| Marfise, volume 2 | 1. Méditation Marfise, à peine montée dans la fusée pour Souabe, en redescend. Ça ne va pas, sa dernière rencontre avec Brandimart l'a meurtrie. Tant de haine... Depuis que, la nuit du Bal, il l'a traitée de "calamité cosmique", il a reporté sur elle tous les malheurs de la Lune (non sans raison, il est vrai). Marfise n'a ni le goût ni l'habitude de se faire attaquer sans riposter. Ce fou était hors d'atteinte, pas moyen de se battre avec lui. Elle a dû renoncer, elle. Marfise est accablée par l'impuissance à laquelle il l'a réduite. Elle traîne un fantôme derrière elle, un fantôme pesant qui la freine et la défie. Elle ne peut pas partir avant de s'en être débarrassé et d'avoir retrouvé son intégrité. Par la blessure invisible, son énergie s'écoule. Elle a besoin de se reprendre. Elle se fait conduire par l'Ingé dans la base secrète, inoccupée depuis longtemps. Il s'en va aussitôt. Elle compose le code d'ouverture, les machines se remettent en marche. Conservant son scaphandre, elle attend le signal qui dira qu'il y a assez d'air. Le sas s'ouvre, elle entre. Elle est seule avec ses pensées. Stelle... avec son air malheureux, ses petits seins ronds, ses jambes trop longues et ses hanches étroites d'adolescente, les psys l'auront choisie toute jeune pour qu'elle inspire confiance à son malade et qu'il l'absorbe. Je suis sûre qu'elle se glisse dans son lit quand il dort... jolie, au demeurant... elle s'est attachée... elle a senti que je mentais... Marfise se répète son énigmatique propos : votre chapeau rouge. Il est entre le vrai et le faux, je ne sais de quel côté il penche. Où est le vrai ? le faux ? Marfise regrette de s'être laissée émouvoir par la détresse de cette fille. Le chapeau ne lui manque pas, elle en a d'autres exemplaires, l'industrie des ersatz ayant exploité les tableaux de Cranach. Mais ce chapeau fait partie d'elle-même et elle se sent dépossédée, comme si elle avait abandonné à Stelle une part de son intimité. S'il est arrivé à Marfise de porter ce chapeau dehors, la plupart du temps elle a aimé s'en parer pour souligner sa nudité et la rendre plus piquante. Est-ce l'usage qu'en fera Stelle ? Brandimart se réconciliera-t-il avec Marfise sous la figure d'une Stelle chapeautée ? M'aimera-t-il en elle ? Quoique sans jalousie, Marfise ne supporte pas l'idée d'être usurpée. La folie de Brandimart et ses reproches la bouleversent comme une injustice. Après l'avoir séduit pour participer à son "cas", elle a cédé au charme de sa naïveté et de son affection. Un garçon entier qu'aimait sa part de Lune. Elle ne doute pas que la cause fondamentale de son état soit la découverte de l'imperfection de la Lune et la faillite de "l'humanité meilleure" dont il rêvait. Il souffre de sa désillusion, Marfise n'y est pour rien. Mais Brandimart a tellement crié contre le "crime originel", le meurtre de l'évêque, qu'elle en est hantée à son tour. Depuis trois cents ans, aucun lunaire n'avait tué ni n'avait eu l'idée de le faire : acceptation des conditions de la vie dans un sous-marin. Marfise a mis fin à cet état d'innocence, a rompu le Pacte Social. Est-ce une circonstance aggravante ou atténuante, que d'avoir tué de façon détournée ? d'avoir tué un Terrien, pas un Lunaire ? d'avoir tué un mort ? A-t-elle agi en tant que Lunaire ou est-ce la Planétaire en elle qui a tué ? Entendant encore les cris de Brandimart (détue-le !), elle réfléchit intensément à son acte irrémédiable. Si elle ne l'avait pas commis, qu'aurait été la réalité alternative ? *** Brandimart n'aurait pas été broyé entre deux versions différentes du passé, avec les crises subséquentes. Mais, regrette pour lui Marfise, il n'aurait pas eu la chance de m'avoir. Observant son cas tout seul, il en aurait tiré une bonne thèse et une carrière sans histoires, allant de fille médiocre en fille médiocre. Cette existence ordinaire, je l'ai transformée en Destin, riche en bonheurs et en malheurs. Il m'en veut, il ne sait pas quel beau cadeau il me doit... La Conjuration, si Marfise n'avait pas démontré la possibilité de rectifier le passé, n'aurait pas exécuté sa vaine et absurde entreprise. La base secrète n'existerait pas, Marfise n'aurait pas débauché les ingénieurs, pas subi un échec incompréhensible, pas partagé ce secret avec Brandimart puis Damienne. La clef, c'est Damienne. Elle lui a fait prendre conscience du danger que le culte de la Terre constituait pour les Planètes. De là ont découlé les vidéos, sa place à la tête de la Ligue, la disparition des Temples, Daubrin, la redécouverte de la Terre, l'Insurrection... Sans l'échec de la conjuration, pas de rencontre avec Damienne, ni tout ce qui s'en est suivi, croit Marfise (qui ne mesure pas combien capricieux est le hasard). Elle continue à tirer le fil de cette réalité alternative qui aurait également eu ses Excellence et ses Boyard. Mais, sans Daubrin et le reste, Boyard n'aurait pas rencontré Blackwell ; rien su de la Lune, des ingénieurs et de la Terre ; pas capturé Marfise (un épisode ambigu dont, toutefois, elle est satisfaite : elle a aimé la Tour de l'Est, elle a dompté le tigre et failli sauver les Planètes). Sans la disparition des ingénieurs, la Crise de la Lune ne se serait pas produite, ni ses conséquences. La Lune ne serait pas en train de se vider, Marfise serait toujours plus lunaire que planétaire... Pourtant, dans quelque réalité que ce soit, la Lune est piégée par sa perfection et les Lunaires en souffrent sans le savoir... éviter la perfection... Marfise secoue la tête, écrasée par le vertige... Elle peut raisonner sur des nécessités, pas sur les hasards qui s'y mêlent. La réalité alternative est donc inconnaissable. Peut-être aboutirait-elle par d'autres moyens aux mêmes résultats ? ou serait-elle entièrement différente ? un empire universel de Waldemar ou de Boyard ? un empire théocratique des Temples ? une guerre sans fin ? une nouvelle catastrophe ? l'amour universel ? *** Marfise, s'ébrouant, s'oblige à en rester aux faits. Tout ce qu'elle a vécu et réalisé à travers ses échecs successifs, est glorieux. Marfise a déverrouillé l'avenir : en libérant les Planètes de la Terre et en supprimant l'anomalie lunaire, Marfise a achevé la mutation commencée par la Catastrophe et forcé l'Histoire à accoucher d'une nouvelle Humanité. Moi, Marfise ! Brandimart appartenait à l'ancien monde, qu'il repose en paix. Je ne lui ai fait aucun mal, il était inadapté. Moi, Marfise, j'ai ouvert les portes de l'avenir et Waldemar attend son impératrice. Mais, malgré sa superbe, les cris de Brandimart la poursuivent et, alors même qu'elle jouit de son triomphe cosmique, elle sent s'insinuer une curiosité perverse. Titillée par son goût excessif pour les jeux dangereux Marfise voudrait vivre ce monde où elle n'aurait pas tué l'évêque, un geste sans importance dont les effets sur elle-même ont fait l'Histoire. Aussi lasse qu'elle soit, elle s'amuse de la disproportion entre la cause et les conséquences. Volontaires ou non, ne sont-ce pas mes actes qui ont tout déclenché ? Et n'en suis-je pas fière ? Si, trompette-t-elle dans le silence de la base déserte, j'en suis fière ! Même mes erreurs étaient nécessaires. Toutefois son exaltation ne l'aveugle pas : sa contribution a consisté à expliciter et faciliter des tendances latentes dont elle a été l'effecteur, spectaculaire et splendide mais, somme toute, insignifiant. C'est à ce point que le serpent lui tend la pomme à croquer : si je 'détuais' l'évêque, comment ces tendances s'exprimeraient-elles à travers moi ? Le serpent se tortille lascivement, inspirant la tentation d'un game again. Rejouer sans comparer avec la partie précédente ? Marfise sait que toute modification du passé agit à la fois sur la réalité et sur la connaissance qu'on en a. Aussi, à supposer qu'elle trouve une astuce pour épargner l'évêque (et Brandimart par la même occasion), elle annulera l'histoire qu'elle vient de vivre, sans en garder aucun souvenir. Il n'existe pas de coffre-fort à l'épreuve du temps où elle serrerait un compte-rendu. Elle ne connaîtra ni le coût ni le gain de la nouvelle réalité... si elle est inférieure ou supérieure... et si la nouvelle Marfise fait mieux que l'ancienne. D'un autre côté, outre Brandimart qui la désole et Stelle qui l'importune, Marfise, maintenant que l'évêque a fait irruption dans ses pensées, regrette sa mort imméritée (et inutile). Elle se sent coupable, sentiment étrange qu'elle éprouve pour la première fois et que n'apaise pas la certitude que, tué ou pas, l'évêque est mort depuis plus d'un millénaire. La dépression de Brandimart serait-elle contagieuse ? Il a dit pendant son bref moment de lucidité : Tu l'as tué ! Il y avait pour cela une raison dans ton temps, pas dans le sien. Sa mort fut une anomalie inabsorbable. Tu as déchiré la trame du Temps. Anomalie, oui ; inabsorbable, non. Ce pauvre Brandi est revenu à une conception déterministe du Temps. Godzina Clorinde disait mieux : La réalité vécue résulte de l'entrecroisement de la chaîne des causes et des effets avec la trame du hasard. J'ai été un (malheureux) hasard dans la vie de l'évêque Héracle. Mais, erreur ou pas, ai-je maintenant un choix ? Clorinde savait s'envoyer des messages dans le passé, nous non. Impossible de dire à une Marfise antérieure de ne pas programmer le faisceau ou de mieux réviser sa physique cosmique... Si je voulais "détuer" l'évêque, quel moyen aurais-je ? Le rayon frappera le jour de la Pentecôte à l'instant où Héracle, sur l'estrade, se tourne vers la foule. C'est inéluctable... je suis incapable de changer la date de Pentecôte ou la météo du jour... il faudrait faire en sorte que l'endroit ciblé par le faisceau soit vide. Elle se force à poursuivre sa spéculation. Comment s'y prendre ? en provoquant un incident qui, à l'instant critique, perturberait la cérémonie et pousserait l'évêque à faire un pas de côté. Ça, c'est pensable : je n'ai pas le moyen de me déplacer dans mon propre temps mais j'agis comme je veux sur le passé, par exemple, en lançant maintenant un troisième faisceau qui, le jour de Pentecôte, opère une diversion. L'incident devrait avoir lieu quelques dizaines de secondes avant que le faisceau atteigne son objectif. En général, une telle précision est exclue, la marge d'erreur à cette distance étant de ±30 jours, mais les données accumulées lors des deux fois précédentes localisent la Terre de juin 1150 avec quinze décimales, et permettent l'exactitude dont j'ai besoin. Le faisceau mettra environ un an pour arriver. Bien ! et il fait quoi pour contrecarrer l'autre ? Sa capacité d'action est très limitée et l'action, quelle qu'elle soit, doit être vraisemblable. Je ne peux pas découper le plancher de l'estrade autour de l'évêque pour le faire tomber dans le trou et le soustraire au rayon mortel... Marfise finit par trouver une idée. Ça devrait marcher : agitation, mouvement de foule, déplacement... *** Marfise balance. A son envie de "rejouer" la partie, s'oppose la certitude frustrante que, si elle le fait, elle ne le saura pas : la nouvelle réalité sera définitive et ne laissera aucun souvenir de la présente. A la fin, plus que les scrupules éveillés par Brandimart, c'est cette gratuité de l'acte qui décide la fière Marfise. Combattre pour vaincre quelqu'un ou pour gagner quelque chose, rejouer pour améliorer son score, est trivial. Elle seule aime assez l'aventure pour renoncer à tout enjeu et combattre pour rien et personne, sans même savoir si elle gagne ou perd. Le but, c'est le chemin. Le combat vaut mieux que la victoire. Voilà comment je suis, moi, se dit-elle, cherchant (vainement) un miroir pour s'admirer. Mon âme est aussi belle que mon corps. Je suis capable de m'annuler, de renoncer à mes exploits pour cet instant de jouissance esthétique. Marfise se décide. Elle le fera. Elle reprend tous les calculs avec soin et programme le nouveau faisceau pour que, à l'endroit et à l'instant visés, il coupe comme un laser ce qu'elle lui désigne. Elle entre les coordonnées galactiques, avec quinze décimales, et appuie sur le bouton. Ça y est, le faisceau est parti. Un aller simple. Pas de retour, pas d'enregistrement, pas de trace. Dans le silence de la base déserte, Marfise, apaisée, soupire d'aise. Elle a reprisé la trame du temps. La présente réalité durera encore un an. Il faut qu'elle en profite ! Waldemar, j'arrive ! Elle appelle l'Ingé, revient à la cité, prend place dans une fusée et arrive sur Souabe. *** Waldemar n'aurait pas été étonné qu'elle ne revienne pas. Il se réjouit, un peu déconcerté : Marfise paraît changée, elle est à la fois plus grave et plus tendre, et rayonne à la fois de fierté et de modestie. Elle ne parle pas de son séjour sur la Lune. Waldemar a appris l'inutilité des questions. La Lune se vide et Marfise est là, c'est l'essentiel. Ce qui ne plait pas à Waldemar, c'est ce sentiment d'urgence qui semble l'habiter, comme si leurs jours ensemble étaient comptés. Il s'épuise à se demander dans quelles nouvelles aventures elle va se jeter sans lui et quand cela arrivera. En attendant, il profite d'elle. Jamais leurs relations n'ont eu une telle intensité, jamais elle n'est restée si longtemps. Ça fait plus d'un an. Il l'étreint, avec une ardeur toujours renouvelée, lorsque, d'un coup, elle se dissout dans l'air, disparait et, aussitôt, disparait aussi le souvenir de sa disparition. Waldemar est renvoyé dans un autre état du monde où, comme tant de fois, il attend Marfise qui a promis de revenir. *** Au même instant, Stelle qui jouissait de Brandimart n'embrasse plus que le vide et, oubliant ce qu'elle faisait, se pelotonne dans le lit de sa petite chambre d'infirmière et se rendort, pleurant sans savoir pourquoi. Jour après jour, depuis le départ de Marfise, elle a veillé et soigné Brandimart. Peu à peu, avec l'aide discrète des psys, elle a réussi à repousser ses hallucinations et à lui redonner goût à la vie. Sans jamais mettre le chapeau de Marfise (qu'elle garde enfermé comme un talisman dont on ignore l'effet), elle a accoutumé Brandimart à se blottir contre elle, nue dans son lit. Il y trouvait du réconfort, elle attendait, l'effleurant de sa patiente impatience. Longtemps frémissante et désolée, elle a fini par l'émouvoir. Il l'a caressée, elle l'a attiré, il s'est intéressé. "Le voilà rebranché" s'est-elle réjouie en l'aimant de tout le désir accumulé pendant cette longue épreuve. Lorsqu'il est sorti de l'hôpital, l'esprit encore un peu chancelant, elle ne l'a pas quitté. A présent tout disparait, elle n'en aura pas de regrets car pas de souvenirs. Elle n'a jamais rencontré Brandimart et n'a pas de carton à chapeau dans son placard. Le lecteur se souvient que, en 2327, Marfise a persuadé Brandimart de partager son "cas" avec elle. A l'approche du jour critique, elle a essayé de l'écarter du faisceau tueur. Elle l'a incité à quitter les écrans pour commencer la rédaction de sa thèse : il n'a pas besoin de données complémentaires, l'affaire du cochon Evariste est élucidée et on ne découvrira pas l'identité du tueur-libérateur. Que Brandimart ne perde pas son temps à rester près d'elle, elle viendra le voir souvent et emplira d'amour ses récréations. Il refuse. Les efforts de Marfise restant vains, elle a pensé simuler un accident et l'assommer, ou glisser dans son assiette un léger poison qui l'obligerait à garder le lit chez lui. [Nous savons qu'elle aurait dû le faire, cela aurait changé beaucoup de choses]. Elle s'est abstenue et Brandimart, plus par affinité pour elle que par curiosité, poursuit l'observation. C'est fâcheux, il va assister à la scène tragique et sera le témoin dangereux d'une intervention suspecte. Les Conjurés voudront l'éliminer et Marfise n'est pas sûre de parvenir à le protéger... Ce jour de Pentecôte 1150, le peuple de la cité et du bourg s'amasse devant la cathédrale, heureux d'être débarrassé des maudits cochons, et joyeux du joli soleil qui, pour une fois, disperse le brouillard. La messe sera célébrée sur la place où une estrade a été dressée. L'évêque fait face à la foule, l'instant advient. Brandimart, les yeux sur l'écran, son bras frôlant celui de Marfise, la sent se crisper. Le regard fixe, concentré sur l'évêque, elle retient sa respiration. L'évêque va bénir la foule, quand un grand bruit retentit, suivi de cris de détresse. L'évêque se tourne pour voir ce qui se passe et fait un pas de côté. Marfise, hagarde, voit sa cible échapper au faisceau mortel. La grande cloche de la cathédrale s'est détachée. Tombant du haut de la tour, elle brise tout sur son passage, et blesse ou tue plusieurs personnes en s'écrasant au sol. Les gens de l'évêque se précipitent, il les suit. Brandimart, captivé par l'effroyable scène, en détache un instant son attention pour la porter sur Marfise : les yeux exorbités, la respiration haletante, blême, elle se mord les joues, choquée. Pourtant, se dit le garçon, elle a visionné sans frémir l'atroce exécution des cochons et bien d'autres scènes violentes qu'il ne supportait pas et qui lui retournaient l'estomac. Avec un sourd grognement, elle se lève et sort en catastrophe, laissant la porte ouverte. Marfise, suffocant, arpente le couloir sans retrouver son souffle. Pour fuir les questions de Brandimart, elle va se cacher dans le secteur K, trichant avec les machines pour dissimuler sa trace. Elle ne comprend pas. La scène de Pentecôte 1150, elle l'a vue lors de sa première observation : le clocher ne s'effondrait pas et l'évêque bénissait la foule. C'est alors qu'a été effectué le repérage ultra-précis, grâce auquel le faisceau a été réglé au millimètre et au dixième de seconde exacts. La scène aurait dû être identique, le rayon mortel en plus. Le passé ne change pas. [Elle ne perçoit pas la contradiction entre les deux idées et l'explication lui échappe]. Que j'observe la Pentecôte 1150, maintenant, il y a dix ans ou dans cent ans, tout sera pareil. Le temps de l'observateur varie, celui de l'observé est définitif. Jamais, rien ni personne n'a laissé soupçonner une instabilité
du passé. L'idée est affolante. La réalité deviendrait impalpable : un mouvement brownien dont nous serions inconscients, puisque chaque mutation du passé (peut-être résultant de celle d'un passé antérieur) engendrerait un nouveau présent, unique et définitif... une succession infinie de variations... Si la réalité est floue, si le monde est mou, il n'y a plus de données, plus de logique, plus d'Histoire, toute action est aveugle, toute volonté vaine... A quoi bon lutter ? Autant s'installer au sommet d'une montagne et contempler les nuages. Marfise, aussi forte qu'elle soit, se sent au bord de la crise de nerfs. Son cœur palpite, son cerveau aussi, elle ne parvient plus à respirer, elle tremble, elle voit trouble. Sans savoir comment elle a rejoint le secteur K, elle se réfugie dans ce palais aux formes changeantes dont elle ne remarque pas l'air Renaissance italienne, ni les (feintes) cascades et les (feints) jardins. D'une main agitée et maladroite, elle ouvre un placard, saisit une fiole, en fait chauffer le contenu et avale la boisson chaude qui la calme aussitôt. Elle reprend son souffle et ses esprits. Redevenue elle-même, elle se branche sur les écrans par une liaison clandestine, et visionne à nouveau la scène. D'abord vérifier l'efficacité du faisceau : localisant la place où aurait dû se tenir l'évêque, elle cherche une trace et, loin derrière, repère un petit trou calciné sur le sol. Le faisceau a bien fonctionné, le réglage était parfait. Marfise repasse l'enregistrement : aucune caméra ne cadrant le haut du clocher, elle ignore comment la masse d'airain s'est décrochée [le troisième faisceau d'une Marfise ultérieure a sectionné la corde qui l'attachait au joug]. Elle voit et entend sa chute, accompagnée des débris arrachés à la tour, leur écrasement, les corps écrabouillés et sanglants, les hurlements de la foule. Ce détail ne modifie pas l'Histoire micro-locale que la mort de l'évêque aurait altérée à la marge, au profit du comte de la Forêt et du Roi. A moins que l'accident soit astucieusement exploité par les ennemis de l'évêque (la suite de l'enregistrement montrera si c'est le cas), rien n'a changé. Au demeurant, soupire Marfise, encore secouée, l'Histoire locale importe peu. Le test a échoué. L'instabilité du passé exclut une intervention chirurgicale. Je dois rendre compte. Par visio sécurisée, elle contacte les Conjurés qui attendent impatiemment le résultat. Cachés au sein de la Ligue des marchands, les Conjurés veulent "redonner une chance" à la Terre en empêchant la Catastrophe de 2049 par l'exécution d'un petit nombre de personnages clefs. Marfise s'est joint à eux, en partie par nostalgie de la vieille Terre, en partie pour vérifier empiriquement la "limite de Clorinde" : on peut modifier un évènement, pas un processus systémique qui résulte de la conjonction dynamique d'une multitude de causes. Les Conjurés font l'hypothèse qu'un tel processus présente des nœuds et espèrent, en les défaisant, changer l'Histoire. Marfise, dubitative, est curieuse : la limite de Clorinde tiendra-t-elle ? Marfise rend compte du succès et de l'échec. Elle a réussi l'impossible : la première observation a calé les paramètres de distance et de trajectoire, la suivante a permis d'atteindre la cible. À une aussi grande distance, nous réglons exactement le faisceau : pas un millimètre ni une seconde d'écart. Nous disposons de "longues pinces" pour saisir un minuscule élément du passé... mais cela ne sert à rien si le passé est instable. L'action visée exige un degré extrême de précision et ne supporte pas l'altération la plus minime de l'objectif. Nous sommes un chirurgien aux doigts sûrs dont le champ opératoire tremble. Nul ne reproche rien à Marfise. Punir le messager ne change pas le message. La perplexité est extrême parmi les Conjurés. Ils discutent depuis longtemps les hypothèses socio-historiques de base et l'efficacité de l'élimination des grands hommes "condensateurs". Ils questionnent la légitimité d'une intervention qui, si elle évitait la Catastrophe, annihilerait du même coup leur monde et ses habitants. Mais nul n'a jamais douté de l'identité du passé : qu'on recommence mille fois l'observation, elle sera 100% identique. Que faire désormais ? De nouveaux tests ? que prouveraient-ils ? une seule faille suffit à introduire une incertitude fondamentale. Le fantôme du chat de Schrödinger hante le Temps. Sur le plan historique, il se peut que les différences entre les passés n'engendrent que des écarts insignifiants entre les futurs. Mais, sur le plan opérationnel, elles condamnent l'instrument disponible (le faisceau). Il faudrait une action assez massive pour se passer de précision. Nul ne peut imaginer en quoi elle consisterait, ni comment on la réaliserait et quelles seraient ses chances de succès contre un processus systémique. L'ingénieuse et hypothétique conception de frappes chirurgicales sur les nœuds du processus doit être abandonnée... Elle était adéquate à l'instrument. Il faut trouver autre chose ou laisser tomber... Leur désarroi n'empêche pas les Conjurés de réconforter Marfise. Elle a fait le travail impeccablement. Qu'elle se repose. Si elle a besoin d'aide, tout ce qu'elle demandera lui sera accordé. Marfise prend congé et coupe la communication. Quoiqu'elle ait envie de s'enfuir au plus vite bien loin sur une Planète, par acquis de conscience, elle se forcera à examiner les effets de l'altération marginale qui s'est produite. Elle envoie un message à Brandimart : elle a eu un malaise et reprendra bientôt sa place à ses côtés. *** Brandimart, inquiet du trouble de Marfise et de sa fuite précipitée, regarde distraitement l'écran. Le comte de la Forêt (prévenu comment ? serait-il à l'origine de l'accident ?) a voulu profiter de la confusion pour entrer dans la ville et "apporter son aide". Il a été fermement et poliment repoussé. Les morts et les blessés sont évacués et les gens, habitués à la précarité de la vie, ne se soucie plus d'eux. Les débris de la cloche seront récupérés et refondus. On ne renoncera pas à cet énorme instrument de trois cents kilos qui a déjà demandé beaucoup d'efforts et coûté très cher. Un esprit rationnel penserait qu'elle était trop lourde pour sa fixation ou que la corde s'est usée. Mais, dans ce monde primitif, des puissances surnaturelles commandent aux imprévus, soit pour punir, soit pour gratifier, soit pour envoyer des signes. L'effondrement de la cloche désavoue la lumière du soleil et la beauté de la fête. Pour les esprits de ce temps, l'accident a une signification. Il sera facile aux ennemis de l'évêque d'en faire une manifestation de la colère de Dieu contre ceux qui ont banni les cochons et déshonoré les chanoines. L'évêque anticipe. Rassemblant la foule, il la harangue : en ce beau jour où nous célébrons, joyeux, la sainte Pentecôte, Dieu a voulu nous rappeler la fragilité humaine. Nous sommes une poussière au gré du vent. Le Mal rôde en permanence, les cochons peuvent revenir, le diable nous envoyer des maladies. Prions. Ensuite, il bénit la foule et célèbre sa messe. *** Le message de Marfise ne rassure pas Brandimart. Il a essayé de savoir où elle était, les machines ont donné des réponses bizarres. Jamais Marfise n'a eu le moindre problème de santé. Cette fille, d'une certaine façon si douce, est en fer. Que lui est-il arrivé ? Brandimart visionne à nouveau ce qui passait à l'écran quand elle a déraillé. Lui aussi a été surpris de la chute de la cloche ; surpris, pas sidéré comme elle. Il se rappelle soudain qu'il a été alerté, avant l'accident, par le fait que Marfise retenait sa respiration. Avant ! Elle attendait donc quelque chose et, à la place, elle a eu l'effondrement de la cloche. Que diable attendait-elle ? les langues de feu du Saint-Esprit ? L'évêque allait bénir la foule et prononcer quelques mots. Rien d'historique, rien de significatif. Marfise attend quelques jours avant de revenir. Brandimart a beaucoup de questions à lui poser. Il les retient, Marfise ne se ressemble pas. Il y a en elle quelque chose d'incertain, comme si elle doutait de la solidité du sol, de la respirabilité de l'air, de l'exactitude des images de l'écran, de sa propre existence. Sa superbe l'a quittée. Préoccupée, lasse, elle se serre contre Brandimart, cherchant un réconfort qu'il ne peut lui apporter. Où est passée la triomphante Marfise ? Au bout d'une heure, Brandimart constate qu'il n'a accordé aucune attention à l'écran. Elle non plus. "Faisons une pause", dit-il. Marfise se laisse aimer avec une passivité qui ne lui appartient pas. Elle se sent lointaine, indifférente, presque hostile. Qu'est-ce qui lui plaisait dans ce garçon ? la prise est branchée, le courant ne passe pas. Elle le repousse sans brutalité et s'écarte de lui qui, frustré, ne comprend plus. Brandimart multiplie les interrogations, elle se tait. Elle ne dit pas qu'elle a déjà fait cette observation, que la deuxième ne colle pas, qu'entre elles s'interpose la cloche (et combien d'autres différences inaperçues ?) : le passé n'est pas passé, il passe toujours. Elle a l'envie méchante d'asséner cela à Brandimart, elle n'a pas le droit, et qu'est-ce qu'il en ferait ? Il finira sans elle sa stupide thèse. Il n'existe plus. Elle, elle arrête tout. Elle partira sur les Planètes. Se mettra-t-elle au service d'un Seigneur ? Sera-t-elle un mercenaire qui cogne fort et vit grossièrement ? Waldemar de Souabe fera-t-il d'elle son impératrice ? Ira-t-elle au fond des forêts partager la vie des chasseurs ? S'isolera-t-elle dans un ermitage au milieu des nuages ? Pour l'heure, elle ne veut qu'une chose, quitter la Lune au plus vite, elle se sent enfermée, elle manque d'air et d'espace. S'arrachant à Brandimart éploré, elle se rhabille et part. Tout de même, elle doit prévenir le vieux Oldenbarnevelt : — Vous aviez raison, professeur, les cas doivent rester individuels. Il n'est pas sain de partager. Je renonce. Julius pense à une dispute amoureuse et, paternellement, lui rappelle sa chance. Maintenant que vous avez élucidé le "crime", vous n'avez qu'à rédiger, ce n'est rien pour vous. Marfise est obligée d'en rajouter. Elle simule la sincérité et avoue, apparemment confuse : — Pardonnez-moi, je vous ai trompé. J'ai prétexté une thèse et j'ai voulu ce cas parce que c'était le seul moyen de voir de mes yeux ces temps lointains. Maintenant, j'ai satisfait ma curiosité. Julius s'offusque. Elle a abusé l'Université. Le passager clandestin doit "payer son ticket" et livrer une thèse. Il refuse sa désertion. Réfléchissez ! et, dans l'immédiat, allez dire cela à la Doyenne. Je la préviens. Vous avez bien mérité de vous faire tirer les oreilles. Marfise n'a pas peur du croquemitaine mais, connaissant la vivacité de la Doyenne, elle se prépare à un moment désagréable. L'excentrique Damienne, brandissant comme un sceptre son éternel fume-cigarette, règne depuis longtemps sur la Faculté d'Anthropologie qui regimbe à peine contre ce que certains appellent en secret sa dictature. Damienne l'accueille sèchement : — Eh bien, petite, on fait son caprice ? Vous avez tout remué pour que ce cas soit choisi ; quand Brandimart l'a gagné, vous avez encore tout remué pour le partager avec lui ; vous avez désespéré les psys ; et maintenant que vous arrivez au bout, vous changez d'idée ? Si vous vous êtes disputée avec votre camarade, finissez seule. Damienne, vêtue de rose et de jaune, agite furieusement son fume-cigarette. Marfise, pas autrement impressionnée, pense "elle joue son rôle". Ça n'ira pas plus mal si je suis sincère. Quand on est déjà mouillé, autant se jeter à l'eau. Elle annonce qu'elle part sur les Planètes : — Je suis certaine de votre réprobation. Je regrette de vous choquer. Considérez-moi comme un canard boiteux, une honte, excluez-moi de l'Université. J'aime les Planètes. Vous ne comprendrez pas, vous ne pardonnerez pas, mon envie, mon besoin, de quitter la perfection de la Lune pour leur sauvagerie. J'étouffe ici. Tant pis pour ma thèse et ma carrière, je suis libre, je ferai ce que je veux. Marfise est surprise de voir la sévérité de la Doyenne faire place à la sympathie, et plus encore d'entendre ces paroles : — Ah! ne croyez pas cela... moi, je vous comprends... Vous n'avez rien de la folle que m'annonçait Julius, au contraire : savoir à quel moment il convient d’éviter la perfection, voilà une bonne définition de la sagesse... Peu nombreux sont ceux qui, comme vous, connaissent les Planètes. Il est normal que la Lune les lasse. Moi-même... Heureuse de rencontrer enfin une complice, elle se confie à Marfise qui n'en croit pas ses oreilles : la terrible Doyenne, quand elle était jeune et s'appelait encore Amienne, a vécu sur une planète. Pas en mission d'observation, avec un homme qu'elle a suivi. Double anomalie ! Ensuite, elle est rentrée et, nostalgique, elle porte un regard critique sur l'autisme lunaire : notre perfection et notre introversion nous piègent. Et il n'y a rien à faire. Marfise sent que la fameuse excentricité de la Doyenne sert de défouloir à sa rage cachée. S'étonnant d'oublier toute révérence et de lui parler de fille à fille, elle demande à Damienne pourquoi elle n'est pas repartie. Elle répond tristement : routine, responsabilités, paresse... maintenant, je suis trop vieille. Ne m'imitez pas, vivez ! Damienne réfléchit, observant attentivement Marfise, à présent tout à fait à l'aise. — Avant que vous quittiez la Lune, j'aimerais que vous m'apportiez votre concours et, sait-on ?, vous pourriez en tirer quelque chose. Je veux observer la Terre et je ne trouve personne pour le faire. — La Terre !, s'exclame Marfise. — Oui, quoiqu'elle soit toute proche, nous l'ignorons encore plus que les Planètes, comme si elle avait disparu. Depuis trois siècles, nous n'avons aucune donnée sur son état. J'ai besoin de quelqu'un pour diriger ce programme. Ceux que j'ai pressentis m'ont ri au nez. Ils étaient même choqués et, si tout le monde ne savait pas que la doyenne est une vieille folle, ils auraient alerté l'Université. Vous êtes la fille qu'il me faut. Vous avez crevé la bulle lunaire, vous avez conscience du monde extérieur, et la Terre vous intéresse puisque vous avez voulu ce "cas". Accordez-moi quelques mois. J'ai l'intuition que vous ne le regretterez pas. Le programme a l'air technique et ingrat : ouvrir un cercueil et mesurer le degré de décomposition du cadavre. Cependant, Marfise accepte. Elle ne sait pas encore quoi faire d'elle-même, cela lui laissera le temps de réfléchir. En outre, elle souhaite approfondir la relation qui vient de se nouer et pressent que la longue expérience de Damienne l'aidera. Jamais elle n'aurait cru, personne n'aurait deviné, que la Doyenne fût subversive. Damienne se réjouit et ajoute avec une grimace comique : — Reste un petit problème : même pour une mission temporaire comme celle-ci, l'organigramme exige que vous soyez docteur. Bâclez-moi vite votre thèse... et revenez me voir quand vous voulez. Elle rit en évoquant la tête que fera le vieux Julius. Marfise la salue avec un intérêt déjà mêlé d'affection et se dirige vers la porte. Damienne l'avise encore que les psys vont la convoquer à cause d'une alerte qui s'est déclenchée à un moment de son observation. *** En effet, la machine informe Marfise d'un entretien avec les psys. Rétive, elle s'y rend en trainant les pieds. Elle tombe sur Locrin, le beau brun qui dirigeait l'équipe lors de sa première séance de contrôle. Il expose le problème : à un certain instant, elle a réagi de manière disproportionnée à ce qu'elle voyait ; depuis, elle s'est comportée étrangement, comme si un choc l'avait perturbée... Marfise fait l'innocente et feint l'ignorance. Il lui repasse l'enregistrement : l'évêque se tourne vers la foule ; la cloche tombe, il fait un pas de côté. "Eh bien, il y aurait de quoi s'émouvoir, non ?" s'exclame Marfise qui, dans sa tête, récite ses formules de physique cosmique, pour contrôler l'émotion renaissante et présenter un air impassible. Cet accident soudain ! ces gens écrabouillés ! c'est affreux ! Malgré les formules, sa tension mentale a légèrement bondi. Locrin l'a noté. Il lui montre le diagramme mental de Brandimart et le sien lors de l'accident. Le premier enregistre un pic de 50%, mais le second atteste une perturbation incomparablement plus forte et de forme différente : son indice augmente de 1000% et ne redescend pas, dessinant un palier en dents de scie jusqu'au moment où elle sortie, se soustrayant à l'enregistrement. Locrin sort d'autres diagrammes : au premier meurtre de cochon, la réaction de Brandimart a été beaucoup plus forte que la sienne. Et il en a été de même pour tous les événements brutaux. Puisqu'elle encaisse mieux que lui les émotions, comment explique-t-elle le dérapage de sa courbe ? Marfise, évasive, évoque la surprise, la fatigue, l'effroi. Locrin demande ce qu'elle a fait après son départ. Il s'étonne qu'on ait perdu sa trace. Les machines ont donné des signaux incohérents jusqu'à ce qu'elle revienne chez elle. Marfise, devant les diagrammes irréfutables, renonce à nier qu'il se soit passé quelque chose. Oui, elle a perdu la tête et a erré au hasard à travers la Cité, ça doit être pour ça que les machines l'ont perdue. Locrin, poursuivant son enquête, cherche un lien entre sa "crise" et son ahurissante décision d'abandonner sa thèse. Marfise a le malin plaisir de lui répondre que, réflexion faite, elle n'abandonne pas. La crise, si crise il y a eu, est passée. Pateline, elle l'embobine : — C'est vrai, j'ai surréagi à cet affreux accident. Le surmenage avait affaibli mes défenses. (Elle prend l'air contrit). Je regrette de n'avoir pas suivi vos sages conseils, je ne me suis pas reposée, je n'ai pas pris de distance, je me suis acharné sur les écrans, j'ai exagéré. Cette crise m'a fait du bien. Elle a purgé mon esprit. (Elle affecte la sincérité). Ce n'est pas aussi facile que je le croyais de vivre simultanément dans deux temps différents... Je suis en pleine forme maintenant. J'écris ma thèse, je veux la meilleure mention. Vous pouvez laisser tomber. Locrin suggère de procéder quand même à un examen approfondi de sa structure mentale. Marfise refuse et suggère qu'il s'occupe plutôt de sa structure physique. Locrin sourit, elle sourit. C'est vraiment un beau garçon. Enjôleuse et sincère à la fois : — Je ferai volontiers des cabrioles avec toi, mais pas question de décervelage. Locrin a tout son dossier en tête. Depuis le début, les psys s'inquiètent de son comportement "anormalement normal", elle a joué au chat et à la souris avec nous, et sa dernière affaire n'est pas claire. Si elle cherche à me séduire, je ne résisterai pas à une fille aussi jolie qu'attirante. Il l'accompagne chez elle qui les déshabille et, avec une force étonnante, le jette sur le lit. Marfise a terriblement envie de débauche, et un peu peur aussi à cause de sa "panne" avec Brandimart. Mais non, tout va bien, c'était Brandimart qui l'inhibait. Elle a juste le temps de se réjouir que les garçons existent, et elle ne pense plus à rien, toute à son affaire avec Locrin, détestable comme psy, délectable comme amant. Pendant ce temps, Brandimart, démoralisé d'avoir senti quelque chose de fatal dans le retrait et le départ de Marfise, a abandonné les écrans. Incapable d'écrire une ligne de sa thèse, il appelle les psys à son secours. Lucette arrive, onduleuse et palpitante. Elle se frotte contre lui, arrachant leurs habits, et se dépite de son manque de réaction. Pourtant, l'autre fois... Bon, ce garçon a un problème à cause de sa partenaire. Il a oublié qu'une fille n'est qu'une des filles. Lucette se reprend, réfrène son envie, remet de l'ordre dans leurs vêtements, se recoiffe, et emmène Brandimart en promenade. Exploitant son obsession, elle l'interroge sur Marfise, lui rappelle les soupçons des psys. Oui, dit Brandimart, soulagé de parler d'elle, elle semblait avoir déjà réalisé cette observation. Elle savait tout et rien ne la surprenait, jusqu'à l'effondrement de la cloche qui l'a fait craquer, comme si elle attendait autre chose et ne supportait pas que ça se passe autrement. Lucette, pour en savoir plus, excuse Marfise : l'accident, les morts... Bien sûr, c'était affreux, répond Brandimart, mais elle n'est pas si sensible. Il y a autre chose. Moi, j'ai été horrifié, pas traumatisé. Lorsque Lucette et Locrin mettent en commun leurs informations, ils concluent que la crise était due au surmenage. Cela n'empêche pas cette fille d'être un mystère... (un délicieux mystère, commente Locrin). — La reverras-tu ? demande Lucette. — J'aimerais ! mais, avec elle, comment savoir ? Brandimart, gavé de stimulants et d'euphorisants, s'attelle péniblement à la rédaction de sa thèse que, bien sûr, il centrera sur le chapitre et ses cochons. Lucette, apparemment discrète, le monitore à distance et prend contact avec lui quand elle sent qu'il a besoin de distraction (il s'étonne de la coïncidence). Elle s'habille sagement et se contente de le frôler. Tant qu'il n'a pas digéré sa déception amoureuse, elle n'en tirera rien. La thèse dont il se réjouissait lui rappelle à chaque instant Marfise dont le souvenir, au lieu de se dissiper, l'obnubile. Il revit en esprit chaque instant de leur curieuse relation, de la première bagarre dans le couloir à sa fuite. Il chérit chaque détail de son corps adorable et de ses façons délicieuses. Il a l'impression d'avoir côtoyé une fée ou une sorcière... Il a tenté plusieurs fois de prendre contact, elle n'a pas répondu. Lucette se lasse et s'irrite de ses vains efforts. Perdant patience, elle le drogue et abuse de lui. Elle constate avec satisfaction que, à condition qu'il ne pense pas, tout fonctionne parfaitement. Il reprend conscience, surpris de se trouver nu parmi elle. Elle l'entreprend derechef et Brandimart, sans réfléchir, participe activement, retrouvant avec joie des sensations oubliées. Comment a-t-il pu négliger Lucette ? Elle, à la fois ardente et timide, profite de lui, et se félicite qu'il reprenne goût aux filles. La guérison est proche. De son côté, Marfise, refoulant la question de l'instabilité du passé, avance rapidement sa thèse. Elle a bloqué les appels en provenance de Brandimart et refuse de s'interroger sur l'attrait qu'il a eu et qu'il a perdu. Elle réduit au minimum les entretiens qu'elle est obligée d'avoir avec son directeur de thèse. Oldenbarnevelt ne décolère pas. Quoique Marfise ait humblement reconnu ses torts, il a pris son obéissance encore plus mal que sa désertion. Cette fille et la doyenne se sont mises d'accord pour le bafouer. Pour une fois, Marfise agit avec méthode, alternant travail et repos. Elle ressent une insatiable envie de récréations : ses mois d'observation avec Brandimart lui paraissent une prison dont elle sort avec délices. Le monde est en fleurs et elle butine. Elle revoit Locrin, pas fréquemment car, aussi agréable qu'il soit à consommer, c'est un psy, toujours aux aguets. Les garçons abondent et elle se rattrape. Oubliant tout l'amour qu'elle a pris et donné à Brandimart, elle a l'impression d'avoir vécu dans une longue et aride abstinence. Enfin arrive la semaine des soutenances de thèse. Les histoires de cochon de Brandimart ont beaucoup de succès et il réussit avec la plus haute distinction. Marfise, elle, plait plus au public par sa figure que par sa thèse : une analyse graphique des relations de pouvoir dans ce microcosme. Le jury, lui, apprécie et elle décroche la même mention que Brandimart. Il tente de s'approcher d'elle, elle ne le connait plus, elle n'a rien à lui dire. Elle plonge dans la foule et lui échappe, emportée par un joli garçon rieur. Elle a envie de s'amuser. *** Marfise retourne voir Damienne ("plus de ça entre nous, appelez moi Amienne"). Celle-ci a demandé le visa du Conseil de Faculté pour un petit programme d'observation de la Terre. Le Conseil l'a donné avec indifférence et ratifié le choix de Marfise pour le diriger. Seul Julius, toujours furieux, a voté contre. Marfise prend contact avec les ingénieurs. L'Ingé a désigné une petite équipe qui travaillera pour elle, deux lunaires et deux planétaires. Leur chef, Griffon, a beaucoup de charme, quoique les filles auprès desquelles Marfise s'est renseignée, rechignent devant ses "particularités". Curieuse de les découvrir, Marfise regrette que la combi informe qu'elle a revêtue ne l'avantage pas. Elle descend un peu le zip, comme machinalement, et voit le regard du garçon briller en plongeant dans le décolleté qu'elle vient de ménager et qu'elle agrandit en souriant. Les ingénieurs enverront une sonde bardée de capteurs qui fera d'abord un quadrillage grossier, suivant les parallèles, puis les méridiens, à dix degrés d'intervalle. La sonde enregistrera la température, le degré d'humidité, la radioactivité etc. Elle donnera les premiers résultats dans vingt-quatre heures. Quand les participants se dispersent, Marfise, attirée par Griffon, le prend par la main, suivant la coutume de la Lune : s'il se dégage, c'est un refus ; s'il lui laisse sa main, c'est pour voir ; s'il presse la sienne, ils partent ensemble aussitôt. Griffon ne retire pas sa main ni son regard : veut-il laisser du temps au jeu de la séduction ou hésite-t-il ? Marfise, émoustillée, l'invite à dîner. Elle s'habillera d'une combinaison qui rappellera celle de l'atelier, mais en satin blanc, très moulante et échancrée un peu partout. Griffon apprécie et ses yeux pétillent. Il vient de la Planète la plus lointaine, Tibet, couverte de forêts. Il a fait ses études sur la Lune et a été recruté comme ingénieur. Marfise, sous la table, enlace ses jambes aux siennes, il ne résiste pas et, glissant sa main, la caresse. Elle lui parle des planètes et de celle qu'elle connait le mieux, Souabe. Evoquant la recherche qu'ils viennent de commencer, Griffon ironise à propos de la Terre : sur les Planètes, ils révèrent la Déesse Terre et nous, nous lui mettons un thermomètre dans le derrière pour prendre sa température ! les Temples maudiraient notre blasphème ! Marfise n'avait pas pensé à rapprocher la Terre réelle et la Terre mystique. Nous qui sommes si près de la première, ne pourrions-nous pas faire quelque chose à la seconde ? il faudra en parler à Damienne. Elle effleure l'avant-bras du garçon, remontant vers l'épaule, tandis qu'elle serre ses jambes entre les siennes. Frémissante, elle suggère de finir la soirée chez elle où, coïncidence, les attend un alcool des Planètes en provenance de Tibet. Griffon la couvre longuement du regard, toute entière, s'attardant sur les échancrures de sa combi. Sous cette caresse virtuelle, Marfise s'échauffe et s'amollit. Elle murmure une invite. Ils se lèvent. Griffon baise ses épaules nues. Marfise, pantelante, se serre contre lui. Ils sortent, elle collée à lui. Arrivés à son immeuble, elle n'en peut plus. Griffon la presse contre lui, également en émoi. Il murmure qu'elle est belle, qu'il la veut aussi... et la supplie d'attendre quelques jours pour exacerber leur désir. Elle gémit que le sien est à son comble et qu'il ne l'aime pas. Il la serre encore plus fort et, d'une voix mourante, lui dit ce vers de la vieille Terre : Vous me connaissez mal, la même ardeur me brûle... Il lui offre un baiser si profond qu'elle défaille et des promesses si bouillantes qu'elle fond. Cette façon de faire l'amour l'excite au plus haut point. Lui est-elle personnelle ou est-ce un truc de sa planète ? Fait-il ça à toutes les filles ? Griffon s'arrache à elle avec douleur et détermination et s'en va, d'une démarche légèrement chaloupée. Marfise, en flammes, saute sur le premier garçon qui passe et le dévore intensivement. Les premières données de l'observation de la Terre sont prodigieuses. Si, comme attendu, une grande partie de la planète présente une température et un taux de radioactivité insupportables, sur les hauteurs des chaînes de montagne la vie humaine est redevenue possible. Marfise et Griffon mettent en place un programme systématique : la sonde resserrera le quadrillage, et cartographiera les différentes zones, du rouge au vert, selon le danger qu'elles présentent pour l'homme. Marfise court chez la Doyenne discuter le résultat. Damienne, elle non plus, n'en revient pas. — J'espérais sans le croire qu'une partie de la Terre serait déjà vivable. Quel dommage que nous n'ayons pas fait d'observations régulières ! Des données chronologiques diraient à quelle vitesse s'opère la "guérison". Il n'y en a pas, parce que la Lune a définitivement tiré un trait sur la Terre. La planète s'est suicidée, la vie se poursuit ailleurs. Nous ne nous intéressons pas aux Planètes, mais nous savons leur présence. La Terre n'existe pas. Marfise, pensant au thermomètre évoqué par Griffon, remarque que la Lune et les Planètes se sont donné deux versions symétriques d'une Terre également mythique : un néant, pour la première ; un paradis à retrouver, pour la seconde. Noir et blanc. Nous, intravertis, nous annulons la Terre. Eux, extravertis, ils lui vouent un culte. Damienne dont les souvenirs du Culte sont flous lui demande des précisions que Marfise peine à donner. Elle en a vu le moins possible. Le Culte lui répugne, elle l'a considéré comme une nuisance environnementale, à l'instar de la saison des pluies ou des moustiques, et n'a pas fait l'effort de l'étudier. Elle décrit sommairement les Temples, les offrandes, les cérémonies, les prières, l'espoir de la fin de l'exil. Pressée de questions, elle retrouve beaucoup de détails auxquels elle n'avait pas porté d'attention. Elle se souvient qu'au début de ses séjours, quand sa qualité de lunaire était encore évidente (un certain teint, une façon de marcher, de se comporter), des foules la suivaient pour essayer de la toucher, comme si la proximité de la Terre la chargeait d'un magnétisme qu'ils partageraient. Les plus audacieux arrachaient ou découpaient de petits morceaux de ses habits. On l'a sollicitée de poser ses mains sur des malades... Tout ça lui a paru une nuée d'insectes bourdonnants et désagréables. Maintenant, elle voit qu'elle aurait dû observer sérieusement. Damienne réfléchit, heureuse que le hasard (via le grognon Julius !) lui ait apporté cette fille pour partager des questions qui n'intéressent personne. Elle a l'impression d'être en face d'une version jeune et énergique d'elle-même, susceptible d'agir quand elle, elle ne peut plus qu'analyser. Elle expose le danger que constitue le Culte : — En quittant la Lune qui cultive sa perfection, les Planétaires redeviennent Terriens — est-ce un bien ou un mal ? Cette identité inconsciente s'exprime dans le mythe. Il a surgi de la libération des énergies. Mais, dans le contexte dynamique et conflictuel des Planètes, ce mythe parasite le processus d'évolution : qui avance en regardant en arrière, trébuche ou tombe. Je ne sais pas quelle forme toxique prendra cette contradiction entre le futur et le passé. Nous, la Lune, nous nions la Terre et devrions peut-être la redécouvrir ; les Planètes ont besoin de s'en libérer. Comment les libérer ?, se demande Marfise. (L'ombre d'une intuition la traverse. Elle la note pour y revenir quand les données sur l'état de la Terre seront complètes). Damienne, amicale, s'enquiert de sa santé. A-t-elle surmonté ce choc ? A-t-elle compris ce qui lui est arrivé ? A-t-elle revu son partenaire ? il est à présent l'assistant d'Oldenbarnevelt. Marfise la rassure. Tout va bien. Le programme Terre et ses résultats inattendus l'excitent. Elle complimente "Amienne" de son intuition. Quant au "choc" et au "partenaire", elle préfère les ignorer. — Oui, dit Damienne, j'ai eu le rapport des psys : "surmenage". Mais (la regardant droit dans les yeux), il y a autre chose, n'est-ce pas ? — En effet, répond franchement Marfise. Je vous en parlerai peut-être un jour. *** La cartographie progresse lentement car, pour mailler la planète avec un pas de un degré, la sonde doit exécuter deux séries de trois cent soixante révolutions. Le premier résultat se confirme : les parties hautes de la Terre, désertes comme le reste, ont perdu leur toxicité. Un humain pourrait (combien de temps ?) tenir sans scaphandre ni protection et respirer librement. La pollution est modérée. (L'intuition qui a traversé Marfise se renforce. Elle l'examine et cherche comment la mettre en œuvre.) Elle a de nouveau rencontré Griffon, pour de brûlantes étreintes inassouvies. Je n'en puis plus, geint-il en la caressant. Je n'en puis plus, crie-t-elle en écho en se frottant contre lui. Ils se déshabillent l'un l'autre, lentement, se consommant pièce par pièce. Enfin ils sont nus, Marfise s'élance pour se jeter sur lui, il la retient, elle le force, il la réfrène. Marfise comprend que la délicieuse torture n'est pas encore terminée. Griffon la caresse et l'embrasse, elle fait de même. A chaque instant, elle tente d'accélérer le tempo, il l'en empêche. Elle prend goût à cette jouissance sans achèvement et, quand il la presse à son tour, c'est elle qui l'en empêche. Ils cèdent en même temps au désir et, dans une dernière tentative de se repousser, se prennent puissamment. Ensuite, anéantis l'un par l'autre, ils se sourient, heureux. Marfise, sentant renaître son désir, lui demande où il a appris cette façon superlative d'aimer. Stupéfaite, elle voit Griffon s'assombrir, hésiter, repousser elle ne sait quelles pensées. Retrouvant son entrain, il répond que les relations se nouent trop vite sur la Lune. A peine le désir naît-il qu'il s'assouvit sans avoir le temps de grandir jusqu'à la limite de l'insupportable. Peu nombreuses sont celles qui, comme toi, apprécient ce jeu un peu pervers. Elles disent, déçues, "ah, tu ne veux donc pas" et passent leur chemin. Mais alors, regrette déjà Marfise, c'est comme une allumette ? on se retient de l'enflammer aussi longtemps qu'on veut mais, après, elle est morte. Ton jeu n'a qu'un coup ? Griffon la rassure. Certes, la découverte n'a lieu qu'une fois, mais l'attente se renouvelle aussi souvent qu'on le souhaite. Marfise reste rêveuse, puis, en attendant de refaire la perverse, se jette à nouveau sur lui avec une fougue à laquelle il ne résiste pas. *** Marfise retourne chez Damienne. Les données sont déjà suffisantes pour envisager une nouvelle étape : Marfise se propose comme cobaye pour poser le pied sur la Terre et rester quelques minutes. Les analyses attestent que l'air est respirable et ne contient rien de nocif. Elle se soumettra ensuite à tous les examens biologiques nécessaires pour déterminer si son bref séjour l'a affectée d'une quelconque façon. Damienne exulte et lance son fume-cigarette en l'air (il se brise en retombant) : — Je n'osais pas vous le demander. Vous devancez mon espoir. Quelle chance de vous avoir rencontrée ! Dix minutes, cela vous va ? Une navette vous dépose et reste au-dessus, prête à vous rembarquer au moindre signe, et nous vous surveillons avec un satellite. — D'après les données disponibles je ne risque rien, dit Marfise. Ça ne m'impressionne pas. Par contre, j'éprouve une espèce de terreur sacrée à être la première à poser les pieds sur une Terre où il n'y a plus eu d'Humain depuis la Catastrophe... comme si je renouais, sinon un fil de l'Histoire, du moins un brin... (Elle claironne :) quoi qu'il se passe après, j'aurai été la première, la seule première ! Damienne examine la carte avec elle pour choisir le lieu de l'expérience. Marfise suggère le Machu Pichu, dans les Andes. Aux altitudes praticables, c'est l'un des rares endroits où l'on trouvera encore des traces humaines. La sonde focalise l'observation sur la zone. Quoique ce sommet n'atteigne que deux mille quatre cent mètres, l'air est respirable et la température autour de vingt-cinq degrés. Une partie des ruines incas s'est effondrée, il reste des morceaux. L'Ingé mobilise des médecins et biologistes pour définir un protocole d'examen. Au retour de l'exploratrice, on procédera à un bilan exhaustif de son organisme, et on analysera ce qu'elle rapportera involontairement, pour s'assurer que rien ne menace la Lune. Pendant ce temps, Marfise devra être strictement isolée entre deux sas. Elle acquiesce à tout et Griffon, ne sachant quand il la reverra, acquiesce à tous ses désirs. Tout est prêt. Marfise monte dans une navette. Quelques heures plus tard, émue, elle pose le pied sur la Terre ("je suis la première, l'unique première"). La navette remonte et stationne au-dessus d'elle. A perte de vue, s'étendent des montagnes désolées. Aucune végétation bien sûr, sauf quelques lichens rabougris dont elle remplit une boite d'échantillon. Marfise respire. Depuis des mois, elle inhale l'air de la Lune. Il sent meilleur mais n'est pas vrai. Marfise respire à pleins poumons cet air qui n'est pas produit artificiellement ("vicié mais pas vicieux", s'amuse-t-elle à penser). Elle fait quelques pas au milieu des ruines de ruines, regrettant de ne pas bien savoir ce qu'étaient le site et les Incas. Déjà son alarme bipe, la navette redescend et la reconduit sur la Lune. A l'arrivée, on la traite comme une bombe susceptible d'exploser : une espèce d'enveloppe hermétique l'empaquète et on la conduit dans un bocal médical. Les techniciens revêtus de scaphandres la déballent, font des prélèvements, branchent sur elle toutes sortes d'appareils et ressortent. Elle doit attendre son exeat en espérant qu'elle n'a rien attrapé. La salle, régulièrement aseptisée, est petite et confortable. Marfise a le droit de communiquer avec l'extérieur. Elle contacte Damienne pour partager ses impressions : si je n'étais pas amphibie, un pied sur la lune et l'autre sur les planètes, ça m'aurait rendue folle de sentir le soleil, de respirer un air brut, de me trouver dehors, devant un paysage infini et vide, sans être bordée de couloirs ! Malgré la navette et le satellite qui veillaient sur moi, je me sentais absolument seule, dans l'espace et le temps : la seule chose vivante de toute la planète, la première depuis trois cents ans... Damienne se sent responsable de ce qui peut arriver à Marfise. Cachant son inquiétude à l'égard des résultats d'analyse à venir, elle la congratule et demande : serez-vous prête à recommencer ? Sans hésiter, Marfise répond affirmativement et ajoute, rieuse : — Mon "exploit" n'a aucun sens pour la Lune car nul, s'il le connaissait, ne s'y intéresserait. Une nouvelle théorie sur l'extinction des dinosaures ferait plus d'effet. (Elle ne dit pas encore à Damienne que, pour les Planètes, son acte signifiera quelque chose si le plan qui se forme dans son esprit se réalise). Marfise patiente, lit, mange de bon appétit, regarde des vidéos, rêve à Griffon, réfléchit aux Planètes, dort quand elle a sommeil. Elle se sent bien et espère que ce sera l'avis des biologistes. Elle a tant de temps à perdre qu'elle s'autorise à penser à l'effondrement de cette maudite cloche et à l'instabilité du passé. Elle a entendu parler de "vagues de probabilités" qui génèrent des réalités parallèles... C'est trop compliqué, elle ne poursuit pas et passe aux Conjurés. Que décideront-ils ? : poursuivre quand même ?, chercher autre chose ?, abandonner ? Elle met des noms et des têtes sur chacune de ces options. Par principe et par tempérament, elle n'aime pas renoncer, mais l'évènement l'a trop secouée, elle oubliera cette entreprise. Les bios l'informent régulièrement des résultats qu'ils obtiennent. Les lichens ont été mis en culture, de même que les fragments de mousse qui se sont collés à sa combi quand elle s'est assise par terre. Quant à elle, aucune altération de sa biologie. Elle n'est porteuse d'aucun virus, ni bacille, ni rien. Elle pourra bientôt sortir. L'heure arrive. Sa petite équipe l'accueille triomphalement (Griffon l'entraîne un instant dans un placard, elle lui a manqué). Les deux ingénieurs lunaires se soucient moins de la Terre que de savoir comment elle a supporté de se trouver "dehors", toute seule, sans protection : l'idée les rend malades. Au contraire, les deux planétaires l'envient : sa sortie réveille leur nostalgie d'un "dehors". L'un d'entre eux s'esclaffe : la tête que feraient les Temples en apprenant qu'un humain a marché sur la Terre ! — Ils l'anathémiseraient !, rétorque Griffon. Quelqu'un qui se rend de lui-même au Paradis sans être appelé par les Dieux est un blasphémateur. Marfise se rappelle le défi que lance son homologue dans le poème de Boiardo : si un jour j'en trouve le chemin, je vous tuerai tous et brûlerai le Ciel. Marfise est pressée de recommencer. Cette fois, elle aura droit à une heure, cela lui permettra de regarder ce qui reste des ruines. Mais il lui faut parler avec Damienne, et Griffon la supplie de rester quelques jours. Oubliant l'érotisme raffiné de l'attente, il se jette sur elle avec un emportement égal au sien. Marfise ironise : moi, dans ma cabine, j'étais condamnée à l'abstinence ; toi, tu devrais être repus, toutes les filles de la Lune étaient à ta disposition. Griffon, en plein délire amoureux, murmure "tu es la seule fille de la Lune". Damienne reçoit Marfise avec enthousiasme. Il faut poursuivre systématiquement le test ; passer à une heure, vérifier ; deux heures, vérifier etc. Aurez-vous la patience et l'audace ? Marfise l'assure qu'elle respectera scrupuleusement le protocole et qu'elle ira jusqu'à une semaine. Si tout continue à bien se passer, quand la durée du séjour sera plus longue, on pourrait tester une autre personne. Elle se fera accompagner "par exemple", par le chef de son équipe, ce Griffon. — "Par exemple...", rigole Damienne avec un clin d'œil complice. Pourquoi pas ? Et quand vous aurez prouvé qu'une semaine est possible (je n'en doute plus), comment voyez-vous la suite ? En ce qui me concerne, il me sera difficile de donner plus d'envergure à ce programme qui n'intéresse personne. Je ne peux pas dépasser mes limites budgétaires. — Justement, dit Marfise, je veux vous soumettre un plan et avoir votre avis. Dites-moi : à qui appartient la Terre ? Pendant quelques mois, Marfise, d'abord seule, puis avec Griffon, enchaine sorties et fastidieux contrôles. Tout se passe au mieux. L'innocuité est totale. Pour tester d'autres hautes terres, au hasard des sommets, on installe des enclos où l'on place de petits animaux reconstitués par le génie génétique. On les pourvoit de nourriture et d'eau. On les ramasse après une semaine. Les résultats sont parfaits : ni maladie, ni infection. Les experts biologistes valident la carte établie par la sonde : les zones vertes ne présentent aucun danger. Un rapport officiel est établi et remis à la Doyenne. Marfise obtient une copie, elle en aura besoin pour convaincre la Ligue des marchands d'accepter son projet et de réaliser ainsi, à son insu, une transformation systémique des Planètes. Marfise dit au revoir à Griffon "je reviens bientôt". Malicieusement, elle lui glisse qu'il l'a convaincue des délices de l'attente : quelques semaines suffiront-elles ? Il la saisit par les fesses et répond que l'immédiateté lunaire n'est pas sans charme. Marfise part, gardant l'empreinte du corps de Griffon dans le sien. *** Dans la Ligue, Marfise a le statut d'électron libre. Elle est payée pour aller et venir à la recherche de nouvelles idées. Elle a prévenu le Comité Directeur qu'elle apporte une occasion de profit au potentiel considérable. Parmi les Directeurs, elle reconnaît de nombreux Conjurés (sans doute toujours plongés dans le doute, il n'y a pas eu de réunion depuis qu'elle a annoncé la mauvaise nouvelle). Elle commence. Sur les Planètes, le fantasme de la Terre constitue un marché immense et solvable dont témoigne l'appétit insatiable pour les ersatz historiques et toutes les extrapolations qui en naissent. Marfise chiffre le flux de voyageurs qui empruntent les fusées de la Ligue pour se rendre sur la Lune où, à grand prix, ils accèdent à l'observatoire de surface et contemplent la Terre. Le flux est limité par les capacités de la Lune qui ne se soucie pas de les augmenter : le dôme accueille dix personnes à la fois qui restent deux heures. Il ne fonctionne pas en continu : les visiteurs voulant voir la Terre de leurs propres yeux, les visites se font le jour quand la météo lunaire et terrestre le permet ; de plus, le dôme demande beaucoup de travaux d'entretien pendant lesquels il est fermé. De cela résulte que, en moyenne annuelle, seulement dix mille "pèlerins" accèdent au dôme, et nous n'encaissons que le prix de leur aller-retour qui inclut le stage préparatoire dont, au demeurant, la longueur et les complications découragent de nombreux candidats. Conclusion : nous sous-exploitons ce marché. Elle se tait un instant pour laisser les esprits se concentrer sur cette situation. Quoique la Ligue réalise une multitude d'opérations de toutes sortes, le profit du tourisme lunaire n'est pas négligeable. Certains Directeurs se demandent si son projet consiste à agrandir le dôme, et sont d'avance découragés par l'inertie et l'indifférence que la Lune leur opposera. Marfise reprend : — Nous sous-exploitons ce marché parce que nous ne le contrôlons pas. Je propose de le soustraire à la Lune et de le développer extensivement et intensivement : augmenter l'offre et multiplier le rendement. Intéressés, les Directeurs la pressent de dévoiler son plan. Elle dit que, contrairement à ce que l'on croyait, les hauteurs de la Terre sont saines, la température modérée et l'air respirable. Elle se tait à nouveau, laissant la nouvelle information pénétrer, les cris d'incrédulité s'apaiser, les questions naître (et alors ?) : — Donc, les Planétaires étant avides de la Terre, offrons-leur d'y séjourner. Juridiquement, la planète n'appartient à personne : Terra nullius. Construisons des hôtels à différents endroits et vendons des semaines, sans la barrière du stage préparatoire : pas de règles, pas d'animaux, pas d'habitants, tout est prêt à l'emploi. Ainsi, nous encaissons le transport, le séjour, les excursions et les frais annexes. Bien sûr, il y aura des frais, mais le profit sera énorme et extensible. Marfise expose les détails du projet financier. La construction utilisera la pierre qui ne manque pas. L'eau se trouvera dans les profondeurs du sol. L'électricité sera fournie par le soleil. Nous n'aurons à apporter que les machines, le mobilier et l'alimentation. Pour commencer, nous posons un hôtel sur l'Himalaya, un sur les Rocheuses, un sur les Alpes. Capacité totale : trois mille places par semaine, cent cinquante mille clients par an. Elle chiffre les investissements, les coûts d'exploitation (prévoir des primes pour le personnel), les recettes, le profit attendu. Quant au marché, nul n'en doute. Les Planétaires sont fous de la Terre. Que ce soit un désert, ne les gênera pas, ce sera leur vraie Terre, pas la vision de loin d'une petite boule ; ils marcheront dessus, ils regarderont ses paysages, ils feront des excursions, ils rapporteront des cailloux. Et, mieux encore, ils reviendront. Le potentiel est illimité : les sommets sont innombrables, nous construirons autant d'hôtels que le marché en voudra. Les Directeurs, mis en appétit, hésitent à la croire. Tout le monde sait que la Terre est empoisonnée, mortelle, partout, et de haut en bas. Marfise postule le contraire, qui la croira ? Marfise triomphe. Se rengorgeant, elle annonce : — Je ne postule pas, je prouve. Je suis allée sur la Terre. J'y suis restée jusqu'à une semaine, j'ai été testée, l'innocuité a été vérifiée. Tout est là. Elle brandit la carte des zones et le rapport des experts qui récapitule les examens subis par tous les cobayes et qui conclut les zones vertes ne présentent aucun danger. Les Directeurs, oubliant leur conservatisme, applaudissent. Soumettant les documents de Marfise à l'examen d'une commission, ils la nomment chef du projet et lui allouent des moyens, un budget et une rémunération spéciale. Marfise accepte et, par précaution, pose ses conditions, aussitôt acceptées : une société sera créée pour le joint venture ; elle aura 33% des parts avec droits de vote double. Les bénéfices se répartiront entre elle et la Ligue au prorata des actions. — Toutefois, demande quelqu'un, n'allons-nous pas avoir d'ennuis avec la Lune ? nous devons rester en bons termes. Marfise rit : — Le rapport d'experts a été établi sur la Lune dans le cadre d'un petit programme d'observation scientifique auquel j'ai participé. La Lune en tant que telle est totalement indifférente à la Terre, elle ne verra pas ce que nous ferons, et si elle le savait, ça ne lui ferait aucun effet. Les touristes viennent, ils sont accueillis sans enthousiasme et sans chercher à les rentabiliser. S'il n'y en a plus, la Lune sera contente de ne plus entretenir le dôme. Rassurez-vous, notre affaire n'affectera en rien nos relations. — Et les Temples ?, demande un autre. Vont-ils apprécier ? Pour eux, la Terre n'est pas une planète, c'est une Déesse. Ils ne vont pas aimer qu'elle nous serve de paillasson. Marfise, sans en avoir l'air, inspire profondément : c'est le point crucial. Affectant l'insouciance, elle répond : — Peut-être les Temples n'aiment-ils pas que des Planétaires aillent sur la Lune contempler la Terre réelle. Cependant, ils n'ont jamais cherché à les empêcher. Nous n'attaquons pas les Temples, nous nous situons sur un autre plan. Ils devraient le comprendre. Sinon, s'ils s'opposent à nous, nous ne les ménagerons pas. Je ne vous rappellerai pas toutes les fois où ils se sont montrés des concurrents déloyaux et pervers. La plupart des Directeurs partagent cette manière de voir et approuvent Marfise. Les Temples utilisent trop souvent la théologie comme argument commercial. Chacun, un jour ou l'autre, a rencontré un Temple sur sa route et en garde un mauvais souvenir. Marfise, avec une prudence appréciée, prouvera d'abord son concept. Installons un premier site et ciblons les clients d'une planète (songeant à Griffon, elle choisit Tibet). Les investissements sont lourds, avançons pas à pas. Si, dans un premier temps la demande excède notre offre, en attendant de construire d'autres hôtels, nous mettrons les places disponibles aux enchères et cela compensera le manque à gagner. Les Directeurs votent une résolution validant le projet de Marfise et l'assurent que, quand elle aura réussi, la première vacance au Comité Directeur lui sera réservée. *** Avant de se mettre au travail, Marfise s'accorde quelques vacances et saute dans la première fusée pour Souabe, retrouver Waldemar qu'elle n'a pas vu depuis longtemps. Waldemar a progressé dans la maîtrise de sa planète. "T'ai-je enfin conquise, mon impératrice", lui dit-il ? Non, pas encore, répond-elle, en se jetant dans ses bras musclés et couturés de cicatrices. "Je ne suis là qu'en passant". Il grogne à peine, trop occupé à se saisir d'elle. Marfise a envie de lui et de sa force sauvage mais, pensant aux artifices de Griffon, elle se dérobe pour retarder et augmenter le plaisir. Waldemar rugit, furieux : "qu'est-ce que c'est que ces choupinetteries ? tu ne veux pas ?". Ô si ! répond Marfise, oubliant la tactique et l'enlaçant avec une effervescence égale à la sienne. Après, parcourant de caresses son corps velu qui frémit, elle note de nouvelles cicatrices dont il raconte brièvement les circonstances : un ours, un rebelle, un malandrin, le poignard d'une fille en colère... Ils se saisissent à nouveau. Puis, Marfise s'enquiert de la situation sur Souabe. Waldemar a des difficultés avec les Temples qui, au fur et à mesure qu'il étend son pouvoir, mettent de côté leurs habituelles rivalités et s'allient contre lui. Il ne sait comment réagir. Spontanément, il emploierait la force, réduirait quelques Temples en cendres et s'emparerait des Grands-Maîtres pour les garder en prison ou les obliger à signer un accord. Mais il se réfrène, il n'aura pas la maladresse de faire des martyrs : toute persécution radicaliserait les fidèles, aujourd'hui tièdes et passifs, et les dresserait contre lui. Du coup, il est dans l'impasse. S'il laisse les Temples tranquilles, ils le le défieront et établiront un pouvoir parallèle au sien. En l'acceptant, il perdra ; en le refusant, il sera maudit et les masses se révolteront. — Ah ! dit Marfise en lui mordillant l'oreille, tu me voudrais ton impératrice, je serai ta bonne fée, tu verras. Je verrai quoi ? crie Waldemar, qui bondit en l'air, alléché, et, la bousculant un peu, multiplie les questions. Elle regarde autour d'elle. Ils sont dans un salon de son palais. Qui sait quelles oreilles trainent derrière les tentures, quels micros sont incrustés dans les murs, quelles antennes les captent ? — Je te répondrai plus tard, allons chasser. Waldemar grogne, ne comprend pas les signes qu'elle lui adresse, et se résigne, mécontent. Ses hommes se précipitent pour les escorter. Marfise les renvoie. Allons-y seuls. Utilisant un véhicule rapide, ils arrivent dans la forêt. Marfise se prépare à parler et Waldemar à lui sauter dessus, quand des bêtes les attaquent. Pendant un moment, ils sont en difficulté et ont trop à faire. Ils restent maîtres du terrain et, tout échauffé, Waldemar entreprend de renverser Marfise. "Attends, dit-elle, il faut que je te parle de ma baguette magique". Ils grimpent haut dans un arbre pour se protéger d'une nouvelle attaque. Waldemar que les bêtes ont frustré et déchaîné suggère une posture amoureuse acrobatique. Marfise, décline temporairement sa proposition. "Ecoute-moi d'abord. Bientôt, les Temples auront d'autres soucis que toi et les circonstances te deviendront favorables". La prédiction plaît à Waldemar. Il connaît Marfise : elle ne se contente pas de deviner, elle agit. Elle est capable de tout. Si elle dit cela, c'est que des forces sont à l'œuvre. Il la croit. "Bientôt, comment ?" demande-t-il. "D'ici un an, ils seront en conflit avec une partie de leurs fidèles et tu auras une occasion". Elle caractérise sommairement la crise à venir et donne à Waldemar des conseils pour l'exploiter. Ragaillardi, il demande "tous les détails" qu'elle promet pour sa prochaine visite : "et cette posture acrobatique...?" Revenu au palais, Waldemar peine à cacher sa satisfaction : le dernier obstacle est sur le point de disparaitre. Il jubile. Pourtant, il doit dissimuler, Marfise a commandé un secret absolu. Il transfère son exaltation sur elle, et ses gens, le croyant saisi de passion, ne se doutent de rien. Les jours suivants, Marfise dort à peine, voulant jouir de chaque minute. Puis elle part. *** Le chantier a commencé sur un plateau au sommet des Alpes. Dans deux mois tout sera prêt. La pierre abonde. Les fusées ont transporté d'énormes machines qui creusent, aplanissent, concassent. Les murs s'élèvent vite. On construit léger puisqu'il n'y a plus de vent ni de pluie, et que la température est clémente. Les aménagements intérieurs sont exécutés. Un lac souterrain est découvert à une grande profondeur. Des explorateurs parcourent les environs pour aménager les circuits, les baliser et installer les aménités nécessaires. Marfise est revenue sur la Lune. Elle rend compte à Damienne qui, le fume-cigarette frétillant d'impatience et de curiosité, envisage les difficultés à venir. Elle retrouve Griffon qui la comble de délices. Elle lui parle des Temples. Griffon les déteste. C'est pour les fuir qu'il est venu sur la Lune. Ses parents étaient esclaves dans une exploitation forestière. Presque nourrisson, le maître l'a arraché à eux pour l'offrir au Temple voisin qui l'a éduqué durement. A peine pubère, il a été violé par la maîtresse des nonnes. Drogué, il s'est trouvé en train de copuler avec un éléphant obèse qui lui faisait mal partout. Il se perdait dans ses plis de graisse. La drogue l'a obligé à continuer jusqu'à ce que la grosse femme ait tiré de lui toute la satisfaction qu'elle voulait. La nuit suivante, malgré son épuisement et ses meurtrissures, il s'est enfui à travers la forêt, sans même penser aux bêtes sauvages. Arrivé à la ville, il s'est engagé comme manœuvre, a économisé sou par sou pour payer un aller simple. Sur la Lune, il a réussi les tests, obtenu une bourse et suivi l'école d'ingénieurs. Longtemps, le sexe l'a terrorisé, surtout que les filles lui couraient après, le trouvant beau et à leur goût. Elles ne lui étaient pas indifférentes, au contraire, mais son traumatisme l'empêchait de prendre plaisir à se laisser consommer (Marfise comprend alors la raison de sa "particularité", la feinte résistance réciproque : pour aimer, il a besoin de se sentir exister). Griffon pense que les Temples et le culte de la Terre en général empoisonnent les Planètes, et la sienne en particulier. Les Temples s'engraissent des offrandes et les fidèles croient gagner leur ticket pour le Paradis terrestre en en faisant. "Cela dévie notre énergie et perturbe notre rationalité". Marfise, à la fois compatissante et ravie (il est l'homme de la situation !), lui expose l'objectif secret qu'atteindra son plan manifeste. La Ligue a approuvé ce dernier. Marfise a choisi Tibet pour lancer et tester le programme. Veut-il l'accompagner et l'assister de sa connaissance de la planète ? A sa surprise, Griffon se jette à ses pieds et baise ses genoux polis, ce qui par un dérapage tout naturel provoque une longue et agréable diversion. Revenu à lui, il la remercie avec fièvre : "tu vas me venger et libérer les Planètes". Il se sentait tellement impuissant contre les Temples, il ne pouvait qu'essayer de les oublier. Maintenant, il a l'espoir de les voir s'écrouler grâce à elle. De plus, il se réjouit de l'escorter, au lieu de rester seul sur la Lune, attendant son retour et rêvant à elle à travers d'autres filles. L'Ingé, prévenu par Marfise et par Damienne, lui accorde un congé. Le reste de l'équipe d'observation est dispersé et reprend ses activités ordinaires. Que la Terre soit habitable ne les perturbe pas, qui voudrait l'habiter ? Le Comité Directeur a prévenu les agents de la Ligue de l'arrivée d'un Envoyé extraordinaire auquel ils devront apporter leur concours. Marfise débarque avec Griffon. Le Représentant local les accueille. Un charmant vieux monsieur qui est en poste sur Tibet depuis longtemps. Avec une exquise politesse, il conduit Marfise à ses appartements et lui expose la situation locale. Le Grand Justicier utilise sa fonction d'arbitre pour tisser un filet d'influences. On devine son intention de dominer Tibet ("Tiens, tiens, se dit Marfise, Waldemar n'est pas seul à avoir ce genre d'idées"). Les Temples marchent avec lui car ils ont passé des accords de soutien réciproque. Le Justicier est encore loin du but, il ne contrôle pas les forêts profondes habitées de communautés de rudes chasseurs-agriculteurs, ni les villes autonomes. Cependant, il avance peu à peu et, chuchote le vieux monsieur en approchant sa bouche de l'oreille de Marfise (il respire le délicieux parfum charnel qui émane d'elle) : dans le privé, il se fait déjà appeler Excellence. Vous le verrez, vous devrez le voir. Il n'aime pas la Ligue quoiqu'il ne puisse se passer de nous. Nous aurons des ennuis avec lui. Le Grand Justicier leur accorde une audience officielle. En principe, il n'est que la personnification de l'intérêt collectif de la planète. En fait, chaque fois qu'il en a l'occasion, il se comporte comme s'il était la Planète. Sa dépendance à l'égard de la Ligue l'exaspère et, incapable de s'opposer à elle, il compense en la traitant de haut. C'est un nabot gras. Ses petits yeux de cochons lorgnent Marfise avec une concupiscence lubrique. Le Représentant la présente. "Joli spécimen", grogne le répugnant personnage, comme s'il était aux marché aux esclaves. Réprimant son dégoût courroucé, Marfise sollicite un entretien privé et l'obtient pour le lendemain. Elle préférerait s'en passer mais, outre la nécessité protocolaire (il représente la planète), elle doit connaître ses dispositions à l'égard de la campagne qu'elle va lancer. Sa corruptibilité est notoire, elle l'achètera. "N'y allez pas seule", conseille le Représentant, inquiet. Tout vieux et faible qu'il soit, il propose de l'accompagner. Au moins, que ses gens l'escortent ! Aller seule chez le Grand Justicier, au cœur de son palais plein de ses sbires, c'est se jeter dans la gueule du loup : avez-vous vu comme il vous regardait ? Marfise secoue la tête, faisant voler ses cheveux. Je suis capable de me défendre. Griffon insiste pour venir avec elle. Inutile, répond-elle : si la peur de la Ligue ne le retient pas, deux ne pèseront pas plus qu'un. Je veux négocier sans témoin avec ce cochon et trouver son prix... Le lendemain, Griffon condamne sa longue robe élégante au col montant. "Tu aurais dû te mettre en pantalon ou en combi". Marfise rit : ou en armure ? Attrapant le bas de sa robe, elle la soulève, offrant ses jambes au regard de Griffon qui admire l'arsenal guerrier dissimulé par le jupon. Marfise, sous le regard lourdement avide des sbires, entre dans le bureau du Grand Justicier. Fermant à demi ses petits yeux libidineux, il lui dit sans la laisser parler : "viens ici, poulette". Marfise, d'une voix glacée répond "personne ne m'appelle poulette". L'homme ricane lubriquement et, se levant brusquement, court vers elle, se dandinant sur ses courtes pattes et déboutonnant sa braguette enflammée. Marfise le laisse arriver et, comme elle ne ferait pas le poids dans un corps à corps, elle le frappe à la gorge d'une sèche manchette. Il tombe raide. Marfise se baisse pour vérifier son état. Il ne respire plus. Elle voulait le neutraliser pour le rendre raisonnable et lui apprendre le respect, elle l'a tué. Elle a frappé trop fort, ou bien il était fragile. Dommage, maintenant il faut sortir d'ici. Marfise retrousse sa robe et farfouille sous son jupon. Quand les sbires font irruption, hurlant des cris obscènes, ils la trouvent debout au-dessus du cadavre, un poignard entre les dents et un pistolet paralysant à chaque main. Elle les arrose copieusement et quitte le bâtiment. [Ainsi,
le Justicier n'aura pas le temps de devenir l'Excellence que nous avons rencontré dans le volume 1. Il ne cherchera pas à attaquer la planète voisine et ne défiera pas la Ligue. Elle n'évacuera pas son personnel, Brune restera agent commercial sur Tibet, et Daubrin aussi, si Daubrin il y a. Pas de Daubrin sur la Terre, pas de Blackwell, pas d'Insurrection, pas d'échec de Marfise. Boyard
qui suit son propre chemin et tire les leçons des maladroites manœuvres du Justicier ne verra pas son ambition changer d'échelle. Il n'aura pas d'illumination interplanétaire, ne sera pas obnubilé par la Lune, ne capturera pas Marfise, et ne construira pas de base sur la Terre. La crise de la Lune et la guerre des Planètes n'auront pas lieu, ou seront différentes]. Marfise narre son aventure au Représentant. Il rougit de confusion. Il la félicite de s'en être sortie et d'avoir débarrassé la planète de cet homme dangereux auquel nul n'osait s'opposer. "Par ailleurs, l'attentat contre vous est aussi une offense à la Ligue que je ne dois pas laisser passer". Le Représentant réunit les Principaux de la ville et leur expose l'agression contre la Ligue en la personne de son Envoyé. Les caméras de surveillance justifient la violence de Marfise qui, au demeurant, ne choque personne. Marfise est disculpée et complimentée (en privé, on la remercie, tout le monde craignait le tyran). Pour réparer l'offense faite à la Ligue, les Principaux accordent au Représentant le privilège de choisir le nouveau Grand Justicier. Ils lui soumettent leur candidat, un nommé Boyard : honorablement connu, il exploite un important domaine forestier, c'est un ami de la Ligue. Marfise, cachée derrière le haut dossier du fauteuil du Représentant, examine Boyard. Quoique la puissance qui en irradie ne soit pas sans attrait, elle est inquiétante. Un tel homme serait plus habile et dangereux que celui qu'elle a éliminé. "Non", glisse-t-elle à l'oreille du Représentant. Cherchant un candidat qui ait l'énergie et la franchise d'un Waldemar, elle n'en trouve pas. Ils sont trop mous ou trop durs. Marfise, par élimination, en retient un, entre deux âges, dont l'air bienveillant inspire confiance. Il paraît assez vieux pour échapper à l'ambition, et assez jeune pour résister aux pressions. Après la sélection, la règle de la Planète impose un délai de vingt jours, pendant lequel toutes les communautés sont informées et présentent leurs objections éventuelles. Marfise met à profit cette attente pour visiter Tibet avec Griffon. Un peu partout, les agents de la Ligue les accueillent et les mettent en relation avec leurs contacts. Marfise est ainsi reçue dans le "château" de Boyard (une forteresse en bois avec quatre tours d'angle) où elle participe à un bal splendide. Marfise profite de ses rencontres pour parler de son projet et observer les réactions. Elles sont d'abord étonnées et craintives (la Terre ?), ensuite enthousiastes. Marfise est de plus en plus sûre de réussir. Elle note que les communautés des forêts, indifférentes aux Temples, ne font preuve que d'une vague révérence envers la Déesse. Dans les villes, le culte omniprésent semble relever de la tradition, davantage que de la Foi. Partout, règne une vive curiosité à l'égard du "berceau de l'Humanité", la Planète Terre. Marfise, fatiguée par les discussions, a envie d'action et saute sur toutes les occasions de se dépenser. Griffon qui n'est pas chasseur regrette de la laisser partir sans lui dans la forêt. Marfise refuse en riant le palanquin qu'on lui offre. "Je ne suis pas une choupette". Elle ira avec les autres, aussi habile à l'arc qu'eux. Ils lui parlent de cette bête monstrueuse dont la corne est précieuse, la ... (le nom lui échappe). Elle est totalement blindée, il faut employer des flèches explosives ou l'atteindre dans l'œil ou l'anus qui sont seuls vulnérables : pas facile, surtout lorsque la bête charge. Marfise a le bonheur d'en tuer une et quand elle revient, brandissant la corne, joyeuse, bras dessus-dessous avec les autres, Griffon a l'impression qu'elle a toujours vécu sur sa planète et partagé la vie des chasseurs. Au cours d'un de leurs déplacements, de loin, Griffon montre à Marfise le Temple où il a passé sa jeunesse et dont il s'est évadé. Les souvenirs le font trembler. Il a hâte de le voir ruiné. Il la conduit chez l'homme pour lequel il a travaillé jadis et lui fait connaître ses camarades. Ce sont des gens frustes et honnêtes auxquels Marfise fait spontanément confiance. Essayant de paraître une gentille fille sans importance, elle escorte Griffon, observant tout et cherchant ce dont elle pourra tirer profit. *** Les vingt jours passés sans objection, le Grand Justicier est intronisé. Marfise demande et obtient une audience, bien différente de la précédente. Le Grand (comme on dit pour aller plus vite) accorde d'autant plus d'importance à l'Envoyée extraordinaire que le bruit a couru que la Ligue a liquidé son prédécesseur qui la prenait de trop haut. Marfise lui expose sommairement le projet commercial. Il n'a aucune réticence, seulement une crainte : "ça ne plaira pas aux Temples". Ils se sont arrogés l'exclusivité de la médiation entre les fidèles et la Sainte Terre. "Votre Terre va concurrencer la leur", remarque-t-il avec perspicacité. — Que peuvent-ils faire contre nous ? demande Marfise. Le Grand ne sait pas : ameuter ? saboter ? attenter ? Ça dépend aussi du succès que vous aurez. Il l'invite à être prudente après qu'elle aura lancé sa campagne. Les Temples ne s'opposeront pas de front à la Ligue, elle est trop puissante et ils ont besoin d'elle. Ils peuvent susciter des fanatiques qui s'en prendraient à elle ou attaqueraient les fusées. *** Usant de tous les moyens de communication disponibles, et mobilisant tous les agents de la Ligue, Marfise attaque le marché : Nous vous ouvrons la Terre ! Elle est déserte mais vivable. Respirez son air, posez vos pieds sur son sol, méditez son Histoire sur les lieux mêmes ! etc. Suivent les explications détaillées, les photos de l'hôtel et de son environnement, les tarifs qui, pour ce premier voyage, sont réduits de moitié. Disponible sur demande, le rapport des experts atteste l'innocuité du séjour. Ceux que repoussaient la nécessité d'un stage pénible et onéreux pour contempler la Terre de loin pendant deux heures, et a fortiori ceux qui avaient décidé de faire le pèlerinage de la Lune, tous sautent sur l'occasion, s'inscrivent et paient. Les trois cents places disponibles dans l'Hôtel des Alpes sont vendues très vite et la liste d'attente est prise d'assaut. Les fusées partent aussitôt. Marfise et Griffon sont dedans pour observer les réactions des voyageurs et tester incognito les prestations offertes. Une piste d'atterrissage a été aménagée à côté de l'hôtel. Les passagers, impressionnés, regardent le paysage effrayant et hésitent à quitter la fusée. Marfise passe devant et quand ils la voient dehors, respirer à pleins poumons en souriant, leur appréhension se dissipe. L'hôtel, rapidement édifié, ressemble davantage à un refuge de montagne qu'à un palace. Cela ne gêne pas les rudes habitants de Tibet et ajoute à l'authenticité de leur séjour. Quoiqu'effrayés par l'immensité déserte du panorama et par l'absence de faune et de flore (faut-il en installer ou vaut-il mieux laisser les choses en état ? se demande Marfise), ils s'émerveillent de poser leurs pieds sur la vieille Terre. Les chambres sont correctes, la nourriture suffisante, le personnel de service et d'accompagnement nombreux et qualifié. Outre la contemplation, des excursions et des conférences sont proposées. Quelques navettes offrent des "tours de Terre" qui ont le plus grand succès (en prévoir d'avantage). Marfise constate que tout est au point. Les visiteurs sont de son avis. Ravis de leur séjour, ils se moquent de ceux qui, à grands efforts, passaient naguère deux heures dans le dôme lunaire à regarder une vue miniature de la Terre. A leur départ, au cours d'une fête sympathique, on leur distribue des certificats, attestant qu'ils ont séjourné, marché et respiré sur la vieille planète. Marfise a eu l'idée de les numéroter, cela prouvera qu'ils furent les premiers. Marfise et Griffon rentrent avec eux sur Tibet. Les visiteurs se font les propagandistes du voyage et les inscriptions affluent. *** Marfise rend compte au Comité Directeur. Les résultats sont là, passons à l'échelle. Le Comité approuve et, comme une place en son sein s'est libérée, Marfise est cooptée. La voilà Directeur. Dans les mois qui suivent, le chantier des autres hôtels commence, pendant que toutes les Planètes font l'objet de campagnes publicitaires massives. Partout, la réaction est semblable à celle de Tibet. Très vite, les capacités de l'Hôtel des Alpes sont saturées. En attendant l'ouverture imminente des autres établissements, les places sont mises aux enchères. Outre de superbénéfices, l'adjudication permet de mesurer l'enthousiasme : les prix, stimulés par la rareté et la concurrence, atteignent des niveaux incroyables. Réjouis par le gling-gling du tiroir-caisse, les Directeurs font fête à Marfise, augmentent son budget et lui accordent des primes. Marfise reçoit un message de Damienne. Elle la complimente d'avoir gagné le premier round et lui souhaite bonne chance pour le second. Quelques mois plus tard, les trois Hôtels tournent à plein, d'autres sont en construction. La Terre attire d'abord ceux que tentaient le pèlerinage de la Lune. L'excitation de leurs récits ("moi, j'ai marché sur la Terre !") donne envie à d'autres. De nombreux visiteurs font un second ou un troisième voyage, changeant d'hôtel pour varier les points de vue et les expériences. Malgré les coûts élevés, les bénéfices de la Ligue sont colossaux et la cote de Marfise s'envole : les Directeurs parlent d'elle pour remplacer le Directeur Général à l'issue de son mandat. Marfise fait la navette entre la Terre et les Planètes. Elle a l'œil à tout et analyse en permanence la satisfaction des clients. Il serait facile de faire pousser quelque végétation et d'introduire quelques animaux, mais les enquêtes d'opinion montrent que "désert"
constitue la signature de la Terre réelle. En même temps, et d'un œil encore plus aiguisé, Marfise scrute ce qui se passe sur les Planètes. Plus nombreux sont ceux qui visitent la Terre, plus enthousiastes leurs commentaires, et plus la Terre réelle et la Terre mystique divergent. Ceux qui reviennent de la Terre ne peuvent plus adhérer au culte de la Déesse : la Terre, ce paradis verdoyant que l'Humanité rejoindra "un jour", est en fait un désert spectaculaire où n'importe qui villégiature quand il veut. Certains abandonnent les Temples et les tournent en dérision. D'autres, continuant à les fréquenter par habitude, parlent aux Croyants et les plongent dans le désarroi, en témoignant que la Terre est accessible à tous, alors qu'elle était une absence, un manque et un désir. Au début, les Temples ne perçoivent pas cette perturbation. Depuis longtemps, des touristes vont contempler la vraie Terre, sans cesser de croire à la Sainte Terre. Les Grands-Maitres, trônant sous leurs dômes en or, sont coupés des fidèles dont ils ignorent les sentiments et les émotions. Ils n'imaginent pas que leur foi vacille. Ils n'assimilent pas la nouveauté : une petite boule noire vue de loin restait une abstraction, tandis que séjourner sur la planète, marcher, respirer, survoler, est un vécu concret qui produit des effets différents. Les Grand-Maîtres tardent à le remarquer car le processus est lent et progressif. Insensiblement, le nombre des fidèles et le volume des offrandes diminuent, ainsi que la vénération à l'égard des Temples. Des Seigneurs et autres Puissants, encore respectueux, les ménagent un peu moins et contestent davantage à propos de terres, de mines ou d'impôts. De nombreux Grands-Maîtres, confits dans leur routine ancestrale, ne veulent rien voir. D'autres, plus éveillés, plus actifs, plus conscients, cherchent à s'informer sur cette lubie pernicieuse qui s'empare des fidèles. Ils essaient d'envoyer sur la Terre des gens de confiance pour observer ce qui se passe et sonder les esprits. Victimes de leur propre doctrine, ils ne trouvent personne qui accepte de pécher, même avec la promesse de pardon et de rédemption. Ils ont éduqué leurs moines dans l'idée du Paradis Perdu et de l'attente du jour où l'exil prendra fin. Devancer l'appel par des moyens mécaniques, c'est faire preuve d'un monstrueux orgueil, c'est le blasphème suprême ! Quelle indécence diabolique de lorgner la Déesse nue et désolée, violée par les foules ! Il se trouve quand même quelques moines cyniques et peu fiables pour accepter. Le Temple paye leur voyage, ils ne reviennent pas rendre compte. Ils ont succombé ou profité de l'occasion. On recourt alors à des aventuriers qui toucheront leur récompense seulement lorsqu'ils reviendront raconter ce qu'ils ont vu. Ils rapportent des faits mais, ne partageant pas les préoccupations du grand-maître, ils sont incapables de donner des éléments d'interprétation. Il y a des hôtels, une organisation parfaite, les visiteurs sont contents. Ces informations ne permettent pas de comprendre ce qui se passe. Il est clair que la Ligue réalise une gigantesque opération commerciale sans se soucier de la Religion. Est-ce indifférence ou hostilité ? Sentant naître un danger, sur chaque Planète, les Grands-Maîtres les plus dynamiques s'emploient à pousser les Temples à oublier leurs conflits matériels et théologiques. Ils travaillent à revitaliser les unions qui depuis longtemps ne servent plus à rien. Des Grands-Maîtres se réunissent périodiquement et échangent leur perplexité. Ils choisissent l'un d'entre eux qu'ils nomment "Archiatre" pour fédérer leurs efforts et, utilisant les transports de la Ligue, prendre contact avec ses homologues sur les autres Planètes. Ainsi commence à s'ébaucher une "interunion" à l'échelle du système solaire. Dès qu'ils ont pris conscience de la nocivité du tourisme terrestre, les Temples ont usé de leurs armes spirituelles, déclaré le voyage blasphématoire, anathémisé les voyageurs, maudit les fusées. Cela s'est révélé contre-productif, en détachant d'eux les voyageurs, effectifs comme potentiels. Beaucoup ne voyaient pas de contradiction entre les deux Terres et vivaient sur des plans séparés le tourisme et la religion. Une fois ceux-ci proclamés incompatibles, pour éviter les scrupules de conscience, ils mettent leur foi entre parenthèses, puis l'oublient. Les Temples aimeraient faire interdire les voyages. Mais d'une part, sur les Planètes, il n'existe pas d'autorité qui puisse imposer des lois (surtout impopulaires), d'autre part ils n'osent pas s'opposer ouvertement à la Ligue dont ils dépendent et qui dispose de tous les moyens de communication. *** De la Lune ignorante de ce qui se passe sur la Terre voisine et sur les Planètes lointaines, Marfise et Damienne observent avec intérêt l'insidieux grignotage de la Sainte Terre par la vraie Terre. Elles se congratulent : quelle idée géniale elles ont eue ! Complices comme si elles avaient le même âge, elles jubilent d'avoir deviné que le Culte de la Terre, reposant sur une absence, serait sapé par une présence. Elles s'émerveillent du hasard qui leur a fait découvrir l'habitabilité partielle de la Terre. Damienne s'exclame en agitant son fume-cigarette : — En voulant arrêter votre thèse, vous avez irrité Oldenbarnevelt qui m'a demandé de vous tancer. Sans cela, nous ne nous serions pas connues, l'observation de la Terre n'aurait pas eu lieu, vous auriez continué à négliger le danger du Culte... Le vieux Julius ne sait pas ce qu'il a déclenché : une révolution morale sur les Planètes. D'ailleurs, ça ne lui ferait ni chaud ni froid. Tout ça n'existe pas pour lui. Elle s'esclaffe, en pensant que, pour un coût si modique qu'il est passé inaperçu, son petit programme a permis à la Lune, à son insu, de ranimer la Terre. Marfise, reconnaissante et amicale, a emmené la vieille Dame en promenade. Une fois au Machu Pichu, une autre à Lhassa. Aux altitudes habitables, peu nombreuses sont les traces humaines, même à l'état de vestiges. Damienne, joyeuse, lui a parlé avec émotion des civilisations disparues. Marfise lui arrange une villégiature dans un des hôtels. Elles passeront quinze jours sur la Terre. Marfise, dans sa boite à malices, en a une pour tromper les machines qui ne verront pas leur disparition et ne lanceront pas l'alerte. Damienne, ravie de son escapade, a grand plaisir à rencontrer des voyageurs de toutes les Planètes. Elle bavarde intensivement, se fait raconter leur vie et, subrepticement, enquête sur leurs sentiments à l'égard du Culte. A cette occasion, elle signale à Marfise un individu suspect qui fuit les contacts et semble avoir quelque chose à cacher. Marfise l'intercepte et, au terme d'une discussion musclée, il reconnaît être un espion des Temples. Marfise supposait qu'ils essayaient de se renseigner, elle a saisi un fil de leur réseau. Alternant violences et promesses, elle lui arrache le peu d'informations qu'il détient : un certain Grand-Maître, Athanase de Souabe, l'a payé pour observer et pour rapporter ; l'espion donne quelques renseignements sur ce Temple ; il ne sait rien de plus, mercenaire malhabile avec lequel le Grand-Maître ne partage pas ses secrets. Marfise pourrait payer l'espion pour qu'il aille se faire pendre ailleurs, l'obliger à rester sur la Terre ou l'envoyer sur la Lune qui le rendrait inoffensif. Chacune de ces solutions obligerait à le surveiller. Pour ne prendre aucun risque, Marfise le liquide froidement et jette le cadavre dans un précipice. L'espion lui a donné une idée. Curieuse de la réaction à venir des Temples, elle utilisera cette tentative d'espionnage pour espionner Athanase, elle remplacera son émissaire par quelqu'un à elle. Elle sait qui. *** Marfise explique à Griffon ce qu'elle attend de lui : se substituer à l'espion et, grâce à son habitude des Temples, entrer dans la confiance du grand-maître Athanase afin d'obtenir
un indice de ce que lui et ses collègues préparent. Griffon blêmit et tremble. L'idée de retourner dans un Temple ravive les horribles souvenirs de ses années d'humiliation et de son malheur. D'un autre côté, ces mêmes souvenirs stimulent sa haine, son désir de vengeance et sa volonté de combattre. Marfise a raison, son éducation religieuse lui donne une chance unique. Personne d'autre que lui ne pourra se fondre dans la masse des moines et avoir le comportement adéquat. Enfin, impressionné par l'activité de Marfise et ses résultats, il veut se montrer à sa hauteur. Néanmoins, il avoue franchement sa peur et son regret d'être encore une fois privé d'elle au moment où elle revient. Marfise le rassure : le Temple d'Athanase est sur Souabe, elle sera présente et dispose là de puissants soutiens ; il serait dangereux de rester en communication mais Griffon dissimulera un moyen d'alerte ; elle interviendrait aussitôt par tous les moyens. Quant aux regrets, elle les partage : il ne partira pas tout de suite et elle promet que, "après", elle le dédommagera et sera "toute à lui". En attendant, à titre d'acompte, elle le culbute et le submerge de bonheur pendant plusieurs jours. Marfise ira directement sur Souabe (elle prévient Waldemar), tandis que Griffon passera par la Terre, où il sera supposé avoir rencontré l'espion et reçu de lui ses consignes. Griffon se joint à un groupe de visiteurs en provenance de Souabe qui ne remarquent pas qu'ils comptent une unité supplémentaire. Une fois sur la Planète, il se rend au Temple Paradis terrestre où règne Athanase. A l'entrée, il demande à voir le grand-maître, donnant comme mot de passe "XX", le code par lequel l'espion a dit qu'il était désigné. Est-ce un piège ou cela marchera-t-il ? Griffon, terrifié, s'efforce d'avoir l'air paisible. Après une longue attente, on le conduit à travers d'interminables couloirs où s'empressent les frères, un décor dont la familiarité le fait frémir. Dans une grande salle couverte de dorures, Athanase trône majestueusement, entouré de ses conseillers. Quand Griffon entre, sur un signe du grand-maître, tout le monde sort. Griffon le suit dans une petite pièce adjacente. Il découvre alors qu'Athanase est une vieille femme (les grands-maîtres sont choisis indifféremment parmi les chefs des moines ou des nonnes et héritent leur nom de leur prédécesseur). Vêtue d'un ample froc noir dont elle a rabattu la cuculle, grande, décharnée, le regard vif malgré une lueur de fanatisme, Athanase semble bien différente de celles qui violent les moinillons. Toutefois, Griffon se sent en danger. Son mensonge passera-t-il ? Se prosternant comme il a jadis appris à le faire, il raconte l'histoire convenue avec Marfise. Pour gagner sa vie, lui, "Ignace", travaillait aux cuisines dans un des maudits hôtels de la Terre qu'exploitent les mécréants. Il a rencontré "XX" qui a eu un accident et, avant de mourir, l'a payé grassement pour qu'il revienne à sa place. Il montre la bague qui servait à XX de signe de reconnaissance. Athanase, après un long silence pendant lequel sa perspicacité essaie de percer les pensées de son interlocuteur, l'interroge : — Tu as accepté pour l'argent ? Griffon, employant les formes révérencieuses rituelles, répond que, oui, bien sûr, hélas, un pauvre garçon sous-payé comme lui a besoin d'argent. Mais ce n'est pas seulement pour cela : il avait honte que la nécessité le contraigne à vivre dans le péché en travaillant pour les blasphémateurs. Quand XX, mourant, lui a imposé sa mission, il a vu l'occasion de s'échapper et, espère-t-il, de servir la Foi et se racheter. Il sait qu'il aurait dû accepter de mourir de faim plutôt que de pécher, la chair est faible. Qu'on lui permette de se rédimer. Athanase, méfiante, pose une multitude de questions sur l'accident (une chute dans un ravin) et sur les raisons pour lesquelles lui, Croyant, ne s'est pas tourné vers un Temple au lieu de se livrer à Satan (la peur d'être rejeté). Paraissant convaincue, Athanase s'enquiert de ce qu'a été la vie antérieure d'Ignace : "tu parais familier des Temples". Griffon-Ignace raconte qu'il a passé son enfance dans un Temple où il a été éduqué (il mentionne un autre nom et une autre planète) et dont il a été chassé pour avoir volé des confitures. Après, il a erré. Sans qualification, il faisait, pour survivre, tous les travaux qui se présentaient, généralement les plus infâmes. La faim pousse un homme à d'étranges choses dont il a honte. Athanase l'interroge ensuite sur les Hôtels de la Terre. Ignace répond franchement. Il n'apporte pas de nouveaux éléments d'information à Athanase qui cherche les indices d'une implication de la Lune dans le programme de la Ligue. Ce n'est pas un manœuvre de cuisine qui saura quelque chose à ce sujet. — Je t'emploierai peut-être, conclut Athanase. En attendant, tu vas rester ici et te mêler aux frères. Ignace, auquel les rites et les coutumes ont été inculqués à coups de bâton dans son enfance, n'a pas de difficulté à les retrouver. Il participe aux offices et aux travaux, ni plus ni moins zélé que les autres. Avec eux, il saute le mur bas qui sépare les bâtiments des moines de ceux des nonnettes, et passe avec elles d'agréables moments. D'abord réticent, Ignace a cédé à leur joyeux appétit. Malgré leur tête rasée, beaucoup sont jolies quand elles ont quitté, ouvert ou troussé la triste robe rituelle. L'une d'entre elles, Anastasie, se plaît particulièrement avec lui. Elle est adorable, quoique, à la différence de ses compagnes, elle ait le corps absolument épilé. Ils ont trouvé un endroit tranquille au fond du jardin. Anastasie a toujours été délicieuse. Ce jour-là, elle se révèle superlative. Griffon ne pensait pas qu'on pût réinventer le coït. Après, il s'interroge. Aussi ingénieuse et sensuelle qu'elle soit, Anastasie n'a pas trouvé toute seule ces subtilités extrêmes à côté desquelles tout ce qu'a connu Griffon ressemble à des caresses de fillette. Il y faut des connaissances neuro-biologiques approfondies et un entraînement minutieux. Où a-t-elle appris ? demande Ignace. Elle lui arrache de nouveaux gémissements de plaisir et, se lovant contre lui, rougit, blêmit, et montre un bâtiment recouvert d'un dôme argenté. Elle n'a pas le droit d'en parler. Griffon, mobilisant toutes ses ressources, la comble d'extases successives. La tête perdue, elle balbutie qu'elle a été chassée de "là-bas" pour "luxure" et, malgré ses efforts, ne parvient pas à en dire plus. Toute abandonnée que soit la fille, sa langue est liée. Griffon la cajole et insiste. Quand elle cède et essaie de répondre, une ombre s'abat sur elle, sa peau devient flasque et grise, ses charmes se flétrissent, sa respiration ralentit, la vie semble la quitter. Ignace, affolé, la porte au soleil, jette de l'eau sur sa figure, la masse... et, avec beaucoup de difficultés, la fait revenir à elle. Elle se colle à lui, avec tendresse et effroi. "Ne pose plus de question, tu me tuerais". Ignace rôde du côté du bâtiment en question, enclos de hauts murs infranchissables. L'unique entrée est fortement gardée. "Ignace" est repoussé fermement et on lui conseille avec sévérité de ne plus recommencer. Quel est ce mystère ? Faut-il s'en soucier ou est-ce une folie religieuse sans conséquence planétaire ? Griffon-Ignace attend impatiemment qu'Anastasie renouvelle les fabuleuses jouissances dont elle l'a gratifié par le jeu infime de muscles inconnus. Il ne lui parlera plus du bâtiment au dôme argenté qu'elle a désigné à contrecœur, au prix d'un dangereux malaise. Discrètement, il interroge les frères dont il partage le dortoir. Aux premiers mots, ils le coupent, effrayés : "ne t'occupe pas de cela, c'est l'affaire des prêtres". Il insiste. Ils lui opposent un silence obstiné et tournent le dos. Le lendemain, quand ils sautent le mur pour retrouver les joyeuses nonnettes, Griffon cherche en vain Anastasie. Les autres, déjà occupées avec leur moine, ne répondent pas à ses questions. Enfin il en avise une qui, par caprice ou accident, est seule au bord du bassin et joue à attirer les carpes. Il s'assied à côté d'elle et la supplie de lui dire ce qui est arrivé à Anastasie. La fille, sans le regarder, murmure "elle est morte cette nuit". Griffon, d'abord incrédule, se lamente. "Suis-moi", dit-elle. Elle l'entraîne et, ôtant sa robe, entreprend de le consoler. Griffon, quoique préoccupé, se laisse aller. La fille, satisfaite, se couche sur lui et chuchote à son oreille qu'Anastasie s'est étouffée dans son sommeil et, encore plus bas, elle ajoute "Je dormais avec elle, un soubresaut et un râle m'ont éveillée, j'ai vu une marque sur son cou avant qu'ils l'emportent". Griffon rapproche cette mort de la demi-confidence d'Anastasie et de la crise subséquente. Elle est morte d'avoir bravé une interdiction. Il se souvient de ses derniers mots Ne pose plus de question, tu me tuerais. Elle lui a révélé des délices qui lui manquent cruellement à présent. La fille, pourtant aussi jolie qu'active, ne le rassasie pas. C'est manger du bœuf bouilli sans sel après avoir goûté à d'exquises sauces. Néanmoins, il fait ce qu'il faut pour la contenter. Caressant ses poils follets frémissants, il lui demande quelle fantaisie avait poussé Anastasie à s'épiler totalement. La fille pâlit et gémit qu'elle l'ignore. Ramassant sa robe, elle se prépare à s'enfuir. Griffon la retient, la prend dans ses bras et lui fait oublier ses craintes. Elle se confie, en hoquetant de chagrin : Anastasie était son amie ou son amante (il ne comprend pas bien), sa mort la rend si triste. Griffon, lui aussi est affligé. "Consolons-nous l'un l'autre, dit la fille, tu lui plaisais, tu me plais. Aimons-la à travers nous. J'ai peur... Échappons-nous ensemble, veux-tu ?" Est-ce un piège ? se demande Griffon. La fuite le tente, il craint le mystère sinistre et dangereux que cache ce Temple. Mais en fuyant, il s'interdit de le découvrir et oublie sa mission avec une fille dont il n'est pas sûr. Evasif, il répond qu'il faut éviter la précipitation, qu'il la préviendra quand tout sera prêt et que, en attendant, pour ne pas éveiller l'attention, il vaut mieux qu'ils s'évitent. Les jours suivants, ses camarades se moquent d'Ignace : quelle fièvre te saisit ? tu te prends pour un étalon ? C'est qu'Ignace saute sur toutes les nonnettes. Qu'il les culbute ou qu'il trousse leur robe par jeu amoureux, il en cherche une qui serait aussi glabre qu'Anastasie. Il refuse de s'avouer que, autant ou plus que des informations, il veut bénéficier de ce savoir secret dont Anastasie lui a fait la démonstration éblouissante et fatale. *** Tout à coup, il est convoqué par Athanase. Dans la salle du Conseil, le Grand-Maître l'attend, assise sur son trône, au bas duquel il se prosterne. Elle le laisse longtemps dans cette posture, s'imprégner humblement de son infériorité. Puis, majestueuse et menaçante : — Je sais tout. Tu as goûté au plaisir défendu. Tu brûleras de frustration toute ta vie si je ne te sauve pas. Ignace, doublement apeuré, implore révérencieusement "Sa Grâce Suprême" de lui pardonner. — Pardonner, oui. Tu n'es pas coupable. Je me méfiais de toi, ta bêtise montre que tu n'es pas dangereux. Cette gourgandine (Anastasie) aurait fait de toi ce qu'elle voulait. Tu es faible. Tu as besoin de rédemption, pas de pardon. Privé du plaisir défendu, ta frustration augmentera sans cesse et te rendra impuissant et fou. Tu échapperas à ce destin si tu te montres fidèle et dévoué. Ignace, frappant le sol de son front à plusieurs reprises, demande servilement quoi faire. Il s'attend à tout, sauf à ce que commande le Grand-Maître : enquêter sur le mode de vie lunaire. Il se rendra là-bas, avec un questionnaire détaillé qu'il devra exactement renseigner. Athanase daigne l'éclairer : la Lune leur est mystérieuse et "pour des raisons connues de sa certaine science", elle a besoin d'informations précises. Il recevra un vade mecum constitué de ce qu'on a arraché à des fidèles, partis sur la Lune pour contempler la Terre Punissante (elle s'incline respectueusement). Pour être accepté par la Lune, il devra suivre un stage préparatoire qui lui en apprendra davantage. Ignace baise docilement la première marche du trône en signe d'obéissance respectueuse. Athanase reprend : — Autre chose : tu seras accompagné d'Alcine, cette fille qui veut s'enfuir avec toi (décidément, elle sait tout, se dit Griffon). Si tu as un accident, elle rapportera le questionnaire. Vous partez bientôt. Enfin, je te donne de quoi calmer ta frustration : prends un cachet par jour, tu en as pour trois mois. Tu n'oublieras pas de revenir car, ta provision épuisée, tu ne supporterais pas ta douleur. Le remède t'attend ici : la satisfaction de tous tes désirs. Elle lui jette le vade mecum, ainsi qu'un long questionnaire et un flacon de quatre-vingt dix pilules grises qu'il ramasse en les portant à son cœur. Alcine et lui attendront le départ dans le pavillon des visiteurs. Ignace y est conduit aussitôt, sans être autorisé à saluer ses "frères". Leur chambre est isolée du reste du bâtiment. Nul doute qu'ils soient discrètement gardés. Alcine se jette dans ses bras en pleurant, elle a peur. Elle rêvait de s'enfuir, la réalisation de son désir l'effraie. Elle n'a jamais quitté le Temple et ignore tout du monde extérieur. La Lune inconnue la terrifie. Le "stage" mystérieux l'inquiète. Le voyage aussi. Tout en la caressant pour la réconforter, Griffon s'interroge : est-elle une victime ou un agent ? pourquoi la lui adjoindre ? pour le surveiller ? pour la punir ? Il devra faire attention. Alcine frôlant l'hystérie, il lui donne une tisane soporifique. Il regarde le vade mecum, un curieux ramassis de conseils pratiques, de superstitions et de légendes : la Lune vue entre des œillères, qu'elles aient été portées par les pèlerins ou ceux qui recueillirent leur témoignage. Par contre, le questionnaire est long et détaillé : il couvre tous les aspects de la vie, des coutumes sexuelles à l'Université, en passant par le logement et les machines. Griffon a déjà les réponses ! Il faut néanmoins qu'il fasse le voyage. Arrivera-t-il à prévenir Marfise ? Il avale la première pilule grise et se sent soudain calmé. Il se couche à côté d'Alcine qui, dans son sommeil, se tourne, s'empare de lui et, la pilule aidant, le satisfait pleinement. Il s'endort, paisible. Le lendemain, il lui montre le questionnaire auquel elle ne comprend rien. Ils cherchent à gagner le jardin, des gardes, surgis de nulle part, les renvoient dans la chambre. Persuadé qu'ils sont espionnés, Griffon ne parle avec Alcine que de choses insignifiantes. Puisque Athanase le sait venu de la Terre, il n'a pas à cacher son habitude des voyages et rassure Alcine. Par contre, il n'est pas supposé connaître le stage et n'essaie pas de calmer les craintes d'Alcine. Collée à lui comme si sa vie en dépendait, elle lui murmure de douces paroles et de tendres invites auxquelles il cède volontiers. Le lendemain, on les embarque dans un véhicule. Ignace, certain qu'ils sont écoutés, ne prévient pas Alcine de ce qui l'attend : quand l'ascenseur s'enfonce et descend à trois cents mètres sous terre, elle tremble de peur. Oppressée, elle respire difficilement dans la salle de classe où on va les instruire. Griffon pourrait lui expliquer maintenant, il n'y a plus de surveillance à craindre... sauf si Alcine elle-même est la surveillance. Heureusement, ce ne sera pas si terrible pour elle, le mauvais moment ne durera pas (au fait, qu'arrivera-t-il si elle rate le stage ?). En effet, elle se rassure vite. Quoique, perturbée par la vie souterraine et stupéfiée par l'univers auquel on la prépare, elle s'adapte avec facilité. Griffon, lui, doit faire beaucoup d'efforts pour cacher aux instructeurs et à Alcine que tout ce qu'on leur enseigne lui est absolument familier. Ils réussissent l'examen et, munis du visa de la Lune, montent dans la fusée avec les autres. Les cheveux d'Alcine commencent à repousser, sans être encore assez longs pour qu'elle paraisse normale. Elle les cache sous une casquette qui lui donne un joli air mutin. Griffon n'a pas pu informer Marfise. *** Pendant le séjour de Griffon au Temple, Marfise a rejoint Waldemar et découvert ses nouvelles cicatrices. Waldemar se réjouit du succès du tourisme terrestre et de sa toxicité pour les Temples dont certains deviennent fébriles. Sur Souabe où leur union contre lui était déjà à peu près réalisée, ils ont élu un "grand-grand-maître" ou, comme ils disent un archiatre. Waldemar le sait par les espions qu'il a introduits : quoiqu'à des postes subalternes, ils ouvrent grand leurs oreilles et apprennent beaucoup de choses. L'Archiatre est le Grand-Maître du Temple Paradis Terrestre, Athanase, une femme, malgré ce nom attaché au titre. Son fanatisme n'aveugle pas une redoutable intelligence. Waldemar s'inquiète du sort de l'espion que Marfise a envoyé. L'instrument avec lequel Griffon appellerait au secours a une fonction de localisation et, fallût-il mettre le feu au Temple, il serait délivré. L'absence d'alerte rassure à moitié Waldemar. La familiarité de Griffon avec les Temples et la haine qu'il leur porte, ne pèsent pas lourd en face d'Athanase, à qui il a déjà eu affaire, directement et indirectement. Cette rude jouteuse sait tout et devine le reste. Son sanctuaire, puissant entre tous, est le Temple des Temples : périodiquement, les Maîtres, grands et petits, hommes et femmes, s'y réunissent pour des cérémonies ésotériques, dans un bâtiment interdit aux moines. Waldemar montre à Marfise la photo d'une construction entourée de hauts murs et surmontée d'un dôme argenté. Marfise a mis le Temple sous la surveillance d'un satellite puissamment équipé en optique et l'a programmé pour qu'il cherche Griffon. Plusieurs fois, il le repère, dans un jardin, en train de s'amuser avec des filles. C'est bon signe pour lui, pas pour sa mission puisque son oisiveté indique qu'Athanase ne s'est pas décidée à l'employer. Marfise et Waldemar rattrapent le temps perdu et s'emploient aux armes et à l'amour, à la chasse et au plaisir. Parallèlement, ils surveillent l'évolution de la planète. Des
milliers de visiteurs ont déjà séjourné sur la Terre, chacun a parlé à des dizaines de personnes, de sorte que l'attraction du Culte de la Terre diminue. Il n'attire plus que les dévots. Peu à peu, les ressources des Temples s'amoindrissent et leur recrutement se tarit. On parle déjà de désertions : des moines envoyés à l'extérieur ne sont pas revenus, d'autres se sont échappés. Sous couvert de charité, Waldemar a ouvert des bureaux qui les secourent et les aident à se reconvertir. Néanmoins, les Temples tiennent encore et, d'après des rumeurs entendues par les espions, ils prépareraient une contre-offensive. Depuis quelques semaines le satellite n'a pas vu Griffon. Marfise a peur pour lui. Elle apprend soudain, en parcourant les listes de passagers des fusées du mois, que, sous le nom d'Ignace, il est parti sur la Lune. Puisqu'il ne m'a pas prévenue, analyse-t-elle, c'est qu'il ne pouvait pas. Cela signifie que le Temple l'a envoyé en mission et le surveillait. Athanase a enfin mordu à l'appât. Mais pourquoi la Lune et non la Terre ? Que veut-elle faire ? Supposerait-elle que la Lune est aux commandes de l'opération de la Ligue ? Quand Griffon sera arrivé, il n'aura plus à craindre la vigilance du Temple. Il la contactera, dira où il en est et ce qu'il a appris. Si non, elle ira voir. Dans la fusée qui les emporte vers la Lune, Griffon-Ignace cherche à comprendre : la trop exquise Anastasie l'a condamné en lui offrant "le plaisir interdit". L'a-t-elle piégé volontairement, l'a-t-on forcée ou était-elle inconsciente de ses actes ? La transformation quasi mortelle qu'elle a subie en tentant de parler, témoigne d'un conditionnement. Celui-ci pouvait lui interdire certaines choses et l'obliger à d'autres... Et Alcine ? pourquoi Athanase a-t-elle choisie l'amie d'Anastasie pour l'accompagner ? Justement, Alcine s'approche, elle veut revoir le questionnaire. Elle le comprend, maintenant que le stage l'a familiarisée avec les choses de la Lune. Elle s'étonne : "nous sommes déjà capables de renseigner toutes les questions, pourquoi nous envoyer si loin ?". Griffon n'a pas trouvé la réponse. Ou bien Athanase et ses gens ignorent le contenu du stage, ou bien il n'existe pas de moyen de se soustraire au voyage : la formation étant incluse dans le ticket de transport, le transfert dans la fusée est automatique. Des profondeurs où a lieu le stage, un ascenseur conduit directement dans la fusée. Comment les aurait-on récupérés ? Griffon profitera de la durée du voyage pour questionner Alcine sans craindre d'être espionné. A supposer que le Temple dispose de la technologie de communication nécessaire, dans l'hyperespace, ça ne marchera pas. Il s'isole avec elle, complaisante et apparemment sincère dans ses réponses. Anastasie ? oui, elle lui manque ; oui, le bâtiment au dôme argenté l'a rejetée un jour parmi elles ; non, elle n'a rien dit, Alcine ignore ce qui se passe là ; oui, Anastasie était son amante et, en plus, elles se donnaient de l'affection ; non, Alcine ne devine pas pourquoi on l'envoie sur la Lune ; non, sa suggestion de s'enfuir n'était pas un piège : ce jour-là, après la mort horrible de son amie, elle était désespérée et Ignace représentait un lien avec Anastasie. À son tour, elle demande à Ignace : t'a-t-on chargé de me surveiller ? Ignace lui retourne la question. Ni l'un ni l'autre ne le savent. Peut-être, une fois revenus au Temple, on les hypnotisera ou on les droguera, et on leur fera tout dire sur l'autre. Alcine se presse contre lui et, quoique le Temple ne l'entende pas, elle chuchote : "ne retournons pas au Temple ! restons sur la Lune. J'ai été apportée au Temple quand j'étais toute petite, ils m'ont saturée de leur Culte, ça ne m'a jamais plu, j'ai toujours rêvé m'enfuir et, après la mort d'Anastasie, c'est devenu une décision. J'ai senti que tu me comprendrais". C'est sûrement un piège, se dit Griffon, néanmoins contraint de se dévoiler : à l'arrivée, les machines le reconnaitront et Alcine apprendra qu'il est lunaire. Il pourrait peut-être détourner l'attention de la fille à l'instant critique, mais, dès que l'Ingé, Damienne ou ses anciens amis apprendront son retour, aucune dissimulation ne sera possible. Il confie donc à Alcine que, lunaire, il est allé travailler sur la Terre. Contre une grosse somme d'argent, il a accepté de porter un message à Athanase qui l'a retenu au Temple. Alcine a du mal à le croire : "ignorant tout des Temples, comment aurais-tu pu ressembler à ce point aux autres frères ? S'il n'y avait pas eu Anastasie, je ne t'aurais pas remarqué..." Griffon lui raconte son enfance, identique à la sienne, identique en tous points car elle aussi, à peine jeune fille, a été affreusement violée par un grand-maître. Ils se serrent l'un contre l'autre. "Puisque tu connais la Lune, dit-elle, tout nous sera facile". — Je t'aiderai, tout te sera facile, je te le promets, répond Griffon. Moi, je suis obligé de revenir au Temple. Ils maudiront ta désertion, tu ne risques rien, tu seras hors d'atteinte. Alcine ne comprend pas pourquoi il ne reste pas avec elle. Elle pleure à bas bruit pour ne pas attirer l'attention. Griffon la réconforte par la perspective de la vie libre et paisible qu'elle aura sur la Lune. Ils arrivent. *** Alcine est enregistrée. Griffon décline son identité et la machine le reconnait. Il attend les tests sanitaires. Si Anastasie
lui a transmis une espèce de virus ou quelque chose de biologique, cela sera diagnostiqué et on le soignera. Hélas, la conclusion est "RAS". Alcine que le stage a bien préparée s'acclimate rapidement. Par rapport aux contraintes du Temple, ces couloirs ont un air de paradis. Comme l'escomptait Griffon, elle parvient très vite à se passer de lui. Les garçons sont à son goût, la machine lui a affecté un logement et proposé un travail. Griffon garde un œil sur elle, craignant obscurément qu'un conditionnement quelconque punisse son intention de désertion en la faisant dépérir. Lui-même s'est précipité chez Damienne à qui il a narré ses aventures. Il a communiqué avec Marfise, taisant seulement la malédiction qui l'oblige à retourner au Temple. Il a essayé de ne pas prendre ses cachets et éprouvé un tel tourment, une telle déception dans ses contacts amoureux, qu'il se sait définitivement piégé. L'Ingé, taisant sa curiosité, a fait analyser la composition des pilules : certains des ingrédients sont inconnus, la structure moléculaire est bizarre et impossible à reproduire. Consultera-t-il les psys ? Ils seraient très intéressés par cette "maladie" exotique qu'ils ne comprendront pas. Ils l'observeront en détails, le testeront et concluront qu'ils ne savent pas. Griffon se sent victime d'une magie qui le soumet à Athanase. Marfise et Damienne ont étudié le questionnaire et noté, comme Griffon, que les connaissances et habitudes acquises au cours du stage suffisent pour le remplir. Athanase l'ignorait-elle ? a-t-elle une raison pour que son agent fasse l'expérience concrète de la Lune ? ou un plan secret ? Est-ce une observation en passant ou le début de quelque chose ? Qu'est-ce que les Temples pourraient faire à la Lune et pourquoi ? La Lune n'est pas partie prenante du programme "Terre" que la Ligue a décidé et réalisé. Sur la Terre, le personnel comme les clients sont planétaires. Il est vrai que le rapport d'experts concluant à l'innocuité de la Terre provient de la Lune. Cela en fait-il la complice ou l'inspiratrice de la Ligue ? Damienne et Marfise ont-elle compromis la Lune qui ne sait rien de leur action ? Une possibilité plus simple et rassurante serait que l'opération ait pour but réel de tester Ignace et Alcine en leur donnant l'occasion de s'échapper. S'ils reviennent après avoir accompli une mission factice, ils prouvent une fiabilité qui les rend aptes à servir. — Moi, je reviendrai, dit Griffon à Damienne. Elle le considère attentivement et, amicalement, lui dit : — Griffon, quelque chose vous ronge, vous n'êtes plus le même. J'ai pensé d'abord que vous souffriez d'être privé de Marfise, je sens qu'il est arrivé quelque chose à "Ignace" dans ce Temple. Griffon rumine ses malheurs depuis trop longtemps. Il a tenté d'en parler à Alcine, elle n'a pas compris. Elle ignore trop de choses. Elle a cru qu'il accusait Anastasie et l'a défendue avec véhémence : "elle n'était pas comme ça". L'Ingé, lui, était prêt à l'écouter, Griffon n'a pas pu parler. Damienne, en face de lui, le regarde avec sympathie. Il raconte tout, il est maudit : il a commencé sa vie esclave dans un Temple, il la finira de même. Damienne le tapote affectueusement avec son fume-cigarette : — Votre histoire me fait penser à quelque chose. Attendez... Elle fouille dans ses archives et, un long moment après : — Voilà : il y avait, dans une région de l'ancienne Terre, des Temples qui, dans leur enceinte la plus secrète, élevaient de belles danseuses et les dressaient, portant à sa perfection leur art amoureux. Elles étaient sacrées et, à part leurs instructeurs qui ne comptaient pas, seul le Grand-Prêtre avait commerce avec elle sous la forme d'un culte sexuel rendu à leur divinité. Les meilleures étaient vouées aux Dieux, les autres vendues comme concubines à des Princes qui devenaient les féaux des Temples... On n'en sait guère plus. A l'époque, il n'y a pas eu d'observation directe et nous avons perdu beaucoup de documentation. — Vous voulez dire, commente Griffon, que le bâtiment argenté est comme cette enceinte secrète, et que Anastasie, exclue, devait s'abstenir de pratiquer son art, fatal à ceux qui ne sont pas initiés. — Oui, soupire Damienne, quelque chose comme ça... qui vous a transformé en serviteur du Temple, je ne sais comment les neurobiologistes l'expliqueraient. Vous avez commis un crime à votre insu et la punition a été immédiate et automatique. Et cette fille a été tuée, je ne vois pas pourquoi. Elle n'était pas dangereuse puisque son conditionnement l'empêchait de parler. S'ils souhaitaient vous frustrer pour vous rendre dépendant, ils pouvaient l'enfermer. C'est donc qu'elle n'a pas agi par ordre, au contraire elle a désobéi en utilisant ses talents. Elle aura voulu vous faire un cadeau, soit qu'elle ignorât les conséquences, soit qu'elle pensât vous combler tous les jours... Vous êtes victime d'un accident, non d'un piège. Le piège est venu après quand le grand-maître a vu qu'il vous tenait par là. — Je suis foutu, conclut amèrement Griffon. Même Marfise ne pourrait rien pour moi. Je n'ai bientôt plus de pilules, je vais rentrer. Damienne l'embrasse tristement. Elle promet de ne rien dire à Marfise, sauf son ultime adieu. *** Damienne avise Marfise du retour de Griffon. Lorsqu'il arrive sur Souabe, un grand moine noir l'attend. Athanase a calculé la date en confrontant le compte des pilules au calendrier d'arrivée des fusées. Le moine entraîne Ignace, quand Marfise le bouscule et s'empare du garçon. Le moine se rebiffe et repousse Marfise. Quatre hommes se jettent sur lui et le maintiennent pendant que Marfise enlève Griffon. Griffon, à la fois heureux et accablé, la regarde piloter le véhicule. Joyeuse de l'avoir sauvé (croit-elle), elle est rayonnante. A quoi qu'elle s'occupe sur la planète, ça lui profite, elle n'a jamais été aussi belle. Elle se pose près d'un petit pavillon dans la forêt. A peine entrés, elle se jette sur Griffon : "tu m'as manqué !". Griffon, ne pensant plus à son malheur, se jette aussi sur elle. Hélas, quoique la pilule fasse son travail, la divine Marfise ne l'est plus. Elle le sent et, se retirant, inquiète, dit à Griffon : "tu n'es pas le même... que t'ont-ils fait ? cette fille, Alcine, t'a ensorcelé ? Il fallait rester avec elle, pourquoi reviens-tu dans ce Temple ?". Griffon, soulagé que Marfise prenne le change, laisse entendre que, oui, Alcine... Quant à lui, il est revenu "finir le travail". Maintenant qu'il a fait la preuve de sa fidélité, il ne doute pas qu'on lui confie des missions sérieuses. Marfise, dépitée mais efficace, pense que, si c'est le cas, le défaut de communication rendra le sacrifice de Griffon inutile. On introduira sous sa peau un transmetteur qui lui permettra d'émettre sans que nul ne s'en aperçoive. Quittant le pavillon où leur rencontre n'a pas répondu à l'espoir de Marfise, le véhicule les conduit à un labo. L'opération achevée, Marfise serre tristement Griffon dans ses bras et laisse Ignace voler le véhicule. Il se dirige vers le Temple et, pour ne pas créer de confusion, se pose devant la porte extérieure. Il demande à parler à Athanase. On le conduit aussitôt. Je suis parvenu à m'échapper, dit-il. Le moine noir a identifié Marfise, notoirement connue pour être la maitresse en titre du Seigneur Waldemar auquel appartiennent les hommes qui l'ont secourue. Informé on ne sait comment, Waldemar, l'ennemi des Temples, aura tenté de capturer leur agent. Révérencieusement prosterné, Ignace rend compte de son voyage et tend le questionnaire à présent complètement renseigné. Alcine a profité de son séjour sur la Lune pour disparaitre. Grâce aux machines (voyez le §24.5 du questionnaire), le fidèle Ignace l'a retrouvée. Elle a refusé de rentrer et, sur la Lune, aucun moyen de coercition n'était utilisable (voyez le §45.8). — Et toi, "fidèle Ignace", tu es revenu et, capturé par Waldemar, tu t'es échappé. Il est vrai (ricane Athanase) que tu n'avais pas le choix. Tu auras ta récompense quand tu te seras soumis à quelques vérifications. Regarde-moi. Je t'autorise, je t'ordonne de me regarder dans les yeux. Ignace lève la tête, fixe les yeux d'Athanase qui paraissent de plus en plus grands... et tombe en hypnose. Sans défense, il répondra à toutes les questions. Heureusement, Athanase ignore tout, et passe à côté de ce qui l'instruirait. Elle l'interroge à propos d'Alcine, de ce qu'il a vu sur la Lune, de l'intensité de sa frustration. Evidemment, elle n'a pas l'idée de s'intéresser à l'Ingé, à Damienne et au reste. Puisque la main de Waldemar a été reconnue dans l'enlèvement, elle ne se soucie pas de la fille qui dirigeait le commando. Ignace a dit la vérité. Qu'en faire à présent ? A quoi peut-il être bon ? Le Grand Plan n'a pas besoin de lui. Le garder sous pression ne servira à rien, les effets des pilules se dégradent au bout de trois mois et, de toutes façons, il deviendra fou. Autant lui donner sa récompense. Ignace est rappelé à lui. On le conduit à un appartement luxueux, on le baigne, on le nourrit, on le fait dormir, on dissipe ses craintes en lui inspirant de calmes et agréables désirs. Quelques jours plus tard, on le vêt d'un froc blanc dont le tissu le caresse de son extrême douceur et, par des souterrains recouverts de tapis moelleux, on le conduit dans une grande chambre lumineuse, ornée d'une profusion de plantes et de fleurs autour d'une vasque où l'eau murmure. Pendant qu'il regarde les poissons-dragons, il se sent doucement étreint. Il se retourne. Une fille plus que splendide, vêtue comme lui, le pousse vers le lit, enlève sa robe et la sienne, l'attire vers elle. Elle est entièrement rasée et sa technique est si experte et subtile qu'elle dépasse celle d'Anastasie, déjà sublime. Ignace meurt de plaisir. Au sens propre. La fille sonne. On emporte le cadavre. Marfise, dépitée et déçue que Griffon ne l'ait pas appréciée (est-ce vraiment à cause de cette fille ?), se tracasse. Les mois passés sous l'emprise du Temple ont altéré le garçon. Il ne disait pas tout, en racontant sa vie au Temple et ses rencontres avec ce Grand-Maître redoutable. Marfise a joué au plus fin en se servant de l'espion d'Athanase pour introduire le sien qui peut avoir été retourné. Qu'a fait Griffon sur la Lune que personne n'a remarqué ? Qu'est-ce que les Temples cherchent sur la Lune ? Pourquoi ne pas se contenter d'espionner la Terre ou la Ligue ? La mission de Griffon était absurde. D'abord, on le charge d'un travail inutile : tous les renseignements pouvaient s'obtenir facilement, soit en achetant un agent de la Ligue, soit en envoyant quelqu'un suivre le stage. Ensuite, on lui adjoint cette fille dont on connaît le désir de fuite et qui s'empresse de déserter... Griffon a cru qu'on lui faisait confiance. Ces incongruités poussent Marfise à penser qu'il a été dupe. On l'aura envoyé faire quelque chose à son insu. Ils l'auront conditionné. Son empressement à rejoindre le Temple était anormal. Il a dit vouloir achever sa mission, peut-être le pensait-il. En réalité, il n'avait pas le choix. Il n'a pas trahi, il est manipulé pour servir les Temples, malgré la haine qu'il en a. Marfise est d'autant plus perplexe que Griffon n'émet pas. La rupture de contact est-elle involontaire ou délibérée ? Une fois remplie la mission confiée par Athanase, il se cacherait dans le Temple ou dans un autre. Les quelques espions de Waldemar au Paradis Terrestre sont trop bas dans la hiérarchie pour être utiles. Le satellite n'a plus vu Griffon depuis qu'il a posé son véhicule devant la porte. Le Temple, composé d'une multitude de bâtiments (dont certains souterrains), compte un grand nombre de moines et de nonnes. A supposer que Griffon soit vivant et prisonnier, le chercher est impossible. Marfise, perdue, envisage toutes les éventualités, même les plus improbables : Griffon, sur la Lune, travaillait-il pour les Temples ? son histoire d'enfance brimée par le Temple serait-elle un attrape-nigaude ? M'aurait-il embobinée ? Je l'ai rencontré lorsque, par accident, j'ai accepté de travailler pour Damienne et que l'Ingé l'a désigné. Tomber par hasard sur un agent des Temples, suppose qu'il y en a une multitude. Des années avant d'être menacés, les Temples auraient semé partout des agents dormants ? Non, tout allait trop bien pour eux pour qu'ils prennent des dispositions massives contre un danger imprévisible... Ou bien est-ce au contraire une offensive préparée de longtemps que, sans méfiance, nous n'avons pas perçue car tout allait trop bien pour nous ? Si les Temples cachent l'ambition de conquérir le monde pour établir un empire théocratique, ils nous auront infiltrés par anticipation. La Ligue d'abord, leur obstacle direct puisque la seule interface entre les Planètes. La Lune aussi, ce facteur inconnu dont la puissance technologique (et peut-être la proximité de la Terre) les intéresserait... Aurions-nous sous-estimé les Grands-Maîtres, en nous laissant aveugler par les superstitions populaires et la bêtise du Paradis Perdu ?... J'ai réveillé un agent dormant, Griffon m'a appâtée et les a tenus au courant... et, comme je ne lui ai rien caché, ils savent tout de mon offensive contre eux à travers la Terre... Qu'il soit innocent et manipulé, ou agent des Temples, cela revient au même. Alors que je me croyais maître du jeu, je suis prise dans une course de vitesse et ils ont l'avantage Marfise, habituée à dédaigner l'obscurantisme des Temples, peine à croire à son hypothèse, tout en se disant que ce mépris serait pour eux la meilleure couverture. Marfise fait part de ses réflexions à Waldemar. Impressionné par son hypothèse, il fait retentir un long sifflement. — Les Grands-Maîtres nous auraient dupés et aveuglés ? Sous couvert et à l'aide des Temples, ces trucs gothiques rivaux, confits dans une dévotion stupide, exploitant la crédulité populaire, ils prépareraient méthodiquement la conquête du monde ? Le temps ne compterait pas pour eux puisque l'Institution est permanente. Dans
ce cas, mon entreprise à moi sur cette planète est ridicule et toi, tu as mis la main dans un nid de frelons. Ton offensive va précipiter les choses car tu marques des points contre eux, les fidèles se détournent. Cela les affaiblit car ils ont besoin d'être soutenus et approuvés par les masses auxquelles ils promettent "la fin de l'Exil"... As-tu raison ? je ne sais pas. Il est possible que tu dérailles. Tu n'as pas de preuve, juste l'indice du comportement bizarre de ce Griffon. Il est possible que ta spéculation tombe juste... que l'évidence d'un réseau de Temples obtus nous abuse... Mes propres infiltrations ne dépassent pas les niveaux inférieurs de la hiérarchie... et, s'ils m'ont infiltré, mes hommes sont repérés et leurs informations ne valent rien. Il rêve un moment et donne une bourrade affectueuse à Marfise qui plie sous le choc : — Si tu as raison, ils comptent en siècles et, dans notre présent, ils ne sont pas prêts. Quand leur soutien aura diminué suffisamment, je pourrai, au moins ici, nettoyer le problème à défaut de le résoudre : je prends les Temples, à commencer par le Paradis, je chasse les moines et je mets le feu... Ô que ça me réjouira ! — D'abord il faut attendre. Ils déclinent lentement, une action prématurée serait contre-productive... et tu ne pourras rien faire sur les autres Planètes. Seule la Ligue en aurait la capacité, et je ne parviendrai jamais à la convaincre de la réalité de la menace et de la nécessité d'une action préventive. Ensuite, si les Maîtres suivent un plan à long terme à l'échelle de cet univers, ils disposent de moyens de communication, ils ont prévu des refuges, des ripostes... Marfise conclut : tu l'as dit, je n'ai pas d'autre indice que Griffon, il faut que j'étudie de près ce qu'il a fait sur la Lune, que je sache comment il s'est comporté, que je rencontre cette fille qui est venue du Temple avec lui. Aussitôt, Marfise rejoint la Lune, sans savoir si elle cherche les traces d'un ami ou d'un ennemi. *** Marfise fait connaissance d'Alcine, une jolie fille toute simple aux cheveux courts. Si quelqu'un a ensorcelé Griffon, ce n'est pas elle. Épanouie par la vie sans contrainte qu'elle mène sur la Lune, elle jubile : "cette prison m'a libérée". Elle parle de son existence dans le Temple, rythmée par la cloche et les coups de bambou ; de la surveillance permanente même dans les moments de détente ; de l'impression d'être un esclave, un pion, une proie ; de la peur de sentir sur soi le regard invisible des prêtres. Elle se fait du souci pour Griffon. "Pourquoi est-il retourné au Temple au lieu de rester avec moi ?". Marfise, taisant ses soupçons, affecte de partager son inquiétude. Alcine ne sait pas grand chose, ni du Temple, ni de Griffon. Marfise demande comment elle l'a rencontré. Alcine raconte les récréations dans le jardin où les moines les retrouvaient. Son "amie de cœur" Anastasie en a mentionné un qu'elle préférait aux autres et rejoignait chaque jour. Jalouse, elle les a épiés, c'est ainsi qu'elle l'a vu. Quand Anastasie est morte, malheureuse, elle a cherché son souvenir en lui. Autrement, elle n'aurait pas remarqué ce garçon. Alcine, pleurant son amie, raconte sa mort étrange. Cette nuit là, Anastasie, troublée et agitée, n'arrivait pas à s'endormir puis, dans son sommeil, elle s'est étranglée ou a été étranglée : "j'ai vu la trace sur son cou et ils l'ont emportée tout de suite". La peur et le chagrin ont décidé Alcine à s'évader avec Griffon. Etait-il d'accord ? demande Marfise qui juge la chose improbable : qu'il ait été d'un côté ou de l'autre, il devait accomplir une mission ; il n'allait pas l'oublier pour une fille qu'il ne connaissait même pas. Alcine confirme que, sans refuser, il a tenu des propos évasifs qui l'ont désespérée. Elle était pressée car elle craignait que ses paroles aient été surprises ("ils" savent tout) et qu'elle soit punie, emprisonnée ou tuée, avant de s'être évadée. "Ils" ne lui ont rien reproché, et elle a été stupéfaite qu'on lui commande de partir au loin avec Griffon. Son vœu le plus cher s'est réalisé, elle ne comprend pas comment. Ils n'ont rien exigé d'elle en contrepartie. C'est trop beau, elle cherche encore le piège : alors qu'elle est à leur merci dans le Temple, ils la confient à Griffon qui l'aide à rester sur la Lune. — Si cela avait un sens, je croirais qu'ils voulaient que je déserte... pourtant, rien n'était plus facile que de se débarrasser de moi : une prison, un accident, un poison, un lacet autour du cou... Alcine ignore ce que Griffon a fait pendant son séjour. Il n'était pas souvent avec elle. Elle a voulu le retenir. Il n'a pas donné de raison pour rejoindre le Temple... "Je n'ai pas le choix", répétait-il. Elle a deviné : — Il avait un flacon de pilules grises dont il avalait une chaque jour... j'ai supposé qu'il lui fallait retourner au Temple parce que sa provision s'épuisait. L'Ingé, lui aussi, mentionne les pilules qui semblaient poser un gros problème à Griffon. Il aurait voulu les reproduire, nous n'avons pas su. Marfise se demande si c'est une drogue à laquelle Griffon a été rendu addict ou, au contraire, une espèce d'antidote contre un poison qu'on lui aurait injecté et qui nécessiterait d'être combattu en permanence. L'épuisement du stock l'obligeait à retourner au Temple. Il semble avoir essayé d'échapper à cette nécessité mais la duplication étant impossible, il est reparti. Ou bien, pense Marfise qui lâche la bride aux conjectures, il a voulu nous donner l'impression qu'il tentait d'échapper au retour : il ne cache pas le produit à Alcine, il le montre à l'Ingé, sachant d'avance la science lunaire impuissante à le synthétiser. Ainsi nous concluons qu'il était "obligé" de partir, alors qu'en réalité il rejoint sa base, mission accomplie. Qu'en pense Damienne ? Elle rejette cette éventualité. Elle garde confiance en Griffon : sans Marfise qui l'a poussé, il n'aurait pas pris contact avec le Temple. Comment l'imaginer leur agent ? Quoique curieusement équivoque, Damienne soutient que cette fille, Anastasie, lui a inoculé quelque chose dont les pilules étaient l'antidote. — Pourtant, objecte Marfise, lorsqu'il est arrivé, l'examen sanitaire n'a rien trouvé. Si ces pilules étaient un leurre ? Damienne proteste énergiquement : c'est un poison que nous ne connaissons pas, ou quelque chose de mental, pas biologique. Marfise l'adjure d'ouvrir son esprit aux éventualités. Il y a trop de dissonances pour se satisfaire des apparences. Damienne a promis le silence à Griffon, elle ne peut pas détromper Marfise. Emue en pensant aux confidences du malheureux garçon, elle s'énerve, et Marfise aussi. *** Marfise s'entête à chercher le but du séjour de Griffon. A l'aide des machines, elle piste ses allées et venues, notant les personnes qu'il a rencontrées (d'autres agents auxquels il devait transmettre un message ?). Mais chaque lueur qui éclairerait Griffon est obscurcie par l'absurdité de la présence d'Alcine. Que visait Athanase en expédiant ensemble Griffon qu'elle obligeait au retour, et Alcine dont la désertion était certaine ? Quelle incohérence ! A moins, pense soudain Marfise, que Alcine, l'insignifiante, soit la cause réelle du voyage ? Connaissant son désir de fuite, on l'envoie. Elle reste sur la Lune où, conditionnée à son insu pour réagir à un certain stimulus, elle constitue une espèce de bombe à retardement (de quelle nature ?). Cela éclaire la présence d'Alcine : on l'accouple à Griffon pour faciliter sa fugue. Alcine ne devant rien deviner, on lui donne une mission, ce questionnaire (auquel la simplette ne pouvait rien apporter) ou surveiller Griffon. Comme prévu, elle saute sur l'occasion et reste sur la Lune. La bombe est en place, Griffon a réussi, il rentre, dissimulant son obéissance derrière les petites pilules grises. La manœuvre est parfaite, pense Marfise, se félicitant d'avoir trouvé une explication logique : nous focalisons nos recherches sur Griffon, en vain puisqu'il n'a rien fait. Il est juste venu et reparti. Nous ne nous méfions pas d'Alcine, la victime, la fugitive : elle est sympathique et sincère, son histoire pathétique. Griffon évaporé, elle deviendra une lunaire comme les autres, toute trace de son origine disparaîtra... et un jour, sans le vouloir, elle fera quelque chose de terrible. Quant à moi, concentrée sur Griffon (pour m'inquiéter ou le soupçonner, peu importe), je ne m'aperçois pas que le "colis perdu en route" est dangereux. Alcine, questionnée jusqu'aux larmes, découvre, horrifiée, que le raisonnement est plausible. Elle a entendu parler des pouvoirs psychiques des prêtres. S'ils l'ont programmée pour quelque chose, elle ne pourra ni le soupçonner, ni s'empêcher de le faire quand elle recevra le signal. "Ils" mettent en nous un zombie qui, à tout instant, peut prendre le contrôle. Alcine avoue s'être demandée si Anastasie n'a pas été forcée ainsi à s'étrangler elle-même. Après sa dernière rencontre avec Griffon, elle était angoissée et semblait menacée de l'intérieur. Ses propos indistincts suggéraient qu'elle avait fait ou dit quelque chose d'interdit, qu'elle avait failli expirer, qu'elle allait mourir... Alcine n'a aucun moyen de savoir ou d'imaginer ce qu'elle porte en elle. Elle admet la possibilité de contenir un programme d'action nuisible. Elle est désespérée. Sa nouvelle vie lui plaît. La Lune l'a accueillie, libérée, protégée. Être un instrument inconscient contre elle... cette crainte va la ronger et lui ôter tout plaisir de vivre. Elle se désole. Il ne lui reste qu'à se tuer. Le peut-elle ? si elle est une "bombe" vouée à l'explosion, son conditionnement l'empêchera de s'autodétruire. A ce point de ses réflexions, Alcine a un rire hystérique : ce serait la seule façon d'obtenir une certitude ! Si elle réussit son suicide, cela prouvera qu'elle n'avait pas de raison de le commettre, elle ne portait rien en elle. Alcine est tentée. Comment vivre avec ce soupçon ravageur qui va transformer son paradis en enfer ? l'automatisme implanté en elle ne se détecte pas et ne se déprogramme pas. Marfise, amicale, essaie de la calmer, tout en cherchant comment, à la fois, neutraliser la menace éventuelle et rendre sa sérénité à Alcine. La tuer résoudrait tout. Un geste, et c'est fini. Marfise ne le fera pas, elle aurait honte de liquider cette fille : sa dangerosité est indécidable et, même si on la prouvait, Alcine est innocente. Marfise la prend dans ses bras en souriant, elle a trouvé : qu'Alcine quitte la Lune ! elle deviendra inoffensive. Sur les Planètes, les Temples la retrouveraient, elle ira sur la Terre. La Lune ne courra plus aucun danger et Alcine vivra sans souci. Alcine, soucieuse, demande à quoi ressemble la Terre et ce qu'elle y fera. Marfise, décidée à l'expédier de force si elle refuse, préfère obtenir son accord. Sans cacher l'inhospitalité de la planète, elle assure Alcine qu'elle y sera mieux qu'enfermée dans les couloirs de la Cité. Elle vivra à l'air libre et au soleil, aura un travail de son choix et rencontrera toutes sortes de gens. Alcine, en reniflant un peu (quelques garçons ici lui plaisaient particulièrement), accepte cette solution. Elle aura l'esprit tranquille et ne craindra pas d' "exploser" à tout instant et de causer d'énormes dégâts. Marfise lui promet de veiller sur elle et l'envoie aussitôt sur la Terre. Elle pousse un soupir de soulagement. Quoique toujours plongée dans le brouillard, elle a éliminé une menace d'autant plus redoutable qu'inconnue. Alcine, d'abord dégoûtée par les déserts, s'habituera et, pour vivre au plein air, deviendra "excursionniste" : elle guidera les randonnées des touristes et se vengera des Temples en ironisant sur la Sainte Terre. Rencontrant des gens de toutes les planètes, elle ne manquera pas d'amoureux et, oubliant le cauchemar du Temple, elle sera heureuse. Le monde lui est ouvert et, à chaque fusée qui part, une nouvelle planète l'appelle, attendant qu'elle se décide. Griffon était-il dès le début un agent des Temples ? A partir de l'instant où cette question s'impose à Marfise, elle devient enragée. Sa fierté ne supporte pas l'éventualité que Griffon l'ait manipulée et qu'elle se soit comportée comme une fille quelconque. Elle, Marfise ! s'il ne l'avait pas appâtée avec le coup subtil de "l'attente amoureuse", elle l'aurait consommé et oublié comme les autres. Il l'a allumée et elle a brûlé... Et elle s'est apitoyée sur ses malheurs de jeunesse... Et, sans méfiance, elle l'a associé à ses projets... Marfise, outragée de devoir se qualifier de gourgandine, ne raisonne plus : suspecté d'être suspect, Griffon est coupable. [Que le lecteur se garde de la suivre ! Qu'il n'oublie pas que le pauvre garçon est innocent !] Marfise, vexée et tourmentée, écume de fureur. Son plan génial et secret est trahi : les Temples sont avertis que leur déclin lui est dû, et elle, elle ne sait rien, elle ne peut rien. Comment démasquer les innombrables agents dormants que l'ennemi a dissimulés partout depuis longtemps ? Marfise, bouillonnante, va chercher auprès de Damienne réconfort et conseils. Haletante de colère, elle lui confie ses pensées. Damienne, sévère, ne compatit pas. — Vous vous emballez ! vous tournez à la paranoïa ! Damienne, jugeant probable la mort ou l'exécution de Griffon, n'admet pas que Marfise le condamne. Sans savoir que penser de la "bombe" Alcine, Damienne ne croit pas à la responsabilité de Griffon : il aura été abusé. Marfise doit apprendre que ses soupçons sont infondés. Marfise écoute avec une impatience grandissante Damienne évoquer les danseuses sacrées de l'Inde, le mystérieux bâtiment au dôme argenté, la signification de l'absence de pilosité d'Anastasie. Volontairement ou non, cette fille, lors de sa dernière rencontre avec "Ignace", lui a inoculé un germe de dégénérescence que les pilules combattaient. Voilà pourquoi il devait retourner au Temple. Marfise ricane nerveusement : — Et pour récompenser cette fille d'avoir exécuté sa consigne, ils l'ont tuée ? Vous divaguez, Damienne. Griffon vous a intoxiquée. Ses pilules étaient un leurre, l'histoire d'Anastasie un prétexte pour introduire Alcine. Griffon exécutait la volonté des Temples. Des agents comme lui, ils en ont partout. Quand j'ai accepté de participer à votre programme, le hasard ne m'aurait pas mis en contact avec un Griffon s'ils n'étaient légion... (Un horrible soupçon se fait jour :) ou bien, vous ou l'Ingé en faites partie et avez tout manigancé pour me jeter dans les bras d'un espion qui informerait les Temples de mes plans secrets... Vous avez vécu sur les Planètes... et l'Ingé, qui peut en faire le tour ? C'est vous qui m'avez recrutée, c'est lui qui a désigné Griffon... — Tse tse, répond Damienne, exaspérée. Vous délirez ! Calmez-vous ! La Terre est emplie de touristes, les Temples déclinent, votre plan marche bien, trop bien. Vous souffrez du vertige du succès. La moindre anicroche vous rend folle. Griffon vous a déçue lorsque vous l'avez revu, vous le déclarez criminel. En réalité, vous lui reprochez de n'avoir pas été assez amoureux. Le dépit vous conduit, pas la raison. Vos hormones vous aveuglent. Marfise rugit, bondit, et, s'emparant du fume-cigarette avec lequel Damienne joue nerveusement, le brise en morceaux. — Parler d'œstrogènes alors que le sort de l'Humanité est en jeu ! Vous me provoquez pour détourner mon attention. Quoique je ne voie pas en quoi consiste le piège, je suis tombée dedans quand vous m'avez fait rencontrer ce maudit Griffon. Marfise part sans saluer et claque violemment la porte. "Encore une fois, je suis seule contre l'Univers entier... Si les Temples ont gangrené le monde, s'il faut le détruire pour le sauver, je le ferai sans hésiter". *** D'une fusée en provenance de Souabe, sortent Angélique et Argail, une fille et un garçon d'une bouleversante beauté qui suscitent un désir universel et irrépressible. Oisifs, ils musardent dans les couloirs des différents secteurs. Leur démarche légèrement dansante est irrésistible. Les filles se jettent sur Argail et les garçons sur Angélique. Chacune et chacun est reçu aimablement, avec un sourire gourmand et prometteur, mais lorsqu'elle ou il tente sa chance en s'emparant de la main convoitée, celle-ci se retire et une voix délicieuse prononce des mots de regret désolé. Bien que le "couple enchanté" (comme on les appelle très vite) ne soit ni revêche, ni avare en sourires, baisers et caresses, ni l'un ni l'autre n'accorde sa faveur. Les plus séduisants lunaires échouent, les plus rusés aussi. Les désirs exaspérés entrainent des gestes inappropriés. Angélique, vivement entreprise, ne crie pas, ne se défend pas, n'essaie pas de se soustraire aux mains avides qui la fourgonnent sous ses habits. Sa passivité de statue ne suffirait peut-être pas à décourager l'agresseur en folie si la police des couloirs ne la secourrait. Une autre fois, la même chose arrive à Argail. La police embarque les agresseurs et les psys s'en occupent. Les incidents de ce type se multiplient. Oubliant la bienveillance qui commande leur existence, les lunaires des deux genres se mettent en embuscade, essaient de coincer l'objet de leurs vœux dans les angles morts des caméras. Chaque invitation est un traquenard, acceptée néanmoins avec équanimité. Les drogues les plus subtiles restent sans effet sur eux. Aussi torride que soit l'ambiance, à l'instant critique, ils se marmorisent, décourageant un assaut qu'une résistance exciterait. La police des couloirs intervient souvent car, enregistrant la prolifération des abus, les machines ont mis les deux sous surveillance renforcée. La lune brûle d'amour. Les filles se battent pour caresser Argail. Nonchalant et complice, il se laisse faire et ne réagit que lorsque les gestes deviennent trop précis. Les filles l'ont testé, il n'a rien d'un robot : quand elles se jettent dans ses bras et se frottent contre lui, il participe activement. Mais lorsque, pâmées, elles tentent d'aller plus loin, une muraille invisible se dresse entre eux. Et le désir s'accroit quand l'effet se recule : en vertu de cette loi d'attraction, l'inaccessibilité exalte leur attrait, déjà immense. Garçons et filles, entre eux, comparent leurs tentatives et célèbrent les appas de leur idole, surenchérissant en louanges. Se réunissant, ils forment des tribunaux d'amour qui débattent sans fin la question : Angélique émeut-elle plus un garçon qu'Argail une fille ? Chaque genre met sa divinité au-dessus de l'autre. La dispute s'envenimant, ils en appellent à leurs idoles. Angélique et Argail consentent à participer à une discussion. Installés sur un trône pour que tout le monde se délecte de leur vue, ils écoutent avec une attention charmante les plaidoiries enflammées. Le jugement d'Angélique lui concilie les filles qui l'enviaient amèrement, celui d'Argail les garçons : rivalisant de modestie, chacun donne la palme de la perfection à l'autre, justifiant ceux qui en sont amoureux. Complaisants, ils acceptent de se donner en spectacle et dansent, d'abord ensemble (quel éblouissement !), puis avec le premier et la première qui se rencontre. Les assistants, chavirés, se précipitent pour prendre la place de l'élu du hasard. Ils se bousculent et se piétinent sauvagement jusqu'à l'arrivée de la police des couloirs. *** Pendant ce temps, Marfise, déchainée, aveugle à l'agitation, vêtue d'une combi grossière et coiffée d'une casquette de mécano, arpente les couloirs à grands pas, réfléchissant au piège dont elle sait la présence quoique les mâchoires ne mordent pas encore. Elle remâche Griffon, les Temples, Damienne, l'Ingé... cherchant un fil à tirer. Dans un endroit désert, au bord d'une feinte rivière, elle croise Angélique sans la voir. La Beauté, la prenant pour un garçon, s'ébahit de ne pas provoquer l'explosion habituelle. C'est elle qui reçoit le coup de foudre, renversée par la figure, la silhouette et l'allure de ce jouvenceau. Ô se faire serrer dans ses bras, le toucher, l'étreindre... Marfise passe. Angélique, rebroussant chemin, (le) suit, (le) déshabillant du regard et supposant des appas masculins auxquels elle ne résiste pas. Il va disparaitre, elle va le perdre. Elle le double, prend un peu d'avance et, semblant se tordre la cheville, tombe en criant. Marfise, toute à ses pensées, ne remarque rien. Angélique appelle à l'aide. Marfise s'arrête, civile : voulez-vous que j'appelle les secours ? — Non, non, répond Angélique, subjuguée par le contralto de Marfise. Permettez-moi de m'appuyer sur vous pour gagner ce banc, à côté, ce ne sera rien. Marfise l'aide à se relever. Angélique défaille en sentant contre elle ce corps musclé. Elle s'affale sur le banc. Elle, que tous les garçons prient et supplient, elle quémande : restez encore un peu s'il vous plait, le temps que j'aille tout à fait bien. Elle se presse contre le tissu rêche, rêvant aux délices qu'il recouvre, tandis que Marfise, indifférente, contemple l'illusion de rivière. Angélique, haletante et énamourée, lui prend la main (des milliers de garçons mourraient de jalousie) et murmure "je t'aime, je te veux". Marfise, toute à ses pensées, n'entend pas le propos incongru. Angélique, enflammée, palpitante, le répète plus fort. Marfise s'écarte un peu. Quoique douée d'un robuste appétit, elle est une fille à garçons, préférant la différence à la ressemblance. Cette fille l'importune, qui, se tortillant, se colle à elle, murmurant qu'elle déborde de désir, qu'elle le veut... Angélique met la main à l'entrejambe de la combi et pousse un cri de déception. Marfise comprend, rit de la méprise et la détrompe. Angélique, incrédule, insiste avidement. Marfise enlève sa casquette, laisse tomber ses longs cheveux, descend le zip de sa combi. Angélique pleure à grands sanglots. Marfise, ennuyée, lui tapote l'épaule, pressée de repartir, prêtant une attention distraite aux lamentations de la fille : depuis qu'elle est sur la Lune tous les garçons se désespèrent de ne pas l'avoir et, pour son malheur, le premier qui la fait fondre n'en est pas un et la repousse ! (Malgré quelques affections féminines, Angélique est, elle aussi, une fille à garçons, mais la première impression a été si forte que, même si celui-ci est une fille, elle l'aime définitivement. "Je lui ai donné mon cœur", pense-t-elle comme une midinette). Marfise se lève. Angélique mendie un baiser. Marfise lui accorde une petite bise qu'Angélique échoue à transformer. Pleurant d'envie et de chagrin, elle lui demande qui elle est : Marfise. Marfise repart, ses réflexions perturbées par l'incident auquel elle repense. Qu'a dit cette fille à propos de "tous les garçons" ? Marfise a vaguement entendu la rumeur d'un couple prodigieux qui a captivé la Lune. Elle en a vu la moitié. Tiens, n'est-ce pas l'autre, là ? Un garçon somptueux arrive en face d'elle, entouré d'une meute de filles en chaleur qui tentent d'attirer ses caresses. Un beau spécimen, se dit Marfise qui reste froide : je le mettrais dans mon jardin pour décorer, le diable sait ce qui attire ces filles, il a quelque chose d'artificiel. Revenant à son insoluble problème, elle oublie sa rencontre. *** Les machines, alertées par la prolifération des incidents et des opérations de la police des couloirs, ne trouvent pas comment rétablir l'ordre. Elles préconisent d'expertiser Angélique et Argail. Les psys, énamourés, auraient eux-mêmes besoin de psys. Néanmoins, les analyses automatiques sont objectives : ni le garçon ni la fille ne présentent de signes particuliers. La fièvre et les perturbations associées ne cessent pas. Au contraire, elles s'aggravent et contaminent jusqu'aux vieux. Sous différents prétextes, toutes les autorités convoquent ou invitent celui des deux qui les intéressent et, malgré leurs responsabilités et leur maturité, s'enflamment encore plus que les jeunes gens. Ce vieux bougon d'Oldenbarnevelt lui-même convie Angélique à discuter des études qu'elle souhaite "certainement" entreprendre à l'Université. Angélique qui n'y songe pas, accepte cette invitation comme toutes les autres. Julius la voit entrer dans son bureau, de sa démarche dansante qui fait frétiller sa vieillesse. Dévorant des yeux son décolleté généreux et la jupe courte qui souligne ses hanches, il lui présente la Faculté d'Anthropologie. Angélique pose quelques questions polies auxquelles Oldenbarnevelt répond avec prolixité pour faire durer l'entretien. Sous prétexte de se faire une idée de la recevabilité du dossier qu'elle ne pense pas à soumettre, il l'interroge longuement, ne se résignant pas à se priver de sa présence. Angélique, quoiqu'impavide, semble vibrer de tension érotique. Machinalement, elle croise et décroise les jambes et Julius a le regard rivé aux aperçus qu'elle offre. Hélas, sa dignité le retient de bondir par dessus son bureau pour la prendre dans ses bras, la tripoter et la serrer contre lui. Tout l'émeut en elle. A regret, il la voit partir. Son vieux cœur tape et il est en nage. La doyenne, par curiosité, a invité de même le bel Argail. A peine entre-t-il de son pas dansant, que, malgré son âge et sa sagesse, elle se sent jeune. Comment une telle beauté, un tel attrait, existent-ils ? Normal, que toutes les filles en soient folles. Sa voix, à la fois profonde et veloutée, la bouleverse. Comme le vieux Julius, et tout aussi bêtement, elle vante les études qu'il ferait ici et les facilités dont il disposerait. Damienne ne s'illusionne pas sur ses charmes, depuis longtemps évanouis, mais contempler ce garçon chaque jour illuminerait sa vieillesse et la comblerait de joie. Argail, patient, se prête aux questions sans fin d'une doyenne qui, elle non plus, ne se résout pas à le laisser partir. Lorsque, enfin, il sort, il laisse derrière lui une ambiance érotique qui émoustille la vieille dame. Croisant Marfise, Damienne, dans son excitation, oublie leur récente dispute et lui demande si elle aussi est amoureuse d'Argail. — Lui ? répond Marfise, hargneuse, il m'indiffère. Sa froideur échauffe Damienne qui chante ses louanges et célèbre ses appas avec une crudité dont Marfise rougit pour elle. Elle lui rappelle son âge et sa fonction, Damienne lui reproche son insensibilité et sa folie. Elles se séparent, brouillées. *** Au terme de quelques semaines d'une ébullition croissante, Angélique et Argail distillent des confidences. Angélique (Argail) se promet à tous les garçons (filles) qui l'aiment et désirent. Elle (il) regrette d'avoir dû se frustrer et les frustrer en ne cédant pas à leur envie commune : une Loi catégorique leur interdit de se satisfaire en dehors de leur Planète. Leur séjour se termine, ils vont rentrer, emmenant avec eux pour les combler ceux (celles) qui les veulent le plus. Chacun des deux offre vingt-cinq places à ses adorateurs dans la fusée du retour. Que les autres se consolent, ils reviendront. Ce message produit des effets explosifs et contradictoires. D'une part, les innombrables soupirants qui ont souffert de ne pas arriver au but, sont réconfortés et agréablement chatouillés d'apprendre que le but aurait voulu être atteint. La généralité du refus avait déjà montré que les personnes n'étaient pas en cause. Ils savent à présent que "quelque chose" était plus fort que le désir réciproque. D'autre part, leur excitation retombe devant la condition. Quitter la Lune et sa sécurité est une aventure terrifiante que la merveilleuse récompense ne suffit pas à rendre attractive. Sortir du cocon protecteur, aller sur une Planète sauvage... À quoi ça ressemble ? L'indifférence habituelle se change en curiosité. On assaille de questions les planétaires installés sur la Lune. Eux, ils ne sont pas effrayés, et se précipitent pour s'inscrire. Marfise, déconcertée, n'imaginait pas ainsi l'entrée des Planètes dans l'Histoire de la Lune. Ces deux "beaux spécimens" (le terme s'impose à elle) ont allumé les désirs et, comme le fameux joueur de flûte, après avoir séduit leurs victimes, ils les entrainent avec eux. Marfise ("suis-je vraiment paranoïaque ?") se demande dans quelle sorte de rivière ils vont les noyer. C'est un coup monté, mais par qui ? Il faut qu'elle aille avec eux. Quoique le bel Argail ne l'émeuve pas, elle fera semblant. L'amour ne lui fait pas peur, le péril non plus. Et, sur Souabe, elle aura l'aide de Waldemar. Allant s'inscrire, elle rencontre Angélique. Plusieurs fois, celle-ci l'a suivie et approchée. Marfise, sensible à sa déception, l'a accueillie amicalement, s'est laissée effleurer et baisoter, sans rien accorder. Angélique s'étonne de l'intention de Marfise, la seule qui n'aime pas Argail. Elle l'arrête. Elle veut dire quelque chose et n'y parvient pas. Sa langue semble nouée. Un terrible effort la vide d'énergie et la rend toute grise. Elle balbutie "Non, pas toi" et s'évanouit. Elle a le bonheur de revenir à elle dans les bras de Marfise qui lui tapote les joues et s'inquiète. La belle Angélique, frémissante, incapable de parler davantage, la tire en arrière. Marfise, gênée par cette opposition, la repousse. Angélique la saisit avec une force étonnante et l'empêche d'avancer. Dans une extrême agitation, elle agite la tête négativement, elle se jette à terre devant elle, dolente et gémissante : "Tu devras me piétiner pour passer". Marfise, dégoûtée de ce pathos, abandonne. Elle se laisse arracher un baiser et s'en va. Le liste est complète : quarante lunaires d'origine planétaire et dix natifs dont l'amour a surpassé la crainte. Au moment du départ, Angélique manque. Elle s'est cachée. Sans espoir, elle se fera l'ombre de Marfise, elle baisera la trace de ses pas, elle frôlera sa main, elle l'adorera en silence, elle aimera son indifférence, elle séduira ses amants. Argail interroge les machines qui la localisent. Si, à ce moment, elle disait clairement qu'elle refuse de partir, on lui garantirait le droit à la liberté qui régit la Lune, et la fusée décollerait sans elle. Mais les machines ont besoin d'un propos articulé sans équivoque et la pauvre Angélique, comme paralysée, n'arrive à émettre que des sons indistincts. Argail la saisit par la main et l'entraîne dans la fusée. Marfise consulte la comptabilité de la Ligue : les cinquante-deux places ont été retenues et payées par un groupe-écran dont le nom ne donne aucune indication. Inutile d'enquêter davantage, la piste est brouillée. Elle prend contact avec Waldemar. Elle lui raconte le raid amoureux dont la Lune a été l'objet (il s'en amuse). Elle lui demande de guetter l'arrivée de la fusée et de faire suivre la bande de lunaires. Elle-même observera à l'aide de sa connexion au satellite. Les lunaires, guidés par Angélique et Argail, montent dans un gros véhicule qui démarre aussitôt. Les hommes de Waldemar le prennent en chasse et, leur radar indiquant un arrêt prolongé, s'approchent avec précaution : le véhicule est vide, les passagers ont été transférés dans un autre. Le satellite, lui, n'est pas trompé par les changements successifs de véhicules, ni par les tours et détours qu'ils exécutent : les lunaires atteignent le Temple Paradis Terrestre et sont engloutis par les bâtiments. Ensuite, on les reverra lorsque, en agréable compagnie, ils paresseront dans un beau jardin entouré de hauts murs, à l'intérieur de l'enceinte du bâtiment argenté. Le Temple est derrière le "couple enchanté" et mène toute l'affaire ! Marfise remercie Angélique de l'avoir empêchée de tomber dans les pattes d'Athanase. Elle comprend tout. Les Temples sachant qu'elle est l'organisatrice de l'offensive d'éradication du Culte, la visite du "couple enchanté" devait la faire succomber au charme d'Argail, et, dans l'espoir d'en jouir, monter dans la fusée. Elle serait maintenant captive... La séduction n'a pas marché, néanmoins, par curiosité, elle a failli se joindre au groupe. Angélique l'a sauvée, défiant difficilement une interdiction subconsciente. Marfise frémit, son sort a tenu à deux accidents : le bel Argail l'a laissée indifférente et, involontairement, elle a séduit Angélique qui, folle d'amour, bravait tout pour elle ; sinon, elle était faite comme un rat. Semblant viser indistinctement les lunaires, l'opération lui était destinée. En ciblant les deux genres, l'entreprise cachait Argail derrière Angélique : comment Marfise se serait-elle méfiée d'une fascination générale ? Nul ne se serait étonné de la voir se joindre à la bande énamourée. Sans regretter d'avoir rejeté Angélique, elle lui est reconnaissante. Maintenant que le filet jeté sur la Lune par la redoutable Athanase n'a pas rapporté le gros poisson attendu, que deviendra le menu fretin ? Sera-t-il remis à l'eau et les reverra-t-on, conditionnés pour ne trahir aucun des secrets qu'ils auront surpris ? Ou bien, seront-ils éliminés ? Dans ce cas, les machines ne s'alarmeraient pas : ils sont partis, ils restent à l'extérieur, c'est leur volonté, ils sont libres. *** Marfise fait un saut sur la Terre pour consulter Alcine. Quoique celle-ci se plaigne encore un peu de vivre sur une planète morte, privée de végétation, d'animaux, d'insectes, de vent... elle se sent mieux que sur la Lune dont la vie est totalement artificielle. Alcine respire, elle a autour d'elle d'immenses panoramas, et surtout elle est apaisée. Quelque conditionnement qu'elle ait reçu pour nuire à la Lune, ici, il est désamorcé. Elle accueille Marfise avec gratitude. Si Marfise l'a perturbée, elle lui doit sa sérénité, son emploi et, somme toute, une vie agréable. Elle sait à présent que Marfise est "la patronne" comme tout le monde dit ici. Marfise lui raconte l'originale expédition lancée par Paradis Terrestre contre la Lune. Alcine a-t-elle une idée ? Alcine ne sait rien du bâtiment argenté, seulement qu'Anastasie en a été expulsée un jour. Elle n'en parlait pas et repoussait les questions, d'ailleurs rares car cet endroit fermé et mystérieux inspirait une sorte de crainte ou de respect. Alcine, en partageant la vie d'Anastasie, a-t-elle noté quelque particularité qui la distinguait des autres filles ? Une seule : elle était glabre sur tout le corps, plus nue que nue. Régulièrement, elle se badigeonnait d'un certain produit pour s'épiler entièrement, suscitant la curiosité et les moqueries des autres nonnettes. Elle en appelait alors à l'autorité de leur maîtresse de dortoir qui tançait les impertinentes. Alcine a voulu l'imiter, Anastasie a refusé : "tu n'as pas le droit". Alcine suppose que c'était un rite de "là-bas" auquel, quoique exclue, elle devait sacrifier... peut-être dans l'espoir d'être réintégrée un jour ? "Rite"' fait penser Marfise à ce que Damienne disait à propos des "hétaïres sacrées". Elle questionne encore Alcine qui, rougissante, avoue qu'Anastasie faisait preuve, épisodiquement, d'une subtilité voluptueuse qui révolutionnait sa partenaire, frustrée soudain par un arrêt brutal comme si Anastasie se reprenait... Marfise retourne sur la Lune. Séductrice, curieuse ou complice, elle interroge ceux et celles qui ont couru après le "couple enchanté". Aucun des deux n'était farouche, ils se livraient volontiers aux préludes amoureux, et les chanceux qui les ont approchés d'assez près ont été surpris de leur absence totale de pilosité. D'abord ils l'ont trouvée choquante, ensuite excitante. C'est devenu une mode et, autant pour attiser leurs souvenirs que pour se rendre plus attirants, beaucoup de filles et de garçons se font à présent épiler entièrement. Tout tourne autour de ce bâtiment argenté, se dit Marfise qui va voir Damienne pour en apprendre davantage à propos des "danseurs sacrés" des anciens temples de la Terre. Damienne, encore ulcérée par leurs récentes querelles, refuse de partager le peu qu'elle sait. Marfise plonge dans la maigre documentation sur l'ancienne Terre et ne trouve rien. *** Environ trois semaines après leur départ, les cinquante reviennent. L'inspection sanitaire habituelle ne détecte rien. Tous ceux que la peur des Planètes a retenus de quitter la Lune, attendent avec impatience et entourent les élus, surtout les dix lunaires natifs. Tous ont l'air ravi et repu. Dans des lieux enchanteurs, ils ont été comblés de délices ineffables. Cela ressemblait à ce paradis légendaire où des filles parfaites et expertes offrent le plaisir suprême, paradis symétrique puisque l'autre genre jouit de garçons, également accomplis. Dans les jours qui suivent, les "revenants" sont très recherchés. On leur trouve ou on leur prête un puissant charme érotique, que multiplie l'illusion d'aimer par procuration ces fabuleux anges du Paradis. Incapables de décrire avec précision les délices qu'ils ont savourés, les "revenants" répandent, avec leurs baisers, le postulat que le bonheur de la Lune est sur les Planètes. L'idée se diffuse par contamination virale car, au fil des rencontres, les chanceux qui ont été au contact des "élus", la transmettent. Marfise, ahurie, se frotte les yeux. Voilà longtemps qu'elle pense et qu'elle dit lorsque, rarement, l'occasion se présente : l'avenir de la Lune est sur les Planètes. L'attachement des lunaires à leur cocon protecteur, l'espèce d' "autisme collectif" que l'environnement impose, la peur des Planètes, lui ont toujours paru des obstacles infranchissables. Seule une catastrophe qui rendrait la Lune inhabitable (comme ce fut le cas jadis de la Terre), jetterait les Lunaires dans l'espace, en supprimant toute possibilité de choix. Quoique Marfise ait réfléchi à cette éventualité, elle se refuse à la provoquer. La Cité étant conçue pour la survie, avec ses blindages de béton renforcé, ses compartiments, ses sas étanches, il faudrait saboter les deux circuits parallèles de production d'air. Pour évacuer la population, une multitude de fusées devraient être disponibles à cet instant. Marfise a toujours maintenu ses réflexions dans le vague, s'interdisant d'aborder le stade opérationnel. Et voilà que, sans qu'elle n'ait rien fait, la Lune commence à rêver aux Planètes ! Cela ira-t-il jusqu'à provoquer une émigration de lunaires ? Quel paradoxe, que les Temples qu'elle combat travaillent pour elle à sauver la Lune du piège de sa perfection ! Il faut attendre. Si Athanase a échoué à attirer Marfise, les petits poissons ont été gavés et renvoyés sur la Lune. Leur propagande en faveur des Planètes exprime-t-elle le bonheur qu'ils ont eu, une vague d'enthousiasme qui s'étend en cercles concentriques tout en s'affaiblissant ? ou bien résulte-t-elle d'un conditionnement ? et, dans ce cas (plus conforme à l'idée que Marfise se fait d'Athanase), pourquoi vouloir attirer les lunaires sur les Planètes ? Marfise va trouver Locrin. Le psy est si charmé de la revoir qu'il l'embrasse étroitement et qu'elle doit sacrifier (sans déplaisir) aux formalités de reprise de contact. Après, elle l'interroge : vous, les psys, comment analysez-vous cette affaire ? Locrin, embarrassé, avoue que les psys comme les autres ont cédé à la séduction et perdu la tête. Heureusement, une partie du travail est automatique et les observations se sont poursuivies : à part l'explosion des incivilités, et l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des rencontres, rien n'a été décelé. Pour Marfise, le mantra des "revenants" (le bonheur de la Lune...) suggère un conditionnement. Qu'en pense-t-il ? leurs techniques d'examen sauraient-elles le repérer ? Locrin, surpris que, pour la première fois, elle prenne les psys au sérieux, réfléchit : l'hypothèse est plausible. Marfise, sans donner de détails, attire son attention sur l'arrière-plan : "quelqu'un" tire les ficelles du "couple enchanté", quelqu'un de puissant, et peut-être dangereux. Elle cherche qui et dans quel but. Ça l'aiderait de savoir si les "revenants" conservent leur intégrité mentale ou s'ils ont été manipulés. Locrin, s'efforçant d'adopter cette nouvelle perspective, admet que, depuis que le couple a débarqué, la Cité titube. Lui-même n'est pas indemne : la pensée d'Angélique provoque une confusion troublante dans son esprit. Le premier chantier que les psys doivent entreprendre est de se guérir eux-mêmes. Ils n'en auront guère envie. Marfise suggère de tester quelques "revenants" afin de voir si leur, comment dites-vous ?, "silhouette mentale" a changé ou non. Ça, c'est facile, répond Locrin. Quelques jours plus tard, il avise Marfise de l'absence de modification visible. L'image présente est identique à la précédente mais un peu floue, comme un même paysage qui serait recouvert d'une légère brume. Le flou traduit-il une intervention extérieure sur leur mental ou exprime-t-il l'état d'excitation dans lequel ils sont encore ? Il ne sait pas. Marfise se résout à enquêter directement. Elle se fait belle et cherche le contact avec un des "revenants" natifs de la Lune. Marfise, noyée dans la foule des hystériques qui assaillent les cinq, bousculée, échoue à s'approcher. Elle n'arrivera à rien comme ça. L'un d'entre eux s'écarte, étroitement enlacé par deux filles en folie. Elle les suit et, quand ils arrivent à destination, elle se masque et répand un gaz soporifique. Les filles croiront avoir rêvé. Marfise porte le garçon dans la pièce voisine et le ranime à moitié : sans être paralysé, il est temporairement privé de volonté. Elle l'entoure de son bras comme une étreinte amicale ou affectueuse, et le conduit dans le secteur K en brouillant le suivi des machines. Là, elle l'endort. Bien plus tard, quand il reprend conscience, elle est nue dans ses bras et, automatiquement, il entre en action. Marfise coopère et constate que, quoique leur conjonction soit plaisante, le garçon n'a pas rapporté de superpouvoirs de son voyage. Il s'étonne. "J'étais avec deux filles... que s'est-il passé ?". Tu t'es trouvé mal, répond-elle. Elle le choie, l'entoure d'une ambiance discrètement hallucinatoire et, lorsqu'elle le juge à point, l'interroge prudemment. Toutes celles qui l'ont questionné voulaient des détails amoureux, Marfise demande comment s'est passé le voyage, si leur séjour était confortable, s'ils ont vu le Temple... — Le Temple ?, s'exclame le garçon, quel Temple ? Nous habitions un magnifique palais, entourés d'êtres féériques qui nous attendaient impatiemment depuis toujours. A-t-il eu Angélique ? Il ne s'en souvient pas. Elles étaient toutes tellement parfaites qu'il n'y avait pas de différence. Le bonheur de la Lune est sur les Planètes, à cause de ce paradis qu'il souhaite à tout le monde, et aussi parce que les Planètes représentent l'avenir. La Lune, c'est le passé de la Terre. Marfise essaie de savoir ce qu'il a vu de la planète où il était. Rien du tout. Pendant le trajet, ils ont emprunté une série de véhicules aux vitres opaques. Ensuite, ils ne sont pas sortis. Cependant il a la "certitude" que la vie sur les Planètes est bonne et stimulante. Il "sait" que, une fois vaincue la répugnance à quitter la Lune, on devient un autre homme. Ils sont conditionnés, se dit Marfise, soulagée d'apprendre enfin quelque chose. Ils ne connaissent toujours rien des Planètes, leur enthousiasme est un artifice, voilà ce qu'exprimait le flou noté par Locrin. Ma capture était-elle le plan A, et l'intoxication un plan B ? ou les deux se combinent-ils ? Le paradis sexuel est-il un appât pour inculquer aux lunaires l'amour des Planètes ? Moi, ça me convient parfaitement ! Mais pourquoi les Temples feraient-ils cela ? Elle ne tirera rien de plus du garçon, elle doit lui rendre la liberté. Nul doute que sa disparition a ému ses admiratrices et que le secteur est plein d'agitation. Marfise l'emmène ailleurs et l'abandonne dans un coin obscur. Il se débrouillera ou quelqu'un le trouvera. *** Marfise a tenu Waldemar informé de ses soupçons. Elle lui communique ses dernières découvertes. Waldemar l'incite à la prudence : les Temples se réveillent. Une négociation avec Paradis Terrestre nécessitant la participation du Grand-Maître en personne, il vient de la rencontrer. On ne se méfiera jamais assez d'Athanase. Quand il l'avait vue, il y a trois mois, malgré sa force et sa prestance, elle semblait ébranlée. Cette fois elle réprimait difficilement une expression triomphale. Comme le chat qui vient de bouffer le canari et qui ferme la bouche pour cacher les plumes. Pourtant, s'étonne Marfise, elle a échoué puisqu'elle ne m'a pas capturée. Une attirance irraisonnée pour les Planètes s'insinue dans l'esprit des lunaires. Indépendamment de l'espérance de jouir des anges amoureux, ils "découvrent" tout à coup que la Lune est un terrier sans ouvertures : en la quittant, ils se dépasseront et accéderont à une vie supérieure. Le couple enchanté revient. Les mêmes. Aussi beaux et inaccessibles. Aussi complaisants et réservés. Les lunaires frétillent. Cette fois, les natifs seront nombreux à vouloir partir. Marfise se place sur leur passage. Malgré sa répugnance, elle admire la plasticité de leur démarche dansante. Angélique l'aperçoit, rougit et lui adresse un sourire lumineux, esquissant un baiser. Ouf, se dit Marfise, ses sentiments n'ont pas changé. Les siens non plus, mais elle ne fera plus l'effarouchée : elle exploitera Angélique pour s'introduire dans l'intimité d'Argail et analyser l'appât qui (croit-elle) lui était destiné. Très vite, Angélique s'attache à ses pas et reprend ses supplications : "ne sois pas si prude !". Marfise, semblant commencer à s'attendrir, se laisse donner des baisers et ne s'écarte que lorsque la bouche et les mains de la fille deviennent trop actives. Sans s'engager clairement, elle permet à Angélique de penser qu'un jour... La réaction de la fille la surprend : au lieu d'exulter de bonheur, elle pleure à gros sanglots, gémissant "même si tu me veux enfin, je ne pourrai pas ; même si tu m'accompagnes sur la Planète, tu ne seras pas pour moi". Sursautant, elle devient rigide, son teint tourne au gris, elle respire difficilement, suffoque et s'évanouit. Marfise l'entraîne dans son appartement, la déshabille, lui fait respirer des sels ammoniacaux, lui jette de l'eau sur la figure. Angélique revient difficilement à elle. A demi-mourante, elle regarde à l'entour et, s'apercevant que Marfise l'a emmenée chez elle, elle revit d'un coup. Elle entoure Marfise de sa nudité radieuse et, frémissante, se colle à elle. Marfise la caresse légèrement et, résistant sans efforts à ses tentatives, la conduit sous la douche. Quand Angélique sort, toujours échauffée, Marfise lui tend ses habits : "sois sage". Angélique se blottit contre elle et, épuisée par sa crise, s'endort, d'un sommeil saccadé. — C'est le plus beau jour de ma vie, dit-elle joyeusement à son réveil. J'ai faim. La crise qu'elle a oubliée lui a donné un énorme appétit. Marfise la nourrit. Angélique, sereine, ronronne de bonheur jusqu'à ce que Marfise lui demande de la présenter à Argail. Chagrine, les yeux humides, Angélique renifle : — Ah ! son absence a épuisé ta froideur... à ton tour, tu cèdes à son charme... j'aurais dû penser que cela arriverait... tu le préfères à moi qui t'aime... tu seras déçue : même toi, la plus belle, tu n'auras rien de lui, pas plus que les autres. Elle pleure, jalouse. Marfise hésite : vaut-il mieux la rassurer en affirmant son indifférence à Argail ou, au contraire, exciter sa rancœur et perturber le couple ? Incapable de deviner la meilleure solution, elle repousse le choix à plus tard. D'ailleurs Angélique capitule et s'exalte : elle l'aime tellement qu'elle voudrait être le sol qu'elle foule de ses pieds, la serviette qui l'essuie, l'oreiller sur lequel elle appuierait sa tête en la bafouant avec Argail... J'aime jusqu'à tes rigueurs, jusqu'à ton mépris, jusqu'à ton insulte s'il devait y en avoir... Oui, je te présenterai Argail et je t'aiderai à lui plaire, sans même escompter que tu jettes quelques miettes d'amour à ma faim de toi. Marfise la calme en promettant vaguement d'être "gentille" (un mot qu'elle veut indéterminé). Angélique, prenant sa main, la conduit dans l'appartement qu'elle partage avec Argail, où aucun lunaire n'a été admis... ni n'aurait dû l'être, à en juger par la réaction d'Argail qui réprimande Angélique et ignore Marfise. Angélique, fière de se sacrifier, refuse les reproches et se défend avec énergie. Pendant l'altercation, Marfise les observe. Argail dont la beauté ne lui plaît pas, devient laid sous l'effet de la colère qui, au contraire, embellit Angélique. Au bout d'un moment, jugeant que le premier feu du conflit est passé, Marfise, d'une voix sucrée, s'interpose et présente ses excuses d'avoir troublé leur paix domestique. Angélique s'est trouvée mal et elle l'a raccompagnée, il n'y a pas de quoi s'énerver. Elle se présente, scrutant Argail : s'il est programmé pour la séduire, il le cache bien ! Il la regarde à peine et grommelle entre ses dents. Angélique, jouant la maitresse de maison, sert le thé, effleurant la main de Marfise au passage. Loyale et désespérée, elle a fait assoir Argail sur une banquette, tout à côté de Marfise, et essaie de l'intéresser à elle. Marfise met la conversation sur Souabe. Je connais la planète, je l'ai visitée souvent. De quel endroit êtes-vous ? Connaissez-vous... ? Argail répond à peine, suffisamment, cependant, pour trahir son ignorance totale de la planète. Marfise comprend qu'il n'est jamais sorti du Temple. Elle bavarde un moment, s'efforce de paraître subjuguée par Argail et se retire, accompagnée par Angélique qui se frotte à elle. Les jours suivants, Marfise, se dissimulant, piste Argail. Une seule chose est divine en lui, sa démarche élastique. Elle le voit sourire aux filles, se laisser embrasser, les allumer et s'en défaire. Ce garçon est au travail, pense-t-elle. Rien n'est spontané chez lui. — Je t'ai épiée, se lamente Angélique : tu l'as suivi, tu l'as reluqué, tu as bavé comme ces filles en chaleur. Pour l'avoir, tu le suivras sur la planète et (ajoute-t-elle péniblement en surmontant un obstacle invisible)... tu ne l'auras pas. En pleurs, elle se cramponne à Marfise qui se laisse embrasser et lui demande : "voudrais-tu rester ici avec moi ?" Angélique, écarquillant les yeux, s'amollit et gémit "oui...", puis, devenant rigide comme une statue en bois, crie d'une voix stridente inconnue "non, non, non, jamais ! Arrière, tentatrice !". Elle s'arrache à Marfise et, avec les mouvements désarticulés d'un pantin mécanique, s'enfuit en hoquetant. Marfise l'espionne à son tour. Comme Argail, Angélique sourit et cajole, s'offre et se refuse, attire et repousse. Toutefois, son travail (le mot s'impose désormais à Marfise) s'exécute de façon plus gracieuse, presque sincère. Est-ce parce qu'elle est amoureuse ou sa nature est-elle plus spontanée ? Marfise, toujours réfractaire, la trouve néanmoins magnifique : outre une extrême beauté et un charme sensuel, elle a du panache. Comment les hommes ne l'aimeraient-ils pas à la folie ? Quelle différence avec Argail ! Qu'est-ce qu'elles lui trouvent ? Interrogeant les filles, elle obtient des réponses aussi enflammées que vagues. Elle les provoque "moi, il ne me plait pas". Tant mieux, répondent-elles, espiègles, ça fait une concurrente en moins. En riant, elles lui conseillent de faire réviser son réglage hormonal pour corriger son insensibilité anormale. S'ensuit une de ces conversations de filles où elles comparent crument les particularités et attributs des garçons. Constatant qu'elles ne disent rien de précis sur ceux d'Argail, qu'elles sont même incapables de le décrire en détails et de le comparer aux autres, morceau par morceau, comme elles font d'habitude, Marfise en déduit que sa séduction est d'ordre général : une aura amoureuse qui l'entoure et les attire. Ce serait un pantin, ce serait pareil, se dit-elle. D'ailleurs, c'est un pantin. Rencontrant Argail, elle le défie : Tu ne me plais pas. Il la regarde avec un joli sourire, faisant frémir ses muscles bien dessinés. Il esquisse une caresse, elle l'esquive. D'une voix veloutée qui devrait lui chatouiller la moelle épinière, il dit, comme s'il le regrettait : "tant pis pour toi". Marfise, rétive à son charme, s'en inquiète presque à cause des commentaires des filles. A-t-elle un problème ? La trahison de Griffon l'a-t-elle rendue hostile aux hommes ? Déjà Brandimart... Pourtant, elle n'a pas perdu son appétit et, se souvient-elle avec une bouffée de chaleur, Waldemar l'émeut toujours autant... Peut-être se déprend-elle de la Lune et s'éloigne-t-elle de ses standards ? Se félicitant du hasard qui l'a préservée, Marfise est sûre, à présent, qu'Argail ne la cible pas spécifiquement. Sans doute son programmeur le pensait irrésistible et n'imaginait pas qu'une seule fille renâcle. Le filet remontera sans elle, cette fois encore. Quoique curieuse de ce qui arrive aux heureuses victimes, elle n'est pas folle au point de se jeter dans la gueule du loup sans même une paire de ciseau pour lui ouvrir le ventre... à moins que... Marfise prend contact avec Waldemar : est-il prêt à attaquer le Temple pour la délivrer ? elle se joindrait à la bande amoureuse, cachant sous sa peau un pisteur pour la localiser et un instrument de communication. Waldemar sourit, attendri et affectueux : — Mon impératrice, tu es toujours aussi folle ! Un seul regard d'Athanase te transformera en zombie, tu ne pourras plus communiquer et je ne saurai pas que tu es en danger. En outre, attaquer le Temple sans raison avouable serait un suicide politique. Les Temples s'affaiblissent, ils ne sont pas abattus. Je provoquerais une révolte contre moi, annulant mes efforts et les tiens... Cette énigme te tracasse trop, tu perds tes moyens ! Tu m'as toujours seriné "la violence est l'arme des sots" ! Pourquoi ne pas équiper d'un transmetteur quelqu'un qui part ? Tu verras tout comme si tu y étais. — Ô mon seigneur, roucoule Marfise, aspirant à sa robuste étreinte, tu as raison, je deviens folle. Il y a de quoi ! Obligée de soupçonner tout le monde, je ne comprends rien à ce qui se passe : mon plan se fait envelopper par quelque chose dont je n'ai pas la moindre idée. Je vais suivre ton conseil. A tout hasard, règle un missile anonyme de faible puissance sur ce bâtiment argenté, une diversion pourrait être utile. Equiper quelqu'un d'un transmetteur caché apportera de l'information. Elle le fera implanter sur une fille. Pour cela, elle a besoin du concours de l'Ingé auquel elle hésite à faire confiance (c'est lui qui a choisi Griffon). Elle prend le risque. Ce sera un test. Si la porteuse du transmetteur est démasquée, il signe sa trahison. Sinon, cela augmente la probabilité qu'il soit innocent. Marfise soupire : à quoi m'ont-ils réduite ! me méfier de l'Ingé ! L'Ingé, sans poser de question, accepte. Marfise capture la fille qui s'est inscrite la première. Endormie, elle est rapidement implantée et se réveille chez elle sans se douter de rien. La fusée va bientôt appareiller. Cette fois, les natifs sont nombreux. Angélique consacre à Marfise tout le temps dont elle dispose. Marfise ne doute plus qu'un conditionnement la contraigne. Autant qu'il le permet, Angélique manifeste son désespoir de repartir. Marfise, pensant à l'échec de sa tentative précédente, décide de l'aider. Touchée peut-être par la passion d'Angélique, Marfise lui veut du bien : à la différence d'Argail, cette fille a quelque chose de sincère qui inspire la compassion. Au moment où les partants se rassemblent, Angélique, le cœur brisé, prend congé de Marfise. Elle se jette dans ses bras, pleure et s'accroche à elle, murmurant des mots d'amour désordonnées et balbutiant des prières. Marfise l'endort par surprise, la cache, et, pour dissimuler ses traces, insère un double de son empreinte mentale dans l'un de ces oiseaux artificiels qui égaient le secteur K. Argail, embarrassé et furieux de ne pas voir arriver Angélique, demande de la localiser. Guidé par la machine, il court au secteur K. Le signal indique un arbre, puis un autre, puis décrit une ligne bizarre. Argail ne comprend pas. La machine confond Angélique et un "oiseau" qui volète et pirouette aléatoirement. Une erreur s'est produite. L'heure du départ approche, Argail n'a plus le temps. Il rejoint la fusée en pestant. Sa colère augmente encore : privés de la belle Angélique, une partie de ses amoureux refuse de partir et descend, malgré les objurgations d'Argail qui leur promet "là-bas" des déesses ardentes. Argail, défiguré par la rage, perd beaucoup de sa séduction, décourageant plusieurs filles qui, déçues, abandonnent aussi. La fusée décolle à moitié vide. Les machines, constatant l'incohérence de l'association de la trace d'Angélique à un oiseau, envoient la police des couloirs le capturer. Marfise le fait exploser à distance. Les machines cherchent leur erreur et retrouvent Angélique. Marfise l'éveille et lui dit qu'elle est libre. Angélique, radieuse, passe ses bras autour de son cou, cherche sa bouche et se presse contre elle, haletant d'amour, haletant d'angoisse : elle ne peut plus respirer, elle devient grise, son visage se crispe, elle s'étouffe, malgré les efforts de Marfise. Son atroce souffrance se mêle à l'infini bonheur d'agoniser dans les bras de Marfise qui, apitoyée et émue, la couvre de baisers inutiles. Désespérant de la sauver, Marfise appelle les secours. Elle est morte. Les analyses montrent qu'Angélique n'était atteinte d'aucune maladie. On ne trouve rien. Un dérèglement hormonal soudain a perturbé le système nerveux, provoquant simultanément un ralentissement cardiaque et une contraction des bronches. Marfise reconnaît l'effet d'un conditionnement que ne trahit aucune trace observable. Elle a voulu délivrer Angélique, elle l'a condamnée. Marfise s'attriste, s'encolère (ces gens des Temples sont des monstres) et s'inquiète (que font-ils aux nôtres ?). Le chagrin de Marfise est profond. Celui des innombrables soupirants d'Angélique est fait de regret et de dépit. Une adorable fleur s'est fanée sans avoir été cueillie. Plus que jamais, ils aspirent aux Planètes à l'éternel printemps. Par chance, la fille à laquelle Marfise a implanté le transmetteur est assez éprise pour que la colère d'Argail ne la rebute pas. D'ailleurs, il se contrôle très vite et, redevenu infiniment séduisant, s'emploie à chérir ses soupirantes et à réconforter les garçons désappointés. La fille qui, à son insu, prête ses yeux à Marfise, se rapproche de lui et ne le quitte pas du regard, détaillant ses charmes qui lassent Marfise. Marfise prend ses dispositions pour rendre l'observation commode. Le séjour durera plusieurs semaines et, ignorant ce qu'elle cherche, elle ne peut pas utiliser un automatisme. Il lui faut tout voir par elle-même. Pour échapper à la fatigue d'un fastidieux suivi en temps réel, elle enregistrera les images et les visionnera en accéléré une fois par jour. Il n'y en aura pas pendant le passage de la fusée en hyperespace, Marfise se reposera. Si, à l'arrivée, le transmetteur est découvert, l'observation se terminera et les soupçons à l'égard de l'Ingé se transformeront en certitude. Quel gouffre cela ouvrirait ! Une infiltration par les Temples à une telle échelle, impliquerait que la Ligue aussi serait gangrénée, la Terre aussi. La guerre sera déjà perdue. Personne nulle part ne serait fiable... sauf Marfise et Waldemar... auxquels il ne resterait qu'à mourir en combattant... à moins qu'ils ne parviennent à détruire les Temples par surprise... En utilisant les ingénieurs et les ateliers de la Ligue, Marfise armera des fusées et lâchera des bombes... une fois décapitée l'hydre du complot, le Culte redeviendra une superstition banale... Marfise, fougueuse, pantelant d'héroïque tendresse, prend contact avec Waldemar. Il répond à son attente, il est prêt à tout. Marfise, enthousiaste, le surprend : en un instant, elle déverse sur lui plus de paroles d'affection qu'elle n'en a prononcées depuis le début de leur relation. Se ressaisissant, elle l'invite à surveiller l'arrivée du nouveau contingent et à se tenir prêt à intervenir s'il le faut. Les arrivants sont conduits au Temple. Argail s'éloigne, les épaules basses. Il va se faire réprimander : il a perdu Angélique et apporte des effectifs incomplets. Il ne reparaitra plus. La fille regarde autour d'elle. Comment devinerait-elle le Temple autour du somptueux décor d'un palais, agrémenté de jardins intérieurs enchanteurs ? L'image devient floue, une émotion aura dilaté les pupilles de la fille. Elle accommode : d'une démarche légèrement dansante, un adorable garçon s'approche d'elle qui court à sa rencontre. Les semaines suivantes saturent Marfise de scènes de sexe interminables et multipliées. La fille s'empiffre de garçons splendides et, pour autant qu'elle en détourne le regard, elle montre que les autres font de même, toutes aussi pâmées et lubriques. Ecœurée, Marfise se promet une longue période d'abstinence ou, du moins, de frugalité. Faisant défiler les images rapidement, elle espère découvrir quelque chose. Seules quelques sorties dans un beau jardin extérieur (celui qu'avait vu le satellite), rompent la routine. Athanase n'apparaît pas, ni personne qui ressemble à un prêtre ou à un moine. Des serviteurs anonymes pourvoient à toutes les nécessités. Pas de séance d'hypnose collective ou d'endoctrinement. Rien ne permet de repérer le moment et les moyens du conditionnement des lunaires. Il s'opère entièrement à leur insu, peut-être par leurs amants quand, extasiées, leur esprit échappe à leur contrôle ; peut-être à distance, quand elles dorment. Cela suppose un pouvoir psychique énorme et redoutable Marfise, regardant à travers la fille, ne voit les garçons lunaires que dans le jardin extérieur où tous flânent avec leurs "anges". Les garçons, pourvus d'homologues d'Angélique, l'ont oubliée dans les bras de ces exquises créatures. Ils s'activent dans une autre partie du bâtiment et la fille ne s'en soucie pas. Tous rentrent, grisés comme les précédents. On leur saute dessus. Le refrain universel se renforce : la vie est meilleure est sur les Planètes. Tout ce que j'ai appris sur les Temples, récapitule Marfise, c'est qu'ils se cachent avec soin. Les armes spirituelles, les anathèmes etc., s'étant révélés vains, ils n'ont plus la naïveté de les employer. Ils agissent en profondeur, en modelant le subconscient de leurs trop consentantes victimes et, par elles, de toute la Cité lunaire. J'ai vu aussi que les "anges du sexe", malgré quelques différences superficielles, sont, respectivement, toutes et tous du même modèle et se comportent identiquement (y avait-il une faille dans la programmation d'Angélique ? ou a-t-elle "bugué", poussée par ses sentiments ?). Façonnés par le même dressage, ils sortent de la même école. Repensant aux danseurs sacrés de Damienne, Marfise suppose que, séculairement, les "anges" étaient les instruments d'un culte ésotérique, ou servaient aux ébats des Grands-Prêtres, ou les deux à la fois. Athanase aura eu l'habileté d'en faire une arme et d'exploiter la gourmandise sexuelle de la Lune, lui offrant le fruit tentateur et le ver caché. Mais, toujours se pose la lancinante question : pourquoi tant d'efforts pour intoxiquer la Lune qui ne s'occupe pas d'eux ? J'ai quand même obtenu un résultat positif, se dit Marfise en demandant à l'Ingé de faire ôter le transmetteur de la fille qui l'a porté : l'Ingé ne m'a pas trahi... (Toutefois, lui souffle le démon du soupçon, il n'y avait rien à voir, le transmetteur ne constituait pas un danger...) Après avoir hésité, Marfise décide de lui rendre sa confiance. Après tout, puisqu'ils en savent plus que moi, je ne prends pas de risque. L'Ingé est soulagé de sentir disparaitre la barrière incompréhensible qui s'était élevée entre eux, et Marfise de partager enfin sa perplexité. Contre l'opinion générale, elle pense que la perfection des lunaires est mortelle et qu'ils doivent rejoindre les Planètes. Prête à user de tous les moyens pour cela, elle n'en trouvait aucun, et voilà que les Temples travaillent dans ce sens. Elle les combat, et ils l'aident, ça ne va pas ! — Quand votre ennemi fait le travail à votre place, quelqu'un se trompe... L'Ingé remarque que, jusqu'à présent, le bonheur sur les Planètes reste une incantation, et que personne n'a pris l'initiative de partir à sa recherche. Celui qui le ferait reviendrait, déçu de n'avoir pas trouvé le paradis érotique de ses rêves. L'émigration tournerait court. Cette agitation perturbe la vie de Lune, elle ne cause pas de déséquilibre fondamental. — Non, répond Marfise, ça ne se limite pas au "paradis". Les "revenants" ont été conditionnés pour diffuser la croyance que, en général, la vie est meilleure sur les Planètes. Ces épisodes amoureux, quoique spectaculaires, n'ont pas de sens en eux-mêmes. C'est la carotte : une fois les chauds lapins attrapés, on leur inocule la myxomatose et ils la transmettent à tout le terrier.
Vous ne mesurez pas comme moi à quel point les lunaires, sans s'en rendre compte, souffrent de leur vie parfaite et confortable. Ils ne le savent pas. Soudain, des bouches amoureuses le leur disent à travers un baiser. Une fois l'insatisfaction perçue, les gens émigreront, non pas pour aller au paradis, mais afin d'échapper à la médiocrité de leur destin. Arrivés sur les Planètes, ils auront des difficultés que la plupart surmonteront. Ils s'adapteront. C'était mon but : vider la Lune. Si j'avais conçu ce plan, je m'admirerais ! Pourquoi les Temples travaillent-ils pour moi ? Serait-ce que, loin de nous sauver, cette émigration nous détruira ? Non, je ne peux pas m'être trompée à ce point. Pas moi ! Donc, ou bien les Temples ignorent trop de choses sur nous et croient nous nuire alors qu'ils nous aident, ou bien c'est un piège colossal. Déroulant ses doutes, elle parle de Griffon à l'Ingé. "Je suis sûre à présent que c'était un traitre. Il m'a aguichée, je l'ai associé à mes plans, il m'a trompée et a tout dit aux Temples". L'Ingé n'est pas d'accord. Certes, il ne saurait exclure que, après, pendant qu'il était au Temple ("où vous-même l'avez envoyé"), Griffon ait trahi, consciemment ou non. Toutefois, il rejette catégoriquement l'hypothèse de l'agent infiltré par avance : il connaît Griffon depuis longtemps. "Vous n'avez pas de preuve" dit-il à Marfise qui lui rétorque la même chose : par définition, un agent dormant ne fait rien et n'éveille aucun soupçon ; il est inoffensif, tant que rien ne le stimule. Vous ignorez l'étendue de leurs pouvoirs psychiques... L'Ingé, dubitatif, ajoute que, si les Temples veulent conquérir le monde, ils infiltreront la Ligue et les Planètes, pas la Lune qui se tient à l'écart de tout. — Pourtant, répond Marfise, la Lune leur importe puisqu'ils consacrent tant d'efforts et de dépenses à la saturer d'artifices érotiques pour nous faire partir ! Au fait (demande-t-elle malicieusement), avez-vous résisté aux attraits de la belle Angélique ? L'Ingé rit : — Je n'ai pas eu de mal, elle était trop belle. Ça me fait peur ! je préfère les filles simples. Et vous, son beau compagnon ? — Pff, une poupée mécanique parfaitement réussie ! Quand je pense que la vieille dame s'est laissée séduire ! — Damienne ? s'étonne l'Ingé. — Elle-même. D'abord elle m'a accusé de paranoïa à cause de Griffon, ensuite nous nous sommes disputées à propos du pantin. Je ne lui fais plus confiance. L'Ingé pense que "paranoïa" est peut-être le terme exact. Marfise, en proie à un ennemi invisible, est soumise à une trop forte tension. Il soupire : — Et vous, vous faites-vous encore confiance ? Marfise redresse fièrement la tête : — Si je savais ce que je pense, je me croirais aveuglément et agirais aussitôt, (claironne-t-elle, avant d'ajouter, d'une voix basse et troublée) : Hélas, je suis perdue, je manque de données. Ces Temples sont opaques... J'ai été candide. J'ai attaqué la première couche, celle de la superstition populaire, je n'imaginais pas un noyau caché... *** Athanase, Grand-Maître du Paradis Terrestre, et Archiatre de Souabe, réunit les autres Grands-Maîtres (leur convergence n'échappe pas à Waldemar qui s'interroge en vain sur sa raison) : — Notre situation se dégrade. Au cours de la dernière année, les offrandes, l'assistance aux cérémonies, le recrutement, ont baissé de 20% à cause du développement de l'impiété. En même temps, le Seigneur Waldemar augmente son emprise sur la Planète. A ce train, dans cinq ans, nous n'existerons plus et, les Temples abandonnés et croulants, seuls les plus Purs d'entre nous, réfugiés dans les forêts, célébreront le Culte de la Sainte Terre. Cela ne se peut. Notre mission divine est de sauver l'Humanité, de mettre fin à l'Exil et de rejoindre le Paradis Terrestre. Une diabolique manigance a remplacé la Terre Punissante par un centre de loisirs. Sans Enfer, plus de Paradis, plus de Temples. Prions la Sainte Terre de nous assister. (ils prient) — Croyez et rendez grâce. La Sainte Terre m'a inspirée. La cupide Ligue des Marchands est l'instrument du Diable : il a acheté leur âme (s'ils en ont une) et pris une hypothèque sur celles de toute l'Humanité. Mais la Ligue n'est que la main. La tête m'a été révélée : la Lune. Là gît le Mal, là naquit l'horrible projet, de là partirent les semences de dragon. Hélas, un charme puissant rend la Lune opaque à nos yeux, je n'ai pas pu découvrir qui est à l'origine ni comment il a opéré. (murmures effrayés) — La Sainte Terre veut éprouver notre foi et notre énergie. Nous n'avons pas la force de combattre la Ligue qui étend ses tentacules partout et dont nous dépendons en partie. Ni la Lune, la mystérieuse et puissante Lune, qui remplit si mal sa fonction de gardienne de la Terre. (cris d'inquiétude) — Si nous cédons au désespoir, dans cinq ans nous n'existerons plus... mais, si nous respectons les Décrets de la Providence, dans cinq ans la Lune n'existera plus, la Ligue redeviendra inoffensive, les fidèles réintégreront les Temples et nous serons sauvés. (murmures de soulagement incrédule) — Employant des moyens dont il ne faut pas parler (la Terre les bénisse !), j'ai lancé l'appât et la Lune a mordu. Bientôt, ils quitteront leurs cavernes obscures et arriveront sur les Planètes. Ce sera le moment critique. Si, déçus, ils repartent, j'aurai échoué, nous aurons échoué, tout sera fini, le Diable aura vaincu. Le voulez-vous ? — Non !, crient-ils. — Alors, il faudra vous mobiliser à fond et en secret, pour les accueillir, les consoler, les séduire, les acclimater, les assister et leur permettre de surmonter la déception initiale. Je vous donnerai mes instructions détaillées. Ils resteront, d'autres viendront, nous aurons gagné et, ici, nous pourrons résister au Seigneur Waldemar. Je préviendrai les Temples des autres Planètes, ils feront comme vous. Partout, les migrants seront bienvenus. La Lune se videra. Quand la tête sera neutralisée, la main relâchera l'étreinte qui nous étrangle. (enthousiasme) *** Le Grand Plan d'Athanase est à côté de la question, mais cohérent avec les données dont elle dispose. La Ligue est une puissante organisation parasitaire qui exploite la disjonction des Planètes. Sa fonction d'interface exclusive lui procure une rente considérable. La Ligue cueille les occasions, elle ne les crée pas. Incapable d'innovation stratégique, elle n'a pas conçu l'idée de tirer profit de l'attraction de la Terre, de tester son habitabilité, de l'équiper et de la vendre à l'échelle cosmique. De plus, elle n'a pas intérêt à saper le pouvoir des Temples qui, malgré quelques conflits, sont des clients et de fournisseurs importants et, du fait de leur position dominante sur les Planètes, des alliés ou des relais. Bien sûr, cette Ligue passive et gloutonne ne résisterait pas si on lui proposait une colossale opportunité de profits. C'est ce qui s'est produit. Athanase a cherché d'où venait une telle proposition. Comment penserait-elle à Marfise ? Celle-ci, pour autant qu'Athanase l'aperçoive, s'identifie à la Ligue dont elle a été l'agent d'exécution sur les Planètes, récompensée de l'explosion des profits par une promotion au Comité Directeur. Sur Souabe, l'ennemi est Waldemar, pas cette fille qui est sa maitresse épisodique. Ignorant le rôle et la personne de Marfise, Athanase dispose d'un seul indice : le rapport d'experts prouvant l'innocuité de la Terre qui, au début, a aidé au démarrage en convaincant les hésitants. L'origine
des experts et leur technologie désignent la Lune. Athanase conclut donc que la Lune a mu la Ligue pour une raison inconnue. La Lune est opaque et mystérieuse. Les Planétaires qui la visitent renoncent à la comprendre. Les Temples sont impuissants contre la Ligue et plus encore contre la Lune. L'audacieuse Athanase, poussée par le danger létal que court le Culte, a alors conçu un plan de grande envergure, celui que Marfise a caractérisé par "la carotte et la myxomatose" : en intoxiquant l'esprit des lunaires d'un désir d'émigration, le Grand Plan videra la Lune et l'anéantira ou, au minimum, la préoccupera suffisamment pour qu'elle doive se concentrer sur sa survie. Cette vengeance privera la Ligue de son dynamisme et sauvera les Temples. Pour réaliser le Plan, Athanase disposait des instruments nécessaires. Depuis toujours, le Temple Paradis Terrestre assure en secret le recrutement, le conditionnement et le dressage amoureux des danseuses et danseurs sacrés, indispensables aux Prêtres et Prêtresses pour le culte phallique ésotérique grâce auquel la Déesse aide les Humains à proliférer. En envoyer deux d'entre eux pour allumer les Lunaires sans les satisfaire, attirer les plus excités dans le Temple, leur insuffler le désir des Planètes pour le répandre parmi les autres, constituait la première étape du Grand Plan (dont le seul défaut est de reposer sur une prémisse fausse). A présent que les premiers émigrants vont arriver, le danger est qu'ils refluent : il faut les accueillir au mieux et entretenir le mouvement. Cette seconde étape ne demande pas de génie, seulement de l'organisation, de l'intelligence et de la discipline. Son caractère extensif pose problème car la volonté et l'énergie d'Athanase ne suffiront plus : tous les Temples de Souabe et ceux des Planètes ont à coopérer activement, et agir en secret :
si leur main agissante était détectée ou même suspectée, cela susciterait la méfiance et ôterait au processus la spontanéité mystérieuse qui lui donne une apparence naturelle. Là réside la difficulté car les Temples sont très inégalement actifs et capables. Sur Souabe où se dirigeront la plupart des migrants, polarisés par le "couple enchanté", Athanase contrôle les Grands-Maîtres aussi étroitement que possible, elle ne peut pas compter entièrement sur eux. Encore moins sur les Planètes. Il va lui falloir à la fois concevoir les procédures d'accueil et d'acclimatation, convaincre les Temples et surveiller l'exécution, tout en poursuivant l'intoxication de la Lune. Quelques échecs et bavures sont acceptables, il ne faut pas qu'il y en ait trop et ils ne doivent pas affecter le secret. Les capacités psychiques, l'autorité et l'immense énergie d'Athanase, soutenue par sa croyance en la Déesse, seront bien nécessaires. Après avoir mis en place le dispositif sur Souabe, Athanase fera le tour des Planètes pour persuader les archiatres et, si possible, réunir les Grands-Maîtres. Devant l'énormité de la tâche, Athanase se prend à souhaiter que son succès sur la Lune ne soit pas trop rapide ni massif... [Ainsi,
ces deux femmes de fer si différentes, Athanase et Marfise, se trompent également et jouent une partie en double aveugle où la première a tous les pions. Marfise, incertaine, seule et sans moyens, semble n'avoir d'autre avantage que son outrance.] La réunion des Grands-Maîtres s'est tenue dans un endroit du Paradis Terrestre inaccessible aux espions de Waldemar. Ils n'ont saisi que l'agitation des plus hauts dignitaires du Temple. Néanmoins, le mur du secret n'est pas sans faille et Waldemar espère découvrir quelque chose. Athanase mène tout d'une main de fer et, en sa présence, les autres Grands-Maîtres n'osent rien dire : ils n'en pensent pas moins et perdent leur discipline lorsqu'ils regagnent leur propre Temple. Athanase n'a pas de pouvoir direct sur eux et, s'ils l'osaient, ils pourraient élire un autre Archiatre. Pour le moment, nul n'y songe : les Temples, pour se défendre, ont besoin d'un cerveau supérieur et le meilleur est celui d'Athanase (que néanmoins beaucoup détestent et dont, sournoisement, ils traquent les espions dans leurs Temples). Waldemar a eu affaire à toutes et tous, s'est opposé à certains, allié à d'autres. Lequel ou laquelle d'entre eux serait susceptible de lâcher quelques confidences ou de se laisser corrompre ? Nul doute que, à cette réunion importante, des décisions ont été prises. Waldemar demande à Marfise de venir au plus vite, il ne se sent ni assez informé ni assez subtil pour cuisiner un Grand-Maître sans donner l'éveil. Pendant que, comparant les personnalités, il hésite à se risquer, Waldemar apprend qu'Athanase a quitté la planète. Entourée de dix grands moines noirs (dont la moitié sont des femmes), elle a rejoint la planète voisine. Marfise devine qu'Athanase fait le tour de l'Univers pour organiser une action commune des Temples. Usant de ses pouvoirs et de ses relations au sein de la Ligue, Marfise affecte, sur chaque planète, des agents à la surveillance d'Athanase. Sans arriver pénétrer ses actions, ils apprendront au moins dans quel Temple elle va et si les Grands-Maîtres se réunissent. Dès que Waldemar l'a appelée, elle a sauté dans la première fusée. Sur la Lune où elle est seule et désemparée, il n'y a plus grand chose à faire. Qu'un nouveau "couple enchanté" débarque ou non, le processus est lancé et la suite se jouera sur les Planètes. Marfise arrive sur Souabe. Les hommes de Waldemar l'attendent, vêtus de cuir noir. Craignant une attaque des Temples, ils l'encadrent et, lui laissant à peine le temps de respirer à plein poumon l'air délicieusement acidulé, l'engouffrent dans un véhicule blindé qui, à toute allure, rejoint le palais néo-babylonien du Référent Suprême. Sans se soucier des regards, Marfise bondit dans ses bras musclés. Waldemar la saisit et la porte dans ses appartements privés. Mon impératrice ! feule-t-il. Mon seigneur ! rugit-elle. Sans même quitter leurs habits, ils se prennent avec frénésie. La séparation, le manque, l'inquiétude, le doute... multiplient leur bonheur. Marfise, se sentant redevenue elle-même, énergisée par l'étreinte, se demande quel cauchemar l'a fait douter de sa féminité et de ses hormones. — Quelle ardeur ! s'exclame Waldemar, ravi. — Ô si tu savais... grogne amoureusement Marfise haletante. Elle s'empare à nouveau de lui et, pendant que les jours et les nuits passent, elle plonge et replonge dans un torrent d'amour qui la lave de toutes les angoisses lunaires et annule son sentiment d'impuissance. Marfise régénérée et Waldemar comblé se sentent invulnérables. Ils partent dans la forêt, conférer à l'abri des espions. Le sous-bois fleuri et embaumé, les bêtes féroces qu'ils tuent au passage, la fuite rapide des petits animaux, tout les exalte. La tournée d'Athanase durera plusieurs mois (trois au moins si elle va partout, estime Marfise). Même si elle a laissé des lieutenants et des espions, son absence ouvre des perspectives. Waldemar a choisi sa cible parmi les Grands-Maîtres les plus approchables. A l'autre bout de la planète, le Temple de la Terre Féconde est dirigé par Andoche, un joyeux paillard qui ne se soucie que de bonne chère et de bonne chair. Nous ne le visiterons pas, dit Waldemar, dans son Temple il ne se sentirait pas libre. Il adore la chasse et la Règle la lui interdit. Je l'inviterai et nous lui fournirons assez de filles et de bêtes pour le rendre euphorique. Moi, je m'occuperai de l'ambiance et toi, avec ta subtilité et quelques aguicheries, tu lui tireras les vers du nez. Il ne te résistera pas. *** Waldemar envoie un messager à Andoche, accompagné d'un luxueux véhicule pour assurer le transport du Grand-Maître. Andoche, encore humilié par la réunion au Paradis Terrestre, est excédé par le travail que lui donne l'exécution des consignes d'Athanase pour l'accueil des Lunaires. Il l'abandonne volontiers à ses adjoints et accepte avec joie l'invitation de Waldemar. Il réunit Maîtresses et Maîtres du Temple et, avec onction, les exhorte à remplir leurs devoirs et à prier sans cesse la Sainte Terre. La Déesse lui prescrit un pèlerinage qu'il doit effectuer pour mériter ses Grâces. Nul ne l'accompagnera. Puis, rejoint en douce par sa complice, Gutrune (elle a prétexté une retraite dans un ermitage de la forêt), il saute dans le carrosse volant, avec quelques tonneaux d'alcool parfumé. Waldemar et Marfise l'attendent, dans un château de chasse, au cœur de la région la plus sauvage de la forêt. Andoche débarque, un homme gros et fort au regard malicieux et éveillé. Gutrune, à ses côtés, parcourt déjà des yeux l'assistance pour repérer les beaux garçons. Cette femme brune, grande et fortement charpentée, se réjouit d'échapper momentanément aux contraintes du Temple. Andoche contemple goulument Marfise, et elle Waldemar. Malgré leur envie de passer à table, ils commencent par une petite chasse. Libérant de la robe monacale leur nudité robuste quoiqu'un peu empâtée, ils enfilent rapidement des vêtements adaptés et, saisissant un arc, courent dehors sans attendre que les chasseurs soient prêts. Ceux-ci se dépêchent de les suivre et Marfise arrive à temps pour abattre une espèce gros tigre cornu qui se laissait tomber d'une haute branche sur Andoche, occupé à viser un animal fuyant. A son cri, Andoche fait un bond en arrière, et la bête s'écrase à ses pieds. A peine impressionné, il remercie Marfise et en profite pour lui glisser une caresse qu'elle évite en souriant. Pendant ce temps, Gutrune a sauté sur le dos d'un monstre écailleux et prétend le diriger à coups de talons. Quand la bête s'emballe et l'entraîne dans les profondeurs de la forêt, elle s'accroche à une branche et attend les secours en riant. "Quels énergumènes !, se dit Marfise. S'ils sont beaucoup comme ça dans les Temples, je peux reprendre espoir". On rentre au château où un abondant repas attend les deux moines dont la gloutonnerie est excitée par l'aventure. De ravissantes filles servent Andoche dont les mains ne sont pas toujours occupées par la nourriture, et de robustes écuyers s'occupent de Gutrune qui, avant la fin du festin, s'éclipse avec l'un d'eux "pour prendre l'air" (peu après retentissent ses cris d'amour). Andoche, heureux et émoustillé, lutine ses écuyères. Tout en mangeant et buvant abondamment, il ne quitte pas des yeux la belle Marfise, toujours en tenue de chasse. Elle l'entreprend sur la vie au Temple. Il raconte en riant les mésaventures amoureuses de ses collègues et les mille façons d'exploiter la crédulité des fidèles pour leur soutirer faveurs sexuelles et offrandes abondantes. Les pavillons où on les accueille aimablement et religieusement sont truqués : des couloirs secrets, des mécaniques ingénieuses, des hologrammes, des appareils de sonorisation, des lumières, mettent en condition les plus rétifs qui n'hésitent plus à ouvrir leurs jambes, leur braguette ou leur bourse. — Toutefois, regrette-t-il en se servant à boire, ça se dégrade. Le fonds de commerce ne fait plus recette. Depuis que les concurrents ont ouvert la Terre, les clients préfèrent la vraie à l'illusion... Il soupire et se reverse à boire. Il fait un clin d'œil luxurieux à Marfise : — Dame, venez vous assoir à côté de moi. Marfise, bonne fille, fait le tour de la table, tandis que Waldemar, sentant venir le moment des confidences, expulse les convives. Marfise prend l'air innocent de celle qui s'attend à entendre une bonne histoire, se félicitant que sa tenue de chasse bloque les mains baladeuses du moine. S'il faut payer de sa personne, elle le fera ; si elle s'en passer, ce sera mieux. Waldemar, affectant l'indifférence, ouvre grand ses oreilles. — Quand nous serons redevenus prospères, je vous inviterai dans mon Temple... nous allons nous débarrasser de la concurrence... d'ici là, il faut supporter Athanase et filer doux... Marfise, se laissant peloter avec indifférence, pose des questions naïves et, peu à peu, Andoche, buvant, caressant et hoquetant, révèle le plan d'Athanase et la mission qui incombe aux Temples. Marfise, glissant une poudre soporifique dans sa coupe, la lui tend pour boire. Il s'effondre sur la table et de costauds serviteurs l'emportent dans son lit. Gutrune revient, après avoir épuisé les écuyers. Waldemar se dépêche de sortir, n'ayant pas envie de leur succéder. Gutrune, les cheveux en désordre, dépoitraillée, une seule jambe de pantalon enfilée, éclate de vie. Elle se sert à boire et dévore la moitié d'un chevreuil rôti qui était encore sur la table. Heureuse et rassasiée, elle donne une grande claque amicale à Marfise : "quelle bonne vie, vous avez ! si sous saviez comme je souffre au Temple !" — Vous, souffrir ?, s'étonne Marfise en contemplant la belle bête qui lui fait face. Je vous crois de taille à ne pas vous laisser embêter... Affectant une camaraderie de fille, elle l'interroge. L'autre répond crument : Andoche est un étalon vigoureux qui se disperse entre trop de pouliches, les autres sont des amuse-gueules qui ne remplissent pas... "Tu vois, s'exclame-t-elle, cordiale, moi, je suis femme à baiser un taureau". Elle écarte ses cuisses puissantes "il y a assez de place". Marfise exprime sa surprise : avec un tempérament pareil, que fait-elle dans un Temple ? — Je bouffe, répond l'autre. Je baise le cul de leur foutue Terre et, en échange, on me révère. Je suis la maitresse des nonnes. Je consomme moines, moinillons, pèlerins et nonnettes à l'occasion. Quoiqu'aucun ne me satisfasse totalement, à eux tous ils y arrivent... seulement... (elle rote bruyamment et prend Marfise par le cou avec une lourde affection d'ivrogne) ça devient pourri, maintenant que les gens se détournent de nous. Y a qu'Athanase qui nous sortira de là, mais le remède est pire que le mal... tu la vois et t'as froid aux ovaires... une fanatique du cul de la Terre, moi j'préfère le cul tout court. Marfise, la voyant prête à s'effondrer sur la table, profite de ses derniers instants de lucidité : — Pourquoi ne vous débarrassez vous pas d'elle ? elle n'a pas de pouvoir sur vous. — Ah! tu la connais pas ! (le rugissement de Gutrune s'achève en un bizarre couinement) Tu croises ses yeux et tu te roules à ses pieds en quémandant ses ordres... Beaucoup sont comme moi et Andoche, on la déteste de loin et, de près, on rampe. Elle hoquète et, avec un grand bruit, s'abat au milieu des assiettes. Marfise la fait emporter. Dans la nuit, les deux phénomènes, encore inassouvis, se rejoindront et ébranleront les murs du château de leur accouplement puissant, bruyant et interminable. *** Echappant aux "énergumènes", Waldemar et Marfise sortent, prenant quelques chasseurs pour veiller sur eux. Épuisés et saturés, ils vont se tremper sous une cascade glacée. Violets de froid, ils se couchent sur le ventre au soleil, protégés de loin par leurs hommes, et font le point. Ça valait la peine de supporter ces créatures, de vraies forces de la nature qu'on verrait mieux à la tête d'une horde de vikings qu'à celle d'un Temple. Le mystère s'éclaircit : les lunaires seront accueillis et dorlotés. Voilà un point acquis, la Lune se videra. — En outre, ajoute Marfise, l'opacité des Temples se dissipe. Il ne faut plus globaliser. Andoche serait-il un cas extrême, d'autres ne s'intéressent au Culte que comme fonds de commerce. Terrorisés par la présence d'Athanase, loin d'elle, ils obéissent dans l'espoir qu'elle évitera la faillite qui les menace. — Liquidons-la ! s'exclame Waldemar, en donnant une tape joyeuse sur le derrière de Marfise. J'envoie des tueurs sur une des planètes ou te débrouilles pour que sa fusée explose ! Sans elle, ils seront incapables d'exécuter son plan et leurs Temples continueront à s'effondrer. Marfise, reluquant son corps vigoureux dont elle a hâte de jouir, lui lance à son tour une bourrade : — Attends ! (Waldemar grommelle "j'en étais sûr"). Ce que nous appelions "les Temples" est fait de trois couches : celle de la superstition populaire, celle des Maîtres qui en profitent et celle des fanatiques qui mènent toute l'affaire. Quoiqu'Athanase soit une personne à la capacité exceptionnelle, elle n'est pas seule ; il y en a eu avant elle ; il y en aura après elle. C'est ce noyau secret qui exécute le plan séculaire de conquête du monde que mon offensive a perturbé : vider la lune est leur réponse, un sous-plan à l'intérieur du plan. Mon problème est de combattre le plan, tout en laissant s'exécuter le sous-plan... Un anneau de Moebius sans extérieur ni intérieur... Nous pourrions entreprendre de fédérer et soutenir les Grands-Maîtres cyniques de toutes les Planètes pour qu'ils se révoltent contre les fanatiques. Une lourde tâche qui saboterait du même coup le sous-plan... Waldemar grogne "mon impératrice, tu me fais mal à la tête". Il caresse son dos et ses fesses nues, se couche sur elle et lui fait oublier ses calculs. *** Le lendemain, Andoche et Gutrune, frais et joyeux, pétillant d'énergie, partent en quête des grands fauves et, se jetant sans crainte sur eux, en détruisent autant que, pendant les pauses, ils consomment d'écuyères et de chasseurs qui, offusqués par le sans-gêne de l'assaut, ne se plaignent pas : l'expérience est mémorable. Quelques jours plus tard, tout le monde revient, trainant cornes et peaux, et rapportant les parties comestibles. Le festin tourne à l'orgie joyeuse. Waldemar et Marfise ont la curiosité de goûter à leurs hôtes. Ils s'avoueront ensuite que, sans envie de recommencer, ils ont eu un sentiment d'apothéose : brassés par des forces telluriques, ils ont fusionné avec la nature primale... Marfise, rusée, s'est néanmoins débrouillée pour faire parler Andoche, aussi avide d'épanchement que d'amour. Plus de la moitié des Grands-Maîtres sont comme lui (il a cité des noms) et les vrais fanatiques sont une poignée, ferme mais petite. Dans un instant d'attendrissement, il a pleuré (oui! lui! pleurer!) sur le sort d'une gamine ravissante dont il surveillait amoureusement la croissance pour la cueillir quand elle fleurirait... elle lui a été enlevée par ruse et conduite au Paradis Terrestre parmi ces anges du sexe qu'on consomme dans des cérémonies sacrées... Oubliant toute crainte, Andoche a agoni d'obscénités Athanase qu'il aimerait livrer à un troupeau de gorilles en rut. Marfise lui a susurré que, maintenant que le plan d'Athanase est lancé, elle n'est plus nécessaire... Lui, Andoche, ferait un bon archiatre qui assurerait la paix et le bonheur des Temples... Le moment du départ arrive. Andoche et Gutrune se désolent. Ils sont sans entrain, avec à peine une étincelle dans l'œil devant une jolie fille ou garçon. Ils ont remis leurs robes qui, quoique faites d'un tissu délicat, ont l'air de suaires. "Je me sens déjà un cadavre", grogne Andoche que Gutrune, la cuculle rabattue, contemple d'un regard noir. Elle a voulu prolonger leur séjour, Andoche a refusé, sa présence au Temple est indispensable. Outre les agents d'Athanase, ses rivaux le guettent et toute absence prolongée est un danger. Ils reviendront "quand les choses se seront arrangées". Gutrune, saluant Waldemar, se colle contre lui sans équivoque, et lui mord la bouche. Andoche, prenant congé de Marfise, la regarde de telle façon qu'elle ressent une bouffée de chaleur. Pensant à la possibilité de conjurer les Grands-Maîtres contre Athanase, elle lui murmure en l'embrassant "invite une dizaine de ceux qui pensent comme toi". Ils échangent des codes. A reculons, les deux montent dans le carrosse volant et lancent de tristes baisers à la foule assemblée qui les voient partir avec des sentiments ambigus. Le véhicule décolle. On s'emploie à tout remettre en ordre car les deux ont fait beaucoup de dégâts... Marfise ronronne dans les bras de Waldemar. Elle minaude : Suave, mari magno turbantibus aequora ventis, E terra magnum alterius spectare laborem. Waldemar,
retenant sa main qui la caresse, la regarde ébahi. Le poussant à reprendre son mouvement, elle traduit librement : "Waldy, tu es le rivage où je m'apaise, en contemplant l'agitation du monde..." et conclut abruptement "avant de me jeter dans les flots". Elle profitera de l'absence d'Athanase pour la renverser. C'est la solution : maintenant que le vidage de la Lune s'amorce, il se fera tout seul et, en remplaçant Athanase par un Grand-Maître ordinaire, on portera un coup au plan de conquête du monde. — C'est ce que j'avais dit, approuve Waldemar avec un grand rire, on la liquide. Ce n'était pas la peine de m'embrouiller. Malgré les confidences de Griffon (le diable le maudisse !) et d'Alcine, Marfise ne sait pas grand chose de la vie des Temples. Elle consulte les agents infiltrés par Waldemar pour s'instruire du Culte et des coutumes. Dans l'espoir de tromper les espions d'Athanase, elle se fera passer pour un homme. Elle se présentera comme Truffaldin, Grand-Maître de la Terre Pure, sur Tibet, planète lointaine qu'elle connaît bien. Cela expliquera son ignorance des rites locaux et donnera l'illusion d'une action interplanétaire. Comme les temples ne sont pas en contact les uns avec les autres, sa supercherie ne sera pas découverte. Par contre, son genre peut la trahir. Un appareil poussera sa voix vers le grave mais seule la robe monastique oblitèrera ses attributs féminins. Marfise s'accoutume en secret à porter le froc rituel. Comme la Règle interdit les sous-vêtements, la laine gratte atrocement. Elle en fait confectionner un avec un tissu très doux qui la caresse au lieu de la torturer. Waldemar la trouve adorable dans son nouvel habit qu'il se fait une joie de trousser. Il est moins joyeux quand Marfise, sans hésiter, coupe ses longs cheveux bouclés et se tond entièrement la tête. Les cacher sous sa cuculle l'exposerait à être démasquée par accident. Si les prières, les cérémonies, et même les dogmes, diffèrent d'un Temple à l'autre, et plus encore d'une planète à l'autre, le froc et la tonsure sont des constantes. "Ils repousseront", console-t-elle Waldemar. Elle s'amuse à tresser un anneau avec ses beaux cheveux et à l'offrir à Waldemar. Il s'habitue vite à sa tête chauve qu'il aime baiser et caresser. Il est inquiet. Jusqu'où peut-on faire confiance à Andoche et à sa haine ? A quel point son Temple est-il infesté d'agents d'Athanase ? Les Grands-Maîtres qu'il a choisis sont-ils fiables ? Mon impératrice, dit-il avec une émotion teintée d'admiration, tu joues un coup dangereux. — Oui, répond-elle, veille sur moi. Je suis tellement contente de jouer enfin ! Depuis des mois, je scrute l'opacité des Temples, j'agis indirectement par des espions qui me trahissent. Mon ignorance m'a fait croire qu'Athanase contrôlait tout. Il y a une faille, je compte bien l'agrandir. *** Marfise a reçu l'avis d'Andoche et l'a informé de sa venue. Elle se fait implanter un transmetteur pour rester en contact avec Waldemar. Il se préoccupe de ses moyens de défense. Elle rit et, troussant haut sa robe pour une dernière caresse, lui révèle la solide bande qui ceinture ses hanches nues et porte un assortiment d'armes et d'instruments minuscules. "Pratiques, ces larges robes !". Empruntant un véhicule ordinaire, elle se rend seule à la Terre Féconde. Andoche a donné des ordres : le Grand-Maître Truffaldin venu de loin est accueilli avec honneur et respect. Marfise, le visage caché jusqu'aux yeux par sa cuculle, est conduite devant l'Autorité. Elle s'amuse de voir Andoche drapé dans sa majesté solennelle, bien loin du facétieux débauché qu'elle a connu. Sollicitant l'indulgence due à un étranger, elle salue cérémonieusement et échange avec Andoche quelques versets des Litanies de la Terre qu'elle a apprises par cœur. Elle devine que, dans l'entourage du Grand-Maître, se trouvent des agents d'Athanase qui jugent sa visite suspecte. Truffaldin fait état d'une vision que la Sainte Terre a envoyé à l'un de ses moines : son Temple, malheureux que les fidèles désertent, sera sauvé si le Grand-Maître entreprend un pèlerinage à travers les Planètes. C'est ce qu'il fait en toute humilité. Truffaldin-Marfise est heureux que l'audience se termine et qu'un moine la conduise à son appartement. Craignant d'être épiée, Marfise ne se décontracte pas et s'interdit même de soupirer. Elle s'agenouille en prières, dérangée soudain par un frottement à la porte. Un moine entre, quitte son froc : une ravissante nonne nue vient s'offrir au visiteur, en toute conformité. Est-ce un rite comme elle le prétend, ou un test ? Truffaldin exprime sa reconnaissance et son regret de devoir refuser : son Temple ne pratique pas ainsi et, en outre, le voyage l'a fatigué. La fille, voulant faire son devoir, par obéissance ou par crainte, s'approche dangereusement. Truffaldin la repousse, elle insiste et se lamente de ne pas lui plaire. C'est la première fois qu'un Visiteur refuse de l'honorer de sa faveur. Se tortillant lascivement aux pieds de Truffaldin, elle tente de glisser ses mains sous son froc. Marfise, simulant la colère, recule et la redresse. Refoulant ses sanglots, la fille quémande : au moins, qu'il la fouette, elle dira qu'il prend son plaisir ainsi. Fouillant dans son froc, elle tend une cravache. Marfise, pour s'en débarrasser, zèbre de quelques coups la peau de la fille qui réclame "encore, encore". Excédée, Marfise la balafre, de la nuque aux fesses. La fille radieuse demande sa bénédiction, se rhabille et sort. Truffaldin se remet à genoux pour donner le change jusqu'à ce qu'un nouveau grattement à la porte introduise un émissaire d'Andoche qui le convie à partager en privé son dîner. Le comportement compassé du Grand-Prêtre montre qu'il se sent épié. Il n'abaisse pas sa capuche, Truffaldin non plus. Ainsi abrités, ils échangent quelques discrets coups d'œil complices. Andoche parle avec componction des gloses du troisième verset des Litanies. Le voyant vivre ainsi, dans la crainte continuelle des espions d'Athanase qu'il ne sait pas démasquer, Marfise comprend sa folle exubérance lors de sa récréation chez Waldemar. A la fin du repas, Andoche avise le Visiteur que, "par hasard", d'autres Grands-Maîtres sont présents dans son Temple : il l'invite à se joindre à eux le surlendemain, quand ils iront, humblement (clin d'œil) et sans suite, prier ensemble au sommet de la montagne. Truffaldin se retire. Andoche, feignant de glisser, se retient à Marfise et en profite pour la peloter un instant. Truffaldin salue et, guidé par un moine, regagne son appartement où il s'enferme, sourd aux grattements à sa porte. Le lendemain, le Grand-Maître de Tibet visite le Temple, cherchant à croiser Gutrune. Elle aussi est solennelle et hiératique. A peine esquisse-t-elle un clin d'œil coquin et une caresse appuyée entre deux portes. Marfise-Truffaldin participe aux cérémonies, essayant de se familiariser, et fuyant les supplications des nonnettes qui, retroussant leur robe, cherchent à être honorées et bénies. Quoique Truffaldin ait verrouillé sa porte, celle qui a voulu lui souhaiter la bienvenue s'introduit, aussi décidée et jolie que la veille. Marfise, à regrets, lui distribue quelques coups de fouet et elle part, contente, montrer à ses camarades la preuve qu'elle a partagé la sainteté du Grand-Maître venu de loin. *** Tous les Grands-Maîtres se rassemblent dans la cour. Se connaissant bien, ils ne craignent d'autre espion que cet étranger dont cependant Andoche s'est porté garant. Un véhicule les conduit au pied de la montagne et repart. Le sommet se dessine, haut dans le ciel. Andoche, dans une caverne, actionne une commande cachée. Ils montent dans un ascenseur. Une fois en haut, Andoche le renvoie et le verrouille. Le sommet, entièrement dénudé, est occupé par un petit temple où ils s'abritent du soleil. Andoche pousse un grand soupir de soulagement "nous voilà entre nous". Il résume la situation : le danger que courent les Temples, la solution trouvée par Athanase, le problème posé par Athanase. Truffaldin-Marfise, cherchant à discerner les regards cachés sous les cuculles, expose que, sur Tibet, ils souffrent de l'équivalent d'Athanase et que c'est aussi le cas sur d'autres Planètes. Si on laisse faire ces ogres, c'en sera fini de l'autonomie des Temples. La réussite même de la bienheureuse contre-offensive donnera à l'Archiatre un pouvoir absolu. Chacun renchérit et dénonce les méfaits d'Athanase, tous ont à s'en plaindre et, depuis que leurs Temples sont infestés d'espions, ils ne vivent plus. Seulement... avouent-ils en raclant le sol de leurs pieds, face à Athanase ils sont sans force : elle fixe sur eux son regard magnétique et ils s'aplatissent. — C'est pareil chez nous, compatit fallacieusement Truffaldin. Leur pouvoir est artificiel mais puissant. (Baissant la voix) : aussi, avons-nous décider de les attaquer obliquement. Les mutins, appâtés et apeurés à la fois, interrogent Truffaldin qui répond : — Accident, il y aura des accidents. "Nous" avons acheté des complicités dans la Ligue : des fusées s'écraseront, des véhicules exploseront ou déraperont, des météorites tomberont. C'est en cours. Si Athanase disparait au cours de son voyage, serez-vous prêts, malgré ses agents, à poursuivre son plan sans elle et à élire un Archiatre à votre convenance ? Les Grands-Maîtres se consultent. Sur la cinquantaine de Temples que compte Souabe, au moins trente haïssent Athanase, une dizaine hésitent et une dizaine la soutiennent à fond. Même le Temple des Temples, le Paradis Terrestre, qui joue un rôle spécial dans le Culte, contient beaucoup de mécontents. — Donnez-moi un mois, conclut Truffaldin. Et, d'ici là, mettez-vous d'accord sur le nouvel Archiatre. Moi, je vous propose Andoche. J'agirai lorsque vous serez prêts. Une vive discussion s'engage entre eux. Quoiqu'Andoche leur convienne, ils ne sont pas certains qu'il fasse l'unanimité. Andoche fait le modeste, il se pliera à leur décision. L'important, c'est d'échapper à Athanase et de retrouver la liberté. Andoche rappelle l'ascenseur qui remonte avec des paniers de nourriture. Ils festoient joyeusement et tous s'installent commodément pour faire la sieste. Andoche entraine "Truffaldin" à l'écart et, fourrageant sous sa robe, l'invite à une petite récréation. Marfise, échauffée par le bouillonnement du moine, le calme néanmoins : ce n'est ni le lieu ni le moment, Truffaldin ne courra pas le risque de se faire démasquer. "Tu as raison", reconnaît Andoche en grognant. Avec gravité, les Grands-Maîtres rejoignent le Temple, sanctifiés par leur contemplation de la Déesse. Les moines les accueillent et les conduisent en procession dans le Cœur Sacré. Le soir, une foule de nonnettes se pressent dans la cellule de Truffaldin et, nues, se présentent à son fouet. Marfise les gratifie d'une caresse sanglante et elles partent, extasiées, bénissant Saint Truffaldin. *** Marfise quitte le Temple au plus vite et, déjouant les espions éventuels par mille précautions, changements de véhicule, bâtiments à double entrée, déguisements, rejoint Waldemar qu'elle a régulièrement rassuré par de brefs messages. Waldemar voit arriver un bel écuyer, surmonté d'un grand chapeau à plumes rouges. Il reconnaît Marfise et l'entraîne. "J'ai manqué d'air", souffle-t-elle en arrachant leurs habits. Ensuite, ils partent dans la forêt. Le château de chasse est désert. Ils pourront parler librement. Se remémorant l'inénarrable débauche des deux moines, Marfise, la main dans Waldemar, l'invite à les comprendre. Cet excès de vitalité résulte de leur refoulement : enfermés dans leur rôle et dans leur Temple, soumis à la surveillance incessante des agents cachés d'Athanase, ils sont sous une pression extrême. Elle raconte son séjour et l'oppression qu'elle a ressentie. Waldemar n'a pas dormi pendant son absence, prêt à courir à son secours. Quoique compatissant, il s'esclaffe au récit du danger qu'a couru la vertu de Truffaldin ! "J'aurais voulu voir ça, ton air de saint homme effarouché ! La prochaine fois, je viendrai avec toi et je m'occuperai des nonnettes !" Se mettant à califourchon sur Waldemar, elle secoue la tête, regrettant de ne pas sentir voler ses boucles absentes, et rit joyeusement : "maintenant, il me reste à liquider Athanase et à poursuivre son plan en aidant le nouvel Archiatre. Les Temples dépériront suffisamment pour qu'ils acceptent de passer un accord avec toi. Après tout, s'il reste un fond de superstition, ce n'est pas grave. Tu seras le maître de Souabe." — Et toi, mon impératrice, dit-il en la saisissant. — Chaque fois que je pourrai, corrige-t-elle en se laissant faire. Je n'ai pas seulement Athanase à éliminer, je dois faire pareil sur les autres Planètes. Waldemar soupire et, craignant son prochain départ, s'emploie à se rassasier d'elle. *** Marfise, dans la Ligue, a profité de sa position de chef de l'entreprise Terre et de membre du Comité pour se ménager partout des fidélités particulières. Elle met au point l'accident qui détruira Athanase et ses acolytes. Elle prend connaissance des rapports : Athanase a déjà visité deux planètes. Sur l'une elle s'est entretenue avec l'Archiatre, sur l'autre avec un autre Grand-Maître. Dans les deux cas, il s'en est suivi une réunion générale des Temples. Marfise est excitée par l'énormité du chantier. Ce qu'elle a fait sur Souabe grâce à Waldemar, elle devra le refaire ailleurs sans son aide... Athanase est un élément important du noyau secret, vraisemblablement son chef, mais le plan séculaire de conquête du monde lui survivra. Il faut, sur les autres Planètes, des révolutions identiques à celle qui se prépare sur Souabe. Les théocratistes agissent dans le temps long, elle dans le temps court ; cependant, elle n'est pas pressée, maintenant qu'elle a tout compris [croit-elle]. "Moi, Marfise, j'aurai tout réussi !", trompette-t-elle à l'oreille de Waldemar qu'elle assourdit. *** Alors que, sur une Planète, Athanase vient d'apprendre sans y attacher d'importance la curieuse visite à la Terre Féconde d'un Grand-Prêtre étranger, son véhicule, saboté, dérape et se fracasse dans un ravin avec ses occupants. Ils sont tellement déchiquetés que les mains pieuses qui tentent de récupérer les restes d'Athanase ne les distinguent pas de ceux des autres. Le paquet est envoyé sur Souabe. La nouvelle fait exploser le Paradis Terrestre. Les innombrables Maîtres et prêtres qu'Athanase dominaient de son autorité magnétique, font la chasse à ses fidèles, les jettent dans d'obscures prisons, les expulsent ou les rétrogradent, les mettant sous la surveillance des novices qu'ils terrorisaient. Seul le bâtiment argenté, ce Temple dans le Temple, toujours clos, reste à l'abri de l'agitation. Un nouveau Grand-Maître est élu, il convoque les autres en conclave. Cette fois, Waldemar, sait ce que signifie leur convergence. Andoche le tient au courant. Après un hommage rendu pour la forme à Saint Athanase que la Déesse a appelée à Elle pour la récompenser d'avoir trouvé le plan qui sauvera les Temples, le conclave se préoccupe de lui donner un successeur. Son adjoint est écarté et ses rares partisans, eux-mêmes affaiblis dans leur propre Temple, se tiennent tranquilles. Andoche est élu à l'unanimité. Il confirme les privilèges des Temples et leur droit à l'autonomie. Comme la menace d'anéantissement pèse toujours, il assumera à cet égard l'héritage d'Athanase. Il fera le nécessaire pour coordonner l'action des Temples et améliorer le dispositif. Marfise a été effarée en prenant connaissance des mesures préconisées par Athanase. Ignorant tout de la psychologie des lunaires et n'exploitant pas leur insatisfaction fondamentale, Athanase a extrapolé à partir de données insuffisantes. Elle aurait obtenu des résultats médiocres ou misérables. Marfise a expliqué en détails à Andoche les habitudes des lunaires, les réticences qu'ils auront et les meilleurs moyens de les vaincre. Les premiers lunaires viendront spontanément sur Souabe et, là, tout doit être prêt pour les séduire. Il faut corriger les dispositions déjà prises et préparer correctement les équipes d'accueil. Andoche charge chaque Temple d'envoyer à la Terre Féconde un responsable qui sera instruit et, à son retour, sélectionnera et formera un groupe. Les meilleurs éléments de chaque fournée recevront une préparation complémentaire et assureront le premier contact, dès le débarquement des lunaires. *** Marfise, regrettant de tondre ses cheveux qui commençaient à repousser, endosse le froc et repart. Pour échapper aux nonnettes, Truffaldin a prétexté un besoin de confidentialité : la formation se tiendra dans un pavillon de prières écarté, pas au Temple. Andoche, ivre du bonheur d'être libéré d'Athanase, s'est fait promettre par Waldemar une prochaine invitation. Gutrune et lui l'ont célébrée en partant "prier" dans la forêt où les rugissements de leur long coït grandiose ont effrayé les animaux jusqu'aux plus sauvages. Truffaldin accueille dévotement les envoyés des Temples. Qu'ils ne s'étonnent pas de ses connaissances, il vient de loin et a beaucoup voyagé. Le premier jour, il explique la Cité souterraine ; le second, il expose ce qui choquera les lunaires ; le troisième, il développe un plan d'action ; le quatrième, comment éduquer leurs agents ; les deux jours suivants sont consacrés à des exercices d'application. Les envoyés, convaincus que le salut des Temples dépend d'eux, participent avec sérieux et attention. Le "stage" est intensif, à peine coupé de pauses pour s'alimenter et se reposer. Si certains et certaines trouvent l'occasion de batifoler, nulle nonne ne pense à déranger le Maître qui, d'ailleurs, se rend inaccessible. Une nuit, Marfise retrouve Andoche dans la forêt. Il l'admire d'avoir vaincu la terrible Athanase par des moyens mystérieux, magiques ou matériels. La puissance cachée dans "ce petit bout de fille" l'exalte et l'enflamme. Il la palpe avidement. Sans l'en empêcher, elle réfrène son ardeur, ils n'ont pas le temps, ils doivent se concerter. Après que lui et Gutrune auront eu la récréation que Waldemar leur a promise, l'Archiatre devra partir faire le tour des Planètes avec Truffaldin. Andoche, refroidi, rechigne. Il souhaite profiter de sa nouvelle liberté, pas entreprendre un long et fastidieux voyage pour faire le singe de Temple en Temple. Marfise lui rappelle qu'il y a encore des Athanase. Il ne sera vraiment libre que lorsque toutes les planètes auront fait comme Souabe. Il soupire, vaincu : "mes nonnettes ont raison, tu es vraiment Saint Truffaldin !" Marfise se frotte contre lui pour lui rappeler sa personne réelle, et lorsque, échauffé derechef, il retrousse sa robe, elle s'échappe en lui lançant un baiser. Andoche la poursuit en hurlant son désir et s'approche dangereusement du pavillon. Heureusement, Gutrune, cachée dans un buisson, l'intercepte et leur violente étreinte le calme. Ce voyage dans les Planètes ne sera pas de tout repos, pense Marfise émoustillée. Dans les semaines suivantes, Andoche et Gutrune, à présent détendus, font un nouveau séjour au château de chasse. Le joyeux cataclysme de leur précédent passage a conduit à des préparatifs vigilants. Les filles et les garçons fragiles sont envoyés ailleurs, les réserves de provisions abondées, même le gibier semble prévenu et s'éloigne dans les profondeurs. Marfise, s'égayant de ses précautions, suggère de renforcer les murs. Elle pense que, maintenant que les "énergumènes" ne subissent plus la pression d'Athanase, ils seront moins excessifs. Elle a raison. Quoique toujours gloutons de chère et de chair, ils se comportent avec une relative modération. Leurs beaux corps musclés et sauvages semblent avoir acquis plus d'élasticité et, s'ils engloutissent toujours bêtes et gens, c'est comme une mer agitée et non plus comme un typhon. Andoche surtout fait preuve d'un calme relatif, à demi préoccupé par ses nouvelles responsabilités et effrayé par le long et difficile voyage à travers les Planètes qui l'attend. Gutrune reste davantage fidèle à elle-même et, à table, après boire, les jambes écartées, vautrée sur Marfise qui soutient péniblement son poids, elle lui raconte crument ses exercices amoureux. Marfise qui se croyait un bon appétit se sent anorexique par comparaison. "Ne chipote pas, lui dit Gutrune, bouffe". Elle encense Marfise qui a liquidé Athanase, regrettant seulement de n'avoir pas pu s'en occuper personnellement. Elle détaille complaisamment les sévices qu'elle lui réservait pour se venger des humiliations. "Moi, gronde-t-elle en gonflant ses seins à faire éclater sa chemise, elle m'a châtrée". Marfise s'étonne de l'expression et de la chose. Gutrune raconte, avec force imprécations et obscénités, que lors d'une cérémonie rituelle dans le Temple des Temples, "tu sais, quand les anges du sexe nous sont livrés pour une copulation sacrée..." Marfise, l'arrêtant, ressert à boire et demande des détails. C'est pour les "anges" comme un vol nuptial : pendant des années on les prépare, on les dresse et on les éduque pour ce jour unique où ils doivent donner le meilleur d'eux-mêmes... — Bref, reprend Gutrune, le mien m'a fait des choses tellement inouïes qu'il m'a donné la fringale et, après, j'en ai pris un autre pour recommencer, et puis un troisième. Paraît que j'avais pas le droit, Athanase a fait un truc, j'me suis sentie comme une petite fille, sans plus rien entre les jambes. J'veux dire, j'avais encore tout l'matériel mais c'était comme si j'l'avais pas. Pour ça, que j'dis châtrée... J'étais plus moi-même, j'étais plus rien du tout... J'ai passé trois mois enfermée dans une cellule sans reluquer ni tripoter les garçons membrus qu'elle m'envoyait pour se moquer... J'mangeais même plus.. M'a fallu me traîner à ses pieds pour 'expier mon crime', sur le dos, les pattes en l'air, comme un chien qui reconnaît la domination d'un autre... jurer obéissance... trahir les secrets de Terre Féconde... dénoncer Andoche... Après tout ça, cette hyène a levé sa malédiction et j'me suis enfuie, marquée comme au fer rouge. Sa chose, j'étais. J'rampais, et si elle m'sifflait, j'accourais... moi, une force de la nature... Pour ça que j'étais si goulue, j'faisais des provisions... À tout instant, elle pouvait me retransformer en fillette... C'est pas de la haine que j'ai, c'est de l'horreur. Repensant à son avilissement, Gutrune rougit, rugit et pleure de rage à la fois. Serrant Marfise dans ses bras à l'étouffer, elle la remercie avec effusion : "J'sais pas si t'as des pouvoirs magiques ou quoi... Toi, p'tiote comme t'es, t'es not' rédemptrice. Sans toi, on s'rait toujours esclaves". Gutrune est toute à elle, corps et âme. Jouant de son ivresse pour peloter Marfise, elle regrette que "le corps, c'est pas ton truc", et ajoute : "Godzina, j'te jure fidélité, même si t'en voulais à Andoche, ce que j'crois pas possible". Marfise s'écarte un peu de ses mains avides, rajuste ses vêtements, prend ses mains dans les siennes et énonce solennellement la formule traditionnelle : "j'accepte ton hommage". Gutrune échange avec elle un anneau. — Ma p'tite Marf, dit-elle (Marfise sursaute : depuis l'école primaire personne ne l'a plus appelée ainsi), t'as un joli cul (qu'elle cajole de la main), et le reste aussi ; t'as des muscles ; mais tout est chétif. Une maigrichonne comme toi, t'as besoin d'une costaude (désignant ses propres formes opulentes). Marfise, un peu vexée, trouve néanmoins réconfortante la fidélité de la gaillarde qui salue en chancelant et titube jusqu'à sa chambre où, plus tard, Andoche la rejoint à grand bruit. Plus tard, Marfise questionne Andoche sur la cérémonie rituelle. Lui, il a eu la prudence de respecter le rite. D'ailleurs, les performances de son "ange" étaient telles qu'il était incapable de désirer autre chose. Hésitant un peu, il confie à Marfise les détails de ce culte de fécondité grâce auquel la Déesse bénit et assure la prolifération des Humains. Quand Athanase, à propos de l'offensive contre la Lune, a mentionné des moyens dont il ne faut pas parler, lui
et les autres ont compris que, pour séduire les lunaires et les intoxiquer, elle leur a envoyé des "anges" dont le corps parfait et l'attrait érotique sont irrésistibles. Allumé par ces souvenirs, il attire Marfise sur ses genoux et commence à l'entreprendre. Marfise lui accorde une accorte caresse et se détache. Elle reparle de leur voyage. Andoche répugne à endosser le rôle d'Athanase, reprendre son discours inspiré, et distribuer les consignes. Il n'a jamais quitté sa Planète et courir le monde, de fusée en fusée, ne lui plait pas. Semblant perdre du volume et se rapetisser, il baisse la voix et avoue sa peur. Les Archiatres, même s'ils n'ont que la moitié des pouvoirs d'Athanase, les réduiront en zombies et tout sera perdu. Les autres, les Grands-Maîtres potentiellement rebelles, il ne saura pas les repérer. Il faudrait passer des mois sur chaque Planète... Marfise ne méprise pas les craintes d'Andoche. Depuis des jours, elle a réfléchi. Elle s'attaque à une conjuration enracinée dans l'espace et le temps, les planètes et les siècles, dont elle ignore tout, sauf la puissance. Elle seule, Marfise, est capable de vaincre un tel dragon, elle ne doit donc pas disparaître dans une attaque prématurée. Elle a refait ses plans, une attaque directe est vouée à l'échec. Andoche n'a pas tort d'avoir peur, il est temps de le rassurer. Câline, elle se réinstalle sur ses genoux (il est tranquille à présent). Sûre qu'il ne fait pas partie du "noyau secret", elle lui a confié ce qu'elle croit avoir découvert. Andoche, commente : — Ça ne m'étonne pas. Conquérir le monde ! Sont givrés. Quelle idiotie ! on est bien comme on est ! Si on arrête notre déclin, tant mieux. Si non, il restera assez de gogos pour nous nourrir. — Ecoute, dit-elle, en entourant de ses bras charmants son cou épais, ta Déesse condamne cette conquête du monde qu'ils ont entreprise. La preuve, c'est qu'ils se cachent. Ils trichent avec la Déesse et avec vous. Pour instaurer leur dictature, les chefs du "noyau" se sont fait élire Archiatres. Si nous allons les voir, nous nous jetons dans la gueule du loup. Je ne méprise pas ton appréhension, je la partage (Andoche soupire de soulagement, il était honteux). Comment se débarrasser de ces Archiatres ? Nécessairement, comme ici, une partie des Grands-Maîtres souffrent de leur pouvoir, mais nous n'arriverons jamais à les connaître et à les organiser. Donc on fait autrement. J'élimine les Archiatres et je laisse faire (Andoche hoquète : elle dit ça avec désinvolture, comme si elle contrôlait l'Univers et n'avait qu'à appuyer sur un bouton !). Une fois que le bouchon aura sauté, les bulles jailliront : nécessairement, les mécontents profiteront de l'occasion et se débrouilleront pour faire leur révolution. Et c'est alors seulement que nous irons ensemble faire le tour des Planètes. Ce sera moins dangereux et plus productif, et ça te laisse quelques mois pour profiter de ta liberté. "Tu élimines tous les archiatres ?" Andoche lui fait recommencer son exposé, digère, comprend, et, dans un élan d'enthousiasme, saisit Marfise et la lance en l'air avec une telle force que, pour ne pas s'écraser au sol en retombant, elle s'accroche à une poutre. Waldemar, survenant, regarde la scène avec amusement et aide Marfise à descendre. Elle le met au courant. Waldemar, à son tour, bondit de joie, c'était sa première idée : "on tape et on voit". Puis, Andoche et lui blêmissent ensemble : liquider les Archiatres ! Ils contemplent la belle Marfise avec une admiration apeurée : malgré sa gentillesse, son charme et ses appas adorables, cette gamine est effrayante. D'un claquement de ses doigts mignons, elle a éliminé le tout-puissant Athanase sur une autre planète (Andoche ne sait pas comment, Waldemar s'en doute) ; de la même façon, elle aura la peau des autres ! Il s'ensuivra des troubles au sein des Temples et, selon la situation interne des Planètes et les hasards, la révolution réussira plus ou moins bien. Et cette fille aura tout fait... Marfise ne doute pas de son succès. Elle sourit, espiègle : — Ça fera un premier nettoyage et, pendant ce temps, la Lune continuera à se vider. Et puis, ce répit permettra à mes cheveux de repousser ! Waldemar l'entraîne dans une autre pièce : — Mon impératrice, tu exécutes le plan d'Athanase et tu la liquides, tu soutiens Andoche et tu le joues ! que dirait-il, que ferait Gutrune, s'ils savaient que tu es leur ennemie ? Tu vas finir par t'embrouiller : tu es en train de détruire les Temples et tu complotes avec eux ! Marfise minaude : — O mon seigneur, nous, les femmes, depuis le paléolithique, nous confectionnons des paniers en entrelaçant des brins d'osier pour les tresser. Waldemar, hilare, dit qu'elle tient plus du guerrier que de la vannière. Marfise s'insurge et, se troussant, lui prouve rapidement et incontestablement qu'elle est une femme. Un peu haletante, elle revient à la question : — Maintenant que les Temples perdent de leur opacité et que je comprends mieux, il n'est plus indispensable de les éradiquer, on peut leur accorder une existence résiduelle. L'incompréhensible destruction des Archiatres fera croire que la Déesse les a punis pour avoir fait le malheur des Temples. La décapitation du noyau secret et la désaffection provoquée par le tourisme terrestre rendront les Temples inoffensifs. Vois Andoche et Gutrune, ils n'aspirent qu'à se laisser vivre... Il restera un fond de fidèles, par routine ou superstition, ils ne feront pas de mal. Et, (ajoute Marfise, goguenarde) moi qui aurai tout fait pour les Temples, pourquoi ne deviendrais-je pas le premier pape interplanétaire ? Waldemar plaisante : — Tu ne peux pas, tu n'es pas le héros, c'est Truffaldin ! Tu ne penses quand même pas rester un homme pendant toute une vie de pape ? que deviendrais-je ? et tes cheveux ? — Ah, c'est vrai, mes cheveux... concède Marfise, mutine, en l'embrassant. Andoche interrompt leur marivaudage. Surexcité par les mystérieux pouvoirs de Marfise et la perspective réconfortante qu'elle a tracée, il se sent un trop plein d'énergie qu'il doit dépenser tout de suite, sous peine d'exploser. Il défie Waldemar à la lutte : le premier qui fera toucher le sol aux épaules de l'autre sera vainqueur. Marfise applaudit et fait disposer la lice. A l'annonce du combat, tout le monde accourt, Gutrune en tête : d'une voix sonore, elle prévient les deux champions qu'elle bataillera contre le vainqueur. Marfise, tentée de prendre part à la compétition, se retient : malgré son habileté et sa technique, dans un affrontement de ce type, elle ne fera pas le poids contre ces colosses. Waldemar et Andoche se mettent nus. Filles et femmes frétillent à la vue de ces montagnes de muscles. Waldemar a moins de masse mais davantage d'expérience. Ils s'empoignent et, longtemps, se poussent et se repoussent. Waldemar, faisant un bond en arrière, déséquilibre Andoche, saute sur lui et le jette à terre. Il a gagné. Gutrune le laisse reprendre son souffle, puis dénude sa sculpturale anatomie et, saisissant Waldemar, le soulève de terre péniblement. Waldemar la laisse faire et, prenant appui sur ses épaules, rebondit et se retrouve en face d'elle en position de défense. Gutrune gratte le sol de ses pieds et, comme un taureau, charge, donnant de la tête contre l'estomac de Waldemar qui bascule. Aussitôt, elle lui saute dessus, le renverse, se couche sur lui et frappe ses épaules contre le sol. Elle a gagné. Echauffée, elle a envie d'abuser de sa position, elle se retient : il y a trop de monde, ça ne la gêne pas, mais il perdrait la face. Elle réclame un gage et Waldemar promet de la retrouver la nuit prochaine ("j't'engloutirai jusqu'aux oreilles" lui murmure-t-elle en les lui mordant). Les spectateurs, excités par cette brutalité contrôlée et ces nudités athlétiques, acclament les trois champions dont le corps fume. Marfise, jouant la gente Dame, leur pose une couronne de lauriers sur la tête, et une double sur celle de Gutrune qui, malgré sa force, est épuisée et respire bruyamment. Waldemar paie sa dette à Gutrune, créancière implacable qui l'éreinte. Le lendemain, il dort toute la journée tandis que Gutrune, inlassable, court après les écuyers. Marfise prend contact avec ses agents : la Ligue, autant qu'elle pouvait, a infiltré les Temples et stipendié des Grands-Maîtres. Marfise, jour après jour, s'informe de la personnalité des Archiatres de chaque planète, élus quand les Temples, sur la défensive, ont ressenti le besoin de se coordonner. Les Archiatres n'ont pas une réputation aussi terrifiante qu'Athanase mais tous, sauf un, lui ressemblent. Autoritaires et charismatiques, ils se comportent en chefs des Temples qui regimbent plus ou moins ouvertement. L'exception est Terrestin, l'archiatre de Tibet (mon patron, s'amuse Truffaldin), qui, de l'avis général, est un vieillard bienveillant et bienfaisant. Marfise ordonne l'élimination des autres par les moyens les plus naturels qu'on imaginera. La série de disparitions doit avoir le caractère fatal d'une punition divine. Comme la plupart des archiatres ne quittent pas leur Temple, ils sont difficiles à atteindre. Les mois suivants verront tomber des pluies de météorites, lancées de ballons stratosphériques hors de vue. L'un de ces cailloux, téléguidé, atteindra l'Archiatre dans son jardin. Les mécontents montreront dans ces pluies les pleurs vengeurs de la Sainte Terre, affligée par les Orgueilleux qui violaient sa Loi (dans ma maison, il y a plusieurs demeures). La disparition de l'Archiatre conduira à une nouvelle élection que, partout, gagnera un opposant, sous le mot d'ordre "autonomie des Temples". Il sera alors temps que Truffaldin et Andoche fassent le tour des Planètes. Andoche est rassuré par le nettoyage auquel a procédé Marfise. Il escompte que les nouveaux Archiatres lui ressembleront et qu'ils s'entendront. Il espère que la promiscuité du voyage lui donnera l'occasion d'assouvir sa faim de Marfise. Pour un homme comme lui, le respect n'atténue pas le désir ; au contraire, l'érotisme du pouvoir l'avive. Sa convoitise se transforme en une concupiscence prométhéenne : "se faire" la maîtresse du monde. Marfise le devine et s'en amuse. Ses vues sur elle devront s'accommoder de son camouflage en Truffaldin dont le froc lui sert d'armure. Pour sa part, elle fera deux voyages en un. Elle conseillera Andoche et distribuera les consignes pour l'accueil des lunaires. Parallèlement, elle rencontrera ses agents de la Ligue. Elle a renoncé à s'adjoindre Gutrune qui, en cas de difficultés, serait une aide précieuse, mais sa "féale" est trop explosive et, déjà, il lui faudra contrôler l'énergie d'Andoche. Marfise pense que d'ici trois à six mois la situation des Planètes rendra possible leur départ. En attendant, pendant qu'Andoche batifolera, elle s'occupera des premiers lunaires qui vont débarquer sur Souabe. L'Ingé l'a prévenue : une vingtaine ont déclaré aux machines leur intention d'émigrer. Les émigrants sont tous des natifs (les planétaires se satisfont d'avoir un pied de chaque côté), dont une majorité de filles. Aucun de ceux qui ont suivi le "couple enchanté" n'est du voyage : ils digèrent encore les délices qu'ils ont connus et ceux que, en retour, la Lune leur apporte. Naturellement, les partants prendront la fusée pour Souabe puisque c'est la planète d'où est venu l'appel. L'Ingé transmet tous les renseignements que les machines détiennent sur eux et, après consultation des psys, des préconisations individuelles relatives à leur adaptation. Marfise, creuse dans ses souvenirs pour retrouver les impressions de son premier voyage sur les Planètes. Pour elle, ce fut un éblouissement et une révélation : à peine sortie du Port, elle avait arraché ses habits pour courir sur l'herbe et sentir le soleil sur sa peau. Elle reprend les données du problème. Les lunaires ont été persuadés que, sur les Planètes, ils se surpasseront. Ça, ce n'est pas difficile : être dehors les fera se sentir des héros, le moindre geste leur paraîtra un exploit mémorable. Mais leurs habitudes de confinement et de conformité retiendront leur premier pas. Il faut éviter un choc et rendre la transition fluide. Marfise les ménagera et les chouchoutera. Au sein des équipes formées par les Temples, "Truffaldin" a sélectionné des garçons et filles à la fois aimables et malins. Ils comprennent leur mission et, qu'ils croient ou non à la Déesse, ils savent que rien ne doit dénoter l'intervention des Temples. Cependant, leur bonne volonté et leur application ne les empêchent pas de souffrir du "reformatage" : il ne suffit pas d'apprendre, il faut surmonter les habitudes de toute leur vie. Ayant toujours porté la robe unisexe flottante, commode pour cacher ce qu'on veut (parfois un partenaire amoureux !), les vêtements ordinaires leur paraissent insupportables et malséants. Ils préféreraient rester nus plutôt que dévoiler une partie de leur corps, ne serait-ce que le bras ou la jambe. La nudité totale les habille, la nudité partielle, obscénité révoltante, les livre aux regards et viole leur intimité. Même leurs mains se cachent habituellement dans les manches et refusent de se montrer. Truffaldin a beaucoup de mal avec cette pudeur incongrue. Il parle de sacrifice nécessaire et raconte maintes histoires édifiantes de martyrs qui se sont sacrifiés pour la Déesse. Pour ménager leur timidité, il choisit des vêtements longs qu'ils s'entraînent à porter avec naturel. On ne marche pas, on ne s'assied pas, on ne court pas, on ne se déshabille pas, de la même façon avec un froc, un pantalon ou une jupe. La chemise entraîne des complications infinies. Les moines subissent cette initiation laborieuse, en espérant se retrouver rapidement nus dans les bras de leur lunaire. Truffaldin renonce à leur imposer des sous-vêtements mais l'inévitable abandon de la cuculle les perturbe affreusement : il leur manque l'anonymat que, rabattue, elle assure ; les jeux de regard qu'elle autorise ; la coquetterie de la repousser pour se dévoiler. Quand ils se regardent les uns les autres, ils se font l'effet de singes habillés. En outre, il leur faut des cheveux. On leur implante des postiches qui les affligent : toujours ils ont été tondus. Frotter de la main leur tête chauve, caresser celle de leur partenaire, tapoter dessus pour attirer l'attention, sont des gestes non seulement machinaux mais identitaires. Marfise ne soupçonnait pas les troubles de la personnalité que déclencherait leur travestissement. Elle écarte les sujets les plus réfractaires et accoutume les autres, recommençant patiemment les exercices. Waldemar lui a envoyé une bande de filles et garçons ordinaires qui, sans savoir de quoi il s'agit et s'étonnant de l'étrangeté de leurs nouveaux compagnons, se mêlent à eux, partagent leur oreiller et leurs jeux, contribuant à leur assimilation. Heureusement, les premiers lunaires ne sont pas nombreux, il y aura assez d'hôtes opérationnels. Marfise-Truffaldin, au cours d'entretiens répétés, a appris à les connaître individuellement et procède soigneusement à l'appariement : à chacun, elle expose les particularités du lunaire dont il sera chargé et donne les conseils appropriés. Marfise rit souvent de la catastrophe vers laquelle allait Athanase, incapable de dégrossir les moines déguisés qu'elle aurait envoyés ! Cet exercice est autrement plus ardu que transporter des gogos allumés dans un palais enchanté. On passe du travail de laboratoire à une activité en conditions réelles qu'il faut pousser au stade de la production de masse. Truffaldin a besoin de cadres : dans la trentaine de transformés réussis, il retient deux filles et deux garçons qui se sont adaptés presque sans effort, soit qu'ils rêvassent depuis longtemps à échapper aux Temples, soit qu'ils fussent plus plastiques ou plus malins que les autres. Truffaldin leur accorde tous ses soins et les rend capables de superviser les opérations suivantes et de poursuivre la formation des hôtes. Sans insister sur la mission de sauvetage des Temples à laquelle ils semblent assez indifférents, Truffaldin se place de l'autre côté pour exciter leur pitié des lunaires dont ils sont les sauveurs. Ces quatre, exaltés par la nouvelle vie et les responsabilités que Truffaldin leur offre miraculeusement, l'adulent et s'éprennent frénétiquement de lui. Marfise, sur le fil du rasoir, excite leurs sentiments, tout en se soustrayant à leurs embrassements. Elle voudrait participer à l'expérience, à la fois pour veiller à tout et pour suivre l'évolution des lunaires. L'observation de loin ne suffit pas. Mais les contacts physiques démasqueraient Truffaldin et des complications infinies naitraient. Néanmoins, la tentation est trop forte et Marfise aime le risque. Elle biaise. Truffaldin annonce que, absent, il surveillera le déroulement de l'opération et sera représenté par sa sœur, Tuffaine, qui est au courant de tout et fera partie de l'équipe. Un lunaire difficile lui a été affecté. *** Marfise donne à Tuffaine une apparence opposée à celle de Truffaldin. Ce dernier, asexué, toujours tondu, portait des habits amples et sobres. L'exhibition exagérée de la féminité de Tuffaine fera la différence. Marfise débranche l'appareil qui pousse sa voix dans le grave et retrouve son contralto naturel. Déformant légèrement son visage par des moyens appropriés, elle se coiffe de cheveux bouclés. Elle met des chaussures à talon haut qui claqueront sur le sol comme des castagnettes. Elle s'habille d'un boléro ouvert sur ses seins nus et d'un pantalon moulant à la taille très basse dont les crevés montrent sa peau. Ainsi dévoilée, elle scandalisera les moines qui ne penseront plus à la comparer à l'austère Truffaldin. En attendant, elle charme Waldemar qui, se précipitant sur elle, s'exclame que le double de Marfise lui plaît encore plus qu'elle. Il aura deux impératrices au lieu d'une et aimera chacune tellement qu'il rendra l'autre jalouse, ce qu'il s'emploie aussitôt à faire, pour l'agrément et l'amusement de Marfise qui module son comportement amoureux pour différer d'elle-même. Comme prévu, Tuffaine, rejoignant les autres accompagnateurs, les stupéfie. Ils n'imaginaient pas que la parente du sage Truffaldin serait aussi dévergondée quoique, pensent les garçons, terriblement excitante dans son impudeur (Ils se promettent, quand ils auront rempli leurs devoirs envers les visiteuses, de tenter leur chance). Autant Truffaldin est bonhomme et sympathique, autant Tuffaine affecte un comportement hautain à l'égard de ses compagnons. Elle ouvre un décolleté, retrousse un pantalon, rajuste le pli d'une jupe, dénude une cheville. Ces façons de chef ajoutées à son allure scandaleuse la font détester rapidement. Elle est tout le contraire du regretté Truffaldin. Les lunaires sortent de la fusée, à la fois exaltés et craintifs. Chacune (chacun) voit arriver vers lui un (une) affable indigène qui, l'appelant par son nom, l'accueille comme une (un) ami longtemps attendu et, se collant étroitement à elle (à lui), l'embrasse. Ils montent dans un véhicule aux vitres opaques qui les conduit jusqu'à un pavillon spécialement construit dans un endroit calme de la forêt, au bord d'un lac parsemé d'îles. Marfise a voulu éviter le traumatisme du passage de l'univers clos atavique au monde ouvert, de l'artificiel au naturel, du convenu à l'imprévu. Elle a ménagé les transitions : d'abord, les visiteurs habiteront en sous-sol et percevront l'extérieur sur des écrans. Dès qu'ils en manifesteront l'envie, ils monteront d'un étage et, quoique toujours abrités, regarderont directement le paysage et les joyeuses activités auxquelles se livreront leurs hôtes pour les tenter. L'une ou l'un d'entre eux finira par céder à l'envie de les rejoindre. Quand tous seront sortis une fois, ils se répartiront dans des petits pavillons, de plain-pied avec la forêt. Pendant le bref voyage, les visiteurs, cajolés par leurs accompagnateurs, se rassurent. Quoique déterminés à s'aventurer hors du terrier, ils s'inquiétaient de ce qu'ils trouveraient et se demandaient comment se débrouiller. Ils n'espéraient pas être attendus, moins encore choyés. Le véhicule entre dans un garage souterrain et les passagers rejoignent leurs appartements. Tout paraît normalement artificiel aux lunaires dont la vue néanmoins est captivée par les écrans : ils montrent des arbres agités par la brise, des oiseaux multicolores, le lac clapotant... Ce n'est pas une de ces illusions qui farcissent la Lune, le bonheur n'est pas loin quoiqu'il effraie encore. Leurs accompagnateurs, ne supportant plus leurs habits, se dénudent et revêtent les amples kimonos dont Truffaldin a pourvu leur pudeur. Les lunaires les imitent et les couples se retirent dans leur chambre. Pendant le voyage, Tuffaine, se laissant gentiment tripoter, a fait connaissance avec son lunaire. Elle l'a choisi parce que c'est un sceptique, venu par curiosité et pour démasquer une imposture. Entre un baiser et une caresse, elle l'interroge pour vérifier ses données : ce garçon, bien adapté aux contraintes lunaires, a été sensible aux charmes d'Angélique sans partager la folie générale ; il a vu se répandre la croyance en une vie meilleure, il n'y croit pas ; la Lune est déjà meilleure ; il est content d'être ici, sourit-il pendant que les mains de Tuffaine farfouillent sous ses habits ; il va prendre des vacances et rentrer. Marfise s'alarme : ce garçon va pourrir le groupe et paralyser son évolution. Tuffaine brusque les choses. A peine arrivés dans le souterrain, pendant que tout le monde s'affaire, elle le prend par la main et, l'entraînant en haut, le jette dehors et le suit. Ahuri, le garçon cherche à retrouver l'abri de l'intérieur. Tuffaine se met en travers de la porte et, de force, le tire vers le lac. Sautant dans une barque, elle rame vigoureusement vers une île. Le garçon, terrorisé, évite de regarder autour de lui et fixe ses seins mignons saillant sous l'effort qui, peu à peu, détournent sa pensée du cauchemar qu'il croit vivre. Marfise échoue la barque, jette le garçon dans l'herbe et, ouvrant son pantalon, le consomme avec art. Quand il reprend ses esprits, il se sent baigné par une agréable chaleur, doucement caressé, et entend des sons délicieux. Il entrouvre les yeux : c'est le soleil, la brise, les oiseaux. Les fleurs embaument. Tuffaine, non loin, rhabillée, joue à lancer des cailloux dans l'eau. Il l'appelle, elle ne répond pas. Il la rejoint, s'étonnant de la douceur de l'herbe sous ses pieds et de l'élasticité du sol. "Qu'est-ce ?", dit-il. Tuffaine se retourne avec un sourire éblouissant et fait danser ses seins : "la vie". Incrédule, il regarde autour de lui les formes capricieuses des nuages, l'eau frissonnante, les feuilles frémissantes, les poissons bondissants, oui, tout vit, ici. Marfise le conduit à une balancelle au bord de l'eau. Elle s'assoit à côté de lui, effleurant son corps du sien, et sans le laisser réfléchir lui parle des longs couloirs de la lune, de la lumière et de l'air artificiels, du monde définitivement clos, de la monotonie de l'existence, de la tristesse des illusions, de la similitude des secteurs, et de l'insatisfaction qu'on refuse de s'avouer car aucun choix ne s'offre... Tout à coup, le garçon sursaute et crie : une espèce de moustique vient de le piquer sur la main. Tuffaine suce l'infime blessure, lèche la main, balade ses lèvres un peu partout sur le garçon. "C'est la preuve que tu es vivant. Sur la Lune, tu ne l'étais pas." Le garçon, révolutionné, déclare qu'elle a raison. Il ne rentrera pas. Puis, son élan passé, il se décourage : "que ferai-je ici ?" Tuffaine répond que tout est ouvert, possible et joyeux. (Ayant étudié son dossier augmenté des annotations des psys, elle connaît ses goûts et aptitudes mieux que lui-même : c'est la menuiserie qui lui convient, et la sculpture). Elle explique ces notions inconnues et voit briller les yeux du garçon. A nouveau enthousiaste, il la prend dans ses bras, elle s'en détache et s'enfuit à petits pas légers qui font onduler ses hanches. Le garçon lui court après, elle accélère et lui fait faire ainsi le tour de l'île sans qu'il pense un seul instant à avoir peur. Elle se laisse rejoindre et le satisfait joyeusement. Tout à coup, il pense à ses camarades, restés apeurés dans le souterrain. Il exulte. Lui, il est le premier à avoir sauté, le voilà déjà un planétaire. Dès qu'il a vu la jolie Tuffaine venir vers lui, il a su qu'il aurait de la chance. Il saute dans la barque avec elle et s'empare des rames. Le pauvre garçon ignore la manière de s'en servir, clapote, s'épuise et, les mains en sang, s'arrête. Tuffaine, sortant une pommade d'une poche invisible, le soigne et reprend les rames. Le garçon refuse de rejoindre les autres, il veut rester à la lumière. Tuffaine désigne un petit pavillon sur un ilot fleuri proche du rivage et, tentatrice, lui suggère d'aller épater les autres en racontant ses exploits. Elle le conduit à la maison et l'attend dehors. Le garçon, exalté, descend dans le sous-sol et, entrant dans les appartements sans se soucier de déranger les ébats en cours, proclame son enthousiasme et invite les lunaires à le partager : "venez ! venez dehors !" Les autres s'étonnent : il était le plus réticent et le voici le plus convaincu ! eux-mêmes sont toujours apeurés. "Regardez bien les écrans" dit-il. Il rejoint Tuffaine et, restant en vue des caméras, ils batifolent, cabriolent, cueillent des fleurs, grimpent aux arbres et font toutes les folies possibles. Une première lunaire sort timidement de la maison, clignant des yeux, cramponnée à son accompagnateur qui la rassure. Elle pousse un cri de joie, quitte son kimono et, nue au soleil, se met à danser avec son garçon. Une autre survient, puis un troisième. Peu à peu, ils sont tous dehors et s'ébattent, encore incrédules. Nonnettes et moinillons regardent l'impudique Tuffaine avec stupeur et respect. Même si elle ne ressemble en rien à Truffaldin, comme lui, elle sait des choses et des astuces incroyables ! en un tournemain, elle a vaincu toutes les résistances des lunaires et gagné deux étapes sur le plan. A présent, tous s'installent dans les pavillons dehors et chaque moine s'occupe d'acclimater sa ou son lunaire. Ça va tout seul, l'essentiel est déjà fait. Les quatre superviseurs choisis par Truffaldin lui envoient un rapport triomphal que Tuffaine reçoit avec satisfaction. Les jours suivants sont une parfaite réussite. Les lunaires s'épanouissent, leurs poumons se dilatent, leur peau brunit. Ils se découvrent des talents insoupçonnés et, nus comme leurs accompagnateurs (heureux d'être libérés des incommodes habits), ils folâtrent sur le lac et dans la forêt. Par une transition insensible, on leur fait découvrir l'activité qui leur convient et dont ils n'avaient pas l'idée. Ils apprendront auprès d'un professionnel et seront suivis aussi longtemps que nécessaire. Graduellement, on les rend conscients des risques et des dangers de la Planète : les rapports sociaux sont plus rudes que sur la Lune, les forêts contiennent des bêtes féroces, le climat est variable... Leur enthousiasme est tel à présent que cela ne les effraie plus. Tuffaine se sépare de son garçon que, peu à peu, elle a dirigé vers les autres filles. Ému, il balbutie des propos exagérés : "tu m'as donné la vie, je m'ignorais moi-même, tu es une fée, je t'adore..." Après leur dernière étreinte, il la supplie de rester avec lui. "Je viendrai te voir" promet-elle, sans intention de s'exécuter. Elle prend congé des accompagnateurs qui, pour l'évènement, ont remis leurs vêtements. Adoucissant son ton méprisant, elle les complimente et les assure qu'elle fera un rapport favorable à Truffaldin. Ils ont bien fait leur travail. Elle sourit, presqu'aimable : "si seulement vous vous habituez à montrer des parties de votre corps, vous serez parfaits ! entre la nudité et l'ensachement, il y a bien des nuances". Et, à leur grande honte et courroux, saisissant des ciseaux, elle fait des découpes dans leurs habits, découvrant, ici un sein, là une cuisse, ailleurs un bout de ventre ou une épaule... "Ne m'en voulez pas, c'est pour votre bien". Et, pirouettant, elle s'en va en balançant les hanches. *** Avant de redevenir Truffaldin, elle offre à Waldemar le plaisir de la revoir en Tuffaine. Il l'attrape à pleines mains. Les filles qu'il a eues en son absence n'ont pas comblé le manque. "Ne passe pas à côté d'Andoche, lui dit-il, il a entendu parler de la fabuleuse Tuffaine, il en est fou et il ne se retiendrait pas". Waldemar non plus ne se retient pas, Tuffaine l'excite. Il joue : "je te préfère à Marfise". Elle joue : "déguste-moi sans modération, je suis meilleure qu'elle". Après quelques jours d'amour, Marfise, avec un soupir de regret (elle aimait faire la Tuffaine), se rééquipe en Truffaldin, enlève son postiche, se tond, retrouve sa voix grave et enfile sa robe. Waldemar grogne, joignant le geste à la parole, que l'avantage de la robe, c'est qu'elle se trousse pour un adieu affectueux. Truffaldin réunit son groupe. Les quatre sont toujours sous son charme mais les deux garçons, clairement, rêvent à Tuffaine (rien n'interdisait les relations entre accompagnateurs mais, chacun ayant trop à faire avec les lunaires, aucune occasion ne s'est présentée de tester la bonne volonté de la croustillante fille). Truffaldin connait dans les moindres détails le déroulement de l'opération. Il les complimente. Cette première fois était essentielle : d'une part, eux, avaient à s'aguerrir ; d'autre part, les lunaires devaient être totalement séduit, le moindre échec aurait dissuadé les suivants. C'est pour cela qu'il leur a envoyé Tuffaine : "elle vous a choqués, elle a ses méthodes, vous avez vu leur efficacité. La prochaine fois, vous vous débrouillerez seuls et vous réussirez. Ces quatre-là vous dirigeront et formeront d'autres accompagnateurs". Sur un signe des quatre, tout le monde se retire. Truffaldin attend et les voit revenir dans des tenues affriolantes. Tuffaine a réussi ! est-ce par défi ? émulation ? le moment était-il venu ? Ils ne rougissent plus de se montrer. Ils ont adopté des habits courts et échancrés, troués de crevés révélateurs. Si Truffaldin ne craignait pas d'être serré de trop près et démasqué, il les embrasserait. Il les félicite chaudement. Je vais quitter la Planète pour au moins trois mois, mais je resterai en contact avec vous. Continuez ! Truffaldin donne ses derniers conseils aux quatre : quelqu'un (Waldemar) leur transmettra les avis de la Lune. Ils auront les noms et les dossiers des visiteurs qui se multiplieront, au fur et à mesure que les précédents enverront des nouvelles enthousiasmantes. Aussi, eux, doivent-ils augmenter la capacité d'accueil. "Maintenant que vous avez franchi toutes les difficultés (il montre leurs habits) et que vous avez eu une première expérience, vous pourrez mieux que moi éduquer vos camarades". Il les salue avec affection et, d'une démarche grave, sort de la pièce et monte dans un véhicule anonyme. A présent, Marfise et Andoche devraient partir pour les Planètes, découvrir la nouvelle situation et essayer d'associer leurs Temples à l'accueil des lunaires. Mais l'énergie de Marfise est épuisée par tout le travail qu'a requis la formation des accompagnateurs et la réception des lunaires. Le personnage de Truffaldin la lasse. Elle n'a plus la force de l'incarner pendant trois mois dans un environnement inconnu qui, malgré l'élimination des Archiatres, reste secrètement hostile : elle a décapité et non annihilé la conjuration ; elle sait [croit savoir] que la conquête du monde se poursuit dans l'obscurité. Elle a besoin de souffler, de redevenir elle-même et de profiter de Waldemar. Celui-ci affecte d'être rassuré par son accès de faiblesse : je craignais que ton armure ne dévore ta peau si douce, et que l'acier de ton esprit ne durcisse ta chair si délectable. Marfise, béate, l'encourage à louer sa beauté de femme et participe chaleureusement à sa célébration. Une fois encore, elle éprouve, collée à Waldemar, le réconfort d'être à l'ancre au rivage, au lieu de se faire balloter par les tempêtes. Elle explore avec gourmandise tous les détails de ce rivage et ne laisse reposer Waldemar que lorsqu'elle s'en est totalement rassasiée. Elle a envie de dire à cet instant qui passe : Arrête-toi, tu es si beau ! Se blottir contre Waldemar, se livrer aux joutes amoureuses avec lui, aux combats armés contre les autres... Il mordille tendrement son impératrice, elle gémit de douceur, d'espoir... puis, s'ébrouant comme un cheval de guerre à l'appel du clairon, elle se redresse et s'écrie Krieg ist Krieg. — Und Schnaps ist Schnaps, répond Andoche qui surgit porteur d'un broc d'alcool violent et parfumé. Waldemar, encore rêveur, boit avec eux. Gutrune survient et, saluant cérémonieusement Godzina Marfise : — Toi, ma Dame, ma p'tite Dame, t'as b'soin de t'requinquer. T'as plus l'air de rien. Waldemar et Andoche se récrient : son "rien" est adorable. Gutrune les rembarre : "s'vez pas voir s'n âme, l'est toute rétrécie". Marfise, un peu perdue, s'interroge : — Vis-je d'amours et d'armes ou d'armes et d'amours ? Enlaçant Waldemar, elle murmure à son oreille : — Quand j'aurai sauvé l'univers et le reste, je renoncerai à la guerre et, vêtue de gazes vaporeuses, je t'aimerai tout le temps... sauf les jours de chasse et de combat. Waldemar rit : "Gutrune a raison, t'as b'soin de t'requinquer". Suralimentée
de toutes les façons possibles, Marfise se requinque en quelques semaines. Prête à partir maintenant, il lui faut résoudre deux problèmes : le premier, c'est Gutrune qui veut absolument l'accompagner pour la protéger ; le second, c'est Truffaldin qu'elle ne supporte plus. Même habituée à la robe et au reste, ça l'épuise de se comporter en homme, de s'exposer aux mésaventures subséquentes, et de rester sur ses gardes à chaque instant. Gutrune, elle, refuse d'abandonner sa Godzina : — P'tiote com' t'es, t'as b'soin d'un homme de main. Andoche aura trop d'soucis pour t'protéger et pens'ra à toi, seul'ment pour t'sauter. Gutrune promet de se comporter sagement et de ne pas faire de scandale : "Marf, t'sais pas d'quoi j'suis capable". Andoche lui a confié la responsabilité de Terre Féconde en son absence : "t'vois bien qu'j'peux êt' sérieuse". Justement, objecte Marfise, remplacer Andoche t'empêche de partir. Gutrune, sans se soucier de la contradiction, répond : "n'importe quel idiot peut l'faire. Suffit d's'assoir sur l'trône et d'prendre l'air constipé". Ayant tout essayé, Marfise capitule mais, tout à coup, arrivée au but, Gutrune s'effondre en pensant à ce qui l'attend : la fusée et les Planètes inconnues la paniquent et, serrant son entrecuisse dans ses mains robustes, elle s'affole de la possibilité que quelque Athanase exerce contre elle ses pouvoirs magiques. La géante devient toute petite et, se trainant aux pieds de Marfise, geint d'une voix lamentable : "Marf, Godzina, j'peux pas..." Furieuse contre elle-même, elle se donne des gifles et s'enfuit dans la forêt, déracinant les arbustes et tuant les bêtes à mains nues. Marfise, attristée pour elle mais soulagée qu'un problème se résolve tout seul, trouve du même coup la réponse à l'autre : elle empruntera l'identité de Gutrune et accompagnera Andoche en tant que Grande-Maîtresse. Gutrune revient quelques jours plus tard, demi-nue et balafrée, mais rassérénée par ses prouesses. Elle confère longuement avec Andoche, ponctuant ses propos de coups de poing à assommer un bœuf. Vidant d'une traite un broc d'alcool, elle se met à dévorer. Quand elle a fini, elle rote bruyamment et prend Marfise dans ses bras. Celle-ci, se tortillant pour échapper à l'étreinte puissante, lui confie le soin de veiller sur la planète et d'assister Waldemar. Gutrune tombe à genoux devant elle : — Marf, pardon ! c'truc m'a fait peur, j'peux pas quitter la planète mais j'suis pas un' lâche. Marfise, se dressant d'un air majestueux, pose sa main sur son épaule musclée et bluffe : — Je ne voulais pas que tu quittes la planète, tu m'as bravée, tu as échoué. J'ai besoin de toi ici. Gutrune, convaincue de la toute-puissance de sa Godzina, se rassure : "j'ai jamais eu peur, c'est elle qui m'a punie de ma désobéissance". Elle assure "Marf" de son dévouement absolu. *** Marfise-Gutrune et Andoche décollent. Le second, désolé de quitter sa planète, apeuré par ce qui l'attend, fait ce qu'il peut pour cacher son malaise et avoir l'air brave. Marfise a décidé de commencer par Tibet, la planète la plus lointaine, et de revenir en passant par les autres. Elle est curieuse de rencontrer l'Archiatre Terrestin. Il les reçoit et, après les avoir longuement contemplés, il ferme les yeux et, sans préambule : — Vous vivez dans le péché (ils sursautent), ça ne fait rien, la Déesse est miséricordieuse. Les Temples s'étiolent, ça ne fait rien, la Déesse aime les Humains, qu'ils la prient ou non. La Sainte Terre a tourné en luna-park, ça ne fait rien, toute terre est sainte. La Déesse n'existe pas, ça ne fait rien, tout Humain est divin. Est-il sage ou fou ?, se demande Marfise, tandis qu'Andoche s'effare : il connaît les Temples, leur idéalisme superstitieux et leur matérialisme sensuel ; pourquoi ceux de cette planète ont-ils choisi un tel homme ? Comme s'il entendait sa question, Terrestin répond : — Les Temples, ici, ne sont ni meilleurs ni pires qu'ailleurs ; quand la Foi s'est effilochée, leur anéantissement les a effrayés ; ils se sont réunis, sans savoir que faire ni que décider ; j'ai prêché mon message ; dans leur désarroi, ils ont jugé que la consolation valait mieux que la désolation et ils m'ont élu pour cela. Terrestin rayonne de sainteté et de compréhension. Marfise, apaisée, se dit que les autres Planètes se trouveraient bien de suivre la voie de Tibet. Elle pourrait emmener des prêcheurs avec elle. En écho au propos non formulé, Terrestin ajoute qu'aucun Temple n'apportera la paix à personne. Chacun la trouve en lui-même. Il suffit d'un peu d'humilité. Que d'autres personnes, d'autres Temples, d'autres Planètes, suivent d'autres voies, importe peu : quels que soient leurs détours et aléas, toutes les voies finiront par converger vers la Sagesse. Il bénit Marfise et Andoche qui se retirent, impressionnés et perplexes. Ils visitent quelques Temples. En effet, ils ne sont ni meilleurs ni pires mais, acceptant leur destin, ils baignent dans une ambiance doucement mystique. Andoche ne sait que penser, Marfise envie presque leur détachement. Inutile de leur parler d'offensive contre la Lune et de conquête du monde ! En cachette d'Andoche, Marfise retrouve le sympathique vieux monsieur qui représente la Ligue sur Tibet. S'étonnant de son déguisement paradoxal, il se rappelle son dernier passage. Agité et confus, il évoque la liquidation du tyran et le démarrage du programme "Terre". La planète est tranquille à présent. Le Grand Justicier aplanit les conflits. Il n'y a que ce Boyard qui grignote un peu trop ses voisins, mais il rend beaucoup de services à la Ligue. Malgré la distance, les voyages sur Terre ont un grand succès. Les Temples ont souffert, lutté vainement et se sont résignés : ils jouissent de tout ce qu'il leur reste et ne regrettent plus ce qu'ils ont perdu. Du coup, la population, quoique à présent détachée du Culte, apprécie ses serviteurs. L'affection remplace la superstition. Lui aussi, il est impressionné par la spiritualité de Terrestin qui n'a rien des Archiatres des autres Planètes, mystérieusement victimes de pluies de météorites. C'étaient des tyrans potentiels, il est sûr qu'ils préparaient quelque chose contre la Ligue. Leurs remplaçants paraissent moins dangereux. Marfise, lénifiée par cette étrange planète et confiante dans le vieux monsieur, lui parle de l'offensive d'Athanase pour vider la Lune. Le Représentant s'étonne que les Temples aient cru atteindre la Ligue à travers la Lune : "c'est tellement absurde ! il doit y avoir un autre objectif, ne pensez-vous pas ?" Un autre objectif ? La question fait écho aux doutes de Waldemar, aux craintes de Gutrune... Elle taraude Marfise qui, néanmoins, se satisfait des raisons d'Athanase parce leurs effets la servent. *** Ensuite, "Gutrune" et Andoche visitent les autres planètes et leurs Archiatres (tandis que Marfise, se dissimulant, confère avec les agents de la Ligue pour renforcer ses liens avec eux et s'informer de la situation locale). Marfise se félicite d'avoir emprunté l'identité de Gutrune : honorer quelques moinillons ne la dérange pas et se révèle parfois agréablement surprenant. D'ailleurs, elle a trop à faire pour répondre à toutes les requêtes. Les Temples restent traumatisés par la punition divine qui s'est abattue sur les Archiatres. Sur Souabe, la nouvelle de l'accident d'Athanase a choqué sans surprendre : tous les jours, des véhicules dérapent. Mais les pluies de météorites sont rares. Qu'elles tombent sur toutes les planètes presque en même temps et qu'elles tuent les archiatres, cette improbabilité atteste une intention divine. Les Temples, déjà affaiblis par l'incrédulité, vivent dans la crainte de déplaire à la Déesse aux desseins insondables. Il lui rendent grâces de les avoir débarrassés d'Archiatres qu'ils n'aimaient pas (comment purent-ils les élire ?) et qui s'employaient à les dominer. "Autonomie des Temples", ce principe a pris une telle force que, constate Marfise-Gutrune, les Temples rechignent à concevoir une quelconque action collective, même pour échapper à la ruine. Andoche, regrettant sa planète, détestant les fusées, perdu dans les complications locales, se démène comme il peut et s'épuise sans résultat. Inaccoutumé aux négociations diplomatiques et aux efforts intellectuels, il souffre, s'affaiblit et commence à maigrir, malgré les copieux repas qu'il engloutit. Il se plaint à Marfise que ses muscles ramollissent et qu'il perd son appétit : "je n'aurais pas dû te suivre, tu m'as mis dans une situation impossible, ce rôle n'est pas pour moi". Il est tellement las et mécontent qu'il oublie de la désirer. Pourtant, il s'était promis de profiter du voyage en duo. Marfise le réconforte, le conseille, lui verse à boire, l'invite à profiter des nonnettes qui, comme d'habitude, se pressent pour se faire honorer de la sainteté du visiteur. Ça ne suffit pas. Andoche, naguère une force de la nature, déprime. Marfise se substitue à lui. La Grand-Maître Gutrune, excusant Andoche, malade, expose à sa place le syllogisme de feue Athanase : la Ligue tue les Temples ; or la Ligue est mue par la Lune ; donc, en vidant celle-ci, on sauve les Temples. Gutrune ajoute que, grâce à un appât approprié dont
il ne faut pas parler, le processus est enclenché. Souabe demande aux autres planètes d'accueillir les lunaires et leur apportera son assistance. L'apparition d'un espoir de survie intéresse l'Archiatre. Cependant, il doute que les Temples acceptent maintenant d'entreprendre une action commune. Il leur transmettra l'information et la proposition. "Gutrune" insiste et, sur certaines planètes, obtient la convocation d'une assemblée qu'elle tente de persuader : l'essentiel est déjà réalisé, le plan réussit, il ne faut qu'un effort complémentaire. Les Temples refusent. Heureux de retrouver leur autonomie, ils sont avides d'en jouir et ne s'occupent que d'eux-mêmes. Toute action collective est un piège, ils l'ont bien vu. Ils complimentent les Temples de Souabe et prieront pour que la Déesse seconde leurs efforts. Pendant ces discussions et au cours des visites qu'elle multiplie, Marfise ne perd pas de vue que le "noyau secret", quoique décapité, existe toujours. Scrutant les visages sous les cuculles, elle cherche les stigmates du fanatisme et les rencontre si souvent qu'elle ne sait que penser : ils ne peuvent quand même pas être si nombreux. Elle tente de communiquer avec eux et reçoit un discours stéréotypé sur la Sainte Terre etc. Les plus véhéments lui reprochent de s'opposer aux desseins de la Déesse : "si Elle nous punit, elle a Ses raisons, nous devons plier et prier". Marfise, de plus en plus inquiète pour Andoche qui dépérit, fait le point. Leur échec est celui d'Athanase. Les Temples refusent d'agir en commun et se résignent à leur déclin. Cela ne gêne pas vraiment Marfise : comme les lunaires viennent spontanément sur Souabe et que tout est prêt pour les accueillir, la non coopération des planètes n'est pas dramatique. On leur enverra des lunaires quand ils se seront adaptés. Il est temps de rentrer et de regonfler Andoche. Marfise renonce aux planètes qui restent dont pourtant la situation paraît confuse, et regagne Souabe. *** Dès l'arrivée, le rabougri Andoche commence à se dilater. Son teint perd sa grisaille et rosit. Une lueur apparaît dans ses yeux éteints. D'un bras encore faible, il tente d'étreindre Marfise : "je m'éveille d'un affreux cauchemar". Gutrune, se jetant aux pieds de Godzina pour lui souhaiter la bienvenue, pousse un cri d'horreur en voyant Andoche : "qu'est-ce q' t'es devenu, mon gars ?". Elle le saisit dans ses bras musclés et l'emporte, comme s'il était un mouton. Peu après, des cris de dépit emplissent le château : "l'a été maudit, l'est plus bon à rien", mugit-elle. Si elle osait, elle en voudrait à Marfise : "quand j'pense qu'j'avais peur pour toi ! ". Marfise, jugeant qu'elle est hors d'état de comprendre, prend un ton d'autorité : — Femme ! il a besoin de repos, de douceur, de manger, de boire, de dormir. Dans trois jours, il sera redevenu lui-même. Gutrune, subjuguée, s'étonnant de sa propre docilité, s'active aussitôt. Marfise saute dans les bras de Waldemar qui, privé d'elle pendant des mois, défaille de bonheur. — Quelle fatigue ! J'ai la tête brouillée, dit-elle. Une chose est sûre, cette tête aura bientôt des cheveux. Plus jamais je ne la tondrai. — Dommage, dit Waldemar dont les voluptueuses caresses sur son crâne nu la font frissonner. Après avoir pris des nouvelles d'Andoche, il entraîne Marfise dans ses appartements. Trois jours après, si Andoche n'est pas encore Andoche, il commence à lui ressembler. On a déjà entendu Gutrune rugir de plaisir "l'est rev'nu ! l'est rev'nu !". Et quand Marfise lui rend visite, l'effroi qu'il éprouve en pensant au voyage le dispute au plaisir de la voir. Les dernières semaines, il se sentait tellement mal qu'il ne la reconnaissait plus. "Tout ça était au-dessus de mes forces" miaule-t-il en croyant beugler. "Et une tiote comme toi (ainsi parle Gutrune), tu as tenu le coup et tu as fait le travail à ma place..." Marfise juge qu'il souffre davantage de blessure d'amour-propre que de fatigue. Elle minimise sa performance ("j'ai l'habitude des voyages") et maximise la sienne ("sans toi, l'Archiatre, nul ne m'aurait reçue et écoutée"). Elle lui rappelle quelques bons souvenirs (cette nonnette perverse qui t'as..., ce rôti de...) et le félicite d'avoir immensément accru son prestige : tu es le seul Archiatre qui connaisse tous les autres, si un jour quelqu'un devient "pape" interplanétaire, ce sera toi. Andoche glisse une main hésitante pour la flatter sous sa jupe, sourit et s'endort. Marfise s'informe. Les premiers lunaires sont déjà actifs et acclimatés. Ils se débrouillent tout seuls et ont envoyé des messages euphoriques à leurs amis. Deux nouvelles "livraisons" ont eu lieu et quoique, en l'absence de "Tuffaine", l'adaptation ait été moins expéditive, tout s'est bien passé. Ouf, soupire Marfise, en se calant confortablement dans Waldemar, il va falloir que j'aille voir comment ça se passe sur la Lune. Waldemar l'enserre tendrement : — Pas tout de suite ! Tu es obligée de rester tant que tes cheveux n'ont pas repoussé. — Ah! c'est vrai, ronronne Marfise, heureuse. Et puis il faut que je réfléchisse. Les Temples ne sont plus à craindre pour le moment. Mais le complot se poursuit : la preuve, c'est que je n'ai rien vu, pas le moindre indice. Ils se cachent avec soin et, ayant perdu leurs chefs, s'emploient à se réorganiser. Mon travail n'est pas fini. — O que non ! sourit Waldemar. Quand tu auras trié deux tonnes de lentilles mélangées à des cendres et ramassé les feuilles mortes de la grande forêt, tu devras retrouver Tuffaine et me l'envoyer. — Tu n'as pas besoin d'elle, répond Marfise, feignant la jalousie. Elle n'est pas si bien que moi. Je contente tous tes désirs... (elle le fait). Voilà des mois, Marfise a quitté la Lune pour Souabe lorsque Waldemar, inquiet de l'assemblée des Grands-Maîtres convoquée par Athanase, l'a appelée à l'aide. Depuis, il y a eu Andoche, la révolution, les préparatifs et l'accueil des Lunaires, le long voyage à travers les Planètes. Dans la fusée, Marfise se remémore la situation de la Lune à son départ. Ils étaient sous l'effet des visites du "couple enchanté" et des retours des "élus". Le sentiment que les Planètes offraient une vie meilleure se diffusait viralement. Vraisemblablement, se dit Marfise, la contagion est devenue boule de neige, puisque les premiers partis excitent l'enthousiasme et bousculent les hésitations. Jusqu'où cela ira-t-il ?, se demande Marfise. Une vanne a été ouverte, la mare se vide mais, à un moment, le niveau se stabilisera. Une partie des Lunaires résistera à l'appel des Planètes. Notre "autisme défensif" est aussi une pathologie : quelle est la proportion de taupes que le soleil aveuglerait ? qu'en faire ? Imagine-t-on un Julius, un Brandimart... abandonner son terrier ? Et que feront les machines ? à quel seuil démographique, jugeront-elles que la Cité n'est plus soutenable ? Alors, elles organiseront l'évacuation avec la minutie qui les caractérise, obligeront les derniers à partir, et éteindront la lumière... Comment connaître ce seuil ? Comment le modifier si nécessaire ? Marfise récapitule ses atouts : l'Ingé a coopéré fidèlement, elle peut compter sur lui et sur son intimité avec les machines ; il y avait la doyenne... elles se sont disputées, Marfise ne sait plus trop pourquoi... Mais, sans doute, beaucoup de choses ont changé. Depuis que la vanne s'est ouverte, de nouvelles possibilités auront surgi. Au cours des derniers mois, Marfise s'est tellement agitée, a joué tant de rôles, trahi les Temples en les soutenant, pourchassé le fantôme du "noyau secret", qu'il lui faut faire un gros effort pour se concentrer sur la Lune. Peut-être a-t-elle gaspillé son énergie en faisant de la Lune un problème ? Qui s'en soucie sur les Planètes ? sauf, précisément, les Temples dont elle exécute le plan avec, toujours, une sorte de malaise... Et finalement les Temples ont montré qu'ils n'étaient pas si dangereux... Sans aller aussi loin que Terrestin dont le souvenir l'emplit d'harmonie et de sérénité, les Temples acceptent leur déclin. L'ennemi, c'est seulement le "noyau secret" dont les Archiatres étaient les chefs. Il fallait les détruire mais, du coup, tout est invisible. Ai-je fait comme l'ours qui écrase d'une grosse pierre la figure de l'homme pour tuer la mouche ? Marfise profitera de son séjour pour jeter un œil sur la Terre que toutes ses occupations ne l'ont pas empêchée de piloter. Les visiteurs affluent, les hôtels et le personnel se multiplient, les hautes montagnes se couvrent de sentiers et de pavillons. Dans des endroits interdits au public, on a semé, planté, arrosé, et constitué des parcs où se récréent les employés : s'il plaît aux visiteurs que la Terre soit aride et déserte, ce qui est bon pour une semaine, déprime le personnel permanent ; on lui offre les parcs à la place des fréquentes vacances sur les planètes qu'il réclamait. Enfin, craignant d'épuiser les réserves souterraines, les ingénieurs de la Ligue ont inventé des machines qui produisent de l'eau à partir de l'hydrogène et de l'oxygène de l'air. Bref, tout va au mieux, les profits de la Ligue sont colossaux (les revenus de Marfise aussi) et le Comité directeur a adopté l'expression génial comme Marfise. On lui a proposé de devenir Directeur Général, elle a remercié et décliné "pour l'instant". Marfise dont les cheveux ont retrouvé leur longueur, secoue ses boucles dans l'espoir d'ordonner ses idées. Combien de brins d'osier une femme paléolithique habile pouvait-elle tenir à la fois ? *** Marfise sort de la fusée, les machines la reconnaissent, l'inspectent et l'aseptisent. Des mois d'absence et de vagabondage l'ont déshabituée. Luttant contre la claustrophobie et peinant à respirer, elle demande de l'aide. Un psy survient. Elle explique son cas. Au lieu de s'en occuper, il bondit d'enthousiasme : "vous avez passé tout ce temps sur les Planètes ?" Il en voit les traces : cette belle fille a quelque chose d'animal, de sauvage, de vivace. Suivant la coutume ancestrale, il lui prend la main, avec l'espoir d'absorber à travers elle quelque chose des Planètes. Marfise retire la sienne brutalement et frappe sèchement celle du psy. "J'ai besoin d'aide, pas de baratin". Le psy, déçu, présente ses excuses, lui donne un médicament et, à tout hasard, lui fixe un rendez-vous. Marfise, légèrement euphorique sous l'effet du remède, respire mieux et oublie que le terrier profond n'a pas d'issue. Elle marche à travers les couloirs d'un pas alerte, sans se rendre compte que tout en elle tranche sur les autres. Distraite, elle n'a pas pris la précaution de se faire lunaire. Son allure, son regard, ce qu'elle montre de sa peau, ses cheveux-mêmes que les tontes répétées ont rendus drus et brillants, tout dénote une naturalité qui, dans le climat présent de la Lune, exerce un attrait irrésistible dont Marfise n'est pas consciente. Les filles la regardent avec jalousie, les garçons avec envie. Ils la suivent, la complimentent, l'effleurent, prennent sa main... Marfise, sortant de ses pensées, regarde autour d'elle. Elle a toujours eu du succès dans les couloirs, ça tourne au délire : des dizaines de garçons allumés la dévorent des yeux et des mains. Elle comprend soudain : "me voilà une Angélique ! il faut que je me banalise". En attendant, cette admiration la dérange et la crispe. Faisant la sauvage, elle se retourne, grogne, montre les dents, distribue quelques tapes et s'enfuit en courant. L'Ingé l'accueille avec un ravissement amusé : Diane la chasseresse au milieu du dîner de Sardanapale ! — Je sais, je sais, les couloirs me l'ont dit, grommelle Marfise qui réclame la combi la plus commune et une large casquette pour cacher ses cheveux qu'elle noue en chignon. L'Ingé endigue les plaisanteries qu'il s'apprêtait à déverser et redevient sérieux. Ils font le point. Aucun nouveau "couple enchanté" n'est venu sur la Lune. La folie engendrée par Angélique et Argail s'est transformée en un enthousiasme assagi, quoiqu'irraisonné. Quand les premiers sont partis, on a attendu leurs messages avec impatience et crainte : en aurait-on ? confirmeraient-ils les espoirs ? Pendant des semaines, la vie s'est arrêtée dans une grande partie de la Cité. Imaginez ça : même les rencontres amoureuses étaient suspendues ! Tout à coup, est arrivé un courrier de ... (ce garçon dont Tuffaine s'occupa) : parti sceptique, il était converti ; il avait rencontré le bonheur. Des détails ont suivi, d'autres messages, des images. Les gens ont vu que leur espoir n'était pas illusoire. Se savoir attendu et pris par la main pour s'adapter, a décidé les hésitants. Ils sont de plus en plus nombreux à partir, et pas seulement des jeunes. — Jusqu'où cela ira-t-il et à quelle vitesse ? demande Marfise. Il restera des inertes, des réfractaires, des hostiles... dans quelle proportion ? L'Ingé suggère de mobiliser les psys et les machines pour enquêter sur le degré d'attachement au contexte lunaire. Marfise ironise sur la capacité des psys à faire un travail sérieux, ils sont aussi dingues que les autres. On ne peut compter que sur les machines. Ont-elles réagi aux départs ? — Non, pas encore. Les partants ont été remplacés dans leurs fonctions, leurs logements redistribués. (Extrapolant, l'Ingé poursuit). Quand la population diminuera significativement, les machines, pour compenser, augmenteront le nombre de places offertes aux Planétaires. Si cela ne suffit pas, elles décideront de fermer un secteur et rempliront les trous avec ses habitants. — C'est cela qui me préoccupe, interrompt Marfise. Elles fermeront un secteur, puis un autre. La mécanique de survie est dimensionnée pour onze secteurs. C'est un système global. Quel est le nombre au-dessous duquel les machines calculeront que la Cité n'est plus viable ? cinq secteurs ? quatre ? L'Ingé soupire profondément. Les machines mettront dans leur calcul des données techniques, sociales, économiques, écologiques, financières... ; elles tiendront compte des rétroactions, des effets à long terme... Il est incapable de deviner le résultat. Marfise augmente sa perplexité : — Il y autre chose qu'elles prendront en compte : quand la Lune perdra de l'importance, la Ligue la supprimera de ses circuits. La Lune sera étranglée. Elle ne vendra plus aux Planètes et n'en recevra rien. Il n'y aura plus d'immigration et les planétaires présents sur la Lune partiront avant la dernière fusée. Moi, quelques recherches me suffiront pour savoir quelle est, pour la Ligue, la taille minimale de la Lune. — Je ne sais pas quel poids les machines accorderont à ce facteur, l'estimation du seuil devient encore plus problématique. — C'est ce que je craignais, commente Marfise. La question suivante, c'est : une fois ce seuil atteint, que décideront les machines ? de fermer les secteurs encore vivants en évacuant de force leurs habitants ? — La réponse réside dans la couche la plus profonde de leur programmation. Les machines sont, par construction, passives à l'égard de la collectivité, postulée consciente et responsable. Lorsque des variables clefs prennent des valeurs critiques, elles signalent la crise, elles ne la résolvent pas à la place des Humains. J'imagine qu'elles diraient aux derniers habitants quelque chose comme : vous êtes dans une impasse, votre survie n'est plus assurée, une décision est à prendre. — Supposons que les Humains, par indécision ou par entêtement, ne fassent rien. Les machines s'autoriseraient-elles à faire pression sur eux ? — Les machines décideront quand la question se posera. Dans une certaine mesure, elles adaptent leur programmation aux circonstances. — Même la couche la plus profonde ? L'Ingé, inhabituellement désorienté, assure qu'il va creuser la question. En attendant, il suggère à Marfise réticente de discuter avec Damienne : "vous avez eu des mots ensemble, mais n'oubliez pas qu'elle et nous, étions les seuls à vouloir vider la Lune". Marfise hésite entre faire un saut sur la Terre ou voir Damienne. Quand même, l'Ingé a raison, sans Damienne, Marfise n'aurait pas trouvé la Terre et donc pas lancé l'offensive contre les Temples... Damienne la fait soudain penser à ce Griffon qu'elle a oublié ou refoulé depuis longtemps. La rage la reprend d'avoir mordu à pleines dents à cet appât amoureux que le "noyau secret" lui tendait. Marfise sait qu'ils ont des agents cachés partout. A-t-elle exagéré en soupçonnant Damienne ? Tout le monde est suspect. La Doyenne voit entrer Marfise qui, malgré sa combi, irradie encore la sauvagerie des Planètes. Sa démarche élastique, ses muscles pleins, sa détermination, évoquent une belle panthère. "J'ai été son amie, pense Damienne, nous avons partagé de grands projets et c'est grâce à Marfise que je me suis promenée sur la Terre... Je devrais être indulgente, ses ambitions sont si vastes qu'elle s'y perd". Néanmoins, il y a eu ces disputes que la vieille Dame n'a cessé de remâcher. Des propos excessifs ont été échangés. Marfise, depuis, a fait tant de choses qu'elle en a oublié le détail ; la doyenne, vouée à la routine comme un écureuil à sa roue, s'est répétée chaque mot. Aussi, accueille-t-elle Marfise sans aménité, après avoir disposé sur son bureau les restes du fume-cigarette que Marfise a brisé le jour de leur querelle à propos de Griffon. Marfise, les ignorant, se force à la neutralité. Elle reste méfiante et n'aborde que le vidage de la Lune. Que Damienne soit innocente ou agent des Temples, ça l'intéresse et elle aura quelque chose à dire. Marfise repose la question qu'elle a adressée à l'Ingé : — Jusqu'où cela ira-t-il et à quelle vitesse ? Il restera des inertes, des réfractaires, des hostiles... dans quelle proportion ? Damienne, quoiqu'indisposée par la désinvolture de Marfise, ne résiste pas. Bridant sa curiosité à propos de l'accueil que les premiers arrivants ont reçu (sans quoi le processus se serait arrêté), elle mobilise ses outils d'anthropologue et analyse l'évolution de la société lunaire. Elle révèle à Marfise l'apparition d'un contre-processus qu'elle ne pressentait pas : les réfractaires ne restent pas passifs. Pour eux, les lunaires sont une humanité meilleure ; ils voient l'émigration comme une régression, une épidémie qu'ils cherchent les moyens de contenir. Revenant involontairement au ton complice d'antan : — Votre "ami" Oldenbarnevelt a pris la tête de cette faction. Il est d'autant plus acharné qu'il s'est ridiculisé en faisant la danse du ventre devant cette splendide fille, Angélique (tout le monde l'a su). Mais le plus actif, c'est votre ancien camarade, ce Brandimart dont vous partageâtes le cas d'observation et avec qui vous eûtes une histoire. — Ah ! celui-là... murmure Marfise avec un sentiment d'angoisse qu'elle ne s'explique pas. Damienne, sans paraître remarquer l'interruption, poursuit : — Lui, il est resté de pierre et n'a pas léché la fille, ni la première fois, ni la seconde. Il vit presque en ermite et se consacre à l'étude des mouvements d'émigration de l'ancienne Terre. Il soutient que ce sont les instables, les aventuriers, les ratés qui s'en vont et que, ainsi, la société s'épure : la "meilleure humanité" deviendra encore meilleure. (Elle rit :) vous imaginez l'ambiance dans les réunions de Faculté ! — Combien sont-ils ?, demande Marfise. — Beaucoup trop, mais il n'y a pas moyen de le savoir. Il faudrait les inciter à une action collective pour pouvoir les compter. (Elle ricane, reprise d'acrimonie car, en mentionnant Angélique, elle a pensé à Argail et aux outrageants propos échangés avec Marfise) Je ne doute pas que, avec votre sagacité, vous n'inventiez une provocation. Marfise se lève pour partir. Damienne, encolérée par ses souvenirs, lui lance : — Me soupçonnez-vous toujours ? Marfise la contemple, perplexe. Quelle différence cela fait-il ? Tout est si embrouillé... Sincère, elle soupire : — Tout est si embrouillé... Elle sort, laissant Damienne insatisfaite de cette réponse ambiguë. *** Marfise fait un saut sur la Terre pour aérer ses idées et inspecter les installations et le personnel. En notant le plaisir avec lequel elle retrouve l'air et le soleil, elle se dit qu'elle n'a plus grand chose d'une lunaire. Elle est contente des parcs destinés à la récréation des employés : la végétation suralimentée, jouit d'un climat favorable et grandit vite, les arbres ont déjà une taille respectable. Marfise approuve le projet de gaspiller un peu de la précieuse eau pour aménager quelques étangs. On a suggéré d'introduire des animaux : le génie génétique les fabriquera et les ingénieurs ont calculé les conditions de l'équilibre écologique. Toutefois, il faudra proscrire les oiseaux qui, ignorant les murs, se répandraient dans le ciel et perturberaient les visiteurs. Marfise consigne pour l'avenir que, si ceux-ci finissent par se lasser du désert, l'expérience des parcs permettra de renouveler l'offre. On leur fera une Terre fleurie et parfumée. Des excursionnistes demandent à la rencontrer. Leur rôle est de guider les touristes à travers les montagnes et, pour cela, d'explorer et de dresser des itinéraires. Les plus aventureux (parmi lesquels Marfise reconnaît Alcine) sollicitent l'autorisation et les moyens d'opérer des reconnaissances dans la zone orange, là où la température est excessive et l'air irrespirable mais la radioactivité faible. Des scaphandres adaptés leur assureront vingt-quatre heures d'autonomie et, peu à peu, ils construiront quelques petites bases souterraines. Marfise accepte. Cela entretiendra l'énergie des plus audacieux et améliorera la connaissance de l'état de la planète. En outre, elle a une arrière-pensée. Elle fait signe à Alcine de la rejoindre. Alcine, épanouie, ne ressemble plus à la fille timide qu'elle a connue et expulsée de la Lune. Elle s'est apaisée, endurcie et développée. Marfise lui donne des nouvelles de Souabe. Alcine, réjouie de la disparition d'Athanase, trouve tout cela très loin. Elle n'a nulle envie de revoir sa planète. Elle est d'ici à présent et remercie Marfise de lui avoir donné cette vie extraordinaire. Rappelant à elle ses souvenirs, elle demande, un peu hésitante : "Croyez-vous toujours à cette "bombe" que je porterais en moi ?" — Oui, je crois que vous l'aviez. Maintenant, vous êtes tellement transformée que peut-être le stimulus ne fonctionnerait plus. (Marfise ajoute en riant :) Mieux vaut ne pas tenter l'expérience ! Alcine, riant aussi, répond que, pour rien au monde, elle ne reviendrait dans les souterrains étouffants de la Lune. Enhardie, elle invite Marfise à une "petite bringue" entre filles dans le parc voisin. Elles se retrouvent une demi-douzaine, boivent abondamment et bavardent de même. Non loin, se tient une "petite bringue" de garçons. Les deux fusionnent. Marfise, s'éveillant la première dans les bras d'un garçon inconnu, s'étire langoureusement et, se rhabillant, se retire discrètement. *** Revenue sur la Lune, Marfise communique à l'Ingé les observations de Damienne. Se demandant où en sont leurs relations, il la félicite de l'avoir visitée. Qu'une contre-tendance s'organise est une information précieuse. L'Ingé sollicitera de Damienne quelques noms supplémentaires et les fera surveiller par la machine. Un algorithme masqué pistera leurs contacts, physiques et immatériels, puis les contacts de ces derniers etc. En utilisant les fréquences différentielles, peu à peu les contours et le contenu du réseau se préciseront, et on aura à la fois les noms, le nombre et la hiérarchie de fait. Ils ne se douteront de rien. Marfise, curieuse, cherche à deviner. L'Ingé hausse les épaules. Il faudra des mois avant de disposer d'une estimation. Néanmoins Marfise veut parier : vingt pour cent ? L'Ingé résiste. Le nombre importe moins que la structure : verticale, c'est facile à combattre ; horizontale, c'est inextricable. Marfise a hâte de retrouver Souabe. Déjà, Waldemar lui manque, et aussi les bons géants... "Viendrez-vous me voir un jour ?", demande-t-elle à l'Ingé qui répond énigmatiquement : — O Godzina, vous savez bien que j'appartiens aux machines. Avant de partir, Marfise, à présent tout à fait banalisée, se promène dans les couloirs, épiant les conversations et bavardant avec ceux qu'elle rencontre. Le désir des Planètes est universel. Chaque allusion qu'elle fait suscite l'enthousiasme. Se laissant embarquer par de beaux garçons qui, quoiqu'un tantinet factices sont tout à fait consommables, elle affecte d'hésiter devant les Planètes et les interroge discrètement sur leur motivations. Le cercle est bouclé : si, initialement, c'était une conviction irrationnelle, à présent le bonheur de ceux qui sont déjà partis devient un argument opposable. On lui montre des images enchanteresses (dans l'une, elle reconnaît Tuffaine). Marfise regagne Souabe. Andoche a retrouvé ses muscles et sa forme, comme elle s'en aperçoit quand il l'enserre étroitement. Oubliant (ou affectant d'oublier) que le voyage à travers les Planètes l'a presque annihilé et que Marfise a dû le remplacer, il se vante d'avoir tout vu, rencontré tous les Archiatres et tenté d'unir la totalité des Temples. Aucun Grand-Prêtre n'en a fait autant que lui, pas même Athanase. Il se verrait bien en pape interplanétaire. Gutrune le raille : "Hé l'pape ! j't'a ramassé à la 'tite cuillère, même une gamine t'aurait renversé par terre". Le triomphant Andoche demande humblement à Marfise : "avons-nous réussi ?". Marfise est embarrassée : son voyage à elle fut profitable, elle a fait le tour de ses agents et obtenu une vue d'ensemble de la situation des Temples ; si
le "noyau secret" demeure un mystère, elle en a senti l'ombre derrière les fanatiques. Quant au voyage d'Andoche et de Marfise-Gutrune, il n'a donné aucun résultat tangible mais se montrera utile à long terme. La seule révélation a été Terrestin. — Ah ! Terrestin ! s'exclame Andoche qui, une fille sur chaque genou et les mains actives sous leur robe, ne parvient pas à saisir son verre. Il m'a presque donné envie de me faire moine ! Il rit. Marfise, après avoir longuement satisfait sa faim de Waldemar, lui donne les nouvelles de la Lune auxquelles il reste indifférent. Il attire une nouvelle fois l'attention de Marfise sur la discordance de sa propre action : n'est-elle pas troublée d'exécuter si bien le plan d'Athanase ? Tous ceux qui ont approché l'Archiatre, notamment Andoche et Gutrune, restent terrifiés. Si, comme ils le clament, Athanase était le mal absolu, tout ce qu'elle fait est nocif, rien de bon ne peut en sortir : — Athanase a "vendu" aux Temples l'idée absurde que la Lune tire les ficelles de la Ligue. N'y-a-t-il pas autre chose ? Autre chose ? Encore une fois, la question titille Marfise, mais son succès l'éblouit et l'empêche de raisonner : elle a battu Athanase à son propre jeu, malgré son intelligence, sa méchanceté et sa vision à long terme. Enfermée par son fanatisme et abêtie par sa vie dans les Temples, Athanase a eu l'habileté ou la chance d'amorcer la pompe qui viderait la Lune ("le couple enchanté" est une trouvaille que Marfise jalouse). Amorcer ne suffit pas : Athanase était incapable de faire fonctionner la pompe. Marfise a réussi, non sans mal. Du coup, elle s'identifie au projet d'Athanase comme si elle l'avait conçu elle-même. Gutrune aussi la met en garde : — Marf, j'suis contente que tu réussisses, j'espère que ça f'ra du bien aux Temples, mais j'ai peur de te voir marcher dans les pas d'Athanase com' si elle t'avait ensorcelée. Effrayée, elle crache par terre pour conjurer le mauvais sort. Marfise refuse de se troubler. Elle est Marfise : puisqu'elle triomphe, il n'y a pas d'erreur. La Lune et les Temples se vident, elle a sauvé l'Humanité. Même si elle mange avec le diable, Marfise est sûre que sa cuillère est assez longue. *** Elle décide d'inspecter les premiers arrivants. Est-il déjà temps de les inciter à aller sur d'autres planètes où rien n'est prêt pour les accueillir ? Sauront-ils se débrouiller seuls ? Marfise reprend l'allure et les vêtements de Tuffaine, pour le plus grand plaisir de Waldemar qui ne la laisse plus partir. Andoche y mettrait volontiers la main mais Marfise lui échappe. Il meugle "t'avais promis", elle répond, blagueuse, "tu t'étais promis". Par contre elle ne refuse rien à Waldemar qui ne se lasse pas. Enfin, elle s'arrache à lui et, les seins à l'air sous son boléro ouvert, va visiter son "troupeau". Elle commence par le garçon dont elle s'est occupée. Devenu habile à menuiser, il fabrique des escaliers à la demande et sculpte pour son plaisir. Marfise trouve son jardin décoré de statues de Tuffaine, plus vraies que nature car il a exacerbé sa féminité. Elle s'amuse à se cacher parmi elles. Vite découverte, le garçon lui fait tout ce que les statues refusent et qu'elle accepte volontiers. Fou de joie, il n'espérait plus sa visite. Il montre ses mains, devenues robustes, et raconte sa vie. Tout va bien pour lui, il a appris facilement, il aime les filles d'ici, sa maison au bord de la rivière lui plaît. Voudrait-il partir sur une autre planète ? Non, pourquoi le ferait-il ?, il a tout ce qu'il lui faut. Tuffaine rencontre filles et garçons les uns après les autres. Ils la reçoivent avec joie et affection, tous contents et reconnaissants. Evoquant pour Tuffaine l'éternel ennui de la vie du terrier lunaire et ses contraintes, ils exultent d'avoir eu l'idée que la vie est meilleure sur les Planètes. Ils ont envoyé des nouvelles à leurs amis de la Lune qui viendront bientôt. Aucun n'a le moindre désir de partir. Et, comme ils trouveraient à peu près la même chose sur une autre planète, Marfise n'a pas d'argument à faire valoir. Elle se dit que, après tout, rien n'impose la dissémination. Les lunaires ne sont pas si nombreux et, loin de se regrouper en ilots étrangers, ils se fondent avec bonheur dans la masse. Viendraient-ils tous sur Souabe, ils ne perturberaient guère la planète. Au contraire, ils l'amélioreront car ils gardent de leur origine lunaire des notions d'intérêt collectif et d'action combinée qui tempèrent l'individualisme exacerbé des Planétaires. Déjà Waldemar en a recruté plusieurs dans son "gouvernement". Marfise se sent plus souabienne que planétaire et se félicite du potentiel que l'arrivée des lunaires apportera. Cela, rêve-t-elle, poussera-t-il Waldemar à étendre sa domination à toutes les planètes ? (n'y songe-t-il pas quand il l'appelle son impératrice ?). Marfise remarque que, en aucune façon, les anciens lunaires ne se demandent qui les a accueillis et pourquoi. Enfants gâtés habitués aux automatismes bienveillants de la Lune, ils ont trouvé naturel qu'on s'occupe d'eux et que tout soit prêt, sans soupçonner l'énorme travail d'organisation et de formation nécessaire. Maintenant, s'ils réfléchissaient, ils verraient l'incompatibilité initiale entre eux et les planétaires, et l'incapacité de ces derniers à s'adapter à eux ; ils s'étonneraient qu'on les connût à l'avance, que la première forêt dans laquelle ils ont vécu fût inoffensive et idyllique, que le bâtiment eût un étage souterrain (aucune maison sur Souabe n'en est pourvu). Mais non, ils n'éprouvent aucune surprise rétrospective car ils sont si planétaires à présent qu'ils oublient la phase de transition par laquelle ils sont passés. C'est juste un agréable souvenir, comme des vacances heureuses. Tout leur paraît normal. *** D'autres, ailleurs, perçoivent l'anomalie. Sur la Lune, la faction des réfractaires, analysant les innombrables informations envoyées par les émigrants, a explicité le déroulement des opérations : "on" est prévenu de leur arrivée, "on" les attend, "on" les accueille aimablement ; "on" leur épargne le choc avec la brutalité de la planète en leur aménageant une sorte de sas dans lequel ils restent jusqu'à leur assimilation. Cela ressemble au "stage" que font les candidats à visiter la Lune et dont la réussite conditionne l'octroi du visa d'entrée. Mais, ici, le stage a lieu à l'arrivée, il est gratuit, facile, somptueux, et empathique. Brandimart reconnaît l'action d'une volonté organisée, quoique, ne connaissant pas les Planètes, il ne mesure pas l'intensité de l'effort fourni. Il attire l'attention de ses camarades sur le caractère intentionnel du processus et sur sa réalisation par étapes enchaînées. "On" a d'abord sélectionné, formé et envoyé le "couple enchanté". Puis, manigancé et financé "le voyage au paradis" des volontaires. Enfin, "on" s'occupe de l'accueil des émigrants. QUI est "on" ? QUI est derrière ce plan ? QUI sur une planète déshéritée (un pléonasme pour un lunaire) a les moyens de le réaliser ? À QUI cela profite-t-il ? Brandimart et les autres ne sauraient soupçonner le rôle des Temples. Ni les "élus", ni les émigrants n'ont aperçu leurs traces. Les premiers rejoignirent directement un palais féérique, les seconds rencontrent d'aimables indigènes qui les prennent en charge. Pas un Temple à l'horizon, pas un froc, pas une cuculle... Les lunaires connaissent très vaguement l'existence des Temples et les anthropologues possèdent quelques notions du Culte de la Terre : les populations primitives ont de ces superstitions, et on sait que les émigrants s'ensauvagent en arrivant sur les planètes. Les lunaires, refermés sur eux-mêmes, ne s'intéressent pas au monde extérieur. Même la Ligue avec laquelle ils sont en relations fréquentes représente une boite noire que nul ne se soucie d'ouvrir. A fortiori ignorent-ils les transformations qu'a subies la Terre, pourtant si proche. Brandimart aurait besoin d'espions pour s'informer mais, se dit-il, "je n'en trouverai pas dans mon camp ! Par définition, celui qui accepterait serait de l'autre côté". Nous ne savons rien, conclut Brandimart, sauf l'essentiel : il existe une manipulation, un complot, une intervention dont les émigrants sont les victimes consentantes. Admirant à regret la subtilité et l'efficacité de la manœuvre, un instant, il suspecte Marfise d'y participer et écarte cette pensée douloureuse : elle a disparu après avoir tiré un trait sur la Lune. Le vieux Julius, en grognant, suggère de s'adresser à son ennemie, la Doyenne. Excentrique et touche-à-tout comme elle est, sa curiosité désordonnée peut lui avoir fait deviner quelque chose. Lui-même refuse d'aller la voir. Ils ne se parlent plus. C'est lui qui devrait être Doyen. Depuis que, pour l'embêter, elle a pris le parti de cette fille qui, le défiant, voulait abandonner sa thèse, il la combat. Damienne a exploité sa rencontre avec la belle Angélique pour le ridiculiser. Il n'a pas digéré "danse du ventre" (pendant ses cours, des étudiants irrespectueux l'appellent désormais "le ventriloque"). Lui-même a répondu cruellement en brocardant son entrevue avec le bel Argail : "une vieille paonne qui veut faire la roue". Brandimart craint la causticité de la vieille dame et se résigne avec chagrin à demander un rendez-vous. L'apprenant, Damienne s'esclaffe : l'assistant du ventriloque, le garçon qui est à la tête des réfractaires ! Curieuse d'observer leur panique et s'amusant d'avance, elle accepte l'entrevue. Brandimart voudrait la remercier d'avoir aidé Marfise mais Julius n'aimerait pas cela. Il s'adresse à la doyenne en tant qu'anthropologue désireux d'échanger des vues sur l'évolution récente de la société lunaire et, après beaucoup de circonvolutions, arrive à ses questions : qui ? comment ? pourquoi ? Ils sont dans le noir complet, se dit Damienne. Quoiqu'elle ne connaisse pas la totalité des réponses, elle pourrait l'éclairer. Elle ne le veut pas. Ce garçon, au demeurant sympathique, est l'homme de Julius et, personnellement, se cramponne à sa "lunarité". Son intelligence indéniable ne franchit pas les bornes du terrier. Sans savoir ce qui s'est passé entre lui et Marfise, la doyenne voit que ça ne pouvait pas coller entre eux. Elle-même a maintes raisons de détester cette impertinente gamine, ça ne l'empêche pas d'être de son côté contre les terriers. Tapotant son bureau avec son fume-cigarette, la Doyenne, prenant son ton le plus académique, fait une conférence à Brandimart. — Chercher une cause extérieure est toujours le réflexe de celui qui échoue à trouver la cause interne. Le processus est essentiellement (elle souligne) endogène. Le lunaire n'était pas conscient de sa frustration d'enfermé. Des accidents la lui ont révélée et, pour lui échapper, il part sur les Planètes, une option ouverte depuis toujours. S'écoutant parler et s'amusant du tour qu'elle joue à Julius, la doyenne philosophe longuement : les causes externes agissent par l'intermédiaire des causes internes, bla bla bla, vous savez tout ça depuis votre première année d'étude. Elle traite Brandimart comme un étudiant un peu obtus auquel il faut rappeler le b, a, ba. Brandimart, quoiqu'un peu ébranlé (et en même temps vexé qu'on le prenne pour un petit garçon), a le sentiment qu'elle le mène en bateau par animosité contre Oldenbarnevelt : sait-elle quelque chose qu'elle ne veut pas dire ? Il remercie, demande l'autorisation de revenir, et prend congé. Damienne prévient l'Ingé pour qu'il informe Marfise. Le lendemain la faction, utilisant tous les canaux de diffusion accessibles, inonde la Lune de ses trois questions : QUI ? COMMENT ? POURQUOI ? Marfise, l'apprenant, pouffe et, se frottant contre Waldemar comme un chat à un arbre, s'exclame : "pauvres taupes ! ils ne savent rien et ne comprennent rien". Sur la Lune, la contre-offensive ragaillardit les membres de la faction. Les autres (l'immense majorité) se moquent bien du "comment" et du "pourquoi" ! et puisqu'il y a un "qui" bienveillant, tant mieux. Ce qu'ils veulent, c'est partir au plus vite. Répondant à la demande, la Ligue augmente la fréquence des départs vers les Planètes et, particulièrement Souabe. Les fusées emportent, outre les lunaires insatisfaits, un nombre croissant de planétaires, installés sur la Lune depuis longtemps et parfaitement conformes, dont la nostalgie s'est éveillée. Ils avaient oublié que la vie est meilleure sur les Planètes. La Lune se vide et, sur Souabe, Marfise fait face à un afflux d'immigrants qu'elle tempère en agissant au sein de la Ligue pour moduler le calendrier des fusées en fonction de celui de ses équipes. Heureusement, la croissance de la capacité d'accueil est cumulative : chaque escouade en instruit une autre ; avec le temps, les réticences des moines diminuent ; et, grâce à l'expérience, l'acclimatation des nouveaux venus se fait de plus en plus vite. La réussite dépasse les espérances de Marfise. Tout va au mieux. Le ciel est ensoleillé et sans nuages quand la foudre la frappe. Sur Souabe, Marfise, nonchalamment offerte au soleil, somnole à demi, réfléchissant vaguement à l'idée que lui a suggérée la zone orange de la Terre : dans un de ces endroits inhabitables, à trois cents mètres sous terre, elle ferait aménager une cité lunaire en réduction. Ce serait le refuge qu'elle ouvrirait aux réfractaires quand ils seraient au pied du mur. Si la complexité des calculs des machines empêche de les simuler pour estimer le seuil critique, Marfise a facilement déterminé celui de la Ligue : quand la Lune sera réduite à six secteurs, la Ligue diminuera son trafic de moitié ; à trois, elle l'arrêtera. Les machines diront crise,
une partie des réfractaires se résoudront à partir sur Souabe, les ultimes s'entêteront. Alors Marfise leur proposera une cité réduite mais viable et, une fois qu'ils l'auront rejointe, ils ne verront pas la différence. Là, ils vivront leur vie habituelle et la proximité des installations touristiques permettra de les approvisionner comme si la Ligue ne les avait pas rayés de sa carte. Bien sûr, songe Marfise en se retournant pour exposer son dos au soleil, le coût étant important et le profit nul, il me faudra abuser la Ligue... Je construirai deux cités souterraines identiques : l'une, ouvertement, pour offrir une attraction aux touristes ("vivez en lunaire pendant trente-six heures !") ; l'autre, secrètement ; et je dissimulerai les coûts de la seconde dans ceux de la première. Et, conclut-elle, paresseusement, la Lune sera alors totalement vide. J'aurai annulé l'Histoire lunaire... Ce sera comme si, après la Catastrophe, les rares Terriens survivants avaient directement rejoint les planètes. Elle sursaute : restera la Cité, avec ses supermachines et ses installations sophistiquées. S'éveillant peu à peu à l'appel d'une cloche d'alarme, son cerveau fonctionne à présent à pleine puissance : la Cité, opérationnelle, vide... et sans défense. N'importe qui pourrait s'en emparer. Non, elle sera fermée... Que se passe-t-il après le départ du dernier humain ? Se dressant, Marfise plonge dans l'eau glacée de l'étang. Après s'être séchée rapidement, elle remet ses habits et prend contact avec l'Ingé au moyen d'une liaison sécurisée : — Supposons que le dernier lunaire quitte la Cité, qu'advient-il ensuite ? L'Ingé proteste qu'on n'en est pas là, que le comportement des machines reste imprévisible, que les réfractaires sont nombreux... Marfise le bouscule : — Ingé ! Supposez ! le dernier lunaire s'en va et éteint la lumière. Et après ? — Il doit exister un protocole, répond l'Ingé qui fouille dans ses dossiers : les intentions futures des Humains étant inconnaissables, le retour fait partie de leurs choix possibles ; les machines basculeront sur "automatique" et mettront la Cité en mode minimal jusqu'à ce quelqu'un arrive et la réactive. Marfise frissonne : — Et qui aurait le code ? vous ? — Non, rit l'Ingé, sans se douter qu'il lâche une bombe. Confier un code à un seul homme fragile serait absurde : tous les lunaires natifs enregistrés appartiennent à la Cité. Ils partent, la programmation de la machine inclut leur droit au retour ; son œil reconnaîtra leurs paramètres, le sas s'ouvrira et les instructions s'afficheront. — Ça signifie, commente Marfise saisie d'appréhension, que la Lune, une fois vidée, peut se remplir à nouveau ? — N'oubliez pas que les machines appartiennent aussi à la Cité. Même sans humain, elle ne sera pas vide, les machines la maintiendront en état de marche. La seule solution définitive consisterait à détruire la Cité. C'est techniquement impossible et, pour se défendre, les machines disposent d'un arsenal formidable : toutes les inventions destructrices et protectrices que nous avons réalisées depuis trois siècles et dont nous ne gardons pas le souvenir détaillé. — Qui connaît l'existence de ces armes ? — Les ingénieurs, l'Université... beaucoup de monde. Peu importe : le lieu du stockage est absolument secret et son verrouillage inaltérable par un humain. Marfise, cachant son effroi, remercie l'Ingé et met fin à la communication. Elle ne lui expose pas sa crainte que les Théocratistes exploitent le vidage de la Cité : leur plan de conquête du monde l'a toujours laissé poliment dubitatif, en réalité sceptique. Il a catégoriquement nié que Griffon pût être un agent dormant, ce pour quoi elle le soupçonna, un temps, d'en être un lui-même, ainsi que Damienne qui défendait Griffon. L'Ingé, lui, n'a pas accusé Marfise de paranoïa ; il lui a fait remarquer qu'elle ne dispose d'aucune preuve, seulement des intuitions et des indices indirects. Sans exclure la possibilité d'un tel complot à long terme, il y croira quand on le lui montrera. Pour complaire à Marfise, l'Ingé a accordé que la question est "indécidable", tout en ajoutant : de simples suppositions ne justifient pas qu'on prenne des mesures. La rationalité de l'Ingé est sans faille mais, pense Marfise, il lui manque des données : la connaissance des Temples et des fanatiques, les témoignages de ceux qui ont rencontré Athanase, la mesure du choc qu'a causé l'évaporation de la Foi. Elle réfléchit aux effets du "protocole" dévoilé par l'Ingé. Une fois la Cité vide, elle s'ouvre au premier lunaire qui se présente. Il entre, il réactive, des étrangers arrivent, la machine les enregistre... ils s'approprient la Cité. Elle constitue une véritable forteresse : trois cents mètres de blindage renforcé la mettent à l'abri de toutes les bombes. L'endroit idéal pour se cacher et se protéger. Et pour attaquer ? La Cité et ses équipements sont sous le contrôle des machines, une force autonome qu'aucun Humain ne contrôle. C'est un facteur rassurant mais inconnu : même l'Ingé ne sait pas prévoir leur comportement... Marfise s'affole. Elle a mangé avec le diable et sa cuillère était trop courte : elle a adopté et exécuté le plan d'Athanase pour vider la Lune. On l'a mise en garde contre cette dissonance. Gutrune disait : j'ai peur de te voir marcher dans les pas d'Athanase com' si elle t'avait ensorcelée. Elle-même, mal à l'aise, s'est interrogée souvent : s'il y avait autre chose ? Imputer l'action de la Ligue à la Lune est une absurdité qu'elle a attribuée à l'ignorance d'Athanase. Elle a répété son syllogisme sur les Planètes : la Ligue tue les Temples ; or la Ligue est mue par la Lune ; donc... Se pourrait-il qu'Athanase veuille vider la Lune pour s'en emparer quand elle sera déserte et sans défense ? Puisque le "noyau secret" a des agents partout [comme le pense Marfise depuis Griffon], ils comptent parmi eux des lunaires natifs : ils ouvriront les portes et les Théocratistes s'introduiront dans la Cité et y vivront, à proximité des dépôts d'armes qu'ils constitueront sur ou sous la surface. La Lune, si proche de leur Sainte Terre, servira de point d'appui pour attaquer les installations sacrilèges de la Ligue, rendre à la planète la pureté inviolable de la Terre Punissante, et aux Temples leurs pouvoirs... Sur le plan mystique, la Lune deviendra le Gardien de la Sainte Terre... Sur le plan stratégique, une base secrète où les conjurés accumuleront des forces avant de partir à la conquête du monde... Marfise, en croyant doubler Athanase, s'est fait duper. Elle a accepté bêtement l'argument qu'Athanase a "vendu" aux Temples. Elle a sous-estimé l'adversaire. Pis encore, elle a fait son jeu car Athanase, faute de connaître les caractéristiques des lunaires, ne
savait pas former correctement ses équipes d'accueil, les lunaires seraient repartis par la première fusée, et tout était fini ! Marfise se flagelle. Elle est coincée. Non seulement elle a engagé un processus irréversible, mais elle ne voudrait pas l'inverser puisqu'il n'y aura pas d'autre occasion de vider la Lune et d'en libérer les lunaires. Comment échapper à ce conflit d'objectifs ? Donnant des coups de pieds aux arbres, elle maudit le piège dont, à présent, les mâchoires la mordent profondément. Découvrant que "les Temples" constituaient une structure à trois couches, elle a supposé un emboitement : le "noyau secret" exploite les Grands-Prêtres qui exploitent les fidèles. Or, le "noyau" est au-dessus et à l'extérieur : il trompe délibérément les Grands-Prêtres. *** Marfise se heurte à Waldemar sans le voir. Il la saisit dans ses bras, inquiet de son état de panique : le visage rouge, les yeux dilatés, les cheveux en désordre, elle trépigne. Se serrant d'abord contre lui, elle s'écarte et le bourre de coups de poing : "je suis une idiote !" Entrecoupant son récit de cris de rage, elle lui expose "l'autre chose" que vise le vidage de la Lune. Elle, elle a mélangé les plans et les temps, la neutralisation des Temples et le sauvetage des lunaires, la défensive des Temples et l'offensive du "noyau"... Waldemar a toujours trouvé équivoque la réalisation du plan d'Athanase par Marfise. Mais Marfise était triomphante et sûre d'elle, et d'autre part il ne partage pas ses préoccupations à l'égard de la Lune. Ce qui compte pour lui, c'est que la Terre affaiblisse les Temples. Ça, Marfise l'a réussi. Mais, se dit-il, en acceptant complaisamment ses coups qu'il sent à peine, si s'emparer de la Lune facilite la conquête du monde par les Théocratistes, nous, les Planètes, nous serions menacés en retour. Ne parvenant pas à calmer Marfise qui piétine toujours, il l'écarte, la porte jusqu'à l'étang et la jette brutalement dans l'eau. Marfise, ébahie, boit le bouillon, barbotte en crachotant et, tremblant de froid, regagne le rivage. Waldemar la déshabille, l'essuie et l'emmène : "excuse-moi, tu allais avoir une crise de nerfs". Marfise, reniflant piteusement, l'écoute : — Admettons que tes craintes se justifient, cela prendra du temps. Ils manquent de moyens de communication et de transport. Même s'ils ont infiltré la Ligue, ils n'obtiendront pas facilement les fusées dont ils ont besoin. Toi qui es du Comité, tu peux les prendre, les voler ou les détourner. Ainsi, nous les devançons et conquérons l'Univers avant eux. Etant partout, nous leur donnons la chasse et les exterminons. Spectacle rare : Marfise pleurniche. — Je cherche un trou de souris pour cacher ma bêtise et tu me proposes l'Univers ! une idiote comme moi ! Non, j'irai plutôt m'enfermer dans un monastère sur Tibet et partager leur résignation en agitant ma clochette. Waldemar la secoue violemment : — Tu dérailles ! Tu es Marfise ! La Glorieuse ! Reprends-toi ! Il y a une autre solution : on les laisse s'agglutiner dans ta Cité et on les fait sauter en détruisant la Lune. Marfise est tellement ahurie qu'elle oublie son désespoir : — Tu es fou ? Comment faire sauter une telle masse ? Penses-tu aux effets déstabilisants pour la Terre, privée de son satellite ? Waldemar qui cherchait à la choquer s'engage volontiers dans cette discussion. Marfise se calme peu à peu. *** Au cours des jours suivants, elle reconsidère tout ce qu'elle a vécu depuis sa thèse. Tant d'exploits ! Avec une rare humilité, elle se demande comment de telles réussites la conduisent à l'échec. L'ennemi a l'éternité devant lui, et elle seulement le présent. Combat sans espoir : ce qu'elle fait aujourd'hui sera défait demain. Toutefois, il lui vient une pensée réconfortante : les machines gardent en mémoire les paramètres des lunaires partis ; ils mourront un jour et, à la génération suivante, plus personne ne pourra ouvrir la porte. Donc, c'est dans son temps à elle que l'ennemi devra agir. Et donc, elle peut le vaincre. Comment ? La force de l'ennemi, c'est d'être invisible. Le poisson se cache dans l'eau, sauf lorsqu'il saute (ce dont celui-ci se gardera). Il suffit d'assécher les Temples. La diminution de leur puissance et la transformation qu'ils subissent affaiblissent les Théocratistes. Le processus est en cours et, estime-t-elle, bien avancé. Il en résulte que, pour ne pas s'asphyxier le ventre en l'air, ils devront agir très vite. Leur temps n'est plus l'éternité, plus une génération : quelques années. — Tout simplement, il me faut freiner le vidage de la Lune et accélérer celui des Temples. Dans trois ans, les Temples seront inoffensifs et le "noyau" perdra sa puissance agissante. Pour la Lune, je ralentirai le rythme des fusées qui emportent les migrants... ou, (pense-t-elle soudain avec stupéfaction), je cesserai de combattre les Réfractaires. Puisqu'ils ne veulent pas partir, ils me serviront et défendront la Lune par leur seule présence. Ragaillardie, Marfise pousse un long rugissement qui fait accourir Waldemar. — Je vais m'en sortir, proclame-t-elle. Embrasse-moi, je pars sur la Lune. Waldemar a suivi de loin ses déambulations furieuses et ses accès de désespoir. La voir rassérénée lui inspire à la fois satisfaction (elle s'est reprise) et inquiétude (qu'a-t-elle inventé ?). Pour lui, les choses sont simples : les Temples ont cessé de lui faire obstacle ; il conquerra l'Univers avant les Théocratistes. Pour elle, qui tricote avec cinq aiguilles ou plus, c'est toujours compliqué. Il ne la laisse pas partir aussi vite. Il la déshabille, elle s'aperçoit qu'il lui a manqué, ils se repaissent l'un de l'autre et ce n'est que bien plus tard que Marfise quitte Souabe. Marfise, cette fois soigneusement banalisée, débarque sur la Lune. Elle court chez l'Ingé. Convaincu comme elle que la
vie est meilleure sur les Planètes, il ne partage pas sa crainte d'une conquête du monde par un "noyau secret" de fanatiques. L'Ingé, satisfait que la Lune se vide, ne comprendra pas que, soudain, elle veuille ménager les réfractaires. Concernant l'avenir, il fait confiance aux machines quoique, même lui, ne déchiffre pas la complexité de leur système décisionnel, ni ne mesure leur capacité d'autonomie... Moi, se dit Marfise, je ne me cache pas derrière les machines, je n'échappe pas à ma responsabilité : ici et maintenant, il existe une menace extérieure que je suis seule à percevoir et à combattre. Même si les machines veillent, moi, je dois utiliser les leviers dont je dispose. Ergo il ne faut plus considérer les réfractaires comme des obstacles, ce sont des alliés. Pendant qu'elle réfléchit, l'Ingé a consulté des dossiers. La voyant à nouveau attentive, il expose le résultat de l'espionnage des réfractaires. L'algorithme a pisté leurs contacts par récurrence et les a comparés à ceux d'un groupe témoin. En excluant les relations anodines, peu fréquentes ou partagées, il a reconstitué la toile. Sans arriver à une certitude absolue, il donne à présent une vision assez précise des Réfractaires : ils sont une dizaine de milliers et, sans se réunir, échangent activement. Le "qui-quoi-comment" a marqué un pic dans leurs interactions qui, depuis, ont diminué. L'Ingé a pris des mesures pour qu'une pression s'exerce sur eux : le graphe montre un centre intense et une frange molle, vraisemblablement des gens moins convaincus ou hésitants, susceptibles de basculer. — Pour les autres, je ne sais que vous conseiller, dit l'Ingé à Marfise. Vous ne les convaincrez pas. Et vous ne les forcerez pas à partir. Seules les machines le pourraient et je doute qu'elles veuillent les expulser. Autant que je les comprenne, elles prendront plutôt leur défense. — Justement, répond Marfise, l'inconnue que représentent les machines me fait hésiter. Avons-nous le droit de condamner les Réfractaires ? Leur départ serait-il utile ? Nous avons donné leur chance aux 80-90% de lunaires capables de la saisir. Mettre la Cité à zéro, cela a-t-il un sens ? une nécessité ? Les machines nous administrent une leçon d'éthique : elles respectent la liberté humaine. Que ce soit, pour elles, un impératif absolu ou relatif, je ne m'y soustrairai pas. Je renonce à contraindre les Réfractaires. Sans le dire encore à l'Ingé, Marfise change d'amure : elle prendra contact avec les Réfractaires pour les rassurer et, si possible, les stimuler. Parmi les personnages centraux, elle exclut Oldenbarnevelt. Reste Brandimart. Marfise, écartant ses plus récents souvenirs, se concentre sur sa période Brandimart qui lui paraît si lointaine. Pour les Conjurés qui voulaient "redonner une chance à la Terre" en évitant la Catastrophe par l'exécution de ses fauteurs, elle testait la portée et l'exactitude temporelles du faisceau tueur. Son efficacité serait observée grâce au "cas" que Brandimart a gagné. Elle l'a séduit pour le partager avec lui. Ce furent de bons moments et, à sa manière, Brandimart ne manquait pas de séduction. Cette agréable expérience finit en drame quand le faisceau, pourtant d'une précision extrême, échoua à tuer l'évêque. Un fiasco impossible. Un fiasco impensable, sauf à admettre l'instabilité du passé, l'indétermination du temps et la vanité de toute action humaine. Depuis, pour exister, Marfise a refoulé ce doute et tous les souvenirs associés. L'échec a emporté Brandimart, elle l'a fui par déni. Elle ne veut pas penser que le passé ne passe pas, que le présent n'est pas présent, que, elle, Marfise, participe d'un mouvement brownien. Si elle déraisonnait ainsi, il ne lui resterait plus qu'à se faire moine dans le couvent de Terrestin. D'ailleurs, cette douce tentation de renoncer l'effleure parfois. Mais elle est Marfise. Un échec, elle le digère et s'en enrichit. Un échec aussi incomestible, elle le recrache, elle le vomit et elle l'oublie. Aussi, repenser à Brandimart la dérange. De plus, reprendre contact est une opération délicate. Elle l'a traité brutalement, rejeté sans explication, fui. Il n'a pas pu comprendre, ni admettre, ni pardonner. Comment franchir ce gouffre ? Bondir et sauter dans ses bras ? Elle l'a séduit une fois, presque innocemment, recommencer maintenant la prostituerait. L'éventualité lui répugne physiquement, réaction qu'elle a rarement connue, et seulement en face de mochetés lubriques. Davantage que toute fille de la Lune, Marfise est vorace, curieuse et accommodante... sauf avec Brandimart : quoique agréable et nécessaire, il est intouchable. Ses armes féminines, elle devra en jouer à fleuret moucheté, le titiller sans l'atteindre. Si ça ne marche pas, il ne restera qu'à s'humilier devant le vieux Julius. Ce sera désagréable mais faisable : son orgueil a souffert, pas son âme. *** Brandimart, dans son bureau, reçoit par porteur spécial une lettre close, gris argent. Elle exhale une délicate odeur qui chatouille en lui un souvenir. La lettre, non signée, contient une invitation à dîner à la Taverne interdite, pour ce soir ou, s'il ne peut, l'un des trois suivants. On l'attendra. La Taverne interdite ! C'est là que Marfise l'invitait "du temps de leurs amours"... Obsédé par son inexplicable abandon, il a décidé d'oublier l'adorable fille et s'en est souvenu sans cesse, comme s'il souffrait d'attachement, cette ancienne pathologie sentimentale terrienne. Il a regretté de ne pouvoir parler d'elle à Damienne, pour laquelle Marfise a exécuté quelque chose avant de disparaitre définitivement. Brandimart n'est jamais retourné à la Taverne dont l'accès est exclusif et le tarif prohibitif. Personne de sa connaissance ne la fréquente. Qui d'autre que Marfise l'inviterait ? Se pourrait-il qu'elle sorte du néant et lui revienne ? Doit-il accepter ? s'il pensait à un hôte inconnu, il n'hésiterait pas : revoir la Taverne serait un plaisir douloureux. Mais Marfise... Il se rappelle tout, à commencer par la bagarre dans le couloir, quand les coups de poing ne l'empêchaient pas de sentir les seins de la fille contre lui et son corps attirant... leur première rencontre à la Taverne, leurs bras enlacés pour boire, leur première nuit, les mois passés ensemble à observer l'année 1150, presque collés l'un à l'autre... et ce choc soudain, cette déroute imprévisible, ce mur entre eux... Pourtant, il est certain de n'avoir rien fait qui la choquât. Quelque chose est arrivé, il n'a jamais su quoi. La cloche de la cathédrale, en tombant, a écrasé Marfise, quoiqu'aucun lien n'existe entre les deux. Brandimart, oppressé par ces réminiscences, prend contact avec Lucette comme chaque fois qu'il a un problème. L'aimable Lucette l'écoute, se renfrogne et, sortant la vieille rengaine des psys ("extérioriser") lui conseille d'accepter, même et surtout si c'est Marfise. Le soir, Brandimart, descend les marches et se présente devant la porte cloutée, d'apparence médiévale. Le judas s'ouvre, le maître d'hôtel le fait entrer et le conduit à l'alcôve où l'attend Marfise. Ne voulant pas évoquer leurs rencontres antérieures, Marfise a revêtu une longue robe noire qui esquisse ses formes sans les souligner et découvre à peine ses épaules. Toutefois, c'est un tissu spécial, commandé magnétiquement par le chaton de sa bague : à son caprice ou à sa volonté, Marfise rend la robe collante ou lâche, agrandit ou rétrécit le décolleté. Brandimart est ébloui. La beauté de Marfise dépasse encore le souvenir brûlant qu'il en a gardé. Quoi qu'elle ait fait ailleurs, ça lui a profité. Ses formes sont plus pleines, son regard plus brillant et plus aigu, ses cheveux plus drus, elle rayonne d'énergie. Marfise, au contraire, le trouve fané. Ce pauvre Brandimart a vieilli de dix ans. Oldenbarnevelt ne lui vaut rien ! Il avait jadis un certain charme fragile, il semble l'ombre de lui-même. Que lui est-il arrivé ?, se demande l'inconsciente fille. Marfise se lève pour l'accueillir. Elle a évité que le menu ranime le passé. Il se compose de produits des Planètes, cuisinés à leur mode. Comme le contact de la Terre pour Antée, cette nourriture ravivera son courage. Brandimart, ne voulant pas interroger Marfise sur la vie qu'elle a eue pendant tout ce temps, s'inquiète de la façon dont s'engagera la conversation. Il craint que leur gêne réciproque les réduise aux lieux communs. Ce n'est pas le cas. Marfise ne tergiverse pas et entre directement dans le sujet : que pense-t-il du mouvement d'exil qui prend de l'ampleur ? Brandimart lui est reconnaissant de le mettre sur son terrain. Il expose sa théorie, appuyée par des exemples historiques : les lunaires sont l'Humanité Meilleure ; les émigrants sont les inadaptés, la Lune s'épure, ceux qui restent deviendront encore meilleurs. Sans discuter cette affirmation contestable, Marfise qui, d'une caresse au chaton de sa bague, a découvert un peu plus ses épaules et sa gorge, s'engouffre dans la brèche : — Néanmoins, "vous" (elle souligne le mot) ne croyez pas à cette sélection naturelle. Si non, vous vous en réjouiriez et ne feriez pas d'efforts pour contrarier le processus. — Le résultat est naturel, pas la cause. La manière dont la chose a commencé et se déroule dénote l'action d'une volonté suspecte. — Je connais vos questions : qui ? comment ? pourquoi ? Sans dévoiler ses actes et son but, Marfise doit exciter la résistance et la vigilance des Réfractaires afin que la Lune soit défendue contre les fanatiques. Voyant le regard de Brandimart se fixer plus souvent sur son décolleté que sur son assiette, elle l'agrandit subrepticement. Ce serait le moment de poser sa main sur celle du garçon, elle ne s'y résout pas et se limite à une petite tape pour exciter son attention. Il sursaute, électrisé. — Brandimart, (le "Brandy" familier ne parvient pas à passer ses lèvres) je suis partie parce que les machines m'ont envoyée "dehors", collecter des informations [elle ment, comme nous le savons]. J'ai passé tout ce temps à espionner les Planètes dont tu ignores tout. Je vais essayer de t'expliquer. Se coulant dans les préjugés du garçon pour mieux le convaincre, elle dépeint des Planètes aux antipodes de la Lune : sauvages et soumises aux forces primitives de l'individualisme, de la férocité, et de la superstition : — Toi, anthropologue, tu connais vaguement l'existence du Culte de la Terre. Tu ignores qu'il va jusqu'au fanatisme. Les plus croyants nous haïssent : pour eux, l'existence de la Cité est un blasphème en acte. La Lune touche de trop près à leur Sainte Terre pour que la présence d'humains soit tolérable. C'est une souillure. Tous les Humains ont été châtiés par la Déesse. Tous, sans exception, ils devraient se trouver sur les Planètes et prier que leur exil prennent fin, que la Terre reverdisse et les rappelle. Brandimart comprend l'implication et, interrompant Marfise, saute à la conclusion : — Tu veux dire qu'ils ont entrepris de vider la Cité pour ramener à eux le troupeau égaré et rendre sa virginité à la Lune ? — C'est cela : la vider entièrement et définitivement. Après, quand la Cité sera sans défense, ils comptent la détruire ou la sceller. Brandimart s'étrangle. Le maître d'hôtel, empressé, lui apporte un verre d'eau. Brandimart triomphe de voir son intuition confirmée par un témoignage irréfutable : il suspectait une volonté hostile sans parvenir à imaginer sa nature et son but. Il bouillonne de questions : — Comment ont-ils fait ? Pourquoi ne les as-tu pas empêchés ? J'en voulais à ceux qui sont partis, je les plains : ils ont été sacrifiés. Marfise soupire, affectant la modestie : — Je ne suis qu'une fille ordinaire, pas wonder girl... Toute seulette dans l'Univers, face à des forces terribles, j'ai pris des risques énormes pour découvrir leurs intentions... Vraiment, je ne pouvais pas mieux faire. Brandimart la contemple, à la fois admiratif et désolé : — Alors, leur Déesse a déjà dévoré la moitié de la population de la Cité ? Marfise sourit et lève la main : — Sur ce point, je te rassure. Les fanatiques ne nous détestent pas personnellement, c'est la Cité qu'ils haïssent. Ils ne veulent pas nous tuer, juste nous faire partir. Ceux qui arrivent ne sont pas persécutés. Tu ne le croiras pas, ils s'adaptent. Ne sous-estime pas la flexibilité de l'esprit humain ! (Et, le choquant délibérément :) toi-même, si tu étais jeté sur une planète, après un moment de désarroi, tu comprendrais vite comment marchent les choses et tu ferais ce qu'il faut pour survivre. Une fois acclimaté, ta nouvelle existence te paraitrait normale. Brandimart s'étrangle à nouveau. Il reprend son souffle : — La Terre m'en préserve ! Je souhaite pour eux que tu aies raison. Après tout, toi, l'amphibie, tu es la preuve qu'un lunaire supporte la vie sur les Planètes. Marfise, vexée qu'il la banalise (moi, Marfise, je suis la seule de mon espèce dans tout l'Univers !), passe par dessus et poursuit : — Comprends bien : le malheur n'est pas pour ceux qui sont partis, il tombe sur la Cité. "Vous", vous avez raison de résister. Vous n'empêcherez pas les autres de partir, ils sont intoxiqués par une espèce d'enchantement. Vous resterez les Gardiens de la Cité, et vous devrez être vigilants à l'égard des étrangers qui viendraient. — Mais, demande Brandimart dont la tête s'enflamme, les machines ne sont-elles pas nos Gardiens ? — Elles nous gardent de nous-mêmes, pas de l'extérieur auquel elles sont aveugles par manque de données. Brandimart tend son verre que le serveur, sur un signe de Marfise, remplit à ras bord. Brandimart l'avale d'un trait, rougit et regarde Marfise avec émerveillement. Il baisse la voix : — Je te remercie infiniment. Tes propos me terrifient et, en même temps, me réconfortent. Je t'avoue que je doutais de moi. Quand tu vois tout le monde partir, quand tes amis te serinent la
vie est meilleure sur les Planètes, quand le mouvement paraît inéluctable... tu te demandes qui se trompe. Maintenant, tu m'as éclairé. La vérité est dure mais bonne : nous sommes le dernier carré et nous défendrons la citadelle. Le voyant s'exalter, Marfise met dans son sourire toute la tendresse qu'elle est capable de simuler : — Et cette fille qui est venue faire le joueur de flûte et attraper les rats, ne t'a-t-elle pas attiré ? Brandimart rougit derechef : — Ah cette fille ! je l'ai aperçue un jour. Elle était presque aussi belle que toi (Marfise rosit de plaisir en songeant à la perfection absolue d'Angélique). Oui, elle donnait envie de la suivre n'importe où elle irait, fût-ce à la rivière mais... Brandimart hésite et se lance : — Mais je t'attendais... (Il toussote pour se reprendre avant de glisser au sentimentalisme). Mais je la soupçonnais à cause du garçon après lequel courait nos filles... Angélique seule, j'aurais peut-être cédé à son attrait. Mais une fille et un garçon si semblables, agissant parallèlement, ça avait l'air d'un coup monté. Et tu me dis que c'en était un, quoique je ne comprenne pas comment la religion et le sexe se combinent. Faisant preuve d'une audace qui ne lui ressemble pas, il pose sa main sur celle de Marfise et lui effleure l'avant-bras (elle se force à ne pas broncher et tremble à peine) : — Excuse ma grossièreté : tu m'as manqué. Que s'est-il passé entre nous ? Marfise, pour que la conversation ne dérape pas de ce côté, appelle le serveur et commande les desserts, rangeant ses pieds sous sa chaise pour éviter ceux du garçon qui la cherchent. — Nous en parlerons une autre fois. Pour l'instant, nous avons une civilisation à sauver. — C'est vrai, se rembrunit Brandimart. Non seulement nous, les Réfractaires, sommes très minoritaires, mais nous subissons des attaques incessantes et démoralisantes. Ceux qui se préparent à partir se moquent de nous, ils nous traitent de "fossiles" et, sais-tu ?, leurs filles boudent nos garçons et leurs garçons nos filles. Nous nous sentons repoussés, comme si c'était nous, les anormaux. De plus, depuis quelque temps, les psys nous harcèlent, nous convoquent, nous demandent ce qui ne va pas, nous font passer des tests, suggèrent des "reformatages" (Marfise ignorait cela : voilà les mesures que l'Ingé a prises pour les mettre sous pression). — D'abord, répond-elle avec autorité, il faut reprendre confiance en vous. Vous avez raison : vous
êtes les derniers lunaires, pas les derniers des lunaires. — Ô la belle formule ! Il faut que tu parles aux autres. Ils ne me croiront qu'à moitié si je dis que "quelqu'un" m'a informé de ces choses incroyables. Et puis, tu as tellement d'énergie ! il suffit de te regarder pour en retrouver ! Marfise fait entendre une petite toux : — Je ne pense pas que je ferai de l'effet au vieux Julius ! Il n'a pas digéré ma thèse ni ma collaboration avec la doyenne qu'il déteste. Elle rit et Brandimart, entraîné, rit aussi. — Je vais réfléchir, conclut-elle, en se levant d'un mouvement fluide et ondulant. Nous nous reverrons bientôt. Brandimart a perdu l'espoir qu'ils poursuivent la nuit ensemble. Revenue après sa longue absence, elle l'a invité et lui a rendu courage mais, même en se rapprochant de lui, elle est restée distante. Il a bien vu que le vin pâle qu'ils partageaient jadis en croisant leurs bras a coulé sans cérémonie dans les verres. Pourtant, il brûle d'amour et, prenant congé, il baise sa main avec passion. Marfise se raille. Elle a trop bien réussi ! Brandimart lui a fait prendre conscience des difficultés des Réfractaires. Elle cherchait comment les forcer à quitter la Lune, elle doit leur redonner confiance ! Pas moyen d'empêcher les autres de partir, et pas question de le faire : vider la Lune est toujours l'objectif. Seulement, il ne faut pas aller jusqu'au bout, ni rendre invivable la situation du "dernier carré" (l'expression lui plaît). Une fois de plus, sa position est paradoxale : elle défend les Réfractaires en ayant des convictions contraires aux leurs. Brandimart a avalé son histoire de "blasphème en acte", les autres n'y croiront pas... sauf si leur désespoir les rend paranoïaques : ils cherchent un complot, un facteur exogène, sa fable en fournit un. Marfise devrait la tester sur le vieux Julius, elle repousse à plus tard ce moment désagréable. Et, tant qu'à s'aplatir en demandant pardon, elle préfère commencer par Damienne. *** La doyenne, plus amicale que la fois précédente, raconte en riant son entrevue avec Brandimart et le sermon sur les "causes internes" qu'elle lui a infligé. Le vieux Julius s'évertue à identifier un facteur exogène, il aura été furieux ! Marfise, cérémonieusement, demande à Damienne de pardonner les mots "injustes et déplacés" qu'elle regrette d'avoir proférés dans des moments de tension et de désarroi. Damienne, émue, l'excuse et, marmonnant quelque chose de réciproque, se félicite de leur complicité retrouvée. Marfise n'en est pas là. Elle ne se livre pas car elle n'écarte pas l'éventualité que Damienne soit un agent des Théocratistes auxquels elle s'adresse en lui parlant. Exagérant la résistance des Réfractaires, Marfise confie qu'elle se résigne à leur maintien sur la Lune (si Damienne trahit, les fanatiques apprendront que la Lune ne sera pas vide et prête à prendre). La soupçonneuse Marfise est surprise que Damienne l'approuve vigoureusement : — Oui, laissons-les tranquilles. On ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif ! Toujours les causes internes ! je ne sais pas comment vous avez ôté la pépie à la majorité qui mourait de soif, vous n'abreuverez pas la minorité de force. Chacun voit midi à sa porte. Moi-même... — Vous-même ? — Vous savez combien je préfère les Planètes à la Lune... Seulement, je me sens trop vieille pour partir (Marfise proteste). Non, non, je n'ai pas l'énergie de commencer une vie nouvelle. Toutefois (Damienne redevient rageuse), je refuse de rester avec ces fous qui se proclament la Meilleure Humanité. (Damienne déglutit, ce qu'elle a à dire passe difficilement). Je vous adresse une requête et, s'il le faut, je le ferai humblement (elle incline la tête et lui tend son fume-cigarette comme un qui rend les armes) : je ne suis pas seule, coincée dans cet entre-deux. Nous voudrions partir sans partir. Je vous prie de nous accueillir sur la Terre ! Vous nous trouverez un endroit où nous ne perturberons pas vos affaires, et qui sait si nous ne serons pas utiles ? Marfise réfléchit rapidement. Elle n'a pas pensé à cette catégorie intermédiaire. Les laisser sur la Lune ferait leur malheur et gênerait les Réfractaires. La Terre est une bonne idée. Il peut se trouver parmi eux des agents de l'ennemi : ils seront inoffensifs sur la Terre qui, étant ouverte par définition, en fourmille, et ils débarrasseront la Lune. En outre, cette demande lui permet d'en faire une. "Accordé", dit-elle à Damienne, ajoutant que, elle aussi, elle présente une requête : la réconcilier avec Oldenbarnevelt. Damienne saute en l'air : pour cela, il faudrait d'abord qu'elle se réconciliât elle-même ! pas question de faire le premier pas vers le sale vieux "ventriloque" ! — Si vous connaissiez les horreurs qu'il profère contre moi ! tous les ennuis qu'il m'a causés dans la Faculté ! et vous, rappelez-vous, il vous a persécutée. Marfise, lénifiante, appelle à l'oubli du passé ("nous-mêmes..."). Puisque Damienne va partir, les vieilles histoires deviennent indifférentes. D'ailleurs, le harcèlement de Julius s'explique par sa jalousie : — En quittant la Lune, vous lui faites un magnifique cadeau : il sera doyen de ce qui reste de la Faculté. — Ah ! ça ! jamais ! s'exclame la vieille dame qui, ensuite, rit de sa stupidité : je me moque éperdument de ce qui se passera après moi. — Justement, dit Marfise, informez-le que vous lui laissez la place. Il sera tellement content que c'est lui qui fera le premier pas, vous demandera pardon et vous accordera le mien. Et elle passe aux préparatifs du départ de Damienne et ses homologues : combien sont-ils ? quelle date fixer ? de quoi ont-ils besoin ? Damienne, heureuse, consent à tout. Aussitôt Marfise partie, elle informe Julius, réclamant seulement de rester "doyenne honoraire". Ravi, il quémande avec déférence l'oubli des "regrettables incidents" qui ont eu lieu. Il pardonne volontiers à "cette fille" et la recevra quand elle voudra. *** Marfise va trouver Locrin, le psy. Elle s'attend à ce qu'il lui saute dessus. Quelque chose le rend timide et c'est elle qui se jette sur lui. Il hésite avant de se livrer avec emportement. "Tu es encore plus belle que dans mes souvenirs", balbutie-t-il. Lui aussi s'apprête à quitter la Lune. Il sourit, un peu honteux : "tu vas rire de mon aveu : je n'aime pas mon travail". Les psys qui ont rejoint les Planètes s'occupent à présent à des activités gratifiantes et oublient leur métier passé le plus vite possible. Il aspire à les imiter. — En attendant, dit Marfise, lui offrant complaisamment sa nudité radieuse, dis-moi comment vous voyez le cas des "réfractaires". — Ah ! les fossiles ! On a essayé vainement de les éveiller de leur sommeil de pierres. Nous ne comprenons pas leur problème, c'étaient pourtant des gens comme les autres. A présent, ils ont divergé. (Marfise sait par les graphes de l'Ingé que la scission s'est révélée dès que les "élus du Paradis" sont revenus : la plupart des lunaires, à leur contact direct ou indirect, ont reçu leur conditionnement, mais certains n'ont pas couru à eux et les ont évités. Ils étaient réfractaires avant d'en avoir conscience). Marfise répond en évoquant le droit de chacun à faire ce qui lui plaît, cette loi organique de la Cité. Locrin rétorque que l'anomie est une maladie de l'esprit. Marfise se moque et lui conseille de ne pas raisonner comme le psy qu'il ne sera bientôt plus. Locrin, faisant un effort pour écarter ses réflexes professionnels, admet que, oui, ce sont des choix différents, et que tous les choix se valent dans la mesure où ils ne nuisent pas à la collectivité. Marfise enfonce le clou qu'il lui tend : puisque la collectivité en question est la Cité, ils ne lui nuisent pas, ils la défendent. Elle insiste : — Je ne conteste pas ton choix, votre choix. Je le partage, je l'approuve. Toutefois, place-toi du point de vue de la Cité : paradoxalement, c'est nous, la majorité, qui sommes anomiques. En optant pour les Planètes, nous affaiblissons la Cité, nous l'annihilerions même s'il n'y avait pas ces réfractaires. Ce renversement est pénible à Locrin. Se tenant la tête, il reconnaît la justesse de l'argument et gémit, égaré : — Tu veux dire que nous devrions combattre notre désir d'une vie nouvelle ? — Non, pas du tout. Vous avez raison de partir. Moi, je viens de passer des mois sur les Planètes et je vous souhaite de les rejoindre. Vous avez raison pour vous, vous avez tort pour la Cité. Ceux qui restent et la défendent, il ne faut pas les combattre. Locrin la regarde : embellie par les Planètes, elle rappelle que toute flèche a deux bouts. Ce qu'ils quittent est leur cité. Celle-ci ne doit pas disparaitre. Oui, leur comportement a été infantile. Il expliquera cela aux autres et ils comprendront. *** Lucette que son attachement à Brandimart rend "rivale" de Marfise (un terme inconnu dans la Cité), est encore plus jalouse en la voyant. Elle se sait pleine d'attraits, Marfise la surpasse absolument. Oubliant l'aménité professionnelle de la psy qu'elle est encore (elle aussi va émigrer), elle renâcle. Depuis le début, elle soupçonne Marfise de duplicité. Son incompréhensible et soudain abandon de Brandimart a anéanti le garçon, qu'elle a remonté, morceau par morceau. Il n'était plus bon à rien. En tant que psy, son travail a été pénible ; et, en tant que femme, elle a souffert de le voir en vouloir une autre, même dans les moments intimes qui ont fini par revenir. Elle a été catastrophée par l'invitation à la Taverne. Loyalement, elle a conseillé d'accepter, elle le regrette. Il est revenu enflammé d'amour pour l'autre. Et voilà "l'autre", resplendissante, en face d'elle, qui lui fait part de son inquiétude pour le garçon. — Il est éteint, vieilli, il a perdu toute énergie. — C'est ta faute, hurle-t-elle. Tu l'as nié. Il m'a tout dit (elle renifle). Si encore, tu lui avais donné des raisons, il aurait eu quelque chose à remâcher. Mais non, tu l'as abandonné pendant que vous faisiez l'amour, tu t'es retirée, tu t'es tue, tu es partie, tu l'as fui. Marfise, rappelée à de douloureux souvenirs, soupire. Lucette se méprend : — Et maintenant, tu voudrais que, tout guilleret, il te saute dessus. Ne t'étonne pas qu'il ne brûle plus, c'est toi qui l'as éteint. Tu es un monstre. Marfise, comme giflée, se redresse. Son apitoiement est fini. — Cesse, sotte, dit-elle sèchement à Lucette. Je ne te dispute pas un garçon que tu quittes pour les Planètes. Vous qui partez, vous avez un devoir envers la Cité : sa conservation passe par Brandimart, il doit assumer son rôle. Dans son état, il n'en est pas capable. Parle avec Locrin, je lui ai expliqué. Lucette pleure et, repoussant les sentiments personnels qui la brûlent : — Tu l'as éteint, rallume-le. Si tu veux qu'il se comporte en héros, donne lui de l'amour. Il brillera comme l'explosion d'une supernova... et implosera sans recours quand tu le laisseras à nouveau. Et je ne serai même plus là pour éponger ses larmes. — Ce serait ignoble, s'insurge Marfise qui ajoute, d'une petite voix : et je ne peux pas le faire. — Force-toi, tu sais bien quand la prise est branchée... — Eh bien non, murmure Marfise, la fois dont tu parles, le courant n'est pas passé. — Alors, c'est toi qui as un problème, pas lui, conclut impitoyablement Lucette. Va voir un psy. Et, ne pouvant plus maîtriser ses nerfs, hystérique, criant des insultes grossières, elle se jette sur Marfise qu'elle veut battre, gifler, griffer, défigurer, abîmer, dilacérer. Marfise la repousse sans effort, lui plonge la tête dans l'eau et appelle Locrin. Quand il arrive, elle part aussitôt. La scène l'a troublée. Ce que suggère Lucette revient à traiter Brandimart en marionnette. De plus, l'aimer est la seule chose au monde qui lui soit impossible. Qu'advint-il ce soir-là ? La foutue cloche s'est abattue, le passé n'a plus été identique à lui-même. Ravagée par ce défi à la raison, elle s'est enfuie. Elle a rejoint Brandimart, différente, refusant l'héritage de la Marfise qu'elle était avant. Elle a rejeté la Lune et Brandimart avec. Elle se frotterait à n'importe quel garçon au monde sauf à celui-ci. Et pourtant, il le faut pour qu'il retrouve son énergie, galvanise les réfractaires, protège la Lune des Théocratistes et, ainsi, sauve l'univers... ce sera, ricane-t-elle amèrement, l'occasion de dire Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face du monde aurait changé. "Bon sang ! grogne-t-elle, je ne laisserai pas une broutille détruire l'Univers. S'il faut passer par là, j'y passerai, dussé-je me gaver d'aphrodisiaque". Ecœurée par cette idée, une pensée la soulage : je l'illusionnerai et il croira m'avoir eue, les effets seront les mêmes. A ce moment, Locrin la rappelle. Lucette est calme. Il lui a expliqué. Contrite, elle veut demander pardon. A pas lourds, Marfise les rejoint. Difficile d'imaginer que Lucette sort d'une crise. Sereine, vêtue d'une robe très échancrée qui révèle ses aimables appas, la voix onctueuse, Lucette supplie cérémonieusement "Dame" Marfise de l'excuser. Depuis des mois qu'elle porte ce garçon à bout de bras, elle s'est usée. Elle a perdu la tête, elle regrette. Locrin l'a convaincue : les Réfractaires ne sont pas des malades à soigner, ils incarnent la Cité, Brandimart doit les dynamiser. Elle a honte de sa méprise et rend hommage à la sagesse de "Dame" Marfise. Lucette n'a plus le droit de rien dire après s'être aussi honteusement emportée. Toutefois, conclut-elle d'un ton objectif : "Madame, vous êtes le seul remède". *** Allez, se dit Marfise, tant que j'y suis, je vais me mettre en règle avec Julius (elle a l'impression de passer de guichet en guichet pour faire tamponner sa feuille de route). Damienne a avisé Oldenbarnevelt de son départ. Elle lui a accordé le pardon qu'il a requis. Et réciproquement. Il baigne dans l'euphorie quand Marfise arrive. Elle s'accuse de son manque d'égards et de respect, elle regrette et plaide coupable. Paterne, il répond que le passé est oublié. Sans s'intéresser à ce qu'elle a fait pendant sa longue absence, il lui demande si, maintenant qu'il va être doyen, il peut quelque chose pour elle ? Marfise le flatte en l'appelant par anticipation "monsieur le Doyen" et en rajoute en suggérant que, dans l'avenir, on le dénommera peut-être Oldoyenbar, comme on avait télescopé Amienne et Dame Doyenne. Il ronronne de satisfaction. Marfise, le jugeant à point, lui dit qu'elle a parlé de la position des Réfractaires avec Brandimart (il sursaute à peine). Elle les soutient. Vous avez raison de poser la question QUI-COMMENT-POURQUOI ? J'ai donné toutes les explications dont je dispose à Brandimart qui vous en fera part : il existe sur les Planètes un complot contre la Lune. Vous êtes le dernier refuge de la civilisation, le "dernier carré" (Julius se rengorge). Brandimart m'a paru fatigué, vous devez avoir confiance. Les autres partiront, on ne peut l'empêcher. Vous resterez et la Cité survivra. Oldenbarnevelt assume la posture de chef des Résistants et laisse toute la besogne à Brandimart. Il ne demande pas les détails du complot contre la Lune. Il a toujours pensé cela. Il n'a pas besoin d'explications. Il ne pose qu'une question : où part la doyenne ? Marfise biaise : — Je suppose qu'elle rejoint les Planètes comme les autres. — A son âge... grommelle Julius, réprobateur et envieux, imaginant que la vie sur les Planètes est une suite ininterrompue de galipettes. *** Marfise, pour finir sa tournée, revient voir l'Ingé. Laissons les Réfractaires tranquilles, lui dit-elle. Ils ne sont pas malades. Nous devons respecter leur choix, et nous le pouvons puisqu'ils n'empêchent pas les autres de partir. L'Ingé sait (tout est transparent sur la Lune) que Marfise a revu Brandimart, le chef des rebelles, et même Oldenbarnevelt : — Vous les soutenez ? — Non, Ingé, je soutiens leur liberté de choix. Après ce que vous m'avez expliqué, je suppose que les machines sont d'accord avec moi. Je veux sauver les lunaires, pas détruire la Cité. — Hum, la Cité..., répète l'Ingé, songeur. Je n'en reviens pas : à l'instant, j'ai découvert par hasard que les machines ont sensiblement augmenté le taux de reproduction. — Le taux de reproduction ? — Oui, vous savez, les usines à bébés, et tout ça. On n'y pense jamais car tout est invisible et automatique, et, pour nous qui l'avons externalisée, la "reproduction" évoque une obscénité. La banque génétique regorge de sperme et d'ovules congelés. Habituellement, les machines calent le taux de "naissances" sur les décès. Depuis quelque temps, il croît. On dirait qu'elles compensent les départs pour maintenir la Cité viable. Ou bien leur réaction résulte d'un bloc de programmation qu'on ne connaît pas, ou bien elles répondent spontanément au défi. Il semble donc qu'elles soient d'accord avec vous (ou l'inverse, ajoute-t-il malicieusement). Nous laisserons les Réfractaires tranquilles. Puisque l'amour de Marfise mettra fin à l'atonie de Brandimart, il faut lui en donner. De toute urgence.
Les Réfractaires, d'abord plein d'orgueil d'être la Meilleure Humanité, résistent obstinément, mais, trop minoritaires, finissent par avoir du mal à supporter leur situation. Fermes dans la négation des Planètes et le refus d'émigrer, ils mollissent dans l'affirmation d'eux-mêmes. Le qualificatif de "fossile" a ravagé leur esprit et dégradé la perception de leur position. Seul Brandimart a une chance de les convaincre qu'ils sont "le dernier carré", non des résidus. Pour cela, il faut regonfler Brandimart. Soit !, décide Marfise, il aura sa dose. Les conséquences seront terribles pour lui, tant pis. Seulement, elle, l'idée de payer de sa personne, la referme comme une huître et calcifie sa peau. Certes, un puissant aphrodisiaque abolirait sa résistance et elle ferait le travail. Elle refuse : une fois passée la durée d'action de la drogue, l'inhibition reviendrait, et le dégoût. Elle aurait l'impression de s'être violée elle-même. Une honte éternelle et peut-être une frigidité définitive (Ô Waldemar...) sont un prix trop élevé pour sauver le monde. Marfise paiera en fausse monnaie. Elle se contente de s'enduire d'une composition odorante contenant un euphorisant qui lui permettra de jouer son rôle de façon convaincante, et de commettre sa triple ignominie : "je me prostitue, je le mystifie, ça le détruira". Remettant la même robe noire, elle la rend étroitement moulante et l'ouvre largement, dénudant les épaules et la naissance des seins. Elle a donné rendez-vous à Brandimart à la Taverne et, cette fois, ce sont ses yeux brillants qu'il aperçoit derrière le judas. Le précédant pour qu'il la reluque, elle ondule jusqu'à l'alcôve la plus lointaine. Allumé et haletant, Brandimart lui prend la main. Respirant à pleines narines le sédatif dont elle s'est oint, elle le laisse faire, s'absentant de son corps. Sous la table, il saisit ses jambes entre les siennes. Pendant qu'ils mangent et boivent, Brandimart, ravi, évoque le temps qu'ils ont passé ensemble. Marfise le laisse volontiers broder sur la bagarre initiale, et en rajoute. Elle l'arrête lorsque, du début de leur relation, il saute à sa fin énigmatique : elle ne veut pas parler de la cloche, et moins encore de la distance qu'elle a creusée entre eux. Jouant à l'ancien combattant, elle mentionne et développe les souvenirs les plus anodins. Elle revient sur les fameux cochons du chapitre dont ils n'ont pas démasqué l'assassin et, élucubrant des hypothèses, les fait durer pendant une bonne partie du repas. Brandimart, ivre d'amour, ne remarque pas que Marfise élude la question essentielle, celle qui le hante depuis qu'elle s'est retirée de lui. Il a la tête ailleurs, rêvant à elle : il ne doute plus qu'ils poursuivront la soirée ensemble et anticipe le bonheur de la retrouver. La Taverne est riche en mystères dont seuls les initiés ont la clef. Marfise a retenu deux chambres contiguës. Celle dans laquelle ils entrent est formatée en gothique, donnant à voir une grande et haute pièce dont les nervures compliquées dessinent des fleurs. Préalablement, Marfise a installé ses appareils à illusion et, lorsque, étroitement enlacée par Brandimart, elle pénètre, des lumières tournoyantes s'allument. Brandimart, au comble du désir et de la félicité, veut se jeter sur elle. Elle le retient, se dénude elle-même, et le caresse lentement avec art tandis que, insensiblement, sous l'effet des lumières, son esprit se brouille. A ce moment, Marfise gratte à la porte de communication et Lucette, déjà nue, entre. Marfise s'est mise d'accord avec elle. Dans l'état halluciné où le dispositif met Brandimart, il prendra n'importe quelle fille pour celle qu'il veut. Lucette est heureuse de réaliser la "réactivation" de Brandimart à la place de Marfise. Elle compatit, sans la comprendre, avec son incapacité et s'en réjouit en secret : depuis son départ, Lucette vit dans la hantise de perdre Brandimart. Elle est attachée à ce garçon qui, croit-elle, s'attache à Marfise. Cette dernière se retire dans la chambre voisine et, toute la nuit, Lucette et Brandimart s'aiment avec passion. Après une dernière caresse, Lucette le quitte, endormi, et se rend à côté. Elle se jette dans les bras de Marfise en sanglotant silencieusement : "je meurs de jalousie ! me prenant pour toi, il m'a aimée avec une intensité extrême. Je n'ai jamais connu ça avec lui au cours de nos mille conjonctions que je croyais parfaites". Elle se rhabille et s'en va, réfrénant ses pleurs. Quand Brandimart s'éveille dans le lit ravagé, au bout de la longue pièce, Marfise, assise à un clavecin, joue doucement des ritournelles. Elle est nue, sauf un chapeau plat, rouge foncé, entouré d'une plume de cygne, qu'elle porte légèrement penché à droite. Brandimart ressent une vague impression de déjà vu, sans savoir d'où elle vient. Elle dit, souriante, montrant le lit dévasté et leurs vêtements épars : "tu as abusé de ma complaisance". Brandimart se lève et, quoique ses désirs soient momentanément éteints, il la saisit par les hanches. Marfise se dégage doucement et, posant un léger baiser sur ses lèvres, lui dit qu'elle quitte la Lune quelque temps et reviendra bientôt. Brandimart, béat, l'assure qu'il l'attendra impatiemment. ("Tu peux attendre !", ricane-t-elle, haïssant la comédie dégradante qu'elle a jouée). Elle se rhabille promptement et sort. Lucette l'attend dans un salon, reniflant encore un peu. Marfise la console : Brandimart n'a pas "trompé" Lucette avec Lucette, il était la proie des illusions que diffusaient les lumières tournoyantes. Lucette l'a sauvé et arraché au marasme. Amoureuse comme elle est, elle aurait accepté n'importe quoi pour cela. Elle l'a fait. Son sacrifice amer a eu sa récompense : jouir de Brandimart comme jamais. Les deux filles s'embrassent et se séparent. Marfise veut disparaitre avant que Brandimart la cherche. Mais, avant, il lui faut se purifier. Soustraite à la "souillure" physique indéfectible de l'étreinte de Brandimart, elle se sent moralement flétrie : elle a triché, trompé Brandimart, abusé de Lucette ; elle a réveillé en vain les espoirs du garçon qui ne s'en remettra pas. Il a fallu user de ces moyens pour redonner de l'énergie aux Réfractaires, sauver la Cité, empêcher sa capture par les Théocratistes et, en fin de compte, sauver l'Univers. Marfise ne regrette pas sa malpropre manœuvre qui, néanmoins, la salit et l'emplie de honte. "Je dois laver ma souillure dans un bain de luxure". Marfise va se goinfrer de garçons jusqu'à ce qu'elle redevienne elle-même. Mais les machines la suivront et Brandimart trouverait les traces de ses activités incongrues : elle brouille sa piste. Abandonnant son apparence lunaire, elle retrouve la naturalité sauvage des Planètes. Errant dans les couloirs, elle croise un beau garçon qui, ne croyant pas sa chance, lui prend la main et se fait happer par un maelstrom. Puis, goulument, elle en attrape un autre. Au troisième, elle se sent normale. Elle se plonge dans un long bain bouillonnant, puis court à la fusée. Elle a fait tout ce qu'elle pouvait sur la Lune, elle repart sur Souabe. *** Brandimart, surpris et déçu du départ de Marfise, lui attribue la rapidité du dénouement. Après ce qui, jadis, s'est passé entre eux (il ne le comprend toujours pas), le contact se rétablissait lentement et difficilement. L'adorable Marfise, manquant de temps, aura vu qu'elle le quitterait trop tôt. Aussi, avec sa vivacité habituelle, elle a pris le taureau par les cornes. Brandimart espère un instant que son départ est une feinte, un prétexte, et qu'elle l'attend quelque part. Il demande aux machines de la retracer : bizarrement, elles l'ont perdue de vue pendant des heures ; puis, elles ont enregistré sa sortie et la fusée a décollé. Brandimart ne doute pas du retour de cette fille énigmatique. Leur histoire va recommencer et, ensemble, ils reconstruiront la Cité. Il ne sait pas qu'il devrait rendre grâces à Lucette, par qui, au moment de la plus profonde obscurité, la lumière est revenue. Brandimart, bouillonnant d'énergie (Lucette le trouve rajeuni et singulièrement ardent), diffuse aux Réfractaires le slogan de Marfise : les derniers lunaires ne sont pas les derniers des lunaires. Au contraire, ils incarnent la Cité. Que les autres partent, c'est leur droit. Que, eux, ils restent, c'est leur devoir. La Cité les appelle. "Nous ne sommes pas des fossiles, mais des gardiens. Nous sommes le dernier carré et les machines sont avec nous". Ce discours est celui que les Réfractaires désespéraient d'entendre. Il transforme leur passivité en activité, leur résidualité en survivance, leur misère en gloire. A quelques uns, Brandimart révèle le complot de ces fanatiques obscurantistes qui veulent vider la Cité pour purger la Lune de toute présence humaine. "Nous devons non seulement rester, mais résister et veiller aux portes" : les machines ne sauront pas interdire l'entrée si les fanatiques, pour s'infiltrer, prennent une apparence inoffensive. Lucette profite de la renaissance de Brandimart. Ce feu de paille qu'elle attise de toutes ses forces, l'absence définitive de Marfise finira par l'éteindre. Mais l'illusion de l'avoir retrouvée et l'espoir de son retour constituent un stock de combustible, pour l'instant non épuisé. Lucette jouit en passager clandestin du nouveau Brandimart, espérant être partie avant qu'il sorte de son rêve. Le réveil du garçon sera affreux et elle ne se sent pas la force de le soigner. Goûtant le bonheur qu'elle doit à Marfise, elle sait qu'elle n'a pas pu s'attacher Brandimart. C'est ce qui l'a décidée à céder à l'attrait des Planètes. Partir est son seul moyen de guérir. *** Quoique Brandimart éprouve de la gêne à l'égard de l'Ingé et de sa mystérieuse complicité avec Marfise, il défère à son invitation. Il ne le regrette pas. L'Ingé confirme que les machines, sans empêcher de partir ceux qui veulent, soutiennent ceux qui restent. En confidence, il l'informe de la hausse de la "natalité" et de l'accélération de la croissance des enfants. Les machines réagissent aux départs en repeuplant la Cité. A brève échéance, de nouveaux lunaires seront "mûrs" et se joindront aux Réfractaires. En quelques années, les secteurs fermés rouvriront. Brandimart exulte. Il admire la sagesse des machines et les moyens dont elles disposent. Il demande quels sont les lieux et les méthodes de la reproduction et de l'élevage. — C'est une zone et une activité réservées aux machines, indique l'Ingé. Le lieu est secret et inaccessible. A ma connaissance, aucun humain ne participe à la "naissance" et à l'éducation : le travail est fait par des automates et des simulations opèrent la sociabilisation. Brandimart, comme les autres natifs, est sorti de "l'usine à bébés". Il ne se rappelle rien. Quand il a eu l'âge (et, suppose-t-il, après avoir passé des tests), il est arrivé dans la Cité, pourvu de toutes les connaissances et habitudes nécessaires. Un jour, on lui a prélevé du sperme, et c'est tout ce qu'il sait de la reproduction biologique. — En grandissant, les jeunes font des découvertes et des expériences. La littérature terrestre est pleine de ces "souvenirs de jeunesse". Je n'en ai aucun. — Personne n'en a, répond l'Ingé. La première jeunesse des lunaires n'engendre aucun souvenir, ou bien ils sont effacés. Brandimart, mis en confiance, lui parle de la menace des Théocratistes. ("Ah! elle lui a raconté ça !, pense l'Ingé. Pour leur donner la mentalité 'dernier carré', elle a adapté son schéma paranoïaque"). En effet, répond-il, les machines n'interdiraient pas l'entrée aux fanatiques, s'ils avaient l'air conforme et réussi le stage. Mais il rassure Brandimart : d'une part, le stage en lui-même constitue une épreuve insurmontable pour de tels obscurantistes ; d'autre part, puisque la Lune ne sera pas vide, ils ne s'y risqueront pas. Le feraient-ils, leurs armes ne franchiraient pas le sas, et la police des couloirs suffirait à réprimer toute tentative. Brandimart, rasséréné, redouble de zèle et transmet son énergie à ses camarades, stimulés par l'assurance que les machines les appuient. Ce sont, au contraire, les candidats à l'émigration qui dépriment : le rythme de rotation des fusées ralentit et beaucoup de réservations sont annulées. La Ligue n'a pas donné d'explication. Le dépeuplement de la Cité diminue le trafic de marchandises, mais les passagers sont une ressource lucrative (même si les fusées reviennent à vide) : la Ligue aurait plutôt augmenté que diminué la cadence. Marfise est intervenue pour freiner, afin de laisser le temps, aux Réfractaires de se reprendre, et au rééquilibrage démographique de s'enclencher. Ce retardement désole ceux qui veulent partir. Ils craignent que la porte se referme, les coinçant dans une Cité qui leur devient de plus en plus insupportable. Pour leur rendre l'espoir, Marfise fait diffuser un communiqué annonçant que la perturbation est passagère et que l'intégralité du service sera bientôt rétablie. Dans la fusée pour Souabe, Marfise réfléchit intensément, ignorant les regards des émigrants, intrigués que, d'une lunaire, émane un parfum de Planètes. Elle a réussi. Les Réfractaires se ressaisiront et, aidés par les machines, sauveront la Cité. Elle a déjoué le plan secret des Théocratistes et réussi la quadrature du cercle : vider la lune sans la vider ! marcher dans les pas d'Athanase pour aller ailleurs ! Bien sûr, le danger existe encore, mais les Temples, en se réduisant et en se résignant, deviendront un milieu inhospitalier pour les fanatiques. Marfise devrait exulter de la joie du triomphe. Au contraire, elle est abattue, honteuse d'avoir dupé Brandimart. Le réconfort apporté par son bain de luxure s'estompe. Elle s'est lavée, la tâche a résisté. Tous les parfums de l'Arabie n'enlèveraient pas l'odeur de la trahison : Out, damned spot! Mentir, tromper, tricher, elle l'a fait mille fois : elle s'est cachée de l'Ingé, a mystifié Damienne ; elle dissimule à Waldemar, elle trompe la Ligue, elle soutient les Temples en les combattant... Cela, c'est la routine : Krieg ist krieg. Mais ce qu'elle a fait à Brandimart, c'est un crime de guerre. Ignoble : acheter son âme et ne pas la payer ! Si seulement elle avait pu s'acquitter, en lui donnant, de sa propre chair, une fabuleuse nuit d'amour en contrepartie !... Sa mystérieuse infirmité l'a empêché. Elle se voit comme un cul de jatte qui détient la clef de l'Univers et doit se faire porter pour atteindre la serrure. C'est quand même lui qui tourne la clef. Lucette l'a portée et, elle, elle a sauvé l'univers. Cette image ne la console pas, elle l'offusque : "moi, infirme ? moi, incomplète ? moi, incapable ? Alors je ne suis plus moi..." Rien n'arrêterait la vraie Marfise. Elle braverait une répugnance incompréhensible. Si le courant ne passait pas, elle se tortillerait un peu, donnerait quelques coups de rein et, quoique frustrée, elle paierait cash... Non, ça ne vaudrait rien. Brandimart veut du vrai amour, pas seulement du sexe. Ma disparition l'a rendu malade... lui, pas moi... Je n'ai rien à me reprocher... je m'en veux... Marfise descend de la fusée sans s'en rendre compte. Un homme s'adresse à elle qui le rabroue sèchement, avant d'apercevoir sur lui la livrée de Waldemar. Elle griffonne un message : "mission accomplie, suis épuisée, viendrai plus tard". Renvoyant les gens de Waldemar qui l'attendent, elle court se terrer dans l'un de ses antres secrets. Misérable, elle ressent profondément son déshonneur. Marfise la Glorieuse gît dans la boue, barbote dans un cloaque. La seule branche à saisir pour en sortir, c'est ce moment tragique où la cloche s'est effondrée. Marfise s'oblige à regarder en face ce qu'elle fuit depuis longtemps. Avant d'être soudainement coupée de Brandimart, elle avait de l'affection pour son corps et la sincérité presque naïve de son esprit... Sa part lunaire l'aimait, comme sa part planétaire aime Waldemar. Elle aurait passé sa vie en les alternant, sans parler de tous les autres qui ne comptent pas. Sa distance à Brandimart reflète-t-elle celle qui sépare les Planètes de la Lune ? Est-il devenu sans objet parce qu'elle devenait planétaire ? Non, quand ce drame est arrivé, elle était plus lunaire que planétaire. Acculée, elle se force à examiner les choses froidement. Lors du premier enregistrement, la cloche ne tombait pas et l'évêque se tournait vers la foule pour bénir. Donc, en visant ce moment et cet endroit précis, la deuxième observation devait le tuer. Nous (les Conjurés qui voulaient éviter la Catastrophe) pouvions alors procéder à des frappes chirurgicales, à condition que le passé soit identique à lui-même, condition si évidente qu'elle nous échappait. Or la condition n'a pas été respectée, le passé n'était pas au rendez-vous, comme si le Temps était une boite de Schrödinger. Ne pouvant ni penser ni accepter les implications, Marfise a rejeté tout ce qui y conduisait, dont le malheureux Brandimart. Elle se contraint à penser l'impensable. Le passé est-il instable ? La cloche est le seul cas. Pour généraliser, il faudrait observer répétitivement le même segment temporel, et recommencer indéfiniment avec d'autres. Personne ne dépenserait tant d'efforts et d'argent pour une telle absurdité. Marfise se cravache mentalement pour se pousser plus loin : cette fois, elle doit sauter la haie. Elle se remémore ce qu'elle sait du Temps. Godzina Clorinde citait cette thèse, condamné en 1277 comme hérétique : La durée et le temps ne sont rien de réel, mais existent seulement dans l'appréhension. Elle s'inspirait de cet antique philosophe qui disait aussi : Mais si l'âme par hasard venait à cesser d'être, y aurait-il encore ou n'y aurait-il plus de temps? Clorinde énonça et démontra que le Temps n'est pas une dimension du cosmos mais une propriété humaine : les faits ne dépendent pas du Temps, le Temps est une représentation des faits. L'âme, parce que l'homme vit et vieillit, perçoit un "avant" et un "après". Donc, déduit Marfise, "instabilité du temps" serait une absurdité pour Clorinde. Donc, cet instant de 1150 est, en lui-même, définitif : mille observations successives le verront identiques. Pour que l'instant change, il faut une intervention extérieure. Donc, arrive-t-elle péniblement à conclure : si, la deuxième fois, la cloche, en tombant, a fait bouger l'évêque, c'est que quelqu'un a délibérément provoqué une altération du passé. Qui ? moi ? je ne peux pas le savoir, car, dans ce cas, je ne me souviendrais de rien... En "détuant" l'évêque (curieuse expression !), j'aurais annulé tous les effets entraînés par son assassinat, y compris ce que j'aurais fait pour l'empêcher. Clorinde l'a démontré : le nouveau présent a toujours été. Il faut supposer que la mort de l'évêque s'est révélée néfaste dans mon propre temps... et que j'ai rectifié : envoyé un faisceau durci couper la corde de la cloche pour que l'accident attire l'évêque ; ainsi il n'est plus à la place visée. Ensuite, ayant perdu la cause, je me suis heurté au mystère, et l'apparente "instabilité du passé" m'a assommée. Une partie de l'esprit de Marfise sort enfin de l'espèce de coma traumatique où la cloche l'a jadis plongé. Le chat de Schrödinger s'enfuit en miaulant. Marfise respire plus librement. Le poids qui l'oppressait depuis si longtemps disparaît. Elle a l'impression qu'elle marchait sur une barrière canadienne qui roulait sous ses pieds : à présent, ils retrouvent le sol. Finalement, la solution était simple ! Abrutie par le choc, elle a rejeté le problème, et tout ce qui allait avec. Un beau cas clinique pour les psys ! Il a fallu le contre-choc du déshonneur pour qu'elle retombe d'aplomb. Elle songe un instant à cette autre Marfise et à son autre vie... et lui adresse un signe complice : "si je l'ai fait, j'avais raison". Des heures ont passé, des jours peut-être. Revenant à elle, Marfise se contemple dans le miroir, effrayée de ses yeux exorbités, ses cheveux sales et en désordre, sa peau grisâtre, et son air maladif. Elle meurt de faim. Elle se rend dans une taverne, mange et boit copieusement et, réconfortée, regagne sa tanière. D'abord elle dort ; ensuite, elle soigne sa beauté jusqu'à ce qu'elle se plaise à nouveau. Elle adresse un mot à Waldemar ("une vérification à faire, je reviens bientôt") et saute dans une fusée pour la Lune, pressée de soumettre son raisonnement à l'Ingé. L'Ingé s'étonne de la rapidité de son retour, et plus encore de sa cause. Alors que la Lune bruisse d'actions et réactions, il ne s'attendait pas à voir exhumer le malheureux fiasco des Conjurés dont il se souvient à peine. Marfise lui rappelle que, dans le cadre d'un programme de la Faculté, on a observé un certain endroit en 1150 ; que, les Conjurés voulant tester la possibilité de tuer avec précision ("vous savez pourquoi"), la même observation a été réitérée en programmant un des "brins" du faisceau pour durcir et tuer ; que la précision a été totale, sauf que la scène avait changé. L'Ingé a noté jadis cette bizarrerie sans lui accorder d'importance particulière. Il n'est pas porté aux spéculations métaphysiques. Lui-même, tout en participant à la Conjuration, doutait de ses hypothèses. Et puis, il a tant à faire... Marfise trépigne : "que le passé diffère de lui-même, moi, ça m'a hanté ..!" [De
même que les souvenirs de Marfise ont été évaporés par le changement de réalité, de même ceux de l'Ingé : l'évêque n'a jamais été tué, la Conjuration n'a pas raté son coup, la base lunaire pas existé ; l'Ingé n'y a pas conduit Marfise, elle n'a pas lancé un troisième faisceau, il n'est pas allé la rechercher. Tout ce passé a été aboli par l'action délibérée de Marfise.] Mis devant le conundrum de "l'instabilité du temps" et devant la solution que propose Marfise, l'Ingé se concentre longuement et conclut : — Le passé ne change pas de lui-même. Votre réponse est logique et admissible. Quelqu'un a envoyé un autre faisceau pour empêcher ce gars d'être tué parce que sa mort aura eu des conséquences désastreuses dont nous ne saurons rien. J'approuve votre raisonnement. Marfise bondit, lui saute au cou et le bise. L'Ingé est surpris car leurs rapports sont habituellement cérémonieux. Attendri, il réalise que ce problème a lourdement pesé sur Godzina. *** Marfise demande aux machines où trouver Brandimart : avec Lucette. Marfise se précipite, écartant les garçons attirés par les virevoltes de sa courte jupe. Poussant la porte sans attendre, elle surprend Brandimart et Lucette en plein ébats. Elle va se retirer discrètement quand Lucette l'aperçoit : l'intrusion de Marfise et son air lumineux lui révèlent que le lien rompu s'est renoué. Lucette ne bénéficiera plus de la curieuse inhibition de sa rivale. Se désenchevêtrant de Brandimart qui, extasié, dévore Marfise des yeux, Lucette, piteuse, ramasse ses habits et s'en va. Marfise arrache les siens et se jette sur Brandimart, comme si jamais rien ne les avait séparés. Brandimart n'escomptait pas un aussi prompt retour, ni un tel feu de joie. La nuit qu'il a passée (croit avoir passée) avec Marfise a refermé une longue parenthèse somnolente, sans l'effacer. Ce fut la bouffée d'air de celui qui se noie : elle redonne force et espoir, elle ne sort pas de l'eau. Le départ si rapide de Marfise lui a laissé une vague impression d'incomplétude et de menace. A présent, Marfise le rejoint sans réserves. Il la sent sincère, corps et âme. Quelque chose a changé, elle est redevenue comme avant, et mieux encore. Sa brève absence l'a transformée. De fait, Marfise, affligée par les conditions de leur séparation jadis, et honteuse de sa supercherie naguère, se surpasse en exploits amoureux et en explosions de tendresse. Elle repartira, il le sait, elle est ainsi. Elle reviendra, il n'en doute plus. Marfise le confirme, tout en le caressant voluptueusement : — Tu connais ma dualité. J'ai cru être devenue totalement planétaire, je suis toujours lunaire. Me voilà réconciliée : je ne suis entière que divisée. J'approuve ceux qui partent, et aussi ceux qui restent. Bientôt, je devrai rejoindre les Planètes, j'ai énormément à faire, beaucoup plus que tu n'imagines. Je ne t'oublierai pas et je te retrouverai. Brandimart souhaite qu'elle reste avec lui sur la Lune. Elle répond : — D'abord, je ne peux pas, je viens de te le dire. Ensuite, je ne voudrais pas : je ne serais plus moi-même ; je t'aime sur la Lune et j'ai besoin des Planètes. Elle presse son corps contre le sien : — Brandy, tu ne peux pas comprendre mon ambivalence. Tu es un pur lunaire, moi je suis duelle, jouissons de nos intersections. Brandimart saisit cet instant où Marfise se dégage du brouillard qui l'entoure toujours : que s'est-il produit entre eux, après que la cloche se soit détachée et écrasée au sol ? Marfise essaie de parler d'autre chose, il s'accroche. Elle cède et soupire : — Jusqu'alors, je ne le savais pas plus que toi. Je viens juste de découvrir ce qui s'est passé. Je n'ai pas le droit de te révéler pourquoi, d'un coup, sans m'en rendre compte, j'ai été poussée à rejeter tout ce que j'étais, la Lune et toi avec (elle l'embrasse). Ça ressemble à ce que les psys appellent du "déni". Ils le définissent comme le refus de prendre en compte une partie de la réalité, vécue comme inacceptable par l'individu, en d'autres termes, esquiver pour survivre. Je ne peux pas te dire ce que je fuyais. Imagine que le sol sur lequel tu as toujours posé des pieds avec confiance devienne inconsistant, tu ne sais pas si tu passeras à travers ou si tu marcheras. Face à cette angoisse, tu mutes, tu te fais oiseau et tu oublies le monde terrestre. (Marfise, les yeux humides, couvre Brandimart de baisers) Je suis désolée, je n'arrive pas à trouver une comparaison correcte. Brandimart ne saisit pas le rapport avec la cloche mais voit Marfise si perturbée qu'il ne questionne pas davantage. Elle vit dans plusieurs mondes, chacun plus secret que l'autre : on peut l'appeler Marfises au pluriel, mais c'est la même fille partout : si, dans un des univers, elle est blessée gravement, cela se répercutera sur les autres. Il est arraché à ses réflexions infructueuses par Marfise qui, secouant ses boucles, s'écrie joyeusement : — Mais, à la fin, je suis retombée sur mes pieds et je t'ai retrouvé ! — La dernière fois, à la Taverne, tu n'étais pas pareille... tout aussi irrésistible, mais pas tout à fait toi-même. — Oui, répond Marfise gênée, lui fermant la bouche d'un baiser. Je cherchais encore... Soudain, elle sursaute : — Et cette pauvre Lucette qui t'aime tant ! Mon arrivée l'a fait fuir piteusement, ça
m'attriste, je vais la consoler. *** Elle s'habille et court chez Lucette qu'elle trouve en larmes, vautrée sur son lit, mordant les oreillers. Lucette tressaille en la voyant : — Tu viens savourer ton triomphe ! La Princesse paraît et transforme la petite Lucette en crapaud... Marfise s'agenouille devant elle : — Non, Lucette. Je viens implorer ton pardon. Je t'ai nui involontairement. Jadis, j'ai perdu Brandimart, tu en as souffert. A présent, je le retrouve, tu en souffres sans raison : tu as eu Brandimart, je l'ai eu ; tu l'auras, je l'aurai. Moi, j'adhère aux maximes des filles de la Lune : un homme n'est qu'un des hommes. Mais toi, je connais ton attachement pour Brandimart et ton rêve d'exclusivité. Je ne le comprends pas mais je le respecte. Lucette éclate et maudit cet attachement
qui lui est tombé dessus. Elle n'avait pas cette pathologie ; sinon les psys ne l'auraient pas recrutée. Elle, une fille de la Lune, elle a le même tempérament que Marfise. Combien de fois a-t-elle chanté et pratiqué ces maximes ! Brandimart lui a plu et, elle ne sait comment, insensiblement, sans le vouloir, elle est devenue addict. Ça a tourné à la folie quand il s'est raccroché à elle après l'inexplicable rupture avec Marfise. Elle est intoxiquée : elle le veut pour elle seule, tout le temps ; elle déteste qu'il rencontre d'autres filles... et lui, sa drogue, c'est Marfise. Marfise objecte : — Non, il n'est pas attaché à moi. Obnubilé par ma disparition, il a fait une fixation, et converti mon absence en manque. C'était un garçon tout à fait normal et il le redeviendra vite maintenant. Sans l'entendre, Lucette poursuit: — Toi au loin, toi avec cette inhibition, je te supportais car c'était dans le lit, pas dans le placard à fantômes, que je prenais Brandimart. Tu revis, vous fusionnez, et il ne pensera plus à moi, juste comme une de ces filles qu'on croise dans un couloir et dont on saisit la main. — Pardonne moi, répète Marfise, je n'ai rien voulu de tout ça, je suis innocente. — Innocente ou pas, tu me tues. Elle pleure. Marfise la câline, lui fait une tisane, prépare un bain. Quand Lucette se calme, Marfise lui dit : — Ne m'incrimine pas, je t'en supplie. Tu le sais, ton désir d'exclusivité était irréalisable et cela t'a décidée à quitter la Lune. — Oui, admet Lucette, je voulais mettre fin à cette torture que les moments de bonheur ne compensent pas. A cause de toi ou d'autres filles, à cause de lui, Brandimart ne sera jamais tout à moi. Ça me rendra hystérique, ça m'écrasera. L'instinct de survie m'a poussé à chercher la guérison. — Tu auras une autre vie "dehors", tu seras libérée et heureuse. Marfise lui parle de Souabe. Lucette a reçu beaucoup de messages et d'images. Mais Marfise a vécu sur la planète, elle lui fait écouter le vent dans les arbres, voir le ciel et les nuages, sentir le soleil, entendre les animaux. Elle lui parle des garçons de Souabe et de leur goût particulier. Lucette oubliera les psys et trouvera l'activité qui lui convient. Quelque chose au fond d'elle sera libéré et elle se réalisera. Lucette, les yeux écarquillés, hoquète encore, aspirant à sa nouvelle vie. Si seulement elle pouvait partir vite... Avec le ralentissement du rythme des fusées, le diable sait quand elle aura un ticket. Réconciliée, elle embrasse Marfise : — Ton histoire d'inhibition et de libération est un mystère, tu as souffert toi aussi. Je te laisse Brandimart. Marfise répond que, oui, elle a souffert, plus encore que Lucette ne le pense ; et que, non, elle ne "veut" pas Brandimart : — Je l'aime sur la Lune mais je vis aussi sur les Planètes. Je continuerai à alterner les deux, Brandimart l'admet sans le comprendre. Une idée lui vient, qui réconfortera Lucette : — Voudrais-tu partir vite ? — Oui, surtout maintenant que tu es dans ses bras. Marfise lui promet d'arranger ça et de la revoir sur Souabe. Lucette sourit à travers ses larmes. Marfise, ignorant la rivalité amoureuse, n'éprouve aucune culpabilité à cause de Brandimart (un est à toutes), mais elle se sent profondément honteuse de l'avoir substituée à elle la nuit de la Taverne. Elle insiste : — Tu me pardonnes ? Lucette l'en assure et elles se quittent, pacifiées. Le lendemain Marfise l'avise qu'une place dans la fusée lui est réservée la semaine prochaine. Ce soir, si elle veut, elle est invitée à la petite fête que Marfise donne à la Taverne Interdite. Lucette, attirée par ce lieu mythique, imagine Marfise et Brandimart trônant en couple impérial. Elle refuse. Marfise devine sa crainte et la combat. C'est juste une réunion d'amis, elle ne célèbre pas son "union" avec Brandimart, elle fête ses retrouvailles avec la Lune. En ce qui la concerne, un
homme n'est qu'un des hommes, même si elle accorde sa préférence à Brandimart. — Tu veux dire, halète Lucette, que si, d'aventure, Brandimart voulait me dire adieu et passer la soirée avec moi... — Bien sûr, sourit Marfise en la cajolant affectueusement. Tu as tellement d'attrait ! Fais-toi belle ! Je sais combien vous vous plûtes, combien vous vous plaisez. Profitez de vous ! Marfise dit à Brandimart : — Ce soir, je fête mes retrouvailles avec la Lune, et donc avec toi qui en fais partie. Lucette, avec sa psychose, s'imaginait que nous solennisions notre union éternelle. — Sa psychose ? Brandimart, n'étant qu'un garçon maladroit, et de plus obsédé par Marfise, n'a jamais perçu la "maladie" de Lucette. Tout en elle lui a plu, il s'est réjoui de sa complaisance, de sa perpétuelle disponibilité et du hasard qui la faisait survenir au moment où il en avait besoin. Lui-même, malgré ses soucis et son chagrin, est resté complètement lunaire : comment aurait-il envisagé que Lucette, une psy !, succombe à la maladie de l'attachement ? Trop tard, il en décèle les indices. Trop tard, il comprend qu'il l'a blessée mille fois. Pouvait-il faire autrement ? — Non, sauf à adopter sa maladie. Alors, vous seriez devenus fous et les psys vous auraient enfermés. Moi, je te préfère à tous les garçons de la Lune, ça n'empêche pas que je sois à eux si j'en ai envie. (Elle fait la coquette) : me préfères-tu un peu ? tu es quand même aux filles. C'est ainsi sur la Lune, et voilà pourquoi Lucette nous quitte. Je lui souhaite de guérir... Brandimart acquiesce, s'étonnant qu'une psy n'ait pas su se soigner. — D'abord, les psys sont des charlatans... et puis elle n'avait nulle envie de guérir. Son attachement la faisait vivre intensément et, plus encore que ta charmante personne, c'est ce qu'elle cherchait. Même ses malheurs lui étaient chers. N'aies aucun scrupule, tout ce que tu faisais lui était bon. Brandimart plaisante : — Quelle psy experte tu es ! Il compare l'amour de Lucette et celui de Marfise : s'il est son "préféré" sur la Lune (une notion aussi claire qu'indéfinie), Marfise a des vies multiples et d'autres "préférés"... Elle n'en parlera pas et il ne désire pas la questionner. Par nature, Marfise est multiple. Sa pluralité, quoique frustrante, contribue à son charme irrésistible. Elle va et vient, toujours imprévisible, présente et absente à la fois. Brandimart, en vrai lunaire, ignore la jalousie et la manie de l' "exclusivité". *** Outre Brandimart, Marfise a invité à la Taverne Lucette, Locrin et l'Ingé. Pour la symétrie et l'agrément, elle ajoute une "geisha", une de ces artistes de compagnie aux nombreux talents qui, tels des caméléons, prennent la "couleur" d'une assemblée pour la contenter au mieux. Soucieuse de ne pas faire ombrage à Lucette, Marfise s'est vêtue sobrement, évitant de se mettre en valeur. Placée derrière le judas, elle accueille elle-même ses invités. Elle a réservé une grande alcôve à l'écart. Elle place Lucette à droite de Brandimart et, pour que la geisha ne la concurrence pas, elle met Locrin de l'autre côté. Brandimart retrouve la Taverne avec un bonheur sans nuages. Locrin et Lucette perdent leur timidité dès le premier verre de ce vin pâle venu des Planètes. La geisha, par définition, est irréprochable, et l'Ingé fait preuve d'une familiarité surprenante avec les lieux et le personnel. Lucette, drapée dans des étoffes dont chaque mouvement ouvre les plis sur son corps nu, est d'une beauté bouleversante. La note de tragédie qui sonne dans son âme se mêle harmonieusement au carillon de sa pétulance habituelle. Marfise fait servir un poisson géant, farci aux herbes, importé d'une planète, et non produit par les ateliers biochimiques. Il est présenté au naturel, avec ses écailles — en réalité, une délicieuse croûte. Ensuite, arrive une espèce de mouton rôti, dressé sur ses pattes au milieu d'un grand plat d'algues et de salades qui imitent un morceau de pré. Enfin, ce sont des fruits de toutes sortes venus de toutes les Planètes. Marfise, évitant les sujets sérieux, les entretient de ses aventures de chasse sur les Planètes (nul ne la croit). L'Ingé raconte de vieilles légendes de la Terre. Brandimart narre à nouveau l'histoire des cochons du chapitre. La geisha récite des poèmes appropriés. Locrin les amuse en parlant du désarroi des psys face au "couple enchanté". Lucette, rêveuse et palpitante, caresse Brandimart des yeux et, de temps à autre, sourit à Marfise. On apporte un alcool parfumé dans des coupes en jade. — Mes amis, dit Marfise, buvons à la Cité et aux Planètes, buvons à l'Humanité et, s'il vous plaît, buvons à ma chance ! La geisha qui s'est activement et intelligemment mêlée à la conversation, saisit une espèce de violon à trois cordes dont elle se sert comme d'une guitare. Elle entonne le Chant de la Catastrophe qui, en vers courts et tranchants, célèbre la peur, le courage et l'espoir des derniers Terriens qui furent les premiers lunaires. Marfise prend cérémonieusement congé de ses hôtes. Brandimart, lui souriant amoureusement, part avec Lucette collée à lui. L'Ingé accompagne la geisha. Marfise reste avec Locrin : elle a retenu une chambre. *** Les jours suivants, Marfise rencontre beaucoup d'émigrants et, finalement, décide de les réunir sur le Forum. Les machines délivrent les codes d'accès, et des milliers d'émigrants se pressent autour de Marfise, dressée sur l'estrade. Elle a libéré tous ses instincts planétaires et revêtu un habit de chasse. — Regardez moi, dit-elle. J'ai vécu sur les Planètes. Vous avez raison, la vie est meilleure. Vous le savez déjà, vous serez accueillis, vous trouverez votre place. Vous deviendrez ce que vous n'aviez pas même conscience de souhaiter.
Là-haut, la vie, parfois difficile, est toujours meilleure. Vous serez augmentés. Mobilisant sa double identité de lunaire et de planétaire, elle les fait vibrer en évoquant la vie des Planètes et les transformations qu'elle produira en eux. — Vivre ici ne vous satisfait pas. Je le comprends, je le partage, mais ne faites pas d'erreur : cette existence-ci n'est pas mauvaise, elle ne vous convient pas. Si quelqu'un n'aime pas la confiture, elle n'est pas toxique pour autant. Ne confondez pas "en soi" et "pour soi" ! J'aime les Planètes comme vous, et j'ai cru que la Cité était inutile, que tous les lunaires devaient partir et que le dernier éteindrait la lumière. (oui, c'est cela ! embarquons les réfractaires !) — Je m'étais trompée, vous vous trompez. La Cité vous oppresse, vous la quittez. Très bien. Mais la Cité demeure et doit demeurer. Elle est notre maison et, en plus, le laboratoire des technologies scientifiques et sociales. Quittez la Cité, ne la méprisez pas ! Abandonnez les Réfractaires, ne les méprisez pas ! Grâce à eux, la Cité survivra. Comprenez-moi : l'équilibre artificiel de la Cité vous répugne ; au contraire, vous trouverez sur les Planètes un déséquilibre naturel qui vous plaira. Les contraires ne s'excluent pas, ils se complètent. Demandez-vous pourquoi tant de Planétaires sont venus sur la Lune et se sont intégrés à la Cité. Ils reviendront. Peut-être vous aussi, plus tard. Quiconque leur aurait dit cela aurait été hué. Mais Marfise les ébranle : avec sa beauté sauvage, sa tenue de chasse, ses balafres et son hâle, elle clame son approbation des émigrants et son amour des Planètes dont elle semble être la voix. Elle les invite à élever leur esprit au-dessus de leur cas personnel et, ils s'aperçoivent que, excités et tourmentés par leur départ, ils n'ont pensé qu'à eux. Marfise renchérit : — La Cité vide, la lumière éteinte, le sas verrouillé, trois siècles de notre histoire annulés : voulez-vous cela ? Réfléchissant, la plupart s'avouent qu'ils n'ont pas poussé leur pensée jusqu'à ses dernières conséquences. Ils ont oublié la Cité. Marfise conclut : — Les lunaires sont libres, VOUS êtes libres. La Cité poursuivra sans vous, elle DOIT poursuivre. Ces idées font leur chemin. Puisque la Cité ne les retient pas, l'attitude des migrants à l'égard des réfractaires devient plus compréhensive. Du coup, les Réfractaires (auxquels Marfise a également beaucoup parlé) ne voient plus dans les migrants des traitres et des déserteurs : ils font un choix différent du leur. Droit de partir, droit de rester, les deux sont légitimes. La Cité survivra. Les migrants acceptent l'idée et finissent par s'en réjouir : même au loin, avec une autre vie, il sauront que "la maison" est toujours là, bienveillante et efficace, et qu'elle leur reste ouverte. Marfise est la reine de la Cité. Les gens des deux camps la recherchent, l'interrogent, lui demandent conseil, l'admirent tant que, sauf quelques garçons salaces, ils oublient sa beauté. Brandimart, lui, la voit et en jouit tant qu'il peut, sachant que, inévitablement, Marfise repartira. *** Sans mentionner publiquement la menace des fanatiques, elle a appelé à "garder les portes". Brandimart essaie d'apprécier le danger : — Tu as dit que, "dehors", des fanatiques de la Sainte Terre trouvent blasphématoire l'existence de la Cité ; qu'ils ont lancé le processus d'émigration ; qu'ils veulent vider la Lune de toute présence humaine. — Oui, c'est ce que j'ai dit. Ils constituent une menace pour la Cité et pour tout l'Univers (Elle soupire). Mais, vois, en cherchant à détruire la Cité, ils l'ont solidifiée. Ton schéma de sélection naturelle n'était pas totalement faux : les inadaptés émigrent ; restent toi, tes camarades et les machines ; la Cité repart sur une meilleure base. L'Univers est toujours en péril, la Lune, non. Si tout se passe mal, elle sera le dernier bastion. Comme disait Damienne à propos de Brandimart, son intelligence indéniable ne franchit pas les bornes du terrier : Brandimart se sait incapable de comprendre les Planètes et n'essaie même pas. Marfise, sans entrer dans les détails, parle du fanatisme dont elle a rencontré d'innombrables exemplaires partout sur les Planètes. Elle évoque la personnalité d'Athanase, ses activités diaboliques, ses pouvoirs psychiques, la subtilité de son plan. — Tu es Dorothée et elle, la "méchante sorcière de l'Ouest", s'esclaffe Brandimart. Marfise, sérieuse, le reprend : — Ne ris pas. Ils préparent une Théocratie qui réduirait les hommes à un pieux esclavage. La menace et le combat se situent à l'échelle cosmique. Dressant fièrement la tête elle claironne : "je m'en occupe". — Mais que peux-tu faire, toi, contre une telle sorcière et ses affidés sur toutes les Planètes ? — Une 'tiote comme toi ! j'ai déjà entendu ça. Je ne manque pas de moyens mais... — Mais tu ne m'en parleras pas, je sais, l'interrompt Brandimart. Et si tu m'en parlais, je ne comprendrais pas, je sais... Voué à la Lune, il veut ignorer le reste du monde et, en même temps, s'irrite d'en être exclus. Marfise pense à lui donner un os à ronger : renonçant à parler des Planètes, elle espère que la Terre proche l'intéressera un peu ; de toutes façons, l'information lui servira un jour. — Attends. Sous ses yeux ébahis, elle enclenche un brouillage qui travestira ses propos en petite chansonnette amoureuse. — Apprends un secret que, avec l'Ingé, tu seras seul ici à connaître. Une partie de la vieille Terre est redevenue vivable et sans danger. On peut respirer et demeurer (Brandimart, indifférent, ne bronche pas). Tu te souviens que, jadis, les adorateurs de la Terre venaient ici pour l'observer à partir du dôme. Tu ne t'es pas demandé pourquoi ils ne viennent plus : la Ligue leur
a offert la Terre elle-même ; elle organise des séjours et ils se précipitent. — Et alors ?, coupe Brandimart qui se demande où elle veut en venir. — Alors, anthropologue, tu ne devines pas ? voir la vraie Terre et jouer avec, ça a miné leur foi dans la Sainte Terre. Ils se sont détournés du Culte ; les fanatiques, sur la défensive, ont lancé prématurément leur attaque ; et, les causes externes agissant par l'intermédiaire des causes internes, la Lune s'est vidée. Brandimart reste longtemps silencieux. Il comprend le mécanisme de la "décroyance" : l'inaccessibilité de la Terre a entretenu le mythe, son ouverture le sape, cela
radicalise les fanatiques. Sa pensée s'arrête là : la Terre voisine n'a rien de concret pour lui ; elle est aussi inexistante que la plus lointaine des Planètes. Toutefois, l'information lui inspire une question : — Et nos machines, que savent-elles de tout cela ? — Rien, répond Marfise. Elles manquent de données. Je t'ai dit qu'elles m'avaient envoyée enquêter, c'est faux ; je me suis enfuie parce que le sol se dérobait sous mes pieds, comme j'ai tenté de t'expliquer. Les machines ne connaissent que la Cité. Elles veillent sur nous, pas sur l'univers. Déçue mais pas surprise que Brandimart ne morde pas à l'os, pourtant magnifique, qu'elle lui a lancé, elle se dédommage en le choquant : elle suggère que tous deux fassent un séjour sur la Terre en amoureux. — Tu sais, les anciens parlaient de "lune de miel" pour désigner la (brève) période enchantée qui suit l'union de deux êtres : nous aurions notre "Terre de miel" ! Brandimart blêmit. Il a toujours vécu avec l'idée de la Terre empoisonnée et, même si elle ne l'est plus, l'idée de se trouver "dehors" l'affole. Marfise s'amuse à le taquiner : — Tu ne serais pas aussi choqué que sur une Planète : pas de vent, pas d'insectes, pas d'animaux, pas d'arbres. C'est aussi nu que la Lune, sauf que tu es dehors, avec le soleil, et que tu respires de l'air naturel. Brandimart, horrifié, nauséeux, la prie d'arrêter sa plaisanterie et d'être indulgente à son "infirmité". Marfise éclate de rire : — Ne t'inquiète pas, c'est ainsi que je t'aime. Ils s'aiment. Brandimart et Marfise parlent des machines, frappés que, de leur propre initiative, elles commencent à compenser le déficit démographique. Ni l'un ni l'autre ne pensaient à la reproduction. Les lunaires ne s'en soucient pas plus que de savoir d'où vient l'électricité qu'ils emploient, par quels réseaux elle passe et comment fonctionne tout ce système. C'est une donnée. Habitués aux automatismes, les lunaires ne les questionnent pas. Depuis des générations, le sexe sert uniquement au plaisir et aux relations humaines. Les lunaires se soumettent une fois dans leur vie à un prélèvement de sperme ou d'ovule, avec la même indifférence qu'ils supportent les vaccinations. De temps en temps, quelqu'un a un nouveau voisin, il ne se demande pas de quel secteur il arrive, et encore moins, s'il est un nouveau-venu. Est-il, est-elle, fréquentable ? c'est la seule interrogation. Marfise scandalise Brandimart en lui disant que, sur les Planètes, le déficit technologique a ranimé les vieilles méthodes : les femmes font elles-mêmes les bébés, les portent dans leur propre ventre, les allaitent avec leurs seins etc., contrôlant personnellement leur fertilité au moyen de contraceptifs. Pour autant, l'institution archaïque de la "famille" n'a pas réapparu et les "mères" gèrent toutes seules la croissance et l'élevage des enfants. Brandimart, écœuré par la répugnante primitivité des Planètes, souligne le contraste : chez nous, tout est automatique et propre, les femmes sont débarrassées de cette contrainte et les machines optimisent la reproduction à l'échelle de la Cité. Nos rencontres amoureuses ne sont pas perturbées par ces saletés biologiques. Marfise, toujours curieuse, se demande si l'automatisme et la dissimulation de la reproduction satisfont le souhait des lunaires de l'ignorer ou, au contraire, visent à la mettre à l'abri de toute perturbation humaine. Elle a vu sur les Planètes des femmes, poussées par un atavisme millénaire, se vouer à la maternité et consacrer plus d'efforts à leurs enfants qu'à leur personne, à leur travail ou à leurs amants. Dans la Cité close et limitée, de tels comportements perturberaient à la fois la démographie et l'équilibre social. Aussi était-il sage de faire autrement (et combien bénéfique !, pense-t-elle en tant que femme, imaginant avec effroi sa soumission à la biologie animale). Marfise évalue l'énormité et la complexité de cette "zone de reproduction" dont on ne connaît rien. En admettant un taux de décès et de natalité moyens de 1%, ce sont quelque cinq cents bébés à produire chaque année, puis à élever jusqu'à la fin de leur adolescence, environ seize ans. Ça donne un stock de huit mille enfants auxquels les machines apportent logement, nourriture, habillement, soins, amusement, affection et éducation ! L'équivalent d'un secteur de la Cité ! Plus la machinerie et la logistique sous-jacentes : les ressources matérielles et "humaines" (robots, hologrammes, simulations...) doivent être produites, programmées, monitorées, entretenues... Ajoutant à cela l'armurerie secrète dont lui a parlé l'Ingé, Marfise se demande à quoi ressemble le sous-sol lunaire puisqu'il contient des zones considérables dont l'existence et la localisation sont ignorées. Autour de la Cité visible et tangible s'étendent des cavernes incommensurables dont l'activité permet et conditionne la vie des lunaires. La Lune est immensément vaste par rapport à la Cité. Avec les outils automatisés qu'elles fabriquent et contrôlent, les machines sont capables de creuser et d'aménager tous les espaces fonctionnels nécessaires, et de les raccorder par des tunnels. Ce monde colossal et extra-humain se connecte à la Cité par des portes que les illusions de la Cité soustraient facilement aux regards. Les Humains occupent une infime fraction du sous-sol lunaire. On sait que, au-dessous de la Cité, il y a des mines, avec des travailleurs. Leur production ne saurait suffire aux besoins de l'exportation, de la Cité et des machines. Il existe certainement des mines que les humains ne connaissent pas, où des outils automatiques ou téléguidés extraient le minerai, le concassent et le déposent sur des convoyeurs. En trois siècles, les machines, auto-alimentées et auto-programmées, ont transformé le sous-sol de la Lune en fromage de Gruyère dont la Cité est l'un des innombrables trous qui, ne communiquant pas avec les autres, se croit le seul. Et, même, se dit Marfise, jamais effarouchée par une spéculation aventureuse, pourquoi n'y aurait-il pas, ailleurs sous la Lune, une cité comme la nôtre dont nous ne saurions rien ? ou plusieurs ? ou une multitude ? Certes, sur les Planètes, il n'y a pas de traces de lunaires qui viendraient d'ailleurs que de la Cité. Cela ne prouve rien si les autres sont fermées sur elles-mêmes, parce qu'elles remplissent d'autres fonctions ou constituent une réserve d'humanité... La dilatation de l'espace des machines conduit à reconsidérer leur nature. Des machines dont le contrôle s'étend au-delà des limites et de la perception des humains ne sont pas de simples outils d'assistance à la survie en milieu hostile. *** En réconciliant sa part planétaire et sa part lunaire, Marfise a pris conscience que, comme tout le monde, elle avait toujours confondu la Lune et la Cité, la Cité et les "lunaires", alors que ce sont des entités distinctes. L'Ingé, d'abord, l'a mise sur la piste en parlant des machines et de l'incertitude de leurs réactions. L'Ingé ne savait pas ce que feraient les machines en cas de crise ; il ne peut pas dire dans quelle mesure elles contrôlent leur programmation ; il ignore le nombre, la nature et la localisation de leurs zones d'activités propres. Or l'Ingé connaît tout ce qu'on peut connaître des machines. Les machines ne sont pas ce qu'on croit. Si tous les humains étaient partis, les machines n'auraient pas attendu passivement le retour éventuel d'un lunaire. Elles auraient mis la Cité en veille et augmenté la reproduction jusqu'à ce que les secteurs se repeuplent. Et tout aurait recommencé. L'Ingé n'a pas cru à la menace d'invasion. Pour faire plaisir à Marfise, il a considéré l'hypothèse et conclu à l'absence de danger : l'entrée des étrangers dans la Cité est conditionnée par le stage, et pour réussir les tests un fanatique devrait cesser de l'être ; en outre, les machines ne laisseraient personne pénétrer armé, et la police des couloirs veille. La protection de la Cité ne dépend donc pas des humains. Marfise comprend à présent qu'un exil total ne viderait pas la Cité : les machines resteraient, vigilantes et puissantes. Finalement, elle n'avait rien à craindre et rien à faire : le plan d'Athanase était condamné à l'échec. "Me suis-je inquiétée et agitée pour rien ?". Non, Marfise ne regrette pas ses efforts. Elle a pacifié les lunaires et elle-même. Elle s'est débarrassée du nuage qui l'assombrissait depuis la chute de cette foutue cloche. Elle a retrouvé sa part lunaire, et Brandimart avec. Elle commence à comprendre ce qu'est la Cité et ce que font les machines. Elle sent qu'un nouveau voile va tomber. Elle est devenue une Marfise supérieure. Il ne lui reste plus qu'à payer sa dette d'honneur à Brandimart et à partir sur les Planètes écraser les fanatiques. Satisfaite d'elle-même, elle agite la tête pour secouer ses boucles, et poursuit sa réflexion. Notre anthropocentrisme nous abuse étrangement. Les machines sont la substance de la Cité. Leur monde nous échappe. Nous n'en voyons que l'intersection avec le nôtre, et prenons celle-ci pour "les machines". Au-delà, se déploient des couches et des couches de software, des zones et des zones de hardware. La "machine profonde" dont nous ne savons rien, se maintient et se perfectionne elle-même, dans une temporalité différente de la nôtre. Elle a déjà accumulé trois siècles d'expérience ou d'évolution, et continuera pendant des siècles. Elle nous dépasse et (découvre Marfise) elle nous englobe : tout ce que nous savons, elle nous l'a appris... y compris ce que nous connaissons des machines... et de nous. Les Humains ne sont pas esclaves. La machine les sert, bien sûr, mais elle le fait à sa manière : dans sa conception (Marfise n'ose plus employer "programmation"), l'Humanité compte plus que les Humains. *** Marfise fait part de ses réflexions à l'Ingé. Celui-ci lui accorde que "les machines" constituent une entité consciente, en interaction avec les Humains. Il refuse d'aller plus loin. Professionnellement, il est rétif aux spéculations. Lui et les ingénieurs ont la capacité d'intervenir dans certaines programmations à impact direct, mais aucun accès aux couches profondes. Nul ne sait si elles ont été écrites par les fondateurs ou si les machines "ont la main". Marfise remarque que leur domaine d'action se limite à la Lune. Elles ne savent rien du monde extérieur et l'abandonnent aux hasards. — Les données que je possède élargiraient leur horizon et enrichiraient leur compréhension. L'Ingé rit : — Godzina, vous vous croyez toujours indispensable ! Le domaine d'action des machines est la Lune. Cette limitation assure leur efficacité. Vos données sont hors-sujet. Les machines laissent les Planètes libres et n'interviennent pas. Le respect de la liberté des Humains est un postulat à la base de leur conception, ou la conclusion de leurs analyses. Elles travaillent au niveau systémique, pas individuel : c'est à la fois un principe d'économie et une exigence éthique. D'ailleurs voyez : elles n'ont rien fait pour contrecarrer l'exil de la presque totalité de la population. La faculté de choisir, le droit à l'erreur, la possibilité de se corriger, appartiennent aux Humains, qu'ils soient lunaires ou planétaires. Marfise, tout à coup timide, racle le sol de ses pieds, rougit et demande à l'Ingé : — Existe-t-il un moyen et une possibilité de me mettre en communication avec les machines ? pas la couche superficielle qu'on utilise tous les jours, le "cerveau" ou son équivalent... — Oui, répond l'Ingé, mais... — Mais ? L'Ingé regarde avec regret les beaux cheveux de Marfise que, ce jour, elle a coiffés avec un soin particulier, les ramenant en chignon dont sortent des tresses et des mèches artistement disposées. — Il faudrait vous raser la tête pour poser les électrodes. Marfise, tendue, a un rire convulsif : — Pfou ! si vous saviez combien de fois, ça m'est arrivé ! On la rase. Elle entre dans une cabine. On lui pose l'appareillage et on la laisse seule. Une voix ou une pensée étrangère résonne dans sa tête : — Bienvenue Marfise. Que veux-tu savoir ? — Tout, répond elle, percevant en retour l'équivalent d'un rire. — C'est trop ! Est-ce que les informations que tu détiens sur les Planètes nous seraient utiles ? Non, elles ne sont pas pertinentes pour nous. Nous sommes la Cité. Nous respectons la liberté des humains. Il arrive qu'ils errent, cela fait partie du processus d'évolution. Fais ce que tu peux et ne crains rien. Marfise multiplie les questions avec une ardeur décroissante car un grand calme la pénètre, et elle croit entendre le sage Terrestin... ça ne fait rien, tout Humain est divin. La machine met fin au contact : — Ton inlassable énergie t'a fait et te fera accomplir d'innombrables exploits. Aie confiance. Marfise est extraite de la cabine, à la fois épuisée et apaisée. L'Ingé la regarde avec curiosité. Elle ne commente pas son expérience. — Merci, Ingé. Prêtez-moi une casquette pour cacher ma tête chauve. *** Brandimart pousse un cri d'horreur en voyant son crâne nu. Marfise le couvre de son chapeau rouge à la plume de cygne, et offre à Brandimart quelques poignées de cheveux qu'elle a ramassées pour lui. Il la trouve étrangement détendue, presque béate. Elle roule dans sa tête le message des machines et, ne souhaitant pas en parler, elle raconte que, sur les Planètes, il lui a fallu se déguiser en moine masculin, rasant son crâne et dissimulant ses formes sous l'ample robe. Les nonnes aussi ont le crâne rasé et ce n'est pas si vilain qu'on le croit. Brandimart écoute cette histoire fantastique qu'elle vient d'inventer (croit-il). Caressant les doux cheveux qu'il tient dans ses mains, il remarque qu'il n'y a pas de moine sur la Lune, et demande ce qui, cette fois, l'a poussée à ce crime. Sans répondre, elle se love contre lui et l'aime avec un moelleux inhabituel. "J'ai cru faire l'amour avec un nuage", lui dira-t-il après. — Oui, c'est ce que je me sentais être. (Et elle enchaîne, déroutant Brandimart pour qui elle va du coq à l'âne) Brandy, la bienveillance des machines est extrême. Aie confiance en elles !... et en moi, bien sûr, (ajoute-t-elle avec un sourire badin). Je vais partir et je reviendrai, je repartirai et je re-reviendrai. Je ne te perdrai plus. Seulement, je suis d'ici et de là, et toi d'ici. Nue sous le chapeau rouge, décontractée et sereine, elle est tellement adorable que Brandimart s'en saisit, la caresse longuement et l'aime éperdument. Après, elle reste longtemps rêveuse, "entendant" encore le message de la machine. Se relevant d'un souple mouvement, elle invite Brandimart à la Taverne. *** La porte s'ouvre, elle le prend par la main et, traversant la salle, elle le conduit directement à cette chambre où, naguère, elle l'a dupé en se substituant Lucette, cette grande et haute pièce gothique dont les nervures compliquées dessinent des fleurs. La table est dressée dans la profonde embrasure d'une fenêtre ouvrant sur une (illusoire) clairière fleurie dans la forêt. Brandimart, attendri, reconnaît l'habillement de Marfise : celui qu'elle portait la toute première fois, une combinaison-pantalon en dentelles, à la fois moulante et très ajourée. Souriante, elle garde son chapeau : il lui va bien et cache sa temporaire calvitie. Ils s'assoient face à face et enlacent leurs jambes. Comme la première fois, on leur sert une carpe farcie à la chair de chevreuil. Après, Marfise soulève la lourde carafe de cristal qui contient ce vin si pâle auquel ils ont déjà largement fait honneur et, remplissant les coupes, elle croise son bras avec le sien. Ensuite, elle se déshabille et, radieuse, l'attire à elle. Elle s'est promis (en langage de la Ligue) de "rembourser sa dette, capital et intérêts composés". Elle s'exécute avec bonheur et jouissance, se disant (toujours en langage de la Ligue) qui paie ses dettes s'enrichit ! Au matin, Brandimart, extatique et exténué, contemple sa beauté satisfaite et, désignant l'incroyable désordre du lit, sourit faiblement : "je ne croyais pas que nous pussions faire mieux que la dernière fois". Marfise (adressant une pensée à Lucette) se pardonne enfin son "crime de guerre" : la damned spot a disparu ! En quelque sorte réinitialisée, elle saute sur Brandimart. Il la croyait finie et trouve son amour inépuisable. Ils ont mis en miettes son chapeau. Brandimart ne prête plus attention à son crâne que pour le caresser voluptueusement : "j'adore tes cheveux mais cette nudité est érotique". — Brandy, lui dit-elle en le couvrant de baisers, je vais partir. — Je m'en doutais, répond-il. Ils s'endorment enfin, entremêlés. Marfise s'éveille la première et, malicieuse, se demande quelle tête il ferait en voyant la jolie "Tuffaine" à sa place. Ça ne lui plairait pas. A elle non plus d'ailleurs : elle l'a trop honteusement mystifié avec Lucette pour se travestir. Avec Waldemar, jouer à être jalouse d'elle-même l'amuse et l'excite ; avec Brandimart, elle se sentirait "trompée" s'il aimait Tuffaine. Souriant de son incohérence, elle éveille Brandimart d'un profond baiser. "Je rêve encore" dit-il en cherchant à la saisir. Elle lui échappe et, attrapant une copie du chapeau rouge, elle s'en coiffe et court, nue, au clavecin où elle joue des ritournelles. Brandimart, saisi par la similitude avec la scène de l'autre fois, devine toutefois d'imperceptibles différences. Il se laisse charmer les yeux et les oreilles. Elle se rhabille, et se penchant, lui murmure à l'oreille des mots d'affection dont la sincérité la choque, tant elle a l'habitude de la duplicité. Marfise, en arrivant sur Souabe, a envie de changer de fusée et d'aller sur Tibet, dans le monastère de Terrestin, méditer le message des machines et savourer sa paix retrouvée. Mais elle est restée longtemps sur la Lune et Waldemar l'attend, inquiet ou furieux que, lors de son bref passage, elle l'ait esquivé. Enfin, la guerre l’appelle : la Lune à l'abri des fanatiques, ils sont encore une menace pour l'Univers. "J'irai sur Tibet quand tout sera fini", se dit-elle en marchant droit sur les hommes de Waldemar qui l'attendent. Elle les salue amicalement et monte dans le véhicule qui la conduit au château de chasse. Waldemar la serre contre lui à lui faire craquer les vertèbres. Son faux retour l'a tracassé et ses messages sibyllins ne l'ont pas rassuré. Son absence dure depuis des mois et, contre son habitude, elle n'a pas donné de nouvelles. Il l'écarte pour la contempler : encore une fois, elle a changé. Gutrune et Andoche surviennent, la moulinent de leurs bras puissants et louent sa beauté. — Ma dame, tiote, t'es plus la même, ton corps resplendit et ton âme est transparente. Gutrune réfléchit, la renifle, la tripote avec gourmandise, la flatte de l'œil et de la main et conclut : — J'y suis, t'es amoureuse. — Oui, répond Marfise rayonnante, je suis amoureuse de moi-même. Waldemar glousse, en lui donnant une tape sur les fesses qui la fait tituber : — Tu l'as toujours été ! — Si tu le dis... mais cette fois, c'est réciproque : je m'aime. Elle esquisse un pas de danse qui soulève sa jupe courte. — Je m'étais disputée. Une scène de ménage si vous voulez. Je me suis réconciliée, je m'aime ! Waldemar lui glisse à l'oreille que "ceci n'empêche pas cela" et l'emporte dans ses bras musclés, pressé de retrouver son impératrice. Marfise a une hâte égale de satisfaire sa part planétaire. Adressant une pensée affectueuse à Brandimart, elle se sent enfin entièrement heureuse. Gutrune a gourmandé les cuisiniers pour que le festin soit à la hauteur. Marfise et Waldemar s'assoient ensemble au haut bout de la grande table, accotés respectivement à Gutrune et Andoche. Puis les officiers et écuyers s'étagent jusqu'à l'autre extrémité, poussant des cris de joie qui deviennent du délire quand la table se couvre de plats et de pichets. Gutrune, d'un murmure tonitruant qui s'entend jusqu'à l'autre bout de la salle, demande à Marfise si les lunaires sont "bons". Marfise sourit sans répondre. Andoche, du même ton, "chuchote" à l'oreille de Waldemar que la tiote a sacrément embelli et lui pose des questions intimes indiscrètes. Waldemar sourit sans répondre. Comme les habitudes des géants sont à présent bien connues, seuls se placent de leur côté celles et ceux qui recherchent ou acceptent leur vigoureuse étreinte. Gutrune, après avoir vidé son assiette, s'empare de son voisin et l'entraîne dehors en hennissant. Andoche, ne voulant pas perdre une miette de sa nourriture, se contente de lutiner ses commensales. L'exemple aidant, tout le monde mêle les plaisirs de la chère et de la chair, tandis que des musiciens invisibles charment leurs oreilles. Marfise, appuyée contre Waldemar, le caresse sous la table tandis qu'il la pelote gaiment. Ils s'éclipsent avant la fin du festin et vont s'ébattre en privé. Waldemar ne pose aucune question. Il sait que c'est inutile et limite sa curiosité à ce qui le concerne directement. Le lendemain est encore un jour de fête dont, cette fois, les bêtes de la forêt font les frais. Marfise retrouve les joies du guet, de la peur et de la violence. Le soir, un nouveau festin consomme les animaux comestibles. Le jour suivant, Andoche endosse sa cuirasse de chasse quand Marfise l'interrompt : elle veut parler à l'archiatre. — L'est pas là, s'écrie Gutrune, également en train de se harnacher tout en friponnant ses écuyers. Ils fixent un rendez-vous. *** Marfise et Waldemar, en haut de la tour, contemplent la forêt qui résonne de cris. Elle se tourne vers lui, toujours resplendissante, et d'un ton léger : — Alors, Waldy, quelles nouvelles de ta conquête du monde ? Waldemar, distrait par son décolleté, répond qu'il se satisfait de l'avoir conquise, elle. Elle le bourre de coups de pieds, sachant que ses poings restent sans effet. — Ah ! tu es sérieuse ? Il explique. Andoche, quand il ne se livre pas aux déportements qui le récréent, fait un archiatre raisonnable. Les Temples, déjà coordonnés par la révolution et l'accueil des lunaires, se sont confédérés en toute autonomie. Waldemar a passé un accord avec eux : il respectera ce qui reste d'eux, ils respecteront son pouvoir sur la planète. — C'est quoi ton pouvoir ? Waldemar est un garçon simple. Il a obtenu l'allégeance des autres seigneurs et des différentes communautés. On le salue avec déférence, il n'a plus d'ennemi, il est content. La lueur amoureuse qui brillait dans les yeux de Marfise fait place au calcul : ce n'est pas ainsi qu'il éradiquera les Théocratistes ! — Mon seigneur, dit-elle, encore gentiment, comment penses-tu t'imposer aux autres planètes ? Waldemar élude : on verra. Marfise riposte : sur les Planètes, il y a d'autres seigneurs, d'autres ambitieux... sans parler des fanatiques. En voit-on encore sur Souabe ? Selon Andoche, répond Waldemar, les Temples, une fois libérés, leur ont rendu la vie impossible. Une partie d'entre eux a cédé à la tentation de profiter de la vie comme les autres moines. Les autres, brimés ou chassés, sont partis dans la forêt. Installés dans des ermitages ou en haut des arbres, ils prient, jeûnent, et font tinter leurs clochettes dans l'indifférence générale. Isolés, ils sont devenus inoffensifs. Marfise reprend : — Il faut savoir s'il en va de même sur les autres Planètes et quelle est, sur chacune, la configuration des pouvoirs. S'il reste des fanatiques, il nous faudra les attaquer. Waldemar élude à nouveau. Il est heureux sur Souabe, surtout maintenant qu'elle, la divine, est revenue. Les autres filles, vois-tu... Marfise s'énerve. — Où est passée ton ambition ? Je ne serai pas l'impératrice du coq du village. Waldemar, vexé, s'énerve à son tour. Il tire son large poignard et l'applique sur le cou de Marfise. Marfise bondit en arrière et tire une dague de sa botte. Furieux, ils commencent à se tourner autour, chacun cherchant le défaut de la garde de l'autre. Attirés par le bruit et l'agitation, les gens de Waldemar les entourent, se collant au parapet pour leur laisser la place. Déjà, Marfise a son habit déchiré et une large estafilade sanglante. Waldemar perd son sang par plusieurs blessures. Les deux, enragés, s'obstinent à se nuire. Waldemar coince Marfise et brandit son poignard pour l'égorger. Il sent la réprobation de ses gens qui, silencieusement, expriment leur soutien à Marfise. Il entend Gutrune en colère monter lourdement les escaliers. Il voit accourir Andoche. Waldemar se ressaisit et reprend ses esprits : il allait tuer celle qu'il chérit le plus et dont le sein charmant jaillit de la déchirure de sa chemise. Il éclate de rire et jette son poignard à terre, évitant de justesse celui de Marfise. Il crie : — Bas les armes ! Je me rends. Marfise range le sien et s'éloigne prudemment, laissant une trace rouge sur le plancher. Waldemar s'exclame : — Quelle vivacité ! Tu as raison, je me suis endormi sur mon tas de fumier et j'ai fait le coq avec ces poulettes. Tu sais, ces filles... Je suis resté trop longtemps sans toi et j'ai oublié l'Univers. Marfise rit à son tour. Comme des bretteurs réconciliés, ils se donnent l'accolade qui se transforme en embrassement sous les applaudissements du public. Gutrune s'approche de Waldemar et lui glisse à l'oreille : "si tu recommences, j'te coupe les oreilles et le reste. Toi, l'coq, tu s'ras un chapon". *** Pendant son séjour sur la Lune, Marfise, trop occupée, n'a pas gardé le contact avec ses agents des Planètes et ne sait pas ce qui se passe. Elle décide Waldemar à quitter le château et à rejoindre la ville. Elle force Andoche à regagner son monastère. Gutrune refuse : "Dame, ma 'tiote, t'as b'soin d'un homme com' moi pour te protéger de ton furieux". Marfise habite avec Waldemar son palais néo-babylonien, mais passe des heures dans son repaire, bien pourvu en connexions et protégé de tout espionnage. Elle se fait une idée de la situation. Pour la plupart des Planètes, la situation des Temples évolue à peu près comme sur Souabe, à une moindre vitesse et avec une grande disparité. Par contre, sur quatre planètes, la révolution a engendré une profonde confusion : les moines ont pris les armes. Cette insurrection des fanatiques est-elle le début de leur offensive mondiale ? Il faut qu'elle aille voir de près. Refusant que quiconque l'accompagne, elle part sur Echigo, malgré les protestations de Waldemar ("tu viens à peine d'arriver"). Elle lui reproche de manquer de perspectives : la couronne du monde ne tombera pas toute seule sur sa tête. En réalité, Marfise ne se soucie guère de l'imperium mais Waldemar constitue la seule force organisée dont elle peut disposer contre les fanatiques. Elle lui conseille de profiter de son absence pour "quitter son tas de fumier" (c'est devenu une plaisanterie grinçante entre eux) et visiter Oregon, la planète voisine. Marfise arrive sur Echigo, une planète océanique à la technologie primitive, parsemée d'îles aux côtes creusées de fjords profonds. Les sommets des montagnes sont coiffés par des monastères. Comme ailleurs, ils ont été désertés par les fidèles. Lorsqu'une pluie de météorites a tué l'Archiatre, les Grands-Maîtres se sont réjouis car il voulait les mobiliser pour une contre-offensive fumeuse qu'ils ne comprenaient pas. Contents d'en être débarrassés, les Grands-Maîtres cèdent à leurs instincts : si les brebis ne n'accourent plus se faire dépouiller, on les capturera, on les enclora et on les tondra de force. Les moines, ici, ont toujours eu des mœurs violentes. Chaque monastère est une forteresse qui, perchée sur sa montagne, défie les autres moines, les seigneurs et les communautés. La religion se perdant, leur côté guerrier s'exacerbe. Puisque les offrandes ne viennent plus, les moines les prennent. Ils pillent et ramènent dans leurs murailles nourriture, bestiaux, garçons et filles. Se heurtant à la résistance des seigneurs et des communautés, ils les attaquent et s'emploient à s'emparer de leurs terres, de leurs biens et à les réduire en esclavage. Les Temples comprennent qu'ils ne peuvent pas se faire la guerre entre eux et, en même temps, combattre leurs anciens fidèles. Sans renoncer à leurs rivalités, ils esquissent des accords, tandis que, parallèlement, seigneurs et communautés essaient de se coordonner. Les deux camps construisent des flottes primitives pour se déplacer d'île en île. Les trois autres planètes ont des configurations géographiques différentes et présentent d'autres conditions de guerre, mais elles ont connu une évolution semblable : insurrection de moines guerriers. Marfise, survolant la situation de ces planètes avec l'aide de ses agents, conclut vite que les fanatiques sont passés à l'assaut. Pour telle ou telle raison, ils étaient plus forts ou plus déterminés sur ces planètes et, se sentant acculés, ils lancent leur offensive d'asservissement. Quand ils auront soumis leurs planètes, ils s'attaqueront au reste du monde. Marfise se félicite. Enfin, ils sortent de l'obscurité et deviennent visibles. Enfin, ce sont des ennemis identifiables. Enfin, elle pourra les vaincre et les exterminer. Pour l'instant, ils ont l'avantage, elle trouvera le moyen de retourner la situation. Ce qui la surprend, c'est que les fanatiques ne cherchent pas à s'emparer des fusées de la Ligue qui permettraient de coordonner les planètes guerrières et, plus tard, d'avoir accès aux autres. Non, ils ignorent la Ligue et, sauf accident, respectent ses agents. Ils ne s'approchent pas des Ports et, autant que possible, continuent à les approvisionner, quoiqu'à leur profit. Marfise croit comprendre : ils ne veulent pas heurter la Ligue parce que leurs agents en son sein travaillent à leur apporter son concours. D'ailleurs, des bruits étranges courent à propos de certains Représentants. Cependant, ils ne peuvent pas avoir subjugué la Ligue.
Marfise va, au plus vite, lui réclamer des moyens et les associer aux forces de Waldemar. *** Edifiée et résolue, Marfise rejoint Souabe. Waldemar vient de rentrer de son voyage à Oregon. Il est déprimé. Il a trouvé une situation semblable à celle que connaissait Souabe jadis : une multitude de pouvoirs isolés dont chacun tente de s'étendre au détriment des autres. Outre l'inconvénient d'être étranger et inconnu, il lui faudrait des années et des années d'efforts pour entreprendre de gagner une position hégémonique. Marfise, prête à partir en guerre, se heurte à un Waldemar résigné à son "tas de fumier". Elle trépigne d'impatience et cherche à retourner l'argument : — D'accord, Oregon et d'autres planètes ne sont pas mûres, avec leur fourmillement de pouvoirs dispersés aux configurations changeantes ; il faudrait une infinité de batailles dont aucune ne sera décisive. Mais saisis ta chance, (dit-elle en le martelant de coups pour souligner son propos), les quatre "planètes guerrières" t'offrent une structure favorable : deux camps opposés dont chacun s'organise. En combattant les fanatiques, tu fédéreras les autres sous ton autorité et, avec les moyens de communication de la Ligue, tu uniras ces planètes. Ça te fera un joli début d'empire et, appuyé par les forces de quatre planètes, tu t'imposeras peu à peu aux autres. Waldemar n'a pas l'air intéressé. Elle poursuit, furieuse et méprisante : — Si tu préfères ton tas de fumier, je te laisse à tes poulettes. Tes guerriers me suivront et, quand je serai "empereur", je t'autoriserai peut-être à porter la queue de ma robe royale, si toutefois tu es capable de ne pas la trainer dans la poussière. Affreusement vexé, Waldemar tire à demi son poignard de sa gaine. Gutrune rugit déjà et se prépare à bondir, mais il n'achève pas son geste, arrêté par la vue de l'altière Marfise, les seins en bataille, piaffant comme un cheval de guerre au son de la trompette. Ses gens la suivront, c'est sûr. Ils l'aiment. Ils admirent sa personne et son audace. Remplacer la chasse par une vraie guerre leur plaira infiniment. Et puis, se rappelle laborieusement Waldemar, n'a-t-il pas toujours voulu conquérir le monde ? Ces "fanatiques" auxquels il est indifférent, voilà un début ! Marfise l'a défié, il lui montrera... ! Marfise a promis de mobiliser les moyens de la Ligue sans savoir si elle en disposera. Il lui faut saisir le Comité, en espérant que les agents de Temples ne réussiront pas leur obstruction. Avant de partir, elle fait réunir ses guerriers par Waldemar. Il est inutile de parler des "fanatiques" et de leur plan de conquête du monde. Waldemar s'en moque et ses gens aussi. Elle ne les transformera pas en Croisés ! Elle parlera autrement. Vêtue d'une légère cuirasse argentée qui brille au soleil, Waldemar à son côté, elle chante la guerre et la beauté des combats. Elle parle de planètes lointaines, de paysages inconnus, de défis à relever, de butin à prendre. Hommes et femmes crient d'enthousiasme en brandissant leurs armes. Renouant avec une antique tradition, ils se servent de couvertures comme de trampolines et font sauter de plus en plus haut Marfise et Waldemar. Marfise, plus légère, dépasse Waldemar. Le voyant s'accrocher à la poutre du toit, elle se laisse tomber un peu et attrape une branche d'arbre inférieure. Elle n'a que trop rudoyé Waldemar, il est préférable que "le sort" le désigne comme général. Quand on les a descendus, Waldemar, ragaillardi, prend Marfise dans ses bras sous les ovations. Depuis qu'elle appartient au Comité Directeur, Marfise n'a pas eu l'occasion de participer physiquement aux réunions. Quand elle l'a pu, elle s'est connectée en visio, pour manifester sa présence, davantage que pour participer à des débats sans réelle portée. Cette fois, en personne, elle formulera une question stratégique. Un murmure louangeur salue son arrivée. Génial comme Marfise est devenu un proverbe. L'exploitation de la Terre a doublé les profits et, grâce aux nouveaux champs d'activité qu'elle a ouverts, dynamisé l'organisation. Si la Ligue ne frémit pas au souffle de l'aventure, elle frétille au son du tiroir-caisse. Les femmes et les hommes du Comité congratulent Marfise, encore étonnés de l'audace dont ils ont fait preuve en cédant à sa force de persuasion. Marfise présente un rapport matériel et financier sur la Terre, puis laisse s'écouler les affaires courantes. Quand, l'ordre du jour terminé, elle prend la parole, les Directeurs escomptent une initiative talentueuse et fructueuse. Marfise brosse sommairement le tableau des quatre planètes problématiques : la guerre fait rage ; jusqu'à présent le matériel et le personnel de la Ligue ont été épargnés mais cela durera-t-il ? ; le commerce est perturbé, le trafic diminue et les profits chutent. Marfise propose que la Ligue contribue à remettre de l'ordre afin de retrouver des conditions d'exploitation normales. La Ligue
n'étant pas équipée pour une telle intervention, elle envisage une opération conjointe. Son apport consistera en un contingent de guerriers opérationnels, celui de la Ligue en fusées et en matériel, notamment militaire. Elle a chiffré le coût de l'opération et le manque à gagner provoqué par les troubles. En pacifiant ces planètes, on retrouvera le niveau habituel des échanges, augmenté du rattrapage. Ce que la Ligue encaissera dépassera largement les frais d'intervention. Marfise déçoit : on attendait d'elle des promesses de gains prodigieux. De plus, sa proposition choque : si elle veut s'amuser, à ses frais, à jouer au seigneur de guerre, ça la regarde, elle a toujours été un outsider ;
cela ne concerne pas la Ligue qui, en la suivant, s'ingérerait dans la vie des Planètes. Galaffron, le Directeur Général, conteste le calcul de Marfise : des coûts et des pertes, ça fait somme négative, pas positive ! Et surtout, "Dame" Marfise nous compromettrait. La Ligue commerce avec tous, elle est neutre et ne prend pas parti dans les innombrables conflits qui, en permanence, déchirent les Planètes. Intervenir sur ces quatre serait d'autant plus dommageable que la Ligue n'a pas été attaquée, ni même menacée, ce qui la mettrait en posture d'agresseur. Attendons, les profits reviendront quand le conflit finira. Marfise, sentant que l'opinion de Galaffron est largement partagée, renonce à l'appui de la Ligue et, se posant en personne privée, demande à louer quelques dizaines de fusées, assumant les frais éventuels de réparations et remise en état. Pour ne pas engager la Ligue, Galaffron refuse, même lorsque Marfise offre le double, puis le triple du prix normal. Cela constituerait un précédent fâcheux, dit-il : n'importe quel seigneur aspirant à conquérir la planète voisine invoquerait ce contrat pour faire transporter ses troupes. La Ligue perdrait sa bénéfique neutralité. Pour clore le débat, Galaffron soumet au Comité une résolution, aussitôt adoptée (sous le numéro K22345) : "Félicitant et cautionnant Dame Marfise en tant que Directeur de la Terre, la Ligue, pour le passé, le présent et le futur, se désintéresse et se dissocie de tout ce qu'elle fait et fera à titre privé, partout dans l'Univers connu et inconnu." Marfise comprend que les agents des Théocratistes infiltrés dans la Ligue, prévoyant sa requête, ont travaillé souterrainement contre elle. Elle assure le Comité qu'elle enregistre sa Résolution et ajoute que, par là-même, il s'interdit d'agir contre elle. Elle cache sa rage : avec les moyens de communication et les armes de la Ligue, l'armée de Waldemar aurait effectué une promenade triomphale sur Echigo. La voilà réduite à une misérable guerre de pauvres, et obligée de s'adapter à la technologie primitive des Planètes... enfin, pas tout à fait, Marfise a un atout dans sa manche. *** Sitôt la réunion terminée, elle bondit sur la Terre : tout le personnel adule "le patron" et les conditions particulières ont développé l'esprit d'aventure. Marfise n'a aucune difficulté à recruter en secret une escouade d'ingénieurs et de techniciens. Pour les transporter, elle détourne quelques fusées qu'elle garnit de vedettes : sur des Planètes éclatées où la guerre consiste en une juxtaposition d'affrontements locaux, et où les armements sont à égalité d'indigence, des moyens de déplacement, même limités, feront la différence. Marfise se console du refus de la Ligue. Après tout, les guerriers seraient frustrés si elle lâchait des bombes sur les monastères et les privait de combats. La technologie aurait nui à la sociologie de la guerre. Marfise rejoint Souabe. L'armée de Waldemar s'est augmentée de nombreux volontaires. Dès que la nouvelle de l'expédition s'est répandue, l'aventure a attiré des guerriers d'autres seigneurs. Quant aux chasseurs libres, beaucoup ont vu là l'occasion de varier leurs plaisirs et de rencontrer de nouvelles circonstances. Marfise a la surprise de trouver parmi eux Lucette, à nouveau pétulante. Sans que rien ne le laissât prévoir, elle s'est reconvertie en chasseur et a rapidement fait son apprentissage : l'affût, le combat et le contact de la mort ont balayé sa sentimentalité. C'est une toute autre fille. Répudiant le diminutif "Lucette", elle s'appelle "Lux" : lumière. Une armure de fantaisie lui donne l'apparence aguicheuse d'une lady
warrior de bande dessinée : l'acier et les dentelles la dénudent bien plus qu'ils ne la protègent. Lux a un succès fou et ne se prive pas de jouir de ses admirateurs. Marfise la complimente de sa métamorphose. "Lux" se gausse de l'ancienne Lucette ("quelle tarte !") et conjure Marfise de ne pas se fier aux apparences : elle est une tueuse à présent et elle le montrera. Elle a prouvé sa valeur dans la forêt, elle le fera à la guerre. Ses narines frémissent, anticipant l'odeur du sang. Ses mains se crispent sur ses armes. Marfise ne doute pas de ses capacités. La comparant à l'amoureuse désespérée qu'était sur la Lune l'accorte psy, et pensant à ce qui se cachait en elle, Marfise, une fois encore, s'étonne du potentiel qu'étouffait et gâchait la vie trop policée de la Cité. Quand elle aura le temps, elle dressera un état exhaustif des transformations des Migrants. Ce sera spectaculaire. L'armée rassemblée, Marfise ne dispose pas des moyens de la transporter. Les fusées qu'elle a prises sur la Terre ont déjà déposé leur cargaison sur Echigo et, venues sur Souabe,
suffiront juste à acheminer le matériel et les armes. Pour les guerriers, Marfise retient et paye des centaines de places sur les lignes ordinaires de la Ligue. Quoiqu'il n'existe aucune raison de refuser ces passagers d'apparence inoffensive, des difficultés obscures surgissent. Marfise reconnaît l'influence occulte des Théocratistes et contre-attaque. Se basant sur les Conditions Générales de Vente, elle défère la Ligue devant le Tribunal d'arbitrage pour défaut d'exécution du contrat. Le Tribunal lui donne raison : menacée d'une lourde astreinte par jour de retard, la Ligue adapte l'offre à la demande et assure le transport. Encore fallait-il que les guerriers vainquissent leurs réticences. Marfise leur a soigneusement expliqué les conditions du voyage. Jamais ils n'ont quitté la Planète et, quelle que soit leur envie de se battre, le long voyage, la fusée et l'espace, les effraient. Marfise n'a pas oublié la panique de Gutrune, pourtant si désireuse de l'accompagner. Pour accoutumer les voyageurs, elle fait construire une reproduction d'une fusée et, titillant leur orgueil, défie les guerriers d'y séjourner quarante-huit heures, groupe après groupe. Ceux qui manifestent une irrépressible claustrophobie resteront sur Souabe. Quand tout le monde a passé le test, Marfise utilise sa fusée personnelle pour donner des "baptêmes de l'air". Son entreprise de persuasion est puissamment aidée par les anciens émigrants lunaires : quoique devenus planétaires, ils n'ont pas perdu le souvenir de leur voyage et n'éprouvent aucune crainte. Ils rassurent et entrainent les autres. Ainsi, peu à peu, l'armée s'habitue et se résigne. Même Gutrune qui remâche sa honte depuis qu'elle a "calé", se déclare prête à partir : "j'ai pas peur, j'vas les écrabouiller, ces moines pervers". Les premières fusées de la Ligue décollent pour Echigo. *** Pendant les semaines nécessaires au transbordement de toute la troupe, Marfise travaille la Ligue car elle ne renonce pas à renverser la décision. Elle cherche à identifier ses partisans, ses ennemis et les hésitants. Abusant du prestige que lui confère le succès de la Terre, et se servant de sa propre séduction, elle entre en contact avec les membres du Comité. Inlassablement, elle leur expose que la Ligue ne doit pas se désintéresser de son environnement ; que les affaires fleurissent mieux dans la paix ; que, pour la garantir, la Ligue devrait se doter d'une force de police interplanétaire... et, lorsque l'interlocuteur paraît réceptif, elle ajoute qu'une forme quelconque d'union des Planètes simplifierait et multiplierait le commerce. Elle parvient ainsi à obtenir (parfois en l'arrachant) la signature d'une majorité de membres pour convoquer une réunion extraordinaire du Comité. Galaffron, le Directeur Général, a refusé de rencontrer Marfise, mais la Charte est sans ambiguïté : une réunion extraordinaire est acquise dès que la majorité des membres la requiert. Il est obligé d'obtempérer. Marfise développe devant tous le discours qu'elle a tenu à chacun. Galaffron et de nombreux autres objectent que la vocation de la Ligue est purement et uniquement commerciale. Marfise, appuyée par une petite minorité, condamne la politique de l'autruche : si un entrepôt empli de marchandises prend feu, le laisserons-nous brûler en disant que nous ne sommes pas des pompiers ? Non, nous ferons tout ce que nous pourrons et, ensuite, nous organiserons un corps de pompiers. Après de vifs débats, Marfise soumet une résolution interventionniste. Soutenue par une minorité significative, elle est cependant rejetée. Enhardi, Galaffron propose de condamner l'aventurisme de "Dame" Marfise : sa motion obtient presque la majorité, mais ne passe pas plus qu'une autre infligeant un blâme au membre (non nommé) du Comité Directeur qui a eu l'impertinence de se désolidariser de la Ligue en la trainant au Tribunal d'arbitrage. Marfise a mesuré le rapport de forces : moitié-moitié. Le Comité, noyauté par les Théocratistes,
s'oppose à elle mais elle dispose de soutiens et en acquerra d'autres. Quand elle aura écrasé les Théocratistes, elle fera le ménage dans la Ligue. *** Les uns après les autres, les guerriers atterrissent sur Echigo où les attendent les armements que Marfise a transférés clandestinement. Les ex lunaires qui font partie de l'armée ont gardé de leur vie antérieure le sens et les habitudes de l'action collective qui, à la longue, s'imposeront. Pour l'instant, l'individualisme des Planétaires et leur appétit de violence les poussent à s'éparpiller sur la grande île et à commencer à combattre sans savoir qui. Waldemar prend contact avec la ville du Port. Son maire préside une Alliance des villes et communautés de la grande île dont les Temples, de leur côté, ont constitué une Union. Chacun des deux groupements est lâche et son action mal coordonnée. Waldemar, affamé de combat, se dépêche de mêler son armée à celle de l'Alliance pour attaquer une forteresse des moines. Juchée sur une montagne, elle est d'un accès difficile et protégée par des remparts concentriques. Pour la bloquer, il faudrait encercler la base de la montagne. Les armements sont ceux des chasseurs : des arcs et des fusils-laser ; les cuirasses sont efficaces contre les premiers (sauf lorsqu'ils tirent des flèches explosives), pas contre les seconds. Les moines ne se laissent pas assiéger. Montés sur des espèces de chevaux à six pattes, ils sortent de la forteresse et, avec un courage indomptable, se jettent sur leurs assaillants. Ceux-ci, malgré leur vigueur, plient sous l'assaut et s'enfuient. Ce serait la déroute sans les capacités d'organisation des ex lunaires : ils rallient les fuyards, bloquent les poursuivants et permettent une retraite en bon ordre. Marfise, enfin arrivée, ne désespère pas d'obtenir le soutien du Représentant de la Ligue, malgré les bruits fâcheux qui courent sur elle. Cette femme altière, présente depuis longtemps sur Echigo, avertie de la présence d'un membre du Comité, le reçoit cérémonieusement, sans dissimuler sa curiosité. Marfise écarte les questions à propos de son action au Tribunal d'arbitrage et pousse l'entretien vers la situation locale. La Représentant a opté pour les moines et le revendique : la Planète a toujours souffert de sa géographie fragmentée et de la multitude des pouvoirs locaux ; quand les gens se détournèrent des Temples, ceux-ci réagirent vigoureusement et prirent le contrôle des territoires avoisinant les monastères ; la logique de la guerre les pousse à s'unir et, comme ils gagneront, ils établiront sur la Planète un pouvoir unique qui sera propice aux affaires. Insensible à l'esclavage auquel les moines réduisent les habitants, la Représentant leur vend toutes les armes dont elle dispose ("au plus haut prix, rassurez-vous"). Les moines méritent ses éloges : ils respectent les installations et le personnel de la Ligue, fournissent une abondance de marchandises à exporter et la couvrent de cadeaux, objets d'art et jolis garçons dont elle offre à Marfise de profiter. Marfise, réfrénant encore son courroux, lui rappelle la doctrine de la Ligue (dont elle-même vient d'être victime) : neutralité dans les conflits au sein des Planètes. La Représentant répond qu'elle respecte la doctrine à la lettre. Elle agit en secret et, preuve de sa non ingérence, elle vient justement de refuser d'honorer une commande d'armes de l'Alliance et a confisqué la somme payée d'avance. Marfise, devant cette collusion manifeste avec les Théocratistes, éclate. Elle accuse la Représentant de trahir la Ligue, la décrète d'accusation devant le Comité et la relève de ses fonctions. La Représentant tire un cordon : des gardes patibulaires apparaissent, auxquels elle prescrit de raccompagner révérencieusement la "Dame" à sa fusée. Marfise, ulcérée, actionne une commande sur le boitier qu'elle cache dans sa poche : ses propres gardes font irruption et, au terme d'une brève et violente bataille, se rendent maîtres de la situation. Enfermant la Représentant dans une cave de son palais, Marfise nomme provisoirement sa secrétaire à sa place et saisit aussitôt le Comité. Le Directeur Général au reçu de son rapport suspend la Représentant et, en même temps, blâme Marfise de s'occuper de ce qui ne la regarde pas. C'est aux Inspecteurs qu'il revient d'examiner périodiquement les actes des Représentants et de soumettre leurs recommandations au Comité. Que "Dame" Marfise se tienne tranquille. En attendant que le Comité statue sur le dossier et envoie un nouveau Représentant, Marfise a les coudées franches. L'intérimaire révèle des informations que Marfise joint au dossier : les marchandises exportées résultent des pillages des moines ; les innombrables cadeaux des Temples à la Représentant constituent un enrichissement personnel aussi considérable qu'illicite ; les garçons livrés à son amusement (souvent cruel) sont des prisonniers de guerre. Marfise aimerait connaître les modalités et la durée de cette mainmise des Théocratistes sur la Représentant et ses effets sur le personnel de la Ligue. Qu'en est-il sur les autres Planètes Guerrières ? Elle demande à ses agents personnels des renseignements sur les Représentants locaux : l'un soutient ouvertement les moines ; le second les favorise en secret, et seul le troisième conserve une neutralité absolue. Décidément, conclut Marfise, les Théocratistes ont pourri la Ligue et leur pouvoir est énorme. *** Dans l'immédiat, il faut que Waldemar cesse de faire le chien fou et qu'elle élabore une stratégie adaptée à la guerre sur cette planète. Ses moyens limités lui interdisent de bombarder les Temples. Elle n'a d'autre avantage que les vedettes : elles permettront de coordonner les îles et d'envisager une action commune. Marfise rêve un instant à Brandimart qui, dans le confort de la Cité immuable, attend sereinement son retour. Sur une planète comme celle-ci, elle n'est qu'un guerrier comme les autres, et rien ne lui paraît moins sûr que sa propre survie. Pourtant, elle doit annihiler les Théocratistes. Marfise croise Lucette-Lux qui batifole. Elle a remplacé son armure de fantaisie par une solide cuirasse dont les pièces, pour l'instant, s'éparpillent autour d'elle qui étreint avidement un beau guerrier de la planète. Quand elle a fini, les seins encore palpitants, elle raconte à Marfise que ce garçon en convoitait une autre et qu'elle l'a gagné en le défiant au tir. Marfise lui demande d'occuper Waldemar pour que, dans les semaines à venir, il ne pense pas à l'armée et ne fasse pas de bêtises. Il faut rester l'arme au pied, tant que ne sera pas en place un cadre stratégique. Pour l'élaborer et unir les forces de la planète, elle va aller partout et conférer avec les chefs. Lux aimerait accompagner Marfise mais elle accepte, tentée par le beau morceau qu'est Waldemar, et par l'idée de prendre sa revanche : la fille qu'elle est devenue vengera l'humiliation de l'ancienne Lucette ; à présent, le crapaud est le pair de la princesse. "Compte sur moi pour le distraire". Voyant Waldemar entouré d'une bande d'accortes filles, elle le rejoint et les chasse. Gutrune, elle, ne veut pas lâcher Marfise et insiste pour assurer sa protection. Accompagnées de quelques gardes, elles montent dans un engin et entreprennent de visiter la planète. Ses agents ont donné à Marfise quelques indications sur les interlocuteurs qu'elle rencontrera. Et Gutrune a promis d'être sage. La caractéristique principale de la guerre sur Echigo est sa fragmentation. Les moyens de communication primitifs rendent la coordination aussi difficile pour les moines que pour les résistants. Les bateaux sont lents et la navigation hasardeuse, les oiseaux messagers peu fiables, et il est difficile de transporter les soldats d'une île à une autre. Marfise compte donc sur sa petite flotte de vedettes pour gagner la supériorité stratégique. L'aimable fille est reçue cordialement partout où elle va et ne manque pas de compagnons qu'elle consomme avec plus de modération que Gutrune n'en met à "faire connaissance" avec les "camarades". Marfise se présente comme le lieutenant du "général" Waldemar. Sa vedette surprend, et plus encore la présence sur Echigo d'une armée d'une autre planète. Marfise invente : sur Souabe aussi, les moines, devenus enragés, ont tenté d'asservir leurs anciens fidèles. Waldemar les combat et les a repoussés mais il craint que, avec la complicité de la Ligue, ils reçoivent des renforts des autres planètes. Aussi a-t-il entrepris de les attaquer partout où ils sont. Quant à la vedette, elle a été volée à la Ligue. Il y a tant de bandes armées sur Echigo qu'une de plus ne choque pas. D'ailleurs, le besoin d'explications disparait quand Marfise annonce qu'elle dispose d'autres vedettes, avec leurs pilotes, ce qui permettra aux alliances des différentes îles de se rencontrer, se coordonner et agir en commun contre un ennemi dispersé. Tout en semant les germes d'une union de tous les résistants contre les moines, Marfise collecte les informations qui confirment l'emprise du fanatisme : les moines-guerriers sont des combattants téméraires qui ne reculent jamais et que les blessures n'arrêtent pas. Les moines de chaque île, au lieu de rivaliser comme ils le faisaient au début, s'efforcent de lutter ensemble : leurs puissantes forteresses se défendant presque seules, ils laissent un minimum de gardiens, rassemblent leurs armées et attaquent les villages, les châteaux et les villes qui, elles, n'étant pas fortifiées, ne résistent pas. D'une île à l'autre, ils communiquent laborieusement par oiseaux-messagers et, pour agir ensemble, il leur faut parvenir à déplacer les soldats : ils utilisent des esclaves pour construire des radeaux ; cela prend du temps et manque d'efficacité, les radeaux étant peu maniables et l'Océan hostile. Par où commencer ? demande Marfise. La réponse est partout la même : la plus grande forteresse est aussi la plus dangereuse. Le Grand-Maître Argast, dans son château imprenable, exerce une domination absolue sur ses hommes et les rend encore plus féroces et déterminés que les autres. D'étranges légendes courent sur la magie d'Argast. Marfise reconnaît en lui un émule d'Athanase dont il partage manifestement les pouvoirs psychiques. Aux tentatives spontanées et gauches des Temples de se coordonner, se surimpose la volonté d'Argast de les diriger à distance et de prélever une part de leurs pillages. Malgré les aléas de la navigation, ses envoyés parcourent l'Océan sur de petits bateaux rapides et transmettent ses messages dont ils font des ordres par leur action résolue : des Grands-Maîtres récalcitrants ou hésitants ont été égorgés au milieu de leurs soldats ; l'assassin a supporté les tortures avec le sourire ; son horrible supplice n'a pas dissuadé les autres. Aucun Grand-Maître n'est à l'abri et donc, tous obéissent à Argast dont le pouvoir n'est limité que par la difficulté et l'incertitude des communications. Vaincre Argast, c'est vaincre les autres mais, hélas, il est invulnérable. Son monastère, à la différence des autres, ne s'élève pas sur une île prospère : il est construit sur et dans un massif carré dont les falaises verticales jaillissent directement de la mer. Ce rocher s'appelle Passemonde. On y entre par une caverne qui sert de port, une large bouche ouverte en bas de la falaise : un canal sombre, après un virage, débouche sur un lac souterrain où les bateaux sont à l'abri des pires tempêtes. De là, des escaliers perpétuellement glissants montent vers la surface, desservant des couloirs qui prennent jour de trous creusés dans la falaise. Du temps des pèlerinages, le trafic des bateaux était incessant et les offrandes tellement abondantes que les moines ne manquaient de rien. Quand les dons ont cessé, le trafic s'est inversé : les moines, se faisant pirates, ont attaqué, rançonné et pillé les iles avoisinantes. Ils ont rempli leurs magasins de nourritures et d'armes : un siège, s'il était possible, durerait des années. En outre, comme on sait, ils sont d'un courage à toute épreuve et ne craignent rien. On dirait (Marfise dresse l'oreille) que, loin de craindre la mort, ils la recherchent. Les alliances ont, naguère, envoyé un négociateur proposer à Argast un partage de la planète. Il a remarqué en entrant dans le port que le virage du canal était maintenant puissamment défendu et le port inaccessible à d'éventuels assaillants. Il a gravi d'innombrables escaliers aux hautes marches humides, parcouru des couloirs souterrains qui ouvrent sur l'abîme, et finalement est arrivé à l'air libre sur l'esplanade. Argast, portant comme les autres une cuirasse noire, était assis sur un trône noir, au milieu de ses guerriers alignés en rangs disciplinés. L'ambassadeur, cachant son effroi, a pris la parole : sans regarder Argast de crainte d'être hypnotisé, il a exposé le blocage de la situation militaire, dressé le tableau des forces dont disposent les alliances, et proposé une négociation. Argast, d'une voix douce, contrastant avec son aspect terrible, a refusé toute discussion et réclamé une reddition totale et sans condition : "nous sommes invincibles". Il a ordonné à l'un de ses hommes de monter sur la plus haute tour et lui a crié "saute". L'homme, sans hésiter une seconde, a bondi et, au terme d'une chute épouvantable, s'est fracassé sur les rochers dans la mer. L'ambassadeur, nauséeux et horrifié, a ensuite entendu Argast donner le même commandement à un autre homme qui a sauté dans le précipice avec enthousiasme, et enfin à un troisième. Alors Argast lui a dit de sa voix douce : "raconte à ceux qui t'envoient ce que sont mes guerriers". Marfise ne doute plus que Passemonde soit le cœur des Théocratistes de la planète, et peut-être de toutes les planètes. Mais, avec les faibles moyens dont elle dispose, le détruire ne sera pas facile. Montant dans la vedette, elle décide de faire une reconnaissance et de survoler de très haut la forteresse. Hors de portée des fusils lasers, elle ne fera aucun acte hostile afin de conserver le bénéfice du doute et d'apparaitre comme un oiseau géant. Impressionnée, elle voit ce bloc de pierre sorti de la mer, remarque les innombrables récifs qui l'environnent et rendent l'accès difficile, et note que les falaises verticales font des centaines de mètres de hauteur et sont prolongées par des remparts. Une multitude de moines-guerriers en armure noire, rassemblés à la surface, se livrent à des activités dont elle ne distingue pas la nature. La mer est emplie de bateaux de combat noirs, des barques effilées que de robustes rameurs propulsent à grande vitesse loin vers le large tandis que, dans l'autre sens, de gros radeaux chargés de marchandises et d'esclaves cheminent lentement vers la forteresse. Marfise se réjouit néanmoins. Si la destruction de Passemonde est une gageure qu'elle ne sait pas encore comment tenir, voilà un pôle d'attraction, un objectif clair, signifiant et unificateur. Finie la dispersion des combats ! *** Dans la forteresse, Argast, vêtu de noir, accoudé au balcon du donjon, surveille la mer. Son attention est attirée par un curieux mouvement dans le ciel : très haut, un oiseau tourne au-dessus de l'ile. Argast en détourne les yeux et contemple à nouveau le mouvement des vagues, les bateaux de combat qui sortent, les radeaux qui entrent. L'isolement de Passemonde est à la fois sa force et sa faiblesse. Imprenable, la forteresse dépend de l'extérieur pour ses approvisionnements. Argast n'envie pas les autres monastères qui, s'ils ont en abondance bestiaux et esclaves aux pieds de leurs murs, doivent gérer et défendre des territoires, combattre sans fin des voisins. Lui et ses moines, ils sont seuls et n'ont à se soucier de personne. Par la persuasion et la terreur, il se fait obéir des autres Grands-Maîtres, les taxe et ses magasins sont pleins. La Ligue lui est favorable. La planète est son garde-manger. Jadis, la légende qui avait donné son nom à Passemonde et sa position spéciale en faisaient le principal centre du culte de la Sainte Terre auquel des milliers de moines participaient, en le célébrant et en faisant tourner cette gigantesque entreprise. Des centaines de pèlerins venaient tous les jours, leurs bateaux remorquant des péniches pleines d'offrandes. Quand la fontaine s'est tarie, Argast a transformé en force la vulnérabilité de Passemonde. Comme toujours, moines et nonnes n'aspiraient qu'à ripailler. Ils se désespérèrent : plus de fidèles à trousser et détrousser, plus de nouvelles recrues à dresser et exploiter, plus de belles viandes grasses et d'alcools odorants. Certains, découragés, s'enfuirent pour rejoindre des îles fertiles. Alors Argast réunit ses gens et leur dit : "soyons pirates ! nous vivrons encore mieux qu'avant". Libérant leurs instincts de violence et de goinfrerie, moines et nonnes se débarrassèrent de leur froc incommode, revêtirent de noires armures et, jour après jour, Argast les entraina au combat. Les premiers raids se heurtèrent à des résistances qui apprirent aux survivants comment s'y prendre. La rapidité est tout : à la faveur de la nuit, fondre sur l'île visée ; se jeter sur la proie ; vaincre les défenseurs s'ils ne fuient pas ; terrifier tellement les autres qu'ils emplissent eux-mêmes les radeaux et les conduisent à Passemonde. Argast entretient des relations aussi étroites que possible avec les principaux Temples, tant par messagers que par oiseaux. Ils obéissent craintivement et lui envoient sa part de leur butin. En contrepartie, parfois, il a pu les assister de commandos quand ils étaient sévèrement menacés. Sa suprématie n'est limitée que par les difficultés des communications. La Représentant
de la Ligue, grassement soudoyée, a promis de vendre des transmetteurs grâce auxquels il restera en liaison permanente avec les Temples et prendra la tête d'une action militaire unifiée. Argast, outre une énergie indomptable et un appétit de pouvoir effréné, dispose d'une arme secrète : la pilule du Paradis qu'a inventée jadis un moine, moitié sorcier, moitié alchimiste. Celui ou celle qui la consomme ressent une telle extase que les plus belles (beaux) esclaves, les plus experts artistes sexuels, les plats les plus délicieux, ne lui inspirent plus que mépris. Argast a conçu un rituel. Après avoir sélectionné les élus et élues du jour, chefs de troupes ou guerriers chargés de mission particulière, il les réunit dans la salle en haut du donjon. Là, il les exhorte à l'héroïsme et les invite, à faire "l'expérience de la mort". Ceux qui hésitent ou refusent sont éliminés instantanément. Les autres reçoivent une pilule et sombrent dans un profond sommeil qu'ils prennent pour le trépas, au cours duquel ils éprouvent une jouissance tellement infinie qu'ils n'aspireront désormais qu'à mourir pour en bénéficier éternellement. Quand Argast les réveille avec un cérémonial impressionnant, il leur explique qu'ils et elles ont goûté au "Paradis des guerriers" qui les attend s'ils meurent en braves. Ensuite, ces femmes et ces hommes n'aspirent qu'à périr pour la cause. C'est cela qui les rend si formidables car, non seulement ils ne cèdent jamais, mais ils se jettent au cœur des ennemis et cherchent à se faire tuer, en emportant le plus possible de victimes avec eux. Comme aucun des morts ne revient raconter sa déception, tous les moines, toutes les nonnes de Passemonde, rivalisent pour être appelés à "l'expérience de la mort" et, dans ce but, se comportent en héros, avant même de connaître leur récompense. [Bien
entendu, Marfise ignore tout cela. Constatant la position inexpugnable de la forteresse et la fougue des moines, elle ne doute pas d'avoir trouvé l'un des centres —ou le centre— du complot théocratiste de conquête du monde. Elle ne sait pas que ces moines-guerriers n'aspirent à se goinfrer et ne songent nullement à l'Univers.] *** Waldemar et Lux devraient remercier Marfise de les avoir accouplés. Ils se plaisent. Ils se considèrent réciproquement comme "de beaux morceaux" et se consomment avec une ardeur recrudescente, ne quittant le lit que pour revêtir leur cuirasse et combattre ensemble. Waldemar trouve Lux un peu moins exquise que Marfise, mais tellement plus accommodante : au lieu de tricoter on ne sait quoi avec de multiples aiguilles, Lux se contente de nouer deux fils, tuer et aimer. Waldemar se reconnaît en elle. Ils partagent le même univers, alors que, avec Marfise, Waldemar se réduit à l'une des dimensions de l'espace complexe où elle se meut. Waldemar est simple et direct. Cependant la guerre l'oblige à accepter des détours. Les évènements lui enseignent que son armée ne fera pas la différence ; seule la coopération de tous les résistants l'emportera sur les moines-guerriers. Il admet peu à peu la nécessité d'une gouvernance horizontale et commence à comprendre que, sur Souabe, son "pouvoir" vertical était illusoire : les promesses réciproques de "respect" ne lui donnaient aucun contrôle effectif. Son tempérament le pousse à foncer et à cogner, cela ne le mènera nulle part sur une planète aussi dispersée que Echigo. Lorsque Marfise revient de sa tournée, rapportant un objectif commun et l'amorce d'une fédération, elle a la double surprise de trouver une Lux installée dans son lit, et un Waldemar attentif et presque intelligent. Ce qu'elle a perdu côté amour, elle l'a gagné côté politique. Sans s'embarrasser du premier (elle rattrapera Waldemar quand elle voudra), elle se félicite : il la rêvait en impératrice, non pour gouverner avec elle, mais pour se faire admirer, décorer et choyer. Leurs altercations sur Souabe (sa cicatrice le lui rappelle) ne résultaient pas seulement d'un énervement passager : le tigre qu'est Waldemar déteste sentir
la laisse. Avec une belle tigresse insouciante comme Lux, il rugit et copule en liberté. En dissociant amour et politique, Marfise sera plus à l'aise pour conseiller et éduquer Waldemar. Dans l'immédiat, elle calme Gutrune qui, ulcérée, a attrapé Lux sous les épaules et la secoue vigoureusement en l'air, grognant un incongru "j'vas t'arracher les couilles". Marfise réunit tous les chefs de guerre, et leur annonce la tenue d'une assemblée de toute la planète. Mobilisant toutes ses vedettes, elle transporte et assemble les délégués des îles, communautés et Seigneurs. Elle propose d'adopter une posture défensive partout, et de concentrer l'offensive sur Passemonde dont la chute porterait un coup terrible, sinon décisif, aux autres monastères. Encore faut-il que Passemonde chute et nul ne voit comment faire. Outre leur position inattaquable, les moines d'Argast ont la supériorité sur mer, avec leurs navires effilés et rapides. Marfise assure qu'elle disposera bientôt d'armes spéciales (elle a mis ses ingénieurs au travail) et, pour cimenter l'alliance des alliances, suggère l'élection d'un Président. De crainte de réveiller leurs rivalités ancestrales, les délégués, par défaut, choisissent l'étranger Waldemar. Il devra compter avec un conseil des délégués qui l'assistera et fera la jonction avec les îles. Les ingénieurs, placés devant le problème de conquérir ou détruire Passemonde avec une technologie rudimentaire et des moyens réduits, optent pour des dirigeables qui bombarderont l'île. En parcourant la planète, ils ont trouvé de quoi fabriquer une variante extrême de feu grégeois qui, lâchée d'en haut dans les escaliers se répandra dans les souterrains et brûlera tout sur son passage. On commence aussitôt les travaux. En rechignant, Waldemar fait l'apprentissage des débats. Les délégués sont des hommes éprouvés, responsables devant leur population. Ils discutent, critiquent, suggèrent, et, lorsque Waldemar s'énerve, en appellent à Marfise dans laquelle ils ont reconnu l'âme de la guerre. Marfise, mêlant séduction et autorité, arrive la plupart du temps à raisonner Waldemar. Tout en s'habituant peu à peu à cette forme de gouvernance, il se lamente et réclame des consolations à Marfise qui l'a plongé dans ce marécage : il ne voyait pas les choses ainsi, il pensait venir, voir et vaincre ; il comptait sur les armes magiques de la Ligue ; il faisait confiance à sa propre force. Marfise, ignorant ses invites amoureuses, lui explique patiemment qu'il apprend son métier de chef. Seul son orgueil lui faisait croire que son "pouvoir" sur Souabe était réel parce que les seigneurs le saluaient respectueusement. La coopération est le seul moyen de gouverner les mondes éclatés que sont les Planètes. Ni la terreur ni la technologie n'y permettraient l'existence d'un autocrate. Waldemar doit s'habituer à écouter et à convaincre. Pour sa part, Marfise s'isole volontiers avec Astolfe, le beau guerrier que, naguère, Lucette-Lux avait conquis. Outre ses agréments naturels dont elle jouit gaiement, il lui apporte une connaissance intime et précise de la Planète. *** Laissant quelques forces pour se défendre contre leurs Temples, les îles envoient leurs troupes autour de Passemonde, partie en bateaux, partie au moyen des vedettes dont la ronde ne cesse pas. Waldemar est en position dans l'île la plus proche, ses hommes prêts à attaquer si une ouverture se présente, et tout aussi prêts à protéger le rivage si les moines en fuite tentent de l'aborder. Lux, pour sa part, commande une force en face de Passemonde. Pour entretenir ses forces et le courage de ses troupes, elle attaque les monastères avoisinants et apprend peu à peu l'art et les ruses des sièges. Elle provoque les moines-guerriers à sortir, leur coupe la retraite, les encercle et les détruit. Elle recommence et, la forteresse se vidant peu à peu, lors de l'assaut final, les combattants manquent. Lux ne s'amuse plus avec des cuirasses affriolantes, elle porte la même armure que ses hommes. Sa seule coquetterie est une écharpe blanche en dentelle. Ses officiers et ses guerriers, hommes et femmes, l'adorent, surtout les premiers auxquels elle le rend bien. Suivant de loin ses activités, Marfise se réjouit de ses progrès, espérant que la pensée de lui avoir "pris" Waldemar annule le ressentiment qu'elle pouvait conserver. Si Brandimart voyait sa Lucette... il en aurait peur ! Comme elle, ceux des ex lunaires qui se sont joints à l'expédition font merveille : souvent chasseurs sur Souabe, parfois paisibles artisans, ils ont répondu à l'appel de l'aventure. Ils s'aguerrissent rapidement et apportent à l'armée ce qui lui manque le plus : l'aptitude à l'action collective que leur a laissé la Lune. Sans qu'on les distingue des purs planétaires, ils accèdent tout naturellement à des postes et des fonctions de responsabilité. Ils influencent et instruisent les généraux et les chefs. Qui aurait cru qu'en s'ensauvageant, ils contribueraient à civiliser les Planètes ? Marfise admire le transfert de technologie sociale que l'émigration est en train de réaliser. Echigo est la plus arriérée de toutes les planètes. Ailleurs, et notamment sur Souabe, on utilise couramment toutes sortes de véhicules terrestres et aériens, les uns achetés à la Ligue, les autres fabriqués sur place. Echigo n'en a pas et le niveau de sa technologie est médiéval. D'un côté, cela limite les capacités des moines, de l'autre la "trahison" de la Ligue prive les résistants de l'avantage décisif sur lequel comptait Marfise. Pour que leur absence n'attire pas l'attention, elle a renvoyé sur la Terre les fusées empruntées. Impossible de faire venir de Souabe une cargaison de véhicules aériens qui bombarderaient Passemonde.
Restent les vedettes, précieuses pour les liaisons mais trop peu nombreuses pour les risquer au combat. Les ingénieurs, pestant contre l'absence de machines et les moyens rudimentaires, fabriquent des dirigeables que les vedettes tracteront jusqu'à la cible sur laquelle pleuvront les bombes incendiaires. Comme les vents dominants ramènent au rivage, les dirigeables rentreront tout seuls et se poseront sans dégâts. Le problème est de trouver des équipages. Les planétaires éprouvent une répugnance invincible à planer dans le ciel. Ils n'ont pas peur des moines noirs mais paniquent à l'idée d'être suspendus en l'air. Le retour surtout ne leur inspire pas confiance, même avec la promesse que les vedettes partiront à la recherche de ceux qui se perdraient. Marfise emploie des ingénieurs pour les premiers essais : les dirigeables s'élèvent, les vedettes les tirent vers le large, les lâchent et le vent les reconduit vers le rivage où, la soupape tirée pour vider l'enveloppe, ils se posent mollement sur le pré bien plat qui sert d'aérodrome. Cela ne suffit pas à rassurer les guerriers, ils refusent de monter dans ces douteux bateaux aériens. Encore une fois, ce sont les ex lunaires qui, quoique peu confiants dans ce bricolage, montrent l'exemple. A leur retour, ils défient les autres de les imiter. L'émulation joue son rôle et les plus audacieux, fiers de leur exploit, entrainent les autres. Lorsqu'une saute de vent emporte un dirigeable hors de vue et que, aussitôt, une vedette le retrouve, l'arrime et le rapporte, la preuve est faite que nul ne se perdra. Le plan de Marfise consiste à répandre sur la forteresse un déluge de feu qui s'infiltrera dans ses profondeurs sans que les moines puissent s'y opposer. Il est probable que les survivants abandonneront Passemonde et chercheront à gagner les rivages pour se venger et établir de nouvelles bases. Il faut les empêcher de prendre pied. D'où les fortifications et l'accumulation de forces aux points de débarquement prévisibles. Mais la bataille décisive sera en mer. Ce type de combat est familier aux guerriers d'Echigo et inconnu à ceux de Souabe. Cela commande la répartition des forces. Marfise voudrait entourer l'île d'un cordon qui intercepterait les fuyards : les bateaux sont trop petits, la mer trop profonde, les courants trop forts, les récifs innombrables. Les ingénieurs construisent des planeurs que les ex lunaires apprennent rapidement à piloter : ils feront la chasse aux bateaux des moines qui échapperaient à l'anéantissement. Quand tout est prêt et que le vent souffle du bon côté, Marfise déclenche l'attaque. Les premiers dirigeables sont tirés au-dessus de Passemonde et l'équipage balance les barils par dessus bord : arrivant au sol, ils éclatent et répandent le produit qui s'enflamme spontanément. Ce feu liquide se diffuse, semant la panique parmi les moines qui tirent de toutes leurs armes sur les dirigeables que le vent emporte déjà. Pendant qu'on regonfle les arrivants et qu'on les recharge en bombes, les suivants arrivent et, peu à peu, l'esplanade se transforme en mer de feu qui, atteignant les ouvertures, s'infiltre dans les profondeurs. Les moines disparaissent. Les premiers bateaux sortent de la caverne et font force de rames. Interceptés, les moines combattent avec acharnement les bateaux adverses et sont anéantis. Les barques qui s'échappent sont poursuivies par les planeurs et reçoivent une bombe incendiaire. Les guerriers noirs, quittant leurs armures, se jettent à l'eau et, quoiqu'ils soient très loin de la terre, nagent avec énergie. On ne peut rien contre eux mais la plupart se noieront. Pendant ce temps, vague après vague, les dirigeables déversent de nouveaux barils. Quand le feu liquide commence à sortir de la caverne, à la base de la falaise, la température intérieure est tellement élevée que l'île éclate. Des pans entiers s'effondrent dans la mer qui bouillonne. Quelques heures plus tard, il ne reste de Passemonde que des récifs ouverts sur les profondeurs des souterrains. Quoique les équipages soient épuisés et les dirigeables abîmés, Marfise ordonne une dernière série de bombardements sur chacun des ilets subsistants. Enfin, n'ayant plus rien à détruire et aucun ennemi en vue, les assaillants regagnent le rivage, avalent rapidement un repas et s'endorment sur place, sans même quitter leur amure ou ce qu'il en reste car les combats ont été violents. Leur sommeil est gardé par les stationnaires qui ne sont pas fatigués, aucun rescapé n'ayant réussi à atteindre le rivage. Bien qu'on ne connaisse pas le sort d'Argast (il a été tué), l'objectif est détruit et la nouvelle de la victoire se répand partout. Waldemar et Lux, frustrés de n'avoir joué aucun rôle dans cette action décisive, attaquent les Temples les uns après les autres. Les moines, sans pitié pour leurs ennemis ni pour eux-mêmes, se battent férocement et ne cessent que lorsqu'ils sont tués (Marfise reconnaît là le poison du fanatisme). Après avoir purgé l'île la plus grande, Waldemar et ses hommes passent sur la suivante. Ses lieutenants font de même. Partout, les résistants, galvanisés par l'effondrement de Passemonde, attaquent et, malgré de lourdes pertes, éliminent les moines-guerriers, libèrent leurs prisonniers, pillent leurs réserves et leur trésor et détruisent les forteresses. En quelques mois, Echigo est libéré. S'il reste des moines, ils se sont fondus dans la population ou se terrent dans des endroits inaccessibles. Les îles ont appris la vertu de l'action collective et, dans une moindre mesure, les avantages de la technologie. *** Gutrune, assurée par Marfise que Lux n'est pas une "traiteuse", a fait la paix avec elle, appréciant ses exploits amoureux et guerriers. Lux, dans les combats, a retrouvé Waldemar pour leur plaisir réciproque. Celui de Lux est avivé par la pensée d'avoir vaincu Marfise, ce qui, néanmoins, ne va pas sans inquiétude. Marfise la
dissipe et, pour une fois, Lux entend avec satisfaction les vieux refrains : un homme n'est qu'un des hommes ; un est à toutes... Marfise l'entoure d'attentions, lui témoigne de l'affection, lui offre de menus cadeaux : elles sont les meilleures amies du monde. Waldemar rentrerait volontiers sur Souabe dont il a reçu de mauvaises nouvelles mais Lux, éprise de la guerre, le pousse vivement à la continuer, excitant son orgueil de mâle. Marfise, évitant Waldemar, encourage l'agressivité de Lux pour qu'elle le stimule : Marfise veut que les trois autres planètes ne soient pas abandonnées aux fanatiques qui doivent être tous détruits. Lux espère que les autres planètes lui apporteront autant de satisfactions qu'Echigo. Pour qu'elle ne soit pas déçue, Marfise la prévient que, le niveau technologique des trois autres planètes étant supérieur à celui d'Echigo, elle aura des sensations différentes. "N'empêche, (lui dit-elle, alors qu'elles se tiennent gentiment par le cou comme deux collégiennes) tu t'amuseras bien : Krieg ist krieg." Marfise fera revenir ses fusées pour transporter sur la planète voisine l'armée de Waldemar, augmentée de volontaires d'Echigo qui, partie par solidarité, partie par amour du combat, braveront leur répugnance à l'égard du voyage. Maintenant que tout est en bonne voie, Marfise laissera les choses se faire sans elle. Il lui faut s'occuper de la Ligue. A ce moment, arrive le nouveau Représentant auquel Marfise raconte la guerre qui vient d'avoir lieu et expose les progrès réalisés dans l'unification de la planète. Taisant ses soupçons à l'égard de la trahison de la Ligue, Marfise dénonce les crimes du précédent Représentant :
elle est promptement jugée, condamnée et exécutée. Marfise prend congé de Waldemar, le conquérant malgré lui, le démocrate involontaire. En son absence, le conseil siégera en permanence et un vice-président dirigera ses débats. Marfise escompte que, lorsque les volontaires reviendront de la planète voisine, l'idée d'une alliance des planètes s'imposera : si Waldemar ne fait pas de bêtises, il sera double président. Waldemar se désole de poursuivre la guerre sans Marfise. Lux n'est pas une "poulette" quelconque, et son amour le comble, en quantité et en qualité. Toutefois, il regrette Marfise et lui propose de se quitter "mieux que ça". Marfise décline aimablement la proposition (derrière elle Gutrune, la main sur son poignard, grogne et montre les dents) : "une autre fois mon seigneur". Par jeu, et aussi par calcul, elle lui promet de le récompenser quand il aura "démoinisé" les trois autres planètes. Waldemar, l'œil allumé, tire son poignard, lui fait sortir le sien et les croiser, puis répéter sa promesse : la voilà liée. (Un serment deux fois inutile : rien ne lie Marfise et, d'autre part, elle compte bien retrouver Waldemar un jour). Enfin, Marfise exacerbe l'ambition de Lux pour qu'elle la communique à Waldemar : "tue tant que tu veux, mais songe au plaisir de régner avec Waldemar sur plusieurs planètes ! Être la 'première dame', avoir des palais, des robes de cérémonie, des suivants et des suivantes...". Lux marmonne que, passer son temps à débattre avec des conseils, ce n'est pas vraiment régner. Néanmoins sa bouche délicate et sensuelle mordille l'hameçon et Marfise devine qu'elle sera séduite par le pouvoir ou son apparence. Lui glissant quelques secrets de fille pour garder son emprise sur Waldemar (elle connaît tout de lui), elle souhaite bonne chance à Lux. Les adieux avec Gutrune sont plus tumultueux. La géante, tentée par la guerre, ne veut pas pour autant abandonner "Marf". Il faut que quelqu'un la protège, une tiote comme toi. Marfise, attendrie et irritée à la fois, répond que, là où elle va, Gutrune ne peut pas la suivre : elle l'effraie à plaisir en lui parlant des couloirs souterrains de la Lune. Elle la retrouvera plus tard, "promis". Elle apprécie la protection de Gutrune mais elle sait se défendre. Gutrune ouvre la bouche pour protester. "Je te le montre" dit Marfise qui, se jetant sur elle, la fait tomber en mobilisant des techniques de lutte que la géante ignore. Lui mettant le genou sur la gorge, elle triomphe. Gutrune grommelle qu'elle s'est laissée faire "j'vas pas m'battre contre ma Dame" et, la prenant dans ses bras, l'écrase affectueusement. Saluant l'arrivée des fusées et l'armée qui l'acclame, Marfise s'enfuit. Dans les bras du bel Astolfe, elle va s'offrir des vacances. Astolfe est un marin né qui, sur un beau voilier ponté, l'emmène d'île en île à travers les mers. Tout en faisant le point sur l'état de la planète après la guerre, Marfise va de découverte en découverte : elle a connu la Cité, les villes des Planètes, les forêts, elle a parfois navigué, elle n'a jamais vécu sur une planète maritime. Elle apprend vite à naviguer et à pêcher, à se diriger aux étoiles... et à faire l'amour dans l'eau, bercée par les vagues. *** Pendant ce temps, Waldemar et Lux bataillent contre les moines sur les autres planètes où les conditions de guerre sont meilleures que sur Echigo. Quoique moins redoutables, les moines demeurent des ennemis coriaces. En mutant, du jour au lendemain, de moines en guerriers, ils ont bénéficié de la surprise et fait d'énormes conquêtes, en territoires, en bestiaux et en esclaves. Dans un second temps, villes et communautés ont réagi. Comme sur Echigo elles tentent de s'allier, ce qui leur est plus facile car les moyens de communications ne manquent pas. L'arrivée de Waldemar, instruit par Echigo, sert de catalyseur. Des conseils de conseils se forment, Waldemar, élu président, compose avec eux et Lux découvre que les débats sont une autre forme de guerre. Quand tout sera fini, les quatre planètes s'uniront en une Confédération de confédérations dont Waldemar sera président et Lux président consort. Il leur restera à ressaisir Souabe où les seigneurs ont oublié Waldemar et retrouvé leur autonomie et leurs rivalités. Utilisant ce qu'il a appris, Waldemar s'appuiera sur les villes et les communautés, les incitera à constituer des conseils et à les fédérer pour s'imposer aux Seigneurs. En fin de compte, il deviendra Président et, développant les relations de Souabe avec les quatre planètes, élargira la Confédération. Après avoir joui vivement de la mer et d'Astolfe, Marfise quitte Echigo ("je reviendrai"). Laissant Waldemar et Lux combattre les fanatiques dont, désormais, la déroute est certaine, elle passe par la Terre avant de regagner la Lune. Le flux des visiteurs ne tarit pas. Au contraire. Maintenant que la plus grande partie de la population des Planètes a défilé pour "voir", elle revient. La Terre a fait naître le tourisme interplanétaire. Avant, les habitants d'une planète pouvaient aller sur les autres, mais l'envie faisait défaut : d'une part ils manquaient de curiosité, et d'autre part, en l'absence de dispositif d'accueil, ils auraient dû compter sur l'hospitalité incertaine des habitants. L'exceptionnalité de la Terre les a mis en mouvement : la Terre, c'est l'origine de l'Humanité, l'Histoire, et la revanche contre les Temples. En outre, les hôtels sont accueillants et bien aménagés. Malgré la similitude générale du décor (des montagnes désertes), les visiteurs explorent successivement des sites qui diffèrent par la structure des paysages et le passé qu'ils évoquent. Même si les hôtels se ressemblent, savoir qu'on est au Tibet, dans les Alpes, les Andes ou les Rocheuses, ne fait pas la même impression. Les Parcs végétaux, initialement créés pour la récréation du personnel, ont du succès et se développent. Plus il y a d'arbres et d'arbustes, mieux ils poussent : ils retiennent l'humidité, protègent du soleil et cela facilite l'acclimatation de nouvelles espèces. Les animaux aussi prolifèrent et, puisque les touristes profitent de l'attraction, on n'a plus à se cacher : des oiseaux ont été introduits. Les Parcs deviennent de plaisantes oasis où les "excursionnistes" conduisent les visiteurs, après des kilomètres de chemins pierreux et désolés. Le désert étant "l'image de marque" de la Terre, les parcs n'accueillent aucun hôtel : on a édifié de nombreux abris où les touristes se reposent ou passent la nuit. Cette attraction est prisée, et la proximité des pavillons propice aux mélanges festifs. De leur côté, Alcine et son groupe ont consciencieusement exploré une partie de la zone orange. Limitées au début à vingt-quatre heures, leurs expéditions sont devenues plus faciles et plus longues quand ils ont construit de petites bases souterraines dont il existe à présent tout un réseau. A cent mètres au-dessous du niveau du sol, la température est supportable et des machines produisent de l'air. En ce moment, Alcine creuse un tunnel qui, d'après les indices, devrait la conduire à une mer souterraine : une fois éclairée et artificialisée avec la technologie lunaire, elle deviendra une attraction pour les touristes. Marfise rencontre la vieille Amienne et ses camarades : leur bonheur d'avoir échappé à la Cité n'est pas altéré par les conditions de vie austères. Ils habitent les Alpes, disséminés dans des hôtels voisins. Ils sont conteurs, conférenciers ou démonstrateurs, chacun dans sa spécialité, de la physique fondamentale aux sagas islandaises en passant par la peinture sur éventail. Amienne, pour sa part, discourt sur l'anthropologie terrienne. Quoique les fouilles qu'elle a tentées n'aient rien donné, ses souvenirs professionnels lui permettent d'évoquer le passé et les mœurs de cette partie de la Terre qui s'appelait "Europe". C'est elle qui a eu l'idée (vite généralisée) de représenter l'identité d'une région par une sculpture : ici, naturellement, c'est Europa, une jolie fille nue, emportée par un taureau fougueux à travers les flots de la mer. Marfise invite Amienne à pique-niquer dans un parc éloigné où elles se rendent au moyen d'une vedette. Après une somptueuse collation, elles se promènent autour du lac, bavardant et échangeant des souvenirs. Marfise lui parle des mers et des îles d'Echigo qu'Amienne
a connues et aimées jadis. Soudain la vieille dame s'arrête et les fait assoir sur un banc : — Marfise, une chose me hante : votre erreur à propos de ce garçon, Griffon. Il n'était pas, il ne pouvait pas être un agent des Temples, même si, lors de son dernier passage, il était sous leur emprise. Marfise soupire : cette chère Amienne n'a jamais perçu la menace cosmique que constituaient les Théocratistes. Marfise ne la soupçonne plus de trahir et, d'ailleurs, c'est sans importance : les Théocratistes sont éteints sur la plupart des planètes, et en cours de destruction sur les autres. Néanmoins, la réprobation que Marfise perçoit dans le propos d'Amienne la pousse à parler d'Athanase, de sa tentative d'anéantissement de la Lune, de l'insurrection des Planètes guerrières et de l'ultra-fanatisme des moines. Amienne, impressionnée par ces informations, insiste néanmoins : — Vous avez condamné Griffon sans preuve. Il était une victime des Temples, pas leur agent. Marfise s'insurge : ce qui atteste la culpabilité de Griffon, outre son comportement, c'est l'ampleur des ramifications des Théocratistes... — Tse tse, l'interrompt Amienne, retrouvant un instant son ton de doyenne, VOUS dites "théocratistes", en avez-vous rencontré un seul ? en avez-vous identifié une seule manifestation explicite ? Vous n'avez que des indices indirects. L'interprétation sort de votre propre tête. L'obscurantisme, la superstition, le fanatisme, sont irrationnels. Ce "théocratisme" n'est-il pas votre rationalisation de ces phénomènes aberrants ? Existe-t-il en dehors de votre esprit ?... (Elle hésite à aller trop loin et fâcher Marfise) Vous avez combattu beaucoup d'ennemis... et peut-être quelques moulins à vent. Marfise ne s'énerve pas. Elle se glorifie d'avoir vidé la Cité, promu les lunaires à une vie meilleure, détruit la puissance des Temples... Seule contre tous, elle s'est débattue comme elle a pu. Il en résulte des erreurs, des insuffisances, des inélégances. Elle sait que Cité se défendait toute seule et que ses efforts pour la sauver furent du gaspillage. Elle devine qu'elle n'a pas toujours agi au mieux. Mais Griffon n'est pas un moulin à vent ! Griffon qui l'a allumée comme de l'étoupe et l'a désertée, Griffon est nécessairement un criminel. Amienne craignait une explosion, elle a le réconfort de se faire embrasser par Marfise qui conclut par le vieux proverbe chacun voit midi à sa porte. Amienne change de conversation : elle et son groupe croisent beaucoup de touristes et bavardent avec eux, glanant des renseignements sur leur vie et leur planète. Ils repèrent vite les gens qui ont des arrière-pensées. Au début les Temples ont envoyé des espions. Ces derniers mois, se sont manifestés des personnages bizarres qui, indifférents au paysage, fouinaient un peu partout et essayaient de faire parler le personnel. Pour rire, elle a demandé à quelques filles de les emballer et de les soûler : certains ont bavé la raison de leur présence, une "enquête dans le cadre d'un audit du service comptable". Marfise la remercie. En mission officielle, ces "enquêteurs" se seraient adressés aux gérants ou aux agents d'écriture : ce sont donc des espions de ses ennemis dans la Ligue qui cherchent quelque chose contre elle. Avant de partir, Marfise réunit les principaux responsables pour examiner la situation d'ensemble : tout est satisfaisant, mais la Terre approche du point de saturation. Puis, elle rejoint la Lune. *** Brandimart l'accueille avec bonheur. La population a déjà beaucoup augmenté et rajeuni. La moitié des secteurs ont été rouverts. Marfise s'amuse de rencontrer tant de gens nouveaux. Les Migrants ont emporté avec eux le souvenir de l'irrésistible "couple enchanté" (Angélique, une pensée douloureuse), ainsi que le mantra la vie est meilleure sur les planètes. Les nouveaux ne savent rien de l'exil massif qui vient d'avoir lieu, ni des déchirements qu'il a causés. Les anciens réfractaires eux-mêmes en perdent la mémoire d'autant plus vite qu'ils aspirent à retrouver la normalité. Marfise a l'impression qu'une gomme géante ramène la Cité au statu
quo ante : tous les derniers évènements s'évaporent. La Cité se croit immuable. Marfise qui fut "la reine de la Lune", Réfractaires et Migrants confondus dans son adulation, n'est même plus un nom. "Quelle leçon de modestie !, se dit-elle orgueilleusement, mon action efface ma personne". Avoye, la chef des Archivistes, la reconnaît encore et l'avise de sa perplexité. Leur fonction consiste à recevoir, classer et indexer les innombrables rapports quotidiens des machines et des responsables que, chaque jour, synthétise une brève note de la Machine dont la collection constitue ce qu'Avoye appelle la Chronique de la Cité. Son activité ayant développé sa mémoire, Avoye oublie moins vite que les autres. Ayant, par hasard, compulsé la Chronique du moment "des troubles", elle l'a trouvée non conforme à la réalité. Revenant ensuite régulièrement sur cette période, Avoye a constaté que la Chronique la banalise peu à peu. Avoye, comme tant d'autres, fut attirée par Argail dont l'évocation la fait encore frémir de désir : elle a vu la Chronique l'estomper, puis supprimer toute mention de sa présence et de ses effets. Le "grand exil" devient une suite de départs individuels dont les dates se désynchronisent. Avoye, troublée, confie à Marfise que, elle-même, bientôt, ne connaîtra plus que la Chronique. Elle ne comprend pas pourquoi et comment la Machine modifie l'écriture du passé, et donc le passé lui-même. Tout ce que chacun écrit étant numérique et stocké sur les serveurs de la machine, le texte à l'écran est autoréférentiel. Avoye suppose que même son journal intime change à son insu. Elle en a envoyé la copie à son "amie de cœur", partie sur les Planètes. Quand elle lui rendra visite, elle confrontera les deux versions. Avoye a consulté les psys qui, diagnostiquant des "troubles du cerveau", lui ont conseillé de consulter un médecin. Marfise éprouve une sensation de malaise. Elle, elle se souvient de tout. Brandimart, lui aussi, oublie, mais, par réflexe professionnel, il a établi un compte-rendu. Ses travaux d'histoire de la Terre l'ayant familiarisé avec l'écriture manuelle, il s'amuse souvent avec l'encre et le papier que les ingénieurs ont fabriqués pour lui. C'est ainsi qu'il a transcrit ces notes. Il les relit avec une incompréhension croissante. Il les soumet à Marfise afin qu'elle les vérifie et les complète dans la marge, ce qu'elle fait avec parcimonie, ayant tant de choses à cacher. La Taverne interdite est toujours là, inaltérable. Respectant leur aimable tradition, Marfise invite Brandimart. Au cours du dîner, par gentillesse, il la questionne sur sa guerre contre les fanatiques mais ne s'intéresse pas aux réponses. Eprouvant encore un sentiment de culpabilité à l'égard de Lucette et de son attachement, il en demande des nouvelles, époustouflé d'apprendre que, reconvertie d'abord en chasseur, elle est à présent une guerrière d'élite. Au lieu de se perdre à courir douloureusement derrière un fantasme, sa vie est active et gaie. Brandimart ne se réjouit pas : au contraire, il condamne la régression de la Civilisation sur les Planètes, et voit dans la nouvelle carrière de Lucette une autre pathologie, pire que la précédente. "Elle devient une bête de proie". Marfise répond qu'il y a de belles bêtes ("regarde-moi !"), et que c'est faux : elle avait ça, enfermé en elle, et les Planètes l'ont libéré. "C'est la même fille", répète Marfise qui échoue à émoustiller Brandimart en lui décrivant l'affriolante armure de parade de la belle Lucette exhibant ses charmes. L'image le choque. Il la récuse, préférant celle de la lunaire attachée. Se tournant vers Marfise, il s'étonne : — Toi seule, tu vas et viens, de la Lune aux Planètes, et inversement, sans changer. Marfise rit : — Oh ! moi aussi, je me métamorphose en tueuse quand je me trouve là-bas et que les circonstances l'imposent. Et, tu sais, l'amour là-haut se fait souvent au poignard... Brandimart rejette cette variante dégoûtante : une Marfise réduite en Cromagnonne, couverte de sang et de crasse, brandissant une massue mal taillée contre des hommes simiesques et d'horribles animaux. Il ne veut voir que sa délicieuse vis-à-vis, vêtue de dentelles dont les jours révèlent l'adorable corps. — Comment fais-tu, pour redevenir instantanément lunaire quand tu reviens sur la Lune ? Ce n'est pas seulement à Rome, fais comme les Romains. Tu es la seule amphibie de l'Univers. — Eh oui, je constitue un exemplaire unique ! répond la présomptueuse Marfise. Je te l'ai dit mille fois, je suis duelle : je bascule sans effort d'un programme à l'autre. Brandimart insiste : — Quelle anomalie ! Nous savons comment fonctionne la reproduction : un algorithme sélectionne et assemble les génotypes. Certes, le hasard intervient aussi, mais je suppose que les produits anormaux, malencontreux ou inviables sont rectifiés ou rejetés. Ton irrégularité a échappé aux contrôles, et cet accident s'est révélé décisif quand tu as pu établir un pont entre les Univers antagoniques que sont la Cité et les Planètes... Marfise garde à l'esprit son "entretien" avec la Machine. Elle n'en a rien dit à personne, et s'avoue à peine qu'elle eut l'invraisemblable impression d'être enveloppée d'affection. Caressant Brandimart sous la table, elle lui répond en plaisantant : — Tu es mieux placé que quiconque pour connaître ma séduction incoercible. Les machines aussi ont craqué : à peine l'ovule était-il fécondé dans l'éprouvette, que mon germe d'embryon les a ensorcelées. Au lieu de me détruire, elles m'ont chérie, elles me chérissent. Le cosmos me chérit. Brandimart rit, incrédule, et la caresse à son tour. Marfise songe à tout ce qu'il ne sait pas, à tous les incroyables exploits qu'elle a réalisés sur des échiquiers dont il n'imagine même pas l'existence : elle a colonisé la Terre et purgé les Planètes des Temples ; elle a utilisé le plan d'Athanase pour vider la Lune et en a neutralisé les effets négatifs ; elle a vaincu la conspiration séculaire des Théocratistes pour réduire le monde en esclavage, et lancé le processus d'union des Planètes... Pauvre petit Brandy, confit et confiné dans sa Cité... et tellement attrayant dans ses limites. Elle reprend sur un autre ton : — J'ai été écrite par Matteo-Maria Boiardo à la fin du quinzième siècle de l'ancienne Terre. Cette nouvelle extravagance fait ouvrir de grands yeux à Brandimart et sa fourchette rate sa bouche. — Dans son Orlando Amoroso (une révolution littéraire dont je te reparlerai), Boiardo a créé le personnage d'une belle et valeureuse "chevalière", Marfise, que son outrance rend héroï-comique. A tort ou à raison, elle combat tous ceux qu'elle rencontre. Elle pue, car elle a juré de ne pas quitter son armure avant d'avoir vaincu les trois empereurs. Maudissant les Dieux, elle leur dit Vous ne voulez point craindre ma valeur parce que je ne puis monter là-haut, mais si un jour j'en trouve le chemin, je vous tuerai tous et brûlerai le Ciel. Je porte son nom, je l'incarne... Brandimart, gêné et un peu effrayé par ce délire, ne peut pas s'empêcher d'admirer et de désirer la belle aventurière. Toutefois, dépité, il fredonne une vieille chanson : — File la laine, filent les jours... chevalière errante, tu cours le monde en combattant, et moi, je reste derrière les murailles, attendant ton retour... espérant qu'il restera assez de toi pour t'aimer. Marfise explose de joie amoureuse : — O oui ! tu le sais bien, il reste assez de moi ! et plus encore ! Viens ! Elle l'entraîne. Marfise rêve à Echigo, au bel et amoureux Astolfe, à son corps doré bien découplé, aux embruns et à la mer infinie. Elle sait que, sur une île choisie pour ses cèdres gigantesques, Astolfe édifie pour eux un abri, cabane, cottage ou château. Elle sait qu'il améliore son voilier afin d'augmenter sa vitesse, et qu'il en confectionne un autre pour qu'ils fassent la course. Elle sait qu'il pense à elle pendant que les filles se pendent à son cou. Elle aime Echigo, la plus sauvage des planètes sauvages. Elle s'amuse d'être, là-haut, devenue une légende que content déjà de nombreuses chansons. Oblitérant son nom et son origine, les bardes s'approprient l'héroïne : Echigo a engendré la fille aux feux magiques qui a détruit l'île maléfique ; la fille à la cuirasse blanche, victorieuse du noir Argast ; la fille volante qui a rassemblé les îles sous ses ailes. Maints guerriers louent sa beauté, maintes guerrières son aménité. Des récits secondaires évoquent son amitié avec la géante Gutrune ou sa rivalité avec la sémillante Lux... Marfise écoutera volontiers l'épopée de la prodigieuse anonyme, et s'intéressera au processus spontané de genèse poétique d'une identité planétaire. Sans armure, en cheveux, habillée d'une petite robe ou d'une combi banale, on ne la reconnaîtra pas. Brandimart ne sait pas qu'il a failli subir une mauvaise farce. Marfise a pensé à le droguer pour l'endormir et le transporter sur la Terre, dans l'une des bases souterraines. Il s'éveillerait dans une caverne familière et, une fois là, même incurieux, il faudrait bien qu'il ouvre un œil sur l'extérieur. Mais Marfise s'est retenue : il n'y aura pas de miracle, le garçon est incurable, une taupe au soleil ne pense qu'à le fuir. Elle lui ferait du mal inutilement. Marfise jouit de ses derniers moments dans la Cité avant de partir pour Echigo quand un communiqué de la Ligue lui apprend que le mandat de Galaffron a expiré. Voilà l'occasion qu'elle attendait pour régler ses comptes avec les soutiens des Théocratistes. *** Marfise quitte hâtivement Brandimart et mobilise ses partisans au sein du Comité. Le jour de l'assemblée, Galaffron se présente à sa propre succession, persuadé de ne pas avoir de concurrent. Marfise fait acte de candidature. Dominant les murmures de ceux qui condamnent ses efforts passés pour impliquer la Ligue dans une guerre planétaire, et plus encore son impertinence au Tribunal
des conflits, Marfise rappelle qu'elle a lancé l'opération Terre pour le plus grand profit de tous. On lui a proposé une fois le poste de Directeur Général : à présent, elle le sollicite. Elle ajoute malicieusement : — Puisque le Comité a voté la résolution K22345 dissociant la Ligue de mes activités personnelles, il s'est interdit de les connaître. Or c'est à titre privé que j'ai saisi le Tribunal des conflits. C'est donc hors-sujet. Galaffron rend hommage à son activité sur la Terre. Insidieux, il "regrette" sa qualité d'outsider :
elle lui a permis de réussir cette opération mais la rend inapte à diriger le Comité. La Ligue est une organisation commerciale, politiquement neutre, aux visées étroites, à laquelle les grandes idées d'un outsider ne conviennent pas. Galaffron, flattant les préjugés des Directeurs, est sur le point de prendre l'avantage quand il est desservi par certains de ses partisans qui exagèrent. Ils demandent que Marfise soit dessaisie de la Terre : maintenant que c'est une affaire courante, il faut un pur gestionnaire ; d'ailleurs, des irrégularités ont été découvertes. Marfise explose. Dans la société constituée pour l'exploitation de la Terre, elle, personnellement, possède 33% du capital avec droits de vote double : on ne la déboulonnera pas sans son accord. Ensuite, le Comité dispose des documents comptables dans tous leurs détails et lui a régulièrement donné quitus : elle somme les dénonciateurs d'expliciter les "irrégularités" dont ils l'accusent. Les accusateurs espéraient que le mot "irrégularités" serait magique. Mis sur la défensive, ils se retranchent derrière des "témoignages de voyageurs". Marfise les accule : qui ? quoi ? Ils ne trouvent à dire qu'une chose ridicule : un certain jour, dans un certain hôtel, à une certaine table du petit déjeuner, un certain sucrier n'était pas totalement plein. Marfise éclate de rire, et une bonne partie du Comité aussi. Marfise contre-attaque : il est inadmissible d'employer des espions privés alors que des inspecteurs officiels procèdent régulièrement aux vérifications ; de lancer des accusations en l'air ; d'attaquer un candidat par la bande lors de l'élection à la Direction. Sous le feu de nombreux regards réprobateurs, les accusateurs font marche arrière, regrettent leur zèle intempestif et demandent que l'incident soit clos. Marfise refuse de les excuser : leur comportement les disqualifie, elle exige leur exclusion immédiate du Comité. Choqués par la grossièreté et la bêtise de l'attaque des "zélés", la majorité des Directeurs les destitue. Galaffron, blême, vote leur exclusion et se désolidarise : lui, il s'oppose loyalement à Marfise. Les "zélés" quittent la salle sous les huées. Il en résulte que le rapport des voix se modifie en faveur de Marfise. *** Marfise enchaîne : — Directrices et Directeurs, depuis que je suis Directeur, j'ai respecté les règlements de la Ligue et
accru nos profits. Je ne m'oppose pas à Galaffron (elle le complimente de sa gestion efficace et de sa sage direction), je conteste sa circonspection. Souvenez-vous : quand j'ai proposé d'exploiter la Terre, beaucoup ont craint une déviation de l'action de la Ligue, une "aventure", comme disent certains. Il y a eu extension, non déviation. Nécessairement, on l'approuve. — La question est la même aujourd'hui : statique ou dynamique ? conserver les profits ou les augmenter ? (augmenter ! augmenter !) Inventant la maxime connaître son environnement pour mieux l'exploiter, Marfise esquisse à grands traits la situation des Planètes (observant les Directeurs du coin de l'œil pour repérer à leurs réactions les agents actifs des Théocratistes) :
les bouleversements engendrés par le tourisme sur la Terre ont modifié, non seulement les relations au sein des Planètes, mais les relations entre elles. Quatre, bientôt cinq (elle inclut Souabe) vont établir entre elles une certaine forme de confédération. Les autres suivront, le monde s'unira. On lui oppose que ces considérations politiques n'intéressent pas la Ligue. Marfise continue. Le tourisme terrestre a débloqué les planétaires. Avant, à part l'infime minorité qui faisait le pèlerinage de la Lune, ils ne quittaient pas leur planète. A présent, familiarisés avec les voyages en fusée, ils recherchent de nouveaux paysages et activités. Aussi, propose-t-elle de généraliser le tourisme et d'ouvrir les planètes les unes sur les autres, tout en respectant les spécificités qui assurent leur attrait : — Vous n'imaginez pas la variété des planètes, du point de vue de la géographie, de la faune et de la flore et, dans une moindre mesure, des mœurs. Construisons des hôtels et offrons des séjours, nous savons opérer maintenant. Pour conserver l'authenticité des Planètes, nous minimiserons notre emprise. Notre offre réduite assurera la rareté, nous multiplions le nombre d'hôtels par celui des planètes, et la diversification des destinations doublera nos profits. Même Galaffron est intéressé. Cependant les Directeurs craignent que ce tourisme cannibalise la Terre et qu'on perde d'un côté ce qu'on gagnera de l'autre. Marfise attendait l'objection et annonce que c'est tout le contraire. La Terre arrive à saturation. Pour conserver l'âpreté déserte qui la caractérise, on ne peut plus augmenter les capacités d'accueil. Or la demande ne cesse de croitre, au fur et à mesure que le tourisme se massifie. En ouvrant les planètes, nous suivrons le marché. Galaffron, séduit, fait amende honorable : il sera le premier à voter pour ce projet et pour Marfise. (Derrière l'horizon de profits fabuleux, Marfise cache deux objectifs à long terme. Le premier vise à développer les rencontres et les interactions entre Planètes afin de les inciter à s'unir davantage. Le second, à plonger la Ligue dans la politique interplanétaire que sa fonction d'interface lui permettait d'ignorer : à partir du moment où la Ligue sera un acteur pluriplanétaire, elle ne pourra plus se désintéresser des désordres et des conflits : elle sera poussée à constituer une espèce de police à l'échelle de l'Univers qui déjouera ou combattra toute tentative de conquête du monde, qu'elle provienne d'hystériques ou de mégalomanes) L'élection de Marfise est un triomphe. Seulement une dizaine d'opposants irréductibles votent contre elle (les agents les plus acharnés des fanatiques ?). Le Directeur Général Marfise attire l'attention du Comité sur l'importance accrue que la nouvelle stratégie confèrera aux Représentants et la nécessité corrélative de mieux les contrôler. Elle rappelle le "dérapage" sur Echigo et deux autres planètes. Comme le Représentant ne servait pas à grand chose, on ne le surveillait pas vraiment, ce qui, dans une situation instable, pouvait se révéler dangereux. Dorénavant, la Ligue entretiendra des relations directes avec les Planètes et les agents locaux. Sans harceler ses Représentants, elle multipliera les inspections, tant officielles qu'officieuses. Marfise, plébiscitée, est chargée d'élaborer un projet détaillé et d'examiner sur les Planètes les possibilités qui s'offrent. Dans ce but, elle décide de s'adjoindre un certain nombre de "commissaires", avec l'intention d'en faire la matrice de la future police interplanétaire. Dorénavant, se dit-elle avec une ultime satisfaction, outre la destruction des Théocratistes, leurs agents dans la Ligue sont, ou bien expulsés, ou bien retournés, ou bien neutralisés. Elle fait confiance à Galaffron dont les craintes provenaient d'un honnête conservatisme et qui a été un adversaire loyal. Après une discussion approfondie avec lui, elle le désigne comme "chargé des affaires courantes" (la fonction lui convient parfaitement) : ainsi, elle se consacrera entièrement au gigantesque chantier dont le potentiel révolutionnaire la fait piaffer d'impatience. L'unification des Planètes que Waldemar et Lux réaliseront péniblement sur le plan politique, sera soutenue et amplifiée par une action systémique imperceptible (et, espère Marfise, irrésistible). Marfise envoie ses "commissaires" faire leur premier tour des Planètes. Ils informeront les Représentants, conféreront avec les agents de la Ligue et, insiste-t-elle, procéderont aussi par observation personnelle. Elle-même se réserve la planète Echigo (contentant ainsi son envie d'Astolfe). *** En attendant, elle repasse sur la Lune. Brandimart a droit à son éternel retour. Elle le titille : "combien de laine as-tu filé ?". Il la trouve encore plus éclatante que d'habitude, et lui aussi la taquine : — Toi, tu as encore accompli des prouesses ou tu en médites ! — Oui, Brandy, je vais unir le Monde. Il rit sans comprendre. Avant de partir, Marfise retourne voir l'Ingé et, sacrifiant à nouveau ses boucles, demande le contact avec la Machine. Elle en sent la présence dans sa tête. Elle voudrait informer la Machine des nouvelles perspectives qui s'ouvrent aux Planètes. La Machine "dit" que ces données ne la concernent pas. Par contre, elle pose beaucoup de questions à Marfise : comment s'est passée l'adaptation des émigrants lunaires ? quelles transformations ont-ils connues ? en quoi contribuent-ils à l'amélioration des Planètes ? Marfise n'a pas encore établi l'état exhaustif des quelque quarante mille lunaires qui sont partis. Elle donne de nombreux exemples, dont celui de Lucette n'est pas le moins surprenant. Elle souligne la capacité d'action collective que les lunaires conservent et combien elle est utile aux Planètes. Marfise croit entendre la Machine ronronner de satisfaction. Celle-ci conclut : — Marfise, j'ai "lu" une partie de tes souvenirs dans ton cerveau. Dans une certaine mesure, tu as créé toi-même les problèmes que tu t'es obstinée à résoudre. Malgré et à travers ces illusions, tu as accompli ta mission spécifique. La Cité te remercie. Que ta vie soit heureuse ! Marfise ressent la même impression de purification que la première fois, comme si chacun de ses neurones était dépoussiéré, son âme détartrée, et son esprit nettoyé et remis à neuf. Pacifiée et benoîte, elle s'interroge paresseusement sur cette expression bizarre, "mission spécifique". — J'ai tué les dieux et les dragons, et sauvé l'Univers, cela me suffit ! FIN |