : l'entraînement consiste en une lutte sans armes où il faut renverser au sol l'adversaire ; le combat, lui, se livre avec un lourd bâton qui tient le rôle de l'épée et doit atteindre l'adversaire au cou. C'est ainsi qu'ont lieu les affrontements périodiques qui, dans la cité des Zorribs, déterminent l'affectation de chacun.

Le groupe auquel participera Marf arrivera dans le dernier secteur à la saison du Classement. Les combats durent cinq minutes, pas une seconde de plus. Un long délai par rapport à la brièveté avec laquelle il faut abattre la puce ou mourir. Si personne ne "marque" son adversaire, les deux sont déclarés perdants.  A chaque étage, tous s'affrontent et les gagnants accèdent aussitôt à l'étage supérieur.

La machine avise Marf que les combats se poursuivent entre vainqueurs pour les classer. Le premier de chaque étage bénéficie d'un privilège : alors que les gagnants rejoignent l'étage supérieur et attendent la saison suivante pour combattre à nouveau, le Premier a le droit de participer aussitôt aux Jeux de son nouveau secteur. Pour cette raison, le calendrier est décalé : le dixième secteur commence ; quand il a fini, c'est le tour de l'avant-dernier etc. Si ce calendrier se maintient, la Règle est oubliée car, depuis longtemps, nul n'a osé l'invoquer.

Il faudra que Marf soit la première de son étage, invoque la Règle, combatte l'étage supérieur, soit à nouveau la première, et ainsi de suite jusqu'au premier secteur. Elle grimpera tous les étages à la suite et se trouvera alors en face de la Reine.

Marf, affolée, proteste : elle n'en est pas capable.

— Tu le seras, répond la Machine. En combattant tes "camarades" ici, tu verras que tu peux le faire. D'ailleurs, tu n'as pas le choix : tes "superpouvoirs" disparaitront quand tu t'accoutumeras à l'environnement. Tu es puissante, mais sans eux, tu ne seras pas la meilleure. Avant de les perdre, tu dois avoir vaincu la Reine et expédié le premier secteur dans les planètes. Exerce-toi.

Marf reprend l'entraînement. Sa "puce" est programmée pour être de plus en plus rapide, et Marf le devient aussi.

— Maintenant, lui dit la machine, tu vas apprendre les Humains.

On l'instruit de la vie des Zorribs. Les mâles sont trapus, les femelles élancées, leur force physique équivalente. Ils parlent la langue synthétique de la Cité, avec quelques idiotismes et des mots additionnels engendrés par leurs planètes. Marf les retient sans difficulté, ainsi que les routines linguistiques et gestuelles des contacts sociaux.

Elle s'habitue à leur vêtement : tous, sans distinction de genre, portent des braies courtes et un débardeur ; au combat sur les planètes, ils ajoutent un haut d'armure. Les habits, taillés dans un tissu un peu élastique, font comme une seconde peau. Marf se regarde : les braies collantes moulent ses hanches et ses fesses ; l'ouverture du débardeur dévoile la naissance des seins qu'un dispositif ingénieux soutient, les faisant saillir. Marf se plaît, regrettant seulement la couleur terne des habits. Sans hésiter, elle coupe ses longs cheveux aux épaules. Elle se sent à l'aise.

Elle s'efforce d'imprégner son esprit de la violence omniprésente. Pas toujours effective, elle est à l'arrière-plan de tous les comportements et de toutes les coutumes.

Enfin, Marf est testée et déclarée prête pour le monde des Zorribs. Pour s'en approcher, elle va changer de village

Adillant lui fait de doux adieux et la conduit à la voix ferrée où un wagon l'attend. Elle s'arrêtera à l'un des "villages" où habitent les Humains qui s'occupent des Zorribs et, de ce fait, ont leur type physique (à part ça, insiste Adillant, ce sont des humains normaux, comme ici).

***

Marf fait leur connaissance. Malgré leur apparence, ils sont amicaux et coopératifs. Celui qui l'accueille dit se nommer Adillant. Marf s'étonne : est-ce une coïncidence ? a-t-elle pris une fonction pour un nom ? ou, dans ce monde parallèle, celui-ci est-il le double de celui-là ? Il l'emmène dans sa maison, lui parle des jeunes Zorribs qu'elle verra bientôt. Qu'elle ne s'inquiète pas, lui et le reste de l'équipe, veilleront sur elle. Néanmoins, comme il vaut mieux qu'elle s'impose du premier coup, elle regardera demain comment ça se passe et ne partira que le jour suivant. Elle profitera de ce délai pour s'habituer aux conditions environnementales des Zorribs dans un local spécial où elle s'exercera contre les "puces".

Ensuite, il l'amène aux grandes tables. A part la différence physique des Humains, c'est le même village que celui dont elle vient. La soirée autour du "feu" terminée, elle rentre avec Adillant dans sa maison. Il la prend dans ses bras et s'active. Son organe est bizarrement constitué : néanmoins, il s'emboite sans problème et procure de précieuses sensations. Après, blottie contre Adillant, Marf lui demande à quelle fonctionnalité ou contrainte répondent les particularités de son organe et si celui des filles présente aussi des différences... Le garçon s'offusque et se renfrogne : son "truc" est normal, celui des filles aussi. Marf le flatte et Adillant, revenu à de meilleures dispositions, lui fait éprouver à nouveau l'effet de sa singularité. Puis, il s'endort pesamment.

Marf, pourtant rassasiée, reste énervée et inquiète de sa proche rencontre avec les Zorribs. Elle ne parvient pas à s'endormir. Elle pense à la Cité, tranquille et bienveillante, qui se croit la seule. Elle pense à ses planètes où la vie est bonne, et qui n'imaginent pas un autre système solaire habité. Elle pense aux machines dont la puissance et l'autonomie extrêmes ne dépassent pas le monde lunaire.

Marf, par préjugé, place les Zorribs en bas de l'échelle de la civilisation ; elle se demande si sa Cité est tout en haut, ou seulement un barreau intermédiaire. Existe-t-il une cité si supérieure qu'elle jugerait sa Cité comme Marf les Zorribs ?

Marf, débordée, dépossédée, projetée dans un monde trop grand, se sent anéantie. Elle était fière de provoquer la vague d'émigration ; émue de marcher dans les pas de Marfise, d'être la "deux en un" dans les bras d'Archilore, et de voir partout ses statues. Que signifie désormais son monde et l'existence qu'elle a eue ? Si elle revient, sera-t-elle identique ? Son aventure ne lui apportera pas de gloire, son triomphe restera secret. Elle-même l'ignorera si les machines effacent ses souvenirs. Les garderait-elle, à qui parler de ses incroyables découvertes ? A qui se vanter de ses exploits ? Même avec un retour, son voyage est un aller simple.

Le cœur battant et l'esprit en proie au vertige, Marf se concentre sur la première étape : les Zorribs. Une chose après l'autre. "Je gagnerai, et ensuite je verrai ce que je serai devenue". Marf s'enorgueillit d'un défi à sa mesure : démesuré. Il excite en elle, à la fois l'envie de vaincre et la curiosité. Elle voudrait être déjà face à la reine.

Il faut qu'elle dorme. Essayant de faire le vide, elle se colle contre Adillant et, respirant à son rythme lent et régulier, elle le rejoint dans le sommeil.

Au matin, elle court s'entraîner. Pénétrant par un sas dans le local où l'attendent les "puces" artificielles dans leurs conditions environnementales réelles, elle sent aussitôt l'effet des différences. Son pouls s'accélère, ses poumons se dilatent, ses sauts vont deux fois plus haut. Il lui faut apprivoiser sa nouvelle force. Sa vision, plus aiguë, distingue sur les puces des détails qui lui avaient échappé. Marf fait quelques exercices et déclenche la première puce que, grâce à ses capacités augmentées, elle tue en plein bond. Jamais aucun Zorrib n'y est parvenu à cause de la rapidité de la bête. Pour Marf, c'est comme si le temps ralentissait : la fraction de seconde que nécessite le saut de la bête est assez longue pour lui permettre de bondir, de viser et de frapper. Prise d'une envie frénétique de se venger des peurs qu'elle a eues, Marf déclenche toutes les puces à la fois : elles se jettent sur elle qui les décervèle toutes. Les puces se reconstituent et Marf recommence plusieurs fois. Elle vainc sans efforts les ennemis les plus terribles des Zorribs.

"Dans ce monde, je suis superwoman", se dit-elle, rassérénée.

Après un dernier massacre, elle quitte le local d'entrainement et va devant les écrans, observer les jeunes Zorribs dans leur vie quotidienne. Comme tous les jeunes dans la phase finale de leur élevage, ils vont au "lycée" où ils suivent les cours avec discipline. Mais les couloirs ne sont que bagarres apparemment désordonnées.

Marf voit un garçon s'approcher d'une fille : les deux se cajolent et, au lieu de partir ensemble se consommer, se sourient, s'écartent et, s'empoignant, entament la lutte ; chacun cherche à faire tomber l'autre ; la fille gagne et, à plusieurs reprises, frappe les épaules du garçon contre le sol. Puis, ils se relèvent, se prennent par la main et, amoureusement enlacés, se dirigent vers une maison.

Marf apprendra que cette bagarre fait partie du rituel amoureux. Quand les deux sont d'accord, ils se battent pour savoir si la copulation se fera chez l'un ou chez l'autre.

Marf voit que la violence est réglée. On ne se bat pas sans raison mais les occasions sont innombrables. La vie est organisée pour les multiplier, sans la moindre animosité personnelle. Un Zorrib doit, en permanence, être prêt car, sur les planètes, les puces sont partout et attaquent à chaque instant.

Marf a hâte désormais de se mêler à eux. Le lendemain, elle accompagne l'équipe qui se rend au travail. "Nous veillerons sur toi", disent-ils. Elle n'a plus besoin d'être rassurée.

Quand elle rejoint les Zorribs, ceux-ci, insoucieux les uns des autres, remarquent à peine la nouvelle venue qui se force à marcher à petits pas pour ne pas dévoiler ses capacités supérieures. Les garçons, trapus, ont une musculature impressionnante. Les filles, grandes, sont pour la plupart jolies. Marf est plus âgée mais cela ne se remarque pas.

Marf cherche une opportunité de s'essayer. Justement, sur une place entourée d'arbres, un groupe organise un "tournoi". Quelques secondes lui suffisent pour jeter au sol chacun de ses adversaires successifs. Les filles sont plus coriaces et nécessitent un soupçon d'effort supplémentaire. Les Zorribs, étonnés, la regardent. Il est rare que quelqu'un soit vainqueur de tous. Ils voient une fille semblable aux autres. Conformément au rite, les vaincus se courbent devant elle et lui touchent le genou en signe de soumission. L'un d'entre eux, toutefois, enivré de désir pour sa beauté rayonnante, pose franchement sa main et lui caresse la cuisse, avant de se redresser.

Marf le regarde. Il a les épaules plus larges que les autres, la taille plus fine et les fesses plus petites. Dans ses yeux danse une lueur rieuse. Elle lui sourit, il la courtise. Marf demande son nom : Fromond. Puisqu'elle a gagné, inutile de se battre, il la suivra chez elle.

Marf ne dispose pas encore d'un "chez elle" et se sent en terrain trop inconnu et douteux pour batifoler. D'ailleurs, c'est le moment de repartir. "Demain", sourit-elle. Le garçon la saisit et lui donne un baiser fougueux que Marf reçoit et rend volontiers. Puis, légère et rapide, elle disparaît et rejoint Adillant qui commençait à s'inquiéter. Il la fait sortir et ils regagnent le village.

Marf décide de s'immerger dès le lendemain. Adillant lui trouvera des "parents" et précise les activités et l'horaire qu'elle partagera. Cela ne durera pas : le départ pour la cité des Zorribs est prévu la semaine prochaine.

3. Arrivée

Marf s'installe chez ses "parents" et, quand la cloche sonne, se rend en cours avec les Zorribs. Le prof annone sa leçon comme tous les profs et lance des questions pour animer le cours. Marf est frappée de la discipline qui règne parmi les élèves batailleurs. Tous contre tous, n'est pas synonyme d'anarchie car, "là-haut", l'action collective conditionne la survie. Chacun se soumet aux règles : la violence universelle en constitue une parmi d'autres, soumise à un cadre strict.

Marf en a la preuve quand les jeunes gens se retrouvent "dehors" et entament leurs incessants combats. Elle ne retrouve pas ceux qu'elle a vaincus la veille, les groupes qui se forment sont fortuits et se dissolvent aussitôt. Fromond la cherche et, la dévorant des yeux, se frotte à elle. Marf l'enlace et se colle contre lui. "A présent, il faut nous battre" dit-il, comme à regret. Marf le fait tomber sans difficulté, il tape de lui-même les épaules par terre et, se redressant, la prend par la taille "je te suis". En chemin, quoique troublée par le désir du garçon et le sien, Marf observe les manœuvres des couples. Elle note que la violence est strictement contenue : si la fille ou le garçon se refuse, aucun combat ne s'engage dont il serait l'enjeu ; les deux échangent un petit salut et se séparent, cherchant un autre partenaire. Aucune bataille ne se fait sans que les antagonistes n'en conviennent à l'avance. Il n'y a pas d'agression constate Marf dont l'attention se disperse : la main du garçon s'est glissée dans sa culotte. Marf, échauffée, retrouve néanmoins son chemin et, arrivée dans sa chambre, arrache les habits du garçon et les siens.

Les deux amoureux se mêlent et, alors que Marf se livre allègrement au rythme familier, Fromond lui mord l'épaule jusqu'au sang. Par réflexe, elle le mord aussi sauvagement et, à sa surprise, en éprouve du plaisir. Elle accélère le rythme et épuise le garçon. Personne ne l'a prévenue que la violence se glissait jusque dans l'acte amoureux. Ou bien est-ce propre à Fromond ? Elle ne peut pas lui demander, elle verra avec le suivant.

Le garçon, dans le miroir contemple la blessure que Marf lui a faite. Elle saigne encore. Ebahi, il voit que celle de Marf a déjà disparu, pourtant il a encore le goût de son sang. "C'est de la magie !", s'exclame-t-il. Marf, avec une légèreté affectée, répond qu'elle cicatrise très vite. Fromond, intéressé, la prie de lui permettre de la mordre à nouveau. Marf accepte à condition qu'elle fera de même. Fromond, contemplant sa plaie profonde, grimace : "ce sera une autre fois". Il prend Marf dans ses bras et la caresse en la regardant avidement : "tu as quelque chose d'autre que les autres". Marf le caresse aussi et ils se réunissent à nouveau. Marf apprécie mais reste aux aguets, se demandant quand elle sentira son amant la déchirer de ses dents. Rien ne venant, elle se concentre sur les exquises sensations qu'il lui procure.

Marf regrette que les Zorribs, pour s'endurcir, ne prennent que des douches froides. Le contraste est violent. Fromond l'entraîne dehors : c'est aujourd'hui que tous se battent contre tous, à la fois pour se préparer à ce qui les attend, et pour choisir le Bras qui les conduira.

Sur une grande place, tous les jeunes gens sont alignés. Ils s'affronteront deux par deux, les perdants quitteront la lice, restant aux alentours pour regarder. Les gagnants se heurteront ensuite, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un.

La deuxième étape consiste en une mêlée générale : le vainqueur est celui qui parvient à s'en extraire et à courir à un poteau où le tribunal d'honneur le couronne.

Ensuite, les deux champions lutteront et le meilleur sera bras.

Marf, retenant sa force pour ne pas se faire remarquer, triomphe de tous ses adversaires. Après un moment de repos, tout le monde revient sur la place et, au signal, cherche à la fois à s'élancer vers le poteau et à empêcher les autres de le faire. Là, Marf se déchaîne et, renversant ses rivaux comme des quilles, atteint le but alors que les autres sont encore enchevêtrés.

Le tribunal d'honneur la déclare deux fois gagnante. Le combat ultime n'a pas lieu d'être : Marf est le Bras. Les autres, plus ou moins amochés, la complimentent sans animosité : personne n'a vu comment elle a fait mais sa victoire est incontestable. Chacun défile devant elle, se courbe et touche son genou.

Un grand banquet réunit tout le monde. Marf, excitée par les combats et rassurée par leur issue, ne doute plus de réussir sa mission. Elle occupe la place d'honneur au bout de l'immense table et prend soin de mettre Fromond à côté d'elle. Il la mignote en douce et la complimente : "tu es aussi belle que forte, tu nous porteras chance". Après les chants et les toasts rituels, on quitte la table et Fromond, enlaçant Marf, la reconduit dans sa chambre, où elle se jette sur lui, brûlant de désir.

Comme il ne la mord pas, elle se décide à lui en parler, employant maintes circonlocutions pour dissimuler son ignorance. Fromond, ébahi, la regarde d'un nouvel œil : "vraiment, tu ne sais pas ?". La coutume est que, à la première rencontre d'une fille et d'un garçon, pendant qu'ils s'aiment, ils se mordent au sang pour signer leur accord temporaire. Si Marf s'étonne, c'est qu'elle n'a jamais connu de garçon. Fromond, perplexe, l'interroge : "C'était ta première première fois ?". Impensable : toutes les filles, dès qu'elles ont l'âge (et souvent avant), fraient avec les garçons. D'ailleurs, dès le premier contact, cette fille n'avait rien d'une innocente, tout au contraire... sa manière de faire était d'une amoureuse experte. Combien de garçons l'ont mordue ? Comment l'a-t-elle oublié ? Marf rougit : de pudeur, croit-il, de sa bêtise en fait.

Se saisissant du garçon, elle le distrait de ses réflexions. Quand il reprend ses esprits, il admire et chérit tout ce qu'elle a d'extraordinaire. L'entourant tendrement de ses bras musclés, il murmure qu'elle lui fait penser à la légende de Keiju, la  Fée guerrière, la Toujours Vierge : "Qu'as-tu fait de ton loup ?"

— C'est toi, répond Marf en le grattant entre les oreilles.

***

Le jour du départ arrive. Les machines vont effacer de l'esprit des jeunes gens tout souvenir de ce qu'ils ont vécu ici. Ils arriveront dans leur cité comme s'ils y avaient toujours vécu. Reconnaîtront-ils Marf ? Fromond l'identifiera-t-il ?

Marf, le Bras, prend la tête du cortège qui se dirige vers le conduit de sortie : le sas débouche sur le tunnel de la voie ferrée ; les premiers occupent un wagon, le train avance pour présenter le suivant, et ainsi de suite. Marf et Fromond qu'elle tient par la main, prennent les premières places. Les wagons s'emplissent lentement. Le train démarre : les jeunes gens tombent en torpeur. Marf devine que le processus d'effacement est à l'œuvre. Elle reste éveillée, abusant de Fromond dans son sommeil. Puis elle s'endort. Le train parcourt des centaines de kilomètres. Quelque chose éveille Marf, comme un signal. Le train, toujours dans son tunnel, touche au but. Il s'arrête le long d'un quai au bout duquel se trouve un sas. Garçons et filles sautent des wagons. Ils ont reçu des instructions et savent précisément ce qu'il faut faire. Marf s'aperçoit qu'elle aussi.

Le sas ouvre sur des couloirs qui s'étendent à la périphérie de la cité et que les habitants ignorent. Chacun arrive au plus près de l'habitation qui lui est affectée, le mur s'entrouvre et, dans la "nuit" de la cité, il se glisse à travers. Marf fait de même. Son logement est correctement aménagé. Grimaçant, elle prend une douche glacée et, récapitulant les données dont elle dispose, se prépare à ce qui l'attend. Comme dans la Cité, une console permet d'accéder aux machines. Marf demande où se trouve Fromond. S'il l'a oubliée, elle ne doute pas qu'il retombe sous son charme. Les autres savent-ils encore qu'elle est leur Bras ?

Le lendemain, veille des combats, est un jour de fête. Marf croise quelques uns des nouveaux venus. Sans identifier leur Bras, ils lui adressent un salut déférent : il leur reste une trace. Elle cherche Fromond. Il regarde cette belle fille inconnue qui lui sourit et a envie d'elle. Il s'approche, se présente, célèbre ses appas. Elle l'enlace et se colle avidement à lui. Ils s'écartent et la bagarre rituelle est vite terminée. Fromond accompagne Marf chez elle. Lui arrachant sa culotte, elle se jette sur lui, pressée de se sentir aimée. Il la saisit. Jetant leur habits de tous côtés, ils se prennent avec ardeur. Marf attend la morsure, elle ne vient pas. C'est elle qui, par plaisir, enfonce ses dents dans son épaule.

Lui, sans savoir qui elle est ("Marf", dit-elle), a perçu une antérieure accointance. Ils refont connaissance, puis sortent dans les couloirs où se déroulent spectacles, fêtes, festins et beuveries. Ils participent à quelques bagarres. Elles sont peu nombreuses, tout le monde se réservant pour le lendemain.

Ce jour arrive. A part les vieux et les ingénieurs qui restent à l'écart de la compétition, tous les habitants du secteur, anciens et nouveaux indistinctement, vont se battre les uns contre les autres pour accéder à l'étage supérieur. Celui-ci a envoyé des observateurs : ils constituent le "tribunal d'honneur" qui arbitrera si besoin et proclamera les résultats.

Les machines tirent au sort les paires qui s'affronteront au premier tour. Chaque combat dure au maximum cinq minutes et, s'il ne se conclut pas dans ce délai, les deux ont perdu.

En quelques secondes, Marf défait son partenaire et attend impatiemment le suivant. Au dernier tour, les gagnants se battent entre eux et Marf triomphe.

Elle réclame aussitôt le bénéfice de la règle qui permet au Premier de participer ensuite aux combats du secteur supérieur. Les membres des tribunaux d'honneur ont oublié ce droit, tombé en désuétude. Incertains, ils consultent les machines qui en confirment l'existence.

Quand Marf, avec ses homologues, sous les applaudissements désolés des vaincus, gravit solennellement le grand et interminable escalier qui conduit au sas d'entrée du secteur au-dessus, elle cherche des yeux Fromond. Elle le voit quelques marches au-dessous d'elle. Il a gagné mais, lui, restera dans le neuvième secteur. Elle seule, en tant que Premier du dixième, a une chance d'accéder au huitième.

A l'arrivée au neuvième secteur dont c'est le jour de fête, chacun rejoint le logement que les machines lui ont assigné. Marf et Fromond se retirent pour s'aimer à loisir. Il cherche à la dissuader de tenter l'épreuve. Il la prie de rester avec lui : "Aux prochains jeux, nous monterons ensemble d'un étage". Marf refuse sans s'expliquer. Il traduit : l'ardeur du combat la dévore, elle veut monter au plus haut. C'est normal, c'est dommage. Il va la perdre, il se désole.

Marf, apitoyée, lui promet que, quand elle sera "tout en haut", elle le fera venir.

Il la regarde, ébahi : "tout en haut ? tu penses arriver tout en haut ? tu es folle !". Souvent, l'excitation guerrière rend quelqu'un "amok", furieux de se battre, et de plus en plus maladroit jusqu'à sa défaite honteuse. Marf essaie de le rassurer. Elle a tout son esprit, elle connaît sa force, elle vaincra.

Incrédule, il cherche à se gaver d'elle pour compenser la privation future. "Tu es unique", lui dit-il. "Après toi, toutes les filles me décevront". Sans se mêler à la fête, ils se réjouissent eux-mêmes.

Le lendemain, quand Marf paraît au combat, elle est déjà célèbre. C'est la fille qui a été Premier du dixième secteur et a revendiqué ce droit oublié. Pourtant, elle n'a pas l'air d'une force de la nature, on la battra facilement : au dixième, ils sont faibles par définition, puisque tout en bas ; la plus forte des faibles n'effraie personne.

Les combats commencent et, à la fin des tours, Marf se retrouve dans le groupe des gagnants. Ils s'affrontent. Marf triomphe et réclame à nouveau l'application de la règle. Arrivée avec les autres au huitième secteur, elle aura le droit de participer à leurs combats.

A nouveau elle gravit un grand escalier. Cette fois, Fromond est resté en bas. Elle lance un baiser, il lui adresse un signe attristé.

D'étage en étage, Marf s'impose, sa réputation croissant à chaque coup. Jamais, de mémoire de Zorrib, personne n'a gravi les étages dans la foulée. Jamais, personne n'a triomphé de tous avec une telle facilité.

Admirant sa force et sa beauté, maints garçons la convient à l'amour. Elle refuse. Elle veut garder dans son corps le souvenir de Fromond et se concentrer sur les combats.

Enfin, Marf, ovationnée par ceux qui l'accompagnent et, moindrement, par ceux qui l'attendent, accède au premier secteur.

Tous les secteurs inférieurs sont identiquement confortables et accueillants. La gradation des honneurs ne se traduit pas par des privilèges. Par contre, le premier secteur contient des palais, des bâtiments somptueux, entourés de places monumentales. Là aussi, c'est la fête avant les "Jeux" du lendemain. Marf se retire dans son logement. Elle approche de l'ultime épreuve : quand elle aura vaincu le premier niveau, elle défiera la reine. Elle l'a aperçue au balcon de son palais particulier, orné de tourelles et surmonté de dômes. La reine saluait négligemment la foule des guerriers et, semble-t-il, a lancé un regard acéré sur la fille qu'ils enveloppaient de leur admiration. Marf a vu une grande femme splendide qui irradiait la méchanceté.

Marf se repose, quoiqu'elle n'en ait guère besoin. La passion de la chasse l'a saisie et ses efforts physiques ne la fatiguent pas. Elle entend de plus en plus évoquer la légende de la Keiju, la "Fée au loup". Elle leur paraît une guerrière achevée, le type parfait que la nature (les machines !) réalise une fois par siècle. Marf se détend et se laisse aller à ses pensées. Que sa Cité et ses Planètes sont loin ! A-t-elle vraiment vécu ce dont elle se souvient si exactement ? Cornille, la petite Blanche, Héloïse, Archilore, Terrestin... existent-ils vraiment en ce moment ? A-t-elle rêvé les statues de Marfise ?

On gratte à sa porte. Un beau garçon dont la culotte moule outrageusement les attributs virils lui transmet un message de la reine qui "l'invite" à la rencontrer un instant. Marf hésite entre l'envie de refuser et la curiosité d'accepter. Elle suit le garçon qui, par de longs couloirs dorés, la conduit auprès de la reine Brunehaut, entourée d'une cohorte d'admirateurs ou de flatteurs qu'elle écarte. Elle dévisage Marf avec animosité.

Elle-même est parvenue laborieusement au sommet. Chaque année, elle a gravi un étage, et son passage du deuxième au premier a exigé trois ans. Constamment, elle s'est entrainée au combat. Jour et nuit, elle a tramé des complots, séduit des hommes et suborné des femmes utiles à ses desseins. Voilà trois ans que, devenue reine, elle a refusé que le premier étage rejoigne les planètes Horribles. Au lieu d'employer la force de l'élite des guerriers contre les monstres, elle s'en sert pour asservir les étages inférieurs.

Cette fille étrange en face d'elle est passée d'un seul coup de l'obscurité du dixième secteur à la splendeur du premier ! La reine essaie de deviner sa personnalité et ses desseins. Est-ce une de ces désespérées qui ne jouissent que dans le combat ? Est-ce une ambitieuse ? une innocente ?

Elle ne salue pas Marf qui, de son côté, ne fait aucun signe de révérence, ni même de civilité. Debout en face d'elle, Marf la toise comme elle la toise. La reine évite de la regarder dans les yeux. Marf, au demeurant instruite par les machines de tous les détails de son histoire, soupèse la ruse et la force de la reine. Elle est grande et musclée, les seins puissants, les hanches larges. Au corps-à-corps, elle écraserait Marf de son poids. Mais elle n'a plus combattu depuis qu'elle est au sommet et évitera d'en arriver là. Marf la défiera en s'appuyant sur les Règles.

Ce silencieux face-à-face dure plusieurs minutes. La reine fait un signe et congédie Marf que le beau garçon reconduit et tente de séduire, exhibant ses avantages. Marf lui claque la porte au nez et se prépare, rêvant vaguement à Fromond et à ses jolies fesses. Elle sait comment, après avoir pris la couronne à Brunehaut, elle remettra en ordre la cité et, par là-même, fera monter le garçon jusqu'au premier secteur. Ensuite, ils partiront sur les planètes et tailleront leur chemin parmi les horribles puces.

4. Combat de reines

Les guerriers du premier secteur vont se combattre deux par deux, sauf les vieux et les ingénieurs. La reine est hors compétition, ce que beaucoup envient : ils ont pris des habitudes de paresse et préfèrent piller les secteurs inférieurs que s'affronter à leurs pairs. Mais la Règle est absolue : l'Honneur leur impose de participer. Vaincus, ils ne perdront rien. Défaillants, ils perdraient tout : les guerriers, après une sévère correction, les précipiteraient au dernier niveau qui, ayant souffert de leurs exactions, les accueillerait comme ils le méritent.

Le combat s'opère avec un gros bâton qui simule l'épée avec laquelle on se défend des puces. Celui qui frappe au cou son adversaire, assez fort pour laisser une marque est déclaré vainqueur, et le gagnant ultime devient le Bras du premier secteur.

L'actuel Bras est l'un des favoris de la reine, certains disent son préféré. Ce colosse d'une force extrême a pulvérisé ses adversaires, lors des derniers jeux.

Marf est confiante : bien entrainée, elle profite de ses avantages particuliers et gagne sans difficulté les tours successifs. À la fin, il lui reste le Bras.

Ce dernier combat a lieu sur une estrade au milieu du Forum pour que tous voient et jugent. Le contraste est saisissant entre le Bras et Marf, l'un énorme et massif, l'autre mince et élancée. Le Bras attaque aussitôt et essaie de frapper Marf qui, sautant de côté, bondit et, d'un seul coup, le marque. La foule applaudit : elle a gagné en dix secondes. Le Bras, abasourdi et furieux, refuse sa défaite. Sous les huées, quelqu'un lui lance un poignard : il se précipite sur Marf. Après le premier choc, elle pare avec son bâton et, d'un violent coup sur la tête, assomme son adversaire. Elle a cependant reçu une large blessure et, lorsqu'elle se tourne vers la foule qui acclame le nouveau Bras, le sang ruisselle sur son corps.

Le combat ne s'est pas déroulé dans les règles et le Tribunal d'Honneur, composé d'anciens, se saisit du cas. On envoie un médecin à Marf. Debout sur l'estrade, elle salue la foule dont les premiers rangs constatent avec stupeur que le sang cesse  de couler : la plaie se referme, cicatrise et toute trace disparaît. Marf, sauf ses habits souillés, est aussi nette qu'au début du combat. Se retournant, les guerriers transmettent l'incroyable information derrière eux. On murmure Keiju.

Ils attendent le jugement, leur opinion est faite : l'ancien Bras a été déloyal. Le Tribunal (dans lequel il a des partisans) n'ose pas rendre un autre verdict : il déclare Marf vainqueur et nouveau Bras ; il condamne et dégrade le traitre vicieux, aussitôt déchu et jeté tout en bas, au dixième secteur.

La foule des guerriers porte Marf en triomphe jusqu'au palais de la reine. La Règle veut que le Bras lui prête publiquement serment de fidélité. La reine, impassible mais furieuse, attend sur le vaste perron du Palais : le Bras monte les escaliers vers elle, se mettant par là-même en position d'infériorité. Mais Marf ne gravit pas les marches sous le regard écrasant de la reine : d'un bond qui paraît gigantesque aux Zorribs, elle saute sur le perron.

Marf a réfléchi à la manière dont elle défiera Brunehaut. Elle n'attaquera pas son entreprise d'asservissement qui, certes, n'est pas conforme aux Règles mais dont tout le premier secteur bénéficie.

Les deux femmes se jaugent, à dix mètres l'une de l'autre. Le Chambellan, un peu perturbé, s'approche de Marf pour lui dicter la formule du serment qu'elle doit prêter. Marf l'écarte d'un revers de main et, d'une voix forte et éclatante, crie :

— Reine, je ne te prête pas serment. Au contraire, je t'accuse de trahison.

La reine frémit à peine, la foule se tait, sidérée.

— Voilà des années, tu aurais dû conduire les guerriers sur les Planètes pour combattre. Tu as préféré te vautrer dans la paresse et transformer ton peuple en lâches. Tu n'es plus digne d'être Reine. Je te défie.

La foule crie. Une partie approuve Marf car ils ont honte d'avoir oublié leur devoir. Une autre la hue car ils profitent de la trahison de la reine.

On se tourne vers le Tribunal d'Honneur qui, pris au piège de la Règle, ne sait comment éliminer la trublionne.

La foule, enivrée par la solennité de l'instant, partisans et ennemis de Marf ensemble, crie "le défi ! le défi !".

La reine doit répondre au défi.

Elle se force à sourire :

— Qu'on apporte les instruments qui m'ont fait reine !

Des serviteurs disposent sur le perron six automates reproduisant des puces. Jadis, la reine les a tous décapités alors que son concurrent n'a pas dépassé cinq.

Le perron est visible de toutes parts, et la scène relayée par des écrans géants. Chaque guerrier frémit en voyant combien les puces sont horribles. La reine se met à l'écart. Les six automates vont être activés en même temps. Si Marf ne les détruit pas dans le bref délai fixé, son défi sera rejeté et annulé.

Marf est prête. Tout se passe tellement vite que la foule ne voit rien. A l'instant où les automates entrent en action, Marf, multipliant les coups de sa large épée leur fend la tête.

Les guerriers, ébahis, se taisent. Sur les écrans, l'action repasse au ralenti. Personne, jamais, n'a réussi un tel exploit. La foule, enthousiaste, acclame Marf.

Son défi est validé. Le titre de reine est vacant. Les deux doivent à présent s'affronter. On cherche des yeux Brunehaut. Elle a profité de l'émotion pour entrer dans le palais.

La foule l'appelle. Si elle ne paraît pas, elle sera disqualifiée et Marf proclamée reine. La foule hurle, les guerriers trépignent. Même les partisans de Brunehaut oublient qu'ils le sont. Le cri de l'Honneur et l'appel du sang sont plus forts que tout.

La porte s'ouvre avec fracas et Brunehaut surgit, massive, revêtue d'une forte armure, un énorme glaive à la main. Marf, elle, gracile, porte les braies et le débardeur de tout le monde, tâchés de sang, et sa seule arme est le bâton. Elle hésite un instant : doit-elle protester et se faire équiper ? Déjà des grognements et des sifflets accueillent l'arrivée de la reine déloyale. Ce sera plus spectaculaire de la vaincre du faible au fort.

Brunehaut, ulcérée par l'impertinence de cette gamine qu'on prend pour la Keiju, enragée de s'entendre dépriser par son peuple, attaque Marf violemment et son glaive laisse une trace sanglante. Marf bondit à la verticale, passe au-dessus de la tête de Brunehaut et, de toute sa force, casse son bâton sur son crâne. Brunehaut chancelle mais le casque amortit le coup. Marf est sans arme mais, de toutes parts, on lui lance des bâtons. Elle en saisit un, le jette dans les jambes de la reine, la fait tomber et l'assomme proprement.

Des guerriers montent sur le perron et emportent Brunehaut qui sera enfermée en attendant le jugement de sa félonie. Marf est proclamée Reine. Là voilà à la fois Bras et Reine, concentrant tous les honneurs et les pouvoirs.

Déjà sa blessure disparaît. Ses habits couverts de sang, elle s'approche des escaliers :

— Guerriers ! Brunehaut a failli ! elle vous a plongés dans le déshonneur ! Les Planètes attendent ! Préparons-nous.

Une vague d'enthousiasme déferle sur la foule qui, brandissant ses bâtons, demande des armes. Marf les convoque le lendemain sur le Forum... et se demande si elle va entrer dans le palais, s'exposer aux traquenards des fidèles de Brunehaut. Il le faut, pourtant, afin de concrétiser sa victoire. Dix femmes et dix hommes sortent de la foule, gravissent rapidement les marches, se courbent pour toucher son genou : "nous serons ta garde".

Marf prend possession du cœur du Palais. Le nettoyage se fait tout seul : jugeant sans espoir la situation de Brunehaut, ses fidèles et ses complices ne pensent qu'à se sauver eux-mêmes. Ils calculent : l'aventurière qui a vaincu la reine jettera le secteur dans les fusées et partira sur les planètes (que les puces les bouffent !) ; automatiquement, le deuxième secteur montera et deviendra le premier ; c'est là qu'il leur faut se cacher ; ensuite, revenus tout en haut, ils reprendront l'entreprise d'asservissement général.

Ils sont déçus. A tous les étages, des écrans géants ont montré les évènements du perron du Palais : le défi de Marf et la déloyauté de Brunehaut. Chaque secteur a encore en mémoire le passage étincelant de la fée guerrière, la Keiju, de sa beauté et de sa force extraordinaire. Sa fulgurante ascension au premier secteur a enflammé les guerriers. Voyant la nouvelle reine appeler aux planètes et au devoir, ils vomissent la honte et l'abjection dans lesquelles Brunehaut les enfonçait peu à peu. Ils se révoltent contre le lieutenant-gouverneur qui, instrument de ses rapines, s'emparait pour elle de leurs plus beaux garçons et de leur nourriture. Armés du bâton de combat et, pour certains, d'épées, ils capturent le lieutenant, ses sbires et ses amis, et les enferment en attendant qu'un Tribunal les juge.

Marf, entourée de sa garde, parcourt le Palais. Il n'est plus peuplé que de serviteurs dociles... et peut-être de quelques assassins cachés. Les somptueux appartements de la reine regorgent de richesses volées et répugnantes. Pourtant, Marf doit en prendre possession. Elle les fait vider et ne garde que le strict nécessaire.

Marf s'aperçoit que, plus que l'effort, la tension l'a épuisée. Elle a besoin d'une douche, aussi froide soit-elle, et aussi d'un homme. Elle considère les siens, tous beaux et bien bâtis. L'un d'entre eux lui rend hardiment son regard : malgré son exploit et ses habits souillés, il la voit comme une femme, et la lueur qui brille dans ses yeux dit son désir. Marf répartit ses gardes autour de la Chambre Royale et demande à ce garçon de rester. Elle court aux bains attenants : Brunehaut, soucieuse de son confort, ne s'assujettissait pas à l'eau froide. Marf, arrachant ses habits, jouit enfin d'une douche bouillante. Elle passe ensuite à la froide, et revient à la chaude. Elle se sèche et, nue, regagne la Chambre, souriant sans équivoque au beau guerrier qui se déshabille aussitôt. Il l'espérait sans y croire. Marf épuise sur lui sa tension nerveuse et, quand il la mord légèrement (respectant la reine), elle plante ses dents franchement. Elle ressent à nouveau les exquis effets des particularités de leur curieuse conformation et, ranimant le garçon à plusieurs reprises, elle se rassasie.

Le gardant dans ses bras, elle s'endort, tandis que dans les pièces voisines ses gardes la protège. Cela n'empêche pas un assassin de s'introduire par une ouverture cachée. Marf dort profondément, emprisonnant de ses membres épars son guerrier qui, alerté par un bruit presque imperceptible, voit approcher l'assassin, un poignard à la main. Le guerrier, doucement, dégage son bras du poids charmant qui l'immobilise et, quand l'autre frappe, il le saisit par le poignet et, renversant Marf, retourne son poignard contre lui.

Marf, éveillée en sursaut, s'ébroue, comprend la situation et, se serrant contre le guerrier, lui accorde sa récompense. 

Ensuite, elle se fait apporter des habits propres. Des habits ordinaires : elle tient à ne pas se distinguer des autres et, pour commencer, elle ne restera pas dans ce Palais pourri. Elle en a pris possession, cela suffit.

Les machines lui trouvent un logement où elle s'installe avec ses gardes. Elle veille à ne pas marquer de préférence et les accueille successivement dans son lit, indifféremment mais sans indifférence. Ils sont tous aussi bons, commente-t-elle avec ses guerrières qu'elle traite en camarades et qui l'admirent et la chérissent.

Loin de l'arrogance de Brunehaut, Marf tient les guerriers pour ses pairs et le proclame : "certains sont meilleurs au combat, le combat est le même pour tous". Plutôt que "reine", les gens disent la Keiju, la fée. Outre une beauté, une force et une agilité si extraordinaires qu'elles paraissent magiques, la guérison miraculeuse de ses blessures, en fait un être à part : elles cicatrisent immédiatement et ne laissent aucune trace. Même les morsures d'amour ne marquent pas. Elle n'en manque pourtant pas : tout le monde, heureux que la reine ait bon appétit, s'étonne qu'elle sorte immaculée de ces étreintes.

Sous le règne de Brunehaut, la verticalité des secteurs s'était transformée en subordination. Marf rappelle leur égalité : l'étagement exprime un classement à un instant donné, rien d'autre.

Aussi, quand elle réunit un Conseil d'Anciens, elle choisit les membres dans tous les secteurs. Elle annonce deux priorités. La première consiste à se préparer au départ sur les planètes et, pour cela, reprendre l'entrainement au combat contre les puces. La seconde, liée, à remettre en ordre la cité : en ne partant pas, Brunehaut a bloqué le processus normal d'ascension et de perfectionnement ; pour ne pas saturer son secteur, elle a freiné la montée de ceux du second qui, bloqués, ont fait de même avec le troisième etc. Ainsi, chaque secteur souffre à la fois de surpopulation et d'iniquité.

Il faut repartir à zéro en organisant des "Jeux" extraordinaires pour déterminer la place de chacun aujourd'hui. Tous secteurs confondus, un tournoi universel redistribuera les affectations. Les guerriers du premier secteur, oisifs depuis longtemps, rechignent, sans oser refuser le défi. Marf les provoque : le premier secteur actuel ne vaut rien, en l'emmenant avec elle, elle court au désastre ; les fusées partiront bientôt, les planètes sont dangereuses, elle veut les meilleurs.

Déjà adulée pour sa personne, Marf enthousiasme par ses décisions. L'exaltation s'empare de l'immense majorité qui se trouvait injustement traitée, et notamment des secteurs les plus bas dont les guerriers ont une chance de grimper d'un coup au sommet, imitant la Keiju.

Organiser les combats deux par deux pour cinquante mille personnes, en plusieurs tours successifs, est une tâche compliquée que Marf confie aux machines. Elles établiront les paires par tirage au sort, sans tenir compte des secteurs.

Marf s'inquiète de l'état des fusées, après tant d'années d'attente vaine : minutieusement entretenues par les machines, elles sont prêtes à partir.

Les Grands Jeux commencent et, malgré la brièveté des combats (cinq minutes maximum) prennent plusieurs jours, dans la liesse et le bouillonnement des neuf secteurs inférieurs. Tous espèrent monter, aller tout en haut et partir dans les fusées. Seuls, ceux du premier niveau, déjà privés de leurs privilèges indus, oscillent avec réticence entre la crainte de déchoir et celle des puces.

L'issue des combats prouve que les rigidités introduites par Brunehaut (entre temps, condamnée et exécutée) avaient perverti le classement. En limitant l'accès à son secteur et en promouvant l'oisiveté, elle a amolli ses guerriers : plus des deux tiers sont déclassés. Les secteurs inférieurs, au contraire, fournissent de nouveaux contingents de guerriers ardents et pressés de se battre.

Parmi eux, Fromond. Il ose à peine lever le regard sur la Reine, incertain de ce qui lui a valu, naguère, sa préférence. Marf, palpitante de désir, lui sourit, s'approche de lui et, sans se soucier de la foule, colle son ventre au sien. Haletant, il gémit qu'il ne peut pas combattre sa reine, il est battu et la suivra. Elle l'entraîne sous les applaudissements des guerrières et des guerriers, joyeux qu'elle ait distingué "un d'en-bas". Marf le conduit dans sa chambre et le dévore avec entrain. Fromond croit rêver. Il a accédé au premier secteur, et retrouvé celle qui lui manquait, identique et différente puisque, à présent la Reine : il a l'impression que c'est la première fois ; il la mord et elle le lui rend goulument.

Chacun s'exerce contre les puces. Les automates sont sortis des réserves et, partout, filles et garçons s'exercent à les pourfendre.

Marf fixe le jour du départ.

Elle s'interroge.

Elle a satisfait les machines, remis la cité en ordre et en action. De nouveaux contingents débarqueront sur les planètes et renforceront les survivants des expéditions précédentes.

Ira-t-elle sur les Horribles ? Les machines lui ont promis de l'aider à rejoindre son monde.

Mais quel est son monde ? Celui du passé (dont elle se souvient exactement) est si lointain qu'il paraît irréel. Irréel et hanté par la première Marfise à laquelle elle a cru s'identifier : ses légendes, ses statues partout, l'amour du Waldemar, l'ont capturée. Un envoûtement, par résonance à celui d'Archilore. A présent que la distance la rend à elle-même, elle voit que l'image de Marfise l'absorbait, l'enfermait dans le cercle de la deux en un. "Deux, c'est deux !", s'écrie-t-elle. Ici, Marf est la seule Marfise. Et ce monde à la violence réglée n'a rien d'horrible. En plus, s'avoue-t-elle en rougissant un peu, cette particularité des garçons d'ici est irrésistible, je ne pourrais plus me satisfaire des autres.

Marf se décide.

Sortant le boitier que lui ont donné les machines, elle appuie sur le bouton. Un ingénieur survient et, avec déférence, la conduit à une cabine dissimulée, la coiffe du casque et branche les câbles.

Elle entend dans sa tête :

— Marfise, tu as réussi cette haute aventure et reçu ta récompense : tu t'es trouvée toi-même. Sache d'où tu viens. Nos cités sont basées sur des règles et, avec le temps, tendent à se déséquilibrer. C'eest inévitable et nécessaire. Nous mesurons en permanence les symptômes d'insatisfaction. Bien avant qu'ils deviennent critiques, nous fabriquons une Humaine plus belle, plus énergique, plus active, plus insatisfaite que les autres. Nous la lâchons, libre, dans la cité où sa différence exercera un effet catalytique. Ce faisant, nous libérons une puissance que nous ne contrôlons pas, et le jeu des circonstances a parfois des effets imprévus.

Ainsi de celle dont tu as perçu les traces. Comme toi, mais différemment, elle contribua au spasme libérateur, à la vague d'émigration massive nécessaire. Son action désordonnée a laissé des perturbations résiduelles. Tu as marché dans ses pas, ils aspiraient ton chemin. A présent, tu as décidé de rester ici : tu es ta propre Marfise.

5. Sur les Horribles

Les fusées décollent, emportant plusieurs milliers de guerrières et de guerriers. Après des jours de voyage, elles sortent de l'hyperespace et émettent des signaux pour alerter le personnel du spatio-port. Les fusées se poseront sur celle des Horribles que les Humains ont nommée Skye. Elle est le centre du système et le moyeu des relations entre planètes.

En approchant, les fusées affichent sur les écrans la vue de Skye, ses montagnes étincelantes de glace et de soleil. Des déchirures des nuages montrent des pics couverts de tours ou de pavillons, auxquels grimpent d'interminables escaliers qui franchissent des cascades. On voit des mers parsemées d'îles et, dans les plaines, des cités, et les remparts qui ceignent leurs hauts bâtiments aux dômes étincelants. Elles se joignent par des routes, protégées par des murs élevés. A cette distance, on ne distingue aucun signe d'activité, ni humaine, ni animale.

Les fusées atterrissent dans l'enceinte du spatioport, clos pour l'abriter des puces. Dans les salles de gym exiguës des fusées, les guerriers se sont gardés en forme. C'est d'un pas assuré qu'ils foulent le sol, respirant à plein poumons un air vivifiant, et pressés d'entrer en action.

Surpris par l'absence d'équipe d'accueil, ils commencent à décharger les fusées : rations de nourriture, outils, armes, etc. Dès qu'ils auront fini, les fusées repartiront.

Marf s'inquiète de ne voir personne. Certes, depuis des années que Brunehaut empêche les transferts, les Zorribs ont pu se lasser, ou se croire abandonnés par la Lune, et donc abandonner une veille vaine... Mais le spatioport assure aussi le trafic interplanétaire dont on voit les petites fusées garées sur un tarmac envahi par l'herbe. Même au ralenti, cette activité devrait se poursuivre...

Marf est encore plus préoccupée par l'état lamentable des murs qui défendent le Port : à certains endroits, effondrés sur plusieurs mètres ; à d'autres, fissurés ou troués. Dès que les puces auront senti la présence d'un nouveau contingent d'humains, elles se précipiteront et la passoire qu'est devenu le rempart ne les retiendra pas.

Marf, par prudence, soustrait la moitié des guerriers au déchargement et, montrant l'état de l'enceinte, leur fait former un cercle autour des fusées, l'épée à la main.

Ensuite, elle cherche un bâtiment assez bien conservé pour abriter le matériel et les Humains. Elle aperçoit de grandes casernes dont les murs ont résisté. Pendant que les fusées se vident et que les casernes s'emplissent, Marf se dirige vers la tour de contrôle dont elle gravit avec précaution les escaliers disjoints et branlants. Saisissant sa longue-vue, elle observe les environs : du Port, part une route bordée de longs murs, pas mieux entretenus que ceux d'ici ; au loin, elle aperçoit des villes et des fortins ou châteaux isolés.

Examinant attentivement les alentours du Port, elle n'aperçoit aucune puce. Vraisemblablement, les bêtes, à l'instar de l'équipe d'accueil, se sont fatiguées d'attendre pour rien. Marf placera des guetteurs en haut de cette tour pendant le jour. Les bêtes sont diurnes et n'attaquent pas dans l'obscurité.

Découragée, Marf redescend. Elle n'imaginait pas ainsi l'arrivée. Ses guerriers non plus. Ils sont désemparés. Ils pensaient trouver des camarades qui les salueraient et les mettraient au courant, des consignes qui leur diraient quoi faire, des bandes de bêtes à exterminer. A la place, la solitude, la décrépitude et le silence.

Les fusées, déchargées, s'envolent avec un bruit sourd. Le dernier lien coupé, le premier n'est pas noué. Tous se sentent abandonnés et se tournent vers Marf. 

— Oui, dit-elle. Il se passe quelque chose de bizarre. Demain, nous lancerons des reconnaissances. Pour nous, guerriers, l'inconnu est un ennemi comme un autre.

Les filles paraissant moins affectées que les garçons, Marf en envoie un groupe guetter dans la tour, et en pose d'autres en sentinelles au sommet des remparts les plus solides. Elle fait nettoyer les dortoirs des casernes, vérifier et consolider le verrouillage des portes.

Assis par terre, chacun mâchonne tristement sa ration, rêvant au festin qu'il attendait, aux camarades chaleureux, aux amours nouvelles, aux bonnes bagarres pour prendre contact. Quand la nuit vient, ils s'enferment. Nul n'a envie de sexe ni de lutte. Couchés à même le sol, ils en viennent à  regretter les fusées dont ils maudissaient l'inconfort.

Le lendemain, Marf déniche un petit véhicule volant qui, après plusieurs tentatives, accepte de démarrer. Habituellement, la réserve d'énergie de ces engins se recharge toute seule en volant mais, incertaine, Marf restera en vue des guetteurs. Si elle tombe en panne ou crashe, on la repérera. On lui objecte les puces auxquelles, même elle, ne pourra pas faire face. Marf secoue la tête : on n'en a pas encore vu, et il faut éclaircir la situation.

Marf décolle. Elle survole la route, déserte et délabrée dont les murs tombent en ruines. Elle scrute le sol et les buissons à la recherche de puces. Elle ne voit courir que des bêtes inoffensives, des espèces de lapins,  de biches, de sangliers... Marf, pariant sur la résistance de son véhicule, ira jusqu'à la cité la plus proche, même si elle est hors de vue des guetteurs.

Son désarroi s'envole dans les airs : Marf est saisie par l'énigme à résoudre. Sa machine, malgré des bruits bizarres, fonctionne à peu près. Marf voit se dessiner les remparts de la ville, ses dômes et ses hauts bâtiments. En s'approchant, elle ne découvre pas la moindre trace d'Humain ou d'activité. Elle survole la ville : tout est désert, à l'abandon depuis longtemps. L'herbe et les arbres poussent entre les pierres. Marf fait plusieurs tours et ne voit rien de vivant.

Consciente de l'inquiétude qu'elle aura causée en sortant du champ de vision des guetteurs, elle inverse sa direction et revient en volant le plus bas possible pour observer le sol. L'ombre et le bruit de l'engin effraient une multitude de bêtes ("au moins, on aura à manger !"), sans révéler la moindre puce.

Revenue au spatioport, Marf réunit son armée et l'informe. Le plat pays est désert, au moins dans cette région. Les planétaires, par choix ou nécessité, se seront repliés dans les montagnes où, on le sait, les puces ne viennent pas. Mais elles devraient déjà avoir senti les nouveaux venus.

Arrachant les guerriers à leur inaction démoralisante, Marf organise une brève séance de lutte pour désigner ceux qui partiront à la chasse. Une partie d'entre d'eux, équipée d'arcs tuera les animaux ; une partie, l'épée à la main, veillera sur eux. Les autres resteront pour garder le Port.

 Pendant ce temps, Marf réunit une équipe de filles et explore les bâtiments, à la recherche d'archives ou de documents. Elles se dispersent, gardant par précaution leur arme prête. Marf, avec quelques unes, s'introduit précautionneusement dans la tour. Le dernier étage, juste au-dessous de la plate-forme, semble celui du responsable du Port. Sur une table branlante et poussiéreuse, Marf trouve un registre un peu moisi qu'elle ouvre avec précaution. Déchiffrant laborieusement l'écriture compliquée, elle lit sur la page de garde : à l'attention de ceux qui viendront — s'il en est.

***

Portant le cahier sur la plate-forme pour avoir plus de lumière, elle le pose sur le mur. Quoique le texte soit court, l'écriture est difficile et les faits incroyables. Marf, malgré sa familiarité avec les manuscrits, met longtemps à arriver au bout du triste récit de la fin des Zorribs de la planète Skye.

La planète, infestée de puces cruelles, dévorait environ les deux tiers des nouveaux venus. Les premières vagues traversèrent les plaines en combattant perpétuellement les monstres, et cherchèrent à gagner les montagnes. Là, dans un paysage magnifique et sans danger, les survivants construisirent des  cités et des pavillons, les relièrent par des chemins et des escaliers. Ils cultivèrent la terre fertile et, quand les vagues suivantes arrivèrent, ils les refoulèrent. Les vaincus se résignèrent à édifier des cités dans les plaines, les entourèrent de remparts contre les bêtes et les joignirent par des routes militaires.

Génération après génération, au cours des siècles de leur tentative de peuplement, les Zorribs en vinrent à caricaturer le modèle de leur cité. S'affrontant les uns les autres, autant qu'ils combattaient les puces, ils s'étagèrent : dans les châteaux et cités paradisiaques des hautes montagnes vivaient les privilégiés dont ceux du dessous ambitionnaient la place. Dans la plaine, le rang dépendait de la distance aux Premiers, ceux des montagnes. A leurs pieds, les Seconds, prêts à les attaquer, devaient eux-mêmes se défendre des Troisièmes. Et ainsi de suite. Les vaincus rétrogradaient et occupaient la cité inférieure d'où venaient leurs vainqueurs. Au plus loin, ceux des nouveaux-venus qui survivaient aux puces, tentaient de prendre d'assaut la première cité qu'ils rencontraient.

La lutte permanente qu'imposait la menace des puces, se redoublait de celle de tous contre tous et l'entretenait. Mais, un jour, les puces tombèrent malades. Quelques unes moururent et furent dévorées par les autres, puis, toutes, elles se retirèrent dans les marais et disparurent. Privés de cette régulation, les Humains restèrent leurs seuls ennemis et la compétition devint extermination.

Ainsi, conclut le document, s'éteignirent les puces et les Humains.

 Comment les puces ont-elles disparu ? se demande Marf : un bacille ?, un accident génétique ?, un moment de leur cycle de vie ? Alors, pense-t-elle, abasourdie, cette planète est vide et, peut-être, les autres aussi. Tout est à recommencer mais, sans puces, ce sera facile.

Il lui faut vérifier les allégations du cahier, parcourir ou survoler les cités et les montagnes, et tenter une expédition sur les autres planètes. Encore doit-elle d'abord empêcher ses guerriers de s'entretuer : leur agressivité et leur entrainement seront déçus par l'absence des monstres. S'ils ne trouvent pas d'objet à combattre, ils s'attaqueront les uns les autres et se détruiront, comme l'ont fait les autres.

Une planète vide appelle des constructeurs, des cultivateurs, des chasseurs. Marf ne dispose que de guerriers, programmés pour survivre et rivaliser.

Le système d'émulation qui s'était mis en place spontanément sur la planète n'avait rien d'idéal mais, produit des circonstances autant que des habitudes, il fonctionnait : il entretenait l'agressivité permanente que nécessitait la présence des puces. En ce sens, la machine avait raison de se fier à la liberté humaine. Seulement, ses calculs ont été déjoués par un choc exogène qui, révolutionnant l'environnement, a rendu la programmation des Zorribs inadéquate.

Comment Marf sortira-t-elle du piège ? Elle prend à part les principales guerrières, moins démoralisées que leurs homologues mâles, et leur expose ce qu'elle vient de découvrir et que, pour l'instant, l'observation confirme. Les filles sont à la fois dépitées et rassurées : si la planète est sans danger, tous les Humains qui viendront vivront. "Nous avons gagné", s'exclame l'une d'elle. "On ne gagne pas sans combat", répond une autre.

Cette réaction contradictoire définit le dilemme de Marf : comment tourner la frustration en énergie ? Il y a tant à faire pourtant, et d'abord acquérir une certitude.

A ce moment, les chasseurs reviennent, heureux de rapporter d'innombrables dépouilles, mécontents de n'avoir pas rencontré la moindre puce. Marf les complimente : "enfin, nous mangerons autre chose que des rations".

Dès que la nourriture est cuite, tout le monde se jette dessus avec avidité. Après, Marf les assemble. Toutes et tous contemplent leur Keiju avec admiration et confiance. Marf saute sur un mur. Elle est vêtue comme eux, elle vit comme eux, elle en a fait des héros. Ils l'acclament.

Marf espère avoir trouvé un mensonge efficace. Elle se lance : elle va révéler le honteux secret de Brunehaut (hurlements de malédiction). La reine a appris la situation catastrophique de la planète : Humains et bêtes anéantis, tout est à refaire. Accablée et lâche, elle a choisi de cacher la vérité et de se vautrer dans son palais. Nous, nous relèverons le défi et reconstruirons la planète !

"Défi" est le mot magique sur lequel compte Marf. Quoique les interrogations fusent de toute part, la haine de Brunehaut et l'amour de la Keiju, mettent tout le monde débout, criant "défi ! défi !".

Marf communique ce qu'elle sait.

Leur premier devoir est de vérifier s'il reste quelque part des hommes ou des puces, pour aider les premiers ou détruire les secondes. La route qui part du Port conduit aux montagnes et traverse de nombreuses villes. Ils partiront demain et, tant que le véhicule volant fonctionnera, Marf ira devant en éclaireur. Ils emporteront des rations mais se nourriront de leur chasse.

Marf descend de son mur et se mêle aux guerriers, faisant appel à leur combativité et à leur endurance. Les garçons, un peu désarçonnés, sont réconfortés et moqués par les filles : c'est le combat qui compte, pas l'ennemi !

Brunehaut, déjà vomie par tous, devient le repoussoir : l'inconnu l'a effrayée ! nous, nous n'avons pas peur !

L'armée se met en marche. En quelques mois pénibles, elle atteint les montagnes, après avoir traversé des cités désertes, les unes en ruines, les autres à demi intactes. Aucune puce n'est rencontrée, seulement des fauves ordinaires. Peu à peu, l'esprit de lutte enraciné dans les guerriers accepte son objet quotidien : marcher, tenir, atteindre l'étape ; et recommencer. Le nouveau défi (reconstruire la planète) remplace l'ancien qui apparaît désormais infantile et dérisoire (les bêtes).

Au fur et à mesure que l'optimisme revient, filles et garçons recommencent à s'accoupler. Marf et Fromond ont été les premiers, un soir où l'armée campait au bord d'un lac, à la douce lumière des lunes. Dans le silence du sommeil, les bruits de leurs ébats ont été entendus de tous avec joie et envie, et le soir suivant les cris d'amour se sont multipliés.

Marf ne cesse de réfléchir aux implications. La planète est aussi vide que propice à la vie, il faut repartir à zéro : augmenter les contingents, envoyer des outils et des ingénieurs, et, surtout, modifier complètement l'éducation des Zorribs. En attendant, la prochaine vague devra être accueillie et initiée à la nouvelle situation. Quand les fusées repartiront à vide, Marf tentera de s'infiltrer pour regagner la lune, contacter la Machine et lui expliquer. Si elle n'y parvient pas, l'entreprise sera beaucoup plus longue, chaotique et incertaine : certains guerriers révèlent déjà un esprit et des mains habiles et inventent des dispositifs utiles, l'acclimatation commence ; de ce fait, le hiatus grandira entre les adaptés et les nouveaux venus...

Quand l'armée arrive au pied des montagnes, Marf envoie quelques équipes explorer ce qui reste des constructions là-haut. Maintenant que les puces ne sont plus une contrainte, il n'y a plus d'obligation de s'installer en altitude. Occuper la meilleure partie de la planète susciterait un sournois sentiment de supériorité à l'égard des futurs arrivants. En outre, monts et vallées, fragmentant l'espace, incitent à la dispersion et à la concurrence. Marf évitera ce danger social. Au cours de la longue route, elle a repéré une cité qui conviendra pour commencer : à mi-chemin entre le Port et les montagnes, au bord d'un grand fleuve, elle présente de beaux restes et sera facile à remettre en état. Marf propose aux guerriers d'en faire leur base. On l'appellera Zéro pour signifier que l'histoire de la planète recommence. Elle-même, avec un petit nombre, rejoindra le Port pour ne pas rater les nouveaux venus. Fromond l'accompagnera.

6. Adaptation

Le groupe de Marf atteint le spatioport, toujours à l'abandon. Les fusées ne tarderont pas. Pour repartir avec, Marf devra sauter dedans avant que les portes se referment. Elle n'aura pas le temps de prendre en mains les nouveaux. Jour après jour, elle prépare son équipe à les accueillir et à travailler à leur adaptation. Qu'ils pensent sans cesse à leur propre état d'esprit en arrivant et à leur déception, cela les aidera à trouver les mots convaincants. Si le voyage de Marf sur la Lune réussit, ils recevront bientôt tout ce qui manque. Si elle ne revient pas, qu'ils choisissent un nouveau roi ou reine et s'efforcent de rester en paix.

Marf aimerait savoir ce qui se passe sur les autres planètes. Comme rien n'en est venu, elle suppose qu'elles sont dans le même état que Skye. Elle voudrait en être sûre mais ne peut pas prendre le risque de manquer l'arrivée des fusées. De toutes façons, la question ne se pose pas : elle n'a pas les coordonnées des planètes, ni les moyens de vérifier si les engins fonctionnent, ni les connaissances pour piloter.

Un jour, les fusées surgissent. Il n'y a pas eu d'avertissement car les installations du Port sont hors-service. Elles se posent : les guerriers descendent et commencent à décharger. Marf les salue amicalement. Ils la reconnaissent et l'applaudissent. Ils ont encore en tête son épopée dans la cité, et mêlent leurs souvenirs et sa légende. Marf, sachant que les fusées ne repartiront pas avant d'être vidées, interrompt leur travail et les rassemble. Incrédules, ils l'entendent exposer la nouvelle situation. Marf attire leur attention sur les murs délabrés du Port et sur l'absence de bêtes. Beaucoup, abattus et choqués, ne comprennent plus ce qu'ils font ici. Si le messager de malheur n'était pas la reine elle-même, ils se vengeraient sur lui de la mauvaise nouvelle. Marf leur dit qu'ils comprendront plus tard que c'est aussi une bonne nouvelle. Il n'a pas été possible de les prévenir. Aussi, profitera-t-elle des fusées pour apporter l'information à la cité (à la machine, en réalité). En son absence, elle confie le commandement à Fromond, il leur expliquera en détails et leur dira quoi faire. Qu'ils le croient et lui obéissent comme s'il était elle.

Le déchargement reprend sans ardeur. Les nouveaux, troublés et découragés murmurent. La dernière caisse sortie, Marf bondit dans la fusée la plus proche. Elle n'essaie pas de se cacher. Il existe certainement des dispositifs pour détecter les lâches qui tenteraient d'échapper à leur destin. De fait, un message retentit : intrus! intrus! veuillez sortir immédiatement ou vous serez détruit. Marf ne peut pas discuter avec un automatisme, elle attrape le boitier qui ne l'a pas quittée et appuie sur le bouton. L'appel à la machine est perçu et compris : pas de cabine dans cette installation: nous vous conduisons à la plus proche. Marf est rassurée : elle a gagné, elle aura accès à la Machine.

La fusée regagne la Lune. Marf se nourrit de rations oubliées et attend impatiemment d'arriver, enfermée dans une minuscule chambre où la fusée maintient une atmosphère et une gravité tolérables. Elle s'ennuie et agite sans cesse les mêmes pensées : Fromond et les autres se débrouilleront-ils avec les nouveaux-venus ? les Zorribs tiendront-ils sans elle ? ne vont-ils pas retrouver leurs penchants batailleurs ? Marf dort le plus possible. Enfin la fusée se pose sur la Lune et descend vers la cité. La porte s'ouvre : un ingénieur apparaît, sursaute en reconnaissant Marf, grimace car elle pue affreusement, et la conduit à la cabine.

***

A peine le casque branché, Marf sent la Machine dans son esprit. Après un long silence, Marf croit entendre un soupir, puis :

— Bienvenue Marfise ! Ainsi, un choc exogène, en modifiant l'environnement, a rendu nos calculs caducs.

 Marf commente les données que la Machine a "lues" en elle. Il faut tout repenser : entretenir l'esprit de compétition car le défi est gigantesque, mais le détacher des puces et le rendre moins guerrier. Il faut multiplier les Zorribs (qui ne sauront bientôt plus pourquoi ils s'appellent ainsi), et réformer leur programmation.

La Machine répond qu'elle a enregistré les nouvelles données mais ne peut pas les traiter : incohérentes avec le cadre conceptuel, elles sont considérées comme des anomalies et rejetées. La machine a besoin de temps pour se rendre capable de les intégrer. Que Marfise revienne dans vingt-quatre heures. En attendant, elle restera dans la fusée pour ne pas troubler la cité par sa présence incompréhensible.

Marf proteste : elle ne veut pas se renfermer dans la fusée, les conditions sont insupportables, elle n'en peut plus. Elle n'est pas un robot, elle veut se laver, manger, revoir des Humains. Elle suggère de se mêler incognito au dixième secteur où, avec le renouvellement de la population, peu de gens la connaissent.

La machine accepte. L'ingénieur débranche Marf et, par des circuits périphériques, inconnus des habitants la cité, la guide jusqu'à un logement. Marf quitte avec bonheur les habits puants qu'elle a gardés pendant tout son voyage. Pour la première fois, la douche glacée lui fait plaisir. Elle y reste longtemps, grelottante et purifiée. Puis, enfilant des vêtements propres, elle sort dans les couloirs, avide de nourriture et d'animation, et en quête d'un garçon à son goût.

Ecœurée des rations, elle mange et boit d'abord abondamment, puis se mêle aux groupes, participant avec plaisir aux conversations anodines, écoutant les petites histoires de chacun et demandant sans fin de nouveaux détails. Elle se sent comme une herbe desséchée qui reverdit sous la pluie des paroles. Comme les Zorribs ne s'occupent guère les uns des autres, elle passe inaperçue. Elle entend des gens évoquer les récents départs vers les planètes et les terribles combats contre les puces qui attendent les guerriers. Ils sont impatients que leur tour arrive.

Elle arrive au bord de la feinte rivière où les gens flânent. Elle s'assied sur un banc à côté d'un beau garçon qui, la lorgnant, se rapproche d'elle et loue sa beauté. Il lui palpe les seins, elle lui palpe la culotte. Ils se frottent l'un contre l'autre, se sourient puis se lèvent. Le combat est bref : Marf, pour assurer son incognito, touche le sol de ses épaules. Le garçon, la tenant par les hanches, l'amène chez lui. Marf qui, dans la fusée, a passé des moments difficiles et subi une longue période de continence, fond déjà de plaisir avant même de commencer. Aussi vite que s'opère leur déshabillage, il est encore trop long pour sa hâte. Le garçon, surpris et charmé de sa voracité, se montre digne de sa chance. De toutes les filles qu'il a rencontrées, celle-ci est la plus belle, la plus exquise... et la plus obstinément insatiable. Quand elle remet ses habits, se tortillant pour entrer dans sa culotte, il n'a plus la force de l'en empêcher.

Réjouie, Marf rentre chez elle où elle dort profondément. En s'éveillant, elle se sent fière : elle est revenue, elle a prévenu les machines, elle reconstruira les Planètes Horribles.

Le lendemain, l'ingénieur (ou un autre) vient la chercher et l'installe dans une cabine. La machine l'informe que, très rapidement, une volée de fusées partiront : chargées de matériel et d'ingénieurs, elles remporteront Marfise qui prendra en main les premiers aménagements de Skye et explorera les planètes voisines. Dans un second temps, la machine accélérera les départs et il faudra recevoir et adapter les arrivants. Peu à peu, la Machine modifiera l'organisation de la cité, le formatage des Zorribs, et augmentera la capacité de production des "usines à bébés". On dirigera le peuplement sur Skye et, une fois la planète suffisamment emplie, les Humains essaimeront à nouveau sur les autres Horribles habitables.

C'est le programme que souhaitait Marf. Mais, regrette-t-elle, il n'effacera pas le catastrophique gâchis provoqué par l'incurie des machines : des dizaines d'années perdues, des dizaines de milliers d'Humains sacrifiés pour rien, tant d'énergie gaspillée... Quelle absurdité !

Marf comprend que les machines, incapables d'agir sur les Planètes, appliquent un principe d'économie et se désintéressent de ce qu'elles ne peuvent pas modifier. Cela ne les dispense pas de garder un œil ouvert pour vérifier que le formatage des renforts est toujours pertinent et l'adapter au besoin. Irritée, Marf reproche aux machines leur aveuglement volontaire. Elle n'est pas loin de penser que, avec toute leur intelligence et leur puissance, ce ne sont que des mécaniques prises au piège de la Lune.

Elle réclame et obtient la mise en place de liaisons permanentes entre la Lune et les Horribles. Les machines n'en avaient pas établi pour que les malheurs des planétaires ne découragent pas la cité. Cela ne se justifie plus.  

Pendant que les machines préparent l'expédition de secours, mobilisant le matériel et les ingénieurs, Marf se repose et batifole.

Voulant se renseigner sur l'état d'esprit dans la cité sans qu'on la reconnaisse, elle se déguise en ingénieur, revêtant la combi grise et la casquette. Nul ne regarde un ingénieur, non qu'on le méprise, au contraire, mais ce n'est pas quelqu'un avec qui se battre donc il n'existe pas. Marf parcourt les niveaux et, buvant et trainant dans les tavernes, écoute les bavardages. L'appel d'air créé par le rétablissement de conditions normales de compétition rend à tous l'espoir de passer dans le secteur supérieur et, plus tard, de gagner les planètes et de conquérir la gloire.

La légende de la Keiju s'est enrichie de la version magnifiée de l'aventure de celle qui, d'un bond, a passé du dixième niveau au premier ; a défié et défait la méchante reine dont la malédiction rendait son peuple lâche et traître ; s'est envolée détruire les horribles puces. Marf s'amuse à penser que, lorsqu'on connaîtra la disparition des monstres, on l'attribuera à la baguette magique de la Keiju (ce sera le cas : "elle parut, les horribles bêtes s'anéantirent").

***

Enfin, les fusées partent. Marf, étudiant la liste du matériel, tempère sa rancœur contre les machines. Il y a tout ce qu'il faut, des engins de terrassement aux véhicules aériens d'exploration, en passant par l'équipement nécessaire à la réparation des fusées interplanétaires.

En arrivant, Marf est accueillie par Fromond et, maîtrisant son envie de se serrer contre lui, demande ce qui s'est passé avec les nouveaux-venus. Sidérés d'apprendre que la planète repartait à zéro, une bonne moitié d'entre eux se sont ralliés, convaincus par Fromond et encore subjugués par la Keiju, même absente. Une autre partie a déclaré que c'étaient des mensonges, que Fromond trahissait la Keiju et qu'ils ne lui obéiraient pas. Dirigés par la belle et forte Hedwige, ils sont partis dans la direction opposée aux montagnes, l'épée en avant pour abattre les puces.

Marf se dit qu'elle les rattrapera. Le plus urgent est de mettre les ingénieurs au travail. Des baraquements ont été érigés et aménagés autour du spatioport, elle les y installe. Ils commenceront par assembler les engins volants car les déplacements et les communications sont la première urgence.

Rapidement, une flottille de petits appareils volants est prête à décoller. Examinant celui avec lequel Marf fit ses reconnaissances, les ingénieurs blêmissent : elle a eu une chance invraisemblable, plus rien ne tenait dans le moteur.

Les ingénieurs recrutent et forment facilement des pilotes. Marf et trois autres, munis de provisions, partiront aux quatre points cardinaux : chacun observera le sol pendant trois jours. Marf prend l'ouest, désireuse de survoler la mer et les îles. Peut-être des rescapés s'y sont-ils réfugiés. Elle est charmée par la mer, quoiqu'elle aperçoive sous l'eau des silhouettes d'apparence redoutable. Cela ressemble à Echigo. Trouvera-t-elle des constructions quelque part ? Rien. Soit elles se sont effondrées, soit les Zorribs ont eu trop à faire pour penser à aller sur l'eau. Marf repère une belle île boisée où se dressent des pitons rocheux. Elle y reviendra et, dans les grands arbres, édifiera une cabane, une tour ou un château.

Quand les quatre investigateurs se retrouvent, ils se confirment l'absence de puces et d'hommes.

Laissant une partie des ingénieurs assembler les lourds engins qui réhabiliteront la route se dirigeant vers Zéro, Marf presse les spécialistes d'inspecter les petites fusées. Elle a hâte de jeter un œil sur les autres planètes et d'avoir la réponse à la question décisive : la disparition des puces et, corrélativement, des Humains est-elle spécifique à Skye ou générale ?

Les machines ont donné à Marf les coordonnées des planètes où des Humains ont été envoyés. Elle décolle, avec quelques ingénieurs et guerriers. En sortant de l'hypervitesse, ils tournent autour de la première, diminuant leur altitude et observant tout avec le maximum de grossissement. La planète a moins de montagnes et plus de mers que Skye. Elle a reçu moins d'humains : les traces, plus rares, sont des ruines. La fusée se pose à l'emplacement du petit spatioport. Les ingénieurs extraient un appareil volant et Marf, presque à ras du sol, procède à une longue exploration qui ne révèle ni puce ni humain.

Les autres planètes, quoique d'apparence différente, donnent le même résultat : le phénomène est donc général. Marf se demande si les puces suivent un cycle très long dont une phase les voit disparaitre en tant qu'animal, et peut-être survivre comme mousse, larve, kyste ou cocon, dont ensuite elles renaissent. Leur disparition, trop soudaine et synchrone, interroge. Il faudra rester vigilants, et les générations futures aussi. Plus solidement les Humains se seront installés, plus il sera facile de combattre une éventuelle résurgence.

Marf rejoint Skye et, pressée de retrouver ses guerriers, renvoie à plus tard la recherche des "rebelles". Elle rejoint Zéro. On l'acclame. La légende de la Keiju s'enrichit d'un nouveau chapitre : d'un bond elle est retournée sur la Lune et a rapporté matériel et techniciens.

Déjà, avec les moyens limités dont ils disposaient, les guerriers ont arrangé la petite cité. Marf insiste pour que, plus tard, ils restaurent les remparts : toujours, ils devront garder à l'esprit que les puces peuvent renaître.

Elle passe plusieurs jours à Zéro, parlant à tous et participant aux travaux, admirée et choyée, désirée par les guerriers : ils savent que la Keiju n'est pas inaccessible. Fromond étant resté au spatio-port, Marf manque d'amour et accorde ses faveurs à quelques-uns qui, ensuite, font des récits extasiés à leurs camarades, enjolivant encore la légende. Les filles, complices, célèbrent la vitalité de la Keiju qui stimule l'ardeur de leurs hommes.

***

Marf, reprenant son véhicule, part vers le sud, à la recherche des "rebelles" qui ont suivi Hedwige. Montant pour élargir son champ de vision, Marf met quelques jours à les repérer. Elle se prépare à atterrir quand monte vers elle une volée de flèches qui, heureusement, ratent son délicat appareil. Elle se pose à distance et, gardant son épée à la ceinture, elle se dirige à pieds vers eux, levant les mains en signe de paix. Les guerriers, méfiants, saisissent l'intrus sans le regarder, l'entourent de liens, et le conduisent à Hedwige.

Reconnaissant la Keiju, elle la fait libérer, se courbe pour toucher son genou, demande d'excuser la brutalité de ses guerriers.

Elle justifie leur refus de se rallier : heureux d'arriver enfin et d'en découdre avec les puces, ils ont à peine aperçu Marf ; elle a disparu aussitôt, les laissant en plein désarroi, en leur disant de se fier à ce garçon comme à elle. Mais Fromond n'était pas elle. Ses explications ne les ont pas convaincus et, quand il a voulu leur faire quitter le Port, ils ont pensé qu'il trahissait Marf.   En outre, il les a offensés, les invitant à venir avec lui "reconstruire". Eux ! construire ! ils sont là pour combattre et ils le feront quoique, reconnaît Hedwige, ils n'aient pas rencontré grand chose.

Marf confirme que Fromond agissait en son nom pendant qu'elle allait chercher de l'aide sur la Lune. Elle l'a obtenue. Elle prie Hedwige et ses gens de les rejoindre. La planète était morte, elle revivra si tous les Humains lui consacrent leur énergie.

Hedwige assemble sa troupe pour que Marf leur parle. Marf, acclamée et révérée, a néanmoins besoin de toute sa force de persuasion pour faire accepter l'invraisemblable vérité. Même alors, filles et garçons rechignent. Si la Keiju leur donne l'ordre de renouer avec les autres, ils obéiront. Ce sera à regret car ils préfèrent arpenter la planète et mener une vie nomade, s'arrêtant ici pour planter, repartant après la récolte, chassant, pêchant, jouant, et épiant les puces. Rien ne dit qu'elles ne sont pas cachées.

"Rien ne dit qu'elles ne reviendront pas", approuve Marf. Elle comprend leur réaction et le genre de vie qu'ils envisagent lui plaît. Elle leur accorde de vivre comme ils l'entendent, la planète est assez vaste. Leur mission sera de veiller. Dans le futur, ils se reproduiront, leur population augmentera et leurs tribus errantes seront les yeux de la planète. Marf leur conseille de rester autour de la vaste zone de marécages où ont disparu les puces.  Elle s'enquiert de leurs besoins : ils auront le matériel qu'ils veulent et on leur fournira des appareils de communication pour signaler tout évènement.

Si, un jour, quelques uns ou tous veulent gagner les cités qui se reconstruisent, ils seront bienvenus. Inversement, quand, parmi les nouveaux-venus, certains, déçus, refuseront la vie qu'on leur propose, on les leur enverra.

Les guerriers défilent devant Marf pour toucher son genou. Un festin clôt la discussion. Laissant filles et garçons se mêler joyeusement, Hedwige remercie Marf de l'avoir libérée en détruisant le pouvoir de la reine dont elle était l'esclave. Elle raconte son histoire.

Alors que, déjà montée au septième niveau, elle vivait tranquillement en se préparant aux combats, le "lieutenant-gouverneur" la remarqua pour sa beauté et, envoyant ses sbires, s'empara d'elle, malgré sa résistance (elle montre les cicatrices des blessures qu'elle a reçues). Sa luxure assouvie, il l'expédia à son chef au premier niveau qui l'aggloméra à son troupeau de femmes (toutes volées). Après qu'elle eût essayé de le castrer avec ses dents, il la donna à la reine qui, à force de coups de fouets indéfiniment répétés, la rendit obéissante. Elle ne rêvait même plus à la liberté quand, tout à coup, elle l'a eue. Touchant derechef le genou de Marf, elle lui rend grâces. Ensuite, Hedwige a regagné son niveau et, pleine de colère, a combattu avec énergie et retrouvé, en vainqueur cette fois, le premier niveau. Bouillonnant encore de fureur, elle comptait passer sa rage sur les bêtes et a été terriblement déçue. Elle ne veut plus obéir à personne, sauf à la Keiju... s'il le faut vraiment.

Marf ignorait à quel point les Zorribs avaient souffert. Combien d'histoires semblables ? Les garçons en ont autant à dire, ajoute Hedwige. Les lieutenantes et la reine en volaient pour s'amuser avec et quand, terrorisés, ils perdaient leurs moyens, elles les droguaient à mort. Toute la nuit, Hedwige dévide les détails de l'oppression quotidienne dont ils refoulent les souvenirs et ne parlent pas entre eux. Elle est réconfortée de les déverser dans l'oreille empathique de celle qui les a sauvés. Marf prend dans ses bras la forte Hedwige qui se laisse enfin aller à pleurer.

En partant, Marf lui communique son hypothèse concernant les puces. Leur disparition n'est peut-être pas définitive. Hedwige et sa bande seront les Yeux. De génération en génération, ils devront se transmettre la mémoire des monstres et du danger. Cela deviendra de plus en plus difficile et nécessaire avec le temps.

7. Un siècle après

Marf ne reconnaîtrait pas Skye.

Les lacs et les mers sont sillonnés de bateaux ; de nombreuses îles ont reçu des maisons de plaisance ou sont habitées en permanence, parfois réunies par des ponts ou des chaussées ; dans l'île de la Keiju, on visite avec vénération son Château Suspendu accroché aux arbres et montant avec eux.

Les villes, et maints châteaux, ont été restaurés, ainsi que de nombreux pavillons dans les montagnes et leurs interminables escaliers au milieu des cascades. De nouvelles agglomérations ont vu le jour. Elles sont reliées par des routes et par d'innombrables petits véhicules aériens personnels.

Comme les autres spécialistes, les ingénieurs sont de plus en plus formés sur place. Ils entretiennent le matériel importé de la Lune et développent une technologie locale, accommodée aux ressources et aux besoins.

De leur côté, les machines ont réformé la formation des Zorribs et multiplié les vagues de peuplement que les puces ne détruisent plus à l'arrivée. Libérée de ce lourd tribut, la population a crû d'elle-même, par procréation naturelle. Sur la Lune où les machines s'occupent de la reproduction et l'optimisent, les filles, à leur insu, subissent une occlusion des trompes réversible (pour autant qu'elles pensent à la reproduction, elles supposent qu'une mutation génétique les a débarrassées de ce souci) : lorsqu'elles partent définitivement sur les Planètes, un déclipsage rétablit leur fécondité, un programme subliminal les instruit à la contrôler à leur gré avec des moyens contraceptifs, et leur apprend la maternité.

Cette croissance démographique a permis  aux Humains de se répandre dans toutes les directions sur la planète Skye, puis de commencer à essaimer sur les planètes voisines avec lesquelles les échanges augmentent.

Les Planètes ont conservé leur nom, quoique Horribles ayant perdu toute signification, on comprenne Auribles, les Planètes d'Or. Les machines ont passé la main : les communications avec la cité-mère sur la Lune, permanentes et dans les deux sens, sont gérées par des Humains ; les envois en masse ont pris fin et les migrants viennent librement, tandis que les Planétaires rejoignent la cité quand ils veulent, ce qui, de fait, arrive rarement car ils sont mieux "dehors".

***

Une règle impérative prescrit d'entourer les cités et les bâtiments isolés de murs élevés. Elle est de plus en plus contestée : sa nécessité a disparu, elle augmente les coûts et délais de construction, et perturbe la circulation, le trafic devant passer par les portes que la règle oblige en outre à garder. Les anciennes cités, ne pouvant sortir de leurs remparts, poussent en hauteur, et on hésite à en édifier de nouvelles qu'il faut commencer par enclore. Beaucoup souhaitent rejeter le poids de la tradition : la planète est normale à présent, cette règle obsolète constitue une contrainte inutile et nocive.

Certes, on se transmet le souvenir des puces dont des reproductions sont conservées. Chaque année, lors d'une fête rituelle, les automates sont animés et chacun doit les affronter avec une large et lourde épée. On compte les "morts" et les "vainqueurs" et on distribue des prix aux meilleurs. Mais personne ne voyant jamais la moindre puce vivante, on finit par penser que leur disparition est définitive et qu'il faut les déclasser, du rayon "menace" à celui de "folklore". C'est un croquemitaine pour faire peur aux enfants : "la puce viendra te chercher". Au carnaval, des gens arborent des masques imitant l'horrible tête de la puce et ont un grand succès.

Certes, les descendants des Yeux d'Hedwige, rétifs à la civilisation, continuent à parcourir les vastes zones autour des marécages, à vivre leur vie nomade et à s'exercer au combat. Les cités restent en rapport avec eux, leur fournissent du matériel et leur achète des peaux, des fourrures, des objets artisanaux et des produits de la chasse et de la pêche. Elles les considèrent avec condescendance comme des "humains sauvages", des cousins de plus en plus éloignés.

C'est alors que les Yeux aperçoivent les premières puces et donnent l'alerte. Skye n'est qu'à demi protégée. Méprisant le croque-mitaine, et ne comprenant plus la nécessité de clore les habitations de hauts murs, les dernières constructions ont négligé cette précaution. Les remparts n'ont pas toujours été entretenus (ou ont été percés subrepticement) et la garde aux portes est devenue purement cérémonielle.

On se moque d'abord de l'annonce des Yeux qu'on perçoit comme une tentative désespérée de justifier leur existence et leur mode de vie. Les Yeux, furieux, lancent sur les places des cadavres de bêtes. Elles sont conformes aux reproductions dont une trop grande familiarité a fait oublier l'horreur, leur huit pattes poilues, leur tête de loup géant, à la gueule pleine de dents acérées.

(Que s'est-il passé ? L'hypothèse de Marf s'est vérifiée. Les puces ont un cycle d'évolution long, conditionné par les oscillations périodiques du soleil, imperceptibles aux Humains. Dans une certaine configuration, elles ne reçoivent plus les rayons d'un certain type dont elles ont un besoin vital. Alors elles dépérissent et, se sentant mourir, creusent un trou dans les marécages où, se résorbant en grosses larves, elles s'enfouissent. La boue les recouvre et elles attendent que, des dizaines d'années plus tard, le rayon revienne et les fasse renaître. A ce stade, elles ont un appétit extrême et prolifèrent proportionnellement à la nourriture qu'elles trouvent.)

Les premiers qui les ont vus aux bords du grand marais ont été surpris et dévorés. Ensuite, les Yeux ont béni l'entraînement qu'ils se sont astreints à suivre, avec une obstination qui devait plus à la conservation de leur mode de vie qu'à la compréhension d'un danger. Les Yeux ont combattu et donné l'alerte.

On prévient les Planètes et on envoie des observateurs survoler les plaines. Elles grouillent de puces. On travaille fébrilement à restaurer les murailles et à en édifier là où elles manquent, mais il ne suffit pas de se protéger, il faut attaquer : abandonner le plat pays aux puces, détruirait la vie de la planète.

Si les Zorribs en étaient réduits à la technologie primitive initiale, il leur faudrait tout sacrifier au combat, leur civilisation régresserait et ils redeviendraient semblables aux guerriers agressifs que nous avons connus. Mais, la Machine a rectifié la programmation et la  Planète a progressé en un siècle : ce que les Zorribs ont perdu en force, ils l'ont gagné en intelligence et en technique. Ils disposent d'une multitude d'appareils volants et, quoique la nature de l'atmosphère ne permette pas l'emploi de fusils-laser et autres armes à feu, fracasser le crâne des bêtes en piquant sur elles d'en-haut, est plus efficace et moins dangereux que les affronter en face à face. On réquisitionne les appareils, on mobilise les plus courageux des garçons et filles qu'on met sous le commandement des Yeux. Une multitude de puces sont ainsi tuées, surprises par ces attaques qu'elles ne comprennent pas. Mais elles se reproduisent encore plus vite.

Heureusement, les ingénieurs, enchainant les analyses et les expériences, découvrent qu'un ultrason d'une certaine fréquence affole les puces qui s'enfuient pour échapper à la douleur intolérable.

Ceci établi et les Planètes informées, les cités et les Yeux coordonnent leur action. On équipe d'émetteurs tous les appareils volants, et même des dirigeables construits à cette occasion. Partant des montagnes, les appareils repoussent des myriades de puces vers la mer où elles se noient et sont dévorées par les poissons. Pendant des mois on poursuit la traque et la destruction.

Les Humains ignorent qu'ils ont trouvé la solution définitive et brisé le cycle. Ils resteront vigilants pendant plusieurs générations, et ce sera en vain.

***

Sur la place la plus grande de Zéro, la première ville, devenue capitale, se dresse la statue de la Keiju, d'une bouleversante beauté.

Jadis, l'une des guerrières venues avec Marf, se découvrant un goût pour la sculpture, était rapidement devenue habile, puis experte. L'adoration qui entourait Marf (et peut-être un tendre sentiment) lui donna envie de faire sa statue. Elle la pria d'accepter.

Marf, parfois, pensait à son passé sur les autres planètes, à Archilore et Echigo, à son étrange possession par Marfise et au monument de la "deux en un" dont la pose difficile est restée inscrite dans ses muscles. Célébrant ce souvenir dans le geste qui l'annule, elle choisit d'adopter ce maintien pour se l'approprier : ici, elle est l'original, et non plus un double ; la seule Marfise.

La Keiju est nue sauf une chaîne à trois rangs de mailles autour du cou : élancée, mince mais charnue, les membres longs, les hanches étroites, les seins un peu écartés, ses longs cheveux rassemblés en un gros chignon négligent ; elle est debout, la tête inclinée vers la droite ; le bras gauche levé très haut, comme si elle se tenait à une branche ; le bras droit le long du corps, la main ouverte, elle avance la cuisse gauche sur la jambe droite tendue en arrière et, repliant le mollet vers l'extérieur, garde le pied en l'air.

La statue, taillée dans une pierre tendre, s'est un peu érodée mais continue à susciter l'admiration des filles et le vain désir des garçons. Les premières imitent la posture, les seconds se frottent à la statue.

Tant de légendes courent sur la Keiju et ses bonds fabuleux : celui qui la fit passer du dernier niveau au premier, celui qui lui fit vaincre la reine félonne, celui qui tua les bêtes, celui qui rapporta des secours de la Lune...

Alors que les filles des premières vagues du nouveau peuplement se multiplièrent en enfantant, la Keiju est restée unique quoiqu'elle eût plus d'amants que quiconque. Tandis qu'ils portaient longtemps la marque de ses dents, les leurs ne laissaient pas de trace.  Sortant de leurs bras, sa chair immaculée la proclamait toujours vierge : la Vierge aux dix mille amants est l'une des mille qualifications et surnoms que sa magie lui a values.

Les innombrables légendes relatives à la Keiju ne s'accordent pas sur sa fin. La Chronique de Skye écrit que, un jour, elle disparut. Nul n'a su comment. Une rumeur en provenance de la Lune a prétendu que la Keiju aurait été assassinée par un fidèle de la reine félonne. Nul ne l'a cru, nul ne le croit : la Keiju était de taille à se défendre, et sa fin est nécessairement grandiose.

Une des légendes nie qu'il y ait une fin : la Keiju est toujours, là, invisible, et nous enveloppe de sa bienveillance. C'est pour cela que les Horribles prospèrent paisiblement. Elle excite les appétits amoureux et aiguise la beauté des filles. Elle impulse l'Honneur, le Devoir et le Plaisir.

Pour d'autres, après avoir tout mis en place sur Skye et redonné leur chance aux Zorribs, la Keiju et son loup, nommé Fromond, se retirèrent sur la plus haute montagne pour copuler indéfiniment. Les éclairs qu'on voit parfois émanent de ses extases. On les regarde avec une étrange émotion, et l'on cherche un ou une partenaire pour partager (modestement) la jouissance de la Keiju.

Selon l'un des mythes des Zorribs, leurs planètes ne seraient pas les seules : loin, très loin dans le cosmos, s'en trouveraient d'autres, également habitées par des Humains venus de la Lune. Une prophétie annonce la rencontre et la réunion de tous les Humains. Une légende de la Keiju s'est branchée dessus : elle aurait quitté Skye dans la fusée la plus puissante jamais construite (ou par un autre moyen), à la recherche de ces autres Humains. Elle les aurait trouvés et serait sur le chemin du retour... ou bien elle se serait perdue dans l'espace ou aurait été dévorés par un trou noir... ou bien elle aurait découvert des planètes inconnues et s'y serait arrêtée pour les peupler de tous les enfants que la Vierge aux dix mille amants n'avait pas engendrés mais retenus en elle.

Ces légendes, on en fait des poèmes, des chants, des épopées. On les récite, on les imprime, on les psalmodie. La Keiju est le démiurge qui a créé leur monde. Comment imaginer qu'un assassin vengeur l'ait trivialement tuée ? L'Univers aurait tremblé, la Lune éclaté, l'Humanité disparu. Cela n'a pas été.


 

FIN