Livre 1. Les cochons du chapitre1. Avril 2327Quand la Terre devint inhabitable en 2049, les humains moururent. Peu nombreux furent ceux qui parvinrent à se sauver sur la Lune. Quelques milliers tout au plus. Ils s'entassèrent dans la base internationale, puis creusèrent de nouveaux tunnels. Après des débuts effroyablement difficiles, ils survécurent, s'adaptèrent, se développèrent, inventèrent, colonisèrent des planètes, mais la Lune, en tant que symbole de l'ancienne Terre, resta la capitale de l'Humanité. En avril 2327, la Lune comptait une centaine de milliers d'habitants (98'527 exactement), dont la moitié étaient natifs et les autres résidents permanents. Ils vivaient dans la ville souterraine d'où partaient les tunnels qui conduisaient aux mines. Tout était artificiel. Tout, de la force de gravité à l'air, en passant par la lumière, l'alimentation, l'eau et les espaces verts, tout était le résultat d'une technologie inventive qui faisait de la Lune le laboratoire des planètes dans tous les domaines. Son Université régnait sur toutes les autres et, malgré les inconvénients d'une existence perpétuellement souterraine et contrainte, les meilleurs étudiants des Planètes se pressaient nombreux au concours annuel d'admission. Outre le privilège d'être l'ancêtre des autres, l'Université (si révérée qu'elle n'avait pas d'autre nom) était réputée pour l'excellence de sa recherche. Quand un problème apparaissait dans les planètes, il était rare qu'il n'eût pas déjà reçu sa solution sur la Lune. En particulier, le département d'Anthropologie terrienne maitrisait et exploitait une application du discontinuum espace-temps : connaissant la position occupée par la Terre dans l'espace à une date donnée, il était possible, non pas d'y aller (un rêve à jamais inaccessible !) mais d'observer. Ce que voyaient les chercheurs était irrémédiablement révolu sur une planète hors-service : un double néant. Les anthropologues, les historiens de toutes disciplines, les curieux rêvaient de profiter de cette technologie. Quoique certains membres du Conseil d'administration eussent émis l'idée d'en faire une attraction rémunératrice, ils n'avaient pas été suivis et les touristes n'avaient pas la moindre chance. Parmi les chercheurs, une seule place était accordée chaque semestre au plus méritant car la manipulation était aussi complexe que coûteuse. Ce jour d'avril 2327, Brandimart venait d'apprendre qu'il était l'heureux élu du semestre. Ses camarades le complimentaient, les uns sincèrement, les autres en cachant leur jalousie. Au lieu d'être limité par les (rares) sources documentaires comme les autres, il aurait la chance extraordinaire de baser sa thèse de doctorat sur une enquête "en temps réel". Mais sur quoi ? son professeur allait lui dire. Le vieux Julius Oldenbarnevelt le félicita d'abord : si ses mérites étaient indiscutables, la chance l'avait servi. En effet, il s'était trouvé à égalité avec Marfise et le jury, incapable de les départager, avait tiré au sort. — Le sait-elle ?, demanda Brandimart. — Tout est transparent, elle le sait. Brandimart soupira. Des ennuis en perspective. Oldenbarnevelt lui demanda s'il avait un terrain ou une date de prédilection pour son observation. Brandimart allait répondre quand Julius le coupa : peu importe, vous ne choisissez pas. Votre travail consistera à élucider un crime commis en 1150 signalé par une mention incidente dans une chronique. Les détails, vous les découvrirez. Un nommé Evariste a été égorgé dans une ville, jadis et plus tard prospère. À ce moment, elle est au plus bas, sous la domination de son évêque. On ne sait pas qui était Evariste, ni pourquoi il a été assassiné. Vous disposerez de l'équivalent d'un réseau de caméras qui vous permettra de voir et entendre pendant trois mois. Je sais que votre bas-latin est excellent, toutefois il faudra faire un stage accéléré de franco-provençal. Brandimart s'étonna de l'insignifiance du cas alors que, outre les grandes énigmes, il y avait tant et tant d'évènements à observer. — En effet, répondit le prof, rien ne fait penser que cet Evariste a une importance quelconque. C'est un exercice, l'intérêt réside dans ce que vous apprendrez du lieu et du temps. En sortant, Brandimart prit rendez-vous avec l'Atelier et, arrivant dans le couloir, trouva Marfise qui l'attendait, tout de noir habillée, ou plutôt déshabillée comme la mode et la température constante le voulaient. Brandimart n'eut pas le temps de la regarder que, déjà, elle s'approchait et, sa jolie voix sifflant de colère, le mettait en demeure d'abandonner la place qu'un hasard malencontreux lui avait attribué. Elle la méritait plus que lui, connaissant à fond le lieu et la période, et, comme toute fille, étant infiniment plus habile que le meilleur garçon. Se défendant maladroitement, il refusa et proposa d'aller ensemble trouver leur professeur. Marfise, jetant un coup d'œil à l'entour, vit que le couloir était désert et se jeta sur lui à coups de poings. Brandimart esquiva d'abord puis, commençant à souffrir, tapa à son tour. Pas plus forte que lui, elle était beaucoup mieux entraînée. Le saisissant à bras le corps, elle tentait de le renverser pour le piétiner lorsque les sirènes retentirent et les pas lourds de la patrouille se firent entendre. Ils n'eurent que le temps de simuler une véhémente étreinte amoureuse que semblait justifier l'état de leurs habits. La sanction d'une telle incorrection publique était bénigne par rapport à celle d'une rixe. Au cours des siècles, la promiscuité forcée dans un espace resserré avait criminalisé les affrontements physiques. La Lune ignorait la violence. La police, presque amusée, verbalisa et ils se séparèrent. Brandimart, couvert de bleus, passa à l'infirmerie se faire soigner, et rejoignit sa chambre pour réfléchir à sa future mission. Cette enragée Marfise en savait plus que lui. A cet instant elle le contacta par vidéo. Elle avait eu le temps de changer de maquillage. Sa tenue semblait très sage à présent, de face tout au moins, car, lorsqu'elle se tourna, Brandimart vit que son dos était nu jusqu'aux fesses. D'une voix veloutée, elle regretta son "impétuosité", due à l'intense déception d'avoir été trahie par la chance et à la frustration de perdre un "cas" qui était fait pour elle. Brandimart que ses contusions faisaient souffrir n'était pas disposé à oublier si vite. Néanmoins, la mention du "cas" excitant sa curiosité, il ne put s'empêcher d'interroger Marfise. Celle-ci suggéra que, pour en parler à loisir (et, ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur, pour être sûre qu'il ne lui en voulait plus), elle l'invitât à dîner, non pas ce soir, il fallait soigner leurs ecchymoses (tu ne m'as pas ratée non plus!), demain. Elle indiqua l'adresse d'un restaurant connu pour sa gastronomie et son élitisme, la Taverne interdite. Brandimart, confus, excité, curieux (et, s'avouait-il en grognant, attiré) accepta. *** On entrait dans le restaurant en descendant des marches à peine éclairées qui, un étage au-dessous de la chaussée, donnaient dans une cave voutée d'inspiration médiévale. Une lourde porte cloutée interdisait l'entrée car le lieu était réservé aux membres et à leurs invités. Un judas s'ouvrit en ferraillant, il aperçut les yeux brillants de Marfise, la porte coulissa sans bruit sur des gonds invisibles (elle était factice) et on les conduisit dans l'une des alcôves qui entouraient la salle. Les meubles semblaient en chêne et la table était mise pour deux. Brandimart, surpris, se demandait par quel hasard ou privilège Marfise appartenait à un club aussi inaccessible. Il n'eut pas le loisir de l'interroger. Vêtue d'une combinaison-pantalon en dentelles, à la fois moulante et très ajourée, elle fit les honneurs, présenta à nouveau ses excuses et, sans transition, parla du cas : — L'assassinat est-il un fait insignifiant ? Cet endroit à cet instant bouillonne de comtes. Héracle, le comte-évêque se croit seigneur de la cité, comme les douze chanoines-comtes qui l'ont élu. Et, à l'extérieur, Guigues, le comte de la Forêt, prétend aussi régner sur la ville ! Il a une base dans l'abbaye qui s'élève au-dessus. Les uns s'appuient sur l'empereur qui se prévaut de ses anciens droits sur la Bourgogne, les autres sur le roi qui pousse des pointes précautionneuses dans cette direction. Et de l'autre côté de la rivière, au nord et au sud de la zone où elle conflue avec le fleuve, deux puissantes abbayes rivalisent, construites sur des parties rocheuses. Entre elles, dans la région marécageuse, quelques dizaines de masures composent le bourg que tous convoitent. Ah ! j'oubliais, il y a aussi les Templiers qui travaillent à édifier un donjon en face de celui de l'évêque. Et les îles sur le fleuve, quoique souvent inondées, servent de refuge. Quoique ce théâtre mesure à peine quelques kilomètres, chaque compétiteur est articulé à l'arrière-pays où il a des terres, des parents, des hommes, des ressources, des châteaux ou des forts, des droits et des prétentions. Brandimart, repassant dans son esprit tout ce qu'il avait appris pendant ses études, se demandait comment Marfise avait acquis une connaissance aussi précise des lieux. Le tableau qu'elle dressait ne l'étonnait pas. Il en savait assez sur la période pour saisir l'enchevêtrement des pouvoirs et des prétentions, la compétition des puissants et leurs alliances changeantes en vue d'enjeux imperceptibles. Mais qu'avait donc d'attractif ce marécage ? et, comment, dans cette confusion, conduire une enquête criminelle ? Rien ne devait être plus fréquent que les meurtres. Un plouf dans l'eau et tout était fini. Pendant qu'ils mangeaient de bon appétit une "carpe farcie à la chair de chevreuil" (un chef d'œuvre de la biochimie lunaire), Marfise expliquait qu'elle travaillait ce cas depuis des années, qu'elle savait tout, même les variantes locales du franco-provençal de ce temps. Aussi quand elle avait appris qu'elle l'avait raté par pure malchance, elle avait perdu la tête. Brandimart, essayant de ne pas perdre la sienne en sentant les jambes de la fille enlacer les siennes sous la table, exprima sa surprise. Lui, il n'avait connu son cas qu'après avoir été sélectionné —encore ne lui avait-on donné aucun détail. C'est le jury qui choisit à la fois l'élu et le cas. Jusqu'à la proclamation, tout le monde l'ignore. Marfise, simulant la confusion, posa sa main sur celle du garçon et, de l'autre, entrouvrant sa combinaison comme si la chaleur de la honte l'excédait, eut un profond soupir que Brandimart n'entendit pas, tant il était intéressé par le buste à demi dénudé de la fille. Les yeux mouillés d'une feinte tristesse, elle expliqua que, sûre de gagner grâce à son excellent dossier scolaire, elle avait circonvenu Oldenbarnevelt pour qu'il choisisse ce cas. Comme peu importait au vieux Julius, il n'avait pas été difficile à persuader. Et voilà que sa note en physique galactique n'avait pas été assez bonne. Au lieu d'être première, elle avait eu le même score que lui, et la chance lui avait fait défaut. — Mais pourquoi, demanda Brandimart, attribuent-il le cas à une seule personne ? la chose semble assez complexe pour admettre plusieurs investigateurs. Malicieusement, Marfise défendit la procédure : le cas est le support de la thèse, la thèse est individuelle, et donc le cas aussi. Il leur fallait bien choisir l'un de nous. Dommage pour toi, tu ne pourras pas surveiller en permanence la cité, le bourg, les îles, les environs, et suivre les uns et les autres. Même à deux, ce serait difficile, alors tout seul... et en plus, pour ce temps et ce lieu, ton latin a des défauts de syntaxe et de vocabulaire, ta prononciation est défectueuse, et tu n'imagines pas l'accent avec lequel ils parlent leurs sous-dialectes de franco-provençal... Le jury t'a fait un cadeau empoisonné, conclut-elle avec compassion en passant son bras autour de son cou. Brandimart, à la fois énamouré et effrayé, soupira fortement. Il faut nous associer, dit-il, mais comment les convaincre, à présent que la décision est publique ? Marfise, dissimulant sa satisfaction, emplit les coupes de cristal d'un liquide très pâle : buvons à notre improbable succès ! Suivant un ancien rite, ils nouèrent leurs bras pour boire. Brandimart se sentit soudain capable de convaincre n'importe qui, fût-ce le vieux Oldenbarnevelt. Marfise multiplia à plaisir les objections pour l'ancrer dans sa volonté. Il n'eut pas conscience qu'elle lui inspirait l'idée qu'il énonça soudain triomphalement : séparons les terrains, l'un prendra la cité, l'autre le bourg ! aussi aurons-nous deux sujets différents, tout en nous associant pour tenter de résoudre l'énigme criminelle. La fille souleva quelques difficultés puis, comme pour lui faire plaisir, accepta. Ils burent encore du délicieux breuvage importé à grand prix d'une planète lointaine où poussait la vigne. Brandimart, échauffé, ressentit quelque vertige en se levant pour enlacer Marfise. Ils passèrent la nuit ensemble à leur satisfaction mutuelle. En trois siècles, la biologie humaine n'avait pas changé et, selon la maxime des filles lunaires, quand la prise est branchée le courant passe. Tard dans la journée, Brandimart s'éveilla un peu vaseux. Il trouva un délicieux petit mot de Marfise. Elle lui avait laissé un peu de poudre jaune à avaler "pour te sentir en forme". L'effet fut immédiat. Brandimart, avec le sentiment que rien ne pouvait lui résister, courut voir Oldenbarnevelt. Marfise, déjà passée, l'avait convaincu. Brandimart dut écouter un long discours sur la déontologie de la recherche et souscrire à un contrat d'association- dissociation de ses travaux et de ceux de Marfise, contrat qu'elle avait déjà signé d'un paraphe compliqué. L'idée n'est peut-être pas mauvaise, conclut Oldenbarnevelt. Ca ne coûte pas plus cher qu'il y ait une, deux ou dix personnes devant les écrans. Cette expérience intéressante pourrait changer la procédure. N'oubliez pas que vous avez un crime à élucider : quelle que soit la qualité de vos observations, ni l'un ni l'autre n'aurez votre diplôme si vous n'apportez pas au moins un élément de réponse à l'énigme du meurtre d'Evariste. Maintenant, allez à l'Atelier, votre associée y est déjà. 2. PréparatifsArrivé à l'Atelier, Brandimart trouve Marfise en combinaison de travail informe, installée comme chez elle. Rayonnante de sympathie, elle fraternise avec tout le monde et, s'il se mêle aux sentiments des mâles une claire convoitise sexuelle, cela ne perturbe nullement les femmes. Curieusement, l'Ingénieur en chef (l'Ingé, dit-on) s'adresse à elle en employant le vocable Godzina : dans la langue synthétique qui s'est formée sur la Lune, ce terme dont on ignore la signification, est une marque de respect prononcé, assez rarement employée. Brandimart croit voir Marfise lancer un regard d'avertissement. L'Ingé les conduit à une salle de réunion pour leur donner un aperçu de la technologie. — Tu m'expliqueras après, murmure-t-elle à Brandimart, tu connais mes faiblesses en physique cosmique. L'ingénieur, lui aussi sous le charme, la rassure. Il ne va pas faire la théorie, juste les rendre conscients des limites d'une expérience "aussi extraordinaire que frustrante". Tout repose sur "le principe de Clorinde" : au début du XXIe siècle, elle a postulé, contre le sens commun et la science admise, que le Cosmos ignore le Temps et ne connaît que le mouvement. C'est l'homme qui assimile les deux. Godzina Clorinde (il prononce le nom avec révérence) a posé sa fameuse question "Où est hier ?" et a expérimenté avec succès la transmission inter-temporelle. Puisque, disait-elle, nous savons où était la Terre hier ; et puisque la lumière va dix mille fois plus vite qu'elle ; alors, il est possible à la Terre d'hier de recevoir un message radio de celle d'aujourd'hui. Quoique, en ces temps primitifs, ce fût un paradoxe fou, cela fonctionna. Au moins dans une certaine mesure, car leurs connaissances scientifiques embryonnaires ne suffisant pas pour élaborer la théorie nécessaire, ils se heurtèrent à de nombreux obstacles. Nous, sur la Lune, nous avons remplacé la transmission par l'observation, repris et parachevé les recherches de Clorinde. Nous "voyons" aussi loin en arrière que nous voulons. Votre exercice... — Mais alors, le coupe Brandimart, excité, nous pourrions éviter l'apocalypse de 2049 et ses milliards de morts ? les prévenir ? intervenir ? Dès l'école élémentaire, tous les enfants ici apprennent par quels enchainements la catastrophe est arrivée et les moyens simples qui l'auraient évitée... L'Ingé le reprend : — Votre émotion vous égare. D'abord, nous ne pourrions pas. Pensez notre dispositif comme un télescope surpuissant : il montre le passé, il n'agit pas dessus. En outre et surtout, "la limite de Clorinde" s'énonce ainsi : le cours des événements résulte d'interactions dont les facteurs sont multiples et la plupart aléatoires. On peut agir sur un fait ponctuel, pas sur un processus systémique. Méditez là-dessus, vous comprendrez. La Catastrophe est un passé définitif, aussi révolu que le Déluge des anciennes légendes. Marfise, frémissante, veut dire quelque chose, l'Ingé la regarde, elle se tait. Brandimart se force à retrouver son calme, tandis que l'Ingé revient au sujet : localiser la Terre dans l'Univers à plus de mille années de nous, un certain jour de 1150, n'est pas une opération simple. La rotation de la planète autour du soleil est affectée d'irrégularités et tout est en mouvement. Rappelez-vous votre cours de physique cosmique (Marfise fait un clin d'œil à Brandimart) : le système solaire "tourne" autour du centre galactique ; ce dernier "tourne" autour de l'amas qui lui-même gravite autour d'Hydra Centaurus, le tout à des vitesses et avec des orbites différentes, pas toujours constantes, tandis que l'univers lui-même est en expansion. Aussi, est-il impossible de garantir le jour de l'observation. L'approximation courante est ±30 jours. — Et vos calculs, interroge Brandimart, sont-ils hypothétiques ou savons-nous tout avec certitude ? L'Ingé sourit : quoique bien des choses demeurent inconnues, cela ne nous a jamais gênés. Approximativement, votre année 1150 est à dix mille milliards de kms de nous, soit un peu plus d'une année-lumière. C'est pourquoi la liste des "cas" est arrêtée longtemps à l'avance et on n'en tire que deux par an. Soyez bien conscient de cette année de décalage. Vous travaillez en temps différé et toute la procédure est automatique. Notre faisceau a atteint votre objectif il y a un an, le faisceau-retour est en route : dans quelques semaines, vous le recevrez et ce sera à vous de jouer. Vous ne serez peut-être pas entièrement satisfaits : le faisceau diffracte en une dizaine de sous-faisceaux dont cinq ont été pointés par des historiens spécialisés sur les endroits qu'ils ont jugés décisifs et cinq se déplacent aléatoirement. Tous donnent des images d'excellente qualité sur lesquelles vous pouvez zoomer. Il arrivera nécessairement que vous souhaiterez voir et entendre autre chose. Vous ne pouvez rien faire ni rien régler. Brandimart regarde Marfise, un peu déçu et très effrayé du puzzle qu'ils vont avoir à débrouiller. L'Ingé qui assiste à cette réaction deux fois par an ajoute avec sympathie : — Ces limites vous font oublier que vous allez vivre une expérience invraisemblable : voir et entendre des gens morts depuis plus d'un millénaire dans un endroit aujourd'hui disparu. Au lieu de vous contenter de traces, vous partagerez leur vie. Et, souriez !, vous ne souffrirez ni de la puanteur, ni des parasites, ni des maladies, ni de la nourriture inadaptée. Et, réjouissez-vous !, avec les faisceaux, vous verrez la nuit et, le jour, votre regard traversera le brouillard qui règne là-bas en permanence et rend les gens comme aveugles. Et, exultez !, pendant les trois mois de l'expérience, tout sera enregistré ici, vous pourrez tout réétudier à loisir si vous en avez besoin. Brandimart le regarde avec un franc sourire, encore un peu pâle. Il le remercie vivement et demande la carte qui permettra de connaître l'emplacement des "caméras" fixes. Sans bien savoir à quoi s'attendre, il s'imaginait qu'il dirigerait l'observation à son gré, un peu comme en déplaçant une caméra cachée. Abasourdi par les contraintes de l'exercice, une incongruité l'a frappé et ensuite a été chassée par le flot d'informations. Il la cherche vainement. Machinalement il accompagne Marfise à la piscine car, dit-elle, il faut de la détente et de l'exercice pour se remettre les idées en place. Tandis qu'il nage mécaniquement, l'idée s'approche et s'enfuit. Tout à coup il l'attrape : Marfise, après les examens, a convaincu le prof de choisir ce cas qu'elle pensait décrocher. Mais tout cela était prévu et en place depuis deux ans. Que signifie ce mensonge ? Et qui est "Godzina" Marfise ? Il l'a croisée aux cours, l'a regardée avec plaisir (et un peu d'appréhension), l'a rencontrée dans des activités collectives, c'est tout. Jusqu'à leur corps à corps brutal dans le couloir et si doux cette nuit, ils n'ont rien partagé. Il ne sait rien de celle avec qui, pendant trois mois, il va vivre cette bizarre expérience qu'elle aborde, c'est clair, avec un objectif déterminé et secret. Comment sait-elle déjà tant de choses sur le "cas" ? Quittant la piscine, il commence son enquête par Oldenbarnevelt. Pour une fois, le vieux professeur l'accueille gentiment : — Vous venez pleurnicher, c'est pareil chaque fois. L'étudiant croit qu'il se baladera partout et, quand il s'aperçoit des contraintes, il pleurniche sans plus penser à la chance incroyable qu'il a... Brandimart pleurniche donc un peu et, pour arriver au but de sa visite, en rajoute : — Je crains de ne pas être qualifié pour ce cas. Marfise en sait tellement plus que moi. Elle a l'air d'un poisson qui va retrouver son bocal. — Oui, oui, bougonne Oldenbarnevelt, elle adore ce cas. Hésitant un peu, il poursuit : — Je vous avoue que ce n'était pas le cas prévu pour ce semestre. Au moment du jury, elle a remué ciel et terre (si je puis m'exprimer ainsi quand nous sommes trois cents mètres au-dessous du sol !)... — Mais je viens d'apprendre que tout est programmé plus de deux ans à l'avance. — Oui, bien sûr, mais ça ne fait pas de différence. Les enregistrements sont stockés. Que l'étudiant regarde ce qu'apporte maintenant le faisceau-retour ou ce qu'il a apporté il y a trois ans, c'est pareil pour lui. Normalement, vous auriez eu un autre cas. — Je vois. Mais qui connait la "bibliothèque" des cas ? Un étudiant ordinaire, moi en l'occurrence, n'en sait rien. Et, si je savais et qu'un d'entre eux m'attire, que pourrais-je faire ? Venir vous voir pour quémander ? vous diriez que c'est le jury qui décide. Oldenbarnevelt, embarrassé, lui fait écho : — En effet, le jury décide. Et il se tait. Brandimart, frôlant l'impolitesse et l'indiscrétion, insiste : — Je ne comprends pas comment et pourquoi Marfise a convaincu (il allait dire "influencé") un jury inaccessible. Mais, si elle a un tel pouvoir de persuasion, pourquoi ne s'est-elle pas fait attribuer le "cas" ? pourquoi ce tirage au sort dont elle a été si furieuse ? Oldenbarnevelt reprend ses esprits et, à présent tout à fait à l'aise : — Jeune homme, vous confondez deux choses. Le choix de tel ou tel cas est totalement indifférent au jury, alors que la sélection du bénéficiaire suit une procédure académique rigoureusement établie dont personne n'accepterait de s'écarter. Ne vous inquiétez pas que Marfise en sache plus que vous, cela vous aidera. Ce n'est pas un concours entre vous. Cette association vous sera bénéfique. A tous égards, ajoute-t-il avec un sourire amusé. Brandimart sort, avec le sentiment que le mystère s'épaissit. Peut-être devrait-il ne pas s'en soucier. Après tout, on lui a attribué un cas. Il a une équipière qui est tout à la fois experte, jolie et coopérative. Que demander de plus ? Sa thèse est comme faite et un bel avenir l'attend. Mais... mais... il voudrait en savoir davantage. Il fait le tour de ses camarades de promotion sous prétexte de les inviter à la fête qu'il donne pour célébrer son succès. Etonné qu'il partage son cas avec Marfise, chacun se fait un plaisir de dire tout ce qu'il sait d'elle. Rien, finalement. Tout le monde l'a croisée, a partagé des activités avec elle, l'apprécie, tantôt plus tantôt moins, rien d'autre. L'annuaire lui apprend que Marfise est du secteur K, une authentique lunaire quoiqu'elle soit partie à plusieurs reprises pour les Planètes, chaque fois quelques mois. Elle a fait brillamment les études habituelles dans son secteur et elle est exonérée d'impôts. Il récapitule : cette fille (charmante ou charmeuse ?) a une connaissance approfondie du cas avant même de l'avoir vu ; elle a influencé un jury anonyme pour que ce cas soit choisi, et Oldenbarnevelt pour le partager avec Brandimart ; elle l'a invité à la Taverne interdite comme si c'était le snack de l'uni alors que c'est l'un des clubs les plus fermés (et les plus chers) de l'univers ; quoique pleine d'argent, elle ne paie pas d'impôt ; enfin, l'Ingé a employé Godzina pour s'adresser à elle. Si elle appartient aux hautes sphères (lunaires ? planétaires ?) dont Brandimart ignore tout, pourquoi cette vie banale d'étudiante ? Avoir, si jeune, un tel dossier scolaire demande, outre l'intelligence, de travailler assidument. Et lui, Brandimart, un garçon quelconque, un étudiant standard dont la bourse d'études est soumise à l'impôt. Retrouvant un humour que la succession de surprises lui avait fait perdre, il se dit qu'élucider l'assassinat de cet Evariste en 1150 sera un jeu d'enfant à côté de l'énigme de Marfise ! "le cas dans le cas" ! le deuxième mystère est plus excitant que le premier. Le lendemain, à l'Atelier, on leur fait visiter les locaux dont ils disposeront pendant l'observation et qui viennent d'être réaménagés pour deux : sur un mur, les dix écrans des capteurs donnent une vue d'ensemble ; en face, deux bureaux accolés munis d'un grand écran et d'un accès au supercalculateur : quand ils sauront ce qu'ils cherchent, il programmeront des alertes pour que les vues significatives soient signalées et archivées à part ; au fond, deux alcôves avec, dans chacune, un lit, un fauteuil et des toilettes ; et, face à une fausse fenêtre dont ils choisiront le paysage, une kitchenette et un coin repas. Rien ne les oblige à rester présents vingt-quatre heures par jour pendant trois mois, ils peuvent sortir comme ils veulent puisque l'observation est enregistrée. Toutefois, il arrive que des chercheurs se prennent au jeu et s'immergent complètement dans leur cas. Quelques-uns s'y sont noyés, on leur expliquera plus tard les précautions à prendre. Marfise pose sur le bureau le plan de leurs futurs exploits. La structure des lieux est fortement marquée : d'une part, la rivière, le fleuve, et leur confluence ; d'autre part, deux retombées de montagnes, l'une au nord, l'autre à l'ouest, qui descendent assez roidement vers la plaine. Marfise montre la cité de l'évêque, enclose, entre le pied de la montagne ouest et la rivière : la cathédrale en construction, le donjon de l'évêque, les maisons des chanoines, la tour du gouverneur. A l'ouest, en haut de la pente, l'abbaye fortifiée, fondée par les comtes de la Forêt, où Guigues use et abuse du droit de gîte. En bas, au pied de la montagne nord, entre la rivière et le fleuve, une autre abbaye fortifiée, puis, au milieu de jardins ou de champs, un village-rue, bordé de constructions, débouchant sur un espace vide au bout duquel une autre abbaye s'érige à la jointure de la rivière et du fleuve qui la protègent. En face du donjon de l'évêque dont la rivière le sépare, celui que les Templiers font élever, il n'en est qu'aux fondations. De l'autre côté du fleuve, quelques masures apparemment sans importance. Marfise projette le plan sur un écran et marque l'emplacement des cinq "caméras" fixes : la première, dans le bourg, devant l'église, prend la rue en enfilade ; la seconde, au-dessus, offrira une vue panoramique de toute la presqu'ile ; le troisième surveille le pont de bateaux par lequel on passe de la cité au bourg ; la quatrième espionne la chambre de l'évêque (Marfise précise que, ce faisceau, "durci" pour traverser le mur, traverse aussi les personnes qu'on ne verra donc pas en images) : la dernière survole la cité d'assez haut pour couvrir aussi l'abbaye de la Forêt. Elle ajoute : — Espérons que notre joker, les "caméras" errantes, compensera les insuffisances qui se révéleront inévitablement. Brandimart observe attentivement pour mémoriser. Si l'espace est restreint, les centres de pouvoir ne manquent pas, sans parler du peuple. Il a hâte que le plan s'anime et qu'il voie à quoi ça ressemble, gens et lieux. Marfise suggère de ne pas diviser le travail entre eux. Certes, à la fin, chacun prendra un morceau pour en faire sa thèse. Pour l'instant, ne vaut-il pas mieux qu'ils partagent ? Elle ajoute qu'elle a l'intention de travailler en temps réel et de mener l'enquête à terme sans recourir aux enregistrements, sauf pour des vérifications ponctuelles. Brandimart demande comment on peut vivre une telle expérience : on apprend le combat bien proprement en salle et on se trouve jeté au milieu d'une bataille sanglante dont on ignore les tenants et les aboutissants. — Oui, répond Marfise d'une voix rêveuse, les premiers jours sont affolants. Rien ne se conforme à ce qu'on imaginait. On est comme un joueur de dames devant une partie d'échecs. Les premiers jours sont perdus, heureusement on peut les rattraper avec les enregistrements. Après, on s'habitue. Enfin, certains s'habituent, d'autres abandonnent. — Mais comment sais-tu cela ? demande Brandimart. Marfise sursaute et revient à elle : — Comment ? je ne sais pas, on m'a dit des choses, j'en suppose d'autres. J'ai fait quelques simulations. Tu ne sais pas qu'il y a des exercices ? un patchwork d'extraits de cas anciens. — Non, je ne sais pas, grogne Brandimart. Nous avons suivi les mêmes cours et j'ai l'impression qu'on m'a donné la version pour enfants et à toi celle pour adultes. Je ne sais pas qui tu es, qu'est-ce que tu as fait, qu'est-ce que tu veux. Je ne sais rien et toi tu sais tout. Marfise s'approche de lui et, l'enlaçant, se fait câline. Il oublie ses questions. 3. KaléidoscopePendant quelques jours, Brandimart a l'impression de regarder dans un kaléidoscope tandis qu'un concasseur le secouerait dans tous les sens. Avant que l'observation commence, ils se sont accoutumés à gérer les dix écrans, ils ont appris à les programmer et à sélectionner les vues sur lesquelles fixer leur attention. Ils ont compris qu'il ne faut pas essayer de tout voir tout de suite, qu'une phase préliminaire est indispensable. Ils se sont exercés dans une des salles de surveillance de la police des couloirs où des centaines d'écran fonctionnent en même temps sans que les superviseurs ne soient incommodés et sans qu'ils ratent le moindre incident : saisir les anomalies et oublier le reste, telle est la règle. Mais dans l'univers de 1150, qu'est-ce qui n'est pas anomalie ? Quand les écrans s'allument (les images sont d'une étonnante qualité), prudemment, ils ont coupé le son pour se concentrer sur la vue générale. Elle ressemble peu au plan. Certes, il y a la rivière, le fleuve, leur confluence et les deux montagnes, un paysage d'une étonnante ampleur dont on aperçoit les arrière-plans couverts de forêts et, au loin, des montagnes enneigées. Dans ce décor grandiose, les traces humaines paraissent insignifiantes. Le bourg ? quelques dizaines de maisons basses en torchis, posées irrégulièrement le long d'une piste boueuse. La cité ? une mince bande de bâtiments entre la rivière et la pente dont la clôture consiste plus souvent en palissades qu'en remparts. Les trois abbayes ? des masses de champs et de pâtures, parmi lesquelles quelques constructions. Seuls émergent le donjon de l'évêque, une solide bâtisse de pierre, l'église de la cité et celle du bourg. La plupart des toits sont couverts de chaume, la plupart des bâtiments sont faits de bois ou de torchis, et les animaux, plus nombreux que les hommes, paissent, fouissent, grattent partout. Quant aux humains, petits, sales, déformés, vêtus d'espèces de sacs, ils paraissent misérables. Le pandémonium se déchaîne quand, zoomant sur un maigre marché en plein vent, ils ouvrent le son. On n'entend que cris inarticulés dans lesquels Brandimart reconnait à peine les échos du franco-provençal dont il vient de s'imprégner. Il s'attache à une discussion entre un qui semble être un vendeur et un qui semble un acheteur. Il ne comprend rien à leurs propos, coupés de longs silences et de gesticulations, pas même l'objet de la négociation, si c'en est une. Ils prononcent les mots en escamotant la moitié des syllabes et, même lorsque l'un d'eux brandit un chou en parlant, Brandimart a l'impression qu'il s'agit d'autre chose. Usant du zoom il regarde autour de lui, tout est d'une saleté effrayante et, quoique la population rassemblée ici soit peu nombreuse, elle fait tant de bruits incompréhensibles, s'active de manière si désordonnée, qu'elle semble une foule. Brandimart tente sa chance de l'autre côté et dirige son observation vers les chambre de l'évêque. Le faisceau traverse les murs et les corps, ne montrant que des tâches indistinctes à la place des hommes. Brandimart se réjouit de n'en voir que deux. Il doit être exceptionnel que l'évêque, si c'est bien lui, ne soit pas entouré de sa suite. Il espère assister à une conversation secrète, et il espère comprendre. Leur langue est bien le latin commun mais il ressemble peu à celui que Brandimart connait. La prononciation est bizarre et l'ordre des mots aléatoire. Brandimart croit deviner un litige entre l'évêque et le chapitre. Il multiplie les vues, s'étonnant de la médiocrité matérielle et de l'altérité humaine. Il se rappelle les récits des explorateurs des anciens temps qui arrivaient au sein de peuplades dont ils ne connaissaient ni la langue ni les mœurs. Pourtant, lui, il étudie cette période depuis des années et pensait la connaitre. Il erre absurdement à travers les images et les sons. Quand, la nuit tombe là-bas, le faisceau n'en est pas affecté, la lumière prend une teinte bleutée. Il n'y a plus personne dehors, chacun est rentré. Ce sera bientôt le couvre-feu et la fumée cessera de sortir des cheminées. Plus personne ? pas tout à fait, des silhouettes furtives vont et viennent. Qu'est-ce ? Soudain, les écrans s'éteignent (l'enregistrement continue) et le monitoring médical entre. Brandimart se lève péniblement. Dix heures ont passé comme une minute. Il est ankylosé, endolori, perdu et, s'aperçoit-il, affamé. Jetant un œil sur Marfise, il la voit pâle et concentrée. Il touche son épaule et la secoue doucement : elle semble sortir d'hypnose et, le regard vague, secoue la tête. L'équipe médicale les a surveillés en permanence et, à présent les ausculte et procède à des prélèvements. Dans le passé des chercheurs, immergés dans leur exploration, sont morts d'épuisement sans même s'en apercevoir. Depuis, des procédures de contrôle ont été mises en place. Brandimart et Marfise ont été affectés par leur première journée, sans que leur état soit critique. On leur donne des reconstituants. Dans trois jours, ils seront examinés par les psychologues et feront le point avec les ingénieurs. Pour l'heure, on leur apporte à manger, ils dévorent sans parler. Brandimart se sent incapable d'exprimer ce qu'il a ressenti. Marfise aussi, peut-être. Ils se douchent, se couchent et, épuisés, s'endorment aussitôt. Brandimart a juste le temps de se demander à quoi il ressemblera après trois mois de ce régime. Les trois jours suivants sont semblables. Brandimart se familiarise avec les lieux (les îles l'attirent curieusement quoique, étant à la limite du champ, on n'en voie pas grand chose). Mais les êtres restent indéchiffrables, quelque langage ils emploient. Brandimart lorsqu'il a (rarement) le temps de penser rêve que la technologie permette de sous-titrer les propos. S'il les lisait il comprendrait quelque chose. Aucune trace d'un quelconque "Evariste" que les récepteurs sont programmés pour signaler (dans tous les variantes phonétiques imaginables de ce vocable). Brandimart, en peu de temps, a assisté à d'innombrables rixes. Elles se déclenchent sans raison apparente, se déroulent avec une maladroite brutalité et se terminent par une réconciliation (réelle ou simulée), ou par la fuite de celui qui a le dessous, et parfois par un cadavre que le vainqueur ne prend pas toujours la peine de jeter à la rivière. Les spectateurs, lorsqu'il y en a, s'amusent de la bagarre et restent, le plus souvent, indifférents à son issue. Parfois, les antagonistes ont des alliés et la mêlée devient générale, sans que nulle police intervienne. Les Puissants ont des hommes d'armes qui, malpropres, désordonnés et agressifs, ressemblent plus à une meute de chasse qu'à une troupe, ne servent que leur maître (s'ils les servent) et se comportent en prédateurs à l'égard des autres, prenant ici une poule, là une fille, tout ce qui traine. Après ces quelques jours de confusion, Brandimart est prêt à abandonner, se demandant s'il oubliera jamais ce cauchemar. Lui et Marfise, aussi constamment collés l'un à l'autre qu'il soient pendant ces trois jours qu'ils passent dans la même lessiveuse, n'échangent rien, ne se parlent pas, incapables de voir l'autre. C'est alors le moment des psychologues et des ingénieurs car la pathologie de ce type d'expérience est parfaitement documentée. *** Marfise et Brandimart sont extraits, presque de force, de leur hallucination. On les conduit dans un local tout différent dont le décor simule une clairière fleurie dans une forêt majestueuse. Là, les psychologues les prennent à part et, avec une douce obstination, les poussent à s'extérioriser et à raconter ce qu'ils ont ressenti. Rien n'est plus dangereux, pour le chercheur et pour l'expérience, que de s'enfermer dans son traumatisme. Les psys ont la difficile tâche de recentrer le chercheur sur lui-même, sur la réalité à laquelle il appartient et sur son projet. Ils ont pour mission de lui inculquer les principes d'une "hygiène temporelle" qui lui permettra de rester à distance. Et, en même temps, il leur faut réveiller en lui le "postulat anthropique" : ces êtres qu'il voit sans les comprendre comme des monstres exotiques, ce sont des hommes, des hommes différents, mais des hommes, un moment d'un continuum. L'incompréhension n'entraine pas l'exclusion. La question du mandarin chinois vient alors : les tueriez-vous si la technologie le permettait et si c'était nécessaire à l'expérience ? A ce stade, le chercheur plonge dans une profonde méditation où se combattent le sentiment et la raison, ce qu'il a vu et ce qu'il sait. Les psys attendent patiemment une réponse qui habituellement (mais pas toujours) est négative. Sur la base de cette identification partielle et réticente, les psys construisent "la tour d'observation". Ces gens "là-bas", ils ne peuvent pas s'adapter au chercheur dont ils ignorent l'existence. C'est lui qui doit s'adapter, passer de l'observation à la compréhension. Tout l'art consiste à garder la bonne distance, assez loin pour rester soi-même, assez près pour qu'ils restent eux-mêmes. Le désordre que vous voyez a des structures. Ne vous laissez pas envahir par les détails, cherchez les blocs et leur dynamique. Quant à l'hygiène temporelle, c'est un ensemble de règles pour combattre la dangereuse tentation de l'immersion. L'enregistrement dure trois mois, votre étude aussi longtemps que vous voulez. Ne vous pressez pas. Faites des séances de deux heures pas plus, puis prenez quatre heures de repos : sortez, faites des exercices physiques ou prenez des notes, mais ne regardez pas d'écran. Suivez un horaire. Arrêtez tout à vingt heures. Ne commencez pas avant huit heures. Prenez deux jours de repos complet tous les dix jours. Enfin, sans anticiper ce que vous diront les ingénieurs, n'attendez pas que les détails commencent à faire sens, prenez-en un, n'importe quoi, et remontez la piste. Brandimart, reprenant confiance, a l'impression de sortir du brouillard. Il regarde enfin autour de lui la clairière fleurie et, plus loin, Marfise avec ses psys. Sa séance a l'air moins sérieuse que la sienne. Couchée avec eux sur le gazon factice, elle plaisante joyeusement. Mieux, elle flirte avec le chef d'équipe, un beau brun séduisant. Du coup, Brandimart constate qu'il a dialogué avec ses psys comme avec un écran. Il les voit enfin. Ils lui sourient, soulagés, et la chef d'équipe, une sémillante brunette, le regarde d'un air engageant. Faisant rouler ses seins dans son décolleté largement ouvert, elle lui propose une promenade dans la forêt. Voilà bien les filles de la Lune ! se dit Brandimart. Encore préoccupé, il décline gentiment l'invitation. Reprenant son ton professionnel, elle lui signifie qu'il a deux jours de repos forcé à partir de maintenant et, retrouvant sans transition son air enjôleur, lui fixe un rendez-vous. Brandimart, à demi séduit, à demi amusé, demande si c'est un geste professionnel ou personnel. Quelle question stupide ! répond-elle en le renversant sur l'herbe et en l'embrassant fougueusement pendant que les autres rient joyeusement. Les psys se retirent. Brandimart et Marfise sont conduits à l'Atelier où les Ingénieurs vont leur donner des astuces pour optimiser l'observation. Et d'abord, un cadeau : quatre jours d'enregistrement des paroles ont apporté au supercalculateur un matériel abondant qu'il a confronté à la sémantique et à la phonétique des dialectes courants là-bas. Il est déjà en mesure de réussir la reconnaissance vocale à 50% et de nettoyer les propos. Outre les variantes lexicales, la plupart des parasites proviennent de défauts physiques du locuteur, dents manquantes, maladies respiratoires, abcès etc. L'ingénieur de recherche distribue les conseils tactiques. Je ne connais rien à votre cas, dit-il, mais la routine s'applique à tous : vous êtes devant un cat's craddle, un jeu de ficelles. Vous voyez un embrouillamini. Quelqu'un qui saurait quels mouvements l'ont formé, le déferait d'un coup. Vous ne savez pas. Il faut donc prendre un bout quelconque et le suivre. Vous ignorez ce qui est significatif. Choisissez n'importe quel incident et suivez le fil. Par exemple, une dispute. Vous accompagnez les personnages, ils en rencontrent d'autres, vous les suivez etc... cela vous mènera nécessairement quelque part. Vous pensez peut-être qu'il faut partir d'en haut et sélectionner un Puissant. C'est toujours plus difficile, il y a plus de ficelles et vous vous retrouvez vite avec des nœuds inextricables. Vous ferez comme vous voudrez, je vous conseille, pour commencer, de choisir l'incident le plus anodin. Prenez-le comme un jeu d'adresse. Il faut s'exercer, réitérer maintes fois. Un autre ingénieur revient sur la gestion du temps, déjà abordée par les psys : ne vous pressez pas, le temps local n'est pas le vôtre. Faites-ça comme un travail de bureau : des horaires réguliers, des pauses, des jours de repos. Vous êtes maîtres du temps : vous pourrez passer et repasser les enregistrements quand et autant de fois que vous voudrez ; vous apprendrez à régler la vitesse et à faire défiler rapidement pour repérer les moments intéressants. Brandimart écoute attentivement ces judicieux conseils dont les trois jours de confusion qu'il a vécus lui font comprendre la pertinence. Jetant un œil sur Marfise, il s'aperçoit qu'elle est distraite, comme si elle savait déjà cela ou comme si cela ne la concernait pas. Néanmoins elle simule poliment l'intérêt. La séance terminée, Brandimart propose à Marfise d'aller boire quelque chose ensemble et lui demande ce qu'elle va faire de ses deux jours de repos. — J'aimerais ne pas les prendre, grommelle-t-elle, mais les psys auront verrouillé la porte. Je vais rentrer chez moi et potasser ma documentation. Aussi serai-je plus efficace. — Je pensais... commence Brandimart en hésitant — Oui, tu pensais que nous passerions ces deux jours ensemble à batifoler. Mais, rappelle toi ce qu'ont dit les psys, ce n'est pas sain (ils n'ont jamais dit cela, pense le garçon) : nous sommes collés l'un à l'autre tout le temps, nous ne devons pas rester ensemble pendant les pauses. Et, devant l'air dépité de Brandimart, elle ouvre une porte dans le couloir. C'est un placard dans lequel elle le pousse, le dénude, se dénude et exécute avec dextérité des manœuvres aussi voluptueuses qu'acrobatiques. A bientôt, lui dit-elle en se rhabillant. Elle l'embrasse avec chaleur et s'enfuit aussitôt, le laissant abasourdi. 4. Deux jours de reposBrandimart rejoint sa chambre et récapitule soigneusement les conseils qu'il vient de recevoir. Il reconnaît que la coupure leur fera du bien. Il a beaucoup de temps devant lui avant son rendez-vous. Il décide de jeter un œil sur le secteur K dont provient cette mystérieuse Marfise. Il n'y est jamais allé. La cité souterraine se divise en secteurs étanches. La vie est précaire : si une fuite d'air se produit quelque part, elle sera circonscrite. Les exigences de la survie, toujours présentes à l'esprit de chacun, soumettent la société lunaire — par ailleurs libérale — à des règles strictes et acceptées. L'air qu'on respire, l'eau qu'on boit, ce qu'on mange et ce qu'on voit, tout est artificiel et menacé. Ce défi permanent stimule la recherche et l'inventivité pour le profit de tous. Néanmoins, cette situation a quelque chose d'irrationnel. La moitié des données suffirait à l'ordinateur le plus primaire pour conclure qu'il ne faut pas rester mais partir sur les Planètes où la vie est facile. L'Université, comme les bâtiments officiels et administratifs, appartient au secteur A. S'il n'est pas interdit aux habitants d'un secteur d'aller dans un autre, personne n'en a besoin ou envie. Un couloir est un couloir, même s'il est orné d'un décor factice. On ne demeure pas sur la Lune sans une certaine dose d'introversion et de résignation. Il n'y a rien à voir de plus dans les autres secteurs. On trouve dans le sien tout ce dont on a besoin, et les rassemblements collectifs se font dans un lieu commun central auquel chaque secteur accède par un sas hermétique. C'est là que se tiennent les représentations théâtrales, les concerts, les compétitions sportives, les rares meetings politiques. Le Forum, c'est son nom, est entouré de restaurants et de toutes sortes de boutiques où se font les éventuelles rencontres entre habitants de secteurs différents. Aller au secteur K, ne nécessite ni raison, ni prétexte, ni invitation. Tous les secteurs sont ouverts. Toutefois, il faut un laissez-passer sans quoi les sas ne s'ouvriront pas. Il s'obtient instantanément, sans coût et sans discussion mais il est indispensable. La vie de chaque Lunaire est rare, précieuse et vulnérable : l'administration de chaque secteur suit donc en temps réel la position et l'état de ses habitants. Brandimart se connecte, sélectionne "déplacements" puis "K" et reçoit un code. La cité n'est pas organisée selon un plan régulier. Les premiers secteurs ont été creusés à partir de la base internationale, dans l'urgence et au hasard. Quand la population a augmenté, on a creusé plus loin, et ainsi de suite. Il n'y a pas de hiérarchie ni de ségrégation sociale. La richesse ne compte plus quand elle ne sert à rien. Quelqu'un qui voudrait changer de secteur le pourrait, mais pourquoi faire ? K est le plus récent, et donc aussi le plus lointain. Brandimart affiche sa destination et se laisse guider, de trottoir roulant en trottoir roulant. Au bout de son secteur, il arrive devant le sas, gros comme une écluse. Son code déverrouille une étroite ouverture par laquelle il s'introduit dans le secteur suivant, très semblable à celui qu'il vient de quitter. Il finit par arriver au K. Brandimart sait que la mise en place des derniers secteurs a bénéficié des technologies les plus efficaces et les mieux appropriées. Le résultat le surprend : le "plafond", au lieu d'être à une dizaine de mètres comme d'habitude, est beaucoup plus haut, donnant presque l'impression d'un ciel, impression que renforcent des effets de nuage et de changements de lumière. Les couloirs sont plus larges et bordés d'apparences d'arbres où chantent des apparences d'oiseaux. Les bâtiments, au lieu de s'étendre kilométriquement, alternent petits immeubles et maisons individuelles. Même si tout est factice, le secteur K a un air de paradis. Il est orné de fontaines où la précieuse eau lunaire coule à flots (la même, perpétuellement recyclée). Sans savoir pourquoi, Brandimart se dirige vers l'adresse qu'avait Marfise ici. Il traverse une forêt (une illusion de forêt) et, au moment où les feints nuages s'écartent pour laisser passer une feinte lumière solaire, il découvre un château, hérissé de tours et de tourelles, comme sur la vieille Terre, à moins que ce ne soit aussi une illusion. Il s'approche, on lui demande aimablement ce qu'il cherche, il ne sait que répondre, salue et s'en va. Il cherche la "place" (chaque secteur a une "place" où se regroupent les commerces et les activités récréatives). Il entre dans un bar, assez animé. Hommes et femmes ont la même allure que partout ailleurs. Brandimart dispute quelques parties de billard, bavarde avec les unes et les autres, se demande s'il obtiendrait des renseignements en avouant son statut de "visiteur". Mais quels renseignements demander ? Qu'y-a-t-il ici qui donne l'impression d'une différence ? Est-ce seulement l'effet d'un plus grand espace et des dernières technologies d'aménagement ? Brandimart, perplexe et rêveur, franchit le sas en sens inverse et rentre chez lui. Pour voir, il formule une demande de déménagement dans le secteur K. La démarche est possible, quoique peu fréquente. La Lune est une société libre, aucune justification n'est requise. La machine administrative répond aussitôt positivement : quand Brandimart en aura fini avec l'Université, un logement lui sera attribué. Le secteur K est donc ouvert, au moins en principe, et ses habitants ne jouissent pas de privilèges particuliers. Pourtant, le secteur lui fait penser à ces "quartiers ouest" des grandes villes de la Terre où les gens aisés coulaient des jours paisibles dans des châteaux ou villas ensoleillées au milieu de la verdure... Il garde l'image du palais qu'il a vu (ou cru voir) à l'adresse de Marfise. Tout ceci est étrange et le mystère augmente encore. S'apercevant de l'heure, il se change rapidement et court au rendez-vous que lui a donné la pétulante chef des psys. Lucette, je m'appelle Lucette, dit-elle en l'enlaçant. Sans lui laisser le temps de parler, elle l'entraine dans un tourbillon d'activités récréatives avec toutes sortes de gens amusants et agréables. Puis elle conduit Brandimart chez elle, se jette avec lui sur son lit et le consomme avec entrain. Ensuite Brandimart reprend l'initiative et la consomme avec entrain. Ils se trouvent réciproquement excitants et se le prouvent à plusieurs reprises. Quand ils s'éveillent, Brandimart, encore tout amoureux, lui demande s'ils se reverront lors de sa prochaine période de repos. Le caressant à le faire frémir, Lucette répond, mutine : qui sait ? Et, soudain sérieuse, elle ajoute : ta co-équipière m'inquiète. Elle fait semblant de jouer le jeu mais elle pense à autre chose. De plus, cet exercice ne s'est jamais fait en tandem. Brandimart, détendu, se sentant en confiance, raconte comment se sont passées les choses. Cette fille est un mystère. Nul ne sait rien d'elle. Il parle de ses étonnantes connaissances, de son comportement bizarre pendant l'observation. Quelque chose le retient cependant de mentionner le titre "Godzina" que lui a donné l'Ingé. Mais, cédant à la sympathie de Lucette et se sentant fondre à son contact (elle est à présent couchée sur lui), il parle du secteur K et de l'impression étrange qu'il lui a laissé. Lucette, indifférente (oui, c'est le dernier, donc le plus réussi), multiplie ses questions à propos de Marfise. Brandimart, soulagé d'avoir parlé, la taquine : tu es jalouse ! Elle éclate de rire et cite une de leurs fameuses maximes quand tu verras une fille de la Lune jalouse, tu pourras habiter sur la Terre. Brandimart lui dit au revoir. Cela prend beaucoup de temps à plusieurs reprises. L'ardente Lucette finit néanmoins par s'habiller, réitère les conseils d'hygiène temporelle et, au moment où il part, décide de l'accompagner. Une fois dehors, ils s'aperçoivent qu'ils meurent de faim et entrent dans le premier restaurant. Pendant qu'ils dévorent, apparaît par hasard Locrin, le beau brun qui dirigeait l'équipe des psys de Marfise. Il se joint à eux et la conversation, après quelques tours et détours, revient à Marfise. D'habitude, après les premiers jours d'immersion, les gens sont choqués, hébétés, il faut beaucoup d'efforts pour les faire revenir à eux-mêmes, Brandimart en sait quelque chose. Avec elle, dit Locrin, c'était comme si elle revenait du supermarché. Elle était anormalement normale et, très vite, elle a pris la direction de l'entretien et nous a amusés en racontant des histoires. Toutefois, on sentait que quelque part en elle se dissimulait un bloc fermé, une pensée secrète. Brandimart, avec plus de précautions et de réticences que tout à l'heure, expose le curieux intérêt de Marfise pour le "cas" qu'ils étudient. Moi, on me l'a donné, j'ai une thèse à faire, donc je m'intéresse à mon travail. Elle, elle l'a voulu et a intrigué pour que ce "cas" sorte. Locrin et Lucette demandent des détails sur le cas. Rien n'interdit à Brandimart de les donner, il décrit le temps et le lieu, s'inspirant davantage de ses connaissances académiques que de ce qu'il a vu sans comprendre. Le cas n'est pas célèbre, pas spectaculaire, pas même significatif. Une bourgade de sauvages dans un marécage et une énigme anodine (Evariste). Les deux psys émettent des doutes sur la santé mentale de Marfise. Ne serait-elle pas profondément schizophrène ? Ils ont un long aparté plein de termes techniques. Brandimart s'ennuie et le tour que prend la discussion lui déplait. Il défend Marfise, avec plus de conviction que d'arguments et, rougissant sous le regard amusé de Lucette, demande à Locrin s'il l'a "revue" après. Ah ! s'exclame Locrin en riant, j'aurais bien voulu ! je lui ai donné un rendez-vous (tiens donc !, pense Brandimart) et elle n'est pas venue. J'ai attendu une heure. Pourtant, j'avais l'impression de lui plaire... Les deux psys se consultent du regard puis Lucette, sortant son terminal, se connecte à la machine administrative du secteur pour savoir ce qu'a fait Marfise de son repos. Pour faire face à toute éventualité, chaque habitant, en continu, est suivi par la machine. La vie privée reste, pour l'essentiel sauvegardée car la machine ne s'occupe pas de ce que font les gens et ceux-ci, conscients de vivre en plongée dans un sous-marin fragile, acceptent sans réticence. Lucette, étonnée, transmet : elle n'a pas bougé de chez elle, elle s'est fait livrer ses repas et n'est pas sortie. Ce n'est pas sain, elle aurait dû se distraire. Non, dit Brandimart, elle ne voulait pas. Elle voulait réviser sa documentation. Il les quitte et, tandis qu'il marche dans le couloir qui simule une berge de rivière, Marfise dont il a tant été question lui inspire soudain une espèce de tendresse. Les Lunaires ne sont pas des sentimentaux, toutefois, en pensant à la mystérieuse fille enfermée chez elle dans son obsession, à la séduisante fille, en s'étonnant de leur rencontre, Brandimart l'appelle par vidéo. Il s'attend à la trouver hagarde d'avoir trop travaillé, abrutie d'être restée à son bureau. Peut-être refusera-t-elle l'appel. Non, elle le prend. Nue, elle fait l'arbre droit. Sans se soucier de son absence de vêtements, elle salue joyeusement Brandimart qui, la trouvant plus jolie que jamais, s'étonne de sa posture. Je fais ma gymnastique dit-elle. Elle continue un moment ses exercices tout en devisant de choses et d'autres puis, se remettant en position normale, elle enfile un kimono et se laisse mollement tomber sur un sofa. Brandimart lui demande de ses nouvelles. Elle répond par une longue phrase dans une variante de "franco-provençal" incompréhensible. Je vois à ton air ahuri que tu n'es pas encore tout à fait au point, commente-t-elle. Je disais, traduit-elle, que je passerais volontiers la soirée avec toi mais cette fille t'a épuisé et tu ferais mieux d'aller dormir. Brandimart, répondant "tic pour tac", lui demande pourquoi elle n'est pas allée au rendez-vous de Locrin. Ah ! j'avais bien envie de lui, dit-elle, mais autre chose à faire. Brandimart lui fait part des inquiétudes des psys à son propos. Elle rit : normal, ils sont là pour ça. Il insiste sur l'impression qu'elle leur a donnée d'être "anormalement normale" et de cacher quelque chose. Elle rit de plus belle : oui, je cherchais à leur cacher que je n'aime pas les psys ! Ils veulent à nous aider, et peut-être t'ont-ils été utiles, mais tu connais la maxime : la survie de chacun dépend de tous, je pense que l'inverse est vrai aussi : la survie de tous dépend de chacun. Si chacun était assez fort pour se débrouiller tout seul, la société serait plus solide. Avant de prendre congé, Brandimart suggère que, lors d'une prochaine période de repos, elle lui fasse visiter le secteur K. Elle referme les pans de son kimono, ses yeux s'étrécissent : ah c'est vrai tu es allé là-bas... Brandimart lui fait part de son étonnement et du sentiment d' "aération" qu'il a éprouvé. Elle l'écoute un moment et le coupe : que cherchais-tu là-bas ? Brandimart répond brutalement (à sa propre surprise) : Toi. Et il coupe le contact. 5. EvaristeLe lendemain, Brandimart et Marfise se réinstallent devant les écrans. Le garçon a bien l'intention de suivre les conseils qu'on lui a donnés. Elle, elle annonce aussitôt qu'elle s'en moque. Brandimart fait défiler en accéléré les images des deux derniers jours, cherchant un fil à tirer. Regardant la cité, déserte la nuit, dont les "caméras" percent l'obscurité, il croit apercevoir des mouvements. Il ralentit l'enregistrement, augmente la luminosité et le grossissement, et il distingue d'énormes bêtes répandues dans les deux rues, très occupées à dévorer les innombrables ordures qu'elles rencontrent. Il écoute et entend des couinements. Ce sont de monstrueux cochons, des sangliers plutôt, quelque chose entre les deux. Au moment où il va appeler Marfise, une silhouette sort d'un bond d'une maison, se jette sur la bête la plus proche, lui tranche la gorge et disparait. Après quelques cris aigus, l'animal cesse de bouger. Les autres, accourus, se battent pour le dévorer. En peu de temps, il n'en reste plus rien. Brandimart, blême, court aux toilettes pour vomir. Jamais il n'a vu une telle horreur. Avec le grossissement maximal qu'il avait réglé, il n'a raté aucun détail et les petits yeux brillants le hantent. Marfise, le voyant choqué, regarde à son tour sans s'émouvoir. Quand il revient, encore tremblant, il lui raconte la scène affreuse. Marfise, attentionnée, le prend dans ses bras et le réconforte. Il ne sait que balbutier : qu'est-ce ? qu'est-ce ? Les écrans s'éteignent. Deux heures ont passé comme un instant et les psys ont introduit une régulation pour les inciter à se reposer. Marfise attire Brandimart dans un canapé, lui donne une boisson chaude et, comme une psy, lui ordonne de sortir et de courir dans le couloir en faisant des exercices respiratoires pendant vingt minutes. Brandimart s'exécute. Quand il revient, il se sent mieux : qu'est-ce ? redemande-t-il. Marfise (comment le sait-elle ?) lui explique que les gens des chanoines entretiennent un cochon pour chacun. Le jour, les bêtes restent dans leur soue, au bout des potagers, et la nuit on les lâche. Comme la cité est close, ils ne peuvent pas sortir et ils se nourrissent des ordures. — Le service de nettoyage en quelque sorte, commente Brandimart qui reprend le dessus. — Le guet, aussi, corrige Marfise. Ils sont tellement féroces que, s'ils rencontrent un enfant, ils le bouffent. Et même un homme ne leur fait pas peur. Quand ils ne trouvent pas assez de pitance dans les rues, ils enfoncent les clôtures pour s'introduire dans les jardins. Aussi est-ce la terreur dans la cité dès que la nuit tombe. Seuls leurs porchers arrivent à les contrôler. Le matin, ils les sifflent et les bêtes, repues, rentrent à la niche. — Combien y en a-t-il ? — Une par chanoine, ça fait douze. Bien sûr, ils en ont plein d'autres à la campagne mais la tradition qui leur donne ce droit de pâture dans la cité limite leur nombre à celui des chanoines. — Je n'ai pas réussi à compter, observe Brandimart qui lui fait revoir la scène de l'exécution. — Quelqu'un a osé !, s'ébahit Marfise. Tous désirent les tuer mais ils ont trop peur, à la fois des cochons et des chanoines. Il faudra observer la maison dont cet homme est sorti. Etant sûr que personne ne le verrait, c'est peut-être la sienne. Ou bien il s'est caché là pour faire son coup. — Parle-moi des chanoines. — Ah ! les chanoines-comtes ! Tu veux la version canonique ou les faits ? Brandimart demande les deux. Les chanoines constituent le chapitre de la cathédrale qu'ils administrent, au spirituel comme au temporel. Depuis la réforme de l'Eglise, ils sont supposés vivre en communauté et pratiquer ensemble leurs dévotions. Ce sont eux qui élisent l'évêque dont ils prétendent partager le titre de comte de la ville. Dans les faits, tu devines que les chanoines sortent des familles des Puissants des entours. Les terres et seigneuries de la cathédrale étant innombrables, le canonicat apporte pouvoir et richesse. Bien sûr, les chanoines sont divisés entre eux, comme le sont leurs familles et alliés. Et tous ensemble, ils s'opposent à l'évêque qui se veut le chef de l'Eglise, le bénéficiaire de son patrimoine, et le seul comte. Mais ce n'est pas tout : le comte de la Forêt, le plus grand seigneur de la région, a toujours cherché à dominer la cité dans laquelle il détient divers droits, propriétés et privilèges. Non seulement il a des hommes et des terres, mais ses montagnes sont riches en fer et tu sais que, en ce temps, le fer est aussi nécessaire que rare : "un cheval coûte moins que son mors". Le présent comte, Guigues, est parent de plusieurs chanoines et en a suborné quelques autres. Il attend (ou prépare) la disparition de l'évêque Héracle dans l'espoir que son successeur lui sera favorable. De son côté, Héracle a le soutien de plusieurs chanoines et conduit une intrigue à longue distance pour se faire reconnaitre comte par le jeune empereur Frédéric. Il s'emploie à négocier (ou acheter) une bulle impériale qui, moyennant diverses compensations aux autres, en ferait l'unique comte et lui donnerait des droits sur le bourg de l'autre côté de la rivière. — Assez! assez ! gémit Brandimart, quel sac de nœuds ! — Encore un peu de patience. Je ne te parlerai pas maintenant du comte de Savoie mais il y a aussi le peuple. Dans la cité, et surtout dans le bourg, se trouvent des marchands. La géographie nous montre (et l'Histoire le confirmera plus tard) que ce lieu est un pole, au croisement de deux routes majeures, une qui joint la Méditerranée et la mer du Nord, l'autre entre l'Est et l'Ouest. En 1150, d'autres itinéraires sont plus fréquentés mais celui-ci est loin d'être abandonné. La vente locale ne fait pas vivre les marchands, ils "importent" et "exportent". Certains sont bien plus riches que leurs maisons en bois le laissent supposer. Ils ont institué une congrégation religieuse pour célébrer les fêtes, organiser les enterrements etc. Elle sert de support et de couverture à une espèce de conseil des principaux qui arbitre les litiges dans le bourg et aspire à en faire une commune reconnue. Brandimart boit un grand verre d'eau et, se tournant, admiratif, vers Marfise : et notre cochon ? — Eh bien, voilà ton fil, plus solide que tu pouvais l'espérer ! Le tueur de cochon a commis un attentat contre les chanoines-comtes et, par extension, contre l'Eglise : rébellion, sacrilège, hérésie. On lui attribuera toute la série des crimes et péchés : inceste, sodomie, juiverie etc. etc., et les châtiments correspondants. Tout le monde connaît le prix et, pourtant quelqu'un a osé. — Donne-moi une piste, mendie Brandimart. — Pauvre Brandi !, dit-elle en lui caressant la joue, je t'en donnerai plusieurs. Première alternative : acte personnel ou politique ? Est-ce quelqu'un du menu peuple, exaspéré parce que les cochons ont mangé son bébé ou éventré sa femme ? S'agissait-il d'un cochon quelconque ou d'un cochon déterminé ? tu as pensé que l'homme se jetait sur l'animal le plus proche, il peut avoir guetté un animal particulier, qu'il veuille s'en venger ou défier ou menacer son chanoine. Il faudra savoir à qui appartenait la "victime". Est-ce une attaque contre les chanoines ? Cette hypothèse incrimine l'évêque ou les bourgeois, ou même le comte de la Forêt. Comment vont réagir les chanoines ? En ce moment, la plupart sont dans leurs terres, ils seront vite prévenus. Leur position se détériorerait s'ils ne se vengeaient pas. Peut-être se saisiront-ils de quelqu'un au hasard et le condamneront-ils à d'atroces châtiments ? Peut-être chercheront-ils une punition collective ? Peut-être profiteront-ils de l'occasion pour attaquer le bourg dont la tendance à l'autonomie gêne tous les Puissants ? Peut-être même ont-ils délibérément provoqué cet attentat ? Une autre ligne est encore envisageable : je t'ai dit que les cochons font fonction de guet. Si les brigands des îles veulent piller la cité, les cochons donneront l'alerte ; pareil si le comte de la Forêt cherche à s'en emparer par une attaque nocturne. Dans cette hypothèse, éliminer les cochons l'un après l'autre ne serait pas une mauvaise idée. Voilà une belle enquête pour toi ! Pendant ce temps, les écrans se sont rallumés sans qu'ils y prêtent attention. Le jour venu, les porchers sifflent, les cochons se rassemblent. Ils sont dix. Par la Terre, grogne Marfise, ils devraient être onze. Douze moins un égale onze. Les porchers s'agitent, rangent les bêtes et partent à la recherche de l'absent par les rues qui commencent à s'animer. Marfise retourne à ses occupations et Brandimart, après avoir vainement essayé de voir plus distinctement le meurtrier, observe soigneusement la porte dont il est sorti. Une petite porte fortement cloutée. Brandimart utilise les enregistrements pour étudier la maison. Solidement construite en pierres, elle abrite des hommes d'armes au rez-de-chaussée et, dans la tour, nul autre que le gouverneur Philibert, le bras armé, judiciaire et "administratif", des comtes. Brandimart, ahuri, multiplie les vues et découvre que, de la cour, on peut passer au jardin et que celui-ci donne sur la rivière par une porte pratiquée dans la palissade. L'assassin appartient à la maison du gouverneur ou a eu l'audace de la traverser. Mais comment alors a-t-il ouvert les portes ? Brandimart visionne les nuits précédentes. Il voit errer les cochons, ils sont onze. Mais il aperçoit aussi quelques silhouettes humaines qui, les évitant avec soin, circulent dans la rue et, prenant une barque, disparaissent vers le bourg car le pont de bateaux qui fait aussi office de barrière est gardé. Plusieurs fois dans la nuit, de légères barques traversent, dans un sens ou dans l'autre et même, une fois, Brandimart voit une silhouette franchir le pont de bateaux, profitant probablement du sommeil des gardes. Comme l'oreille de Brandimart s'habitue, aidée par le reconnaissance vocale, il écoute attentivement ce qui se dit, tant dans le bourg que dans la cité. Il n'apprend pas grand chose. Si ces gens sont bavards, c'est chez eux, portes fermées. Ils communiquent plus par gestes que par des paroles et, sachant ce qu'ils ont à faire, n'ont pas besoin de discours. Quelques jours plus tard (le temps local affiché dans le coin des écrans est "13 mars 1150"), les chanoines, entourés de leurs hommes d'armes, font leur entrée les uns après les autres, venant de tous les points cardinaux. Les douze se réunissent, sans que les "caméras" ne parviennent à capter leurs propos dont cependant on voit vite le résultat. Ils députent à l'évêque leur doyen Evariste (Evariste ? ma victime ? s'exclame Brandimart). Le doyen traverse solennellement la place qui sépare les maisons des chanoines du donjon de l'évêque dont les soldats le saluent avec respect. Comme l'entretien se déroule dans la chambre de l'évêque, la caméra, si elle transforme les personnes en tâches lumineuses, transmet fidèlement les paroles latines qui, pour une fois, sont en bon langage. Après les longs compliments et bénédictions de rigueur, le Doyen déclame que le chapitre a été bafoué, agressé, défié, assassiné ; que, avec le chapitre, c'est l'évêque, l'Eglise, le Pape, les Saints, la Vierge et le Christ lui-même qui ont été bafoués, agressés, défiés, assassinés. L'ordre divin a été dérangé. Justice doit être rendue, Justice sera rendue. Conséquemment, le chapitre requiert l'évêque d' "orner de sa dignité" l'assemblée du peuple décidée par les chanoines, dimanche après la messe. L'évêque Héracle qui, la tâche lumineuse en fait foi, n'a pas bougé en écoutant la diatribe, s'agite. Il conteste l'expression "orner de sa dignité". La tête n'est pas un ornement des membres, elle les meut et en coordonne l'action. S'ensuit un très long débat, agrémenté d'infinies citations, sur les devoirs respectifs de la tête et des membres, de l'évêque et des chanoines. Des heures passent. Brandimart s'énerve et Marfise s'amuse. Plus tard, bien plus tard, une tâche horizontale, donc prosternée, sans doute le secrétaire d'Héracle, ose demander (non sans d'interminables circonlocutions) de quoi il s'agit. Le doyen s'étonne que la tête n'ait pas ressenti la douleur des membres lorsqu'un fer assassin les a amputés et martyrisés. Onésime a été tué lâchement et par traitrise. Un hérétique, un apostat, un juif, un sarrasin, un nécromant, un serpent, un scorpion, bref un démon d'Enfer habite parmi nous. L'évêque ne comprend pas : il a appris le retour d'Onésime et reçu le gibier par lui envoyé, ce dont il le remerciera dès qu'il aura l'occasion. Le malentendu se dissipe. Chaque chanoine ayant son cochon, on les distingue par leur propriétaire. Ce n'est pas l'homme qui a été assassiné mais la bête comme l'autre jour, souvenez-vous, la mienne. Ah ! s'exclame Brandimart tout excité en serrant le bras de Marfise, le voilà mon Evariste assassiné ! L'énigme est résolue ! Pas tout à fait, seule l'identité de la victime est établie, murmure-t-elle à son oreille tout en poursuivant l'écoute. L'évêque réserve sa réponse et la journée étant passée, le doyen se retire. L'évêque tape dans ses mains et réclame à manger. Il n'a pas voulu faire servir de collation dans l'espoir que la faim chasserait le chanoine. Qu'on lui apporte ce qu'il y a, du pain, de la soupe, du jambon. Brandimart entend à côté de lui un bruit bizarre. Il se tourne, c'est Marfise qui rit aux larmes. — Je n'ai jamais rien entendu de si drôle ! dire que j'avais raté ça ! — Forcément, ça vient d'arriver — Non, je veux dire, dit Marfise en rougissant un peu, que rien dans la documentation n'évoque une affaire aussi folle. Et, regardant l'heure de la Lune à l'horloge, elle sourit joyeusement à Brandimart : il est plus que temps d'arrêter, tu m'invites à dîner pour célébrer la réussite de ta thèse ? Brandimart, prenant conscience de l'heure, a le sentiment d'une bizarrerie qui lui échappe. Il grommelle : Réussite, réussite, je n'ai pas encore réussi. J'ai fait un pas en avant, je ne suis pas arrivé. Je t'aiderai, promet Marfise. Ils sortent en se tenant par la main. Brandimart, un peu confus, l'avise qu'il ne lui proposera rien qui vaille la Taverne interdite. Peu importe, répond Marfise, rieuse, en se serrant contre lui. Allons où tu veux, dès que je serai passée me changer chez moi. 6. Le procès du cochonBrandimart se demande quel restaurant choisir, qui soit à la fois agréable et compatible avec ses ressources. La population lunaire, constituée à partir de rescapés de tous les pays de la Terre et obligée d'oublier les différences, s'est formée une langue, une civilisation et une gastronomie synthétiques. Il y a des restaurants hybridant les lieux et les temps, Heian-Lutèce, Berlin-Milan-XVIIIe, Riga-Palerme-XXe etc... Seulement, à cette heure tardive, tout est fermé. Captivés par leur cochon, ils ne se sont pas souciés de l'heure (de nouveau ce sentiment de bizarrerie). Heureusement, Brandimart a quelques provisions chez lui et une idée pour les accommoder. Il prévient Marfise qui accepte, toujours joyeuse, et apparaît peu après. Quoiqu'elle soit habituellement d'une beauté éblouissante, elle a quelque chose de plus ce soir et dévore avec plaisir le plat que, à partir de pas grand chose, l'imagination de Brandimart a réussi. Enlacés sur le sofa, ils boivent ensuite par petites doses un alcool des planètes au goût complexe. Marfise commente les nouvelles du jour : — C'est peut-être un point de rupture entre l'évêque et les chanoines. Si Héracle cède à cette grossière "cochonnerie" (elle rit), le chapitre marque le point. Quid s'il résiste ? Le doyen est allié au comte de la Forêt qui viendra à son aide, mais le doyen n'est pas le chapitre. Et n'oublions pas l'assassin. C'est la même affaire que ton Evariste. S'agirait-il d'une conjuration ? Je brûle de connaitre la suite. (Elle rit encore). Brandimart, gagné par sa gaité et ses douces entreprises, plaisante avec elle. Evoquant la longue dispute entre l'évêque et le doyen, il identifie la bizarrerie qui le turlupinait : ils l'ont suivie pendant des heures en continu, sans être interrompus par les coupures de repos. Il y en a eu une au début seulement. Marfise, toujours mutine, suggère que les psys ont changé d'avis. Brandimart, intrigué, insiste et Marfise finit par reconnaitre avec réticence qu'elle a peut-être fait quelque chose. — Une dérivation ? Comment est-ce possible ? s'étonne Brandimart. Ne s'en rendront-ils pas compte ? Marfise élude, le renverse sur le sofa et, pendant un intense moment, les membres dominent la tête, pour parler comme le doyen Evariste ! Ensuite, pendant que Brandimart mobilise ses dernières ressources pour préparer une petite collation, il raconte à Marfise qu'il a vu son palais dans le secteur K, hérissé de tours et de tourelles comme l'imagination tardive de la Terre aimait se représenter les châteaux médiévaux. — Ah ! il était ainsi ? dit Marfise qui grignote avec nonchalance. Ils changent souvent l'apparence, je l'ai vu en temple grec, en église gothique, en château japonais en bois avec sept toits superposés, mais tu sais en réalité c'est comme le reste : un bâtiment rectangulaire avec des appartements, des chambres, des salles de rencontre etc. Mais nous n'avons pas ça, ici, se désole Brandimart qui revient sur les impressions ressenties dans ce secteur. Marfise, attendrie ou lassée, lui promet qu'elle l'accompagnera un jour pour lui montrer les curiosités. Et, ranimée par la collation, elle indique à grand traits la manière dont ils vont investiguer le cas Evariste et l'assure de son assistance. Et toi, demande Brandimart, tu n'as pas ton propre travail ? Pas encore, répond Marfise, énigmatique, qui, décidément ragaillardie, se jette à nouveau sur lui. Au matin, leur esprit embrouillé par le manque de sommeil peine à se remettre en marche. Marfise sort un petit sachet de la poudre jaune dont elle a déjà fait bénéficier Brandimart : cela nous mettra au mieux de nos capacités. Elle entraine Brandimart sous la douche, ils sont prêts en quelques minutes et rejoignent le labo où ils prennent un rapide et solide déjeuner. Ils parcourent les enregistrements. La poudre jaune leur donne une lucidité qui stupéfie Brandimart : ils regardent les dix écrans à la fois et notent tous les détails. Pendant la nuit, il y a eu pas mal d'allées et venues sur la rivière. Et un troisième cochon a été tué, Aymon. L'évêque a eu un long entretien avec son conseiller (Ignatius, glisse Marfise, il a été formé dans la chapelle de l'empereur). Ils ont décidé de résister au doyen. Au matin, dissimulé par la brume épaisse, un chanoine s'introduit dans le donjon par la petite porte de la rivière. Il fait partie de ceux qui soutiennent l'évêque et l'assure de leur soutien sans préjuger du résultat. Le doyen reviendra demain demander réponse à l'évêque, ensuite le chapitre se réunira. Marfise fait remarquer à Brandimart que les chanoines des trois "victimes", Evariste, Onésime et Aymon, sont du camp opposé à l'évêque. Quelque chose se prépare-t-il ? Chacun, l'évêque tout le premier, envoie des messagers dans ses terres et à ses alliés pour que des hommes d'armes le rejoignent. L'évêque convoque le gouverneur Philibert qui lui promet son concours. Ignatius doute de sa fidélité, l'évêque compte sur sa haine car le gouverneur et le prévôt des chanoines se sont heurtés à maintes occasions. Le lendemain, le doyen Evariste se présente à nouveau. Les compliments préliminaires durent moins longtemps que la fois précédente. L'évêque a pris conseil et prié Dieu. Il sera bref et clair : l'honneur de l'Eglise n'est pas engagé dans cette cochonnerie qui concerne les propriétaires des bêtes en tant qu'hommes (tanquam homines), et non en tant que chanoines. C'est une affaire privée, la destruction criminelle d'un bien meuble. Primo. Et, secundo, Dieu l'a éclairé : le statut de ces cochons dans la cité fait scandale. Leur place est dans l'enclos avec les poules et autres animaux, pas dans la familiarité des chanoines ! Cela n'a que trop duré. Le doyen objecte que le chapitre s'est voué à Saint Antoine le Grand. L'évêque répond avec acrimonie qu'Antoine est l'archétype des anachorètes (que vous n'êtes pas, ajoute-t-il perfidement) ; qu'une légende populaire l'associe sans raison au cochon ; que ces bêtes font tort au chapitre, et donc à l'Eglise. Le doyen sait-il que le peuple ne parle pas des "cochons des chanoines" (canonicorum porci) mais des "cochons de chanoines" (canoni porci) ? Qu'il les compare les uns aux autres, au physique et au moral ? Tout ceci doit cesser. Le doyen, furieux, invoque la coutume immémoriale. Que sa Sainteté l'Evêque, interroge les plus vieux ! De tous temps les cochons ont erré la nuit en liberté dans la ville close, la nettoyant de ses ordures. Dieu et les hommes l'ont toujours permis, l'ont toujours voulu. Et, conclut l'évêque, la cité s'est vidée au profit du bourg où vos bêtes ne vont pas, ne sachant pas franchir le pont de bateau. Le doyen se retire cérémonieusement pour "délibérer avec ses frères" et, à peine arrivé chez lui, envoie un messager au comte de la Forêt. La nuit suivante, les cochons sont lâchés à nouveau, cette fois gardés par leurs porchers mécontents, armés et munis de bâtons ferrés. Ils voient s'ouvrir devant eux des volets. On leur tend des pichets de vin en leur disant malicieusement pauvres gens. Peu après, les porchers, saouls, dorment tandis qu'un quatrième cochon est tué, Cornille. C'est de la même porte de la maison du gouverneur que jaillit le couteau. Ensuite, le tueur s'enfuit par la rivière et, arrivé de l'autre côté, se dissimule dans les broussailles. Et de quatre, compte Marfise. Des six chanoines les plus ennemis de l'évêque, quatre ont été atteints. Que va-t-il se passer ? La nuit suivante, une brèche est pratiquée dans la palissade et les huit bêtes restantes, suivant goulument une trainée de grains, la franchissent et disparaissent. Des silhouettes indistinctes s'empressent alors de remettre en place la palissade. Jour après jour, des petites troupes d'hommes d'armes arrivent et s'entassent, qui chez l'évêque, qui chez le gouverneur, qui chez tel ou tel chanoine. Tout à coup une vive animation se manifeste au sommet de la colline ouest. C'est le comte de la Forêt qui entre dans son abbaye. Un monstre !, s'exclame Brandimart. En effet, descendu de cheval, Guigues est aussi large que haut : des épaules et des bras énormes, des cuisses épaisses, une vilaine petite tête couverte de poils et de croutes. Quel bel homme ! s'amuse Marfise qui commente : est beau qui est preux ; est preux qui est fort ; est fort qui a des muscles. Il en faut pour supporter l'armure, pour tenir la lance, manœuvrer la lourde épée et rester droit en selle. D'ailleurs, dans la première cour de l'abbaye, les dames et les femmes qui se précipitent vers le comte semblent de cet avis. Elles se battent pour le désarmer et pour l'accompagner à son logis où l'attendent nourriture, vêtements et plaisirs de toutes sortes. La crise est proche commente Marfise. Le dimanche suivant — le 2 avril en temps local—, un joli printemps semble arrivé. La brume éternelle s'éclaircit et, par endroits, le soleil apparaît. Les gens de la cité se pressent vers la cathédrale pour assister à la grand messe, délaissant leur église paroissiale, et aussi ceux du bourg qui traversent en groupes le pont de bateaux. Brandimart et Marfise ont souvent entendu l'évêque, ils le voient enfin. Il sort en procession de son donjon, revêtu de ses habits sacerdotaux qui étincellent au soleil, suivi d'une multitude de diacres, sous diacres et autres officiants, et entouré de ses hommes d'armes. Héracle est sensiblement plus grand et plus svelte que les autres, son regard vif et son calme complet. Il entre dans la cathédrale où les chanoines, en tenue, attendent dans leurs stalles. La messe dure longtemps et, parmi le peuple debout qui se presse dans la nef, les conciliabules et les va-et-vient sont intenses. Une fois la dernière bénédiction faite, certains chanoines tentent un mouvement pour entrainer l'évêque qui se prosterne au pied de l'autel et s'abîme en oraisons. Les chanoines sortent par une petite porte latérale et, quand la foule s'écoule sur la place, les rues sont bloquées par les hommes d'armes du prévôt. Pendant la messe un échafaud a été dressé. Les chanoines montent dessus et le doyen Evariste, se juchant sur la chaire qu'on y a disposé, somme la foule de l'écouter. Il prononce alors une longue diatribe en latin à propos des cochons tués, du viol de la coutume, de l'attaque contre les chanoines et de la rébellion contre l'Eglise. Les chanoines ont jugé, la cité a été condamnée. Ensuite son crieur, en langue vulgaire cette fois, résume l'incrimination et prononce la sentence : la cité paiera une amende de trois cent pièces aux chanoines et, en garantie, les notables devront livrer leur fille aînée en otage. La foule s'émeut et, ne pouvant quitter la place dont les accès sont bouchés, reflue vers la Cathédrale dont les portes se ferment derrière elle, protégées par les hommes du gouverneur, soudain surgis du donjon, moitié à pied, moitié à cheval. L'évêque est toujours en oraison ou fait semblant. La foule se calme, le silence se fait et une voix retentit : Justice ! La foule reprend le cri. Héracle se redresse, va jusqu'à la limite du chœur et s'adresse à la foule : Qui réclame justice ? La foule s'écarte, laissant le passage à un homme qui, en boitant, s'approche et se prosterne devant l'évêque : Justice contre le cochon qui a dévoré mon enfant et m'a blessé ! La foule reprend derrière lui : Justice. Un homme, assez bien vêtu, s'approche du plaignant, se présente comme son procureur et, en latin cette fois, expose à "sa sainteté" que, la nuit où les cochons ont disparu, l'un d'entre eux, celui qui appartient à "monseigneur Archambaud", a défoncé la porte de son clos où son garçon faisait ses besoins avant d'aller dormir et s'est jeté sur lui. Le père, Jacques, ici présent, attiré par les cris a tenté d'intervenir mais, blessé par la bête, n'a pu qu'assister au dévorement de son enfant. Les voisins ont tout vu. Que la Justice comtale se saisisse du cas ! N'est-il pas écrit dans la sainte bible si un bœuf encorne un homme ou une femme et cause sa mort, le bœuf sera lapidé et l'on n'en mangera pas la viande (Exode 21,28) ? L'assassin a pris la fuite, commettant un nouveau délit. Qu'on le juge par contumace ! Juger le cochon ? s'effare Brandimart. Marfise lui rappelle que les procès, criminels ou civils, contre les animaux sont alors de règle : un crime est un crime, quelles que soient les circonstances. Tout crime est un péché et dérange l'ordre divin qui doit être rétabli par la Justice. Ceci dit, ajoute-t-elle, ça a l'air d'un coup monté. Coup monté ou non, l'évêque ne rate pas l'occasion. Il assure la foule que Justice sera rendue aussitôt et, affectant d'ignorer ce qui se passe dehors, fait dire aux chanoines de le rejoindre. Les portes de la cathédrale sont ouvertes. Dehors, les hommes du gouverneur font face à ceux du prévôt, tandis que les chanoines, sur leur estrade, contemplent la place vide. Ignatius, précédé de trois huissiers de l'évêque, traverse les soudards comme s'ils n'existaient pas et, arrivé devant les chanoines, les requiert par leur devoir d'assister l'évêque dans ses fonctions judiciaires. Regarde bien, dit Marfise. Quatre chanoines rejoignent aussitôt Ignatius, ce sont les partisans de l'évêque. Deux suivent peu après. Le silence est total. Ignatius, immobile attend. Parmi les six ennemis de l'évêque, quatre se décident à descendre. Restent le doyen Evariste et le chanoine Archambaud dont le cochon est incriminé. Vont-ils se rebeller ? Peut-être le feraient-ils si les soldats du comte de la Forêt étaient aux portes pour les soutenir. Ils n'y sont pas, et les hommes du prévôt, ayant mesuré leur infériorité par rapport aux forces du gouverneur, commencent à s'égailler. Lentement, très lentement, Evariste et Archambaud rejoignent les autres, et les douze, précédés d'Ignatius et suivis des huissiers, se dirigent vers la cathédrale où la foule s'ouvre en grondant pour leur laisser le passage. L'évêque conduit le procès dans les formes. Le plaignant et son procureur sont entendus. Les témoignages sont enregistrés. Il faut un avocat au cochon. Archambaud se défile et, personne ne se présentant, l'évêque désigne un de ses conseillers qui fait ce qu'il peut pour atténuer la faute de son "client", accusé du double crime de meurtre et de fuite. A ce moment le gouverneur pénètre précipitamment dans la cathédrale et dit quelque chose à Ignatius. C'est que, montrent les "caméras", le comte de la Forêt a descendu la colline avec une troupe d'hommes et, devant la porte, demande s'il peut remédier aux troubles. Le gouverneur, entrainant ses hommes, court au rempart et remercie vivement le comte de sa bénévolence qui, en l'occurrence, est inutile, merci à Dieu. L'évêque fait face à la foule : vous avez entendu la plainte et la défense. Quelle peine demandez-vous ? —La mort! hurle la foule. Ensuite, l'évêque fait le tour des chanoines et des conseillers, demandant à chacun d'opiner. Ignatius note leurs réponses. L'évêque remonte dans sa chaire et, pour que Dieu les éclaire, commence une prière à laquelle se joint la foule. Puis Héracle prononce son jugement : le cochon connu sous le nom d'Archambaud est déclaré infâme, répudié et excommunié ; comme il est en fuite, il sera brûlé en effigie et son propriétaire condamné à indemniser le plaignant. Enfin, pour que de telles affaires ne se reproduisent pas, la divagation nocturne des cochons par la cité est interdite pour toujours et à jamais. La foule crie de joie et se précipite dehors pour confectionner le bûcher. Les matériaux arrivent de toutes parts. On décroche une image de cochon qui servait d'enseigne à un marchand de chair et on la lie au piquet central. Le tribunal prend place solennellement sur l'estrade des chanoines. Le bourreau de l'évêque allume le bûcher et, en quelques minutes, tout est terminé. Quelle affaire ! commente bêtement Brandimart. L'évêque a marqué un point, dit Marfise, le peuple aussi, et peut-être le bourg en a marqué deux. Evariste et le comte ont perdu le set. Mais ce n'est pas fini. Tout fluctue, rien n'est jamais fini sauf ta thèse ! en moins d'un mois tu as élucidé ton énigme et ramassé assez de matériau pour ta dissertation, avec un procès d'animal en bonus ! Tu n'as plus besoin de venir désormais. Reste chez toi et commence à écrire, je viendrai te voir. — Je ne sais pas, répond-il. Je m'accorde quelques jours de vacances pour mettre au propre mes notes. — J'imagine que les psys doivent désespérer de nous et une certaine psy de toi ! nous n'avons respecté ni les horaires ni le calendrier. Un miracle qu'ils nous aient laissés tranquilles ! Tu as raison, un peu de repos te fera du bien. Moi, je n'en ai pas besoin, sourit-elle. 7. Pentecôte 1150Brandimart, malgré les insistantes suggestions de Marfise, réitérées plusieurs fois, ne s'est pas retiré, en partie pour rester avec elle, en partie pour ne rien perdre de cette tranche d'histoire qui lui est offerte. Les observations ont continué, révélant peu à peu la complexité et la densité des relations entre les parties en présence. Suite à la victoire de l'évêque, plusieurs chanoines a quitté la cité. Les "caméras" ont montré que, se dirigeant ostensiblement vers leurs terres, ils ont fait un grand détour pour rejoindre le comte de la Forêt dans l'abbaye de l'Ouest. La fête de Pâques, le 16 avril, a tourné au triomphe d'Héracle. Les gens de la cité et, même ceux du bourg, sont venus en procession lui offrir des fleurs et des agneaux. Nul pourceau ne court plus les rues la nuit. Ignatius est absent, dépêché à l'empereur par son maitre. Pentecôte approche et, si les lieux semblent calmes, Marfise paraît de plus en plus tendue, sans que Brandimart parvienne à deviner pourquoi ni à la rasséréner. Pourtant, leur existence commune est devenue paisible. Marfise a invité plusieurs fois Brandimart à la Taverne interdite, elle l'a promené à travers le secteur K, elle s'est laissée emmener en "excursion" dans le secteur faussement sauvage de la ville, elle ne l'a jamais laissé manquer d'amour, faisant preuve d'autant d'appétit que d'ingéniosité. Brandimart est comblé. Brandimart est frustré : le mystère de Marfise reste aussi épais et compact qu'au premier jour. Il l'interroge sur sa thèse : comment la conçoit-elle ? elle n'explore aucune séquence particulière, elle butine d'écran en écran, s'intéressant un peu plus à l'évêque. Elle répond que son objet, c'est la dynamique d'ensemble, le jeu des masses, à l'instar de ces mobiles qu'ils avaient sur la Terre. Brandimart perçoit le projet mais la musique sonne faux et Marfise a l'air d'attendre quelque chose. Pentecôte approche, le 4 juin cette année là. Les préparatifs se multiplient. Comme les gens des campagnes viendront nombreux, l'évêque dira la messe sur la place où les charpentiers s'affairent à construire un échafaud. Pour se garder d'un coup de main à la faveur de la liesse générale, les portes de la cité seront fermées au début de la messe, et les hommes du gouverneur se posteront sur les remparts. Il est impie de se préparer à la guerre un jour de fête, il serait encore plus sacrilège de la faire, toutefois mieux vaut être précautionneux. Le 4 juin est un jour radieux. Des milliers de gens convergent vers la place. L'évêque et son clergé officient, splendidement vêtus. Brandimart entend soudain que la respiration de Marfise est oppressée. Il la regarde, elle est crispée, le regard fixé sur l'écran où Brandimart reporte le sien. La "caméra" zoome Héracle, de plus en plus près, on voit chaque poil de sa figure... et on ne voit plus rien. L'écran est devenu noir. Marfise expire profondément comme quelqu'un qui a un temps oublié de respirer. Une "caméra" errante survole la place, à présent dans une extrême confusion. Héracle est étendu, renversé sur le dos. La "caméra" le capte au passage, il a un trou au milieu du front, il est mort. Une partie de la foule tente de s'approcher, une autre de s'en aller. Les soudards du gouverneur quittent les remparts pour rétablir l'ordre. Des trompettes retentissent, les chevaux du comte de la Forêt descendent rapidement la pente. Le comte arrive devant la porte, la fait enfoncer, court à cheval avec quelques dizaines d'hommes jusqu'à la cathédrale, saute sur l'estrade et d'une voix puissante crie : paix! paix! braves gens! rentrez chez vous! je veille ! Brandimart, haletant, regarde Marfise qui, blême, reprend peu à peu son souffle. Il dit : — Ce n'est pas une de leurs armes. C'est nous ? Le faisceau ! il s'est passé quelque chose avec le faisceau. Comment est-ce possible ? Marfise chuchote quelque chose et visionne à nouveau la scène. Viens, dit-elle. Elle le prend par la main et l'entraîne à travers les couloirs. Ils vont vers le secteur K et Brandimart s'étonne que Marfise ait un code pour ouvrir les sas. Ils traversent l'illusoire forêt. Le palais aujourd'hui a un air Renaissance italienne, entouré de (feintes) cascades et de (feints) jardins. Marfise le conduit dans une pièce, la verrouille, s'affale avec lui sur un canapé. La pièce s'illumine de couleurs changeantes. Buvons quelque chose, dit Marfise en ouvrant un placard dissimulé. En un tour de main elle confectionne une boisson chaude qui, aussitôt, procure à Brandimart une profonde impression de calme. — Que s'est-il passé ?, demande-t-il. Que se passe-t-il ? Marfise hésite, ou peut-être cherche ce qu'elle va dire. — Oui, c'est nous, c'est moi. Pas un accident. Je l'ai tué. — Mais pourquoi ? mais comment ?, gémit Brandimart dont les idées sont en déroute : on ne peut ni ne doit agir sur le passé. — Comment ? le faisceau. Quand on le "durcit", il traverse la matière, quand on le durcit encore il la détruit. Il a fait un trou dans le cerveau d'Héracle. Brandimart, stimulé par la boisson, réfléchit, intensément perplexe : — Impossible ! nous ne commandons pas le faisceau puisque le décalage est d'une année-lumière. Si tu déclenches quelque chose maintenant, l'effet se produira dans plus d'un an. Il réfléchit encore : à moins... — à moins... ? l'encourage-t-elle — à moins que tu l'aies programmé un an avant, mais comment aurais-tu opéré ? et, surtout, pourquoi faire une chose pareille ? — Tu y es, Brandi, soupire-t-elle. Je te dois des explications. Elle se tait un moment. — Te souviens-tu de la question que tu as posée à l'Ingé ? Tu as demandé si nous ne pourrions pas empêcher la Catastrophe de 2049. — Oh oui, je me souviens !, répond Brandimart. Et aussi de sa réponse. Et j'ai cru voir alors que tu avais failli dire quelque chose. — Eh bien je le dis maintenant. La limite de Clorinde s'énonce : On peut agir sur un fait ponctuel, pas sur un processus systémique. Ecoute-moi. Jadis, pendant la période naïve de l'Europe, on réduisait l'Histoire aux actions des Grands Hommes. C'était normal, s'agissant d'agrégats monarchiques ou aristocratiques. Plus tard, on a mis l'accent sur les forces souterraines, les processus involontaires, la taupe qui creuse à l'insu de tous et les Grands Hommes ont disparu de l'horizon. A tort. Un processus systémique est fait d'interactions et, à certains moments et lieux, certains hommes constituent des nœuds relationnels, des têtes de réseau si tu préfères. Les Grands Hommes s'expliquent par les circonstances, bien sûr, mais il arrive qu'ils les fassent, en jouant un rôle de catalyseur ou de condensateur de tendances qui, autrement, se seraient exprimées de manière moins radicale. Un exemple monstrueux a beaucoup agité l'historiographie : Hitler. Les meilleures analyses expliquent son effroyable succès par le fait qu'il incarnait et amplifiait la tendance de la société allemande, à un moment pathologique de son existence. Si Hitler était mort en 1933 ou même en 1938, le cours de l'Histoire aurait différé. Le nazisme n'aurait pas disparu, ni peut-être la guerre, mais les choses se seraient passées autrement, avec moins de radicalité. — Et notre évêque ? — Attends ! je te parle d'Hitler parce que, si la direction que prend l'Histoire ne dépend pas des Grands Hommes, certains contribuent à son intensité. Dans le processus qui aboutit à la Catastrophe de 2049, quelques chefs ont condensé, radicalisé, des tendances négatives qui, par eux, à travers eux, sont devenues explosives. Sans cela, la Terre aurait connu une terrible crise (encore une fois, on ne change pas la direction de l'Histoire), avec d'énormes dégâts, mais pas la Catastrophe, pas dix milliards de morts atroces. Et nous ne serions pas en train de croupir dans ces couloirs comme des rats. — Et notre évêque ? — J'y viens. Comment éliminer une demi-douzaine de leaders dangereux entre 2040 et 2048 ? Nous, la Lune, savons, enfin, non, l'Université sait, observer le passé. Même elle, ne sait pas, ne peut pas, agir dans le passé. A la limite, les faisceaux pourraient projeter un hologramme qui resterait une image, sans parler ni agir. Mais un faisceau est, malgré tout, de la matière et le faisceau peut agir. Un homme est une chose fragile. Si on le voit depuis le futur, on peut l'éliminer. — Mais pourquoi notre évêque ? Tu l'as tué ! Depuis près de trois cents ans que nous sommes ici, après le chaos des débuts, il n'y a plus eu un seul homicide. Je sais que ce n'est pas pareil sur les Planètes mais, nous, Lunaires, sommes trop nécessairement solidaires pour tuer. Tu as tué froidement un être humain qui ne le méritait pas. Si encore tu avais choisi un criminel... Tu objecteras que, maintenant, en 2327, il était depuis longtemps un cadavre. Mais il était vivant quand tu l'as tué. Tu as préparé un attentat pendant quatre ans et, pour la première fois depuis trois siècles, un Lunaire a tué un être humain. Nous, nous avons vu une image avec un trou dans le front ; là-bas, c'était un homme. — J'y ai pensé, ça fait quatre ans que j'y pense. Héracle ne le méritait pas, innocente victime du besoin d'une expérience vérifiable. "On" n'était pas sûr de parvenir à "durcir" suffisamment le faisceau ni de réussir la synchronisation. Il fallait un test. — Et, coupe Brandimart qui commence à mettre bout à bout quelques morceaux du puzzle, ce test devait passer par l'Université puisque c'est elle qui dispose de l'instrument. C'est pour ça que tu voulais ce "cas", mais pourquoi celui-ci précisément ? — Parce que, parmi les cas disponibles à l'Université, c'est le plus inoffensif. J'admets qu'il est dangereux et éthiquement condamnable d'agir dans le passé. Pour minimiser la perturbation, nous avons choisi ce cas qui à cet instant, est insignifiant. Un trou bouillonnant, tu l'as vu toi-même, mais un trou. Mon acte a changé à la marge l'histoire locale, rien d'autre. La carte impériale que voulait jouer l'évêque ne valait rien. Le comte de la Forêt s'emparera de la Cité, il s'appuiera sur le roi. Ce qui s'est passé plus tard se passera plus tôt. — Je comprends, dit Brandimart. Tu avais fait une observation préalable. — Oui. L'université accumule les cas à l'avance. "On" a parcouru la réserve et retenu celui-ci. Je l'ai visionné en douce. Puis "on" l'a fait sortir des archives et on l'a recommencé. — C'est ainsi : tu as repéré une victime et une occasion où le faisceau frapperait sans erreur. Mais tu ne pouvais rien faire puisque tu étais deux ans plus tard, un an aller, un an retour. Par je ne sais quel moyen tu as fait programmer un faisceau pour tuer à la date voulue. Et tu as remplacé le safari photo par un safari de chasse, en recommençant l'observation, avec cette fois, le fusil chargé. C'est pour ça que tu savais déjà tant de chose. Pas étonnant que tu aies été folle de rage lorsque le "cas" m'a été attribué à ta place. Maintenant, ton test a réussi et les terroristes temporels sont lâchés. — Non, Brandi, pas "terroristes", activistes. Pas terreur, opération chirurgicale : cinq personnes, pas une de plus. Et comme la date est plus proche, tout sera plus facile qu'avec Héracle. — Supposons que tu empêches la Catastrophe. Du même coup, tu supprimes nos trois derniers siècles. Nous n'existerons pas, nous ne vivrons pas sur la Lune, nous ne découvrirons pas tout ce que la nécessité nous a forcés à inventer, nous ne coloniserons pas les planètes... N'est-ce pas une espèce de crime gigantesque ? Tu évites les milliards de morts de la Catastrophe. A quoi bon ? aujourd'hui, comme l'évêque, ils sont morts depuis longtemps. Et nous, nous sommes vivants, enfin, nous l'étions avant que tu nous fasses disparaitre. Brandimart s'écarte un peu d'elle. — Il a fallu tricher avec l'Université, programmer le faisceau, calculer la synchronisation. Tu n'as pas fait cela toute seule, tu as dit "on". Qui est "on" ? — Ah, voilà ce que je ne peux pas révéler. — Vous faites une erreur terrible. Si vous empêchez la Catastrophe, l'Histoire de la Terre continuera. Et après ? Comment savoir la suite ? N'y aura-t-il pas plus tard une Catastrophe encore pire qui entraînera la fin totale de l'Humanité, sans que personne ne réussisse cette fois à s'échapper sur la Lune ? Il vous faudrait monitorer la Terre en permanence et intervenir chaque fois qu'elle se prépare à tomber dans le précipice. C'est aussi aberrant qu'impossible puisque vous ne serez plus là, vous disparaitrez quand la Terre revivra ! Comment faire confiance aux Terriens ? Leur Histoire s'est terminée avec la Catastrophe. Une autre Histoire a commencé avec nous et elle est meilleure. De quelle autorité et avec quelle certitude, pouvez-vous remettre en marche le Jaggernaut terrestre ? La Terre s'est suicidée, paix à ses cendres. Essayons de mieux faire. Plus Brandimart analyse le projet de Marfise, plus il s'échauffe : — Il faudrait comparer ce que nous sommes et ce que deviendrait la Terre sauvée. Il n'y a pas de données, il ne peut pas. Et s'il y en avait, qui arbitrerait ? qui déciderait ? quel tribunal jugerait et supprimerait une Humanité au profit d'une autre ? Votre comité central ? La Terre était divisée en nations antagoniques, ici elles sont fusionnées, synthétisées. La Terre était un tissu d'oppositions, notre Lune est une société bienveillante, consciemment autolimitée. Oui, nous vivons dans des tunnels et nous rêvons aux grands espaces mais, avec dix milliards d'habitants, vingt ou cinquante milliards peut-être trois siècles plus tard, il n'y a plus de grands espaces sur la Terre. Et nous avons tout inventé... Marfise, troublée par sa véhémence, se rapproche de lui qui s'écarte. Elle se lève et dit d'une voix blanche : Brandimart, tu as peut-être raison. Puis, elle l'embrasse, murmurant avec une passion farouche : pourtant, c'est la Terre ! Le saluant profondément, elle disparaît, laissant derrière elle cette salle dont les couleurs changent et tourbillonnent de plus en plus vite. De plus en plus vite... Livre 2. La Conjuration1. Sur une planète lointaineMarfise, en quittant Brandimart, l'a salué profondément en signe d'adieu définitif. Comment échapperait-il à l'élimination ? Il a vu le crime, il a appris le plan, il est dangereux. Avec véhémence, il a exprimé la crainte secrète de nombreux conjurés : que la Terre, suicidaire, soit inéluctablement vouée à la disparition et que toute tentative de l'empêcher reste vaine. Ce doute, et la mauvaise conscience qui l'accompagne, sont refoulés en disant : pourtant, c'est la Terre, elle mérite une nouvelle chance, même si le résultat est incertain et le prix à payer élevé. Brandimart est condamné d'avance si Marfise ne bataille pas énergiquement pour le sauver. Par chance, elle est le héros du jour : son test prouve la possibilité d'une action rétrospective qui, jusqu'alors, n'était qu'un concept. Forte de son succès, elle argumente avec autorité : éliminer quelqu'un dans l'univers clos et transparent de la cité lunaire est une opération compliquée et inutile. Il suffit, pour neutraliser Brandimart, d'effacer de son esprit tout souvenir du test, comme l'ont déjà fait les lumières tournoyantes. Marfise emporte la décision de justesse. Reste à l'empêcher de trouver l'évêque mort quand il reprendra l'observation. Marfise envoie sur les écrans un enregistrement factice qui montre le triomphe de l'évêque. C'est ce 1150 que verra Brandimart. Les autres conjurés ne perçoivent pas l'erreur qu'elle accepte en maintenant Brandimart dans un 1150 désormais irréel. Ce porte-à-faux constitue un risque qu'elle pense faible, sans se douter que Brandimart le paiera très cher, et qu'il lui coûtera Brandimart. Maintenant que, l'évêque mort, le comte de la Forêt a conquis la ville, l'histoire locale a bifurqué. Du coup, les documents qui s'y rapportent, ipso facto modifiés, ne mentionnent plus la Bulle d'Or accordée par l'empereur à l'évêque en 1152, notent la puissance accrue du comte, font intervenir le roi plus tôt, etc. L'Histoire que connaît Brandimart n'est plus vraie. Les documents le mettraient sur la piste d'une incohérence, s'ils étaient accessibles... En 2049, la fuite panique vers la Lune dans des fusées surchargées n'a pas déménagé les bibliothèques et ne s'est pas encombrée d'archives. Sur la Lune, il n'existe qu'un livre de référence, très partiel, et Brandimart l'a tellement étudié qu'il n'a aucune raison de le consulter à nouveau. Brandimart trouvera l'évêque en vie et écrira sa thèse. Elle sera centrée sur les cochons du chapitre et si, d'aventure, il mentionne le triomphe de l'évêque ce jour de Pentecôte, nul ne le démentira. Marfise spécule sur l'insignifiance de l'évènement et sur l'indifférence des historiens à l'égard de cet épisode micro-local. Elle ne connaît pas la chronique du chanoine Grossius, postérieure de deux siècles à l'assassinat de l'évêque. Le texte a survécu par des extraits dans d'autres chroniques qui se sont perdues aussi. Les rares fragments qui subsistent sont le trésor caché du professeur Clarion. Grossius écrit, à la date de 1150, que, le jour de Pentecôte, l'évêque Héracle a été foudroyé par la colère divine (fulmine percussus a divina ira) et que le comte de la Forêt s'est emparé de la ville dont, deux ans plus tard, l'empereur a trouvé les portes closes. Marfise l'ignore, Brandimart aussi. D'ailleurs, s'il l'apprenait, accepterait-il qu'un texte incertain l'emporte sur ce qu'il a vu de ses yeux ? Il penserait que Grossius, post factum, aura repris une fable inventée par les chanoines contre l'évêque. *** Marfise ramène Brandimart chez lui, halluciné, automate au regard vide. Avant qu'il reprenne conscience, elle contacte la machine pour émettre une déclaration d'émigration temporaire. La machine lui rappelle ses activités en cours, observation, thèse, etc. qu'il serait sage d'achever d'abord. Marfise déclare qu'elle a noté l'avertissement et passe outre. La machine lui délivre un code pour partir dans les Planètes. Une place se libère dans la prochaine fusée. Elle décolle aussitôt. La Lune ne se soucie pas du monde. Les extravertis rejoignent les Planètes, les autres ont si peu de curiosité que leur horizon se borne à leur secteur où ils trouvent tout le nécessaire. Les psys qualifient cette attitude de "réflexe fœtal fonctionnel", sans se rendre compte qu'il tend vers l'autisme. Dans le monde clos de la cité lunaire, nul ne s'intéresse aux Planètes. On consomme parfois de ces produits rares et fabuleux qu'elles exportent. On croise des touristes venus séjourner "au plus près" de la Terre. On rencontre beaucoup d'immigrants définitifs ou temporaires, venus pour des périodes d'étude ou de formation à l'Université, dans les Labos ou les Usines. Mais ces Planétaires ne se font pas remarquer et se comportent scrupuleusement comme des Lunaires, sans raconter leur monde d'origine et sans qu'on les questionne à son propos. Pour éviter de perturber la fragile vie lunaire, les visiteurs, soigneusement instruits et formatés avant leur départ, suivent un entrainement spécial par simulation. Les Lunaires sont indifférents. Ils ne sentent pas supérieurs aux Planétaires et ne les envient pas non plus. Ils postulent que, en sortant de leur cocon artificiel, les hommes, libres dans un monde ouvert, deviennent expansifs, individualistes et parfois violents, cédant à de vieux instincts qui, sur la Lune, sont contenus sans effort. Ce "primitivisme" est leur adaptation naturelle au changement d'environnement. *** Le long voyage de Marfise se termine. Les Planètes ont reçu, un peu au hasard, des noms de régions, de villes ou d'Etats de l'ancienne Terre. Celle-ci a été baptisée Souabe. Marfise défaille en respirant sa première bouffée d'air naturel. Pourtant chimiquement semblable à celui que produit la Lune, il paraît plus fort, un peu acide, avec une odeur poivrée. Il lui monte à la tête comme une boisson violente et, momentanément incapable de marcher, elle s'adosse à un pilier pour retrouver son souffle. A ce moment, deux hommes dont la vêture est faite d'une espèce de cuir, l'abordent respectueusement : Bienvenue, Godzina. Bien que la technologie lunaire et les ingénieurs locaux aient adapté les moyens de transport aux conditions de la planète, les membres des Hautes Classes affectent de préférer la traction animale, utilisant pour cela de bizarres bêtes locales. Dans ce monde actif et affairé, la lenteur est un privilège ostentatoire. Marfise préférerait emprunter un des multiples petits véhicules rapides, mais les hommes l'installent cérémonieusement dans un carrosse doré qui s'ébranle, sonnant de toutes ses clochettes pour se signaler. Elle sait que, en arrivant sur la Planète, elle ne doit pas rater sa "première entrée" (l'expression consacrée), et respecter la dignité du Seigneur Waldemar dont les gens se demandent si elle est la nièce, la maitresse ou simplement l'invitée. Waldemar est en pleine ascension. En s'alliant aux uns, en soudoyant les autres, en menaçant les récalcitrants, il a été élu Référent Suprême de la planète, un pas important dans sa stratégie de prise de pouvoir. Il y a encore trop d'espace libre et trop d'occasions disponibles pour que, sur cette planète paisible, les habitants se laissent gouverner par quiconque. Ils vivent dans leurs fermes, leurs mines, leurs usines, souvent isolées, parfois regroupées en villages. La seule autorité qu'ils reconnaissent est celle des Temples, et encore dans certaines limites. Le Référent Suprême est seulement le grand arbitre. Les conflits que n'ont pu régler bagarres et négociations sont portés devant lui, et il personnifie la planète Souabe. Succédant à de nombreux prédécesseurs inoffensifs ou bienfaisants, Waldemar compte s'appuyer cette fonction pour accaparer la justice, puis devenir le chef de la planète et adopter un titre ronflant qu'il a déjà choisi, Shogun-Sébastokrator, sinon pour lui, du moins son fils, ou le fils de son fils. La Ligue des Marchands le soutient. Elle lui a rendu de grands services d'affaires et, plus encore, de renseignements. Les Marchands vont partout et mettent en contact les Planètes, entre elles et avec la Lune. Le réseau des fusées est leur propriété qu'ils contrôlent de bout en bout, de la fabrication aux réservations, en passant par la logistique. Les Marchands sont ainsi les seuls à avoir une vue d'ensemble de la nouvelle Humanité : toutes les Planètes connaissent une évolution semblable à celle de Souabe ; après la phase d'installation, d'expansion et de rivalité pour les meilleurs endroits, une consolidation s'opère, des pouvoirs apparaissent. Si les Planètes sont encore autocentrées, il est clair qu'un jour elles s'opposeront et que l'hégémonie appartiendra à celle qui sera la mieux organisée et aura les meilleurs rapports avec la Lune (laquelle ne se doute pas que le "primitivisme" des Planètes renoue avec les plus mauvaises traditions de la Terre). Les Marchands importent et exportent. Ils assurent la circulation des hommes et des informations, d'un bout de l'Humanité à l'autre. Ils accumulent richesses et influences. A leurs débuts, en quittant la Lune, ils partageaient son rêve d'une "seconde Humanité", meilleure que celle qui s'est autodétruite sur la vieille Terre. Ils ont compris très vite que la Lune n'essaierait pas, n'aurait pas l'idée, d'interfacer les Planètes, et qu'il y avait là une fonction à remplir et de l'argent à gagner. Les services que la Ligue a rendu et rendra à Waldemar l'assurent de sa confiance. Il en va de même sur toutes les planètes. Les "seigneurs" ont oublié ce proverbe terrien en forme de truisme : ton couteau peut te couper. Marfise appartient à la Ligue, ce qui, s'il le savait, expliquerait à Brandimart bien des choses qui l'ont intrigué. La Ligue permet à Marfise une double vie, sur la Lune et sur les Planètes, deux réalités qui, pour elle, ne s'excluent pas. Les limitations de la Lune lui conviennent, et aussi les possibilités infinies des Planètes. En outre, travailler pour la Ligue assure de nombreux privilèges et d'importants revenus qui, dissimulés, échappent à l'impôt. Marfise, lentement trainée, se fait doubler par les véhicules dont la plupart saluent avec respect le carrosse. Elle a ouvert tout grand les fenêtres, respire à pleins poumons, se laisse pénétrer par la lumière changeante d'un ciel mouvementé, souffre et jouit des variations de température provoquées par le passage des nuages. Observant la teinte uniforme de sa peau, bronzée par des machines pour éviter la couleur cadavérique que lui vaudrait la vie souterraine, elle rêve au moment où elle pourra se laisser brûler par le soleil local. Un insecte la pique, elle l'écrase machinalement. La douleur d'abord l'irrite ; ensuite, l'égaye : elle est sortie du bocal lunaire. Marfise arrive enfin à la ville, l'une des rares de la planète Souabe. Le château de Waldemar l'accueille. Elle passe quelques semaines dans cette massive construction néo-babylonienne. Il lui faut se ré-acclimater. Comme à chacun de ses passages, Waldemar s'emploie très activement à la séduire. Elle ne serait pas une fille de la Lune si elle s'effarouchait. Waldemar n'est pas sans attrait, musclé, velu, couvert de cicatrices et empli d'une violence contenue. L'exotisme de Marfise a sur lui un puissant effet aphrodisiaque auquel elle ne reste pas indifférente. Vêtue de tenues légères, elle paresse au soleil sur le toit-terrasse, inactive, dans l'attente d'une réunion interplanétaire des Conjurés qui, à présent que le test a réussi, vont programmer la phase suivante. Les premiers jours, toute au plaisir de retrouver un air et une vie libres, Marfise a parcouru les rues. Vite identifiée comme la Lunaire dont elle a encore l'aspect, elle a été suivie par des foules respectueuses et enthousiastes qui, s'attachant à ses pas, s'emparent des objets qu'elle a tenus et, pour les plus hardis, déchirent ou découpent des morceaux de ses vêtements et essaient de la toucher. En effet, la Lune appartient à la Terre, et tout ce qui touche à la Terre est sacré, sur cette planète comme sur les autres. Plus les hommes se sont éloignés physiquement de la Terre, plus ils l'ont intériorisée. Les gens des Planètes rêvent de la Terre. C'est une obsession et, dans certains cas, une mystique ou une folie. Les Planétaires, pourtant issus de la Lune où ont vécu leurs ancêtres et où les plus récents émigrés ont passé leur jeunesse, les Planétaires l'oublient. Ils se sentent et se vivent comme "fils de la Terre", des Terriens exilés, alors que, au contraire, la Lune, pourtant si proche de la Terre, l'a si totalement rejetée que la vie de tunnel semble un attribut normal de l'Homme. Aucun Lunaire n'a jamais l'idée de monter à la surface pour assister au "lever de la Terre", cette boule calcinée, ce détritus de l'espace que contemplent avec une intense émotion les touristes Planétaires qui paient très cher pour passer une heure au dôme-observatoire. Sur les Planètes, on voit partout des images de la vie sur la Terre d'avant, tantôt fixes, tantôt animées. Si l'Université de la Lune a refusé de mettre le "faisceau" transtemporel à la disposition des touristes, elle semble avoir accepté de commercialiser des vues de la Terre à différentes époques, à moins que celles-ci n'aient été piratées. Les rares objets venus de la Terre avec les fuyards atteignent des prix invraisemblables. Toute une industrie (contrôlée par la Ligue) fabrique des imitations, et les objets figurant sur les images du passé ont depuis longtemps été transformé en produits. On trouve tout, des braquemards aux pendules, des tableaux de Cranach aux meubles "arts déco", des laques japonaises aux colliers de fleurs polynésiens... Tout ça se mélange dans le plus insouciant désordre, comme le style des constructions qui juxtaposent (et même agglomèrent) les types, par exemple le gothique et le chinois, le baroque et le byzantin... La chronologie n'importe à personne. La Terre n'est plus une réalité historique mais une entité mystique. Aussi la Catastrophe de 2049 est-elle perçue comme le déluge des anciennes légendes, une malédiction à laquelle l'arche de Noé des fusées a permis à quelques-uns d'échapper. Ce bouillonnement de superstitions et d'illusions se condense en culte de la Terre. Sur chacune des planètes, une Union des Temples célèbre des cérémonies publiques dont les "prêtres" partagent des rites ésotériques. Selon leur dogme, les Terriens ont été "punis", chassés et condamnés à un exil qui prendra fin un jour. Il faut prier et donner des offrandes aux Temples pour l'abréger. La nature de la "punition" est disputée : fut-elle le prix d'une faute ?, une épreuve ?, un accident ? ou la pure malveillance d'une divinité supérieure ? Les interprétations parfois se cristallisent en sectes et s'opposent violemment. Un psycho-sociologue lunaire, s'il ouvrait les yeux sur le monde, dirait que le culte que les Planétaires rendent à la Terre n'a d'autre objet qu'eux-mêmes : ils affirment ainsi la "terranité" dont ils ne sont pas encore conscients. Cela n'empêche nullement les Planétaires d'être, par ailleurs, des gens tout à fait réalistes et efficaces, vifs à la dispute âpres au gain et bien organisés. D'un côté, ils révèrent follement la Terre ; d'un autre, ils se soucient surtout de leur propre planète, de leurs propres entreprises, de leurs conflits. Les "seigneurs" entretiennent des rapports divers avec les Temples. Certains leur font de grands dons, leur confient leurs enfants dont quelques-uns deviennent prêtres ou grand prêtres. D'autres, tout en partageant (ou en affectant de partager) les croyances communes, craignent la puissance des Temples et/ou sont en dispute avec eux à propos de terres, de mines ou de commerce. Les Temples eux-mêmes, quoique fédérés par l'Union interplanétaire, rivalisent à propos de doctrines, de rites ou d'intérêts matériels. 2. La ConjurationPour que la Catastrophe engendre réellement une nouvelle Humanité, meilleure, il aurait fallu analyser à fond la vieille Terre, en tirer les leçons et s'y conformer. Les Planètes n'ont pas pris cette voie, tout de suite débordées et submergées par le développement spontané de la mystique de la Terre. Les premiers émigrés, perdus dans les difficultés pratiques, enivrés par des mondes ouverts où tout était possible, ressentirent le besoin d'une identité. Le souvenir de la Lune ne servait à rien, étant à l'opposé de ce qu'ils vivaient : ils se firent exilés de la Terre et la divinisèrent. Les Temples naquirent de ces croyances. Désormais la Déesse Terre appartient à la Théologie. La Lune sait tout de la Catastrophe, sans s'en soucier davantage que de l'extinction des Dinosaures... Les Planétaires l'oublient en débarquant et éduquent leurs enfants à révérer la Terre. La première génération de la Ligue des Marchands , tout en développant ses affaires, a partagé le culte de la Terre, contribuant même, par ses moyens de communication et de transport, à la création de l'Union des Temples. A la seconde génération, certains commencèrent à se distancier du fanatisme croissant impulsé par les Temples qui, par ailleurs, à plusieurs reprises se révélèrent des concurrents pervers ; d'autres s'inquiétèrent de l'avenir des Planètes. C'est à la troisième génération que germa au sein de la Ligue une Conjuration, combinant réalisme et idéalisme, rationalité et fixation maniaque, sagesse et folie. Les pères de la conjuration ne doutèrent pas de la Terre mais des Planètes, et lorsque leurs réflexions aboutirent, poussés par leur hérédité terrienne et "terrianiste", ils choisirent la première contre les secondes, et se donnèrent comme but d'empêcher la Catastrophe pour redonner une chance à la Terre. La Ligue dans son ensemble n'agite pas ces pensées et ce projet. Par sa dimension interplanétaire et ses activités multiples, elle constitue l'agencement immense et complexe d'une multitude d'employés, de techniciens, d'aventuriers et de personnels de toutes sortes. Tout ce monde a trop à faire pour méditer, et trop d'appétits matériels pour songer à sauver le monde. Les premiers conjurés n'étaient qu'une infime minorité au sein de la direction de l'entreprise. Leurs successeurs bâtirent une association secrète dont la Ligue est à la fois la couverture et la nourriture. Les Planétaires, associant oubli et culte de la Terre, se rêvent Terriens parce qu'ils deviennent Terriens. Les premiers conjurés le comprirent et le refusèrent, sans pouvoir eux-mêmes échapper à la Terre : ils la démystifièrent sans cesser d'y croire, comme ces Luthériens qui remplaçaient les vitraux des églises par des vitres blanches pour pratiquer la même religion. Les Conjurés jugent que la nouvelle Humanité a emprunté une impasse. Ils veulent faire sauter le cul de sac (et l'Humanité avec), rejetant la Lune impuissante et les Planètes oublieuses qu'ils croient également vouées à l'échec. Ils ne prennent pas la vieille planète pour un Paradis perdu. Ils savent qu'un processus historique l'a conduite à la Catastrophe. Ils voient avec inquiétude les Planètes reproduire la Terre. Ils pressentent une nouvelle Catastrophe qui aura une échelle spatiale et technologique infiniment plus terrible que celle de 2049. Lorsqu'ils soupirent et pourtant, c'est la Terre, ils expriment du désespoir : la Lune est un artifice, les Planètes, une machine infernale en construction. Les Planètes reproduisent la Terre. Pourquoi pas ? aurait dit Brandimart. Là aussi, il y a une chance. La Catastrophe de la Terre est avérée et passée ; celle des Planètes, éventuelle et loin dans le futur. Les victimes de la Catastrophe sont mortes depuis trois siècles et nous, nous sommes vivants. La Conjuration prend ses désirs pour des probabilités et l'insuffisance des données invalide l'extrapolation : au mieux, trancher les nœuds du processus évitera la Catastrophe de 2049, rien de plus ; par quel miracle la Terre surmonterait-elle la crise des années 2040 et retrouverait-elle un avenir, sinon radieux, du moins praticable ? Marfise s'est laissée approcher et recruter par la Conjuration : quoique, née sur la Lune où elle a vécu, elle ne soit pas infectée par le virus mystique, la vieille Terre l'attire. Mais, en même temps, Marfise la multiple aime les Planètes bouillonnantes d'énergie, et aussi la sage Lune. Elle n'en souhaite pas la disparition à laquelle elle travaille pourtant. Cette contradiction s'explique par une insatiable curiosité et un goût excessif pour les jeux dangereux. L'opération 1150 a été une excitante aventure : tricher avec l'Université, conspirer avec les Ingénieurs, éviter les psys, tester la capacité létale du faisceau et, finalement, changer le passé, même à toute petite échelle ! Sa loyauté a l'égard de la Conjuration est à la fois totale et partielle, loyale et insincère. Tout en œuvrant à "redonner une chance à la Terre", Marfise doute des hypothèses socio-historiques qui fondent l'élimination des cinq cibles. Il lui semble que la "limite de Clorinde" tiendra et que l'autodestruction de la Terre est inéluctable. Elle attend avec impatience le résultat, sachant qu'il présentera une asymétrie frustrante : si, après avoir tué les "nœuds", les Conjurés sont toujours là, elle saura que la limite a tenu ; sinon, ils disparaitront si instantanément que Marfise ne le saura pas ! Elle accepte sans scrupule ni regret la possibilité que le monde auquel elle appartient s'abolisse, espérant et regrettant à la fois d'avoir la preuve que Clorinde avait raison. Tout lui fait penser que l'expérience échouera (elle n'imagine pas à quel point !). Encore faut-il l'exécuter au mieux. Marfise déteste l'ambiance religieuse qui règne sur les Planètes, dans la Ligue et au sein de la Conjuration. Elle n'y participe qu'en apparence et du bout des lèvres. Elle n'aime pas les ressemblances et les accointances que les Conjurés ont avec les prêtres dont, ironiquement, s'ils réussissaient, ils seraient les effecteurs : l'exil de l'Humanité prendrait fin ! La Ligue a placé beaucoup d'hommes de confiance à la tête de Temples, et c'est dans l'un de ceux-ci que, sous couvert de dévotions, les Conjurés vont se réunir pour tirer les conséquences du succès de Marfise. *** Marfise, à présent brûlée par le soleil, piquée par les insectes, les cheveux frisés par le grand air, les poumons élargis, la vue et l'ouïe aiguisées, se sent plus vivante qu'elle ne l'a jamais été. Elle a partagé les divertissements de Waldemar, couru dans les buissons à la poursuite d'animaux, tué ses proies, plongé dans les torrents, dévoré racines, chairs ou poissons après les avoir cuits sur un feu. Elle s'est battue au corps à corps contre des malandrins et en a tué. Avec les hommes de Brandimart, elle a participé à la punition de quelques villages qui refusaient l'autorité du Référent suprême. Me voilà une vraie sauvage, se dit-elle avec satisfaction, dédiant une pensée attendrie au si lointain Brandimart. Waldemar l'interroge souvent sur la Lune, intrigué par cette vie perpétuellement souterraine et artificielle. Toute la recherche fondamentale se fait là et Waldemar voudrait importer non seulement des produits et des matières mais de la connaissance. Il voudrait disposer de ses propres Labos pour mettre au point des armes que n'auront pas ses concurrents. L'Université de Souabe a envoyé des chercheurs se former sur la Lune, certains y sont restés, ceux qui sont revenus sont d'excellents techniciens, pas des cerveaux. Un soir, après avoir longtemps poursuivi une bête sauvage et dangereuse, ils se reposent, allongés près du feu où a grillé leur dîner. Waldemar boit un alcool fort et parfumé tiré d'une gourde en bois. Il en offre à Marfise et, décontracté, rêve tout haut à ses ambitions : régner sur la planète et conquérir les autres. Mettant la main sur la jambe de Marfise, il dit : nous devrions nous associer, tu es de la Lune, tu es de la Ligue, tu as tout ce qui me manque. Sois mon impératrice. Quand nous aurons pris la Lune, nous enverrons des robots construire une espèce de sanctuaire sur la Terre et, grâce à cela, nous obtiendrons le contrôle des Temples. Marfise rit : nous sommes déjà associés. Sans même qu'elle ait vu bouger Waldemar, il se jette sur elle, la renverse et pose son poignard sur son cou : ne plaisante pas, sois mon impératrice. Marfise sourit calmement : passer la soirée avec toi, c'est comme caresser un tigre, on ne sait pas s'il va ronronner ou attaquer. Ca me plaît. Ceci dit, comment te fier à ma loyauté si tu la dois à ton poignard ? Ote-le de ma gorge ! s'il dérape et me tue, tu ne gagneras rien et tu auras des ennuis avec la Ligue. Ote-le et je te dirai quelque chose d'utile. Waldemar la libère. Elle se secoue, il rit, et lui tend la gourde. — Je suis moins importante que tu crois, dit Marfise ; et toi, tu es l'un des hommes les plus puissants de la Planète. Tu as des ambitions, fais attention, d'autres en ont aussi, sur cette planète et sur les autres. Tu ne les connais pas, c'est ta faiblesse. Ecoute-moi : tous tes contacts avec l'extérieur passent par la Ligue, tu ne sais rien directement. Envoie tes propres observateurs partout. Déguise-les en ambassadeurs, en collectionneurs, en explorateurs, en savants. Tu peux aussi utiliser des moines dont tu serais sûr : ils ont l'habitude de voyager pour prier, conférer, péleriner. Bref, fais-toi ta propre idée du monde avant d'agir. Waldemar réfléchit si longtemps qu'elle croit qu'il dort puis, redressant sa silhouette musclée, il s'incline à demi : Tu as raison, Godzina. Il s'incline derechef : quand tu voudras, tu seras mon impératrice ! Le lendemain, ils rentrent au château et Marfise prend congé pour se rendre au Conseil de la Ligue. *** Elle utilise un petit véhicule rapide qu'elle conduit vers les montagnes à travers une épaisse forêt dont les arbres, abondamment pourvus de feuilles à leur base, se poursuivent très haut en troncs dénudés. Le Temple surgit, au sommet d'une colline. Prétextant des rites secrets, le grand-prêtre a éloigné tous les résidents du Temple, jusqu'à ses disciples. Il leur a prescrit d'errer solitairement en priant dans la forêt et de ne revenir qu'en entendant la cloche. Les Conjurés, quelques dizaines, complimentent Marfise d'avoir démontré qu'avec de très longues "pinces temporelles" on peut manipuler le passé, repérer et liquider une cible. Mais observer la Terre en 2040 n'est pas facile. On ne peut pas passer par l'Université car elle s'interdit la période postérieure à 1900, en partie à cause du traumatisme de la Catastrophe, en partie pour ne pas risquer d'interférer. Peut-on agir en cachette avec des Ingénieurs complices ? Il faudrait mobiliser les spécialistes nécessaires et cela se verra : le calcul de la position spatiale est tellement complexe qu'il requiert la coopération d'une multitude d'experts ; et tellement coûteux que chaque cas est spécialement autorisé et budgété par l'Université. Faut-il alors envisager une action à long terme pour briser le tabou de 1900 ? Nous avons des agents, des complices et des amis dans l'Université. Nous en aurons d'autres en distribuant et en promettant des cadeaux venus des Planètes. Un jour un professeur proposera un "cas" inoffensif en 1910. Il y aura débat, nous nous débrouillerons pour avoir la majorité. Plus tard, un autre dira 1920... les gens s'habitueront. Ce sera long. Nous avons le temps : annuler la Catastrophe maintenant ou dans plusieurs générations, c'est pareil. Le débat s'engage. Avons-nous vraiment le temps ? Côté Lune, oui : elle dort, elle rêve, elle ne s'éveillera pas. Côté Planètes, c'est autre chose : elles frémissent, bientôt elles vont s'agiter, plus tard elles seront en ébullition. Combien faudra-t-il d'années pour que l'Université franchisse la borne de 1900 ? atteigne les années 2040 ? Au moins cinquante ans. D'ici là, à la vitesse à laquelle évoluent les Planètes, la Ligue aura peut-être été dévorée par l'Union des Temples, ou par quelque seigneur qui aura conquis l'hégémonie... Non, nous n'avons pas le temps. Le débat s'élargit car, arrivés au pied du mur, certains Conjurés prônent la prudence. Nos cinq "condensateurs", nous les avons identifiés à partir des récits que firent les naufragés de la Lune et de la documentation limitée qu'ils apportèrent avec eux. Est-ce suffisant pour analyser un processus autodestructeur aussi ample et complexe ? si, au lieu de cinq, il fallait détruire vingt ou cent personnes ? si, finalement, ces "nœuds" n'étaient pas décisifs ? Le savons-nous ? Les données manquent. Mettons en place un ou plusieurs faisceaux pour observer directement les années 2040 et faire notre propre analyse. "Redonner une chance à la Terre", oui, si c'est une chance sur deux ou sur trois, mais une chance sur un million ou sur un milliard... Marfise, en elle-même, leur donne raison. Mais ce retour à la rationalité heurte les vieilles certitudes et repousserait la prise de décision à une date indéterminée. Les scrupules qui l'inspirent n'émeuvent pas la majorité des conjurés. Ils se préparent depuis longtemps et, au moment où ils ont la preuve que l'action est possible, ils recommenceraient à attendre...? Le report est repoussé à une forte majorité. Même si l'insuffisance des données fait de l'opération un pari, le moment est venu. Marfise insiste sur la nécessaire simultanéité des cinq attentats, sinon les premiers entraîneront des réactions dont les conséquences nous échapperont. Donc il faut cinq séries de faisceaux en même temps, une fois pour le repérage, puis pour l'exécution. Une tâche d'une telle ampleur exige des moyens énormes. A ce moment, un bruit se fait entendre dehors. Ce sont les moines qui veulent entrer. Ils ont erré dans la forêt. Certains ont eu faim, d'autres peur. Ils veulent retrouver leur vie paisible dans le Temple, d'autant plus que le moment approche d'une grande fête de la Terre. Ils ont vainement tiré la cloche et, s'emparant des tambours rituels, mènent grand tapage. Les Conjurés partent vivement. Dans un mois, Marfise communiquera ses propositions par le canal de communication interne de la Ligue. Un mois plus tard, elle formule son plan, clair et audacieux : créons notre propre équipement. Depuis des dizaines d'années, nous envoyons des techniciens et ingénieurs se former sur la Lune. Certains reviennent à la fin de leur période, d'autres restent et deviennent Lunaires. Nous avons des affidés parmi les Ingénieurs de l'Université. Ils connaissent tout du faisceau, sur le plan des calculs, du matériel et de l'observation. Il suffit qu'ils nous rejoignent. Où ? construire l'installation sur une Planète, nous exposerait à être découverts et compliquerait les calculs de repérage et de synchronisation. Etablissons une petite base sur la Lune elle-même. La cité se situe sur la face tournée vers la Terre, nous nous mettrons de l'autre côté. Trois mille kilomètres nous sépareront. Avantage additionnel : le transfert des Ingénieurs sera plus rapide et leurs conditions de vie ne changeront pas. Tout ira très vite. Les propositions de Marfise sont adoptées. Elle ira contacter les Ingénieurs sur la Lune, côté face, tandis que les travaux commenceront côté pile. 3. Brandimart et sa thèseLes lumières tournoyantes ont corrigé l'esprit de Brandimart : plus de meurtre de l'évêque ni de discussion avec Marfise. Il s'éveille chez lui. Il se sent étrangement bien mais ne comprend pas. Il observait la Pentecôte 1150 avec Marfise. Ensuite, il ne sait plus. Deux jours ont passé, disparus dans un trou. Il consulte la machine de secteur. Elle a enregistré que, épuisé par le surmenage, il s'est évanoui au Labo et que Marfise l'a ramené chez lui. Toutefois, entre les deux évènements, aucune machine n'a gardé sa trace, chose absolument impossible, tout le monde étant tracé en continu. Qui suit la procédure s'assure, Qui suit la procédure perdure ! La machine l'interroge : Etes-vous sauf et en bon état ? Brandimart répond affirmativement et fait part de son incompréhension : il ne sait pas ce qui s'est passé. Nous non plus, déplore la machine ; une anomalie s'est produite ; ça n'arrive jamais, ça ne peut pas. La machine programme aussitôt une vérification-système pour elle et une inspection pour Brandimart. Avant de retourner au Labo, il doit être vérifié. A l'infirmerie, il passe dans toutes sortes de machines qui émettent des bruits et des lueurs bizarres. Des prélèvements sont effectués et analysés. A part quelques bizarreries mineures, Brandimart est en bon état. Toutefois les psys, quand c'est leur tour, ne sont pas satisfaits. Ce qu'ils appellent "la silhouette mentale" de Brandimart a changé. Ils notent sans le lui reprocher qu'il n'a pas suivi les conseils d'hygiène temporelle, qu'il a abusé des écrans, ainsi que sa co-équipière. Cela ne nous a pas échappé et, après quelques rappels infructueux, nous vous avons laissés tranquilles : notre mission est de conseiller, pas de contrôler. Tant que vous restez hors de la "zone de danger", vous faites ce que vous voulez. Etes-vous toujours hors-danger ? nous en doutons. Ils lui font passer plusieurs séries de tests, procèdent à des comparaisons et restent perplexes. Brandimart, craignant d'être immobilisé par une période d'observation, rappelle que son "cas" se termine dans quelques semaines. Tout se remettra alors en ordre et il leur accordera tout le temps nécessaire pour s'occuper de lui. Après une longue délibération et diverses consultations, les psys l'autorisent à finir son travail. Nous ne vous disons plus de faire attention, ça ne sert à rien. Nous interviendrons directement si nécessaire. Et Marfise ? se demande-t-il en se dirigeant vers le Labo. Tout va-t-il bien pour elle ? Point de Marfise. Vraisemblablement, elle se repose aussi et arrivera bientôt. Brandimart, pour rattraper ses deux jours de retard, fait défiler en accéléré les enregistrements à partir de Pentecôte. Le 4 juin est un jour radieux. Des milliers de gens ont convergé vers la place devant la cathédrale. L'évêque et son clergé officient, splendidement vêtus. Brandimart ignore que Marfise a remplacé les images par l'enregistrement précédent. Il regarde la première version, celle où Héracle n'a pas été tué. L'évêque se tourne vers la foule pour la bénir et un rayon de soleil le frappe sur le front, comme l'une des langues de feu que Dieu fit descendre sur les apôtres. La foule l'interprète ainsi et, criant et s'agenouillant, entre en prières. A cet instant, d'autres "caméras" montrent l'attaque du comte de la Forêt : des trompettes retentissent, les chevaliers en armes, dévalent la pente, le comte arrive devant la porte. Mais, dans cette réalité révolue, les soudards du gouverneur n'ont pas été distraits par le meurtre, ils sont à leur poste et, après quelques échanges verbaux et combats isolés, le comte pénètre seul dans la cité et se prosterne pour recevoir la bénédiction de l'évêque. Après quoi, il retrouve ses hommes et ils remontent à l'abbaye. A l'instant où le rayon de soleil a frappé le front d'Héracle, Brandimart a frémi légèrement, son regard est devenu fixe, puis l'agitation créée par le comte a captivé son attention. Brandimart poursuit l'observation et quand la nuit tombe il constate que Marfise n'est pas revenue. Il l'appelle sans résultat et, pensant à ce trou de quarante-huit heures dans lequel il est tombé, s'inquiète d'elle. Il demande à la machine si elle a perdu sa trace. La machine ne la localise pas dans le secteur A. Ensuite, se connectant aux autres machines, elle énonce une nouvelle surprenante : Marfise a déposé un formulaire d'émigration ; par hasard, une place s'est libérée dans une fusée en partance, elle a décollé aussitôt. Brandimart ne comprend pas. Pourquoi Marfise abandonne-t-elle l'observation et sa thèse ? Que penser d'un tel départ, brutal et sans adieu ? Non, se dit Brandimart, cela ne se peut, la machine s'est trompée, une autre anomalie se sera produite. Il insiste auprès de la machine qui, après vérifications et contrôles, confirme sa réponse : Marfise a quitté la Lune. Marfise m'a quitté, pense Brandimart. Que s'est-il passé pendant ces maudites quarante-huit heures ? Blanc. Aucun souvenir. Il cherche vainement et ne trouve rien d'autre qu'une atroce migraine qui l'oblige à rentrer chez lui. Après quelques jours végétatifs, il se force à retourner au Labo, se sentant terriblement seul et déprimé. L'observation qui le passionnait devient un laborieux pensum. Héracle dépêche de nouveaux courriers à l'empereur et, après des conciliabules que Brandimart ne prend pas la peine de suivre, il célèbre une messe solennelle en l'église du bourg. Un instant, Brandimart est saisi par le spectacle. La procession, sortie du donjon épiscopal, en habits sacerdotaux brillants, monte sur des bateaux richement décorés pour passer la rivière. Les chefs de la congrégation des bourgeois se prosternent et leur major prononce une harangue respectueuse dans un latin hésitant. Le bourg a orné le chemin boueux de fleurs et de tapis. Après la messe et le long banquet solennel qui la suit, l'évêque confirme les franchises du bourg et l'assure de sa protection ; il annonce la visite prochaine de l'empereur ; sans rien promettre à l'égard des abbayes qui, relevant directement du pape, ne sont pas sous son autorité, il laisse espérer l'ouverture de négociations. La seule chose qui intéresse encore Brandimart (le souvenir de Marfise l'anime), c'est l'enquête à propos des cochons. Les chanoines ont perdu, l'évêque a repris la main, le justicier nocturne reste inconnu. Héracle le cherche pour le récompenser. Un silence universel et apparemment sincère répond aux discrètes demandes et aux promesses de ses envoyés, pourtant choisis parmi ceux qui ont les meilleures relations avec le peuple. Brandimart, lui, sait d'où opérait le justicier, et qu'il venait du bourg. Rien ne laisse soupçonner Philibert, le gouverneur. De bonnes bagarres, de grosses poulardes, des filles accortes, contentent ses journées et ses nuits. Sa fidélité à l'évêque, variable, comme toujours en ce temps, n'irait pas jusqu'à le lancer dans une action dangereuse. Les habitants, du bourg et de la cité, peu loquaces comme d'habitude, se sont réjouis des exécutions et, surtout de la condamnation du cochon Archambaud. Ils se sont donnés de grandes claques dans le dos, tapés sur les cuisses, ont vidé des pichets. Ils n'ont pas parlé du tueur, soit par indifférence, soit par prudence. Brandimart, peut-être inattentif, ne trouve rien. Il est morose et a, plus d'une fois, envie d'abandonner l'observation. Quand elle arrive enfin à son terme, Brandimart est soulagé. Le fantôme de Marfise dans le Labo l'accable et il a suffisamment de matériaux pour faire sa thèse. Il rentre chez lui. La machine du secteur lui rappelle qu'il doit se faire observer. Il repasse dans les appareils, exécute des batteries de tests et rencontre les psys. Sa "silhouette mentale" n'a pas évolué depuis la dernière fois et reste différente de ce qu'elle était avant. Toutefois les traces de substances bizarres ont disparu. Brandimart a été monitoré pendant qu'il était au Labo et, à certains moments, a manifesté des réactions troublantes. L'écran s'allume et repasse la scène de Pentecôte : l'évêque, dehors, tourné vers la foule, la bénit quand un rayon de soleil le frappe au milieu du front. Brandimart se trouble. Vous voyez, dit le psy. Encore une fois, une seule, essayez de vous concentrer. Brandimart fixe la tâche de lumière sur le front de l'évêque. Quelque chose frémit en lui, il ne sait pas quoi. Ca suffit, dit le psy, ne vous faites pas de mal. Vous avez subi un choc. Brandimart assure qu'il se sent bien, plein d'énergie et qu'il va commencer à rédiger sa thèse. Les psys et les médecins lui prescrivent des fortifiants et des stimulants. Ils ajoutent quelques bons conseils "que vous ne suivrez pas". Ménagez-vous cependant, vous le savez, chacun dépend de tous et tous de chacun. Brandimart, en se retirant, aperçoit, presque cachée au milieu des autres, la pétulante Lucette qui lui adresse un demi-sourire. Il rentre chez lui et se met au travail. Il tient la structure de sa thèse et voit comment il va mêler la documentation insuffisante et les observations. Bien sûr, il insistera sur les cochons du chapitre. Ce pittoresque épisode noue ensemble plusieurs séquences, l'évêque et le chapitre, les comtes et le peuple. De plus, il a assisté en direct à un procès d'animal. Il est certain d'arriver vite à un excellent résultat. Quelques jours plus tard, il reçoit un appel de Lucette. Elle propose de boire un verre ensemble. Par coïncidence, l'appel tombe au moment où Brandimart ressent l'envie de faire une pause et de prendre l'air. Il sort aussitôt et retrouve Lucette au bord de la (feinte) rivière, là où une allée de (feints) saules donne son ombrage à des imitations de cafés. Lucette, toujours aussi jolie, a remplacé son exubérance par une étrange retenue qui ajoute à son charme. Vêtue sobrement, elle partage avec Brandimart un cocktail pétillant qu'ils boivent à petites gorgées. A-t-il envie de lui parler de sa thèse ou, au contraire, aspire-t-il à se changer les idées ? Brandimart raconte l'affaire des cochons. A quoi ressemblait le justicier ? Brandimart ne sait pas. Tout se passait très vite et l'homme était comme masqué, englouti dans une robe sac, le visage caché par la cuculle ou par un voile. Lucette emmène Brandimart promener le long de la rivière, se frottant très légèrement contre lui. Il sent l'agréable contact, ne fait rien pour l'éviter, ni pour le renforcer. Se souvenant de sa première rencontre avec Lucette, il s'attend à tout instant à ce qu'elle lui saute dessus ou l'emporte dans son lit. Mais non, Lucette est sage et discrète. Manifestant sans ambiguïté ses intentions, elle les réfrène délicatement. Brandimart n'éprouve qu'un désir distrait et, derrière leur gentil bavardage, pense davantage à l'absente Marfise qu'à la présente Lucette. Ils font une grande et agréable marche. C'est exactement ce dont Brandimart avait besoin. Il le dit. Elle sourit, le prend par la main et le raccompagne chez lui. Posant sur ses lèvres un rapide baiser, elle s'en va sans se retourner, d'une démarche subrepticement onduleuse qu'il suit longtemps des yeux. Délicieuse fille !, pense-t-il en reprenant sa tâche. Brandimart travaille, croise Lucette à nouveau. Au bout de quelques rencontres, ils passent des frôlements à l'étreinte, et du désir à la consommation. Quelque chose en toi a changé, dit-elle ensuite à Brandimart. Toi aussi, tu as changé, répond-il sans deviner que son changement est une adaptation au sien. Leurs corps se plaisent autant qu'avant et se le montrent avec un curieux mélange d'intensité et d'éloignement. Un jour Brandimart lui rappelle la façon cavalière dont elle s'était emparée de lui la première fois. J'ai peine à croire que tu sois la même fille. Lucette s'esclaffe ou fait semblant : ce n'est jamais la même fille ! Femina sicut Luna disaient les Terriens, alors, tu parles, une femme lunaire ! La thèse avance, et l'intimité entre Lucette et Brandimart aussi. Elle ne l'interroge pas, elle le laisse parler. Arrive la saison de soutenance des thèses. Marfise a envoyé la sienne par courrier interplanétaire. C'est la première nouvelle qu'elle donne indirectement depuis sa disparition. Son abandon de l'observation ne la disqualifie pas puisqu'elle a rendu sa copie à temps. Elle a trois ans pour soutenir. Brandimart se précipite sur son texte, cherchant un indice. A partir des données d'observation, Marfise a construit un élégant modèle sociologique qui articule et balance les pôles relationnels, les groupes et les réseaux : l'évêque, les chanoines, le comte, les anciens, les peuples. Elle les présente successivement puis les combine, en faisant varier l'arrière-plan, le roi et l'empereur. C'est ce qu'elle avait annoncé, constate Brandimart, déçu de ne trouver aucune allusion qui lui serait adressée, et cependant un peu réconforté : quoi qu'il soit arrivé à Marfise, elle ne s'est pas évaporée. Où est-elle ? Que fait-elle ? Pourquoi son départ ? Toutes les vieilles questions reviennent hanter Brandimart qui, heureusement pour lui, est occupé par la session de soutenances. Pendant une semaine, tous les candidats affrontent publiquement leur jury. Les nombreux spectateurs apprécient cette attraction et s'occupent plus du jeu des acteurs que de la pièce. Brandimart, ayant bénéficié d'un "cas", passe en dernier. Après un narratif qui a beaucoup de succès, il présente le paradoxe de l'auto-assimilation des chanoines aux animaux impurs et le renversement opéré par le procès, condamnant les chanoines sous la figure du cochon. Il obtient la mention la plus haute. Ensuite, la session finie et les résultats individuels annoncés, toutes les thèses de la série sont soumises à un vote du public. Brandimart gagne le prix. Personne n'est surpris que, quelque temps plus tard, il devienne Professeur-assistant à l'Université, coopté à l'unanimité. Il entre dans l'équipe d'Oldenbarnevelt. 4. Marfise revientSur la face de la Lune opposée à la Terre, les Conjurés ont utilisé la Ligue des Marchands pour envoyer une flotte de fusées emplies de machines qui, rapidement, creusent, colmatent, produisent de l'air respirable, de la lumière et tout ce qui est nécessaire à la vie humaine. L'aménagement de la base progresse rapidement : elle sera assez grande pour accueillir les équipements et permettre aux ingénieurs de vivre et de se détendre. Ceux-ci ont été informés : un messager plénipotentiaire les contactera ; une importante proposition leur sera faite ; les Conjurés comptent sur leur réponse positive. Marfise est ce messager. Un semestre a passé depuis son départ, une nouvelle session de soutenances de thèse s'ouvre et lui donne un prétexte pour revenir. Les entrées sur la Lune, comme les sorties, se font librement, sans autre formalité que de s'enregistrer ou se désenregistrer. Les machines ne posent pas de questions et se limitent, avant de laisser les arrivants franchir le premier sas, à une inspection sanitaire approfondie pour détecter et neutraliser tout virus, bacille ou germe qui, dans le milieu confiné de la cité lunaire, ferait pis que la Peste la plus noire. Marfise a informé le professeur Oldenbarnevelt qu'elle vient soutenir sa thèse. Brandimart l'attend, tout à la fois inquiet, heureux et troublé. Marfise appelle Brandimart. Celui-ci, ému et (il ne sait pourquoi) angoissé, multiplie les questions. Elle répond par un sourire et l'invite à dîner à la Taverne interdite. Brandimart descend les marches, toque à la lourde porte, aperçoit les yeux de Marfise, entre. Elle l'enlace et le conduit à l'alcôve la plus écartée où ils seront comme seuls. Brandimart la contemple avidement. Elle rayonne de sauvagerie, encore brûlée par le soleil des Planètes et épanouie par l'air brut qu'elle a respiré si longtemps. Des cicatrices la marquent ici et là. Quoique Marfise ait toujours manifesté de la vigueur (Brandimart se souvient encore du choc de ses poings lors de leur premier contact physique), ses muscles semblent durcis. Elle le contemple en souriant, lui prend les mains et commande aussitôt une bouteille de ce vin si pâle. Suivant l'ancien rite, ils nouent leur bras pour boire. Sans répondre aux questions, comme si elle n'avait pas disparu pendant six mois, Marfise parle des cochons du chapitre. Brandimart, mécontent d'abord, se sent poussé (par le vin ? par le lieu ? par Marfise ?) à entrer dans le jeu. As-tu identifié le Justicier ? demande Marfise. Brandimart dit ce qu'il a vu et son échec à deviner. Marfise le surprend, captivant son attention : si c'était une femme ? as-tu remarqué comme la main qui tenait le couteau était petite ? Attaquer de tels monstres est dangereux si on rate son coup, mais facile par surprise, quand on est entraîné à exécuter le geste précis qui tranche la carotide. Il suffit d'un poignard ou d'un couteau bien affûté. As-tu observé les filles et les femmes au lavoir ? elles ne manquent pas de force. Dans leur basse-cour, elles égorgent gaillardement lapins et poulets, et dans le jardin manient la houe avec énergie. Une hypothèse : tout le monde voulait tuer les cochons, personne n'osait. Une fille l'a fait. — Mais comment ?, demande Brandimart, déjà séduit par l'idée. — Par exemple, une fille du bourg a un fiancé ou un amant dans la maison du gouverneur. Cela lui donne l'accès, et le petit bateau se manie facilement. Elle aura agi par héroïsme ou pour un motif personnel : un cochon l'a attaqué, a dévoré son petit frère, un chanoine l'a violentée ou a essayé, qui sait ? Elle s'est cachée, non seulement des chanoines mais des autres, car, en ce temps, une fille qui sort de son rôle ne trouvera jamais de mari. Mais cela se sera su quand même. Les hommes auront été honteux et soulagés ; les femmes, fières et honteuses. Brandimart, enfin souriant et détendu, apprécie l'histoire. Est-ce en mémoire des cochons ? Le menu choisi par Marfise comprend un porcelet, farci de légumes et de cailles désossées (une parfaite imitation). Elle remplit les coupes au fur et à mesure qu'elles se vident. Brandimart, la contemplant avec bonheur, sent s'évanouir ses questions. Marfise, comme pour répondre à celles qu'il ne pose pas, raconte que, sur la Planète où elle est allée, elle a chassé, couru dans les buissons un poignard à la main, l'a lancé dans la bête au moment où elle se jetait sur elle. Oui, dit-elle, en caressant Brandimart sous la table, j'ai fait la sauvage. J'ai allumé un feu, rôti des morceaux de la bête et je les ai mangés (elle tait que Waldemar lui a fait la cuisine, et bien d'autre choses). Que veux-tu ? à force de voir nos primitifs de 1150, j'ai été saisi par —comment disait-on déjà sur la Terre ? —, ah oui, l'appel de la forêt. Brandimart, à la fois écœuré et ébloui, se demande si Marfise parle de choses qu'elle a faites, d'une envie de brutalité née de l'observation ou d'un rêve horrible et excitant. Le récit offusque à la fois ses habitudes et ses convictions. La violence est exclue de la Lune, comme les animaux, les buissons, les poignards, le feu... et les insectes, il devait y avoir des insectes... Marfise a parfaitement réussi sa diversion, Brandimart ne demande plus pourquoi elle est partie. Elle se serre contre lui. Viens, dit-elle. Elle l'entraîne, un peu titubant. Quand Brandimart s'éveille, il est nu, couché dans un lit à baldaquin, à un bout d'une immense salle gothique dont les nervures, tout en haut, se rejoignent en fleurs. Par les fenêtres trilobées, les vitraux laissent passer une lumière multicolore. A l'autre bout de la salle, Marfise joue doucement une ritournelle sur une épinette. L'illusion est parfaite, se dit Brandimart. Il se sent très bien, paresseux et confortable. Marfise, le voyant éveillé, s'approche. Elle est nue, sauf un délicieux chapeau plat, rouge foncé, entouré d'une plume de cygne, qu'elle porte légèrement penché à droite. Elle dit, montrant le lit dévasté et les vêtements épars : tu as abusé de ma complaisance à mon grand plaisir. Ah ! répond Brandimart en la contemplant avec gourmandise, je recommencerai volontiers. Et, la saisissant par les hanches, il lui démontre longuement son intérêt auquel elle prend grand intérêt. Ils se revoient souvent. Brandimart ne sait pas ce qu'elle fait de ses journées et s'interdit de le demander à la machine. Marfise, ayant brillamment soutenu sa thèse, la célèbre par une grande fête à laquelle elle invite en remerciement un grand nombre d'ingénieurs "sans lesquels l'observation n'aurait pu avoir lieu". Il y a aussi maints étudiants et professeurs, mais pas de psys, Marfise ne les aime pas ou les craint. Elle va d'invité en invité, échangeant quelques mots avec chacun. Elle en profite pour arranger des rendez-vous ou des contacts avec les Ingénieurs. Elle espère que tout se passera bien et que leur fidélité, jointe à la satisfaction d'échapper à l'ennui lunaire, assurera leur concours. Elle compte recruter largement car, même les non initiés, seront utiles. Sans dire de quoi il s'agit, elle évoque "un projet" de la Ligue qui a besoin d'ingénieurs. Marfise promet qu'ils auront tout ce qu'ils voudront. A sa surprise, une partie d'entre eux s'est si bien acclimatée à la Lune et à la vie singulière qu'on y mène qu'ils repoussent sa proposition. D'autres acceptent de se poser la question et, après réflexion, répondent que la proximité de la Terre leur fait du bien, qu'ils se sentiraient perdus et sans racines s'ils partaient. Marfise passe beaucoup de temps à les rencontrer et à argumenter. Finalement, les seuls qui acceptent, ce sont les initiés qui pressentent que le projet inconnu sert la Conjuration. Encore, parmi eux, plusieurs refusent. Marfise pourrait les contraindre par leur serment mais juge plus habile de jouer l'indifférence et de leur laisser libre choix. Malgré ces déconvenues, le nombre des volontaires suffit et leurs capacités répondent aux nécessités. Marfise met au point avec eux les modalités de leur départ, toujours sans donner de détails. Elle se méfie des moyens d'investigation dont disposent les psys et les machines. Dans cette cité fermée où tout est artificiel, il ne peut exister de secret. Il est illusoire de se cacher derrière un arbre ou de s'entretenir dans un lieu désert, chaque centimètre de matière est relié aux machines. Marfise n'informe que l'Ingénieur en chef (l'Ingé) afin qu'il supervise l'exil. Pour cela, elle le rencontre dans le secteur K, à l'un de ces endroits où des dispositifs spéciaux empêchent la diffusion des paroles, des pensées et des sentiments qui, filtrés et reformulés, ne laissent apparaître qu'une anodine rencontre amicale. Par prudence, cependant, elle cache, même à l'Ingé, que les partants iront juste de l'autre côté du satellite. Comme les fusées appartiennent à la Ligue, elles prendront la direction de la planète la plus proche et reviendront sur la Lune. Dans les jours qui suivent, les volontaires, les uns après les autres, informent la machine du secteur A de leur décision d'émigrer. La machine enregistre et leur délivre un code d'accès à la prochaine fusée. Brandimart, encore plein de Marfise, arrive à l'Université où Oldenbarnevelt l'accueille en bougonnant, plus encore que d'habitude. Le vieux Julius s'inquiète. Qu'arrive-t-il à tous ces ingénieurs ? Certains sont ici depuis vingt ans et, tout à coup, ils décident de s'en aller. L'Ingé s'occupe de réorganiser les services pour que l'activité continue. Où cet exode s'arrêtera-t-il ? Voyez, dit-il à Brandimart, environ la moitié de nos Ingénieurs sont des gens venus des Planètes qui, après leur période ici, ont choisi de rester. S'ils partent tous, nous aurons de vrais problèmes. Quelque temps plus tard, Oldenbarnevelt explose : cette fois, c'est l'Ingé qui nous quitte ! La machine laisse faire, bien sûr, elle n'est là que pour enregistrer, il faut que je m'en occupe. Oldenbarnevelt a un entretien avec l'Ingé. Il lui demande ce qui se passe. L'Ingé répond que tout va bien mais que, l'un après l'autre, ils ont été pris de nostalgie. Une espèce d'épidémie, si vous voulez. Nous étions tous lunaires depuis longtemps. Tout à coup, quelqu'un a commencé à avoir le mal du pays et à ne plus parler que de sa planète. Je l'ai envoyé se faire vérifier par les psys (il montre un rapport). Ils n'ont rien trouvé. Nous avons passé du temps avec lui pour le distraire, et à notre tour nous avons été contaminés. Chacun a évoqué ses souvenirs (ou les souvenirs de ses souvenirs) et nous nous sommes sentis de plus en plus à l'étroit ici, comme si nous manquions d'air... Le vieux Julius, perplexe, ne peut qu'acquiescer. C'est leur liberté. Il craint cependant que l'épidémie s'étende encore. L'Ingé parcourt la liste du personnel, comme pour évaluer les chances. Soucieux de minimiser une inquiétude qui pourrait déclencher des mesures restrictives exceptionnelles, il conclut avec optimisme. Beaucoup ont adopté la Lune et oublié leur planète, l'hémorragie devrait rester limitée, ainsi que ses effets car il a déjà tout réorganisé pour que le fonctionnement des labos ne soit pas perturbé. Il a rappelé quelques ingénieurs des mines, cela ralentira à peine la production. L'Ingé assure Oldenbarnevelt que ses années ici lui ont apporté une grande satisfaction et, n'hésitant pas à en rajouter, regrette d'être déchiré entre le désir de rester et celui de sa planète. De son côté, Marfise pense que si le Projet réussit, cet univers, la ville de la Lune, les Planètes, Brandimart, elle, cet univers, n'auront jamais existé. Tout lui laisse penser que la "limite de Clorinde" ne se laissera pas contourner et que l'élimination des cinq "nœuds" du processus sera inutile. Mais ça reste une question. Les données n'ont pas changé, sa décision non plus. Elle va partir, rejoindre les Ingénieurs. Et si... , elle ne reverra pas Brandimart. Cette fois, elle ne peut pas s'enfuir sans adieu. Elle lui tient les mains et le regarde intensément : Je dois partir. Brandimart soupire. Il s'y attendait. Il sait que Marfise est un mystère. Même lorsqu'elle s'abandonnait à lui, il sentait qu'une part d'elle était ailleurs. Le lien entre eux est un élastique qui se tend et se détend. — Reviendras-tu ?, demande-t-il bêtement. Marfise sans répondre, sort de sa poche une bague. Elle vient de la Terre, mets la à ton doigt pour ne pas m'oublier. Regarde, j'ai la même. Et, après l'avoir serré fortement dans ses bras, elle le quitte, les yeux brillants, comme humides. Brandimart, ressentant une curieuse émotion, met la bague à son doigt. Il n'a jamais vu Marfise ainsi. Où est passée son assurance insouciante ? Pourquoi l'a-t-elle adjuré de ne pas l'oublier ? Elle reviendra à l'improviste un jour ou l'autre. A ce moment, Brandimart ne pense pas à rapprocher le départ de Marfise de celui des Ingénieurs dont, pourtant, Oldenbarnevelt l'a abondamment entretenu. 5. Mise à feuDe l'autre côté de la Lune, les Ingénieurs s'affairent sans que nul ne s'en doute. Les hommes, le matériel et les machines affluent. En quelques mois, tout est prêt pour commencer les observations que Marfise dirigera. Les calculs ont localisé la Terre des années 2040, à environ trois mois-lumière. L'aller-retour du faisceau ne prendra que six mois. Néanmoins, suivre les cinq cibles de 2040 à 2049 constituerait un énorme chantier qui, même en accéléré, durerait beaucoup trop longtemps. On décide d'agir aux deux extrémités, 2049 et 2040. On liquidera les cibles en 2049, au point culminant de la crise, pour maximiser le choc causé par leur exécution simultanée et provoquer, peut-être, des réactions salvatrices. En cas d'échec, on recommencera en 2040 : les morts de 2049 seront tués au début du processus pour l'influencer à la base. On lance donc sur les années 2040 et 2049 une multitude de faisceaux qui suivront chacune des cibles afin de déterminer les occasions favorables car, pour frapper à coup sûr, il faut un objectif statique et en extérieur. On dressera la liste des moments praticables pour chaque cible et on espère que, en confrontant ces listes, il apparaitra au moins un moment commun à toutes. Elles seront alors éliminées simultanément. Marfise se dit que cette observation recueillera une masse de données inconnues sur le début et la fin de la crise. Quelle tête ferait le vieux Julius si je lui envoyais une thèse complémentaire dont ce serait le sujet ! *** Sur la face opposée de la Lune, Brandimart se sent un peu moins abandonné que la fois précédente où la rupture s'était faite par surprise et avec brutalité. Le retour de Marfise, même s'il n'a été que temporaire, lui a redonné confiance. Quand il regarde l'anneau à son doigt, il a l'impression d'un contact avec elle. Néanmoins, les premières semaines seraient insupportables si les problèmes engendrés par la diminution du nombre des ingénieurs n'accaparaient son attention. La machine le convoque pour son inspection périodique. Tant qu'il n'est pas revenu à la normale, les psys maintiennent leur suivi. Le contrôle conclut à un état physique satisfaisant et à un état mental perturbé qu'il explique, sans parler de Marfise (quoiqu'ils sachent peut-être tout), par un "problème personnel" qui se dissipera peu à peu. Toutefois les psys retrouvent la bizarrerie habituelle. Pour tester encore son "syndrome de Pentecôte", ils lui font visionner à nouveau la scène où l'évêque bénit la foule. Quand le rayon de soleil le frappe sur le front, Brandimart croit le voir pénétrer la boite crânienne et la faire exploser. Une fraction de seconde, la vérité s'approche de lui et s'éloigne, le laissant hébété et les psys stupéfiés. Jamais sa réaction n'a été aussi violente. On le fait revenir le lendemain dans un décor et une ambiance savamment décontractés qu'il contemple avec lassitude. Il aperçoit Lucette au milieu du groupe. Quoiqu'aussi jolie que d'habitude, elle n'éveille aucun sentiment en Brandimart. Peut-être déprimez-vous disent les psys, ou avez-vous un accès de mélancolie causé par votre problème. Distrayez-vous ! Quand il sort, Lucette le saisit par la manche, ses seins dansent joliment dans son profond décolleté : on boit un verre ? lui demande-t-elle. Pendant tout le séjour de Marfise, il l'a totalement oubliée. — Tu m'as manqué, lui dit-elle plus tard. Il s'étonne : vous, les filles, ne dites-vous pas un homme n'est qu'un des hommes ? Bien sûr, répond-elle, il y a beaucoup d'hommes et je n'en ai pas été privée. Mais, toi, personnellement, tu m'as manqué. Elle a un faux rire : je devrai consulter un psy ! ils avaient une maladie mentale de ce genre sur la Terre, ça s'appelait "attachement". Brandimart lui raconte quelques anecdotes qu'elle écoute distraitement. Oldenbarnevelt, lui, ne cesse de s'interroger sur la fuite des ingénieurs. Avec quelques autres, il cherche à comprendre. Il en discute beaucoup avec la doyenne de la Faculté, une vieille dame excentrique qui aime s'habiller en jaune canari et rose fané et tenir dans ses doigts un long fume-cigarette vide dont elle tapote volontiers son interlocuteur. Elle se nomme Amienne mais elle est depuis si longtemps à la tête de la Faculté d'Anthropologie qu'on la nomme "Damienne", par collusion et contraction de "Damoyenne", titre que lui vaut sa fonction (Dame Doyenne). Ils assemblent une équipe d'enquête. Les psys ne croient pas l'explication que l'Ingé a fournie à Julius. Une épidémie de nostalgie, ça n'existe pas. De plus, ceux qui sont partis faisaient, comme tout le monde, l'objet de vérifications périodiques qui les montrent totalement adaptés et parfaitement lunaires. Il est vrai qu'il existait une zone obscure dans leur mental, probablement due à leur origine planétaire, un peu comme un coffre à souvenirs refermé. On demande à la machine de retracer leurs déplacements et leurs rencontres au cours de la période précédant leur départ. Le rapport est instructif : ces ingénieurs se sont fréquentés beaucoup plus que d'habitude et ils ont beaucoup vu Marfise. En étendant l'investigation à tous les ingénieurs, on constate que c'est le cas de tous les ex Planétaires, qu'ils soient partis ou non. La conclusion est évidente : Marfise a tenté de débaucher tous les Ingénieurs pour les faire partir de la Lune. Elle a partiellement réussi. Dans quel but ? pour qui ou pour quoi ? Les Ingénieurs restant, interrogés sur les propos tenus par Marfise, font état d'un besoin d'ingénieurs sur une Planète et de promesses fabuleuses qui les ont tentés sans les décider, n'ayant nulle envie de quitter la Lune. Toutefois ils comprennent que leurs camarades aient accepté. Le double jeu de Marfise ne surprend pas Brandimart. Elle est revenue sous prétexte de soutenir sa thèse et, quand elle ne se livrait pas à l'amour avec lui, elle recrutait des Ingénieurs, ce qui était le principal motif de son retour. Brandimart imagine que quelque part sur une planète des travaux sont en cours, que des ingénieurs sont nécessaires et que Marfise a servi d'intermédiaire. Elle le lui a tu, comme elle a tu tout ce qu'elle a fait quand elle était hors-Lune, disjoignant les deux Marfise. Il a le sentiment de savoir quelque chose de plus, quelque part au fond de lui. Une fois encore, il cherche et une horrible migraine l'assaille. Quoique désolé, il ne se sent ni trahi ni dupé. Il accepte le mystère de Marfise, et qu'elle ait de multiple vies. Il est toujours sous le charme de son retour : il croyait l'avoir définitivement perdue, elle est revenue. L'espoir demeure. Oldenbarnevelt et les autres ont refermé le dossier. Ils cherchaient ce qui a fait partir les Ingénieurs, ils l'ont trouvé. Comme les Lunaires sont indifférents aux Planètes, l'explication leur suffit. Seule Damienne continue à s'interroger et déplore qu'on ignore tout du monde extérieur. C'est alors que, brutalement, le couvercle qui fermait les souvenirs de Brandimart saute. *** Un jour qu'il est dans son bureau, un étudiant se présente. Il fait sa thèse sur l'empereur Frédéric. Dans sa dissertation sur 1150, Brandimart mentionne en passant la Bulle d'Or par laquelle l'empereur proclamera l'évêque comte d'empire et réglera ses litiges avec le comte de la Forêt. Or, poursuit l'étudiant, le seul livre d'Histoire de cette période que nous avons ne mentionne pas cette Bulle. Il dit au contraire que le roi évince l'empereur. Brandimart proteste : il a tellement étudié cet unique livre qu'il le connait par cœur. Il se souvient très bien de ce passage, page 247. L'étudiant, surpris, proteste et l'invite à relire cette page. En sauvant Brandimart, Marfise a pris un risque. Lorsque elle a tué l'évêque et modifié l'histoire locale, tout s'est immédiatement adapté à la nouvelle réalité. Les documents se sont mis à jour, dont ce livre, et aussi les connaissances des rares personnes qui en avaient. Sauf celles de Brandimart qui, hypnotisé par les lumières tournoyantes, a oublié d'oublier. À présent, les deux versions se heurtent, lui donnant l'impression d'une explosion imminente. De plus, insiste l'étudiant, perturbé par l'incompréhensible réaction du professeur, la chronique du chanoine Grossius dont le professeur Clarion vient enfin d'éditer les fragments, indique, à la date de 1150, que, le jour de Pentecôte, l'évêque Héracle a été foudroyé par la colère divine (fulmine percussus a divina ira), que le comte de la Forêt s'est emparé de la ville et, deux ans plus tard, a fermé ses portes à l'empereur. Brandimart, préoccupé, commence à discuter distraitement. Il n'y a pas moyen de s'assurer de la crédibilité de Grossius : les chanoines noircissent l'évêque et la documentation est inexistante. L'étudiant répond, Brandimart répond et, tout à coup, une violente douleur lui vrille le cerveau. Il sursaute : quels mots emploie Grossius ? — foudroyé par la colère divine, le jour de Pentecôte. Brandimart répète plusieurs fois foudroyé par la colère divine le jour de Pentecôte et, soudain, il pousse un cri, terrifiant le malheureux étudiant : il revoit le faisceau zoomant sur le visage de l'évêque et lui trouant le front, l'évêque à terre, la fuite de la foule, l'entrée forcée du comte de la Forêt et... Brandimart s'évanouit. Conduit à l'infirmerie puis à l'hôpital, il alterne pendant quinze jours des périodes d'inconscience et de délire agité. Lorsqu'il revient à lui, entouré de médecins et de psys, il se souvient de l'assassinat de l'évêque, des couleurs tournoyantes, du curieux salut de Marfise et de ses derniers mots pourtant, c'est la Terre. Deux semaines encore, il reste sous surveillance, privé de visites et de contacts pour ne pas s'échauffer. Les psys ont noté que la moindre allusion à l'Université fait monter sa température et sa pression mentale. Seule Lucette, se dissimulant parmi ses collègues, réussit à s'introduire. Comme Brandimart est lardé de perfusions, de tuyaux et de moniteurs, il faut toute l'habileté de Lucette pour établir une relation physique que Brandimart trouve plus reconstituante que les euphorisants qu'on lui injecte. Quand il sort enfin de l'infirmerie en clopinant au bras de Lucette, elle le conduit chez elle et s'emploie à achever sa guérison. Brandimart retrouve avec plaisir les tours et détours de leurs entretiens amoureux. A part une migraine persistante, il se sent redevenu normal et a intégré la révélation fortuite. Voilà pourquoi Marfise a pris les Ingénieurs : son organisation a décidé de passer à l'action, et quelque part (il pense à un astéroïde perdu au fond de l'Espace) occupe les Ingénieurs à mettre en place les faisceaux qui permettront l'observation et l'exécution des cinq "nœuds" à trancher pour éviter la Catastrophe. Et s'ils réussissent, nous disparaitrons. Brandimart, très calme maintenant que tout est clair, assemble les pièces du puzzle. Quoiqu'il déteste le projet, il respecte le choix de Marfise. Il se souvient de son et pourtant c'est la Terre qu'il attribue à un idéalisme sentimental. Il ignore que, pour les Conjurés, ce pourtant... exprime le désespoir devant l'évolution future de la nouvelle Humanité, la stagnation de la Lune et la transformation rapide des Planétaires en Terriens. Il ignore que Marfise veut tester la "limite de Clorinde". Brandimart récapitule les questions : 1) réussiront-ils leurs assassinats ? ; 2) si oui, cela leur permettra-t-il d'éviter la Catastrophe ? ; 3) si oui, nous disparaitrons sans nous en apercevoir, cela sauvera-t-il la Terre ? n'est-elle pas condamnée ? Il avait objecté à Marfise dans la chambre aux lumières tournoyantes : Il faudrait comparer ce que nous sommes et ce que deviendrait plus tard la Terre sauvée. Seulement, quand Brandimart dit ce que nous sommes, il pense à la vie harmonieuse de la Lune qu'il projette sur les Planètes. Il les peint en rose, les Conjurés les voient en noir : pour eux, puisque la nouvelle Humanité n'apporte aucun espoir, autant redonner une chance à la vieille. Brandimart conclut : moi, nous, la Lune, ne pouvons rien, dépourvus de tout moyen d'action, et ne sachant rien des Conjurés. Notre bulle peut éclater d'un instant à l'autre. Habitués à nos tunnels et à notre société transparente et bienveillante, l'extérieur n'existe pas pour nous. Si je parle de cette menace, ce sera comme mettre en garde les habitants d'une haute montagne contre un tsunami. On me prendra pour un fou, et ça vaudra mieux car il n'y a pas de remède et l'attente serait insupportable. Me croire, provoquerait la fin du monde avant même qu'il finisse. Toutefois, porter tout seul un tel secret et une telle angoisse me rendra fou. Il se rappelle l'éternel conseil des psys : extérioriser. Mais qui ? Lucette ? ce serait vain et cruel : si le monde disparait, elle ne saura rien, ne sentira rien, inutile de la faire souffrir à l'avance. Les psys ? ils me jugeront paranoïaque et me soigneront. Oldenbarnevelt ? il va crier, se lamenter, maudire. Damienne ? oui, Damienne ! la seule qui ait conscience de la marginalité de la Lune. La vieille dame ne le déçoit pas. Elle l'écoute avec autant de gourmandise que d'effroi. Il lui fait part de ses souvenirs revenus, du crime invraisemblable, du projet dément, de l'organisation secrète. Il est surpris que Damienne lui dise : elle me plait, votre Marfise, j'aurais aimé être comme elle ! (Elle poursuit). Leur raisonnement socio-historique ne me paraît pas valide, mais il l'est peut-être et nous disparaitrons. Je m'en moque (ajoute-t-elle avec son petit rire grinçant), nous ne le saurons même pas... Ce qui m'ennuie, c'est que ça ne servira à rien. La Terre n'était plus viable, et si cette catastrophe-ci n'a pas lieu, une autre arrivera. Nous espérions une Humanité meilleure, et n'avons pas fait ce qu'il fallait. (Elle s'exalte). Après le combat initial pour la survie, nous, la Lune, nous sommes endormis, repliés sur nous-mêmes. Nous avons déraillé. Nous avons négligé les Planètes. Pis, oublié. Des gens sont partis. Ils se comptent en dizaines de millions maintenant. Que font-ils ? Comment évoluent-ils ? Personne ne s'en soucie, nous ne questionnons même pas les Planétaires qui viennent ici. (Elle réfléchit). Cette organisation secrète ne traduit pas la volonté des Planètes : aucun peuple, jamais, ne choisit délibérément de disparaitre. Ce sont des illuminés qui se cachent dans une congrégation religieuse ou peut-être derrière une association de commerce dont ils utilisent les ressources. Néanmoins, à travers eux et leur projet, les Planètes nous envoient un message : elles existent ! Comment faire pour que les Lunaires le comprennent ? Brandimart, regardant l'anneau de Marfise, pense à tout ce qu'elle a fait pour réaliser son idée. A présent qu'il a compris (croit-il), il voudrait en parler avec elle. L'idée est folle, Marfise ne l'est pas. Elle a vécu dans les Planètes, elle a du pouvoir, des associés, des connaissances que je n'imagine pas. Elle a des raisons que je ne comprends pas. Il admet que, après l'assassinat de l'évêque, elle devait fuir ses questions et faire disparaitre ses souvenirs. Quand elle est revenue, elle était prisonnière de sa mission. Maintenant, elle pourrait être enfin sincère. Il regarde l'anneau sans savoir que, au même instant, à trois mille kilomètres, Marfise contemple son propre anneau et pense à lui, regrettant d'avoir dû lui cacher tant de choses. *** Tout est prêt. Les observations de la Terre en 2040 et en 2049 ont été faites. Elles ont démoralisé Marfise : quel chaos ! quelle intrication de processus pervers ! quelle démence généralisée ! Comment l'élimination de cinq personnes, aussi cruciales soient-elles, suffirait-elle à sauver la Terre ? Nos cinq sont un dessin sur un tapis : quand on le retourne, on voit des milliers de nœuds. Quelle absurdité ! il faudrait éliminer l'Humanité toute entière pour empêcher la Catastrophe... Malgré son scepticisme, elle a déterminé deux moments où les cinq cibles sont simultanément offertes, le 25 janvier 2049 à 17H12 et le 12 octobre 2040 à 11H46. Elle a programmé les faisceaux pour "durcir" et tuer à cet instant précis, puis les a renvoyés en 2049 et, avec un très léger décalage, en 2040. La procédure ne réclame et ne permet aucune intervention : si l'opération en 2049 évite la Catastrophe, toute notre réalité disparait et, du même coup, le faisceau visant 2040 est annulé ; si 2049 échoue, l'opération 2040 prend le relai. Marfise est devant les écrans avec les autres chefs de la Ligue qui, tous, souhaitent réussir, espèrent que la Terre saisira sa nouvelle chance, et sont prêts à s'évaporer d'un instant à l'autre. Personne ne souffrira, ni ne mourra, ce sera un changement d'état : un interrupteur qui bascule de 1 à 0. Ils ont une dernière pensée pour leur univers, ceux et ce qui leur importaient. Sur les écrans, au même instant, cinq faisceaux frappent. Cinq sommités mondiales s'effondrent, un trou dans le front, devant d'immenses foules fanatiques dont la violence s'exaltait à leurs discours enflammés. Partout, ces morts soudaines déclenchent confusion, cris, bousculades que montrent les écrans et que contemplent fascinés les conjurés, sans s'apercevoir tout de suite qu'ils auraient dû avoir disparu. Ils sont toujours là, leur univers n'a pas changé, donc la Catastrophe de 2049 a eu lieu. Affreusement troublés, ils ne savent plus ce qu'ils ont voulu faire car leurs données ne correspondent plus. Leurs exécutions ayant modifié la réalité de 2049 sans éviter la Catastrophe, les Naufragés ont atteint la Lune en sachant que ces cinq sont morts avant : quelle que soit leur responsabilité dans l'issue fatale, ils ne sont plus ceux qui ont pris les terribles décisions finales. Pour les Naufragés, les criminels ultimes portent d'autres noms. Il en va de même pour les Conjurés qui ont hérité de leur mémoire. Alors pourquoi avoir tué ceux-là ? D'autres écrans s'allument. Le 12 octobre 2040 à 11H46, un jeune homme est foudroyé tandis que, de la terrasse de son lycée, il contemple des filles demi-nues jouer joyeusement dans la piscine. Ailleurs, une femme, encore jeune, debout à une tribune, prononçait un discours devant une foule immense. Ailleurs, le Président d'un grand pays, au balcon de son palais, regardait comme chaque jour le vol des hirondelles. Ailleurs, un chef syndical haranguait ses troupes, les appelant à la grève. Ailleurs enfin une vieille dame au regard sévère, au sommet d'une tour, observait l'océan. Nouvel échec : les Conjurés sont toujours là et leur perplexité tourne à la confusion. Qui sont ces gens que nous avons tués ? Sommes-nous devenus fous ? En effet, c'est le sommet du paradoxe : liquidés dès 2040, certains des cinq n'ont pas eu le temps de se faire un nom et de devenir des acteurs historiques ; les autres, sortis du jeu, ne participent pas à la période critique 2040/49 et n'ont aucune rôle dans la Catastrophe. Ils ne sont plus les Grands Vilains, ils n'appartiennent pas aux souvenirs des Naufragés, et par suite à la pensée des Conjurés dont l'action a supprimé sa raison : cibler ces cinq et les tuer, cela revient maintenant à tirer au hasard dans la foule. L'Histoire bifurquant, Marfise, comme les autres, ont été "mis à jour" : avec leurs nouvelles données, ils se demandent quelle aberration leur a inspiré des crimes inutiles. La Catastrophe n'a pas été évitée, c'est une chose certaine puisque les Conjurés sont toujours là. Mais cela ne prouve plus rien pour eux puisque leur égarement a tué des gens insignifiants sans s'attaquer aux "nœuds" du processus. Ils n'ont même pas effleuré la "limite de Clorinde". Les Conjurés quittent la Lune, abattus par leur propre absurdité. La Conjuration explose, victime non seulement de son échec à prévenir la Catastrophe, mais de l'échec de son échec : une action aussi inepte disqualifie toute la démarche entreprise depuis des générations. Certains conjurés rejoignent les Temples, d'autres se cachent dans les forêts, quelques exaltés se suicident, la plupart se consacrent avec une énergie redoublée aux affaires de la Ligue. Une partie des Ingénieurs décide de regagner la Lune. Marfise part avec eux. En les "débauchant", elle a mal agi, sans commettre d'illégalité : chacun est libre d'aller et venir. Certains à l'Université en voudront à Marfise et feront preuve d'acrimonie, ce sera tout. 6. La Lune et les LunairesOldenbarnevelt grogne en rencontrant Marfise : le diable sait pourquoi vous avez pris mes ingénieurs, et comment vous les avez convaincus. Vous avez perturbé le travail de l'Université. Je ne suis pas content. Pas content. Pas content du tout. Vous auriez pu au moins me prévenir. Marfise parle d'un travail sur une Planète et, sans essayer d'en savoir plus (quel chantier ? quelle planète ?), Oldenbarnevelt se désintéresse. Par contre, Brandimart accueille avec joie et reconnaissance une Marfise toujours aussi séduisante, quoique déçue et, surtout, déconcertée, par son échec. Il la surprend en racontant comment il a retrouvé ses souvenirs. Elle s'étonne du hasard qui a mis un chanoine Grossius inconnu en travers de son chemin. Elle regrette que la découverte ait eu des suites aussi douloureuses et, le caressant, lui promet de les lui faire oublier. Brandimart a compris qu'elle a détourné les ingénieurs au profit des Conjurés. Il pense que, après tout ce temps, ils ont atteint la phase opérationnelle. Il interroge Marfise. Pour une fois, elle est sincère : le plan a été exécuté, les Conjurés ont liquidé cinq personnes au hasard en 2040 et ça n'a eu aucun effet. (Elle ne connaît plus la première altération du passé que la seconde a annulée : on ne peut pas avoir tué en 2049 des personnes mortes en 2040.) — Je ne comprends pas, dit-elle, troublée. Brandimart non plus car, pour lui aussi, les modalités de la Catastrophe se sont modifiés en même temps que les souvenirs des Naufragés, les Grands Vilains ont été remplacés par d'autres. Marfise, taisant l'existence de la base secrète, explique qu'ils ont fait les repérages, calculé une date pour synchroniser les cinq cibles et tué celles-ci. Mais pourquoi elles ? Surprenant Brandimart, elle s'effondre en pleurs dans ses bras. Tuer, pourquoi pas ? je l'ai fait sur les Planètes. Mais tuer pour rien ! Comment nous, des êtres, malgré tout, raisonnables, avons-nous pu dépenser tant d'énergie et d'argent pour une bêtise absurde ? Brandimart la console doucement et, après l'avoir amoureusement réconfortée, suggère, songeant à sa propre expérience avec les cochons et Grossius : — En modifiant le passé, vous changez la connaissance que vous en avez. L'ancien passé s'évapore, le nouveau a toujours été. Dans l'ancien passé, vos cibles ont causé la Catastrophe de 2049 : en les supprimant en 2040, vous effacez leur action historique, elles ne sont plus responsables, elles ne sont plus pertinentes dans le nouveau passé. Donc vous ne pouvez plus savoir pourquoi vous les avez tuées. Il n'y a pas échec mais paradoxe, et la "limite de Clorinde" a tenu. Marfise bondit en l'air. C'est cela ! (Elle a l'impression de s'extraire d'un marécage). Notre action détruisant ses causes, nous ne comprenons plus ce que nous avons fait. Aussi affûtée que soit notre analyse, quoi que nous fassions, il en ira toujours de même. On peut formuler un théorème : "toute action sur le passé en altère la connaissance et devient a posteriori absurde". Ils réfléchissent ensemble, serrés l'un contre l'autre : les altérations opérées jadis par Clorinde allaient du passé vers le futur ; elles modifiaient les effets, pas les causes. En sens inverse, du futur au passé, on altère les causes et ça ne boucle pas. Même la sage procédure préconisée par les minoritaires aurait le même résultat : certes, les Conjurés ne dépendraient plus des souvenirs des Naufragés, ils auraient l'enregistrement exhaustif, mais c'est pareil. L'Histoire modifiée, tout s'adapte à la nouvelle réalité, instantanément et sans que nous en ayons conscience. L'enregistrement change, l'information aussi, et la raison des exécutions disparaît. Une procédure "à la Clorinde", consisterait à envoyer en arrière un avis à quelqu'un qui, dans le passé, le croirait et serait en position de changer quelque chose. Clorinde en était capable, dans d'étroites limites, pas nous. Il faut donc renoncer définitivement à l'idée d'agir sur le passé, que l'altération soit justifiée ou pas. Elle ne l'était pas, reprend Brandimart, revenant à la question fondamentale, quoique, maintenant, elle se réduise à une expérience de pensée, comme celle du mandarin chinois : est-il légitime, est-il efficace, de sacrifier l'Humanité à l'ancienne ? Marfise soupire et lui expose le désespoir des Conjurés à l'égard de la nouvelle Humanité : les Planétaires redeviennent peu à peu des Terriens, ils font et referont leurs erreurs. Quant à elle, son esprit d'aventure aime leur bouillonnement d'énergie. Les Planètes ont tout à apprendre. Leur avenir est ouvert. Si seulement on pouvait combiner leur dynamisme et la sagesse de la Lune... mais les deux sont le produit de leur environnement. Les Lunaires intériorisent les contraintes de leur survie précaire. Dès qu'ils ne les subissent plus, ils oublient. La Lune est parfaite et statique. Comment en viendrait-elle à se préoccuper des Planètes ? que pourrait-elle faire pour elles ? Brandimart avoue franchement son incapacité, non seulement à répondre, mais à poser la question. Je suis comme les autres, les Planètes n'existent pas pour moi. Parle avec Damienne, elle seule, ici, pense aux Planètes ! (Ni Brandimart, ni Marfise, ni Damienne, n'imagine que cette discussion aura des effets dont les enchaînements changeront le monde, et la Lune elle-même, comme nous le verrons). Damienne les invite dans ce qu'elle appelle sa "datcha", une illusion de cabane dans une illusion de bosquet de bouleaux. Elle a sympathisé par avance avec Marfise qui, de son côté, est conquise par l'originale vieille Dame. Damienne a connu la vie sur les Planètes. — Quand j'étais jeune j'ai émigré sur Echigo pour accompagner un homme. Mes amies ici, et toutes les filles, se sont moquées de moi. Elles me serinaient la maxime un homme n'est qu'un des hommes. Elles m'ont accusé de perversion sexuelle. Certaines ont alerté les psys, dénonçant cette vieille maladie sentimentale terrienne, l'attachement. Bref, j'ai vécu quelque temps sur Echigo et (elle soupire) je suis revenue. Ensuite (elle soupire à nouveau) je n'ai plus eu l'occasion, et enfin je n'ai plus eu l'envie. Damienne questionne Marfise et s'intéresse intensément aux développements du culte de la Terre sur la Planète Souabe et sur les autres. En répondant, Marfise prend conscience d'incongruités qu'elle aurait dû remarquer : on l'a suivie dans la rue en essayant de toucher ses habits à cause de sa proximité à la Terre, les Temples jouent un rôle disproportionné dans la vie sociale, la religion brouille ou perturbe les comportements rationnels... Comment tout cela ne m'a-t-il pas frappé ? Damienne l'interroge affectueusement sur elle-même : — Vous avez un pied sur la Lune, un pied sur "Souabe". Vous aimez les deux, aussi opposées qu'elles soient, et vous avez voulu les détruire pour redonner une chance à une Terre incapable de la saisir. Et vous avez Brandimart. Comment pensez-vous vous tirer de cet embrouillamini ? Brandimart est surpris de voir Marfise rougir et se troubler. Ça ne lui est jamais arrivé. Elle répond obliquement : — Dans son Roland amoureux, Boiardo crée le personnage d'une belle "chevalière", Marfise, dont l'outrance fait un personnage héroï-comique. Elle combat indifféremment tous ceux qu'elle rencontre, à tort ou à raison. Elle a juré de ne pas quitter son armure avant d'avoir vaincu les trois empereurs, celui de Chine, celui des Tartares et Charlemagne. Maudissant les Dieux, elle leur dit Vous ne voulez point craindre ma valeur parce que je ne puis monter là-haut, mais si un jour j'en trouve le chemin, je vous tuerai tous et brûlerai le Ciel. Je porte son nom et je lui ressemble... (dit Marfise avec un sourire désolé). — Et pourtant, (répond Damienne avec son rire aigre) vous acceptez volontiers les limites qui règlent la vie sur la Lune... Brandimart, dépassé, n'arrive pas à intégrer tout ce qu'il vient d'apprendre sur les Planètes. Damienne lui tapote la main avec son éternel fume-cigarette vide. Réveillez-vous, Brandimart ! Comment connecter la Lune et les Planètes, sachant que certaines différences sont irréductibles puisque produites par leur environnement ? — Pas certaines, toutes, répond Marfise. Nous étions, nous sommes, identiques jusqu'au dernier sas. Au-delà, nous divergeons. Ne rêvez pas à des vases communicants par lesquels les Lunaires deviendraient plus aventureux et les Planétaires plus sages. (Damienne soupire car, malgré tout, elle l'espérait) Si vous voulez faire converger les deux, il faut fusionner : puisque les Planétaires ne voudraient pas (et ne pourraient pas tous) s'enterrer sous la Lune, la seule solution est de fermer la cité et d'émigrer tous ! (Brandimart blêmit à cette idée). Non, les Planètes ne se "lunariseront" pas. Elles sont un univers conflictuel parce que vivant. — Vivant mais malade, rétorque Damienne. Vous m'avez donné beaucoup de détails sur le culte de la Terre. Je suis effrayée par cette mystique, cette irrationalité, ce pouvoir occulte des Temples. Ce culte est endogène et va parasiter, vicier, pervertir peut-être, le développement naturel. Si quelqu'un veut aider les Planètes, qu'il les en débarrasse ! Marfise, jusqu'alors, n'a pas vu les choses ainsi. Elle a pris le culte de la Terre comme une nuisance, à l'instar des insectes ou de la brûlure du soleil. Elle ne l'a pas posé comme un problème, elle n'a pas eu l'intuition d'un danger pour l'avenir des Planètes. En vacances sur les Planètes, elle n'a pas sorti sa panoplie d'anthropologue. L'insistance de Damienne éclaire une multitude d'observations qu'elle a négligées. Elle se donnerait des gifles. Damienne, avec sa longue expérience d'innombrables terrains, a tout de suite vu ce qui n'allait pas. Moi, je suis passée à côté alors que j'aurais pu enquêter... Illuminée par cette révélation, Marfise se demande comment la Lune pourrait guérir les Planètes. Elle dit, tout en réfléchissant : — Ecoutez une histoire : sur Souabe, il existe un seigneur qui ambitionne de devenir empereur des Planètes. Un jour d'enthousiasme, il se vanta de s'emparer ensuite de la Lune, d'où il ferait construire par des robots un sanctuaire sur la Terre dont il serait le grand-prêtre : ainsi l'empereur se doublerait d'un pape. Peu importe la rodomontade, je vous dis cela pour illustrer que la Lune est la clef de la Terre. Lui, il voulait la tourner dans le sens du mythe, ne pourrions-nous pas la tourner dans l'autre sens ? parler aux Planètes le langage de la vraie Terre pour que l'Histoire remplace la Déesse ? Damienne pousse un petit glapissement de satisfaction : — Je vois où vous voulez en venir. Jadis, l'Université a été sollicitée de diffuser nos enregistrements de la Terre. La question a été posée et résolue sur un plan financier : les promoteurs cherchaient à augmenter les ressources de l'Université, les opposants ont refusé pour des raisons éthiques. L'enjeu est désormais infiniment plus large. Utilisons nos enregistrements, projetons-les aux Planètes pour qu'elles retrouvent leur passé ! Il banalisera la Terre et détruira l'illusion. Oui, c'est à nous d'agir ! Il faut (ajoute Damienne avec excitation) que je mette le feu à l'Université. Damienne, comme si depuis des années elle accumulait de l'énergie pour cette situation exceptionnelle, entre aussitôt en campagne dans plusieurs directions. Elle remue l'Université de fond en comble. Son grand âge, son prestige, son terrible fume-cigarette, ses relations, les couleurs de plus en plus violentes qui l'habillent, les "informations secrètes" dont elle mentionne l'existence, tout cela ne suffit pas, tant est grande l'indifférence à l'égard de l'extérieur. Après quelques semaines d'une intense activité qui n'apporte guère de résultats, Damienne s'avoue découragée. Marfise suggère alors d'abandonner les voies légales pour l'action clandestine : faire fuiter les enregistrements et utiliser la Ligue pour les diffuser. Elle le fera. Seul vecteur de contact entre les Planètes et avec la Lune, la Ligue tire déjà de grands profits de l'exploitation des ersatz terriens, elle gagnera beaucoup d'argent avec les enregistrements du passé de la Terre. Et ceux-ci, par leur ampleur, leur authenticité et leur détail, provoqueront un bouleversement moral sur les Planètes. Pour Marfise qui depuis des années joue double ou triple jeu, cette solution est évidente. Pour un pur Lunaire, elle est révoltante. Habitué à la transparence et au respect des consignes (Qui suit la procédure perdure), le Lunaire est inapte à tricher. Limitée à l'horizon de son secteur, son éthique ne s'étend pas à l'Humanité entière. Damienne, malgré son excentricité, refuse. Une fois la décision de l'Université obtenue, elle aurait tout fait pour aider les Planètes. Elle ne peut pas agir en cachette. C'est trop, même pour elle. Après une discussion un peu acrimonieuse, Marfise abandonne et, à leur surprise, rit : Damienne, vous m'inspirez une nouvelle maxime. Le meilleur Lunaire est encore un Lunaire. Damienne comprend trop bien ce qu'elle veut dire et part, furieuse contre Marfise, et surtout contre elle-même. Marfise, se collant contre Brandimart, lui murmure : je le ferai quand même. J'aurais préféré avoir l'accord de l'Université, ou du moins de Damienne. Je m'en passerai. Je partirai demain. Elle a longuement conféré avec l'Ingé et l'a amené à partager ses vues. Avec lui, elle a examiné le stock d'enregistrements, sélectionné ceux qui auront le plus d'effet sur les Planétaires, et mis en place une liaison masquée pour y accéder. Leur nombre est insuffisant, il faut en ajouter d'autres, ce qui, compte-tenu de la durée des aller-retour du faisceau, prendra du temps. L'Ingé, avec une petite équipe, rejoindra la base secrète, de l'autre côté de la Lune. Leur première tâche sera de compléter l'observation des années de la Catastrophe. La première et la dernière sont disponibles puisque les Conjurés l'ont faite. Il faut balayer toute la période pour que la série fasse basculer les Planètes, de la version "biblique" de la Catastrophe à sa réalité historique. Brandimart et Marfise passent ensemble la nuit avant son départ. Brandimart lui confie : ta nouvelle maxime est tristement vraie, le meilleur Lunaire est encore un Lunaire. J'aimerais partir avec toi, même en sachant que, par ignorance, je ne ferais rien d'utile et te gênerais. Mais je ne conçois pas de quitter la Lune, l'idée m'affole. J'imagine qu'on s'habitue à vivre dehors en plein air, sans protection, et à croiser des gens qu'on ne connait pas. Ca me terrorise. Je ne sais pas comment tu fais pour aller et venir comme si tu étais amphibie ! Il s'attend à des moqueries mais Marfise l'approuve. Elle ne le lui dit pas, il est son pôle lunaire et elle a besoin qu'il le demeure. Schizophrénie ou pluralité, alors même qu'elle met en contact la Lune et les Planètes, elle n'a nulle envie de faire communiquer la vie qu'elle mène sur l'une et sur les autres. Elle lui promet de revenir. Ils se séparent, avec des sentiments mêlés, se sentant à la fois proches et lointains, rassurés et inquiets. 7. RésolutionMarfise partie, Brandimart attend des nouvelles de l'explosion qu'elle va provoquer dans les Planètes, lui souhaitant sincèrement de réussir. Autant il a été satisfait de l'échec de la tentative de sauver la Terre, autant il le serait du succès du redressement des Planètes. Il ne peut en parler qu'avec Damienne que la nouvelle maxime de Marfise a laissée vexée et bougonne. Néanmoins, tout en grognant contre "cette fille sans scrupules", elle sympathise avec son entreprise dont elle espère confusément des retombées positives pour la Lune. *** C'est alors que la fusée du jour apporte un visiteur improbable. Waldemar, celui qui rêvait de devenir "empereur-pape" du monde, débarque sur la Lune. Il a reconnu la pertinence du conseil de Marfise : connaître le monde avant de le combattre. Ne se fiant pas à des agents qui le visiteraient pour lui (et incapable d'organiser le réseau nécessaire), il a entrepris lui-même de faire le tour du monde, tantôt déguisé en pèlerin ou en mercenaire cherchant un emploi, tantôt officiellement. C'est le cas ici. Avant, il a dû supporter, comme les autres, la préparation technique et morale à l'alunissage. Immergé dans la simulation, tout lui a paru absurde mais il l'a consciencieusement mémorisé afin de réussir les tests et d'obtenir le visa sans lequel l'accès lui serait refusé. Au premier sas, la machine l'inspecte et le désinfecte. Elle lui demande son nom pour l'enregistrer : Référent Suprême de la Planète Souabe, Waldemar, annonce-t-il fièrement. La machine note Référent. Ce sera, à son grand dépit, le nom qu'il portera sur la Lune. La machine le mécontente encore en lui faisant déposer ses armes. Le sas s'ouvre enfin. Waldemar s'attend à un comité d'accueil comme il en a eu sur certaines Planètes. Sinon une fanfare, du moins une autorité. Il n'a pas vraiment cru Marfise quand elle lui a dit qu'il n'y a pas de gouvernement. Comme les autres touristes, il est guidé par la machine vers un logement dans le secteur K et prié de faire ce qu'il voudra. Quoiqu'il n'ait pas eu de nouvelles de Marfise depuis qu'elle est partie (vers la base lunaire secrète), pendant ces trois années, il n'a oublié ni la douceur de son corps, ni la violence latente de son esprit. La multitude de femmes qu'il a rencontrées n'a pas effacé celle qu'il appelle en lui-même "mon impératrice". Quelle étonnante amphibie est-elle pour passer aussi facilement de la vie souterraine à la liberté des Planètes ! Il la suppose sur la Lune et demande à la machine de le mettre en contact avec Godzina Marfise. La machine consulte ses listes et répond "pas de Godzina". Il l'insulte et demande Marfise. La machine l'informe que, revenue sur la Lune il y a quelques mois, elle est repartie récemment. Waldemar, déçu, sort. Malgré l'entrainement préparatoire, il étouffe dans la cité souterraine. Pour la première fois de sa vie, il ne sent pas le vent, ne voit pas le ciel, et en souffre, pas dupe de la simulation qui décore le plafond, pourtant haut dans le secteur K. Il lui manque le soleil et la pluie. Les chats, chiens, oiseaux robots ne le trompent pas. Désolé par l'absence de vrais animaux, il en vient à regretter la piqure d'un insecte venimeux ! Malgré (ou à cause de) l'absence de toute menace, il se sent vulnérable dans cet univers où tout est artificiel. Les filles sont jolies et accortes mais, aussi attirées qu'elles soient habituellement par les hommes, quelque chose les écarte de lui. Il se promène à grands pas à travers les merveilles illusoires du secteur K. Il engage la conversation avec d'autres promeneurs, sans parvenir à poser la seule question qui l'intéresserait : comment faites-vous pour vivre ici ? Il cherche des immigrés des Planètes, en trouve : ils sont devenus absolument Lunaires. Waldemar a envie de rugir puis cette envie diminue et disparait. Il s'ennuie. Il déprime. Il se dépêche de retenir une place dans la navette qui, traversant la croute, le montera à la surface, dans le fameux dôme d'où l'on voit la Terre. Il y arrive. A travers les épaisses vitres blindées, il voit enfin le ciel, un ciel qui lui parait aussi artificiel que celui des plafonds des souterrains. On lui désigne la Terre : au loin, une boule noire, éclairée par le soleil. De puissants instruments d'optique permettent d'observer sa surface dévastée et de lui superposer la carte représentant ce qu'elle était, vivante. Là, il y avait un océan ; là, des montagnes enneigées ; là, un fleuve ; là, des villes ; là, la muraille de Chine qu'on voyait à l'œil nu de la Lune, partout, des hommes et des animaux. A présent plus rien. Tout est carbonisé. Pour la première fois de sa vie, le combattif Référent se sent vide et démoralisé. Une fois revenu à son logement, il résiste à l'envie de fuir. Il demande à la machine de lui programmer un entretien avec une autorité de l'Université. Pour quel objet ? demande la machine qui trouvera l'interlocuteur adéquat à ses préoccupations. Waldemar explique qu'il représente la Planète Souabe et qu'il souhaite prendre contact. La machine, sachant que les relations avec les Planètes passent par la Ligue, considère la réponse inadéquate. Pour quel objet ? demande-t-elle. — Sans objet, crie Waldemar ulcéré de n'être pas reconnu. — Demande sans suite, conclut la machine, privant Damienne d'un entretien qui lui aurait tant plu. Peut-être Damienne aurait-elle réussi à expliquer la Lune à Waldemar et à le mettre en confiance en parlant des Planètes ? Waldemar n'y tient plus, il abandonne. Il réserve aussitôt une place sur la fusée du lendemain. Quand il récupère ses armes, elles lui paraissent étrangères. Il part, désorienté. Son séjour a duré quarante-huit heures. Il lui a ôté tout ce qui restait de son envie de "conquérir la Lune", déjà bien diminuée par la découverte qu'il a faite sur les Planètes que ses ambitions étaient disproportionnées, prématurées et insensées. *** De son côté, Marfise a retrouvé la Ligue dont l'organisation n'a pas éprouvée la débandade des Conjurés. Les plus affectés se sont retirés du Conseil pour digérer l'échec à leur manière. Ils ont été remplacés. Le Conseil, débarrassé de ses préoccupations secrètes, se consacre plus que jamais aux affaires commerciales. Marfise rappelle que, jadis, la Ligue avait téléguidé la proposition faite à l'Université de vendre ses fameux enregistrements de l'Histoire de la Terre. Après son refus, des ingénieurs complices ont détourné pour nous des images de l'ancienne Terre et de courtes séquences. Ce piratage nous a valu des profits colossaux que je propose de multiplier. Je suis en mesure de faire "fuiter" ces enregistrements dont la Ligue aura le monopole pour les diffuser sur les Planètes. C'est un matériel énorme qu'il faudra rendre apte à la consommation, en sélectionnant les meilleurs passages et en résumant les autres. Marfise demande la moitié des bénéfices, pour elle et ses agents. Les Conseillers voient tout de suite le fabuleux marché qui s'ouvre et supputent l'enrichissement des modèles d'objets et de styles qui renouvellera la production d'ersatz. L'enthousiasme et l'approbation sont immédiats. Un budget conséquent est alloué à Marfise pour mener à bien l'opération. Outre les gains à venir, les conseillers se réjouissent de doubler l'Université qui les a repoussés. L'un d'entre eux, voyant plus loin que les autres, s'interroge sur les effets que produira dans les consciences le télescopage de la Terre historique et de la Terre mystique. Il espère que cela nuira aux Temples, leurs seuls concurrents à l'échelle interplanétaire. Marfise l'applaudit, satisfaite que son raisonnement soit partagé : ce qu'on va vendre aux Planètes comme produit de divertissement contient un poison caché qui devrait affaiblir ou tuer leur dangereuse tendance à l'irrationalité. Après avoir survolé le stock disponible, Marfise, songeant à Brandimart, choisit de commencer par les cochons du chapitre, un épisode pittoresque d'apparence inoffensive. Il sera diffusé en version courte, et sur un autre canal en version intégrale. Comme il y avait dix "caméras", on ne manque pas de matière. Au montage, on exploite à fond la monstruosité des verrats. La Ligue mobilise tous ses réseaux de divertissement et, soudain, une première séquence de trente minutes apparaît sur tous les écrans, collectifs et individuels. Elle est précédée d'un avis d'authenticité : ce que vous allez voir a été rétrobservé par la Lune. Pour redonner le sens de la chronologie aux Planètes, Marfise a insisté pour qu'un bandeau permanent rappelle que les images proviennent en direct de 1150 CE. Cette séquence, après une vue d'ensemble des lieux et une présentation du contexte local (l'évêque, les chanoines, le bourg, le comte...), suit les énormes cochons à travers les rues obscures et se termine par la première exécution : une silhouette furtive sort d'une maison et tranche la gorge d'un monstre que les autres se battent pour dévorer. Pour des Planétaires obnubilés par la Catastrophe, vivant au milieu d'ersatz détemporalisés du passé terrestre, l'immersion visuelle dans un moment de la vraie Terre a un effet traumatique. Les Temples crient au blasphème, au viol de la Déesse. Ils ne peuvent pas empêcher la transmission, c'est la Ligue qui la contrôle. Ils essaient de mobiliser les fidèles qui sont tellement captivés par leur écran qu'ils ne répondent pas aux appels des prêtres. L'imaginaire, terrifié par les énormes et féroces cochons des chanoines, en fait des monstres. Sur les Planètes, riches en bêtes de toutes sortes, aucun animal ne leur ressemble et tout souvenir s'en est perdu. Bien plus tard, quand cette séquence aura été suivie de tellement d'autres qu'on ne se rappellera plus son contenu, les cochons resteront, à la fois dans les cauchemars comme croquemitaines mythologiques, et dans la vie quotidienne, sous la forme de reproductions (démesurément grossies). Ils deviendront la représentation de l'ancienne Terre : le symbole de sa bestialité. Dans l'immédiat, au fur et à mesure que les séquences se suivent, l'opposition des prêtres suscite un conflit. Ils lancent l'anathème sur les spectateurs. Pour ne pas être maudits en violant leurs interdits, les gens sont poussés à se détacher des prêtres, à nier leurs pouvoirs et leur fonction, à ne plus fréquenter les Temples et à cesser leurs dons. Les prêtres ont déclenché eux-mêmes la guerre religieuse qui les emportera. Le parallélisme entre le "film" et le conflit conduit à assimiler les prêtres et les chanoines, et à vivre le procès du cochon Archambaud comme celui des Temples. Les prêtres tentent de susciter des doutes sur l'authenticité des images. Vainement. D'une part, elles sont crédibilisées par les protestations impuissantes de l'Université contre le piratage dont ses données ont fait l'objet et leur exploitation par la Ligue (c'est alors que, sur la Lune, Brandimart et Damienne apprennent indirectement que le projet de Marfise se réalise) ; d'autre part, elles sont doublées par la "publication" des versions intégrales sur plusieurs canaux parallèles. A part quelques enthousiastes qui en oublient de manger et de dormir, personne ne regarde l'intégrale extensivement puisqu'il faut vingt-quatre heures pour visionner vingt-quatre heures heures, mais chacun consacre une ou plusieurs heures à suivre en continu le fil fascinant de la vie passée. Peu à peu, les Planétaires voient la Terre autrement : elle se banalise, elle s'historicise, elle devient un théâtre. On ne prie pas un théâtre. Sans affrontement d'idées, sans déchirement, sans regard en arrière, la religion de la Terre s'éteint. Les prêtres, ruinés, économiquement supplantés par la Ligue, moralement discrédités, abandonnent. Quelques irréductibles partent au fond des forêts. Après quelques mois d'imprégnation, Marfise fait diffuser des extraits des années 2040 qui montrent comment se noue la crise ultime dont la Catastrophe est l'inéluctable issue. Un faisceau ayant été dirigé sur un des lieux où de rares survivants paniqués s'entassent dans une fusée qui décolle vers la Lune, la nouvelle Humanité assiste "en direct" à la fin de la Terre et de l'ancienne Humanité. Le fil est renoué. La Lune voit peu à peu disparaitre les touristes du dôme dont l'entretien coûte cher en raison des réparations incessantes nécessitées par la chute de météorites. Le dôme est fermé et la navette arrêtée. Néanmoins, les Planétaires continuent à venir sur la Lune, de plus en plus nombreux à postuler pour des périodes de formation, de plus en plus nombreux aussi à rester. Un nouveau secteur, le L, doit être aménagé. *** La réussite de son plan et ses fabuleux profits ont propulsé Marfise à la tête de la Ligue des Marchands. En tant que Directeur Général, elle voyage de planète en planète et rencontre un grand nombre de seigneurs. Elle s'étonne de la disparition de Waldemar. A l'expiration de son mandat de Référent Suprême, il n'a pas essayé de le prolonger. Il a quitté son château et vit désormais en "ermite" sur une montagne au-dessus des forêts sans plus se mêler de rien. Marfise, intriguée, lui rend visite. Le trouvera-t-elle dans une hutte ou perché sur une colonne ? Il a fait construire une solide tour, l'a coupée du monde par un profond fossé et n'en sort que pour chasser. Quelques serviteurs et amis habitent avec lui. Il leur parle peu. Il n'a rien perdu de sa vigueur comme il le démontre aussitôt à Marfise, intéressée et amusée. — Alors, mon impératrice, dit-il, nous nous revoyons enfin ! Elle lui demande la raison d'une réclusion aussi étrangère à son tempérament. Il soupire : Godzina, quand tu m'as donné le conseil de m'informer par moi-même sur le monde, savais-tu que cela m'enlèverait l'envie de le conquérir ? Il lui raconte ce qu'il a vu et, surtout, son séjour sur la Lune qui l'a profondément marqué, et pas seulement à cause de la vie souterraine. J'ai été ignoré. Pas en tant qu'homme, on m'a accueilli aussi bien que les autres, mais en tant que Waldemar. Nul ne m'a reconnu ; nul ne s'est soucié de mon autorité ; j'étais comme les autres, exactement comme les autres. Je me suis senti dépossédé de moi-même, annihilé. Et la vue de la boule noire de la Terre ! Le choc des visites des Planètes avait commencé à me rendre modeste, la Lune m'a fait humble. Cette totalité harmonieuse et autolimitée semblait une Humanité supérieure dans laquelle il n'y avait pas de place pour moi. Si seulement, tu avais été là... Après, je suis revenu, j'ai regardé tous ces enregistrements sur le passé de la Terre, j'ai vu la religion se dissoudre. Je t'appelle "mon impératrice" car c'est sous ce nom que je pensais à toi, mais il n'est plus question de cela. J'étais aussi idiotement présomptueux que tous ces grands hommes de la Terre. Je l'ai compris, admis, et je me suis enfermé pour étudier l'Histoire. Veux-tu rester avec moi ? Livre 3. L'appel de la Terre1. Le naufragéDaubrin était novice au Temple de la Terre pure. Sa planète, la plus lointaine, portait le nom Tibet. Le matin, il travaillait à l'entretien des canalisations conduisant l'eau de la montagne au Temple. L'après-midi, il apprenait les Litanies de la Terre et était instruit de leurs gloses. La nuit, il dormait. Tout le temps, il priait la Terre de redevenir favorable et de rappeler d'exil les Humains. Il ne s'occupait pas des innombrables visiteurs qui venaient inlassablement porter des offrandes, faire des séjours de dévotion, ou accompagner des postulants. Leurs dons rendaient le Temple riche et influent, ses murs épais, ses dômes dorés, ses prières puissantes, l'alimentation variée et abondante. Son entourage se limitait à la douzaine de novices de son groupe et à frère Truffaldin, leur maître. Lors des grandes cérémonies publiques, Daubrin apercevait, tout au bout de la nef, dans un nuage d'encens, le grand-prêtre, si loin, si majestueux, si vaporeux, que le garçon ne discernait pas son apparence physique. Les jours suivaient les jours. Le noviciat de Daubrin finirait et il se rapprocherait de la divinité. Il était sans impatience et sans ambition. Servir le Temple, prier la Terre, cela le contentait. Il supportait, sans peine ni plainte, la neige et le froid de l'hiver, la sueur et les moustiques de l'été. Plus que l'alternance des saisons, le calendrier liturgique structurait le temps, avec les grandes fêtes et leurs festins, les périodes d'expiation et de jeûnes, les petites célébrations, le son des cloches et des trompettes. Ni sa planète, ni les autres ne l'intéressaient. Elles n'existaient pas pour lui, son univers se réduisait au Temple, toujours identique, splendide et rayonnant. Tout à coup, il se produisit une fêlure. Les frères devinrent agités, les offices troublés. Les conciliabules se multiplièrent. Une grande cérémonie fut préparée en dehors du calendrier. Trompettes et cloches appelèrent les fidèles. Ils vinrent peu nombreux. "Ils n'ont pas compris, pensa Daubrin, ils attendent la prochaine fête rituelle". Chaque jour, le nombre de visiteurs diminuait, les repas aussi, moins bons et moins copieux. Lors de l'Assemblée mensuelle du Temple, il manquait des frères. Truffaldin, son maître, habituellement disert, même verbeux, lorsqu'il traduisait et commentait les Litanies, se fit d'abord taciturne. Plus tard, il se tut, se bornant à leur faire apprendre par cœur chacun des longs versets. Il cessa même de souligner les erreurs de coups de bambou bien appliqués. Un jour, il disparut. Daubrin chercha le Supérieur, pour l'informer et demander des consignes. Il ne trouva personne. Dans les couloirs désertés, erraient quelques novices, aussi désemparés que lui. Ils remontèrent vers le Cœur Sacré du Temple : tout était en désordre. Ils ouvrirent des portes, découvrant les traces d'un départ précipité, presque affolé. Ils levèrent les yeux vers le grand dôme : la grosse cloche en or massif s'était envolée. Rompant l'interdiction de parler à un étranger à son groupe, Daubrin interpela les autres : "Par la Terre, que se passe-t-il ?" Nul ne savait rien. Certains se préparaient à partir. D'autres, comme Daubrin, voulaient attendre. D'autres, enfin, souhaitaient prévenir le Grand Justicier, mais où le trouver ? comment communiquer avec lui ? Daubrin resta, avec quelques dizaines d'autres novices. Ils parcoururent systématiquement tous les bâtiments et découvrirent un frère, qui agonisait dans sa cellule. Il mourut dans leurs bras, répétant avec horreur cochon, cochon... Cochon ? Daubrin avait une vague idée de la signification du mot "coche" car il figurait dans les Litanies et Truffaldin l'avait expliqué : une espèce de véhicule. "Cochon" devait être une variante. Le pauvre vieux délirait-il ou cherchait-il à leur transmettre quelque chose ? quoi ? La Sainte Terre aurait envoyé des "cochons" pour porter jusqu'à Elle les Élus du Temple ? Et ils n'auraient pas voulu de ce frère ? Les novices renoncèrent à comprendre. Ils n'essayèrent pas de mettre de l'ordre et se serrèrent les uns contre les autres. Leur nombre diminuait. Quand la nourriture s'épuisa, beaucoup déjà s'étaient enfuis. Une équipe partit dans la forêt, espérant reconnaître les racines comestibles et se garder des bêtes sauvages. Elle ne revint pas. Daubrin se réfugiait dans la récitation des Litanies et, constatant qu'il commençait à se tromper, il suggéra qu'ils les disent ensemble et se corrigent les uns les autres. Nul ne répondit. Il était seul. *** Du Temple sortait une large route par laquelle naguère affluaient pèlerins et visiteurs. Quoique Daubrin ne sût pas grand chose, il avait assez longtemps travaillé aux canalisations, dehors, pour remarquer que la forêt était dangereuse. Il prit un gros bâton et marcha au milieu de la chaussée pour voir venir une attaque contre laquelle il ne pourrait pas grand chose. La Terre Pure le protégea-t-elle ou eut-il de la chance ? il marcha quatre jours sans rencontrer de bête féroce, bien qu'il entendît dans les fourrés d'effrayants hurlements. Pendant longtemps la circulation avait été tellement intense que les bêtes avaient appris à éviter la route. Daubrin commençait à défaillir de fatigue et de faim quand, tout à coup, quelque chose frôla le haut de sa tête et explosa derrière lui. Il se retourna juste à temps pour éviter d'être écrasé par la chute du monstre. Ça ressemblait à un mélange de tigre et d'ours, en plus grand, avec une corne acérée au milieu du front. La chose, énorme, écailleuse, pleine de griffes et de dents, avait avancé silencieusement derrière lui. Daubrin, à genoux, remerciait la Terre Pure quand sortit des fourrés un garçon, vêtu et équipé en chasseur, tenant un arc à la main. — Tu as eu de la chance, dit ce dernier, d'une voix bizarre. Je pistais ce ... (un mot que Daubrin ne comprit pas) et je t'ai vu à temps. A une seconde près, tu étais mort. Avec ce genre de bêtes, j'emploie des flèches explosives. Rien d'autre ne les tue. Daubrin, terrifié par la vue du monstre, épuisé, s'assit par terre, tandis que le garçon coupait la corne du ... et la mettait dans un sac. — Rosemonde, je m'appelle Rosemonde, dit le garçon. Drôle de nom, pensa Daubrin, en énonçant le sien. Son nouveau compagnon, voyant qu'il marchait difficilement, l'entraina dans une clairière au milieu de laquelle un petit lac miroitait. Le garçon sortit quelques provisions d'un autre sac. Daubrin se jeta voracement sur sa part et se sentit mieux. Le garçon lui sourit : — Je suis sale et en sueur, et toi encore plus. On va se tremper dans l'eau en vitesse. Ils se mirent nus pour entrer dans le lac. Tibet, comme la plupart des planètes, ignorait la pudibonderie et le nu était un autre habit. Daubrin, jetant un coup d'œil sur son compagnon, fut surpris : ce garçon avait des choses en plus et des choses en moins, sa forme était différente, attirante... — Ne trainons pas, dit Rosemonde, et restons sur le bord, je pourrai saisir mes armes si quelque chose arrive. Ils barbotèrent brièvement et s'étendirent au soleil. Daubrin, réconforté, s'endormit. Il fit un rêve étrange, accompagné de sensations bizarrement agréables qui devinrent si vives qu'il s'éveilla. Le garçon était couché sur lui, ventre contre ventre, et, tout en le caressant, se balançait doucement d'avant en arrière, mouvement qui irradiait Daubrin de plaisir. Ne comprenant pas, captivé, Daubrin feignit de dormir. Les mouvements du garçon devinrent plus vifs, il poussa un cri en même temps que Daubrin dont la jouissance intense fut presque douloureuse. Le garçon, comme épuisé, s'affala sur Daubrin, le caressant doucement. Daubrin revint à lui : — Comment fais-tu cela ? demanda-t-il. Le garçon sourit et se souleva : — Vraiment, tu ne sais pas? Eh bien, vois-tu ce truc à toi et ce truc à moi sont faits pour s'emboiter. Et quand la prise est branchée le courant passe. Tous les garçons et les filles connaissent ça. Sauf toi ? D'où sors-tu ? Daubrin, troublé, se dit qu'il réfléchirait plus tard. Il caressa son compagnon qui, guidant sa main, l'enhardit. Les trucs s'emboitèrent à nouveau. Daubrin devina comment se balancer en rythme et ils explosèrent à nouveau de plaisir. Alors que Daubrin voulait recommencer, Rosemonde lui dit : — J'avais faim, j'ai encore faim, mais, ici, c'est imprudent. Rapidement, ils se trempèrent dans l'eau, séchèrent au soleil, se rhabillèrent. Daubrin était éberlué. Arrivé tout petit au Temple, totalement voué aux travaux et aux prières, il ne savait rien. Quoique les Temples ne fussent guère chastes et que moines et nonnes se mêlassent volontiers, entre eux et avec les visiteurs, Daubrin n'avait connu que la Terre. Alors que son compagnon sortait de sa poche un curieux instrument, il lui dit : — Comment se fait-il que certains garçons soient comme moi et d'autres comme toi ? Rosemonde frotta sa poitrine et son ventre contre lui, éveillant à nouveau ces sensations délicieuses. Elle rit et, pointant son doigt vers elle-même : — Parce que ces garçons-ci sont des filles ! Je t'expliquerai et tu comprendras vite. Elle reprit son instrument, pianota quelque chose. Peu après, on entendit un bruit qui s'approchait dans le ciel. — Attention !, cria Daubrin. — Ne t'inquiète pas, c'est mon ... (encore un mot incompréhensible). Un engin plongea, ralentit et se posa à côté d'eux. Rosemonde jeta un coup d'œil circulaire, vérifiant que rien ne menaçait, fit monter Daubrin et grimpa derrière lui. L'engin s'éleva. Daubrin, pris de vertige, s'effrayait de voir la forêt s'éloigner au-dessous de lui. Rosemonde le rassura et, l'enlaçant : — Nous n'irons pas trop vite et pas trop haut. Juste assez pour nous mettre hors de danger. En effet, de drôles de bêtes grimpaient au sommet des arbres et faisaient des bonds en l'air pour les attraper. Daubrin ferma les yeux et essaya de réciter en lui-même le premier chant des Litanies. Il ne le retrouva plus. Il se pressa contre Rosamonde autant qu'il était possible. Plus tard, ils survolèrent une grande clairière où, au milieu de champs cultivés, se dressait une grande construction en bois entourée de hautes palissades. Nous voilà arrivés, dit Rosemonde. Ils descendirent. Plusieurs personnes les saluèrent, Rosemonde leur jeta la corne en passant et entraina Daubrin tout en haut de la maison. Sur le toit, était plantée une cabane carrée, également en rondins. Rosemonde ouvrit la porte à Daubrin et alla chercher à manger. Après, elle lui dit, un peu haletante : — Maintenant, je vais m'occuper de ton éducation. Tu sauras tout : je te l'expliquerai à l'endroit et à l'envers, par dedans et par dehors, par dessus et par dessous, à cru et à cuit, à poils et à peau, et aussi... Daubrin, émerveillé, se laissa faire, fit, refit. Il fut bon élève et apprit plus facilement les leçons de Rosemonde que les Litanies. La nuit était tombée depuis longtemps quand ils s'endormirent sans se disjoindre. Au matin, ils recommencèrent. — La corne de ... que j'ai rapportée me vaut trois jours de congé, dit Rosemonde. Je ne te lâche pas. Quand tu descendras, toutes les autres filles vont te sauter dessus. Trois jours après, ils descendirent. Les autres filles sautèrent sur Daubrin, joyeuses d'avoir un nouveau garçon. "Rosemonde est notre meilleur chasseur !" s'exclamèrent-elles en applaudissant. Elles le consommèrent avec gourmandise et Daubrin perfectionna son éducation. Il s'intégra à la ferme, eut sa chambre et son travail. Comme les autres garçons, il passait la nuit tantôt avec une fille, tantôt avec une autre. Quoique, maintenant qu'il les avait toutes goûtées, Rosemonde ne fût pas la meilleure (Tisbine était irrésistiblement experte), il se sentait mieux avec elle qu'avec les autres et elle resta sa préférée. Peu à peu, au fil des conversations, il apprit que tout le monde, ici comme partout, avait révéré les Temples, cru à la Terre, prié pour que l'exil se termine et que le Paradis s'ouvre. Soudain, ces vidéos de la vraie Terre arrachèrent le voile, brisèrent le mythe, montrèrent la bestialité et la banalité de la vieille planète suicidaire. Les Temples avaient vomi malédictions et anathèmes contre les blasphémateurs. Les gens s'étaient détournés des Temples, détournés de la Terre. Maintenant, ils vivaient dans le vrai Présent et se sentaient beaucoup mieux. Daubrin entendit cela comme si un autre que lui l'apprenait. Il l'enregistra sans l'intégrer. Les vingt années qu'il avait passées au Temple s'évanouirent progressivement. Le temps passa. Daubrin et les autres, chacun selon ses capacités, travaillaient, chassaient, récoltaient, séchaient, ensachaient, moulinaient. Les vieux passaient les soirées à raconter des histoires devant le feu, les jeunes allaient de lit en lit. Arriva le moment de porter au marché les produits de la ferme. D'énormes hélicoptères atterrirent. Les grues les chargèrent. Un dernier appareil se posa pour embarquer ceux qui voulaient venir. Presque tous. C'était la récréation annuelle. Daubrin s'assit à côté de Rosemonde. Elle lui apprit que le marché pouvait se passer d'eux, tout étant automatique, la vérification, la pesée, la fixation du prix et le paiement. Cependant, ils préféraient accompagner leurs produits, "leur tenir la main", dit-elle et passer quelques jours en ville. Oh, c'est une toute petite ville mais ça nous change ! Nous profitons des magasins et des tavernes. L'hélicoptère vola pendant une heure. La forêt prit fin. Daubrin regarda curieusement le paysage et découvrit la ville. Si elle était petite, lui, n'avait jamais vu autant de bâtiments. Le Temple comptait beaucoup de pavillons, répartis concentriquement autour du Cœur Sacré. Ici, c'était beaucoup plus grand, tout en désordre, avec des rues, des places, et des foules de gens qui allaient et venaient. Le "marché" se réduisait à un bureau. On leur remit un reçu. C'était tout. Les voilà libres. "On va faire la fête". Ils rencontrèrent d'autres bandes qui cherchaient la même chose, se mêlèrent. Leurs filles partirent avec les nouveaux garçons, les nouvelles filles avec eux. Toutes et tous étaient plein d'appétit ("Ah la chair fraiche !" murmura Rosamonde dans l'oreille de Daubrin en lui glissant un baiser chatouilleur tout en s'emparant d'un robuste gaillard). Daubrin aussi eut sa part du butin et ne se plaignit pas. Là-bas dans la forêt, il n'aurait jamais eu l'idée de quitter la ferme, un monde clos où il ne manquait de rien. Maintenant qu'il était ici, il se demandait s'il allait rentrer ou rester. Il hésitait encore quand, après deux jours de "guindaille", comme ils disaient, le bureau du marché les convoqua pour leur suggérer de développer leur activité de chasse et d'ouvrir un magasin permanent pour en vendre les produits (les cornes, surtout, étaient très demandées). Pour en débattre, une liaison vidéo fut établie avec ceux qui gardaient la ferme. La proposition acceptée, restait à trouver quelqu'un pour mettre en place le magasin et s'en occuper. Cela souleva plus de difficultés. Tout le monde préférait la ferme et la forêt : "la ville, ça va deux jours". Au moment où l'affaire semblait tourner court, Daubrin se proposa. On l'acclama et sa nomination fut enregistrée dans les formes, avec signatures et tampons. Avant le départ de l'hélicoptère, Rosemonde entraina Daubrin et, le déshabillant vivement, se colla à lui : — Tu n'es ni le plus beau ni le plus expert, néanmoins tu es mon préféré. J'espère te revoir. Ils se prirent avec entrain, et déjà un peu de nostalgie. La sirène retentit, il leur fallait se séparer. — Souviens-toi de ce garçon-ci, dit-elle en riant, les yeux humides. Et elle s'enfuit. 2. La guerreDaubrin s'installe, ouvre un magasin. A la ferme, Rosemonde, le meilleur chasseur, prend la direction des opérations. Elle sélectionne un commando et l'entraine. Ils ratissent la forêt. La plus précieuse corne appartient à cette bête monstrueuse qui, sans Rosemonde, avalait Daubrin. Mais il arrive souvent qu'à la suite d'un combat la corne casse à ras. Rosemonde croise une bête de ce genre : pas moins féroce pour autant, elle charge, griffes en avant. Rosemonde, ne voulant pas la tuer inutilement, grimpe dans un arbre. A tout hasard, elle marque la bête et, quelques semaines après, la retrouvant, constate que la corne a repoussé. La bête se jetant sur elle, elle tire. Désormais, ce sera inutile : il suffira de remplacer l'explosif par un soporifique et de couper la corne. De ce fait, les réserves deviennent inépuisables. Daubrin reçoit des cargaisons de plus en plus importantes qui dépassent la demande locale. La Ligue des marchands le contacte. Son représentant, Brune, est aussi dure en affaires que douce au toucher. Elle prend l'habitude de vivre avec Daubrin lors de ses passages dans cette ville. Elle lui parle de la Ligue, des autres planètes et de la Lune. Le monde de Daubrin se limitait à la Terre et au Temple, il s'élargit aux dimensions cosmiques. La Lune le surprend. Comment les habitants supportent-ils de vivre souterrains ? A quoi servent-ils ? Puisqu'ils ne se soucient pas de la Terre, pourquoi maintenir cette veille ? Quoique Brune, commissionnaire ordinaire, ne sache pas tout, elle a suffisamment parcouru l'espace pour donner quelques réponses à Daubrin. Elle le questionne sur la bête à corne. Daubrin en raconte l'horreur et le danger, et comment Rosemonde chasse. Intéressée, Brune souhaite visiter la ferme et aller dans la forêt. Rosemonde la guide et la protège des innombrables dangers. Malgré sa vigilance, elle ne réussit pas à empêcher un gigantesque serpent constrictor de happer Brune et de l'entourer de ses anneaux si puissants que, pour la libérer, Rosemonde doit découper l'animal en rondelles avec le fusil laser qu'elle emporte par sécurité. Brune, évanouie, est ramenée à la ferme. Une fois revenue à elle, secouée et contusionnée, on la soigne. Elle se rétablit en quelques jours. Rosemonde lui tient compagnie et elles bavardent de tout et de Daubrin. Pas de secrets entre deux filles : Brune écoute avec un amusement attendri le récit de la rencontre de Rosemonde et Daubrin. "Je t'envie", dit-elle. Tout le monde comble Brune d'attentions et de gentillesses qui l'émeuvent. Elle pense aux menaces qu'ils ignorent et, en les quittant, prévient : les perturbations de la guerre risquent de vous atteindre et de détruire votre tranquillité. La guerre ? s'exclament-ils, incrédules. Ça n'existe pas. Des bagarres, oui, de ferme à ferme, ou de ville à ville. On se retrouve dans une clairière avec des bâtons, on se tape dessus le plus fort possible, puis on conduit les blessés à l'hôpital, les vieux se réunissent pour négocier et, s'ils n'arrivent à rien, on demande l'arbitrage du Grand Justicier qui est là pour ça. Ensuite, on fait un grand banquet, filles et garçons se mêlent, et chacun rentre chez soi. Brune sourit, inquiète de leur naïveté. Ils ne savent pas que leur Grand Justicier a peu à peu transformé sa fonction et, imposant son arbitrage arbitraire à ceux qui ne le demandaient pas, il a fait de ses décisions des lois et s'est érigé en gouvernement. Les Temples disparus, aucun contre-pouvoir ne le limitait. Il se fait appeler Tout-puissant ou Excellente Excellence. — Il est fou ! crie-t-on de toutes parts. — Vous, si loin, vous ignorez que vos impôts vont à présent dans sa caisse et payent les sbires qui transmettent et font exécuter ses ordres. Mais votre Tibet n'est pas assez riche pour le satisfaire, il veut conquérir la planète voisine et voler ses matières premières. La guerre est imminente, dit et pense Brune. Prenez des dispositions pour vous protéger des réquisitions ou mobilisations. A présent alertés, les gens de la ferme la remercient. Ils vont préparer des caches dans la forêt où ils se replieront au besoin. On ne les dénichera pas. La forêt les protégera. *** L'émergence de l'Excellence n'a pas surpris la Ligue des Marchands : la Lune se voue à la paix (tout écart serait fatal), tandis que les Planètes connaissent en permanence conflits et violences (toute stase serait fatale). L'obsession de la Terre absorbait jadis une partie de leur trop plein d'énergie, quoique le remède fût pire que le mal. En annulant les Temples, la Ligue a libéré des forces. Dans un premier temps, la Ligue ne s'alarme pas, indifférente aux péripéties de la vie locale : c'est leur affaire ! Mais, de plus en plus mégalomane au fur et à mesure que son plan réussit, l'Excellence déborde. Il s'en prend à la planète voisine, Echo. Il fait d'un modeste différend commercial, un contentieux ; du contentieux, une querelle ; de la querelle, une crise. Il formule des exigences d'indemnisation si énormes qu'elles dépassent les capacités d'Echo. A présent, l'Excellence veut conquérir la planète, réduire les habitants en esclavage et exploiter les mines à son profit. Il a envoyé des agents déguisés en touristes pour une campagne d'attentats et de terreur. L'invasion requiert des transports et des armes puissantes : seule la Ligue en dispose. Elle a toujours pris soin de limiter la capacité scientifique des planètes et de leur livrer des armes à effet restreint. La Lune aspire tous les inventeurs en puissance, ne laissant aux planètes que des techniciens. Aussi, l'Excellence demande (exige presque) le concours de la Ligue pour déplacer son armée et augmenter sa capacité offensive. La Ligue ne répond pas. Excellence réitère sans succès, puis, témérairement, menace d'emprisonner les marchands et leurs commis, de saisir les stocks, de séquestrer les fusées. En outre, il prétend avoir à son service des ingénieurs revenus de la Lune, capables de lui donner tout ce qui lui manque et plus encore. — Ça, c'est du bluff, déclare Marfise qui préside les dirigeants de la Ligue, réunis en urgence. Il n'aurait pas besoin de nous s'il avait ces ingénieurs ! Reste son chantage. Marfise donne une estimation de la valeur des pertes possibles et conclut : personne ne doit oser nous défier, ça nous coûte trop cher. Certains proposent d'évacuer Tibet et d'exclure la planète du système interplanétaire. Privée de commerce, il lui manquera vite beaucoup de choses et le pouvoir de l'Excellence s'effondrera. En attendant, la Ligue perdra de l'argent, elle peut l'absorber, elle le doit si le cas sert d'exemple. D'autres, plus radicaux, suggèrent de forcer l'inoffensive Echo à se battre, de lui livrer gratuitement des armes terribles et de l'aider à envahir Tibet. Pour d'autres, il faut saisir cette mirifique occasion de profit : exploiter à fond l'Excellence et lui vendre extrêmement cher le service qu'il demande. Comme il ne pourra pas payer, on lui accordera un prêt, garanti par une hypothèque sur la planète conquise. Le cynisme de cette proposition ne choque personne, elle est critiquée pour son "courtermisme irresponsable". Après avoir pris Echo, le tyran ambitionnera l'empire universel, il attaquera une autre planète, puis une autre. Nous devrons prendre parti et les gagnants nous dévoreront. Non, il faut mettre fin à cette crise en éliminant l'Excellence. Seulement, la Ligue n'est pas équipée pour cela. Le débat s'échauffant, Marfise intervient : — Fondamentalement, l'équilibre interplanétaire ne risque rien puisque la Lune, par nature pacifique, concentre le stock et le potentiel de connaissances. D'autre part, jusqu'à présent, nous avons eu la sagesse de ne rien vendre de trop dangereux, malgré les superprofits que cela nous rapporterait (grognements dans l'assistance). Il nous suffit de ne pas répondre à l'Excellence, de veiller à minimiser nos pertes et d'étouffer la planète en l'excluant du commerce. C'est l'option défensive. Mais (poursuit-elle, pensant à l'ancien Waldemar) la vie sur les planètes est trop dynamique, trop violente, pour que leur coexistence et leurs relations ne deviennent pas problématiques. Après l'Excellence, il y en aura d'autres, et de plus dangereux. Ne devrions-nous pas trouver une solution ? — Ce n'est pas à nous de le faire, coupe quelqu'un, énervé. Nous sommes des marchands, pas des diplomates. — Justement, répond Marfise. Notre commerce a besoin d'une certaine stabilité. Celle-ci n'étant pas garantie (voyez l'Excellence), à nous de l'organiser. A l'échelle de l'univers, nous représentons le seul acteur systémique. — Oh! systémique !, ricane un autre. Vous tombez dans la philosophie. Si l'Excellence conquiert la planète voisine, puis les autres et construit un empire, n'aurons-nous pas un monde unifié, propice aux affaires ? Marfise répond qu'un tel empire hypothétique, ou bien s'effondrerait à la mort de l'Excellence, ou bien durerait et s'emparerait de la Ligue et de ses profits. Elle ajoute : — Vous raisonnez en marchand vulgaire alors que nous sommes, oui, je le répète, des marchands systémiques. Un monde unifié ne nous convient pas. Il faut garder disjointes les planètes que nous interfaçons. C'est là que se trouve le facteur multiplicateur de nos profits. L'énervé proteste. Marfise continue : — Vous avez raison sur un point : n'étant ni des diplomates, ni des philosophes, ni des super-policiers, nous n'avons pas maintenant les moyens de traiter cette affaire. Toutefois, je conclue différemment de vous : nous devons nous les donner. La confusion s'empare de l'assemblée. Tout le monde crie, des groupes se forment, des poings se dressent. L'Excellence plongera-t-elle la Ligue dans le chaos ? Il faut trancher. Marfise se lève et déclare solennellement : — Pour conjurer l'anarchie, ici et là-bas, j'invoque l'article 48 de notre charte et demande les pleins pouvoirs pour trois mois. Dans le respect du taux de profit. Je passe au vote sans autre débat, nous avons assez discuté. Si le résultat est négatif, je démissionne et vous laisse prendre la décision à coups de poings. L'article 48 exige une majorité des deux tiers. Marfise gagne largement. Les hystériques, les timides et les cupides pesaient plus par leur bruit que par leur nombre. Les hésitants, mis au pied du mur, se rallient. Marfise obtient les pleins pouvoirs. Elle communique aussitôt trois décisions : rappeler sous vingt-quatre heures les fusées et les agents qui sont sur Tibet, après avoir sécurisé les stocks ; organiser d'ici une quinzaine une "ambassade" pour mettre à la raison l'Excellence ; enfin, comme la Lune est le pôle de l'équilibre interplanétaire, elle s'y rendra au plus vite. *** Peu après, Marfise, rejoint Waldemar, dans son château de chasse, sur la planète Souabe. Elle l'informe. Il rit d'abord : — Il y a donc quelqu'un aussi bête que je l'étais ! Tu devrais envoyer ton dictateur passer quarante-huit heures sur la Lune ! Ça le rendrait modeste. — Ah !, dit Marfise, amusée, l'idée est bonne... mais, pour cela, j'ai besoin de toi. Waldemar, mutin, la prend dans ses bras et la serrant fortement contre lui, dit : — Moi aussi, j'ai besoin de toi. ... Après cet intermède, Marfise expose son plan. Waldemar, par curiosité plus que par devoir, accepte la mission : prouver à l'Excellence son incapacité à se passer de la Ligue. Waldermar aura toute liberté d'action pour neutraliser l'ambitieux. Si nécessaire et possible, il le liquidera. Pas de scrupules. — Ça me plaît, "pas de scrupules", ronronne-t-il avec gourmandise. Ne t'inquiète pas, je n'en ai et n'en aurai aucun ! Un raid éclair. Il faut que j'impressionne. Je prendrai quarante-neuf gardes du corps, et tu nous muniras du matériel le plus perfectionné. Marfise acquiesce et ajoute : — J'aimerais t'accompagner pour te voir à l'œuvre. Seulement, je n'ai pas le temps. Dans les quatre-vingt cinq jours qui me restent, je dois aller consulter la Lune. — Ah! La Lune....! grimace Waldemar. Crois-tu qu'ils s'intéressent à nos affaires ? Ils ne se soucient de rien ni de personne... *** Sur Tibet, Brune dit au revoir à Daubrin. — Je pars, on nous rappelle. Que va-t-il t'arriver ? Si Excellence mobilise, enfuis-toi, rejoins la ferme et cache-toi dans la forêt. Sinon, tu deviendras soldat. Pauvre Daubrin, marcher, combattre, se faire punir... La Ligue ne permettra pas à l'Excellence d'attaquer Echo. Alors, il va retourner son armée vers l'intérieur pour réduire sa planète en esclavage... les gens ne se laisseront pas faire, ce sera un carnage sans issue et sans fin... avec toi dedans... Elle réfléchit : — Si je t'emmenais avec moi ? Elle réfléchit encore : — Veux-tu ? Il veut. Elle lui donne un badge que, dans la précipitation, on ne vérifie pas. Ils montent dans les fusées avec les autres et décollent. Quand tous les agents ont rejoint la base de la Ligue, Marfise les réunit pour apprendre d'eux comment les habitants considèrent la situation : l'Excellence a procédé si lentement, si insidieusement, son plan était si improbable, que personne n'a perçu qu'il s'emparait des commandes. — C'est au point, lance Brune, que, dans les forêts, certains ne le savent pas encore. — Comment réagiront-ils quand ils comprendront ? demande Marfise. Pour faire et gagner la guerre sans disposer d'armes absolues, il faut des armées et, pour cela, ramasser et dresser des hommes. Comment un dictateur arriverait-il à soumettre une société aussi éclatée ? — Peut-être surestime-t-il son pouvoir ?, suggère quelqu'un. Il n'a pas mordu en profondeur : quand les gens sentiront ses dents, ils fuiront dans les forêts ou résisteront. — Ou les deux !, dit un autre. Regardez la carte. La planète est couverte de forêts. Les communautés ont l'habitude de se débrouiller seules et ne manquent pas d'armes. L'Excellence contrôle sa ville et quelques autres, il ne parviendra pas à s'emparer de sa planète. Le débat s'engage, chacun apportant ses connaissances et ses hypothèses. Marfise étend la réflexion : — Que Excellence soit fou ou pas, il soulève une question qui se reposera. Au fur et à mesure que les Planètes évolueront, la probabilité de guerres entre elles croîtra. Elles en sont encore à la conquête interne, avec tant d'espace et si peu de population. Ensuite, elles songeront à la conquête externe. Brune intervient : — Il faudrait mettre au point et imposer un mode de résolution des conflits. Se rappelant la façon dont les fermiers règlent leurs comptes —une bagarre et un arbitrage—, Brune propose de suivre ce modèle. — Ah ! dit Marfise. Les Planètes se feraient leur déclaration de guerre, la Ligue transporterait sur un terrain neutre les deux équipes de champions, sans armes ou légèrement armées ; ensuite, bagarre et arbitrage... Il faut y penser... Mais ça suppose la symétrie, le cas présent diffère : Echo n'a pas de revendication et refuse la guerre. Pendant que la discussion se poursuit, Marfise remarque la présence de Daubrin, à côté de Brune. Son allure et ses vêtements ne ressemblent pas à ceux des autres. Marfise vérifie et constate que la liste des présents n'inclut pas son badge. Quand la réunion se termine, Marfise s'approche : — Qui est-ce ? Daubrin se présente, Marfise les conduit dans un salon et écoute attentivement son récit. — Ainsi, tu étais dans un Temple... un élément de base, ignorant de tout. — Non, répond Daubrin, je n'étais pas ignorant, je savais les Litanies de la Terre... maintenant, je les ai oubliées. J'ai même oublié les vingt années que j'ai passées dans le Temple... et j'ai oublié la Terre. Marfise regarde ses yeux ronds dans sa face ronde. Il a l'air d'un hibou. En activant l'hasardeuse machination qui a annulé les Temples, elle n'a jamais pensé aux dizaines de milliers de naïfs novices dont elle bouleversait la vie. Puissent-ils, comme celui-ci, s'être adaptés ! Toutefois, s'est-il vraiment adapté ? Comment mesurer la profondeur de la révolution qu'elle a causée ? Si des dictateurs surgissent, pourquoi des prophètes n'apparaîtraient-ils pas ? Examiner à fond Daubrin apporterait peut-être un indice. Seulement, Marfise va partir et n'a pas le temps. Elle décide que Brune et lui l'accompagneront sur la Lune. Pendant le voyage, Marfise parle longuement avec Daubrin. Il n'a pas intériorisé ce qui s'est produit parce que son référentiel l'excluait. Sinon, il aurait compris, il ne manque pas d'intelligence, même si personne ne s'est occupé de la développer. Daubrin n'a pas changé, il y a deux Daubrin, un d'avant et un d'après — avec une solution de continuité. Ou une couche superficielle qui sait et un noyau qui refuse. Plus Marfise interroge Daubrin, plus elle se persuade que d'autres que lui auront subi cela : un changement de phase, pas une évolution. Le traumatisme, trop fort, a été refoulé. Donc, se dit-elle avec un peu d'effroi, tout peut recommencer. Ce Daubrin sera mon témoin, comme le canari que les mineurs emportaient dans la mine pour que son asphyxie leur indique la présence du grisou avant qu'il n'explose. Elle ne lui explique rien : un témoin doit rester innocent. A Brune, elle en dit davantage. Brune, comme les autres agents de la Ligue, pense que les vidéos ont été lancées pour gagner beaucoup d'argent, ce que tous, dans la Ligue, comprennent, approuvent et apprécient. Nul ne s'interroge sur leur sous-produit involontaire, les effets sociaux. Marfise, sans la détromper, attire son attention sur ces effets, en général et dans le cas de Daubrin. — C'est vrai, commente Brune. Quand, rarement, il parle du Temple et de ce qu'il faisait, on dirait qu'il évoque quelqu'un d'autre. Lui, celui qu'il est maintenant, n'a rien d'anormal. Naturellement, il n'a pas été éduqué et sort tout juste de la forêt ; néanmoins, il adhère sans effort au monde dans lequel il vit. Comme s'il avait toujours vécu à la Ferme. Il a cependant quelque chose... — Oui, coupe Marfise, j'ai senti quelque chose. Quoi ? — Je ne sais pas : peut-être la trace de l'autre Daubrin ? Marfise charge Brune d'observer Daubrin quand ils seront sur la Lune. Ni elle ni lui n'y sont jamais venus. Comparer leurs réactions sera instructif. Quoique le dôme d'observation de la Terre ne fonctionne plus, on lui montrera la Terre au télescope pour voir ce que ça lui inspire. Ce sera bref, ils ne resteront que quelques jours. Quand Brune quitte Marfise, celle-ci lui demande encore : — Et en tant qu'homme, comment est-il ? Brune ne peut pas lui dire "essaye-le, tu verras", Marfise est son chef, pas sa copine. Elle réprime un frisson voluptueux et se cache derrière la vieille maxime : — Un homme n'est qu'un des hommes. Puis, débordant un peu, elle ajoute : — Toutefois... Refusant d'expliciter, elle se retire et va retrouver Daubrin, pressée de jouir de ce "toutefois". *** Pendant ce temps, Waldemar arrive en force sur Tibet. Marfise, trichant avec la Ligue, lui a fait attribuer une fusée noire, surarmée (Le budget des fusées est tellement énorme qu'elle a fait passer dans les dépenses d'entretien la fabrication de cet engin de guerre. Les comptables n'ont rien vu). Sans répondre aux interrogations ni aux sommations, il fait poser la fusée dans la cour du palais de l'Excellence dont les soldats l'accueillent par des rafales de canon. Les lasers ricochent sur le revêtement spécial. Waldemar sort à grand bruit, entouré de sa garde, quarante-neuf énormes brutes blindées qui, usant d'armes paralysantes, annihilent toute opposition. L'Excellence, capturée et ficelée comme un saucisson, est apportée à Waldemar dans un salon. Gardant dix hommes avec lui (pour impressionner, plus que pour se protéger), il fait détacher l'Excellence qu'on jette sur un fauteuil en face de lui. — Ton Excellence stupide, dit Waldemar avec une grossièreté voulue, te rends-tu compte de ta bêtise ? Excellence qui a cru qu'on le tuerait sans phrases, se rassérène et commence à protester. Waldemar lui flanque une violente paire de gifles, et une deuxième. — Tais-toi ! Waldemar ne perd pas son temps à lui expliquer tout ce qu'il a compris lui-même. Il se contente d'asséner quelques vérités simples "que le plus idiot connaît". — Dépendant en tout de la Ligue des Marchands, ton Excellence n'a jamais eu la moindre chance de gagner. D'autre part, si toi, tu es assez bête pour vouloir la planète voisine, d'autres seront assez bêtes pour avoir la même idée, et vous vous détruirez. Enfin, chaque planète a besoin d'un grand arbitre, pas d'un gouvernement. Dans un siècle ou deux peut-être la nécessité apparaîtra... Waldemar conclut : — Tu n'as pas été assez malin pour comprendre tes limites. Tu as échoué, tu es fini. L'Excellence se recroqueville, attendant le coup fatal. Celui qui vient l'affole : — Tu seras puni d'une manière que tes pires cauchemars n'imaginent pas. Sans répondre à ses questions, on emporte l'Excellence dans la fusée. Waldemar fait la leçon aux survivants : — L'incident est clos. L'aberration terminée. Rentrez chez vous. Rendez l'argent. Occupez-vous des filles et des récoltes. Laissez vivre votre planète. Vous serez surveillés. Ne m'obligez pas à revenir... Et la fusée décolle après avoir détruit le palais. L'opération a pris soixante minutes. Waldemar établit le contact avec Marfise. — Qu'en fais-tu ? demande-t-elle. Il s'esclaffe : — Je l'envoie sur la Lune ! C'est le meilleur traitement contre la mégalomanie. Marfise le complimente. Mais, si "l'incident est clos", celui-ci, comme naguère les ambitions de Waldemar (et, pense-t-elle tous les projets ou tentatives dont nous n'avons rien su) montre qu'une tendance se développe. À n'importe quel moment peut surgir un tyran de planète, pas assez intelligent pour comprendre, comme Waldemar, la vanité de ses pulsions (encore, sourit Marfise, ai-je donné un coup de pouce !), et suffisamment pour se préparer sérieusement, voyager à travers le monde, recruter des affidés, se ménager des amitiés, acheter des agents dans la Ligue... Il faut anticiper. Marfise a quelques idées. C'est pour les préciser qu'elle va sur la Lune. 3. La LuneAu cours du voyage, Brune et Daubrin, suivent en accéléré le stage préparatoire à la Lune. Ils réussissent les tests et ne seront pas refoulés en arrivant. Marfise questionne vainement Daubrin sur ses impressions. Rien ne perce, sauf la banale appréhension d'un monde clos et souterrain : ou bien son esprit est d'une grande plasticité, ou bien l'apprentissage d'un monde aussi étrange n'en affecte que les couches superficielles. Brune, au contraire, est excitée. Petit commissionnaire de la Ligue sur une planète lointaine, elle n'a jamais imaginé visiter la Lune, cette espèce d'antipode où tout est à l'envers. Elle en paraît si avide que Marfise lui rappelle de ne pas oublier d'observer Daubrin. La fusée se pose. Après l'étape d'inspection, asepsie, enregistrement, ils franchissent le premier sas. Marfise, épiant Daubrin, s'étonne de son naturel, comme si ses craintes se dissipaient. Ils se séparent. *** La dernière fois que Marfise est venue, elle était désemparée par l'échec de la Conjuration, elle a pris conscience du poison du culte de la Terre et a trouvé l'antidote. La Lune l'imprègne d'un calme confortable. Tout marche tout seul, aucun danger ne rôde, les machines veillent, la bienveillance fluidifie les relations. Quoique, en Marfise, le côté planétaire tende à l'emporter sur le lunaire, elle apprécie ce dernier et le rejoint avec satisfaction. Malgré le temps passé et leurs arrière-pensées, elle et Brandimart se retrouvent aussitôt. — C'est comme si je rentrais à la maison, s'écrie Marfise en culbutant Brandimart avec un enthousiasme partagé. Elle le ravage intégralement. Au bout d'un long moment, quand ils ont assouvi temporairement jusqu'au dernier désir de désir, Brandimart soupire : — Je m'étonne que le lit n'ait pas pris feu. Marfise s'égaye : — Ne me laisse pas penser que les filles lunaires ne savent plus faire. — Ah! si ! elles savent... mais ce n'est pas pareil. Marfise se frotte doucement à lui : — Non, ce n'est pas pareil... Elle ouvre un bagage et en sort un exemplaire de ce chapeau plat, rouge foncé, entouré d'une plume de cygne qu'elle affectionne. Elle le met, le faisant pencher sur la droite et, nue, va et vient dans la pièce, en bavardant. Brandimart habite dans le secteur K, bien que ce soit loin de l'Université. — Les fontaines coulent-elles toujours ? demande Marfise. — Oui, et tous les artifices fonctionnent toujours... tous tes artifices, ajoute-t-il en bondissant et en la jetant sur le lit sans lui ôter son chapeau qui sera quelque peu maltraité. "J'en ai d'autres", dira-t-elle. Longtemps plus tard, ils s'éveillent. Marfise défroisse le chapeau, le remet et, taquine, demande : — Monsieur le Professeur ne devrait-il pas être à l'Université ? — Si, bien sûr. J'ai succédé à Oldenbarnevelt. — Préviens Damienne, il faut que nous discutions. Marfise ne doute pas de la présence de Damienne, doyenne depuis si longtemps qu'elle appartient à l'éternité. Les gens comme elle ne prennent jamais leur retraite et la vie dure longtemps sur la Lune. Ils s'arrêtent d'abord pour déjeuner et prennent le long chemin qui, de sas en sas, leur fera franchir les secteurs. Brandimart a un transcode permanent et n'a pas besoin de contacter la machine. — Pourquoi habiter le secteur K ? — Ah ! pourquoi?... répond-il avec un demi-sourire. Il ajoute : Tu sais, il y a un raccourci par le secteur D et, quand j'ai trop à faire, je dors là-bas. Ils arrivent enfin. Damienne les attend, vêtue de rose vif. Son terrible fume-cigarette semble encore plus long. — Quelle bombe cette enfant terrible nous apporte-t-elle encore ?, demande-t-elle plaisamment à Marfise. Vous m'avez ridiculisée en exécutant le plan que je refusais. Je vous en veux, ajoute-t-elle avec bonhommie : le meilleur lunaire est encore un lunaire ! Vous êtes bien la seule qui ait eu le dernier mot avec moi. Marfise rit : — Lunaire, c'est une fonction... et un charme (regardant Brandimart du coin de l'œil). — Bon, dit la vieille dame en lui tapotant le bras de son fume-cigarette, assez de balivernes. Que se passe-t-il ? Quel problème les Planètes rencontrent-elles ? Marfise rappelle ce qu'est la vie sur les Planètes, le dynamisme, la violence, l'inorganisation, la vitalité... — Oui, oui, nous savons tout cela, coupe impatiemment Damienne. — Vous savez, bien sûr, mais (désignant d'un geste circulaire ce qui les entoure) ce n'est pas concret pour vous. J'essaie de vous y plonger. Elle narre ensuite l'histoire de Waldemar (taisant sa contribution). Damienne glousse d'amusement en apprenant que la Lune l'a guéri sans s'en apercevoir. — Ô que j'aurais aimé le rencontrer et bavarder ! Brandimart, quant à lui, regrette que la Lune soit tellement indifférente aux Planètes qu'elle n'en reconnait pas les personnes importantes. Il faudrait... Damienne le reprend : non, c'est comme ça, la Lune n'acceptera pas d'établir et de tenir à jour une liste des VIP de Planètes auxquelles elle ne pense jamais ; et — ironie !— c'est justement son anonymat qui a agi sur ce Waldemar. Elle demande à Marfise : — Qu'est-ce qu'il fait maintenant votre empereur galactique ? Marfise rit : — Depuis sa "conversion", il vit retiré, chassant et étudiant l'Histoire. Il n'a rien perdu de ses moyens, il vient de le montrer en mettant à la raison un trublion. Elle expose ce qui s'est passé sur la planète Tibet où l'Excellence prétendait faire la guerre à Echo. Elle commente. L'Excellence n'avait aucune chance : l'exclusivité du software appartient à la Lune et celle du hard à la Ligue. Par lui-même, aucun présomptueux n'arrivera à transporter une armée hors de sa planète et à gagner une guerre. Mais ça n'empêche pas que celui-ci a causé des perturbations. Et je crains que, à long terme, il finisse par s'en trouver un qui aura quelque chose entre les oreilles : il organisera patiemment et silencieusement son coup, en envoyant un par un des hommes sur la planète cible, en achetant des armes au marché noir, en corrompant des agents de la Ligue et des ingénieurs de la Lune... Nous ne le verrons pas venir, nous sommes tous trop pacifiques et bienveillants... Oui, ajoute-t-elle, voyant luire le scepticisme dans leur regard, même moi, même la Ligue. Ne vous méprenez pas. Certes, la Ligue a plus de réalisme et de dureté que vous car elle est au contact et vise des objectifs matériels. La Ligue sait tuer s'il le faut (Brandimart soupire). Seulement la Ligue a besoin de paix, elle postule la paix, elle la veut. Je vais profiter de cette affaire pour organiser une espèce de police interplanétaire, cela suffira-t-il ? L'avenir m'inquiète. Sans moi, il se peut que la Ligue s'endorme et laisse aller les choses ou, pire, que certains voient dans ces agressions une occasion de profits additionnels : fournir des armes à crédit, transporter les combattants, installer des hôpitaux sur des astéroïdes... Brandimart l'interrompt : — "Sans toi", dis-tu, ... toi, la "chevaleureuse", tu portes les Planètes ! tu les régules, tu les pacifies ! Attention, un dispositif qui repose sur une seule personne — fût-elle extraordinaire (ajoute-t-il en voyant Marfise froncer ses adorables sourcils)—, un tel dispositif ne tient pas. Sauf si tu trouves le chemin du ciel et deviens une Déesse qui inspire à ses fidèles un esprit de croisade... Marfise grogne et lui donne un coup de pied en douce. Damienne réfléchit longuement puis, cognant sur la table son porte-cigarette si violemment qu'elle le casse : — Un autre problème — ou une variante du même : comment les Planètes digèrent-elles la révolution mentale que vous, Marfise, (elle la menace gentiment avec le tronçon de son tuyau) avez effectuée sans nous ? Pendant trois siècles, ces gens ont cru à la Terre, révéré les Temples. Ceux-ci faisaient partie de la structure. Tout a disparu en quelques mois. Qu'est-ce que cela leur a fait ? Marfise soupire : c'est ma seconde préoccupation. Elle parle du cas Daubrin et, un peu embarrassée : — Je confesse n'avoir pas pensé aux milliers de novices dont on (elle secoue la tête et corrige)... dont je bouleversais l'univers. (Regardant Brandimart) Oui, tu diras "encore son tempérament d'aventurière"... J'ai vu réussir mon plan improbable et illégal (ajoute-t-elle avec malice, tournée vers Damienne). J'ai enregistré avec une satisfaction incrédule l'évaporation du culte de la Terre et de tout son potentiel dangereux. Je ne me suis pas soucié de ce qui se passait dans la tête des gens, ni des effets de cet ébranlement systémique. Daubrin est-il un cas particulier ou un exemple ? Combien ont connu ce dédoublement ? Leur passé n'est-il que refoulé ? Les Planètes sont instables par nature. Waldemar voulait conquérir le monde avant même la disparition des Temples. Celle-ci multiplie-t-elle ce type de pulsions ? Au-delà de la mystique, quelle était la fonction des Temples ?... je ne sais pas... J'ai vu un dragon, je l'ai tué sans me demander s'il n'avait pas une utilité... Elle souffle profondément, presque honteuse. Brandimart et Damienne la regardent, surpris. Marfise se lève, sort dans le couloir, fait quelques pas dans un sens et dans l'autre, respire profondément, va aux toilettes, se passe de l'eau sur la figure, s'ébroue comme un chien mouillé et revient, calmée. — Voilà, docteurs, tout est sur la planche de dissection. — Vous savez, dit doucement Damienne, les bêtes féroces ont leur utilité dans l'équilibre écologique de la forêt. Néanmoins, l'homme doit s'en défendre. Cette religion de la Terre empoisonnait les Planètes. Quand bien même elle aurait réfréné les ambitions (rien n'appuie cette hypothèse), je préfère les vrais problèmes aux faux. La perversion des esprits est un mal sans remède... Encore en avez-vous trouvé... Et, se souvenant des cochons et du malheureux évêque, elle tambourine du doigt sur le bras de Marfise : — En mettant les choses au pis, vous n'aurez qu'à employer votre "rayon de la mort", comme l'aurait appelé la littérature de la Terre. Vous enverrez dans le passé un rayon tueur qui annihilera le futur tyran victorieux avant qu'il commence ses opérations. Marfise a recouvré son mordant : — Et Brandimart me traitera d'aventurière ! Ils rient. — A propos de tyran, ajoute-t-elle, la Lune va bientôt réceptionner cette Excellence qui voulait faire la guerre. Je vous préviendrai. N'intervenez en rien, laissez faire. Installez seulement une alerte et observez. Je suppose que la "guérison" de Waldemar se reproduira. (Amusée :) Dans ce cas, je n'aurai qu'à chevaucher l'espace pour capturer les méchants les uns après les autres et les jeter dans la Lune ! Damienne sourit et, quand la discussion se termine, elle ajoute : — Votre Daubrin, j'espère que la fille qui l'accompagne fera son travail et que nous en saurons davantage sur son état d'esprit. Quel effet la Terre lui fera-t-elle quand il la verra de ses yeux grâce au télescope ? Si nécessaire, nous leur organiserons une sortie à la surface. Ils se séparent. Brandimart et Marfise vont rituellement dîner à la Taverne Interdite (des pattes d'ours aux morilles). *** Excellence ne débarquera pas tout de suite. Waldemar, sans un mot d'explication, l'a jeté dans un module de préparation au séjour lunaire. Trois cent mètres sous terre, Excellence arrive dans une espèce de salle de classes, en compagnie de onze autres "prisonniers" (il les voit ainsi). Ayant toujours vécu à la surface, il est oppressé. L'air qu'il respire lui semble délétère. Il a l'impression de se cogner la tête au plafond. Il ne sait pas ce qui va lui arriver. Il a peur. Il transpire. Il panique. Il écarte brutalement ceux qui veulent le réconforter. Il pousse un long cri désespéré qui s'achève dans l'ignoble gargouillis d'un vomissement. Des infirmiers l'emportent. On l'installe dans une chambre aux couleurs claires, avec une petite fenêtre à travers laquelle on croit voir la forêt. On lui a administré des calmants. Il essaye de réfléchir. Où est-il ? Que va-t-on faire de lui ? Il a raté son coup, ses soldats sont morts ou dispersés. D'où sortaient ces hommes qui sont intervenues avec tant de brutalité et d'efficacité ? Est-il toujours sur Tibet ? Ses partisans le cherchent-ils ? Lui reste-t-il des partisans ? Affolé par ces questions sans réponses, il s'évanouit. Périodiquement la forêt de la "fenêtre" s'obscurcit, on entend les bruits nocturnes et on voit le ciel. Il compte les lunes, il en manque, il a quitté Tibet Quelques "jours" plus tard, il s'est suffisamment ressaisi pour demander à l'infirmier où il est et ce qu'il fait là. L'infirmier a l'habitude des stagiaires qu'écrase la profondeur et dont l'adaptation à la vie souterraine passe par une crise. Il prodigue les bonnes paroles. Tout ira bien, qu'il ne s'inquiète pas. Il n'a pas pu suivre le stage, il fera le suivant. Au début, vivre sous terre est difficile. On finit par s'habituer. Excellence hurle : mais que fais-je ici ? L'infirmier le renseigne volontiers : le stage. Le stage de quoi ? Le stage, vous savez bien, celui auquel vous vous êtes inscrit. Et l'infirmier sort, après lui avoir donné un léger sédatif. Quinze jours plus tard, Excellence rejoint une salle de classe avec onze autres personnes, hommes et femmes. On leur parle d'un monde bizarre, précaire, clos, où le collectif domine l'individuel, où la survie prime la vie. Excellence décrypte : on va les enfermer ensemble dans une fusée, probablement pour explorer l'espace. On les lâche dans des couloirs où des personnes (en réalité, des hologrammes) vont et viennent. Il se jette dessus : dites moi qui vous êtes ? où vous êtes ? qu'est-ce que je deviens ? Une sonnerie retentit, il est renvoyé dans la salle. Les questions personnelles ne font pas partie de la vie là-bas. Il faut qu'il apprenne, qu'il acquière les bons réflexes, sinon il ne réussira pas. — Et si quelqu'un réussit pas, que fait-on de lui ? gémit-il. — Il recommence. — Et s'il échoue encore ? — Il recommence. Et ainsi de suite. On lui explique gentiment que, lorsqu'il a décidé de faire le stage, il était sain d'esprit ; maintenant, sous terre, dans des conditions inhabituelles, il est perturbé ; ce qu'il dit ne compte pas, sa volonté saine sera respectée. Il recommencera le stage autant de fois qu'il le faudra. — C'est une erreur, crie-t-il. Je n'ai pas signé. Vérifiez ! — Inutile de vérifier. Vous êtes ici, donc vous avez signé. Il parle à ses compagnons. En train d'apprendre à ne pas s'extérioriser, ils répondent vaguement : tous, viennent faire le stage en vue de partir ; qu'il ne s'inquiète pas, il finira par réussir ; on l'aidera. Excellence rate son stage, fait une nouvelle crise, retourne à l'hôpital, est renvoyé en stage, échoue. Il admet enfin que l'ouverture de la porte de sortie, quelle qu'elle soit, dépend du stage. Il s'applique, il fait des efforts, sans rien comprendre au référentiel auquel il doit s'adapter. Après plusieurs insuccès, il obtient le score minimum pour passer. Au banquet d'adieu (de curieuses nourritures très bonnes), on leur annonce qu'ils décolleront le lendemain. Pour où ? Excellence ne le sait toujours pas. La Lune est pour tous une telle évidence que jamais personne ne l'a mentionnée. Ils arriveront bien après le départ de Marfise. 4. L'appel de la TerreBrune et Daubrin reçoivent un logement dans le secteur B. Brune ne veut rien rater. Ils parcourent les rues du secteur, dégustent toutes les gastronomies qu'il offre, usent de toutes les attractions, jouent et bavardent avec tous les gens qu'ils rencontrent. Les filles lunaires trouvent Daubrin à leur goût et les garçons se précipitent sur Brune. Quoique, conformément à l'usage, ni l'un ni l'autre ne mentionne son origine planétaire, celle-ci leur donne un parfum inaccoutumé et séduisant. Tout en profitant de son séjour, Brune n'oublie pas les recommandations de Marfise. Elle prend une inscription à une séance de télescope. Les images sur l'écran géant ne suffisent pas, elle veut un regard direct. Daubrin, plus près de la Terre qu'il n'a jamais été et le sera jamais, doit la voir lui-même. On l'installe et on lui montre les réglages. Daubrin, horrifié, découvre la boule noire et calcinée. Submergé par le faux souvenir de la Terre paradisiaque, des grands océans et des nuages, des montagnes enneigées et des forêts, des immenses prairies et des villes ancestrales, il rejette ce blasphème. — Erreur ou mystification ?, ceci n'est pas la Terre, dit-il à Brune. Elle actionne le masque qui superpose à la Terre détruite la carte de l'ancienne Terre. Le dispositif montre à Daubrin l'emplacement des océans, des villes et du reste. S'il acceptait la réalité, il reconnaîtrait certaines structures géologiques car les plus grosses montagnes n'ont pas fondu et tous les océans ne sont pas comblés. — Non, je n'y crois pas, répète-t-il. Je ne comprends pas. Le télescope se trompe. Ils ont pointé une autre planète. La Terre ne ressemble pas à ça. Brune informe Marfise qui, intéressée par ce déni, s'occupe de mettre en place une expédition à la surface. Daubrin peut récuser le télescope, pas ses propres yeux. Depuis que le Dôme a cessé d'être entretenu, la navette ne fonctionne plus et la sécurité est incertaine. Aussi la machine refuse d'accorder une autorisation pour l'extérieur : sortir, trop dangereux ; chaque vie compte ; trop de vies en danger. En effet, à Brune et Daubrin se joignent Marfise et Brandimart, avec, autour d'eux, une équipe de soutien et, au plus près, dessous, une équipe de secours. Marfise introduit un recours, la doyenne certifie l'importance scientifique de l'opération, l'Ingé programme une dérogation aux consignes. Néanmoins, la machine leur impose la lecture exhaustive et minutieuse de tous les risques auxquels ils s'exposent volontairement. Ils signent pour attester qu'on les a dûment prévenus, qu'ils comprennent et persistent. Ils signent encore une décharge générale de responsabilité et toutes les clauses particulières annexes. On les oblige à souscrire à une coûteuse assurance extraordinaire. Enfin, la machine capitule et accorde les codes. Ils franchissent un double sas, arrivent à un tunnel vertical, montent dans un grand ascenseur qui, en cahotant, les entraîne lentement vers le haut. A cinquante mètres de la surface, sous plusieurs couches d'acier renforcé, se trouve le dernier poste. Là se tiendra l'équipe de secours. Les autres enfilent de gros scaphandres et exécutent quelques manœuvres pour se familiariser avec les commandes. Puis, ouvrant le sas, ils pénètrent dans un puits et grimpent des barreaux de fer, tandis que le sas se clôt vivement. Arrivé en haut, l'ingénieur qui dirige l'expédition observe sur un écran l'image satellite de l'endroit où ils vont émerger. Tout paraît idoine : pas de pluie d'astéroïdes, pas de tempête de sable, clair de Terre. L'ingénieur déverrouille le dernier sas, tout le monde sort péniblement, il referme. Les voilà seuls à la surface. Ils lèvent la tête et regardent à travers leur hublot. Daubrin lève la tête vers les étoiles. Il sait qu'il est dehors. Ce qu'il verra est vrai. Un gros pachyderme maladroit (l'aimable Brune dans son scaphandre) tend le bras dans la direction de la Terre, illuminée par le soleil. Daubrin reconnaît ce qui doit être : les océans bleus, les bancs de nuages. Ses écouteurs lui suggèrent d'actionner la mollette de grossissement. Il le fait. La Terre lui apparaît, nue, vide, noire. Impossible. Tous les membres de l'expédition sursautent. Par le système audio qui les relie, le long hurlement aigu de Daubrin leur perce les oreilles. Il s'enfuit, faisant des bonds de dix mètres. L'un des gardes du corps, court derrière lui, essayant de suivre ses zigzags aléatoires. Les autres scrutent la Terre pour chercher ce que Daubrin a vu d'extraordinaire. Un moment après, la voix essoufflée du poursuivant se fait entendre, "je l'ai rejoint, il m'a bousculé, quelles sont les consignes ?". Quoique le cas ne se soit jamais présenté, le chef du détachement sait ce qu'il faut faire : — Laissez-le partir et revenez. Il donne l'ordre de quitter la surface. Brune s'inquiète de ce que deviendra Daubrin, il la rassure : on le récupérera, je vous expliquerai en bas. Il ouvre le premier sas, ils descendent, quittent laborieusement leur scaphandre, reprennent l'ascenseur. Revenus à la base, le chef fait distribuer des boissons réconfortantes et, questionné par Marfise, annonce : — J'ignore la cause de l'accès de folie de votre compagnon. Puisqu'il a refusé qu'on l'aide, laissons passer la crise. Il dispose de quatre heures d'air. Il va se perdre. Il finira par s'en apercevoir, ça le dégrisera et, au dernier moment, nous enverrons un véhicule le récupérer. On le trouvera sans peine grâce au signal émis par la combi. Reste à attendre et à échanger des spéculations. Marfise suppose que la vue de la Terre a réveillé le Daubrin d'avant et provoqué une collision avec celui de maintenant. Brandimart qui, en vrai Lunaire, n'était jamais sorti, a été très impressionné. Même si lui, à la différence des autres, n'a pas oublié la Terre et s'y intéresse, la voir directement l'a choqué, il croit partager l'émotion de Daubrin. De son côté, Brune, rendue euphorique par l'extraordinaire promenade, dit que, elle aussi, a failli sauter de joie : avec la faible gravité, un (grand) pas en entrainant un autre, elle aurait bondi en tous sens et peut-être donné l'impression de fuir. Plus tard, l'équipe de secours localise Daubrin sans difficulté, assis au fond d'un petit cratère, contemplant le ciel. Il est paisible et ne semble pas entendre les alertes qui ont commencé à biper dans son scaphandre. On le confie aux médecins et aux psys pour le monitorer, puis tenter de lui faire exprimer ce qu'il a vécu. Les psys n'ont pas la tâche facile. Daubrin, tranquille et coopératif, ne manifeste aucune anomalie, ni physique ni mentale. Aux questions indirectes des psys, il répond sans effort. Il ne donne pas l'impression de cacher quelque chose. Puisque Daubrin ne semble pas conscient de sa crise, un psy tente une approche oblique. Il dit que, arrivés à la surface, les membres du groupe se sont mis à sauter dans tous les sens. Il a été difficile de les récupérer et, en ce moment, tous, comme lui, sont interrogés pour savoir ce qui leur a pris. A-t-il une hypothèse ? — Ah !, répond Daubrin, surpris, ils ont fait ça ? Qu'est-ce qui leur est arrivé ? — Vous aussi, vous l'avez fait, essayez de vous souvenir. Ils disent avoir vu quelque chose. — Vu ?, s'étonne Daubrin, sincère. Quoi donc ? Une hallucination ? Moi, j'ai entendu. Avec beaucoup de délicatesse et de lentes précautions, les psys lui font dire ce qu'il a entendu : l'Appel de la Terre. Vingt heures plus tard, Daubrin est rendu à Brune. Elle se jette dans ses bras et l'entraîne aussitôt. *** Marfise, perplexe, confère longuement avec Brandimart et Damienne. Elle n'a plus beaucoup de temps. Les explosions d'ambition, c'est réglé, elle sait comment les traiter. Le problème à analyser, elle l'appelle désormais "le syndrome Daubrin" : que cache la révolution mentale des Planétaires ? Ont-ils vraiment banalisé la Terre ? ou seulement refoulé le mythe ? Et combien sont-ils dans ce cas ? Avec quel impact ? Daubrin restera sur la Lune, où on poursuivra son observation. Brune sollicite la permission de lui tenir compagnie. Marfise accepte car une surveillance rapprochée sera utile si, toutefois, Brune coopère. Marfise sonde sa loyauté en lui expliquant sommairement le problème. Brune, pensive, passe en revue des souvenirs. — Deux Daubrin ?... je ne crois pas... j'imagine plutôt une drupe. Même si l'amande au cœur du noyau contient un poison mystique, cela n'empêche pas la pulpe d'être comestible, moelleuse et délicieuse... (elle sourit à de douces réminiscences)... Je mange le fruit, pas le noyau. Elle réfléchit : — Si Daubrin reste, moi aussi. Mais, je vous en prie, faites le partir, soustrayez-le à la toxique proximité de la Terre. Une fois le noyau pourri, il gâtera le fruit. Tout à coup soupçonneuse, Brune interpelle Marfise avec véhémence : — N'est-ce pas cela que vous voulez savoir ? Vous faites une expérience ? Vous mettez en danger Daubrin... et peut-être aussi la Lune ? A-t-elle raison ? s'interroge Marfise. Si l'âme mystique des Planétaires est enkystée, il faudrait surtout ne pas y toucher. Mon enquête risque de provoquer ce que je cherche à éviter, voilà une perplexité supplémentaire. Marfise secoue la tête, elle ira de l'avant. Elle dissimule son inquiétude et rétorque sèchement à Brune : — Vous appartenez à la Ligue, votre contrat n'a pas expiré. Daubrin demeure ici. Vous, vous n'avez pour cela aucune raison valable. La faveur que je vous accorde n'annule pas votre contrat. La Ligue vous charge d'une mission : restez avec Daubrin, partagez sa vie et ses pensées, et faites un rapport quotidien à Brandimart. Manquez-y une seule fois sans raison, et vous repartirez sur Tibet par la première fusée. Seule. Compris ? Brune se redresse, comme au garde-à-vous, acquiesce avec amertume et s'en va rejoindre Daubrin. Marfise quitte la Lune, laissant à Brandimart cette énigme : J'espère revenir bientôt, je crains de devoir le faire. *** Brandimart apprend que Daubrin ne cesse de s'inscrire au télescope géant. Le braquant sur la Terre, il la parcourt inlassablement. Les rapports de Brune deviennent alarmants : Daubrin, en proie à une idée fixe, ne s'occupe plus d'elle, ni d'aucune autre. Il ne semble pas conscient de sa présence. Dès qu'un créneau se libère dans les réservations du télescope, il y court et, quand il revient, il médite, insensible à tout ce qui l'entoure. Brune, fâchée et déprimée, l'a quitté quatre jours pour se distraire. Il n'a remarqué ni son absence ni son retour. Pourtant, quand il se présente devant Brandimart dont il a sollicité un rendez-vous, il paraît tout à fait normal. Brandimart prend les devants : — Brune s'inquiète de vous. Daubrin ouvre ses grands yeux ronds : — Ô Brune ! je l'ai complètement oubliée. Je... réfléchissais. Me pardonnera-t-elle ? Et, tout à trac, il demande quelle procédure suivre pour obtenir les résultats de l'analyse de la Terre, tous : température, composition de l'air, nature des sols, degré d'irradiation, etc. Brandimart consulte les bases de données : rien. Personne n'a jamais été curieux de l'état de la Terre. Lui-même, en explorant 1150, ne l'a prise que pour un décor. L'autisme collectif des Lunaires n'explique pas tout. S'ils s'intéressaient à l'extérieur, ce serait aux lointaines planètes plutôt qu'à la proche Terre : pour tout Lunaire, cette page est tournée définitivement, la Terre a échoué, disparu, elle est hors-sujet. Quand la Ligue a submergé l'univers de ses vidéos terriennes, les Lunaires les ont regardées sans émotion, sans réflexion. Comme une fiction réussie. La Lune est la négation de la Terre. Et réciproquement. Comment avoir l'idée d'envoyer une quelconque sonde mesurer les paramètres du néant ? Comment s'apercevoir qu'on n'a pas eu cette idée ? — J'en parlerai aux Ingénieurs, répond Brandimart. Pourquoi voulez-vous ces données ? Daubrin le regarde, étonné de sa question. Ses yeux ronds s'agrandissent encore : — Pour y aller, bien sûr. Brandimart s'étrangle : — Vous ? Y aller ? Sur Terre ? Tout est mort. Pourquoi faire ? — Je l'ignore, Elle me le dira. Il s'obstine : — Si les données le permettent, sera-ce possible ? — Seuls les Ingénieurs le diront. Je prends contact avec eux. Brandimart n'ajoute pas "et n'oubliez pas Brune", l'affaire ne le concerne pas. Mais Brune arrive aussitôt, pressée d'apprendre ce que voulait Daubrin. Je n'y couperai pas, se dit Brandimart, qui se résigne à lui faire la leçon : — Aucune Lunaire ne se laisserait traiter comme vous. Ou bien, elle culbute l'homme et lui fait oublier son obsession. Ou bien, elle le laisse et va voir ailleurs. Vous savez ce qu'elles disent, un homme n'est qu'un des hommes. Brune soupire, gracieuse dans son émoi désolé : — Seulement, je ne suis pas lunaire... Daubrin encore moins. Il a une différence... je ne sais laquelle... Dès la première fois, je l'ai senti... toutes les autres filles l'ont senti aussi, elles ont couru à lui... Il n'est ni beau ni expert, loin de là... nous le devinons toutes avant même de l'éprouver... néanmoins, nous le voulons, nous le prenons, et il nous fait quelque chose de plus que les autres. Ses yeux deviennent lointains comme si ce "quelque chose" l'effleurait. Elle respire plus vite, se tortille, ses yeux brillent et ses oreilles rosissent. — Pensez-vous qu'il en soit conscient ?, demande Brandimart. Elle revient à elle et sourit, espiègle : — Absolument pas. Daubrin est totalement innocent. Il ne sait pas ce qu'il nous fait. S'il n'avait pas de filles, il les oublierait instantanément. Pourtant, il n'est pas indifférent. Tout au contraire. Il nous aime, il nous cède, il aime nous aimer. Nous sommes une multitude à l'avoir eu, à l'avoir consommé de toutes les façons possibles (et quelques autres, rougit-elle), à nous en être goinfrées, et néanmoins il est aussi vierge qu'en sortant de son Temple. Brandimart, interloqué, rit en lui-même, "voilà le mystère de l'immaculée copulation !" Il insiste : — Vierge en sortant du Temple ? Il serait le seul... vous savez tout ce qu'on a raconté... — Vous n'imaginez pas à quel point il l'était ! J'ai tout su par sa première, celle qui l'a rencontré et initié... Il... Elle n'avait jamais vu ça... Elle fondait en s'en souvenant... Quel bonheur elle a eu... elle seule... un bonheur unique !... Je l'envie sans jalousie... moi, j'ai celui de rester avec lui tandis que les autres passent... Brandimart essaie d'en savoir davantage. Brune, frémissante, agitée, ne peut pas ou ne veut pas expliciter. — N'importe, lui dit Brandimart avec bienveillance, sautez-lui dessus au plus vite. Ne vous laissez pas oublier. Et la détaillant avec gourmandise : — Vous avez tout ce qu'il faut pour ça. Dîneriez-vous avec moi ? Brune lui rend son regard, le détaillant à son tour avec franchise : — En d'autres circonstances, ce serait volontiers. Là, je vais suivre votre conseil et lui sauter dessus au plus vite. Elle part avec un mutin balancement des hanches. *** Brandimart pose la question des données à l'Ingé. Celui-ci s'étonne de sa propre surprise. C'est vrai. Jamais, personne n'a ausculté la Terre. Plus que morte, absente. Elle a disparu de notre horizon, de nos projets, de nos pensées. Juste le souvenir d'un cauchemar. Pourtant, rien de plus simple : on enverrait une sonde qui la quadrillerait, relevant les paramètres. Ça ne coûterait pas cher, on porterait l'opération sur le budget courant. Mais pourquoi ferait-on ça ? Que cherchez-vous ?, demande l'Ingé à Brandimart. — Moi, rien, quoique, maintenant, ma curiosité s'éveille. Vous ne devinerez pas : quelqu'un souhaite se promener là-bas si les paramètres l'autorisent. L'Ingé s'esclaffe, incrédule. Brandimart confirme. L'Ingé en appelle d'autres. Leur conciliabule est bref. — On peut lancer l'opération tout de suite. Si la planète n'est pas totalement empoisonnée, si votre gars ne plaisante pas, il va rencontrer des difficultés de procédure. Aucune machine ne validera ce genre de ballade. Elle ne répondra même pas négativement, elle dira : question inexistante. Je ne sais pas comment vous vous débrouillerez pour leur forcer la main... Trois jours après, la sonde rapporte les premiers résultats : dans les cuvettes, la température reste encore supérieure à cent degrés et la densité de gaz carbonique très élevée, mais — surprise !— au sommet des plus hautes montagnes, celles que jadis couvraient des glaces éternelles, il ne fait que vingt degrés, avec un air respirable, quoique un peu vicié. La radioactivité est mortelle dans de nombreux endroits, pas partout. On va multiplier les observations pour localiser et cartographier les zones non toxiques, identifier les meilleurs emplacements et calculer la durée maximale d'une éventuelle visite. Par vidéo, Brandimart avise Marfise, stupéfaite d'avoir partagé l'indifférence générale. Pourtant, à la différence des Lunaires, la Terre lui importe au point d'avoir tenté de la sauver en sacrifiant l'Univers. Mais, c'était la Terre d'avant la Catastrophe, pas ce cadavre. Sans Daubrin, nous n'aurions pas cherché si certaines zones sont accessibles. Tout se précipite. J'ai apporté ce garçon sur la Lune, à cause d'une singularité que je sentais en lui, je n'imaginais pas son potentiel disruptif. Littéralement, il ouvre un circuit. Marfise donne son accord, sous réserve des questions de procédure. L'Université pourrait-elle décider et budgéter un programme d'observation qui inclurait Daubrin ? cela satisferait à tout. Seulement, le Conseil refusera, sans débat ou après des discussions sans fin. Pour tous, la Terre est un cimetière, pas un objet d'étude. Chacun a d'autres préoccupations et des propositions valables pour dépenser les fonds. Une fois l'Université saisie, nous perdrons la main. Non, il vaut mieux manœuvrer en douce. La Faculté d'Anthropologie, n'a qu'à décider une "petite opération" de repérage cartographique qu'elle financera sur ses crédits de fonctionnement. Elle informera le système des machines que l'un des engins, semi-automatique, emporte un observateur et l'affaire sera réglée. Je me demande ce que cela donnera... Damienne, dévorée de curiosité, accepte. Encore piquée de la sentence de Marfise (le meilleur Lunaire est encore un Lunaire), elle ne résiste pas à lui renvoyer la balle : je ne suis donc pas la meilleure Lunaire puisque je n'agis pas en lunaire ! J'approuve une affaire invraisemblable et, en plus, je commets une illégalité ! Que d'incongruités pour une Lunaire ! 5. Un petit pas pour l'hommeExcellence, en route pour la Lune, apprend par hasard sa destination. Il se réjouit pour la première fois depuis sa capture. L'apprentissage de la vie souterraine ne le destinait donc pas à être esclave dans les mines. La Lune, mère des Technologies, lui offrira peut-être des opportunités. Dès lors, il se rapproche de ses compagnons : les uns sont étudiants, les autres viennent se perfectionner, les derniers travailler. Leurs idées sur la Lune restent vagues, aucun n'y a séjourné auparavant. Tout en redoutant l'inévitable confinement, ils savent qu'ils s'adapteront puisqu'ils ont réussi les tests. Tout ira bien pour eux, ils connaissent la bienveillance de la Lune. Excellence se demande qui l'attend à l'arrivée : la police ? la brute qui a détruit ses plans ? un employeur à qui il a été engagé à son insu ? Il oscille entre pessimisme et optimisme, vision de prisons secrètes et d'armes fabuleuses. Plus on approche, plus son espoir grandit : dans cette société qui ignore la violence, quelqu'un aura besoin d'un méchant. Par là, je ferai mon chemin. La fusée se pose. Ils sortent. Des machines les examinent, les analysent et les désinfectent. Un sas s'ouvre. La machine s'enquiert de son nom pour l'enregistrer. Avec une assurance retrouvée, il répond fièrement Son excellente Excellence. La machine note Sonexel. Ce sera son appellation sur la Lune. Le dernier sas. Après, que va-t-il se produire ? Rien. La machine le dirige vers un logement dans le secteur J. C'est tout. Personne ne s'occupe de lui. Serait-il libre ? Peut-on l'être, ici, à trois cents mètres au-dessous ? Sonexel sort dans la "rue", se promène, va et vient, essayant de voir si quelqu'un le surveille. Il abandonne vite : les caméras sont partout et la machine suivra sa trace. Il rentre et demande à la machine ce qu'on attend de lui. La machine répond : ou bien il sait quoi faire, ou bien il consulte la liste des divertissements. — Suis-je libre ? questionne Sonexel. — Evidemment ! Pour autant que vous respectiez les règles de sécurité et les normes de comportement, vous faites tout ce que vous voulez. Sonexel risque : — Par exemple, rentrer chez moi ? La machine le fait patienter un bref instant pour consulter la base de données : — Non, ça, vous ne pouvez pas. Vous avez signé pour six ans. Et elle récite les pénalités prévues en cas de rupture de contrat. La première suffit : aucune place dans aucune fusée. Il dispose d'un mois pour trouver une occupation utile. Sonexel emploie la plus grande partie de ce délai à parcourir les secteurs pour se familiariser avec son nouvel environnement. Il espère rencontrer quelqu'un qui cherche un méchant. Il croise quelques filles, fait des parties de billard, se récrée aux attractions. Nul ne se soucie de lui. La Lune l'enferme avec bienveillance, prison extrême. Il a tenté des gestes inappropriés, on l'a remis en ligne. Il a récidivé : une psy, aussi jolie qu'inexorable, s'est inquiétée de son mental. On l'a examiné cliniquement, sans allusion ou question à propos de sa vie avant la Lune. Les psys lui ont longuement fait la leçon, avec un tel détail, une telle redondance, une obstination si irréductible, qu'il ne veut surtout pas d'une nouvelle séance de ce genre : les exigences de la survie, etc etc etc. Désormais, il fait attention à ne pas dévier. La machine a tous ces éléments dans sa mémoire quand Sonexel l'interroge sur les emplois disponibles. Sans s'inquiéter de ses capacités ni de ses envies, elle l'envoie passer une série de tests, puis une autre. Résultat : une place dans les mines, au niveau -800. Devant son effarement, la machine le rassure : ce travail est aussi inoffensif, facile et propre, que n'importe quel autre. Les outils semi-autonomes ne lui demanderont pas d'efforts sensibles. Il sera formé. Le lendemain, Sonexel rejoint son poste. Quand Waldemar demandera à Marfise des nouvelles du "truand", les machines leur apprendront que Sonexel fait son travail, sagement et assez efficacement. Il ne pose pas de problème. Comment quelqu'un le pourrait-il ? Néanmoins, on l'a marqué, il est surveillé. *** De son côté, Damienne a lancé un programme de cartographie des résidus de la Terre et, l'air de rien, en a avisé en passant son conseil de Faculté. Les ingénieurs procèdent à une observation systématique. La Terre est moins inhabitable qu'on ne le pensait, cela dépend des endroits. Certaines zones attendront des millénaires pour devenir inoffensives, ailleurs les trois siècles passés ont bien travaillé : la plupart des montagnes au-dessus de deux mille mètres bénéficient déjà d'une température et d'une oxygénation correctes. La vie humaine y serait possible, quoique désagréable, sans faune ni flore, sans eau, sans paysage ni nuage. Ça reste un désert calciné. Damienne informe Daubrin dont la figure de chouette s'arrondit encore : — Je veux y aller, affirme-t-il avec une fermeté qui rendrait Damienne incapable de refuser si elle le voulait, si elle n'était pas curieuse du résultat et excitée par l'inouïe expérience. Pour la première fois, les ingénieurs accordent un séjour d'une heure. Il faudra qu'il se soumette ensuite à des examens approfondis et minutieux pendant plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines s'il faut mettre en culture les germes de vie qui se seraient attachés à lui, bacilles, virus, et, avec de la chance, moisissures ou lichens. Peu de temps après, Brune, angoissée, vient trouver Damienne. Elle a peur pour Daubrin, elle craint de le perdre. Déjà, la contemplation de la Terre l'a changé, en quoi un séjour le métamorphosera-t-il ? en zombie ? — Tse tse tse, mon petit, dit Damienne la tapotant de son fume-cigarette, vos nerfs ou vos sens vous égarent. Pas la peine d'avoir peur. Nous le déposerons au sommet de l'Everest. Température 18°, air respirable. Il ne restera qu'une heure. Tout ce qu'il y a à craindre, c'est qu'il s'ennuie et revienne déçu. — Si déçu, il en mourra. Et s'il ne revient pas ? — Sans eau et sans nourriture ? Ce serait un suicide raté car, au dernier moment, nous le retrouverions et le sauverions. — Et s'il se cache ? — Pourquoi se cacherait-il ? Ne t'inquiète pas, petite. Il sera marqué. Pas de cachette pour lui. On te le rapportera. *** Un engin automatique dépose Daubrin sur le plat du sommet de l'Everest. Il n'y a pas de vent, il ne risque rien. Entouré de précipices et dépourvu d'équipement, il ne peut pas aller loin. L'engin reviendra dans une heure. Daubrin s'agenouille et se laisse imprégner par la Terre dont il croit sentir monter en lui les effluves magnétiques. On lui a donné des petites boites pour le cas où, contre toute attente, il rencontrerait quelque forme de vie minuscule. En scrutant le sol, il voit des mousses, des lichens, des traces noirâtres... Un mouvement presqu'imperceptible. Il se penche. Oui, ce sont des fourmis naines ! il en met dans une boite. L'air ne sent pas bon. Les montagnes dénudées au-dessous ne sont pas belles. Ça ne fait rien, il entend l'Appel. Damienne, grâce à la caméra de la navette, l'observe. Il fait un pas. Elle se dit, émue : un homme a marché sur la Terre ! Est-ce le début de la Résurrection ? un grand pas pour l'humanité ? Daubrin retrouve sans effort la prosternation rituelle apprise au Temple et, soudain, les paroles oubliées des Litanies de la Terre lui reviennent à l'esprit. Il prie toujours quand l'engin atterrit. Sagement, il empoigne ses boites et s'installe. Sur la Lune, à la différence des arrivants habituels, on ne le désinfecte pas. On va examiner à fond les échantillons qu'il a collectés. Ses habits et sa peau ont accueilli toutes sortes de choses invisibles qu'on prélève soigneusement pour les mettre en culture. Un labo absolument étanche a été aménagé entre le premier et le deuxième sas. Les examens durent longtemps. Daubrin n'a été affecté en rien par son bref séjour. Rien de toxique dans ce qu'il a rapporté. A ce moment seulement, on l'aseptise et il franchit le deuxième sas. Damienne l'attend. Il la salue gravement et semble vouloir dire quelque chose. Brune l'entraîne vivement, se serrant contre lui. Damienne n'insiste pas. Le temps ne manque pas. La cartographie de la Terre se poursuit, distinguant zones ouvertes, restreintes, fermées, interdites. Les premières sont, en gros, au-dessus de trois mille mètres. Comme l'a prouvé le retour de Daubrin, un homme peut se passer de scaphandre et de précautions particulières. Combien de temps ? Il faudrait envoyer une mission d'experts qui resterait d'abord un jour et reviendrait se faire monitorer. Puis, si les résultats sont positifs, deux jours, trois, une semaine... Et pourquoi pas, à la fin, une base permanente ? Damienne hésite. Elle ne peut pas lancer et financer un tel programme de sa propre initiative. Il faudrait le faire approuver et budgéter par la Faculté, puis par l'Université, l'inscrire dans le Plan de Recherches. Expertises, rapports, évaluations, débats... Inutile d'y songer. Outre le temps que ça prendrait, ça ne marchera pas, ils repousseront un "gaspillage stérile" : la Terre n'existe plus pour personne. Ils recevront la proposition, avec attendrissement, amusement ou irritation, comme une fantaisie de la vieille folle. A tout hasard, Damienne va quand même lancer une sonde. Au lieu de négliger, comme d'habitude, le Conseil d'Université, elle ira au prochain. Ce jour là, Damienne se vêt de vert pomme. Quand son tour arrive, elle annonce, d'un ton volontairement distrait, que la Faculté d'Anthropologie, mesurant "routinièrement" la toxicité de la Terre, a noté que dans de vastes portions de la planète, la température et l'oxygénation semblent redevenir normales. L'information n'entraine aucune réaction. Damienne poursuit et, se dissimulant derrière "des suggestions de chercheurs", elle pose au Conseil une question hypothétique : si ces résultats se confirment, serait-il envisageable d'inscrire au budget quelques expéditions exploratoires ? L'Intendant grommelle : — Vous pensez à des robots ? — Oui, des robots... et des hommes. La discussion s'engage à peine. L'idée reste sans impact. La Terre n'intéresse personne. C'est une affaire de la Faculté d'Anthropologie, chacun sa spécialité. Damienne, irritée, a envie de secouer cette indifférence en réclamant un débat sur une recolonisation éventuelle de la Terre. Ferait-elle scandale ou serait-ce un pétard mouillé ? Elle se donne mentalement un coup de pied dans la cheville et se force à ne pas insister. Elle se compromettrait idiotement. Inutile d'attirer l'attention. En contre-feu, elle participe avec animation aux oiseuses discussions suivantes, tapotant avec agitation son terrible fume-cigarette. L'Ingé qui participe au Conseil la contemple attentivement, cachant son amusement. Quelque temps plus tard, Daubrin vient trouver Damienne. Maintenant que la Terre a prouvé son innocuité, il veut la rejoindre. Définitivement. — Pour quoi faire ? — Être au contact. À l'écoute. Prier. Sur les cartes dressées par l'Ingé, il a remarqué une vaste zone de hautes plaines dans le Pamir. Ce serait là. Damienne, d'avance conquise, lui rappelle néanmoins les préalables. Pour nous, tester en profondeur cette zone et multiplier les observations. Pour lui, séjours de plus en plus longs et vérification à chaque retour. Ensuite, puisqu'il n'y a rien là-bas, nécessité de l'approvisionner périodiquement. Et prévoir une procédure d'urgence. En contrepartie, Daubrin s'engage à effectuer une série d'expériences dont on lui donnera le protocole. Damienne s'étonne de le trouver aussi raisonnable quand il entreprend un projet aussi fou. — Et Brune ? — J'aimerais qu'elle m'accompagne. Lorsqu'il lui en parle, Brune se met à sangloter. Elle veut rester avec lui, elle refuse d'aller sur la Terre. L'idée seule la rend malade, l'horrifie. Elle le supplie de renoncer. Elle devine que ce sera sa mort, et pire encore. Il ne faut pas. Elle lui donne des coups de poing en criant et pleurant. Elle le griffe. Il la calme, il l'étreint. Elle se laisse faire, absente. Il n'essaie pas de la convaincre avec des mots. Il tente de projeter son esprit. Il échoue. La pensée de la Terre, de lui sur la Terre, est un tel cauchemar que Brune reste imperméable. En vain demande-t-elle secours à Damienne. Enthousiasmée à l'idée que quelqu'un vive sur Terre, elle la traite en petite fille capricieuse : calmez-vous, etc. etc. Brandimart, quoique plus circonspect, refuse d'annuler l'expérience. Ne comprenant pas des craintes que Brune est incapable de préciser, il pense que sa séparation de Daubrin l'affecte. Pourtant, c'est lui qui sera seul là-bas ; elle, elle aura tous les garçons de la Lune ! Pas besoin d'être psy pour diagnostiquer chez elle cette vieille perversion sexuelle terrienne, l'attachement... Compatissant néanmoins, il suggère un essai : quand Daubrin sera installé, qu'elle passe quelques heures avec lui ; peut-être s'apercevra-t-elle que ce n'est pas si terrible et décidera-t-elle de rester avec son idole. Brune le fera plus tard. Affamée, affolée par le manque, elle arrachera ses habits en sautant de la navette et se jettera goulument sur un Daubrin complaisant et coopératif. Mais quoi ? gémira-t-elle, mais quoi ? pleurera-t-elle, ce n'est plus pareil. Il a perdu ce don, ce charme secret, il n'est plus qu'un garçon, et un des plus médiocres. Daubrin tentera de la réconforter en lui parlant de la Sainte Terre. "Prosternons-nous ensemble". L'air sent mauvais, le paysage est sinistre. Brune, frissonnant de froid et de déception, ramassera ses habits, les remettra, tournera le dos à Daubrin et attendra la navette en piétinant nerveusement l'herbe précieuse. Daubrin priera. Elle le quittera sans un mot. Revenue sur la Lune, elle prendra place dans la première fusée. *** En attendant ce triste jour, les préparatifs vont leur train. Dans la zone où Daubrin vivra, on réimporte les minuscules formes de vie qu'il a trouvées la première fois et qui ont été soumises à un processus de croissance accélérée. Revenues dans leur environnement, elles développent rapidement une ombre de verdure sur le sol. Des traces d'humidité ont été décelées et, loin sous la surface, la sonde a localisé une poche d'eau. On a aménagé un dispositif de pompage. Daubrin sera pourvu de plants et de graines de toutes sortes de végétaux terriens, reconstitués à partir de leur programme génétique. Robinson expérimental, il aura à les faire pousser pour s'en nourrir plus tard. Une fois par mois, une navette automatique lui portera des provisions et récupérera ses rapports. Tout se présente bien sauf un détail : comment dissimuler le départ de Daubrin aux machines ? Il a été enregistré à son arrivée et les machines suivent sa trace en permanence. Jusqu'alors, ses brèves disparitions ont été incluses dans des missions de routine. Si les machines ne savent plus où il est, elles déclencheront automatiquement l'alerte un homme à la mer. En effet, une disparition peut signaler une menace pour la sécurité de tous. La vie sur la Lune est tellement précaire que les machines sont programmées pour dramatiser le plus petit indice de danger. On cherchera Daubrin, les machines pisteront ses empreintes numériques, trouveront qu'il est parti dans une navette de l'Anthropologie, que la navette est revenue sans lui. Damienne et ses ingénieurs devront rendre compte. L'opération sera annulée... Beaucoup d'ennuis en perspective. Quelque subtilité est nécessaire. L'ingénieuse Marfise aura-t-elle une idée ? Également émoustillée par ce premier pas vers la reconquête de la Terre, Marfise suggère de désenregistrer Daubrin. Il quitterait officiellement la Lune en prenant passage sur une fusée qui, après le décollage et avant d'enclencher l'ultra-vitesse, le transborderait dans une navette. Mais, dans ce cas, si, un jour, il veut revenir sur la Lune ou s'il faut le rapatrier, les machines auront quelqu'un en trop et, cherchant dans leur mémoire, le reconnaitront, ne boucleront pas, enquêteront, découvriront qu'il est revenu illégalement dans une navette de l'Anthropologie. Damienne et ses ingénieurs devront rendre compte... Encore la perspective d'ennuis considérables. Il faut tricher, conclut l'Ingé. On fabriquera un ersatz qui, ayant les mêmes paramètres que Daubrin, trompera les machines. Ainsi, elle ne s'inquiéteront pas de son absence. 6. Les purifiésMarfise, revenue de la Lune, rend compte au Conseil de la Ligue et conclut : ce type d'incident se reproduira. Nous, la seule interface, couvrons tout l'univers humain, les Planètes et la Lune. Cette exclusivité nous confère une supériorité stratégique que nous devons exploiter et améliorer. Nous sommes informés de ce qui arrive, ça ne suffit pas, il faut anticiper. Dans ce but, choisir des agents qui se spécialiseront dans la surveillance des Planètes, et s'intéresseront à leur vie quotidienne et aux tendances souterraines. En complément, nous avons besoin en permanence d'une capacité d'intervention (elle pense à Waldemar). "Non conforme aux règles", objectent quelques grincheux, protestant contre ce dévoiement. Respectez la Charte : notre affaire, c'est le commerce, pas la police interplanétaire ; soustraire des agents à leur mission diminuera les bénéfices. Marfise répond qu'on compensera par des recrutements et que maximiser le taux de profit courant suppose de le stabiliser à long terme. Le Conseil approuve son plan et lui donne quitus de ses trois mois de pleins pouvoirs. *** Marfise va complimenter Waldemar de sa réussite expéditive. Il ouvre les bras : viens, mon impératrice ! Malgré le refus qu'elle lui opposa jadis, il continue à l'appeler ainsi, avec la nostalgie, non de l'empire mais de la femme. — Je me suis bien amusé, dit-il. J'ai fait le méchant en étant du côté des gentils. Lire l'Histoire fait réfléchir, y participer récrée. Marfise lui donne des nouvelles de l'apprenti dictateur. Il rit en apprenant que la machine l'a dénommé Sonexel. Sans le savoir, elle fait mouche, cela seul suffit à le neutraliser. Par contre, Waldemar n'aime pas l'aventure de Daubrin. Que cherche-t-il dans le désert terrien ? Waldemar souligne l'improbabilité de sa trajectoire : voilà un garçon dont le Temple se vide, il part tout nu dans la forêt, les bêtes l'épargnent, il est accueilli dans une ferme, loin de tout. On penserait qu'il y finira sa vie. Non, vous rappelez vos agents et cette fille le prend avec elle. Qu'est-ce qui l'a poussée ? Et voilà que toi, tu les emmènes tous deux sur la Lune où ils n'avaient aucune chance d'aller jamais. Sur la Lune, à côté de la Terre. Et voilà que vous redécouvrez la vieille planète ; et que vous l'envoyez dessus ! On dirait que l'appel de la Terre qu'entendait ce garçon a subjugué tout le monde, toi incluse. Pourquoi les as-tu pris avec toi et conduits sur la Lune ? Marfise se rappelle sa culpabilité à l'égard des milliers de novices à la dérive et, surtout, son intuition soudaine (quoique tardive) d'avoir bouleversé les consciences des Planétaires sans même s'en rendre compte ni envisager les conséquences. — Daubrin m'a paru un cas-témoin. Je n'avais pas le temps de l'étudier avant de partir. Donc je l'ai emmené, avec la fille qui se collait à lui. — Suspect !, commente Waldemar. Bizarre ce trajet de la Terre mystique à la Terre réelle. Sans ce garçon, personne n'aurait su que la Terre commençait à guérir... L'ancien langage des Temples dirait que la Déesse l'a élu et vous a imposé de le servir. Marfise grogne et, pensant à voix haute : — A supposer que, sur la Terre, les plantations poussent et la végétation se développe, que feraient les Planétaires si on les invitait à la coloniser ? Waldemar lève les bras au ciel et crie : — Arrête ! N'y pense pas ! Ne m'oblige pas à t'attacher au pied de mon lit, ça me plairait beaucoup trop ! Pitié ! Pitié pour nous ! Pas d'ingérence ! Plus d'expérience ! Pas de caprices ! Laisse vivre les Planètes ! Laisse-les tranquilles ! Marfise, prudente, ravale son interrogation et rebondit sur le dernier mot : — Justement, les Excellences à venir menacent la tranquillité, il faut être capables de les contrôler. — Oui, répond Waldemar, j'y pense : une espèce de police secrète qui les surveillerait et, au besoin, interviendrait préventivement... Je m'en occuperais volontiers si je n'étais pas paralysé : sans la Ligue, pas moyen de mettre en place une telle organisation. Marfise enregistre et, malicieusement, ne saisit pas la balle. Elle élude, s'amusant à jouer avec le tigre. Comme elle sait qu'il se mettra en action dès le premier mot, elle préfère attendre. Elle a envie d'une période de repos. — Allons à la chasse, suggère-t-elle. Waldemar la regarde, les yeux mi-clos. Il sourit : — Oui, mais d'abord je vais à la chasse. Il se jette sur elle. Marfise s'amollit sous le choc des muscles. Ils se mêlent. Longtemps après, Marfise murmure, d'une petite voix rêveuse : j'aime bien être ton impératrice. Attendons demain pour sortir. Ils partent quatre jours plus tard, un peu évaporés. La forêt les remet vite d'aplomb. Leur marche rencontre maints obstacles et les bêtes sauvages, oubliant qu'elles sont le gibier, les attaquent férocement. Les chasseurs regrettent d'avoir refusé de se munir d'armes lourdes : les bêtes, trop grosses pour le couteau, sont trop rapides pour les viser avec l'arc. Poursuivis, ils courent et grimpent à un arbre gigantesque qui s'élève très haut. Ayant pris un peu d'avance, ils se retournent et se débarrassent de l'ours à corne qui grimpe lourdement derrière eux. Les autres bêtes, après s'être disputé sa dépouille, attendent en bas leur descente. — Patientons, elles se lasseront, dit Waldemar, haletant et joyeux de l'aventure. Cette branche est assez large pour nous. Appuyés l'un sur l'autre, ils se reposent de leur course désordonnée quand résonne le tintement d'une cloche et un chant. Cela vient d'en haut. Montant, ils découvrent une plate-forme où sont construites quelques petites cabanes. Ici, s'abritent des rescapés d'un Temple, des moines qui, dans l'effondrement général, ont gardé leur foi dans la déesse Terre. L'arbre les protège et les nourrit. Waldemar et Marfise restent cachés jusqu'à ce que le culte prenne fin. Ils se montrent alors. Les frères, surpris, les accueillent. Comme Waldemar les effraie, Marfise, essayant de paraître inoffensive, affecte de s'étonner de leur présence. Ils expliquent volontiers qu'ils vivent un exil dans l'exil. L'Humanité, chassée de la Terre, attendait son retour en priant. Sans doute ne priait-elle pas assez. La Terre, en punition, a envoyé des démons corrompre les âmes des fidèles et disperser les Temples. Eux, sont les élus, purifiés par cette pénitence. Ils prient jour et nuit et jeûnent. Quand le moment viendra, ils descendront parmi les peuples qui reconnaîtront leurs bergers. Le ciel s'ouvrira et un passage se fera, par lequel, en un clin d'œil, ils rejoindront la Terre. Alors l'âge d'or reviendra. Waldemar et Marfise s'inclinent poliment, sont bénis pieusement. On leur donne une amulette, ils prennent congé. En bas, la plupart des bêtes se sont dispersées. Les flèches explosives détruisent facilement le reste. — Mon impératrice, dit Waldemar, notre chasse a raté. — Pas sûr, répond Marfise. Aurions-nous deviné qu'il restait quelque chose des Temples ? Dans leur splendeur, quand ils recevaient d'immenses libéralités, quand les Prieurs se prenaient pour des princes, ils me répugnaient. Ces moines, misérables et purifiés, m'intriguent. Combien en reste-t-il dans les arbres ou les cavernes ? S'ils les quittent parce qu'ils auront cru voir un signe, ils convertiront des masses d'anciens fidèles. Que feront tous ces fanatiques ? Qu'en ferons-nous ? — Tu t'emballes encore !, goguenarde Waldemar. Purs ou pas, ils n'ont pas de recrutement, ils mourront dans leurs cachettes, de faim, de maladie ou de vieillesse. Ce culte n'a plus d'avenir. (Il se trompe). Il pianote sur une commande. Un véhicule vient les chercher et les reconduit au "château". *** Sur la Lune, Daubrin est exfiltré sans que les machines le remarquent. Son double le remplace : une espèce de petit chariot qui émet les mêmes données que lui. Les senseurs des machines perçoivent les paramètres d'un Daubrin dont l'existence est parfaitement régulière. Le matin il rejoint la bibliothèque de Damienne où ses automatismes travaillent aux classements. Le soir, il regagne son logement que Brune a quitté, le trouvant trop mélancolique sans Daubrin dont le souvenir est partout. Pour se distraire et tenter de combler son manque, elle épuise les garçons. Ils abondent autour d'elle et, malgré son chagrin caché, la jugent délicieuse. Elle attend avec effroi et passion le moment de tester sa tolérance à la Terre en rejoignant Daubrin quelques heures, pressentant une déception, sans soupçonner son ampleur. Daubrin, lui, déballe son équipement. La tente lui suffira, la température étant douce et le vent inexistant. A côté, il assemble une cabane pour ranger le matériel. Il met en place le générateur solaire. Il installe les plants dans une serre pour qu'ils grandissent plus vite. Les ingénieurs ont créé un terreau spécial qui accélérera leur croissance. Daubrin prépare leur mise en terre. Il laboure légèrement, incorpore le produit miracle, arrose et recommence. Après quelques semaines de serre, les pousses sont assez grandes être repiquées. Le reste du temps, il contemple les sommets déchiquetés qui l'entourent, procède à de petites explorations, et prie beaucoup. A peine mange-t-il. A quoi peut-il bien penser ?, se demande Damienne, en l'observant au moyen d'un minuscule satellite stationnaire qui, à l'insu de Daubrin, le surveille. Il procède consciencieusement aux expériences, remplit les questionnaires, et ne fait pas d'imprudence. Brandimart, malgré ses réserves, reconnaît que tout se passe bien. On apprend beaucoup sur l'état de la vieille planète. Les données recueillies permettent aux ingénieurs de concevoir un protocole de "terraformation" de la Terre et de calculer le temps nécessaire pour rendre habitables les parties hautes. Toutefois, à cette échelle, les moyens à mettre en œuvre sont si massifs et si coûteux, et les implications sociales si vastes et incertaines, qu'un tel plan devrait être adopté par l'Université toute entière et se voir accorder la plus haute priorité. Autant dire qu'il n'a pas la moindre chance. Le sachant, l'Ingé suggère une expérimentation à petite échelle qui, sait-on jamais ?, pourrait un jour servir de "PoC" : transformer le plateau où vit Daubrin. Vraisemblablement, d'autres poches d'eau existent qui permettraient de pomper, d'arroser en continu et de faire revenir de la végétation. Ensuite, on lâcherait des animaux herbivores fabriqués par génie génétique. Quand ils auraient proliféré on leur adjoindrait quelques carnivores. Et ainsi de suite, sous la direction de Daubrin, héros de cette lente Genèse. Se laissera-t-il tenter ? Il faut lui parler. Damienne décide d'y aller en personne. Depuis le début, elle a envie de mettre, elle aussi, un pied sur la Terre, de la toucher, et, un instant, jouir d'un air naturel qu'elle n'a plus respiré depuis des dizaines d'années, quand elle était sur les Planètes. Lors de l'approvisionnement mensuel suivant, Daubrin s'étonne de voir la vielle dame sortir de la navette, habillée d'une combinaison rose fluo, son éternel instrument à la main. Mais quoi ? elle sort de sa poche un étui et, pour la première fois depuis cinquante ans, met une cigarette dans l'embout (les ingénieurs lui ont offert un ersatz), l'allume et inspire profondément. Elle ne remarque pas l'air réprobateur de Daubrin, fâché de cette souillure. Prise d'un léger vertige après une si longue abstinence, elle regarde autour d'elle : le paysage désolé déploie une austère grandeur. L'air ne sort pas de machines, il est authentique, il sent mauvais. Daubrin, atteint par la fumée, mécontent, éternue, tousse, pleure. Néanmoins, il fait visiter les plantations avec cérémonie. Tout pousse très bien et les fourmis se multiplient. Damienne, certaine que l'idée des ingénieurs le réjouira, voit, au contraire, son rond visage se fermer. — Les temps ne sont pas venus, dit-il fermement. Je fais les expériences définies parce que c'est le prix à payer. Je n'irai pas plus loin. La Terre doit rester comme elle est jusqu'à ce que... Il s'interrompt. Damienne le presse de questions. Il se décide à finir sa phrase : — ... jusqu'à ce que les Humains reviennent. Alors ils ensemenceront, arroseront, planteront et récolteront. Moi, je ne suis que le Précurseur, je ne dois rien altérer. Damienne croit comprendre le fiasco de la venue de Brune qu'elle a observée grâce au satellite : ce garçon a perdu toute humanité, il se prend pour un prophète, il couche avec la Déesse ; qu'avait-il à faire d'une femme ? Choquée, elle ironise : comment les humains viendraient-ils ? et pourquoi ? qui voudrait échanger sa vie heureuse contre ce désert stérile ? — J'ai écouté la Terre, dit-il avec une inquiétante sincérité. Les Temples étaient trop riches, les fidèles trop négligents, les prières pas assez intenses. La Terre, fâchée, a envoyé des démons séduire les tièdes fidèles et disperser les Temples. Restent les élus, purifiés par cette pénitence. Eux, ils croient, ils entendront l'appel. Eux, ils viendront, ils vivront. — Mais comment viendront-ils ? — La Terre y pourvoira. A travers vous, peut-être ? Ce n'est pas le hasard qui m'a conduit ici. La Terre m'a arraché à ma planète, Elle m'a attiré sur la Lune, Elle vous a inspirée, Elle vous a guidée. Les Litanies mentionnent un "passeur" qui portera les élus d'une rive à l'autre. Vous êtes ce passeur. Votre mission ne se termine pas avec moi, elle commence. Nous vous rendrons grâces éternellement et chanterons vos louanges. Il la salue profondément. Damienne, allumant nerveusement une nouvelle cigarette, se dit "mais il m'hypnotiserait, le bougre !" La navette bipe pour signaler son départ. Damienne se retire précipitamment, rassurant Daubrin : puisqu'il ne le souhaite pas, on ne fera rien de plus. Elle rejoint la Lune et s'empresse de détruire le fume-cigarette qui exhale à présent une odeur fâcheusement incongrue. Elle réfléchit. Daubrin avait-il gardé sa croyance ou l'a-t-il retrouvée ? Sa foi aveugle donne une stature grandiose à ce petit novice de rien du tout... Pas le Précurseur, un de ceux qui doivent se compter en dizaines de milliers sur les Planètes. Pas des Purs, des durs, des durs d'esprit comme jadis les vieux étaient durs d'oreille. Trop simples pour évoluer. Cela répond en partie à la question de Marfise : les Temples ont disparu, la vague a emporté la boue des arrivistes et des routiniers, elle a laissé les rochers, incrustés dans le mythe. Si Daubrin leur parlait, ils exploseraient de folie. Heureusement, rien ne peut les mettre en contact... rien... à condition que cette téméraire Marfise n'en ait pas l'idée, soit dans l'espoir de purger définitivement les Planètes, soit par curiosité, pour voir ce que ça donne... Aussi raisonnable que Damienne se croie, elle se complait un instant à imaginer la Terre refleurir, les colons débarquant par milliers pour la ranimer, plantant, pompant, et chantant leurs prières. Ils n'iraient pas loin sans une colossale assistance logistique, au moins le premier siècle. Qui la leur fournirait ? Pas la Lune pour laquelle la Terre n'existe pas. Pas la Ligue car il n'y a rien à gagner. Pas les Planètes qui ne savent pas faire. Aucune chance donc. Ils mourraient tous. Il faudrait procéder autrement : dans un premier temps, suivre le plan des ingénieurs et utiliser des moyens automatiques pour rendre les hauteurs habitables. Après, faire venir des colons, des colons raisonnables, pas des fanatiques. Qui financerait ? La réponse est la même, personne. Qu'est ce qui me prend ? se dit-elle, en chassant ces pensées fantaisistes. Puisque Daubrin veut "ne rien déranger", la petite expérience se passera de lui. Évitant toute interférence, l'Ingé choisit dans l'Himalaya un petit plateau, très loin de celui de Daubrin. Avec la technologie lunaire, peu d'efforts suffisent pour localiser des poches d'eau, forer, poser des générateurs solaires, installer des pompes et des dispositifs d'arrosage. Des machines labourent, oxygènent le terrain qui, ensuite, est enrichi, engraissé, ensemencé et humidifié. Quand l'herbe aura assez poussé, on lâchera une dizaine de reconstitutions d'un petit mammifère de la Terre, Oryctolagus cuniculus. Une complication advient. Quoique Damienne et l'Ingé aient usé de la plus grande économie, le contrôle budgétaire décèle des dépenses non rattachées aux programmes précédemment enregistrés et validés. Pour qu'elles cadrent, Damienne doit effectuer une "Rectification Partielle d'Objectifs". La procédure, banale, exige cependant l'aval du Conseil de Faculté. Certains membres profitent de l'occasion pour embarrasser Damienne, petite vengeance contre ce qu'ils appellent entre eux "la longue dictature de la doyenne". Il n'y a rien à objecter à un petit programme de cartographie de la Terre qui, de plus, apporte des résultats inattendus. Mais les documents comptables révèlent plus de vols de navette que nécessaire. Comment justifiez-vous cet excédent de dépenses ? Damienne s'énerve, l'Ingé la sort d'affaire : il ment sans vergogne et, alignant des chiffres et des coefficients invérifiables, il corrige leurs calculs sans les convaincre. Heureusement, la majorité du Conseil, conduite par Brandimart, tourne en dérision leur "mentalité d'épiciers" et soutient la doyenne, les uns par estime ou affection, les autres par peur ou habitude. L'avenant est voté. Damienne, toute rouge, a cassé trois fume-cigarettes à la suite. Elle est furieuse. Pour la réconforter, l'Ingé lui glisse que, à part la navette mensuelle de Daubrin, tout est fini. On ne laissera plus de traces dans la comptabilité. L'herbe, si elle doit pousser, le fera toute seule, sans dépense additionnelle. Damienne ignore le double-jeu de l'Ingé qui, avec quelques collègues, se livre à des expériences inoffensives (croient-ils), ici et là sur l'Himalaya. Venus des Planètes, ils ont parfois la nostalgie de l'extérieur et souhaitent s'offrir des "jardins". Puisque la Terre est entrouverte et que des oasis sont praticables, ils en ajoutent deux et les dissimulent derrière celle de Damienne. Il suffit de charger davantage les livraisons de fournitures. Comme le projet de la doyenne est également clandestin, ils ne risquent rien si elle découvre le leur ! Ils rêvent aux heures de soleil et d'air pur dont ils jouiront. Avec, si tout va bien, une petite cabane... Plus tard, dans les zones concernées, les semences prennent. Par plaques, le désert se couvre d'herbe et de fleurs. Quelques petits arbustes les dominent déjà. On introduit alors les petits animaux prévus. L'Oryctolagus cuniculus, notre lapin, a, comme on sait, la propriété de se reproduire vite. Sans prédateur, goinfrés d'herbe fraiche, les animaux prospèrent. Il faut protéger les plantations. Les lapins ont essayé d'essaimer mais les alentours n'offrent rien pour la survie. Pour réguler la population, le génie génétique reconstitue quelques faucons qui, se jetant sur les bestioles sans méfiance, en éclaircissent les rangs. Les ingénieurs calculent l'équilibre entre les faucons et les lapins : si les premiers tuent trop des seconds, ils manqueront de nourriture et leur nombre diminuera ; à ce moment les lapins pulluleront, ce qui permettra aux faucons de se multiplier. Mais les faucons sont des oiseaux ! Ils volent ! et, par hasard ou pour varier leur nourriture, ils s'écartent et cherchent vainement au loin des proies dans les rochers déserts. Dans le ciel vide et pur, ils se voient à grande distance. Un jour, Daubrin croit distinguer quelque chose. Il se frotte les yeux : miracle ! la Terre se repeuple ! Extatique, il se prosterne en actions de grâces. Ensuite, il s'interroge : doit-il mentionner l'évènement dans son rapport mensuel ? Qu'en pensera Damienne ? Qu'est-ce que cela la poussera à faire ? A ce Signe, croira-t-elle enfin ? Ce qu'elle voulait exécuter artificiellement, la Terre l'a engendré d'elle-même ! Daubrin ne dira rien. Au fond de lui-même, il préfère être le seul à connaître l'immense secret : lui, le Précurseur, il a réveillé la Terre. Sa foi L'a convaincue. 7. La Terre promiseLes ingénieurs impliqués savent tout des expériences en cours sur la Terre. Damienne ne connaît pas les leurs, seulement la sienne et celle de "l'île Daubrin". L'Université ignore tout, sauf la présence d'un programme cartographique mineur. Le débat budgétaire au sein de l'Anthropologie n'a pas remonté. Pour le reste du monde, rien n'existe. Néanmoins, dans certains secteurs des Planètes, une rumeur se répand : la Terre revit ! Plus tard, l'enquête découvrira que l'un des ingénieurs, Blackwell, est coupable. Issu des Planètes, comme la plupart des autres, l'atmosphère aseptique de la Lune lui avait fait oublier sa foi dans la Terre. Là où les autres ingénieurs ont vu une chance de se créer un jardin privé où respirer à l'occasion, lui s'est enflammé. Le contact physique de la planète l'a électrisé, l'épopée de Daubrin l'a exalté, il a entendu l'Appel, étonné que ses confrères restent sourds. Il a compris que Daubrin est l'Élu. Puisqu'il ne peut pas être son disciple et l'assister, il servira autrement. Pour ne pas éveiller l'attention, il dissimule son extase, fait son travail comme les autres et prie en secret. À la première occasion, il démissionne et quitte régulièrement la Lune, comme son contrat le lui permet. Ensuite, il porte la Grande Nouvelle. Sous prétexte de chercher où s'installer, il fait le tour des Planètes. Sur chacune, il rencontre aisément des fidèles. Peu nombreux, ils ne se cachent pas, n'ayant d'autre ennemi que l'indifférence ou la moquerie. Blackwell leur dit : "je reviens de la Lune, j'ai entendu l'Appel, la Terre revit, le Précurseur nous attend. Et son Nom est Daubrin". Son message est accueilli et amplifié par ceux qui l'attendaient. Sans demander de détails, ni de justifications, ils croient et s'empressent de prévenir leurs frères. Au fond des forêts où se cachent les naufragés des Temples, les prières et les jeûnes redoublent, les cloches tintent plus fort. *** Waldemar et Marfise captent la rumeur à ses débuts et ne comprennent pas qu'elle apparaisse sur plusieurs planètes à la fois. Une explosion messianique, ça peut arriver, pas une douzaine en même temps. Qu'est-ce qui les relie ? Quel est le facteur commun ? Marfise donne l'ordre aux observateurs de multiplier les investigations. En effet, comme elle l'a fait décider par la Ligue, elle a constitué, en son sein, une organisation secrète vouée au renseignement et à l'intervention. L'activité commerciale des agents, couverture parfaite, leur permet d'aller partout. Examinant les dossiers pour sélectionner ses espions, et parlant avec ceux qu'elle retient, Marfise a découvert des femmes et des hommes pour qui le commerce est une forme d'aventure plus qu'une source de gains. Naviguant entre les Planètes au lieu de végéter sur une seule, ils se réjouissent de les mettre en contact et de multiplier leurs relations. Ils adhèrent volontiers à la proposition de Marfise : le jeu dans le jeu leur donnera un surcroît d'autonomie et d'action. De son côté Waldemar a formé un groupe de choc. Comme il s'agira de frapper fort et par surprise et non de batailles rangées, un petit effectif suffit. Waldemar a installé son équipe dans la forêt, à côté de son château. Les bêtes sauvages assurent leur éducation et leur entraînement, que Waldemar complète par des exercices extrêmes. Il n'a jamais été aussi content : sans renoncer à ce qu'il appelle en plaisantant "mes études", il est voué à la bataille et, de plus, rencontre fréquemment Marfise. Il lui confie : — Je m'amuse autant que si j'étais le maître du monde sans en avoir les ennuis ! Je mets les doigts partout et je punis les méchants ! Ô mon impératrice, tu m'as fait empereur ! Il devient lyrique et presque tendre. À plusieurs reprises, le renseignement a repéré les efforts d'un individu pour cristalliser en pouvoir une position d'arbitre, pour fédérer des villes sous son drapeau ou pour rassembler une bande de brigands. Dans la vie dynamique des Planètes qui, à l'opposé de la Lune, exacerbent l'individualité, de telles éruptions sont fréquentes. Il en est de petites qu'on laisse aller, elles relèvent des frottements ordinaires, comme les bêtes sauvages, les conflits entre villages, les méventes ou les désordres climatiques. On n'intervient que lorsque les effets potentiels sont planétaires, a fortiori interplanétaires. Parfois, il a suffi d'un "laisse tomber, idiot !", accompagné d'une manifestation de force. Dans quelques cas, Waldemar et ses hommes ont dû poser leur fusée noire étincelante pour un raid éclair, brutal et destructif. Comme ils s'entrainent spécialement pour ça, ils adorent ces missions. Les "truands" capturés, Waldemar, les expédie là où leurs ambitions se dissolvent : la Lune les digère sans effort. A ce point, la Ligue ne regrette pas les coûts additionnels. Elle est gagnante : le commerce reste fluide. Par contre, le plan secret de Marfise n'avance pas, elle est frustrée : maintenir un ordre relatif est plus facile que scruter les consciences pour connaître les effets de l'écroulement des Temples. Outre les Purifiés, ces naufragés dont la dispersion dans les endroits écartés rend impossible le dénombrement, il existe, sur chaque Planète, une faible proportion de fidèles désespérés qui ne se cachent pas. Et les autres ? Impossible d'estimer combien ont perdu leur croyance et combien l'ont seulement refoulée. Ils n'en parlent pas et n'y font pas allusion devant les étrangers. Les observateurs, pourtant attentifs, ne trouvent rien. Pour obtenir une image de la situation morale des Planètes, il faudrait un révélateur, une pierre dans l'eau qui révélerait la position des grenouilles. *** Tout à coup, venu d'on ne sait où, un message atteint les Planètes : "la Terre revit pour nous ! écoutons Son Appel !" Si la masse des gens restent indifférents, des minorités s'émeuvent. Le message canalise et stimule leur espoir vacillant. Exaltés, les fidèles se réunissent en public, imposent leur présence, se prosternent dans la direction de la Terre, scandent les Litanies. Des forêts, sortent "les Purifiés". Pâles, décharnés, mystiques, ils ont résisté à l'Incroyance et approfondi leur foi. Ils marchent comme des fantômes et refusent les dons. Des foules curieuses se pressent à leurs assemblées et se convertissent. Le prêche est court : "l'épreuve est finie ! la Terre a pardonné notre manque de ferveur ! Prions ! Croyons ! Les Temples étaient une fausse religion, chacun de vous est un Temple !" Quel enthousiasme les saisirait s'ils savaient que le Précurseur a réellement rejoint la Terre ? s'ils entendaient le message qu'il lance en vain aux quatre points cardinaux : "Venez ! Venez !". Blackwell a cru tout dire. Il a été entendu allégoriquement et, pressé d'atteindre la Planète suivante, ne l'a pas remarqué. L'étonnant, l'inquiétant, pense Marfise en analysant les rapports, c'est que la même chose se produise spontanément sur chaque planète. Le soupçon suscité par cette concomitance se renforce quand des observateurs, infiltrés parmi les fidèles, rapportent un mot étrange et inconnu : "Daubrin". Le Précurseur pouvait être un mythe, "Daubrin" est une fuite. Dans le tout petit cercle de ceux qui connaissent son installation sur la Terre, quelqu'un a parlé. Pis, quelqu'un a adhéré à la "mission" de Daubrin et disséminé le message à travers le monde. C'est impossible, sauf si un des ingénieurs a eu une crise de mysticisme. Marfise prévient la Lune. Partout, la proportion de convaincus augmente, le chaos menace. Que faire contre eux ? Ils n'ont pas de coordination, pas de chefs dont on pourrait s'emparer, ils sont insaisissables et aucun raisonnement ne les convaincrait. Si même, pense Marfise, j'en conduisais sur la Terre pour qu'ils voient de leurs yeux qu'elle est un désert (à part une certaine oasis que je leur cacherais), qu'elle reste morte et indifférente, qu'elle les repousse, je ne les détromperais pas. Ils diraient que je les leurre en leur montrant une autre planète... Puisque d'immenses océans bleus couvrent la Terre, s'il n'y en a pas, ce n'est pas elle ! Elle soupire, impuissante, et se console avec l'idée qu'elle va trouver la réponse à sa question : le caillou dans la mare révélera la proportion de fidèles et d'indifférents, et je pourrai enfin évaluer le résultat de ma manipulation. Trop tard ? La mare déborde-t-elle ? Si, comme je l'espère, les indifférents forment la plus grande partie de la population, comment s'appuyer sur eux ? Au début, les fidèles se bornent à prier et à chanter, attendant le Signe que les Purifiés ont promis. Rien ne venant, certains renoncent et reprennent leurs activités courantes. Cette scission n'affecte pas le mouvement car les autres se radicalisent. Ils proclament que le Signe a déjà paru, c'est la Nouvelle de la résurrection de la Terre. Des disputes opposent les mystiques et les pratiques. Les premiers espèrent que le ciel s'ouvrira et qu'un passage se fera. Pour les seconds, "c'est à nous de trouver le moyen de gagner la Terre". Les premiers, inoffensifs, prient et jeûnent. Les seconds entourent, assiègent, les bureaux de la Ligue et réclament : "Transportez-nous !" Le voudraient-ils, les représentants de la Ligue, ne le pourraient pas. Aucune ligne ne dessert la vieille planète et, s'il y en avait, comment les emporter tous ? et, surtout, comment paieraient-ils leur passage ? Marfise a donné la consigne de ne pas refuser franchement, de demander un délai pour étudier les problèmes techniques et financiers. Les Pèlerins (faut-il dire "les Croisés" ?) vendent tout ce qu'ils ont et essaient sans succès d'emprunter. Ils pillent. Ils portent à la Ligue l'argent ainsi obtenu. On le refuse, ils s'irritent, des bureaux sont saccagés, des agents molestés. Sur plusieurs planètes, se produisent des tentatives de bloquer les entrepôts, d'empêcher le décollage des fusées ou de les prendre en otages afin de forcer la main à la Ligue. "Transportez-nous !" La Ligue renforce la sécurité, Waldemar exécute des opérations coup de poing spectaculaires. En vain. Le mouvement est trop diffus. Si seulement il avait des chefs, on négocierait, on les enlèverait ! Mais non, "chacun est un Temple" : les décisions se prennent par consensus, ou bien l'action se fait spontanément. Lorsqu'il arrive que des têtes émergent pour organiser une opération, elles sont aussitôt repoussées et rabaissées : chacun est un Temple. Les échanges sont interrompus, la vie paralysée, les petites troupes de fanatiques terrorisent les autres et, moins elles obtiennent de résultats, plus elles s'exaltent contre les "apostats". Au grand dépit de la Ligue où l'opposition à Marfise se réveille, la situation pourrit. Puis, plus ou moins vite selon les Planètes, l'immense majorité, ceux qui ne croient pas ou plus, exaspérés de subir sans comprendre, arrivent au point de rupture. Privés des produits du commerce, empêchés de travailler, émus du désordre et de l'agitation, choqués de cette explosion de mystique absurde, maltraités dans la rue, menacés dans leurs maisons, ils s'arment, forment des milices, dispersent les attroupements, font la chasse aux trublions. Des excès sont commis, engendrant des martyrs auxquels les Croyants rendent un culte. Cette religion secondaire leur fait oublier la Terre. Ils s'échauffent encore : "Vengeons nos martyrs !". Les Purs les quittent alors et reviennent à leurs prières. Waldemar confie chaque planète à un homme de confiance qui, utilisant les ressources de la Ligue, se fait "général", prend la tête de la résistance et l'organise militairement. Face à une réaction structurée et systématique, la spontanéité qui faisait la force des croyants devient leur faiblesse. Incapables de diriger leurs actions, ils sont battus dans tous les combats. Ils fuient, sans trouver de refuge, repoussés par la population. Peu à peu, on refoule dans les forêts le petit nombre de survivants. Qu'ils prient ! Et que les bêtes sauvages les dévorent ! Après plusieurs mois de troubles, partout, la crise mystique se résorbe et la vie redevient normale. *** Pendant ce temps, Daubrin attend. Il ne se demande pas comment viendront les Fidèles, comment ils survivront. La Terre y pourvoira. Lui, sûr de leur venue, il attend et il prie. Marfise rejoint la Lune qui, repliée sur elle-même, a tout ignoré et poursuivi son éternelle routine. Livre 4. Marfise captive1. Marfise évincéeLe Comité Directeur de la Ligue se dresse contre Marfise. Elle prend trop de place et ne plaît pas à tous. Dans ce contexte prosaïque, son charme se réduit aux chiffres, les colossaux profits que les vidéos de la Terre ont engendrés (encore en a-t-elle pris la moitié pour les frais et sa propre rémunération). De plus, cette occasion l'a propulsée à la tête du Comité. A ce poste, dramatisant des crises qui, autrement, se seraient réglées par elles-mêmes, elle a imposé une ligne d'intervention "systémique", étrangère au credo financier. Les opposants n'ont pas renoncé à mettre fin au "dévoiement" de l'activité : assurer la police interplanétaire n'est pas conforme à la Charte. La Ligue doit viser uniquement le profit. Le mantra de Marfise "stabiliser pour maximiser" n'est qu'une formule creuse. En menaçant de démissionner, Marfise a violé le Comité et obtenu les pleins pouvoirs. Grâce à ce coup d'état, elle a institué une organisation parallèle qui pèse sur les bénéfices : d'un côté, les ventes diminuent car ces agents détournés négligent leur travail commercial ; de l'autre, les dépenses augmentent pour équiper cette structure. La minorité se contentait de grommeler, attendant un faux-pas. Marfise a fait mieux, elle s'est étalée par terre. Son armée budgétivore a échoué. Elle n'a su, ni anticiper ni neutraliser l'insurrection interplanétaire des Croyants. La crise s'est terminée toute seule quand, sur chaque planète, la majorité s'est rebellée et a pris les choses en mains. Entre temps, nous avons eu peur et, surtout, subi de grosses pertes. Même les partisans de Marfise ne résistent pas à ce dernier argument : tant d'argent perdu ! destructions, ruptures d'approvisionnement, arrêt des ventes... En comparant aux données de l'année précédente, l'ampleur de la perte apparaît, énorme. Les opposants rassemblent sans difficultés assez de pétitionnaires pour obtenir une réunion extraordinaire du Comité Directeur. Les Statuts exigent au moins le tiers des Directeurs. La moitié signent le requête. Cependant une telle réunion doit se tenir en présence du Directeur Général. Marfise est partie on ne sait où. Si, le livre de la fusée le dit, sur la Lune. Que fait-elle encore là-bas ? Quelles manigances ? La règle impose de la convoquer et d'attendre son retour. C'est fâcheux : alertée, le délai lui permettra de se livrer à des manipulations et à des préparatifs. On se souvient de son habileté à convaincre et, une fois présente, son rayonnement personnel lui donnera un avantage... Seulement, impossible de se réunir sans elle, les décisions seraient sans valeur. Dans cette perplexité, quelqu'un suggère de proposer à Marfise de participer par vidéo. Ainsi, la réunion se tiendra tout de suite et elle ne sera qu'une voix et une image, pas une personne physique. Acceptera-t-elle ce handicap ? Oui, oui, vous la connaissez : elle ne résiste pas à un défi ! De fait, Marfise accepte : pas la peine de passer des jours en voyage pour se faire virer à l'arrivée. L'Insurrection a dévoré le soutien dont elle disposait. Marfise a forcé la main de la Ligue, un retour de bâton est inévitable, elle l'a prévu. Enfin, une bonne bataille ne lui déplait pas, même dans des conditions défavorables. Marfise se battra. Elle demande aux ingénieurs de lui assurer une liaison vidéo de qualité supérieure. Les Directeurs ont la surprise d'entendre sa voix venir de partout et de voir une image si profonde que Marfise ne serait pas plus impressionnante si elle était assise au bout de la table. Sans la regarder, Galaffron, le leader de l'opposition, chiffre les pertes directes et indirectes que l'Insurrection a causées. Il leur ajoute le coût de "l'armée secrète", majoré du manque à gagner dû au détournement des agents commerciaux. Affectant d'être bon joueur, Galaffron reconnaît que "l'armée secrète" a évité quelques crises locales. Mais, dit-il, avec le temps, ces problèmes se seraient solutionnés, comme l'a fait l'Insurrection elle-même. Non, non, continue-t-il, patelin, dans ce monde, toute intervention est contreproductive. (Que dirait-il s'il apprenait le rôle de Marfise ? elle a conduit Daubrin sur la Lune et s'est laissée tenter par les expériences sur la Terre. Sans cela, Blackwell n'aurait pas disjoncté, pas délivré la Grande Nouvelle qui a mis le feu aux poudres partout à la fois). Galaffron conclut, comme à regret : — Vous avez beaucoup fait pour la Ligue. Nous sommes reconnaissants. Mais là, vous nous avez fourvoyés. Notre mot d'ordre doit être : "indifférence et non intervention". Notre credo : "chercher le profit dans les crises". Acceptez cette ligne ou démissionnez ! Cet ultimatum met Marfise dans une position ambiguë. Connaissant l'étendue de sa responsabilité (et l'exagérant à son habitude), elle est la première à se condamner à payer les pots cassés. Pourtant, la ligne "systémique" qu'elle a imposée à la Ligue est juste. Ces marchands cupides vont laisser les Planètes aller de crise en crise et finir comme la Terre. Marfise, souriante et enjôleuse (les ingénieurs ajoutent à sa voix des effets subliminaux), rappelle les débats passés. Elle n'a pas décidé seule, le Comité l'a soutenue et approuvée. L'action conduite pendant l'Insurrection a accéléré la dernière phase et diminué les pertes. Sa voix amplifiée s'adresse à Galaffron : — "Indifférence et non intervention", dites-vous. Soit. Prenons l'Insurrection : votre "indifférence et non intervention" maximiserait les pertes. Un choc exogène dont nous ignorons tout (ment-elle) active le fanatisme sur toutes les planètes. Les fous veulent que nous les conduisions à un endroit absurde avec lequel nous n'avons pas de liaison. En outre, ils ne peuvent pas payer. Que donne "indifférence et non intervention" ? Vous les transportez gratuitement ? D'accord, on s'en débarrassera puisque, sur la Terre, ils mourront tous. Mais chiffrez la dépense ! Mesurez le coût indirect : chacun sur chaque planète saura qu'il suffit d'agresser la Ligue pour l'obliger à lui obéir. Vous nous aurez détruit. Galaffron, embarrassé, répond qu'on ne peut pas faire un argument d'un accident invraisemblable et exceptionnel ("Alors, ne me le reprochez pas !", coupe Marfise). Oui, il lui donne quitus, elle a fait le maximum. Ce qu'il conteste, ce que conteste la motion, c'est la dénaturation de la Ligue, le non respect de la charte. Abandonnez vos illusions régulatrices, dissolvez votre "armée secrète", revenez au libre commerce, et nous retirons la motion. Sinon, démissionnez. Vous avez votre place au Comité, toute votre place. Vous êtes une personne précieuse et pleine d'initiative. N'allez pas trop loin. Vous ne pouvez ni ne devez nous transformer en organisation de bienfaisance. Marfise rétorque qu'il ne s'agit pas de cela, tout le monde le sait : le débat, toujours le même, se résume à l'alternative entre court terme et long terme. Refusant de capituler, elle défie les opposants : Destituez-moi ! Dans un conflit entre le Directeur Général en exercice et son Comité, les Statuts offrent deux options : voter une motion de défiance à la majorité simple ou le démettre à la majorité des deux tiers. Galaffron et ses amis choisissent la seconde, gardant la première comme position de repli. Certains d'avoir plus de 50% des voix, ils ne savent pas s'il atteindront le seuil voulu. Peut-être la présence physique de Marfise aurait-elle fait reculer les hésitants, peut-être pas : outre la douleur des pertes financières, l'Insurrection a fait très peur ; chacun s'est senti au bord du gouffre, beaucoup se préparaient à fuir leur planète et à se réfugier sur la Lune. Marfise avait promis le commerce et la paix, sa gestion des petites crises les a rassurés, ils l'ont suivie avec confiance et se sentent, sinon trahis, du moins déçus. Elle a échoué. La proposition de destitution obtient 70% des voix. Des enragés soumettent un avenant pour exclure Marfise du Comité. Il est rejeté par une grande majorité. Galaffron est élu Directeur Général. Il remercie astucieusement Marfise. "Vous avez cru bien faire, nous vous avons écoutée jusqu'à ce que les faits vous démentent". Dans la foulée, il fait voter la suppression de "l'armée secrète" : les commerciaux détournés reprendront leur travail. Quant aux "commandos" mystérieux dont personne n'a la clef, ils n'auront plus un sou. Marfise est priée de se conformer au vote et de les dissoudre avant qu'ils se révoltent pour se faire payer. On sait bien ce qui intéresse les mercenaires. Au fond, Marfise se réjouit d'être battue. Elle poussait la Ligue trop loin de son centre de gravité. En restant membre du Comité, elle a sauvé l'essentiel : les revenus et l'accès à l'infrastructure de la Ligue. Si elle le veut, elle reprendra la direction dans d'autres circonstances. Pour l'heure, elle doit afficher sa bonne volonté. Simulant l'irritation, elle reconnaît sa défaite et assure le Comité qu'elle respectera ses décisions et qu'elle se mettra en conformité dans les meilleurs délais. *** La liaison coupée, Marfise fait le point. Que Galaffron se débrouille avec les prochaines crises ! Moi, je ne suis pas ramenée à la situation initiale, j'ai beaucoup gagné. En effet, au cours de sa tumultueuse période de Direction, Marfise a organisé son "armée secrète". L'expression de Galaffron convient mieux qu'il ne le croit. Marfise a gardé pour elle tous les détails, les noms, les codes et les contacts. L'omission est passée inaperçue : les opposants se désintéressaient ostensiblement de ces activités et les autres avaient leurs occupations. Marfise établit la liaison avec Waldemar et l'informe. Ses mésaventures l'amusent et, comme d'habitude, il rit : — Si tu es à la rue, mon impératrice, ce château et moi-même t'accueilleront avec bonheur et plaisir. Viens vite ! Marfise promet de le rejoindre "un jour" et lui demande de garder opérationnel son commando dont le financement ne souffrira pas du retrait de la Ligue : elle a des réserves et Waldemar ne manque pas d'argent, ayant profité de ses opérations pour faire du butin. Ensuite, Marfise étudie la liste de ses observateurs. Elle retient les plus enthousiastes et les plus aventureux pour leur proposer de constituer sa propre agence de renseignement. Accepteront-ils tous ? Si l'un d'eux la dénonce, le Comité ne croira plus à la bonne foi qu'elle simule. Elle restreint donc encore sa liste pour ne garder que les plus sûrs, une petite centaine répartis sur toutes les planètes. Elle n'utilise pas le réseau de communication de la Ligue mais une liaison privée ultra-sécurisée. Elle leur expose la situation : dans un instant, sur le réseau officiel, elle prononcera la dissolution de l'organisation et les agents devront à plein temps retourner au commerce. Comme elle s'y attend, ses correspondants sont amers et furieux. Elle les laisse s'échauffer avant d'ouvrir l'issue de secours : poursuivre leur activité en se cachant de la Ligue. Le but sera le même : observer pour anticiper les crises. Les agents acceptent volontiers, malgré le surcroît de travail qu'ils supporteront. Ils refusent de recevoir une compensation financière. Marfise met en place de nouveaux codes et une procédure de liaison. La voilà parée. Aussitôt après, par le canal officiel de la Ligue, elle contacte la totalité de ses agents et leur fait part des décisions du Comité Directeur : retour au commerce, business only. Elle affecte déception et regret. Des agents protestent, d'autres regrettent ou se réjouissent, tous obtempéreront. Galaffron espionne la réunion vidéo et se félicite. Non seulement Marfise se plie aux décisions mais elle a l'imprudence de livrer les codes d'accès aux agents. Elle a perdu, croit-il. C'est le contraire, Marfise a conservé sa place au Comité et, à présent, "l'armée secrète" lui appartient. Il faudra seulement que Waldemar apprenne à intervenir en douceur et que toutes les opérations restent invisibles. Ce ne sera pas difficile, les yeux de la Ligue étant hypnotisés par le tiroir-caisse ! *** Sur la Lune, seul l'Ingé connaît la position de Marfise dans la Ligue. Damienne et Brandimart savent qu'elle en fait partie et se demandent quelles malices la lui soumettent, Marfise a évité de leur donner les détails. Tout ce qui n'est pas utile est inutile. Marfise prévient l'Ingé de sa "dégradation" et, par prudence, n'en dit pas davantage : l'Ingé, aussi fiable qu'il soit, n'a pas su repérer la folie de ce Blackwell. Il en est confus et dépité. Que Godzina lui pardonne ! Il a confiance dans ses ingénieurs. Impossible d'imaginer que l'un d'entre eux éclaterait au contact de la Terre et que cela ferait tant de dégâts. Se sentant coupable, il confesse à Marfise ses "petites expériences". Décidément, pense-t-elle, cette Terre morte n'a pas perdu son pouvoir d'attraction. Nous prépare-t-elle une seconde Catastrophe ? — Damienne n'aimerait pas ça, plaisante-t-elle, troublée par la faille : comment ces ingénieurs solides et abstraits, lunaires depuis longtemps, se laissent-ils aller à la nostalgie des planètes et aux fantaisies clandestines ? Elle demande à l'Ingé de surveiller soigneusement ses complices et de n'admettre plus personne dans le secret. Il répond, vexé, qu'il a pris ces mesures dès qu'il a identifié la source de la fuite. — Emmenez-moi à l'occasion, suggère Marfise. J'aimerais voir à quoi ressemble la Terre. Je serai bientôt la seule à ne pas y être allée ! — Aussitôt, répond l'Ingé. Pour des raisons techniques, les ingénieurs, dans leur activité professionnelle, échappent à la surveillance des machines et ont leur port et leur installation de décontamination particuliers. Toutefois si les machines perdent la trace de Marfise, elles déclencheront l'alerte. Heureusement Marfise triche depuis longtemps avec elles et a les moyens de les tromper. L'Ingé survole les parcelles ensemencées. Voilà celle de Damienne ! Et, un peu gêné : "voilà les nôtres". Il atterrit. Ça pue ! grogne Marfise, tandis que l'Ingé respire à grand bruit pour se remplir d'air. Marfise qui vient de quitter les Planètes et leurs forêts méprise le gazon rabougri et les trognons d'arbres. Dire "la Terre revit" est une exagération manifeste. Néanmoins, ces espaces libres ont de quoi attirer des gens longtemps confinés, avides d'air et de soleil. — Et Daubrin, où est-il ? L'Ingé montre la direction Nord-Ouest, au loin, très loin. 2. BlackwellQuand Blackwell, illuminé par la Terre, partit porter la Nouvelle, il ignorait la disparition des Temples. La Lune, indifférente aux Planètes, n'a pas perçu les effets ravageurs des vidéos de l'ancienne Terre. Lorsque, tout jeune, Blackwell a quitté sa planète pour la Lune, les Temples régnaient et prospéraient. Pont cosmique vers la Terre, ils attendaient le Grand Retour. Blackwell, quittant la Lune, rejoint d'abord sa planète natale. Il demandera audience au Grand-Maître le plus proche qui, via l'Union des Temples, répandra la Nouvelle dans tout l'univers. Mission accomplie, Blackwell rejoindra la Lune, reprendra son travail, gagnera la Terre et mêlera ses prières à celles de Daubrin pour appeler le Grand Retour. En débarquant, son désarroi est immense. Les Temples sont désertés et à l'abandon. Ses questions lui valent moqueries ou insultes. Il est désemparé : au moment où la Terre revit pour l'Humanité, celle-ci l'oublie. Est-ce une énigme ? un mystère ? une épreuve ? Qui l'éclairera ? Sans dormir, prosterné, il prie. Comme sa foi retrouvée est intense et qu'il entend toujours l'Appel, il doute de l'humanité, non de la Terre. Il se fait habile. Il se mêle aux gens, bavarde avec eux, lance des allusions, provoque. Cela lui vaut des ennuis. Les gens n'aiment pas parler de ces choses mais, à la longue, les grandes lignes de la crise se révèlent à lui. Il médite et comprend : les Temples, en apparence serviteurs de la Déesse, se servaient d'Elle pour s'engraisser ; les Fidèles, dupés, achetaient la Terre en multipliant les offrandes ; la Résurrection se préparait, la foi dégénérait. Un verset mystérieux des Litanies s'éclaircit : le malheur appartient au bonheur. Pour rétablir la congruence, la Terre a envoyé des démons corrompre les âmes des fidèles et disperser les Temples. Blackwell, extasié, reconnait la vertu purificatrice de cette épreuve et adore les voies de la Déesse. Les Temples auraient étouffé la dérangeante Nouvelle, la Terre a supprimé cet obstacle. Si la masse des fidèles a abandonné un culte pratiqué par routine, Blackwell est à présent certain qu'une petite minorité, les Élus, a résisté à l'épreuve. Il les cherche et les trouve sans peine. Ils ne se cachent pas, n'ayant d'autre ennemi que l'indifférence ou la moquerie. Leur Foi revivifiée accueille la Nouvelle avec un enthousiasme si débordant qu'ils n’écoutent pas Blackwell raconter les détails de l'histoire. Maintenant, plus question pour lui de retourner sur la Lune. Sa tâche est de porter le Message de planète en planète : rencontrer les Purs et transmettre la Nouvelle. Il a assez d'argent pour acheter un billet circulaire et, prétextant chercher où passer sa retraite, fait le tour de l'Univers Humain. Son voyage se termine sur la dernière planète, la plus lointaine, Tibet. Il s'est rendu partout, son rôle est terminé. Il va rester là et prier avec ses frères, attendant que le ciel s'ouvre et que le Passage se fasse. Se fondant dans la masse, il sent, presque physiquement, le faisceau de prières qui s'élèvent de toutes les ardentes Planètes pour converger vers la Terre où le Précurseur les concentre vers la Déesse. Quand les Purifiés sortent des forêts, Blackwell exulte. Voilà ceux qui nous guideront ! Ils prient. Les Purifiés convertissent les foules. Quelle confirmation ! Blackwell attend le Miracle. Mais que se passe-t-il ? Des impatients abandonnent déjà ? D'autres prétendent rejoindre la Terre par eux-mêmes ? Blackwell essaie de les retenir, de les convaincre de leur erreur : la Déesse désignera le Moment et les moyens ; se substituer à Elle, c'est blasphème. Vous péchez par orgueil ! Il se dresse contre eux : vous ne violerez pas la Déesse, votre tentative échouera. Petits hommes, priez ! On le rabroue, on le bouscule, on le menace, on l'écarte. On assiège les bureaux de la Ligue pour se faire transporter. Blackwell, choqué, déçu, sent à nouveau défaillir son amour de l'humanité. Va-t-on au Paradis en fusée ? C'est pareil que les Temples : l'Homme veut dominer Dieu, au lieu de le servir humblement et de lui obéir absolument. Blackwell, meurtri, rallie ceux qui s'isolent des agités et continuent à prier, coincés entre le flux des émeutes et le reflux de la résistance. Massacres. Martyrs. Exaltation. Terreur. Les survivants s'enfuient dans les forêts, Blackwell se cache en ville. Comment la promesse du Paradis a-t-elle engendré l'Enfer ? *** Blackwell est recherché. La crise de cet homme ordinaire et parfaitement intégré inquiète Marfise : si les planétaires qui sont à présent sur la Lune portent en eux une bombe originaire, elle doit être désamorcée. Il faut attraper Blackwell et l'analyser. Marfise met à ses trousses son "armée secrète". La première destination de l'ingénieur était sa planète natale. C'est là que l'enquête commence, laborieusement : après l'Insurrection, l'indifférence des populations a tourné à la haine. Toute question relative à la religion suscite une explosion de colère et un chapelet de malédictions. Parmi ceux qui, ayant d'abord adhéré, se sont retirés désillusionnés, règnent prudence et méfiance. Tout le monde cherche à oublier. Un agent audacieux part dans les forêts à la recherche des rescapés, guidé par le tintinnabulement des cloches. Les Purifiés, exaltés par l'épreuve, se reprochent le peu de foi de leurs convertis et multiplient les expiations. Où Blackwell s'est-il dirigé après sa planète ? Les livres de bord des fusées donnent la réponse. Ils enregistrent les passagers et Blackwell a voyagé sous son nom. On retrace son parcours, de planète en planète jusqu'à la plus lointaine dont il ne semble pas reparti. Marfise concentre tous les agents disponibles sur Tibet. Ils sont munis d'un détecteur portatif réglé sur les paramètres de Blackwell qu'ont fournis les machines de la Lune. Deux possibilités, ou bien il est dans les forêts avec les autres, ou bien, plus vraisemblablement, il se cache dans la ville principale, à proximité du port des fusées, guettant une occasion de quitter la planète. Comment trouver l'aiguille dans la botte de foin ? Marfise exploitera-t-elle l'hostilité des populations en dénonçant le responsable de l'Insurrection ? Tous ceux qui en ont souffert prêteraient-ils main forte pour se venger ou recevoir une récompense ? Ce genre de procédé ne lui plaît pas et, d'autre part, si sa quête devient publique, elle parviendra à la connaissance d'un représentant de la Ligue, l'intriguera et, de là, remontera au Comité Directeur qui saura que, malgré ses promesses, elle ne se tient pas tranquille. Marfise qui se réjouissait d'être sur la Lune enrage à présent. Elle se trouve au mauvais endroit. Sur Tibet, elle prendrait l'enquête en mains : on voit toujours mieux de près. Brandimart la trouve soucieuse et, pour la première fois, inaccessible. Qu'est-ce qu'elle a encore fait ? lui demande-t-il. Marfise soupire sans répondre. Il serait aussi compliqué qu'inutile de raconter cette affaire et aucun Lunaire ne peut l'aider. "Plus tard, Brandi..." Marfise envoie quelques agents au hasard dans les forêts de Tibet. Les autres arpentent la ville systématiquement, partant de l'hypothèse que, si le fugitif s'y cache, il se terre, immobile. En quadrillant la ville et en la parcourant, case après case, ils le repéreront. Marfise s'enquiert de la nature de l'autorité locale. Après la tentative de prise de pouvoir par l'Excellence et son annihilation, la population a choisi un "maire" pour veiller aux affaires courantes, arbitrer les conflits et convoquer l'assemblée. C'est une carte à jouer, pense Marfise. Si j'étais là-bas, je m'en occuperais... Waldemar n'aura pas l'habileté nécessaire, mais c'est le seul à qui je puisse me fier totalement. Sur un canal sécurisé, elle établit la liaison avec lui. Le voir en vidéo lui donne la nostalgie de moments intenses. — Ô mon impératrice, dit-il, tu me manques. Je m'ennuie de toi et je m'ennuie tout court. J'ai tellement exercé mes hommes que toutes les bêtes ont fui. Je m'ennuie. L'Histoire me dégoûte, les filles me lassent... — Justement, répond Marfise, j'ai besoin de toi si... — Si ? — Si tu peux être aussi rusé que tu es fort et intelligent. Il la regarde, goguenard : "fort et intelligent" ! tu aurais pu ajouter "beau", "puissant", "aimable", et bien d'autres choses encore... Marfise lui expose sa mission. La Ligue ne le connaissant pas, il peut voyager par les moyens ordinaires sans attirer l'attention. — Dommage, j'aurais pris la fusée noire, regrette Waldemar. Tibet ! l'Excellence !!! ah! quel bon moment j'ai passé sur cette planète. Je recommencerais volontiers : je me pose à grand bruit, une bonne bagarre, je prends les notables en otage et j'exige qu'on me livre le criminel ! Non, hélas, Waldemar prendra place dans une fusée banale. Il ira voir "le maire" et s'emploiera poliment à obtenir sa coopération. — Bien sûr, il te demandera pour qui tu agis. Comme il ne faut pas attirer l'attention sur la Ligue, tu diras "la Lune". Trouve son point faible et exploite-le délicatement. Elle rit en le voyant gonfler les muscles : délicatement ! Waldemar rugit qu'il déteste ces méthodes de fillette. Cependant, il en est capable, qu'elle n'en doute pas. Il partira aussitôt. — Quand me reviendras-tu enfin ? ajoute-t-il. Un peu de chasse, beaucoup d'amour, ou l'inverse comme tu veux. Et grognant : pourquoi végètes-tu sur ce maudit avorton de satellite ? Si tu ne t'y étais pas enterrée, tu serais encore à la tête de la Ligue ! Que fais-tu dans ces catacombes ? Viens ici : je rapporte ton bonhomme sur Souabe et tu le cuisines à loisir. Et, quant aux récréations, je ne t'en laisserai pas manquer ! *** Waldemar réserve deux places sur une fusée qui, en trois étapes, le conduira sur Tibet. Il choisit pour l'accompagner, le plus malin de son équipe. Cette fois, lui dit-il, nous ne cognons pas : tout en finesse. A l'arrivée, Waldemar aperçoit le palais détruit et ses murs liquéfiés. Les ruines restent, monument à la vanité des ambitions. Il donne un coup de coude à son camarade ("ça, c'était du bon travail !"). Il s'arrache à ce joyeux souvenir pour récapituler : le "maire" se nomme Boyard ; sa bonne réputation, sa richesse (un grand domaine forestier), ses amitiés, son caractère avenant, lui ont valu d'être élu au Conseil et désigné "maire". Echaudés par la tentative de l'Excellence, les citoyens ont pris leurs précautions : ils le flanquent de deux assistants qui changent chaque mois et rapportent ses faits et gestes au Conseil. Boyard reçoit volontiers ces voyageurs venus de loin. Il présente ses assesseurs. Waldemar expose l'objet de sa visite. — Ne vous souciez pas de ce gars, s'il nous tombe dans les pattes, nous le pendrons et ce sera fini. Le maire lui fait préciser qui il est, qui l'a mandaté, qu'est-ce qui justifie sa demande. Waldemar prétend représenter la Lune. — Blackwell est un de nos ingénieurs. Devenu fou, il a eu des visions, entendu des voix, s'est pris pour le messie, a parcouru les planètes et déclenché l'Insurrection. Vous voyez, il ne s'agit pas d'une affaire locale. Ce gars est un criminel interplanétaire qu'il faut interroger au plus haut niveau. Avant de le punir, la Lune espère le guérir suffisamment pour débloquer certaines installations sensibles qu'il a verrouillées (Waldemar est content de son inventivité). — La Lune ! s'exclame Boyard. Comme c'est intéressant... Il s'étonne. En dehors du commerce, les relations entre la Lune et les Planètes sont à sens unique. Jamais la première n'a manifesté d'intérêt pour les secondes qui lui envoient des gens pour étudier ou travailler, sans profit car, la plupart du temps, ils ne reviennent pas. Boyard s'interroge sur le droit de la Lune à exercer une autorité interplanétaire. — Ne dites pas qu'elle exerce sur nous sa puissance paternelle, nous ne dépendons pas d'elle. Chacun chez soi... Etc. Les assesseurs notent fidèlement. Waldemar, un peu dépassé, essaie de changer d'angle. La Lune respecte l'autonomie des Planètes, elle intervient ici à cause de sa responsabilité dans ce qui s'est produit : elle n'a pas reconnu la folie de cet homme, ni su l'empêcher de la répandre sur l'Univers. — Vous avez dit "responsabilité" ?, dit Boyard en écho. Comme c'est intéressant ! Nous avons un proverbe : Qui la casse, paie la cruche. La Lune nous indemnisera-t-elle des dégâts que son fou a causés chez nous ? Waldemar, pris au piège, promet sans scrupule que la Lune paiera. — Vous nous rembourserez intégralement ? — Non, la responsabilité de la Lune est indirecte, nous verserons une indemnité substantielle. Le maire rebondit subtilement : — Ou bien vous êtes responsables, ou bien non. Si oui, vous payez tout et vous jugez. Autrement, vous n'êtes pas fondés à rendre justice au nom des Planètes. Waldemar commence à trouver l'exercice au-dessus de ses forces. Il répond maladroitement que la Lune a besoin de cet homme. — Comme c'est intéressant ! Je comprends maintenant. Il ne s'agit pas de justice interplanétaire. Vous voulez simplement récupérer ce gars pour qu'il répare quelque chose. Alors, doublez l'indemnité. Il énonce un chiffre énorme. Pour la vraisemblance, Waldemar marchande. Il réglera en dix versements dont le premier d'avance. En liquide (espérant tenter Boyard). Maintenant que nous sommes d'accord, le concours de la ville est-il acquis ? Les assesseurs se lèvent, Boyard sait ce que cela signifie : référer au Conseil. Waldemar est épuisé par cette discussion qui n'a pas tourné à son avantage. Quoique le maire paraisse costaud, il aurait préféré régler l'affaire à coups de poing. Faudra-t-il recommencer ce débat au Conseil ? Non, heureusement pour lui, le Conseil n'admet pas d'étrangers, Waldemar n'est pas autorisé à plaider sa propre cause. Tout ce qu'il a dit sera transmis fidèlement. Après quelques bonnes paroles, ils se séparent. Waldemar, vidé, maudit Marfise. La négociation n'est pas son sport préféré. Moi, je prendrais d'assaut ce damné Conseil et les menacerais d'exécution s'ils ne coopèrent pas... Pour se remettre en forme, il part à la recherche d'une fille complaisante comme il n'en manque nulle part. *** Boyard réfléchit. Il connaît à fond la ville, à la fois dans sa topographie et dans sa mentalité. Les habitants se méfient des étrangers, et plus encore après l'Insurrection. La plupart des croyants ont fui. Les autres ont été repérés et massacrés, leur maison pillée ou détruite. Il n'en reste pas un seul qui pourrait cacher le fugitif. Vraisemblablement il cherche à quitter la planète. Donc, la forêt ne lui convient pas, il est terré ici, tout seul, blessé peut-être, dans un recoin désert. Où ? Boyard passe en revue les endroits où il se réfugierait si on le pourchassait. Les ruines du Palais ? Il les a explorées, il ne reste pas une entrée de cave, tout est fondu. La tour de guet d'incendie ? peut-être, nul n'y va l'hiver. Il envisage plusieurs lieux et se décide. Emportant quelque nourriture pour le fugitif affamé, il sort, comme s'il se promenait. Surveillé dans l'exercice de ses fonctions publiques, il a la liberté de ses activités privées. "Je refuse qu'on mette son nez dans mes comptes" a-t-il déclaré au Conseil. Si ça ne vous plaît pas, cherchez quelqu'un d'autre. Boyard se dirige vers la rivière. Il a pensé au déversoir de l'égout. Quelqu'un qui ne craint pas de se mouiller et de puer, peut entrer dans le conduit maçonné sans crainte d'être découvert. Il s'approche au plus près et murmure : — Blackwell, par la Sainte Terre, montrez-vous ! vous êtes menacé, je viens vous secourir. Il réitère à plusieurs reprises, cherchant dans ses souvenirs les mots qu'employaient les Croyants. Il répète comme une invocation tentatrice "Sainte Terre", en accentuant les majuscules. Y-a-t-il quelqu'un ? Enfin, il perçoit une faible réponse : — Qui êtes-vous ? — Dépêchez-vous, répète-t-il, je viens vous sauver. Blackwell, en titubant, sort de la canalisation, pataugeant dans la boue fétide. Boyard lui tend la nourriture et donne ses instructions. Dans une heure, un camion vert viendra et s'arrêtera tout à côté. Qu'il grimpe dans la benne et se cache sous les sacs. Le véhicule l'emportera dans la forêt où il sera en sécurité. Je viendrai la nuit prochaine. Boyard, rentré vivement chez lui, charge un homme de confiance de s'occuper de Blackwell. Puis, se sentant souillé par le cloaque, il fait couler un bain dans lequel il jette des herbes odorantes. Ensuite, il rejoint le Conseil, à peu près au moment où le camion s'approche de la rivière et, après un bref arrêt, s'enfonce dans la forêt. Deux des observateurs de Marfise, dirigés vers l'égout par leur quadrillage systématique, voient disparaitre la trace de leur cible. *** Pendant que Waldemar et son compagnon, entourés de bouteilles et de filles énamourées, attendent la décision du Conseil, celui-ci étudie longuement les différents points de la curieuse requête de l'étranger. Faut-il chercher ce Blackwell ? Et, si on l'attrape, le livrer à l'Étranger ? Une indemnité est bonne à prendre, à condition qu'elle soit payée. Nous aurions un dixième de la somme et une simple promesse pour le reste. Et pourquoi travailler pour les autres ? La Lune est une abstraction. La réalité, c'est nous, notre ville. Boyard, maintenant qu'il sait Blackwell à l'abri, suggère mollement d'entreprendre des recherches. Le Conseil refuse : reprocher à un homme des propos inconsidérés n'en fait pas un "criminel". Même l'Étranger ne l'accuse pas d'avoir appelé ni participé aux émeutes. Le dossier est clos. 3. BoyardBoyard a fait son chemin. Son père, bûcheron et chasseur indépendant, lui a appris son métier. Très vite, Boyard a deviné l'efficacité de l'action collective dans un monde individualiste. Tout jeune, il a constitué une bande et, pour la diriger, s'est exercé à combiner charisme, violence et récompense. Les affidés ont multiplié les chasses et, en offrant en bloc leurs produits, augmenté leur pouvoir de négociation face aux acheteurs. Peu à peu, Boyard s'est constitué un vaste domaine, en achetant des forêts, en imposant à leurs détenteurs une location à bas prix, ou en s'en emparant par force. Les combats n'ont pas manqué. La plupart du temps, les chasseurs de Boyard ont gagné, avec une cruauté indifférente. Les prisonniers, réduits en esclavage, complètent la main d'œuvre. Boyard s'est spécialisé dans l'activité forestière. Il abat, débite et, évitant les circuits commerciaux et leurs marges dévoreuses, il vend et livre lui-même dans un large rayon. Des centaines d'hommes travaillent pour lui, par contrat ou par fidélité, d'autres par obligation. Il paie bien, prend soin de ses hommes et son air bonhomme cache quelque chose qui impose l'obéissance. A l'époque des Temples, il a fait ce qu'il fallait pour entretenir de bonnes relations avec eux. Quoiqu'il ne croie pas à leurs billevesées, il a été prodigue en offrandes, a assisté de temps en temps à une cérémonie et "emprunté" à ses esclaves quelques enfants pour les envoyer comme novices. Quand les Temples s'effondrent, il en profite pour s'approprier ce qu'il peut de leurs terres et de leurs richesses. Une telle biographie est banale sur les aventureuses Planètes. La perturbation causée par l'Excellence arrache Boyard à ce destin médiocre. Dès le début, Boyard aperçoit les tentacules de l'Excellence qui s'étendent, observe ses procédés insidieux d'insertion dans les réseaux pour en prendre le contrôle. "Habile, mais primaire", pense-t-il. Sceptique, il se débrouille pour rester à l'écart, paye des surtaxes volontaires, graisse des pattes. Il introduit quelques hommes parmi ceux de l'Excellence. Il étudie intensément cette "expérience". Quand Excellence entreprend les préparatifs de conquête de la Planète voisine, sans en avoir les moyens, Boyard ne doute pas de son échec mais l'idée l'éblouit : stupide en elle-même, elle le pousse à un changement d'échelle. Ce qu'il a fait dans sa forêt, il pourrait l'entreprendre à l'échelle du Monde Humain : séduire les Planètes, assembler les énergies, exploiter les complémentarités. Pour cela il faudrait contourner ou remplacer la Ligue qui a l'exclusivité de l'interface et en tire le plus grand profit, sans se soucier du bien-être des Planètes. Boyard n'est pas surpris par la mystérieuse destruction de l'Excellence et de son Palais. Ce Rodomont proclamait sa volonté de conquête, défiait la Ligue, et n'avait même pas organisé en profondeur son pouvoir local. Si la pensée de fédérer le monde excite Boyard, la vie lui a appris le réalisme, il garde la tête froide, très conscient de ses insuffisances. Il ne connaît pas les autres planètes et la Ligue tient toutes les ficelles. D'un autre côté, il a juste trente ans, il déborde d'énergie, il a montré ses capacités d'organisation. L'échec de la dérisoire vantardise de l'Excellence montre la nécessité à la fois d'un secret rigoureux et d'une préparation minutieuse. Jusqu'au dernier moment, tout doit rester caché. Il faut poser sur l'échiquier cosmique une multitude de pions invisibles avant de commencer la partie. Boyard se souvient de la légende de David et Goliath. Le petit homme a vaincu car le géant se sentait si invulnérable qu'il offrait à la fronde un front sans défense. Celui qui s'attaque à des forteresses redoutables a cet avantage : toutes puissantes, elles ne se gardent pas. Boyard mesure la longueur et l'ampleur de la tâche. Le premier pas consiste à sortir de la forêt. Depuis longtemps, il a une maison en ville, à la fois pied à terre et bureau commercial. Il fréquente ses voisins, rend service, entretient des amitiés. Quoique des rumeurs sinistres circulent à propos de la manière dont il a acquis son domaine, tout le monde respecte sa probité commerciale. Il participe aux réunions de citoyens qui, après la disparition d'Excellence, cherchent comment contrôler leur représentant. Pour inspirer confiance, il suggère lui-même d'accoler au maire deux assesseurs muets qui rapporteront tout. Il est élu. Ses forêts n'offrent pas seulement toutes sortes de bois, elles contiennent des racines rares dont les vertus, réelles ou fantasmées, rencontrent une forte demande interplanétaire. Il développe l'exploration, spécialise des hommes dont quelques deviennent habiles à repérer les endroits favorables, à dénicher la racine et à la couper sans l'abîmer. Cela renforce ses contacts avec les agents de la Ligue qu'il a soutenus en sous-main lorsque l'Excellence les a menacés. Quand ils ont quitté la planète, il a mis à l'abri dans ses profonds entrepôts leurs stocks les plus précieux. Il n'a demandé pour cela qu'une rémunération raisonnable et a tout restitué à leur retour. Utilisant sa position officielle dans la ville qui accueille leur port, il développe ses relations avec les agents, les convie à des banquets et, par d'adroites questions dont ils ne se méfient pas, collecte les renseignements. Il cultive spécialement les femmes qu'il invite dans son domaine, une attraction appréciée. Entre une chasse et une étreinte, devant la vaste cheminée où brûle un tronc d'arbre entier, il bavarde avec elles. Il apprend beaucoup car la Ligue n'a de secret à cacher que sur le plan commercial. Boyard obtient une idée assez précise du poids énorme de la Ligue sur le plan financier, logistique et, implicitement social. Mais surtout, il est intrigué par la Lune. Peu nombreux sont ceux qui y sont allés. Leurs propos sont mystérieux. Boyard ne se laisse pas impressionner par la vie souterraine, une contrainte comme une autre. Ce qui l'effraie, c'est la puissance technologique que la Lune concentre. La Lune serait maître du monde si elle voulait. Pourquoi ne veut-elle pas ? Cette énigme, ses interlocuteurs ne savent pas la résoudre. Ils ne l'aperçoivent même pas, imbus de la puissance de leur Ligue. Boyard comprend bien la Ligue et pas du tout la Lune, une tâche blanche sur la carte qu'il ne peut ni contourner ni oublier. Cette inconnue l'embarrasse, le perturbe et l'obsède. Impossible de deviner sa valeur et son signe. Le combat avec la Ligue se fera dans le brouillard, sous la menace d'un virus invisible, dont on ne peut savoir s'il est présent ou non, s'il est mortel, si l'adversaire est immunisé. Cela transforme un plan rationnel en pari aveugle. Une telle indétermination entraîne un risque inacceptable. (Pour tenter de le mesurer, Boyard gaspillera beaucoup d'énergie en efforts disproportionnés). Boyard a confiance en lui. La phase préparatoire durera au moins dix ans. Il enverra des hommes étudier ou travailler sur la Lune. Il en proposera au recrutement de la Ligue. Il se fera des amis, il achètera des complaisances. Comme une araignée, il tissera une toile invisible. Il commence. *** Soudain, la planète est bouleversée. Les Croyants s'émeuvent s'assemblent, prient la Terre. Quelle ineptie ! Dévastée et stérile depuis la Catastrophe, la Terre servait de prétexte aux Temples et s'était évanouie avec eux. Ce désordre collectif dérange Boyard. Il s'informe : "la Terre attend l'Humanité", a dit un Messager. La religion qu'on croyait disparue resurgit. Sans le facteur d'ordre qu'étaient les Temples, elle est radicale et anarchique. Les émeutiers assiègent le port pour se faire transporter par la Ligue. Celle-ci résiste et Boyard envoie à son secours quelques équipes bien armées. Il assiste à la croissance de l'agitation, aux pillages, il voit jeter à la rivière ceux qui s'y opposent. Le Conseil de ville, inquiet et impuissant, pris entre deux peurs, hésite à accorder les pleins pouvoirs à son maire. Boyard évacue sa maison, mobilise ses hommes et propose d'en faire une garde municipale qui rétablira l'ordre. Le Conseil refuse. Boyard n'insiste pas. Il affiche sa bonne volonté, sa résolution et son respect des Conseillers. A la fin, quand, spontanément, les citoyens, poussés à bout, s'arment et combattent les émeutiers, un Général leur tombe du ciel. Grand, fort, vêtu d'une combinaison noire, il leur distribue des armes performantes, se met à leur tête, les organise et les dirige, sans même établir le contact avec le Conseil. Une fois la victoire acquise, le "général" disparait. Boyard a vainement tenté de l'approcher : agit-il pour la Ligue ou la Lune, ou existe-t-il un troisième acteur, une espèce de police interplanétaire ? L'Insurrection reflue. Le Conseil, rassuré, se décide à lutter contre le chaos. Honteux de sa passivité et rendu confiant par l'attitude déférente de Boyard, il le charge d'organiser une milice, sans toutefois retirer les deux assesseurs qui le surveillent. Boyard profite de sa nouvelle fonction pour rendre à la Ligue nombre de services : remettre en état le port, déblayer les cadavres, reconstruire les bâtiments. Les agents, déjà séduits, déjà reconnaissants des secours armés qu'il leur a apportés, le remercient chaudement. D'excellentes relations s'instaurent, les parties de chasse au domaine se succèdent, les rencontres amoureuses aussi. Sans soupçons, les agents parlent librement et disent tout ce qu'ils savent. Ils commentent les consignes reçues du Comité Directeur et l'efficacité du "Général" qu'il a envoyé pour organiser les citoyens et les aider à résister. C'était donc la Ligue, pense Boyard, éliminant avec soulagement l'hypothèse d'un troisième acteur. Quel dommage de ne pouvoir percer les secrets du Comité Directeur ! Les agents en poste sur Tibet exécutent les ordres, ils ignorent comment se prennent les décisions et qui les inspire. *** L'infinie patience de Boyard n'exclut pas un coup d'éclat occasionnel. Il craint l'engourdissement qui résulte de longs et minutieux préparatifs : à la fin, à l'instant de passer à la violence, on en a perdu l'habitude. Des exercices permettent de garder la main et de faire avancer les choses. De plus, en risquant tout, on s'endurcit : celui qui n'est pas prêt à perdre, n'arrivera pas à gagner. Le coup audacieux préparé par Boyard voit sa difficulté renforcée par la nécessité de maintenir une obscurité totale : l'opération ne doit laisser derrière elle aucun indice qui permette de déceler une intention. La quadrature du cercle, conclut Boyard, satisfait de s'affronter à un problème délimité, et réjoui de se préparer à l'action, même non décisive. Boyard choisit une douzaine de ses meilleurs chasseurs, hommes et femmes qui ont si souvent bravé la mort dans la forêt qu'elle ne les effraie plus. Par des itinéraires indirects, il les envoie l'attendre à l'autre extrémité du système solaire. Lui-même prend place dans une fusée pour la planète voisine. La Ligue ne s'occupe guère de savoir qui elle transporte, du moment que le passager paye. Boyard a sondé ses amis du Port : aucun système d'identification. Les passagers présentent leur Document Personnel et cela suffit. Son nom ne devant pas apparaître, il emprunte le Document d'un de ses hommes. Il s'appelle Ambard. Il va profiter de l'occasion pour faire connaissance avec les autres Planètes et, si possible, nouer des relations. Arrivé sur Echo, Boyard visite des forestiers sous prétexte de comparer aux siennes leurs techniques et méthodes. Ensemble, ils festoient et déplorent les coûts et les marges exagérées de la Ligue et la maigreur des bénéfices qu'elle leur laisse. Il fait de même sur chaque planète. Il constate un mécontentement latent contre la Ligue, l'envie de vendre et acheter directement aux autres planètes et d'échapper à une exclusivité coûteuse et frustrante. L'intuition de Boyard se confirme : des échanges libres valoriseraient les complémentarités entre planètes que la Ligue écrème, limitant le commerce aux produits rares ou à forte marge. Nombreux sont les producteurs et marchands locaux qui rêvent de doubler la Ligue et déplorent son contrôle total, non seulement sur les échanges mais sur leurs moyens : entrepôts, fusées, communications, paiements... Tout est verrouillé. J'avais raison, conclut Boyard. Il y a un marché pour mon idée. Il retrouve secrètement ses hommes. Chacun d'entre eux retient une place sur la même fusée. Sa destination étant peu fréquentée, ils représentent plus des deux tiers de l'effectif des passagers. L'heure de l'action sonne. Une fois la fusée passée en ultra-vitesse, les hommes de Boyard sortent leurs armes. Deux d'entre eux neutralisent les passagers. Boyard et les autres envahissent le poste d'équipage. L'effarement est total. Jamais, depuis que des fusées volent, une telle agression n'a eu lieu. La Ligue ne prend donc aucune précaution : le poste de pilotage est ouvert et l'équipage non armé. Quelqu'un résiste, il est assommé brutalement. Les autres filent doux. Le pilote, Corbant, n'a pas connu ni imaginé une telle situation, quoique la vie dans l'espace soit riche en surprises. Sans défense, Corbant n'est pas sans intelligence : si lui ne peut rien faire, eux ne savent pas piloter. Ils tiennent sa vie dans leurs mains, il tient la leur dans les siennes. Sans pilote, ils erreront sans fin à travers l'hyperespace Boyard, en concevant l'opération, a pris, évalué et accepté ce risque énorme. Tous ses projets s'arrêteront là, s'il ne convainc pas le pilote ou le copilote. Ce sont des hommes dont la vie a toujours été paisible. Ils ne sont pas prêts à mourir. Au moins un capitulera. — Quel est le marché ? demande Corbant avec calme. — Plan A : toi et tes camarades, vous marchez avec nous. Pirates de l'espace, vous aurez richesse et aventures. — Plan B ? — Tu nous poses quelque part sur une planète et vous aurez la vie sauve plus une récompense. — Nous serons accusés d'avoir volé la fusée. Personne ne nous croira. Nous ne pourrons plus aller nulle part. — Alors, choisis le plan A. — Vous avez besoin de moi. Si vous me tuez, la fusée se perdra dans l'espace et vous avec. Nous sommes à égalité : où voulez-vous aller ? pour quoi faire ? Un homme de Boyard s'énerve, celui-ci le calme. Corbant n'a pas d'illusion : il restera en vie tant que la fusée sera dans l'espace, pas un instant de plus. Il pense en désordre qu'il s'ennuie à faire toujours le même aller-retour, que la Ligue lui a refusé la promotion qu'il méritait, que les filles le fuient à cause de son odeur, que ces bandits sont sacrément gonflés. Ils volent une fusée, c'est pour s'en servir. Il sera à nouveau nécessaire : sa survie est garantie et, en plus, sa vie changera. — Plan A pour moi, répond-il, je marche avec vous. — Et les autres ? — Voyez avec eux, il m'en faut au moins un pour m'assister. Trois acceptent. Les deux qui savent piloter discutent trop, on n'a pas le temps. Avec le reste de l'équipage, ils rejoignent les passagers. Les prisonniers n'encombreront pas. Une fois tués, on les jette dans l'espace. — Maintenant, on rentre, dit Boyard. — Où ?, demande Corbant. — Un long voyage. Si Boyard ne sait pas piloter une fusée, il connaît le principe de leur propulsion. Elles peuvent franchir n'importe quelle distance. Bien plus tard, la fusée arrive en vue de Tibet. Boyard la dirige vers les montagnes. Elle se pose dans un cirque rocheux presqu'inaccessible. — Nous la cacherons plus tard, dit Boyard à Corbant. Emmenez-moi à la maison avec la vedette et revenez, je vous enverrai l'hélico. A la nuit, la vedette se pose sans bruit dans la clairière, non loin du fortin de Boyard. *** La Ligue ne comprend pas la disparition de la fusée XY3457. Ses signaux se sont éteints d'un coup et elle ne répond plus. Un problème improbable en cours de route aura entraîné un retard. Mais rien ne vient, ni information ni fusée. En deux cents ans, on s'est habitué à une fiabilité totale. Que contenait cette fusée ? un équipage éprouvé, des passagers, leurs bagages et du fret. Boyard et sa compagnie, voyageant avec de faux Documents, ne sont pas venus directement de Tibet. Ils sont enregistrés à partir de la planète de départ. A la fin, il faut accepter l'impensable coup de foudre par beau temps : la fusée s'est perdue. L'information n'est pas diffusée. Les contrôleurs sont embobinés, les livraisons de XY3457 annulées : rupture de stock. Le Comité Directeur de la Ligue est en ébullition. Des millions de trajets se sont effectués en toute sécurité. Les archives secrètes révèlent seulement quatre incidents, dont deux ont été élucidés. La fusée XY3457, neuve, a été vérifiée exhaustivement avant le décollage selon la procédure. L'équipage était aguerri. Qu'a-t-il pu se passer ? Une réunion d'urgence du Comité Directeur se termine dans la confusion. La seule décision, unanime, est de cacher l'accident, même aux agents de la Ligue et aux Représentants sur les Planètes. Un secret absolu s'impose pour conserver la confiance des clients. En outre, à supposer qu'il existe un danger, l'ignorance de sa nature interdit toute précaution. Le Comité veut se persuader que cela ne se reproduira pas. 4. Mystifications.Boyard en est là le jour où il apprend qu'un étranger venu de loin demande une entrevue. Avec un frisson d'excitation, il sent une chance passer. L'Homme annonce un nom probablement factice, Hrotmund. Il ne présente pas son compagnon. Les deux ont, dans leur stature et leur regard, une curieuse ressemblance avec le mystérieux "Général". Boyard est surpris de leur requête. Si le prêche d'un illuminé a agité les foules, cet individu est resté tranquille et n'a participé à rien. Quelle raison de le punir ? Et, surtout, s'interroge Boyard, qui le veut et dans quel but ? Ce Hrotmund prétend
être
envoyé par la Lune. Il ment. C'est le Comité Directeur qui passe par dessus son Représentant local. Pourquoi cette dissimulation ? Boyard chipote, dans l'espoir d'apprendre quelque chose de ce Hrotmund maladroit qui n'a rien d'un négociateur professionnel. Son attitude montre qu'il préfère les coups aux débats. Hrotmund s'enferre lamentablement sur la question de l'indemnité.
Il accepte trop vite. Il se laisse coincer par la logique de Boyard : si la Lune est responsable, elle paie ; sinon, cet homme ne lui appartient pas. Boyard, retournant l'étranger sur le grill, insiste "pourquoi le voulez-vous ?". Si l'homme est criminel, on le pendra ici. Non, répond l'autre, il est à nous, c'est un ingénieur de la Lune. Boyard réprime un sursaut : parmi tous les propos mensongers, celui-ci sonne juste. La Lune (ou la Ligue) veut le récupérer parce qu'il détient des secrets. Ça, c'est leur affaire. Celle de Boyard, c'est son obsession, la Lune où cet homme a vécu longtemps. Intérieurement, Boyard trépigne, maintenant difficilement son contrôle sur lui-même : un homme qui a passé sa vie sur la Lune, voilà le chaînon qui lui manquait. Boyard décide aussitôt de l'exploiter et, tout d'abord, de le soustraire aux recherches. Les assesseurs sonnent la fin de la partie. Après un échange de bonnes paroles, l'étranger se retire. Boyard, avant le Conseil, va essayer de mettre la main sur ce Blackwell. Boyard réfléchit : voilà quelqu'un qui se cache depuis des jours, il est affaibli, craintif, isolé. Comment lui inspirer confiance ? Il a abandonné la Lune pour délivrer son message absurde. C'est donc un fanatique. Je dois me mettre à l'unisson, je me présenterai comme "un frère". Boyard se remémore les mots qu'ils emploient. Il murmure dans le conduit puant "Sainte Terre", il le répète plusieurs fois. Nul ne répond. Il va partir quand il entend "Qui êtes-vous ?". La suite est facile : l'envoyer au domaine où il sera à l'abri et, dès demain, établir le contact. Pendant que Boyard se prépare à aller au Conseil, il envoie un homme s'enquérir des deux étrangers. Ils sont dans une accueillante taverne avec des filles non moins. Le Conseil, se dit-il, je n'ai pas à m'en soucier. Mais ces deux-là seront source d'ennuis, ils sont capables de retourner la ville, pierre par pierre. Il envoie quatre hommes bien armés s'en occuper. Le lendemain, dès que Waldemar et son compagnon sortent pour obtenir du maire la réponse du conseil, ils sont attaqués. Leur surprise est totale, leurs réflexes immédiats et parfaits. Trois assaillants sont tués, le dernier s'enfuit. Les gens de l'auberge, accourus dans la rue, s'effarent : ça n'arrive jamais ! depuis l'Insurrection, tout est calme ! Alors, c'est suspect, pense Waldemar en étirant ses muscles. Qui veut nous tuer ? Blackwell ? c'est un mouton bêlant, pas un homme d'action. Et comment saurait-il que nous le cherchons ? Alors, qui d'autre ? Le maire affiche sa consternation devant l'attentat. Ostensiblement, il multiplie les regrets et les excuses. En dehors d'une histoire de fille toujours possible, il ne voit qu'une explication : la haine des étrangers. Toujours latente, elle a crû pendant l'Insurrection. On fera tout pour identifier les cadavres et remonter la piste. La confusion de Boyard paraît si sincère que Waldemar ne se méfie pas. Boyard, insidieux, les complimente de leur habileté peu commune : Vous avez été pris en traître et ils étaient deux fois plus nombreux... — Nous avons eu de la chance, j'ai aperçu l'éclair avant l'attaque. Waldemar ajoute, faussement débonnaire, que, dans ses voyages, il a appris à se défendre. Il s'enquiert de la réponse du Conseil et, grimaçant : — Par localisme, vous renoncez à l'indemnité promise (il montre l'argent du premier dixième). Vous défiez la Lune, elle vous fera des ennuis. Boyard, à l'abri des deux assesseurs impassibles, se retranche derrière le Conseil. Lui, souhaitait complaire à "la Lune" (il fait sentir imperceptiblement les guillemets) ; eux, n'ont pas voulu. Il commente : nous, la dernière planète, nous menons une vie retirée, sans nous occuper du reste du monde ; à vrai dire, la Lune existe à peine pour nous. Ne reprochez pas au Conseil de refuser votre demande, il ne l'a pas comprise. Waldemar tenterait bien de s'assurer la coopération personnelle de ce maire compréhensif, mais il entrevoit des complications infinies, à commencer par les deux sbires. Il se retire. Averti par Marfise de la présence sur place de deux de ses agents, il les rencontre secrètement. Ils sont à la fois excités et dépités : hier soir, un début de signal, très faible, les dirigeait du côté de la rivière, il s'est éteint d'un coup. Seul Blackwell pouvait l'émettre. Ils l'ont probablement saisi un instant alors que, à la limite du champ des détecteurs, il le traversait. Waldemar se fait préciser l'heure et s'étonne de la coïncidence. Il a échoué. Par acquis de conscience, il se fait conduire à l'endroit où le signal a été perçu. Il regarde dans la direction présumée : la rivière. Rien d'autre. Peut-être Blackwell s'enfuyait-il sur un bateau ? Waldemar prend passage sur la prochaine fusée et quitte Tibet, laissant les agents poursuivre l'enquête. A part les filles (et le dîner, ajoute son compagnon), la mission n'a rien apporté. *** Boyard a caché Blackwell dans une cabane au cœur de la forêt, à la fois pour le protéger et l'isoler : rien ne fera douter de sa sincérité et de son dévouement à "la cause". Boyard repasse dans son esprit tout ce qu'il sait des Croyants. Heureusement, leur dogme est simple et les insurgés n'avaient pas de rites. "Chacun est un Temple", se rappelle Boyard. Il ne devrait pas avoir de difficultés pour tromper un homme épuisé et aux abois. Boyard rejoint la cabane. Il se précipite avec effusion sur Blackwell. Blackwell, lavé, nourri, réconforté, va mieux : — Comment m'avez-vous trouvé ? Boyard raconte. Nul ne vous cherchait. Mieux, on vous avait oublié. Deux étrangers débarquent, prétendant venir de la Lune. Ils proposent une grosse somme pour vous récupérer. Je l'ai su par mon cousin à la mairie. Je vous croyais parti avec les autres dans la forêt. Découvrant que vous étiez en ville et menacé de capture, j'ai pensé à plusieurs endroits et (trichant un peu) le quatrième fut le bon. Prions ensemble dit Blackwell. Ils se prosternent. Boyard attend impatiemment que ça se termine puis, prenant un ton empressé : — Par la Sainte Terre, je suis tellement heureux de vous secourir ! Vous, le Messager ! Celui qui nous a apporté la Grande Nouvelle ! Quelle bénédiction ! Blackwell, bien posé sur le terrain solide de la religion, répète le message : "je reviens de la Lune, j'ai entendu l'Appel, la Terre revit, le Précurseur nous attend. Et son Nom est Daubrin". Boyard, insensible à l'appel, s'intéresse aux détails. Blackwell, frustré par l'incuriosité manifestée par toutes les Planètes, se carre sur sa chaise et raconte son histoire que Boyard écoute sans l'interrompre. Ingénieur sur la Lune ("je l'avoue, j'avais perdu la Foi"), son chef l'a désigné pour participer à un groupe qui effectuait des observations de la Terre. Il a su que la vie était possible dans certaines zones et qu'un homme venu du bout du monde y poserait le pied. Il ne se pardonne pas son péché : il a ri de Daubrin quand on a dit qu'il entendait l'Appel. Quelque temps plus tard, ce Daubrin a voulu rester sur la Terre et en a obtenu la permission. Là, pour la première fois, j'ai senti l'odeur d'un miracle. Et lorsque, avec d'autres ingénieurs, j'ai atterri à mon tour, tandis qu'ils vaquaient aux occupations dont nous étions chargés, moi aussi, l'Appel m'a atteint. Comme traversé par un éclair, j'ai retrouvé ma Foi. La Terre m'a choisi pour répandre la Nouvelle à travers le monde. Après avoir encore prié avec lui, Boyard se retire, il a besoin de réfléchir. Il y a eu sur la Terre une quelconque expérience et cet illuminé a entendu des voix. Je m'en moque. Par contre, ce gars a vécu longtemps sur la Lune et moi je cherche des informations. Je vais le débobiner peu à peu. Au matin, Boyard regagne la ville et vit comme d'habitude. Chaque soir, il rejoint le domaine et Blackwell. Il a fait plusieurs tentatives pour l'amollir, envoyé de jolies filles lui porter ses provisions, joint à celles-ci de l'alcool et des drogues que Blackwell ne touche pas. Tout à ses prières, il reste impassible, même quand une fille (Boyard avait parié avec elle) s'est dévêtue et jetée sur lui. Il l'a secouée comme s'il se débarrassait d'une mouche, sans même se rendre compte de la nature de l'incident. Bon, soupire Boyard, tant pis pour moi, je l'aurai par la religion et seulement par là. Boyard redouble de dévotion apparente. Mis en confiance, et souffrant quand même de sa solitude, Blackwell raconte la Lune à un auditeur insatiable. Il parle encore plus volontiers des "expériences". Boyard, sidéré qu'une partie de la Terre soit propice à la vie, garde son attention fixée sur la Lune, la menace invisible qui le hante. Peu à peu, il soutire à Blackwell toutes les informations dont il dispose. Les Lunaires natifs sont imprégnés des contraintes de la vie souterraine : des espèces de taupes. Repliés sur leur survie et leurs travaux, ils ignorent jusqu'à leur ignorance du monde extérieur. Une sorte d'état hypnotique. Dans ce cercle fermé, les ingénieurs détonnent. La plupart, venus des Planètes, adolescents ou déjà adultes, ont connu une autre vie, active, ouverte, dynamique. Ils sont comme des plantes qui s'étiolent dans une atmosphère raréfiée : exposées à l'air, elles reprendraient leur exubérance. Cette dualité potentielle ouvre une perspective car les ingénieurs occupent une place centrale dans le difficile équilibre de la survie quotidienne de "la ville", dans les travaux de l'Université et dans la recherche fondamentale et appliquée. (Boyard ne sait pas à quel point son intuition est juste : dans le passé, nombre d'ingénieurs n'hésitèrent pas à quitter leur travail pour entreprendre la grande œuvre de la Conjuration ; dans le futur, ils seront à l'origine de la Crise qui déchirera la Lune) Dans le monde clos de la Lune, indifférent et autocontrôlé, la tentation de la Terre a provoqué une faille. Toutes ces oasis clandestines sont des portes dérobées pour franchir l'enceinte invulnérable de la forteresse. Blackwell servirait d'intermédiaire, s'il n'était pas fou et banni : sur la Lune, les machines le reconnaîtraient aussitôt ; sur la Terre, les ingénieurs le fuiraient ou le dénonceraient. Mais, pense Boyard, exagérément tourmenté par l'énigme de la Lune, ces gens qui vont et viennent dans l'illégalité, il y a quelque chose à tirer de leur ambivalence. Il faut procéder par étapes. Et, puisque la Lune est fermée sur elle-même, une base sur la planète voisine aura un jour son utilité. Allons jeter un coup d'œil sur la Terre et y déposer Blackwell. Il sera comme un relai ou un concierge. *** Peu à peu, Blackwell perd toute appréhension envers son "frère" Boyard. C'est le moment. Boyard affecte une agitation extrême et s'exclame en se prosternant : — J'ai entendu la Terre ! Elle te veut, Elle exige que je te conduise. Blackwell n'est pas surpris qu'Elle parle à Boyard. Rien de plus normal. Lui aussi, il L'a entendue jadis. Il ne pensait pas revenir : peu importe le lieu où il prie. Mais voilà qu'Elle l'ordonne. Que Sa volonté soit faite. Cependant Blackwell est troublé. Au lieu de lui ouvrir le ciel, Elle charge Boyard de le ramener. Il faudra utiliser ces moyens matériels que Blackwell a combattus lorsque les Croyants dévoyés voulaient se faire transporter par la Ligue. Il a dit, il a pensé, qu'il fallait prier et attendre un Miracle. La Déesse l'éclaire : "aide-toi, la Terre t'aidera". Obliger les petits hommes à ramper jusqu'à Elle, c'est une nouvelle sorte de Purification pour les éprouver et les rendre dignes. Boyard, prosterné, souffre et s'ennuie affreusement. Enfin, Blackwell, radieux, se tourne vers lui, l'embrasse et dit : "partons". *** Corbant, le pilote, se réjouit de décoller. Malgré les récréations dont Boyard le comble (il a même déniché des filles à l'odorat insensible), il s'ennuie. Il croyait la vie de pirate plus animée que ça. Le voyage est long. Quand la Lune apparaît sur le radar à longue portée, Boyard dit à Corbant : — Vous vous dirigerez vers la Terre. — Sur la Terre ? Que voulez-vous faire ? Vous êtes fou ! C'est mortel. Boyard lui confie que les hauteurs de la Terre sont vivables. Blackwell donne les détails. Le pilote, incrédule, n'est qu'à demi-convaincu. Et les radiations ? Blackwell lui montre la carte des différentes zones. Boyard le rassure : vous ne risquez rien, vous resterez à mille kilomètres d'altitude, le temps pour nous de poser une vedette de sauvetage, faire quelques trucs et revenir. Boyard installe Blackwell tout près de l'une des oasis clandestines des ingénieurs afin de profiter de leurs aménagements. Il a repéré l'endroit sur les cartes et précise à présent sa visée grâce au télescope : un surplomb rocheux dont le dessous forme presqu'une entrée de caverne. La vedette pourra atterrir et le matériel rester caché. Blackwell monte dans la vedette, avec deux hommes pour l'aider à décharger. Boyard en fait partie, curieux de mettre le pied sur la Terre et de dresser des plans. On charge les caisses de provisions et d'équipement. La fusée largue la vedette que le pilote contrôle à distance. Il la pose facilement à l'endroit voulu. Encore mieux qu'espéré : une grotte s'ouvre dans le rocher. Boyard l'explore sommairement, elle s'enfonce profondément et se ramifie. "Juste, ce dont nous aurons besoin". Pendant qu'on sort les caisses, il lance un coup d'œil circulaire sur le paysage : sinistre. Décidément, Blackwell est fou ! Mais ceci représente l'amorce d'une base. Devant se cacher des ingénieurs, Blackwell épiera leurs allées et venues. Cela rendra service, comme les quelques caisses verrouillées que Boyard dissimule. Il embrasse Blackwell, sacrifie à l'inévitable prosternation et à l'insupportable prière. "Je reviendrai, frère". Ils le laissent, extatique, et, soulagés, remontent dans la vedette qui rejoint la fusée. 5. Les banditsMarfise est restée sur la Lune. Inutilement. Jusqu'à présent, rien n'a confirmé son intuition. Il ne vient de la Terre que les rapports relatifs aux "oasis" : tout pousse et, lui glisse l'Ingé, ses collègues procèdent à des aménagements légers pour passer confortablement les heures de détente qu'ils dérobent. Marfise fraternise avec eux. Les femmes l'accueillent avec sympathie, les hommes avec plaisir. Ils ne posent pas de questions, l'Ingé l'a introduite, cela suffit. Ils la font volontiers participer à leurs escapades. Tandis que, oubliant la mauvaise odeur de l'air avec un jeune ingénieur, elle fait des galipettes sur l'herbe toujours humide à cause des fréquents arrosages, Marfise pense à la Terre. Elle a tant rêvé d'une autre Terre, la vraie, la vivante, celle qu'elle a tenté de sauver et dont ensuite elle a cru tuer le mythe. Et voilà qu'il existe des possibilités de vie sur la planète morte ! Si les Lunaires voulaient, ils pourraient abandonner leurs souterrains et vivre ici dehors... Quant à Daubrin qu'on observe par le satellite, il ne cesse de prier, de plus en plus maigre, le regard de plus en plus allumé. Il n'oublie pas pour autant de rédiger minutieusement son rapport mensuel. Je perds mon temps, se dit Marfise qui, toutefois ne se résout pas à partir, malgré les appels de Waldemar dont la mission a échoué. Il a eu l'impression d'être dupé et même l'agression (son meilleur souvenir) est incompréhensible. La trace de Blackwell, à peine entrevue, s'est perdue. La vaine enquête se poursuit. *** Du nouveau survient là où Marfise ne l'attendait pas : la disparition de la fusée XY3457. Marfise, aussi surprise que les autres membres du Comité, ne cherche pas comme eux à oublier. Elle analyse : la construction des fusées exclut toute panne ; l'hyperespace ne contient pas d'obstacle ; reste le facteur humain. Marfise saisit le seul fil disponible : enquêter sur l'équipage et les passagers. Elle lance son organisation dans cette direction, d'abord là d'où la fusée a décollé, ensuite, sur les planètes d'origine des voyageurs. Si l'équipage est vite lavé de tous soupçons, si quelques passagers sont pistés jusqu'à leur point de départ où l'on s'inquiète de leur silence, une bizarrerie apparaît : les traces de plusieurs voyageurs se perdent, d'autres semblent volontairement brouillées. Une intention se marque en creux, l'indice d'une préméditation. Extrapolant, Marfise hésite devant l'énormité de l'idée à laquelle elle arrive : une action concertée pour s'emparer de la fusée. Qui ? Dans quel but ? Quoique ces questions soient sans réponse, l'hypothèse éclaire le mystère. Revoyant à cette lumière ses innombrables voyages, Marfise se rappelle l'absence totale de dispositif de sécurité. Les contrôles à l'enregistrement sont réduits au minimum pour fluidifier le trafic, les passagers portent leurs armes sur eux et, dans la fusée, non seulement il n'y a aucun garde mais tout est ouvert, jusqu'au poste de pilotage où les voyageurs aiment venir bavarder avec l'équipage ou flirter avec ces êtres prestigieux. Aucun incident ne survenant jamais, la Ligue n'a pris aucune précaution. Cela paraissait si naturel que, jusqu'alors, Marfise ne l'avait pas remarqué. Plus elle y pense, plus une attaque lui paraît plausible. L'autre éventualité serait un accès de folie du pilote. Marfise réétudie les dossiers de l'équipage : formés et sélectionnés avec soin, soumis en permanence à une multitude de tests, leur solidité est à toute épreuve. Reste donc les bandits. Avaient-ils un pilote avec eux ? Quel est leur mobile ? On ne vole pas une fusée pour plaisanter, c'est un moyen pour une fin, un élément, vraisemblablement indispensable, d'un plan plus large dont Marfise ne devine rien. *** De son côté, Brune a retrouvé son poste sur Tibet. Sa longue absence (un délire tumultueux) est passée inaperçue dans la confusion que l'Insurrection a engendrée. Apprenant son retour, Marfise lui demande de rechercher Blackwell, l'aiguille dans la botte de foin. Quoique Brune la range parmi les responsables du drame dont les souvenirs perdent trop lentement leur amertume, elle accepte, non par complaisance ou obéissance, mais par vengeance contre Daubrin qui l'a trahie et déçue. Elle a ressenti l'Insurrection des Planètes comme une offense personnelle, et Blackwell qui l'a provoquée lui paraît un ennemi mortel. Brune hait passionnément la Terre, physique ou mystique, et tout ce qui touche à elle, la Terre qui lui a pris Daubrin, la laissant à jamais inassouvie. En dépit de cette psychose, Brune est toujours alerte, éveillée et séduisante. Elle concentre ses investigations sur la ville du Port et s'évertue à rencontrer ce Boyard qui a laissé à Waldemar une impression aussi forte qu'ambiguë. Brune a un bon prétexte : Boyard vend les racines dont elle fait à présent le commerce. Impossible de le voir, il est malade et ne vient plus en ville. Brune a demandé un entretien, il lui a envoyé un chargé d'affaires. Boyard ne se montre pas car il est occupé. Il a constaté l'occultation du vol de la fusée. Ses amis au sein de la Ligue n'en savent rien. Même le Représentant, celui qui, sur la planète, supervise les agents, ignore qu'une fusée a disparu. Boyard suppute que, pour les Directeurs, la perte d'une fusée n'est rien à côté de la réaction que provoquerait sa divulgation. Pour cette raison ou par inertie, la Ligue n'a rien changé à la routine des vols, toujours non protégés. "Dépêchons-nous d'en profiter", se dit-il. Il a un atout de plus que la première fois : Corbant qui meurt d'envie de vivre des aventures pilotera la prise. Boyard ne joue plus à quitte ou double. En peu de temps, Boyard, Corbant, et quelques acolytes, s'emparent, sur des trajets variés, d'une demi-douzaine de fusées qui viennent rejoindre la première dans les montagnes. Boyard les a fait camoufler. Le risque qu'un chasseur tombe dessus par hasard est nul : le cirque rocheux où sont garées les fusées est inaccessible et un poste de garde veille jour et nuit. *** De la Lune, Marfise participe en vidéo à la réunion du Comité. Les Directeurs, affolés, inondent de critiques Galaffron, le seul Directeur Général à avoir perdu des fusées, le seul en deux cents ans. Deux problèmes se posent : le premier, garder le secret pour ne pas ébranler la confiance dans l'efficacité et l'omnipotence de la Ligue ; le second, arrêter la série noire. Les Directeurs, démoralisés, comprennent que la Ligue n'est pas aussi invulnérable qu'ils le croyaient. Marfise se tait. Ce type de fusée exclut tout accident matériel. Quelqu'un a-t-il une hypothèse ? Les regards, délaissant Galaffron, se fixent sur Marfise. Elle se tait. Galaffron se défend : tout a été conforme, il n'est pas responsable d'évènements imprévisibles. Usant d'une politesse raffinée et de circonlocutions compliquées, il prie Marfise, au nom du Comité, de donner son sentiment. Il simule l'humilité : nous tous, sommes prisonniers des habitudes ; vous, vous avez toujours fait preuve d'imagination et d'initiative. Je sais, nous vous l'avons reproché. Faites-nous la grâce de l'oublier ! Vous appartenez au Comité, il sollicite votre concours. Marfise répond d'un seul mot : hubris. Devant l'incompréhension générale, elle explique : — Hubris, cela signifie "orgueil", sentiment de puissance exagéré. Si je vous rappelle le passé, ce n'est pas par revanche. Vous m'avez destitué selon les règles, je n'ai rien à objecter. Je ne réclame rien. Souvenez-vous, j'ai suggéré que nous nous protégions. Vous avez pensé : "nous sommes si forts que toute menace se transformera en opportunité ; nous ne craignons et ne craindrons jamais rien". Eh bien, le Destin, s'il y en a un, nous frappe sur la tête pour dire "attention". J'ai toujours soutenu que les équations comptables contiennent un facteur d'indétermination. Nul ne pouvait anticiper l'Insurrection ni la disparition des fusées. Vous m'avez reproché la première, vous reprochez la seconde à Galaffron. Vous avez tort. Ces évènements montrent que votre vision du monde est naïve. (Et, parlant leur langage :) Ne vous illusionnez pas, nos conditions de profit ne sont ni stables ni simples. Galaffron, embarrassé, toussote et, se faisant l'interprète des autres : — Hum ! cette "armée secrète" que vous aviez organisée... euh... vous pourriez la reconstituer ?... euh... enquêter ? Marfise ressent jusqu'au fond des reins un exquis chatouillement d'amour-propre. Elle cite le Règlement adopté contre elle et répond froidement : — Membre du Comité, votre inquiétude est la mienne, je partage vos responsabilités. Mais je ne m'épuiserai pas à ressusciter une organisation démoralisée par sa dissolution. Galaffron, pressé par les Directeurs, suggère qu'elle reprenne la tête du Comité. Marfise refuse. "Vous m'y avez mis une fois, ça me suffit". *** Le Comité Directeur affolé se réunit à nouveau. Le secret devient difficile à garder. On cherche un vice dans la construction des machines. Sans donner l'alarme, on a ordonné une vérification générale : toutes les fusées sont démontées et révisées à fond, l'une après l'autre. Leurs plans sont examinés dans tous les détails, à la recherche d'une anodine modification récente qui aurait eu des effets imprévus. Marfise repousse les appels désespérés des Directeurs, les "pleins pouvoirs" qu'ils lui offrent. Tout en prodiguant les bonnes paroles, elle s'amuse de leur aveuglement et se félicite d'avoir un temps d'avance. Elle conseille d'équiper les fusées de traceurs invisibles qui émettraient un signal indétectable dès que la fusée arrêterait ses émissions. Ainsi, se dit-elle, s'ils en volent une autre, je saurai où elle va. Elle n'a pas cette chance. Boyard a maintenant davantage de fusées qu'il n'en peut utiliser. Deux pilotes seulement ont accepté de passer du côté des assaillants. Boyard a envoyé sur la Lune une dizaine de ses hommes s'inscrire à l'Ecole de Pilotage sous prétexte de préparer le concours de recrutement de la Ligue. Quand ils en sauront assez, ils reviendront et Boyard disposera d'une flotte opérationnelle. Cela demandera au moins cinq ans. En attendant, il faut, à la fois occuper Corbant et avancer son plan. Corbant va exécuter des livraisons clandestines et Boyard mettre en place les bases d'un réseau commercial parallèle à la Ligue. Le premier voyage est pour Echo, la planète voisine. La fusée emporte un chargement de ces racines tellement convoitées. Elle se pose dans un endroit désert. Boyard prend la vedette et l'approche de la ville du Port. Retrouvant les relations précédemment nouées, il suggère, à mots couverts vite compris, une livraison "spéciale" qui, évitant les frais et la marge exagérés de la Ligue, coûtera deux fois moins cher que d'habitude. Sans poser de question indiscrète, son partenaire accepte avec satisfaction. Comme il vendra au prix du marché, son bénéfice sera énorme. Toutefois, la Ligue contrôlant les circuits de paiement, une astuce est nécessaire. Boyard dont, cette fois, le profit n'est pas la motivation, fera crédit à son acheteur. Puis, quand ce dernier aura rassemblé la contrepartie, il prendra livraison et débitera son compte. En répétant ce type d'opérations, Boyard créera un système monétaire parallèle que les "marchands libres" (c'est ainsi qu'il les appellera) substitueront à celui de la Ligue. Au cours de son voyage à travers les Planètes, il a repéré les besoins les plus criants de chacune, besoins satisfaits à trop haut prix ou ignorés. Avec ses fusées, il va exploiter cette frustration. Il créera ainsi un réseau qui, clandestinement, commencera à doubler la Ligue. Au cours des premiers voyages, il accompagnera Corbant pour poser les éléments du circuit, ensuite il passera la main à un adjoint. Corbant et les deux pilotes qu'il supervise ont besoin d'ingéniosité pour ne pas se faire repérer par les radars du port, tout en se posant au plus près. Cette tension épuise Corbant, il ne pense plus à faire le pirate. Il se fatigue encore plus quand, pour augmenter la capacité de livraison, Boyard charge les pilotes de deux fusées à la fois. Avec le contrôle à distance, chacun fait décoller le deuxième engin après le sien, les synchronisant en vol. Et inversement à l'atterrissage. Après chacune de ces opérations, il faut aux pilotes une semaine de repos que Boyard s'ingénie à leur rendre agréable. Cette intense activité ne l'empêche pas de se montrer sur Tibet. Il a introduit des hommes de confiance auprès des agents de la Ligue. Lui-même multiplie encore ses relations amicales et amoureuses. Il participe aux cérémonies officielles de la mairie. A ces occasions, la charmante Brune le rencontre enfin. Elle se laisse séduire volontiers, un peu par habitude, un peu par devoir, et surtout, s'avoue-t-elle, parce que cet homme massif dégage une énergie intense. Brune, conquise, conquiert son vainqueur qui, lorsqu'il en a le temps, l'emmène volontiers chez lui, dans la forêt. Plusieurs fois, prétextant le désir d'attendre son retour, elle y reste sans lui, ouvrant les yeux et les oreilles, sans saisir rien d'autre que l'immense pouvoir de Boyard dans son domaine : fidélité, affection et crainte se mélangent indéfectiblement. Les progrès de son plan n'empêchent pas Boyard d'être tenaillé par l'inconnue de la Lune qui rend ses équations insolubles. Apprenant, au détour d'un bavardage détendu, que Brune a séjourné sur la Lune, il la questionne. Brune se referme sur sa douleur et répond que ce sont de mauvais souvenirs. Il essaie à nouveau sans succès et, lorsque, en passant, il mentionne la Terre, il a la surprise de voir la jolie Brune enlaidie par une explosion de colère et de haine. — Tu es bien la seule à qui la Terre fait cet effet, risque-t-il. Brune, furieuse, le quitte en claquant la porte. Sa fâcherie, comme un défi à relever, rend Boyard plus assidu. Cette fille est savoureuse. Brune, ayant assez boudé, lui revient. Elle a des soucis financiers. Les ventes de racines précieuses s'effondrent. La Ligue ne trouve plus de clients, sans que, pourtant, l'appétit pour les racines ait diminué. La rémunération de Brune, indexée sur les ventes est en chute libre. Après une agréable distraction avec Boyard, tandis qu'il paresse au lit, elle se rhabille en femme d'affaires et lui annonce qu'elle va arrêter ses achats : la Ligue ne vend presque plus rien. Si c'était pensable, je croirais que le marché a été subverti par la contrebande. Boyard, par ses amis au sein de la Ligue, sait que, sur plusieurs planètes, les produits les plus rentables rencontrent le même "problème incompréhensible" (avec six fusées en action, ses affaires commencent à prendre de l'envergure). Il ruse : — Contrebande ? Tout passe par vous. Avez-vous fouillé vos fusées ? Peut-être des gens indélicats s'en servent-ils pour des exportations clandestines ? Surveillez les dockers ! Brune, assurant, que le nécessaire a été fait (ce qu'il sait déjà), Boyard suggère : — Puisque il n'y a pas d'explication interplanétaire, il faut que, sur les Planètes, des gens aient trouvé des racines et les vendent directement sans passer par vous. Toi, tu n'auras qu'à changer de produit ou (ajoute-t-il en la caressant) laisser tomber et rester ici. Je te fais aménager un logement en haut de la tour Ouest. 6. Le raptBlackwell a sommairement aménagé sa grotte. Abrité par le surplomb, il prie, face aux pics désolés. Il se sent en communion avec le Précurseur, certain que leurs adorations renforceront leurs effets. Il voudrait se jeter à ses pieds et se faire son esclave. Par son canal, il se rapprocherait encore de la Déesse dont il imagine la voix et la présence. Mais Daubrin est très loin, au bout de montagnes infranchissables. Boyard n'a pas confié de mission à Blackwell. Un illuminé n'est bon à rien, surtout pas à négocier. S'il surgissait au milieu des ingénieurs en escapade, il leur ferait peur. Non seulement ils ne le croiraient pas mais ils préviendraient la Lune. Ce n'est pas par lui que passera le contact. Boyard a une peur irrationnelle de la Lune, cette menace inconnue qu'on ne peut conjurer de l'extérieur. Il faudrait se servir de ces ingénieurs qui vont et viennent en cachette. Blackwell en a donné la liste et Boyard, par petits morceaux, lui a arraché des détails sur leur caractère. Il comptait sur ses stagiaires. S'ils n'accèdent pas à certaines parties du domaine des ingénieurs, ils les rencontrent fréquemment dans leurs études et leurs travaux. Les stagiaires font ce qu'ils peuvent, un peu par obéissance, un peu par reconnaissance. Garçons et filles fréquentent, respectivement, femmes et hommes de la liste : malgré leur zèle ils ne franchissent pas la barrière. Boyard obtient des informations additionnelles sur les personnes, rien sur leur activité secrète. Il enrage de n'avoir pas la clef qui lui ouvrirait la Lune. Il a renoncé à s'y rendre lui-même. On lui a raconté comment ça se passe. Il se promènera ici et là, aura autant de relations épidermiques qu'il en désirera, sans jamais établir un contact réel. Il le sait, l'extérieur n'existe pas pour eux. Cette indifférence se maintiendrait-elle dans le cas où, à la suite de son action, l'extérieur changerait ? Question cruciale. Les gens de la Ligue disent que la Lune les ignore aussi. Ils peuvent y séjourner tant qu'ils veulent, aux mêmes conditions que les autres : se mettre entre parenthèses et se comporter en lunaire. On ne les accueille pas en amis ou en alliés. D'ailleurs l'idée même d' "accueil" est incongrue : vous êtes là, c'est tout. Leurs récits laissent Boyard penser à une absence de rapports entre la Lune et de la Ligue : alors, il pourrait négliger la première et faire ce qu'il veut contre la seconde. Mais n'y-a-t-il pas collusion ou accord au niveau supérieur, celui du Comité Directeur dont les relations de Boyard, simples exécutants, ne connaissent que les consignes ? Boyard suppose que la Lune a un gouvernement secret et craint une entente entre lui et le Comité. Boyard bute sans cesse sur l'exaspérante insuffisance de ses informations. Cela devient une idée fixe. Il sent ses arrières vulnérables, comme s'il allait à la chasse au lapin sans se protéger des fauves. Brune, outre ses réticences, n'est pas une Lunaire et ne peut pas le renseigner en profondeur. Aussi, Boyard dont, nous l'avons déjà vu, la patience n'exclut pas la témérité, décide un mouvement en aveugle : sur l'échiquier, il prendra une pièce pour préparer une combinaison. *** Quoique Marfise soit redevenue aussi amicale et complaisante que Brandimart puisse le souhaiter, il se désole de la sentir s'ennuyer. Elle s'ennuie, malgré la satisfaction perfide que lui procurent les appels au secours de la Ligue. Galaffron a démissionné et son successeur est en désarroi. Marfise est sûre à présent que les fusées ont été volées. Des pirates, a-t-elle pensé. Elle a attendu que des raids pillent des villes ou s'emparent des stocks de la Ligue. Que rien n'arrive, l'angoisse. Ils n'ont pas pris ce risque énorme pour s'amuser. Une seule chose se produit, aggravant les malheurs de la Ligue : sur plusieurs planètes, les ventes des produits les plus rémunérateurs chutent. Aucun rapport. Un petit problème à côté de la grande énigme. Chaque jour, Marfise rêve à Waldemar qui s'ennuie aussi. Aussi inconsidéré que ce soit, ensemble, ils arpenteraient les Planètes avec la fusée noire. Même si les engins sont cachés, ils laissent des traces, surtout lorsqu'on s'en sert. Elle s'imagine tomber du ciel avec Waldemar et ses quarante brutes, et, au terme d'un combat acharné, reprendre les fusées et les jeter à la figure de la Ligue ! Cette quête problématique vaudrait mieux que l'inaction. Mais quelque chose l'empêche de s'éloigner de la Terre où, cependant, il ne se passe rien d'autre que la croissance des plantes dans les petites oasis. Elle accompagne souvent les ingénieurs mutins qui, avant de partir, lui font signe. Elle les rejoint au labo, enfile une combi et monte avec eux dans la navette. Une fois arrivés, ils s'amusent à jardiner, s'étendent au soleil, respirent et batifolent. Ce soir-là, trois d'entre eux, deux hommes et une femme, ont décidé une sortie. Ce sera comme si la Lune n'existait plus car leur "jardin" se trouvera du côté opposé. Il manque une deuxième femme, ils invitent Marfise. Ils boivent un peu, pique-niquent, flirtent. Deux couples se forment. Tout à coup, l'impensable advient : des sbires en combi noire, surgis de nulle part, se jettent sur eux, les immobilisent, les attachent et, avec une vedette, les emportent jusqu'à une fusée restée en orbite. Mettant en marche ses moteurs, elle disparaît. Sans brutalité excessive, les prisonniers sont envoyés dans la cale, tellement ébahis qu'ils ne pensent ni à protester ni à questionner. Assommés par la surprise ou par un somnifère dans l'aération, ils s'endorment. Marfise — combien de temps plus tard ?— revient à elle. Elle jubile : j'ai pris les Pirates. Elle corrige : ils m'ont prise. Elle ajoute : mais ça revient au même. Pourquoi l'ont-ils fait ? Qu'est-ce qui les a conduits sur la Terre ? Comment connaissaient-ils cet endroit ? Elle n'en sait rien, elle le découvrira. Voilà ce qu'elle attendait depuis si longtemps, moisissant sur la Lune. Marfise est si excitée qu'elle oublie de s'interroger sur le sort qu'ils lui réservent. Par contre ses compagnons, quand ils reprennent conscience, sont abasourdis et terrorisés. *** Que s'est-il passé ? Boyard, atteignant la Terre, descend avec quelques hommes. Les laissant dans la vedette, il cherche Blackwell. L'ermite a laissé pousser sa barbe, ses habits sont déchirés, il a terriblement maigri. Evidemment, quand Boyard le trouve, il est prosterné en prières. Il se lève en le voyant. Ils se prosternent ensemble. Boyard le laisse un instant pour prévenir son équipe : "cela va durer, revenez dans quarante-huit heures". En effet, il faut longtemps pour que le contact s'établisse. Blackwell, dans sa solitude absolue, se croyant en permanence dans le sein de la Déesse, a perdu l'habitude de communiquer. Il ne parle plus et croit que l'autre entend ses pensées. Boyard l'informe qu'il vient renouveler ses provisions. "Oh je n'ai besoin de rien", répond Blackwell qui, de fait, n'a pas l'air de manger souvent. Boyard a la pénible certitude de devoir défaire un écheveau, nœud après nœud. De plus, à chaque instant, Blackwell déraille en divagations mystiques que Boyard fait semblant de révérer. Enfin, Blackwell a une première lueur d'intelligence qui se transforme en soupçon : son frère voudrait-il s'installer avec lui ? non, non, pas question, Blackwell veut rester seul avec la Déesse, il refuse de partager les Délices de Sa Présence. Il se rassure quand Boyard répond qu'il ne fait que passer, le temps d'un bref pèlerinage à Notre Sainte Terre. Boyard ouvre des boites et prépare à manger. Blackwell qui a moins jeûné qu'oublié de manger, se jette sur la nourriture dans laquelle Boyard a introduit un euphorisant. L'ermite redevient presque normal. Il se souvient que, sans Boyard, il ne serait pas là. Il a eu un rôle dans le Plan de la Terre dont les instruments les plus vils sont encore sacrés. Il doit être bon avec lui. Il parle de sa vie magnifique, ici, au plus près de la Déesse. Insidieusement, Boyard le pousse vers les détails concrets. La proximité du jardin des ingénieurs est-elle commode ? Prend-il les précautions nécessaires ? (il n'est besoin d'aucune : les ingénieurs s'attendent tellement peu à une présence que même une empreinte de pas leur resterait invisible). Ce long et fatiguant débobinage apprend à Boyard les habitudes des ingénieurs. Leur venue est irrégulière et jamais très longue. Blackwell a pensé leur révéler la Vérité pour qu'ils se convertissent (Boyard frémit) mais la Déesse l'a assuré qu'elle le chérissait trop pour souhaiter d'autres Fidèles que lui. Daubrin est Son serviteur; lui, il est Son favori. *** Pendant que Blackwell prie, Boyard et son commando vident les vedettes, en sortent des machines et procèdent à des aménagements dans la grotte. Plus tard, il sera peut-être nécessaire de disposer d'une base opérationnelle. Des provisions, des armes et un véhicule sont stockés. Les ramifications souterraines sont reliées entre elles, l'entrée du labyrinthe soigneusement verrouillée et cachée. Ensuite, se cachant de Blackwell et de ses prêches exaspérants, ils guettent la visite des ingénieurs. Deux jours passent. Une navette se pose : quatre personnes sortent en riant. On les laisse s'amuser et, d'un coup, on leur saute dessus. Avant de repartir, Boyard veille à effacer toute trace. Reste leur navette. Qu'en faire ? Corbant qui, avide d'action, est descendu avec eux, laissant la fusée en mode automatique, programme le petit engin pour qu'il satellise autour de la Terre, en demeurant toujours du côté opposé à la Lune. Cela retardera sa découverte et posera une énigme insoluble. Boyard est conscient de son imprudence. Il joue un coup audacieux pour un gain limité. Comment réagira la Lune après la disparition de quatre ingénieurs ? La surveillance permanente des machines la détectera très vite, à moins que les autres "ingénieurs mutins" trouvent une astuce pour cacher un accident qui les compromet. De l'autre côté, même si les prisonniers adhérent à ses plans, leur retour sur la Lune soulèverait une multitude de questions dangereuses. Leur utilité n'est pas là : Boyard est avide d'informations et ceux-ci en apporteront davantage que tous ceux qu'il a rencontrés jusqu'ici. Ce coup prépare le suivant. Boyard espère que ces quatre lui permettront de découvrir comment séduire les autres. Boyard évalue ses chances : d'un côté, leur enlèvement les rendra hostiles ou rétifs, quoique, étant d'origine planétaire, ils supporteront le choc (un Lunaire deviendrait fou si on l'arrachait à son terrier) ; de l'autre, ce "jardin" clandestin témoigne d'une relative anomie que Boyard essaiera d'exploiter. Il compte sur leur ambivalence : assez Lunaires pour tout savoir, assez planétaires pour coopérer un peu. Les captifs ne souffrent que de l'inconfort de la cale. On ne les maltraite pas. On leur apporte à manger et on les conduit régulièrement aux toilettes. Angoissés, ils posent maintes questions et ne reçoivent pas de réponse. La fusée se pose sur Tibet. Boyard dépose ses prisonniers au cœur de la forêt, dans un pavillon de chasse, entouré de palissades qui tiennent les bêtes à l'écart. Des gardes veillent, moins pour empêcher les prisonniers de fuir que pour les en dissuader : dehors, ils ne vivraient pas longtemps. Chacun d'entre eux occupe une chambre bien arrangée donnant sur la véranda, ils partagent un living et une salle de jeux qui leur offre une multitude d'activités. Nourris, chauffés, servis, ils se réconfortent un peu et mettent en commun leurs craintes et leurs interrogations que Marfise fait semblant de partager. Elle attend impatiemment la suite et cherche à deviner où ils se trouvent. Elle n'a pas pu estimer la durée du voyage et se souvient trop mal de la carte des constellations pour reconnaître le ciel d'une planète où elle serait déjà venue. Après quelques jours de repos, un petit hélico se pose. On prie poliment un des ingénieurs de monter. Les autres attendent avec inquiétude et curiosité son retour... Il revient le lendemain. Il a été conduit à un homme qui, manifestement, est le chef des pirates. — Appelez-moi Ambard, m'a-t-il dit avant de me submerger de questions. Je ne sais comment, il était au courant de tout ce qui nous concerne. Il regrette "d'avoir dû" nous enlever et espère que nous lui pardonnerons ("Jamais", crient les autres). Il dit qu'il a besoin d'ingénieurs. Nous aurons tout ce que nous voudrons si nous travaillons pour lui. — Sinon ?, demande quelqu'un. — Pas d'alternative. Il est certain que nous accepterons. Vous le verrez et vous comprendrez. Marfise demande à quoi il ressemble. — Pas gros, massif. Derrière un air bonhomme et ouvert, on sent une énorme puissance et de grands desseins. Le jour suivant, c'est le tour de la femme ingénieur. Elle dit à peu près la même chose, avec toutefois une lueur rêveuse dans le regard. Marfise la prend à part : — Il t'a plu ? — Plus que ça, il m'a subjugué. Je me sentais molle et toute drôle. J'aurais voulu me jeter sur lui et le dévorer. Quelque chose me retenait. — Tu lui as plu ? L'ingénieur rougit un peu : — Ça en avait l'air. Il a promis que, quand tout serait arrangé, nous nous reverrions "plus agréablement". Le deuxième ingénieur n'apporte pas d'élément nouveau. Marfise se félicite que le hasard la fasse passer en dernier. Elle s'est préparée. Les ingénieurs ne savent pas qui elle est. Ils la connaissent comme "la protégée" de l'Ingé et l'ont acceptée parce que sa compagnie est agréable. Si "Ambard" a ses secrets, moi aussi. Finalement, se rassure Marfise, la partie est égale. Non, j'ai l'avantage car je le cherchais et je l'ai trouvé. Elle brûle d'excitation et, loin de regretter sa capture, elle s'en félicite. Aurais-je jamais rien découvert autrement ? Me voilà au cœur du mystère. A moi d'en tirer parti. Tout en accordant une pensée affectueuse à Brandimart qui, sur la Lune, s'inquiète de sa disparition (ou lui reproche d'être partie sans le prévenir), elle récapitule : ce "Ambard" cherche-t-il d'ingénieurs ou des renseignements sur la Lune ? Pourtant, il n'en manque pas. Il a déjà infiltré les ingénieurs puisqu'il savait que la Terre est respirable et que quelques-uns s'y amusent. Il connaissait l'emplacement de "l'oasis". Suborner un ingénieur est possible mais la plupart ignorent ce qui se passe sur la Terre. Repassant dans son esprit la liste de la petite équipe, elle ne voit pas lequel a parlé : sans exclure absolument que l'Ingé ait joué un jeu personnel, elle ne trouve qu'un seul élément douteux, ce Blackwell qui s'est enfui et a lancé l'Insurrection. Il était dans l'équipe dès le début. Elle réfléchit. L'Ingé, quelque révérence qu'il ait pour elle, est un homme complexe dont elle n'a jamais pu faire complètement le tour. Rien ne la surprendrait de sa part. Seulement, l'Ingé est une personne clef : s'il marchait avec Ambard, il lui aurait apporté la Lune sur un plateau. Donc Ambard n'aurait plus besoin de rien et ne nous aurait pas enlevés. Donc ce n'est pas l'Ingé. Blackwell est plus vraisemblable. Ambard peut l'avoir fait parler, quoique la bande ne semble pas sympathiser avec les Croyants, tout au contraire (elle se rappelle quelques réflexions entendues). Marfise en est là de ses réflexions quand on vient la chercher. Dédaignant le riche assortiment de vêtements dont le placard de sa chambre est empli, elle garde sa combi d'ingénieur, dans une poche secrète de laquelle se cache une arme minuscule. L'hélico se prépare à se poser. Marfise observe de hauts remparts en troncs d'arbres équarris, entourés d'un large fossé ; des tours en bois à chaque angle ; des bâtiments dans la cour. Une forteresse. A l'extérieur, des grumes sont empilées que des machines débitent. De nombreux entrepôts s'étendent. Des camions vont et viennent. Une entreprise forestière. 7. Double jeuDeux tasses fumantes attendent sur une table basse devant une cheminée flamboyante, encadrée de profonds fauteuils. De somptueux rideaux entrouverts laissent passer la lumière. Marfise, découvrant Boyard, est impressionnée. Il rayonne de puissance tranquille. Par prudence, pendant qu'il tisonne les bûches, Marfise intervertit les tasses. Boyard se retourne. Malgré sa combinaison informe, son "invitée" est attirante et fait preuve d'un calme étonnant. On croirait que c'est elle qui le reçoit. De fait, Marfise, sans lui laisser l'initiative, attaque brutalement : — Vous êtes mortel. Que restera-t-il après vous de votre plan grandiose ? Boyard, interloqué, et presque amusé de cette audace, rétorque : — Comment sauriez-vous si mon plan est "grandiose" ? Que signifie votre question ? — Je juge les fins d'après les moyens. Quelqu'un qui ose voler sept fusées (Boyard tique : aucun de ses contacts de la Ligue n'a mentionné les fusées), qui a la témérité de se rendre sur la Terre morte, et l'imprudence d'enlever quatre ingénieurs, ce quelqu'un n'est pas un vulgaire contrebandier, il suit un plan d'envergure ! Quant à ma question, ne la négligez pas. (Elle se rappelle le propos que Brandimart lui a tenu :) "un dispositif qui repose sur une seule personne — fût-elle extraordinaire—, un tel dispositif ne tient pas". Votre action s'inscrit dans la durée (Boyard grimace), allongez-la encore : incluez votre disparition dans le plan et mettez en place des structures qui tiennent toutes seules et vous survivent. — Comme c'est intéressant, répond machinalement Boyard (Marfise à qui Waldemar a fait part de ce tic de langage de son interlocuteur sursaute. Ambard serait-il Boyard, le maire ? Serait-elle sur Tibet ?... là où on a perdu la trace de Blackwell... Blackwell qui connaissait les secrets des ingénieurs... Son cerveau s'épuise à essayer de nouer des fils disjoints). Boyard, jouant le maître de maison, l'invite à partager son breuvage et à déguster des gâteaux. Pour prendre le temps de réfléchir à ses bouleversants propos, il lui demande si tout va bien pour eux et s'ils sont remis de l'émotion qu'il regrette de leur avoir causée. Il s'étonne qu'elle ne partage pas leur inquiétude : — Vos collègues étaient terrifiés, même celle qui s'entêtait à m'aguicher. — Laissez-vous faire, elle est adorable. Non, je n'ai pas peur : vous n'avez pas fait une telle expédition pour nous tuer. Vous voulez quelque chose de nous, des renseignements je présume. Il reprend l'initiative : — D'abord, qui êtes-vous ? — Marfise, anthropologue (pour une fois, elle se réjouit que son nom ne soit pas célèbre sur les Planètes). Ma spécialité me permet de comprendre beaucoup de choses. — Comme c'est intéressant... alors, professionnellement, quelle analyse faites-vous de la Ligue ? Marfise n'a rien à cacher, sauf son rôle au Comité. Elle répond : Hubris. Boyard fronce les sourcils et exige des commentaires que Marfise donne volontiers. La Ligue, fondée sur la nécessité d'interfacer les Planètes, en est venue logiquement à entretenir leur disjonction qui multiplie ses profits. Jadis, son exclusivité a été utile pour produire et développer les moyens de communications. A présent, elle nuit aux Planètes et à la Ligue elle-même : surestimant sa puissance, elle ne s'occupe de son environnement que pour l'exploiter. Marfise, emportée par son exposé, conclut : — La Ligue, pour sortir du piège, devrait grandir ou diminuer : ou bien devenir un gouvernement interplanétaire, ou bien s'ouvrir à la concurrence. Si elle ne perçoit pas cette alternative stratégique, les circonstances choisiront à sa place. Cette fois, Boyard, est trop captivé, pour dire que c'est "intéressant". Marfise, le remarquant, risque : — Êtes-vous cette circonstance ? Boyard, pour la première fois, a le sentiment que quelqu'un le comprendrait s'il exposait ses vues dans toute leur ampleur. Chacun de ses hommes exécute une tâche particulière, lui seul connaît l'ensemble. Cette damnée fille a raison : son plan ne repose que sur lui-même, c'est sa faiblesse fondamentale. La tentation de la sincérité l'effleure. Il se reprend néanmoins et bifurque : — Pourquoi étiez-vous sur la Terre ? Elle rit, affectant l'insouciance : — Une escapade avec les autres. On finit par manquer d'air sur la Lune, toujours enfermé dans ce sous-marin... Il feint de s'étonner : — N'avez-vous pas l'habitude ? je croyais que les Lunaires étaient dans leur sous-marin comme... un poisson dans l'eau (il sourit pour la première fois). Interrogeant Marfise sur les autres ingénieurs, il découvre, éberlué, qu'elle, elle est une vraie Lunaire. La première native qu'il rencontre. Jusqu'alors, tous ceux qui lui ont parlé de la Lune venaient des Planètes. Ils s'étaient adaptés aux contraintes, celle-ci est née dedans ! Il l'assaille de questions auxquelles elle répond franchement. Il s'effare du potentiel de la Lune (qu'il pressentait) et de la confirmation d'un "autisme collectif" (dit-elle). Il savait la Lune indifférente à l'extérieur, sans se rendre compte que cela tenait à sa nature. — Mais alors, souligne-t-il, il est impensable que la Lune envoie des hommes sur la Terre ! Marfise écarte l'objection en souriant : — Vous avez raison. La Lune ne s'en soucie absolument pas. Il s'agit d'une petite expérience de la Faculté d'Anthropologie. Des mesures de routine ont montré qu'une partie de la Terre commençait à guérir. Nous testons à petite échelle la possibilité d'un retour de la vie. Boyard lui saisit les mains et la regardant dans les yeux : — Ça, c'est pour vos "jardins". Et Daubrin ? Marfise, prenant son ton le plus léger : — Daubrin ? ah ! Daubrin ! l'illuminé ! Un passager clandestin de ce petit programme. A son tour, elle le regarde dans les yeux comme si elle allait révéler un secret : — C'est toujours la petite cuisine de la Faculté. Les simulations ne suffisaient pas. Nous nous demandions si un humain survivrait dans cet environnement hostile. Quand ce fou s'est présenté, prêt à tout pour rejoindre la planète, nous avons un peu violé la déontologie et saisi l'occasion. (Elle soupire). Nous n'imaginions pas que Blackwell partagerait sa folie et provoquerait une commotion mondiale. C'est le tour de Boyard d'avoir le cerveau qui s'emballe en tentant de rassembler des fils disjoints. Séduit par la fille et troublé par ses propos, il invite Marfise à séjourner chez lui au lieu de rejoindre les autres. Marfise accepte. Elle fera juste un aller-retour pour les prévenir. *** Marfise est logée dans la tour Est. Elle ne songe pas à s'enfuir. Le fossé est large, la forêt hostile et, surtout, maintenant qu'elle est dans la caverne du dragon, elle compte bien découvrir le trésor. Elle est libre d'aller et venir, et même de sortir, à condition d'avoir une escorte pour la protéger. Désireuse d'un peu d'action pour se détendre, elle fait demander à "Ambard" s'il aimerait arranger une partie de chasse. Il arrive aussitôt pour ramener à la raison l'innocente Lunaire : vous n'avez vu des animaux qu'en images, et ce n'étaient pas les monstres de nos forêts ! — O non, répond négligemment Marfise. J'ai voyagé sur les Planètes et tué pas mal de bêtes. Elle lui raconte quelques unes de ses aventures avec Waldemar (passant sous silence ce dernier). Boyard apprécie. Lorsqu'il emmène des femmes à la chasse, elles viennent en spectatrices sans participer. Confortablement installées dans un palanquin sur le dos d'une espèce d'éléphant, elles ne courent d'autre risque que d'attraper un courant d'air. "Allons-y tout de suite", s'exclame-t-il, joyeux. Je vous fais apporter un équipement. Marfise, refusant le fusil qu'on lui propose (me voilà invitée au lieu de prisonnière !), prend un grand arc et un large poignard. Boyard s'accompagne de quelques hommes. À peine dehors, ils sont attaqués par le ... (cette bête énorme qui, en dévorant Daubrin, aurait changé pas mal de choses). Les flèches de Marfise ricochent sur ses écailles. La bête se jette sur elle, la corne en avant, les autres n'osent pas la secourir, de crainte de l'atteindre. Au tout dernier moment, Marfise jette son poignard dans l'œil de la bête qui s'arrête et s'abat. Marfise bondit pour ne pas être écrasée. Par une chance invraisemblable, le poignard a atteint le cerveau. Les chasseurs, applaudissant, lui offrent solennellement la corne. Marfise reconnaît l'animal dont Brune lui a parlé, celui que chassait cette Rosemonde. Pas de doute, elle est bien sur Tibet. Tout en félicitant chaudement Marfise, on lui explique son imprudence, et la chance qu'elle a eue. A part l'œil et l'anus, la bête est invulnérable. Les chasseurs usent de flèches explosives ou de petits canons laser. La chasse continue et, bien que Marfise n'accomplisse pas de nouvel exploit, elle tient honorablement son rôle. Ils allument un grand feu pour rôtir des tranches de viande. Les chasseurs traitent Marfise en camarade et Boyard la regarde par-dessous, songeur et interrogatif. Revenus à la forteresse, "Ambard" avise Marfise qu'il s'absentera quelques jours. Il a hâte de reprendre leur discussion. Qu'elle fasse comme chez elle et, si elle veut chasser, qu'elle n'hésite pas : "ils se battront pour vous accompagner". *** Marfise profite de la permission pour visiter les lieux dans tous leurs recoins. Hommes et femmes s'empressent autour d'elle, admiratifs. L'information circule vite, se dit-elle. Elle bavarde avec eux, attentive à les observer. Sont-ce des serviteurs, des féaux ou des associés ? L'Intendant, Onésime, l'invite à partager le dîner qu'ils prennent en commun. Marfise accepte avec curiosité, se retire dans son appartement pour prendre un bain et se changer. Elle combine son vêtement avec subtilité pour teinter sa féminité d'une touche "chasse", plaire aux hommes sans dépiter les femmes. Le compromis auquel elle parvient la satisfait. Elle regrette seulement son chapeau rouge. En descendant dans la grande salle, elle voit aux regards des unes et des autres qu'elle a bien calculé son allure. Onésime préside et veut l'installer à sa droite. Pensant que cette place d'honneur appartient habituellement à quelqu'un qui sera mécontent de la perdre, elle décline aimablement sa proposition et s'assoit en face de lui. La nourriture est excellente, la boisson délicieuse, la conversation générale. Marfise s'amuse : "on croirait que je suis de la famille !" Elle surprend une discussion à propos d'une Dame qui se fait servir dans son appartement au lieu de se mêler à l'assemblée comme "celle-ci". "Ce n'est pas elle qui tuerait un ... à peine oserait-elle le regarder de sa fenêtre". Il semble que la tour Ouest soit réservée à cette Dame, apparemment la favorite du maître. Ils parlent du "maître" qu'ils ne désignent pas par son nom. N'en ont-ils pas le droit ou une consigne interdit-elle de le révéler ? Après le repas, les uns s'en vont, les autres se rassemblent autour de la cheminée. Marfise raconte des histoires de chasse. Puis, les conversations deviennent particulières, Marfise se rapproche d'Onésime et l'interroge sur ses occupations. Cette entreprise forestière de grande taille doit lui donner beaucoup de travail. Onésime, charmé de sa présence, flatté de son attention, discourt inlassablement : comptabilité, rémunérations, factures, ventes, impôts... Elle pose les questions qu'il faut. L'Intendant mentionne les racines précieuses qu'on trouve difficilement dans la forêt et qui contribuent largement aux bénéfices. Marfise, admirative, le complimente de conduire tout cela seul pendant les absences du maître. "Elles sont fréquentes, trop fréquentes", déplore Onésime. Marfise, sans avoir l'air de s'y intéresser, par quelques remarques habiles, se fait une idée des va-et-vient incessants du "maître". Elle en induit que la forêt sert de base et de justification, ses vraies activités sont ailleurs. Saluant amicalement tout le monde, elle se retire et, avant de se coucher, verrouille soigneusement sa porte. Elle veut dormir seule. A plusieurs reprises, elle entend des grattements et des appels étouffés. Elle s'étire dans son lit : j'ai un peu exagéré mon décolleté et ma sympathie ! Ce n'est pas le moment de batifoler avec n'importe qui... *** Quelques jours après, "Ambard" est de retour. Au lieu de convoquer Marfise, il fait demander si elle peut le recevoir. Elle s'habille avec soin. — Vous êtes une enchanteresse, dit-il. Vous avez séduit tout le monde ici, même mon vieil Onésime, ce misanthrope. Il hésite et jette : — Et moi aussi. Marfise affecte de minauder : — Est-ce une déclaration ? — Oui, lance-t-il, brutal. Ne faites pas la mijaurée, vous êtes plus que ça. Marfise se cale dans son fauteuil et, les yeux étrécis par la concentration, attend la suite qu'elle devine. La curiosité fait frémir les ailes de son nez, ce qui, curieusement, érotise Boyard. Néanmoins, il lui faut s'éclairer. — Vous êtes née sur la Lune. Vous en partagez la mentalité et les habitudes. Votre pensée est la sienne. Que ferait-elle si la Ligue était supplantée par une autre organisation ? Voilà son plan, se dit Marfise qui répond en toute sincérité : — Rien. Encore une fois, la Lune est essentiellement indifférente. Je dis "essentiellement", c'est sa nature. Notre vie artificielle est trop fragile pour nous soucier d'autre chose. Si vous émettez les mêmes signaux que les vaisseaux de la Ligue et suivez les mêmes procédures, l'Autorité du Port vous accueillera à sa place, sans même s'en apercevoir. Boyard insiste : comment être sûr qu'il n'existe pas un accord au plus haut niveau entre la Lune et la Ligue ? Marfise réprime un rire, elle allait répondre et se trahir : — J'ignore en quoi consiste "le plus haut niveau" de la Ligue. Ce dont je suis certaine, c'est que la Lune n'en a pas. Vous aurez du mal à l'admettre, nous n'avons ni gouvernement, ni autorité. Si cela vous aide, pensez à une fourmilière : nous sommes une personne collective, même si les fonctions sont différenciés. Elle explique longuement comment fonctionne la Lune. Boyard peine à la suivre, tant c'est éloigné de tout ce qu'il connaît ou imagine. Il conclut, interrogatif : — Donc, aucun risque d'interférence de la part de la Lune ? — Comprenez bien, répond Marfise. Si du jour au lendemain, vous remplacez la Ligue, je vous garantis que la Lune ne le verra pas. Par contre, si vous voulez lui faire concurrence, si vos fusées demandent à commercer en même temps que celles de la Ligue, je ne peux pas prévoir ce que fera l'Autorité du Port. Non, affirme-t-elle, vous devez éliminer la Ligue sur les Planètes, vous emparer des codes, et venir à sa place importer hommes et produits des planètes, exporter machines et technologie. Et, conclut-elle, si vous voulez éviter que tout s'effondre après vous, mettre en place des structures qui tiennent. C'est plus important que tout le reste. Boyard réfléchit profondément. Marfise pense pouvoir oser une question qui la titille : — Me permettez-vous d'être indiscrète ? Boyard, assommé par toutes ces révélations qu'il s'emploie à assimiler, ne refuse pas. — Pourquoi avoir pris le risque de nous capturer ? vous avez besoin d'ingénieurs et d'informations, ce n'est pas une explication suffisante. Boyard, momentanément sans défense, expose ses raisons : cette Lune auto-verrouillée a un point faible, les ingénieurs venus des Planètes (bien vu, pense Marfise). Je veux, je voulais (il doute à présent), les séduire, les constituer en faction pour peser sur les décisions de la Lune. Ce que vous m'avez dit, suggère que je faisais fausse route. Une petite lueur traverse son regard et, tout à coup galant, il ajoute : — Toutefois, je dois à cette aventure, outre les connaissances inestimables que vous m'apportez, le plaisir de votre présence. Vous n'êtes pas femme à m'en vouloir de cet enlèvement. Ne souhaiteriez-vous pas que nous fassions connaissance ? Marfise, déjà à demi-séduite par cette étrange et profonde personnalité, n'élève aucune objection. En tant qu'homme, Boyard est excellent. Réciproquement excités par l'inconnue que l'autre représente, ils découvrent, pantelants, qu'ils se plaisent plus qu'ils ne pensaient. *** Brune (la dame de l'Ouest), de la fenêtre de sa tour, voit Marfise et Boyard traverser la cour, très proches l'un de l'autre. Elle défaille. Impossible ! Marfise, ici ? Avec "mon Boyard" ? Brune, cédant à sa perversion, s'est attachée à lui. Si Boyard manque de ce pouvoir magique qu'avait Daubrin, il exerce en elle des effets profonds et puissants. "Marfise va me le prendre", se lamente son esprit déformé. "Elle a détruit le charme de Daubrin, elle va me priver du plaisir de Boyard". Brune réfléchit, torturée, se griffant les mains. Sait-il seulement qui est Marfise ? Marfise ne l'a pas vue et ignore l'identité de la "dame de l'Ouest". Livre 5. Boyard1. La Lune en criseSur la Lune, les ingénieurs s'inquiètent. Quatre d'entre eux, partis en excursion clandestine sur la Terre, ne sont pas revenus. Jamais personne n'est resté toute une nuit et ils n'ont pas prévenus d'une telle intention. Une navette décolle immédiatement et signale que le "jardin" ne contient ni humain ni engin. L'Ingé est perplexe. Godzina se trouve parmi ces quatre. A-t-elle partagé le sort des autres ou en est-elle responsable ? Pourtant, les ingénieurs ne se seraient pas laissés embarquer dans une expédition aventureuse : à part ce grain de fantaisie qui les pousse aux escapades, ce sont des gens tranquilles. Partis pour un pique nique, ils ne disposent pas d'équipement particulier. Un caprice soudain, comme explorer d'autres montagnes, les Alpes ou la Cordillère des Andes ? À quoi bon ? c'est partout la même désolation. L'Ingé se rappelle que Marfise, ces derniers temps, était soucieuse et donnait l'impression de tourner en rond. A-t-elle trouvé quelque chose ? S'ils ne reviennent pas, que se passera-t-il ? Officiellement, la Terre n'abrite rien ni personne. Seuls, Damienne et Brandimart savent que Daubrin s'y trouve et qu'une expérience botanique est en cours. Ils ignorent que les "jardins" clandestins se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Damienne. Si le pot aux roses éclate, il fera des dégâts. Pour empêcher les machines de donner l'alarme l'Ingé émet un rectificatif : une mission de routine est prolongée de quelques heures. Ayant gagné un peu de temps, il mobilise tous les ingénieurs complices. Contrairement aux espoirs de Corbant, la navette vide est rapidement repérée et remorquée sur la Terre. Le mystère s'épaissit. La navette et ses passagers disparaissant ensemble, c'était un problème ; séparément, ça en pose deux. Et même trois quand l'Ingé, examinant la programmation, découvre l'astuce de Corbant. Les quatre savaient conduire l'engin, aucun d'eux n'était pilote et n'aurait pu procéder à ce réglage. Alors que s'est-il passé ? L'Ingé n'a pas l'idée d'une agression qui n'aurait ni fin ni moyen. La Terre est vide et inconnue de tous. La seule explication est un sabotage avant le départ. Un expert (qui donc et pourquoi ?) aurait mis en place un programme qui, se déclenchant après l'atterrissage, ferait redécoller la navette et la mettrait en orbite. L'Ingé s'épuise à éclaircir l'énigmatique disparition. Il a cherché (vainement) le saboteur : après Blackwell, on ne peut exclure personne ("serait-ce moi ?", se demande-t-il un jour de fatigue). Il n'a cessé de s'interroger : quand la navette leur a échappé, les quatre savaient qu'ils seraient secourus et qu'il suffisait de patienter. Quelque chose les a-t-il effrayés ? Le saboteur a-t-il fait émettre à la navette des gaz ou des bruits d'armes ? Paniqués, ils se seront enfuis, on les trouvera en fouillant les alentours. Le repérage à partir du ciel ne donne rien car le relief est trop tourmenté. L'Ingé descend et prend la tête d'une équipe qui, pourvue de détecteurs, quadrille le terrain autant que ses accidents le permettent. Tout de suite, ils tombent sur Blackwell prosterné en prières, inconscient de l'atterrissage de la navette et du bruit que font les hommes. Hirsute, étique, les yeux hallucinés, les habits en loques, il les regarde avec effroi. Il est tellement détérioré et changé que l'Ingé hésite longtemps à l'identifier : — Blackwell ? Celui-ci recule, comme si on l'attaquait. Il grommelle des paroles incompréhensibles. Il lève les bras au ciel et appelle la Terre à son secours contre les diables qui l'assaillent. Les hommes, surpris et apeurés, se replient. Blackwell, émettant des sons indistincts, semble grandir. Parvenant enfin à articuler, il rugit : — Je ne suis plus Blackwell. Je suis le Favori. Déesse, ouvre-moi tes bras ! Il saute dans le précipice. Des ailes ne lui poussent pas. La Déesse n'envoie pas des anges le porter. L'air ne se transforme pas en couloir de lumière... Blackwell s'écrase, trois cents mètres plus bas. Les jumelles montrent qu'il n'en reste plus grand chose. Voilà l'Ingé avec une énigme supplémentaire. Il sait que Blackwell, fanatisé par l'exemple de Daubrin, a quitté la Lune et fait le tour des Planètes. Aux dernières nouvelles, il se cachait sur Tibet. Comment est-il revenu ? Pourquoi là, dans l'ombre du "jardin" ? Tout est incompréhensible et le cadavre ne parlera pas. La caverne est fouillée rapidement. Les aménagements cachés de Boyard échappent aux regards qui n'ont nulle raison de les soupçonner. A l'entrée, on découvre des caisses de provisions et d'équipements, sans marque distinctive. De retour sur la Lune, les traces bactériologiques qu'elles conservent permettront de localiser leur origine, Tibet. Aucun moyen connu n'a pu transporter l'homme et son matériel. Faut-il rapprocher la présence de Blackwell et la disparition des quatre ? Sa folie évidente peut les avoir effrayés, pas manipulé la navette à l'insu de ses passagers folâtres. Toutefois la coïncidence effare l'Ingé. Il doit exister un rapport, direct ou indirect, au moins un ricochet. Ignorant bien des choses que nous, nous savons, l'Ingé arrive, à reculons, à une hypothèse invraisemblable : Marfise. Elle aurait fait revenir Blackwell, elle aurait entrainé les ingénieurs dans une expédition mystérieuse. Godzina Marfise, quelque révérence que l'Ingé ait pour elle, est une femme complexe dont il n'a jamais pu faire complètement le tour. Rien, pas même l'impossible, ne le surprendrait de sa part. *** Les recherches sont infructueuses. La disparition ne peut plus être dissimulée et, de fil en aiguille, tout se dévoile. L'Université découvre le programme de Damienne et ses à-côtés clandestins. Damienne, pour une fois vêtue de blanc, se défend furieusement : — C'est une activité normale de la Faculté d'Anthropologie dont je vous ai avisés. Cela vous a tellement peu intéressés que vous n'en avez pas pris note. Mais cette fois, ni le Conseil de Faculté ni celui de l'Université ne se laissent duper. Ils enquêtent : Damienne a procédé à une "Rectification d'Objectifs" vaseuse, presque frauduleuse. Des crédits ont été engagés en dehors des procédures comptables et administratives, des dépenses non programmées effectuées. La Doyenne a dépassé les bornes. Sa position empire encore. Daubrin gît sur la Terre, mort depuis des jours, tellement desséché que les fourmis n'ont rien eu à nettoyer, tandis les machines le percevaient en vie sur la Lune : son double factice a continué d'émettre jusqu'à ce que, en hâte, Damienne le déconnecte et s'en débarrasse. Les machines affichent un message d'erreur : incompatibilité. Daubrin ayant été enregistré à son arrivée sur la Lune doit maintenant être annulé, mais les machines butent sur une contradiction : la mort à l'extérieur d'un être dont elles suivaient les traces vivantes à l'intérieur. La protestation des machines fait de Daubrin un cas, aggravant les charges contre Damienne. Le Conseil lui demande de rendre compte de cette expérience de naufragé volontaire, de justifier l'exfiltration de Daubrin, de produire son consentement, les décharges qu'il a signées, les engagements qui ont été pris, les consultations juridiques préalables, les délibérations. L'Ingé lui-même est regardé avec suspicion pour n'avoir pas signalé ces négligences. La responsabilité de Damienne s'élargit encore lorsque ce Daubrin est raccordé aux troubles qu'a subis l'extérieur. Si la Lune ne s'y intéresse pas, des habitants des Planètes la visitent, pour tel ou tel motif. Habituellement, ils ne parlent pas de leurs affaires que personne ne souhaite connaître. Toutefois, ces derniers temps, émus par l'Insurrection, pleins de souvenirs effrayants, certains ont cherché des interlocuteurs. Quelques-uns ont contacté des psys qui les ont traités sans se soucier des évènements dont ils faisaient état. D'autres ont rencontré les seules personnes, professionnellement susceptibles de curiosité : des anthropologues qui, ayant alors écouté distraitement, se rappellent à présent que la rumeur de la présence de Daubrin sur la Terre a engendré une insurrection générale. Le monde entier connaissait ce que Damienne cachait à la Lune. Son imprudence a infecté les Planètes et compromis la Lune. Peut-être celle-ci est-elle là-bas l'objet de récriminations, d'accusations, de revendications d'indemnités ? Pour son confort moral, la Lune a besoin d'ignorer les Planètes dont, à son insu, l'ingérence de Damienne l'a rendue partie prenante. Tout cela fait un gros paquet de crimes, délits, indélicatesses, inconsciences et embrouilles, enveloppé de négligences administratives condamnables. Damienne qui, naguère, déplorait que le Conseil ne se soucie pas de la Terre regrette cette époque. Il scrute non seulement ses actes mais ses intentions : Daubrin est une erreur impardonnable. Les machines ont mis bout à bout les données relatives à Daubrin : son comportement maniaque au télescope, son coup de folie à la surface de la Lune, cette fille collée à lui, ses propos délirants. Nul, pas même Damienne, ne pouvait ignorer sa folie. A supposer qu'il fût nécessaire de procéder à des observations directes sur la Terre, pourquoi, au lieu d'un professionnel, choisir un fou ? Damienne tente une défense cynique ("c'était le seul qui voulait"), on lui répond "déontologie". Enragée, elle refuse de démissionner, dit et fait beaucoup de bêtises qui augmentent le nombre de ses adversaires. À la fin, le Conseil de Faculté la démet à la majorité extraordinaire requise et nomme Brandimart doyen ad interim. Damienne leur jette à la tête les morceaux de son dernier fume-cigarette et se retire dans la "datcha" où, jadis, elle a reçu Marfise. *** L'effet papillon se poursuit et prend de l'ampleur. La Terre et les Planètes, si longtemps refoulées, reviennent en boomerang assommer la Lune. La condamnation de la "dépravation" des excursionnistes se généralise à tous les ingénieurs. Le corps dans son ensemble devient suspect. On ressort les vieux dossiers des psys, ceux du temps où, mystérieusement, nombre d'ingénieurs ont abandonné leur poste et quitté la Lune. Leur empreinte mentale avait quelque chose de bizarre. De nouveaux tests le confirment. On commence à parler de la "marque des Planètes". L'Université s'alarme. Les ingénieurs, associés aux travaux depuis toujours, leur apportent une contribution éminente, voire décisive. Ils sont des dizaines et des dizaines qui dirigent d'importants projets ou y participent. Que faire d'eux ? Que faire sans eux ? Les ingénieurs, auscultés par les psys, mis sous surveillance, en butte à la méfiance de leurs collègues de travail, humiliés, hésitent entre démission et insoumission. L'une ou l'autre validerait les injustes soupçons qui pèsent sur eux. Les ignorer et faire comme d'habitude est devenu impossible. Spontanément, les ingénieurs cessent le travail — chose inouïe !—, se limitant aux activités de maintenance indispensables aux équipements sensibles. L'Université cherche à négocier. La discussion ne se noue pas, faute de matière. Les ingénieurs ne revendiquent rien, ils dénoncent la méfiance dont ils sont l'objet, ils font état de leurs longs et loyaux services, ainsi que des découvertes qu'ils ont faites ou permises. Qu'ils soient nés sur les Planètes, est un fait, non une faute, un fait incontestable et irrémédiable. Si leurs conditions de vie et de travail deviennent insupportables, ils partiront. L'Université voit cette éventualité comme une menace. Effarée, elle commet des maladresses. Des ingénieurs sont livrés aux psys pour examen approfondi ("décervelage"), d'autres licenciés, quelques-uns expulsés. En réponse, les ingénieurs s'organisent, élisent des délégués, verrouillent leurs locaux de travail. Plus grave encore, désormais oisifs, ils se répandent dans les rues et prennent à témoin la population. Les Lunaires natifs les écartent avec indifférence, les autres Planétaires les écoutent, se sentant également menacés. Jusqu'alors, ils étaient aussi lunaires que les natifs : se conformant en tout aux habitudes et aux règles, nul ne se souciait de leur origine. Peu à peu, comme les ingénieurs, ils se sentent, on les voit, étrangers et suspects. Or, nous le savons, les Planétaires constituent à peu près la moitié de la population, disséminés dans tous les secteurs d'habitation et d'activité, jusqu'alors indistinctement mêlés aux Lunaires. L'inertie d'un amalgame séculaire freine la scission. Elle se fait néanmoins. Les Lunaires évitent les Planétaires qui, en retour, tendent à se replier sur eux-mêmes et, suivant l'exemple des ingénieurs, se donnent des délégués. À ce début d'organisation, la Lune n'a rien à opposer. L'Université elle-même s'aperçoit qu'elle compte dans ses rangs nombre de Planétaires. Il n'y a jamais eu de métiers réservés. Les psys ne sont d'aucun secours. Au contraire. Massivement sollicités pour tester les empreintes mentales afin de repérer "la marque des Planètes" ou d'attester son absence, ils sont débordés et divisés. Des psys planétaires délivrent des certificats de complaisance, des psys lunaires honnêtes refusent de procéder au test, d'autres acceptent. Les machines, elles, ne sont pas affectées. Elles ne notent l'origine des individus que dans l'enregistrement initial. Cette variable est absente de leur programmation. Quand des Planétaires, las de subir les regards réprobateurs ou les vexations de leurs voisins, veulent se rapprocher de leurs "compatriotes" et demandent à déménager, les machines appliquent la procédure habituelle et, pour autant qu'il existe des logements libres, les attribuent. Ainsi les Planétaires (comme les Lunaires) commencent à se regrouper dans les mêmes immeubles, puis dans les mêmes rues, plus tard dans les mêmes secteurs. Les Planétaires, méprisés, exilés de l'intérieur, éprouvent le besoin de se réunir, d'assumer leur communauté et de se rassurer de leur nombre. Pour tenir leur assemblée —la première en trois siècles !—, ils demandent par milliers aux machines des codes d'accès au "forum", la grande place centrale à l'intersection des secteurs. Les machines les accordent, conformément à la procédure. La police des couloirs, équivalent humain des machines, n'intervient pas car, elle aussi, a des règles qui ignorent l'origine et, en l'absence de violence ou d'insécurité, elle ne bouge pas. Ainsi, paradoxalement, les automatismes contribuent à la scission en l'ignorant. *** De son côté, Brandimart, submergé de problèmes par la crise qui se développe, a appris avec désespoir l'incompréhensible disparition de Marfise. Ses batifolages sur la Terre recouvraient-ils (ou permettaient-ils) une activité secrète ? Depuis longtemps, elle était bizarre et dissimulait mal une préoccupation lancinante. Elle n'a laissé aucun indice. Brandimart se rappelle avec émotion que, jadis, elle a donné une clef de sa personnalité, l'outrance : son homologue romanesque menaçait les Dieux de les tuer et de brûler le Ciel. Marfise a un horizon infiniment plus vaste que lui et des idées qui dépassent son imagination. Brandimart est prêt à admettre qu'elle cherchait quelque chose sur la vieille planète et que, l'ayant trouvé soudain, un sentiment d'urgence l'a lancée d'un coup vers les Planètes (ou ailleurs !). A ce point, la présence de Blackwell à côté du lieu de la disparition n'est qu'un invraisemblance de plus. Brandimart, comme l'Ingé, explique l'incompréhensible par l'incompréhensible : Marfise attendait quelque chose dont la survenance l'a jetée dans l'espace... (ce qui n'est pas loin de la vérité !). Brandimart ressent le besoin de partager son inquiétude avec Damienne. La vieille dame habite sa "datcha", une illusion de cabane dans une illusion de bosquet de bouleaux. Elle ne décolère pas : comment une amusante petite expérience a-t-elle dégénéré à un tel point ? Elle en veut à l'Ingé qui a laissé ses ingénieurs s'ébattre sur la Terre. Elle s'en veut d'avoir, par son comportement "parallèle" (dit-elle pudiquement) autorisé leur incartade. Mais, par Belzébuth, s'exclame-t-elle, qu'est ce que cette foutue gamine fait là-dedans ? Il suffit que, n'importe où dans l'univers, une meule broyeuse tourne pour qu'elle y mette le doigt. Cette fois le bras et le reste ont suivi. Damienne se répand en imprécations pour cacher son inquiétude et sa sympathie. Supposons que, naguère, Marfise ait capturé Blackwell sur cette planète lointaine. Supposons que, de même qu'on punit un enfant gourmand en le goinfrant de sucre ad nauseam, elle l'ait châtié en le jetant sur la Terre, objet de son adoration. Supposons que, malgré la défaite de l'Insurrection, Blackwell ait quelque part de puissants partisans qui l'auraient vengé en enlevant Marfise... Mais alors ils auraient délivré leur prophète.... Ça ne va pas... Qu'on aborde les choses dans un sens ou dans l'autre, ça ne colle pas. Brandimart et Damienne reprennent le fil des évènements. Rien ne se serait produit sans Daubrin, ce qui renvoie encore à Marfise. Elle l'a conduit sur la Lune avec cette fille, elle a encouragé son obsession de la Terre. Nous aussi d'ailleurs, il nous a fascinés. Etions-nous désarmés face à son irrationnelle volonté ? Je me souviens, dit Brandimart, qu'il m'a demandé "les données" sur l'état de la Terre. Tout est parti de là. Pourquoi n'ai-je pas refusé ? — Moi aussi, dit Damienne en écho, j'ai marché. Tout vient de notre curiosité. Vous souvenez-vous de cette légende terrienne ? Le Paradis et le serpent ? la pomme de la connaissance ? puis, la punition par l'exil dans un enfer de souffrance et de violence. Si la Lune était une sorte de Paradis, notre curiosité semble avoir pour effet de le remplacer par un enfer de ce type... Damienne, le regard lointain, conclut : — Il y a très longtemps, j'ai lu dans un vieux livre une maxime que je n'ai cessé de méditer et que je commence enfin à comprendre : Savoir à quel moment il convient d'éviter la perfection, voilà une bonne définition de la sagesse. Nous, la Lune, n'avons pas su, nous étions trop parfaits et pas assez sages. Quelles que soient ses causes accidentelles, cette crise nous punit et nous sauve. Si nous la devons à Marfise, bénie soit-elle. Damienne cligne des yeux comme éblouie par une lumière trop forte. Serrant convulsivement le bras de Brandimart, elle suffoque et, après quelques respirations haletantes, elle meurt. A titre posthume, elle est rétablie dans sa charge de doyenne et Brandimart, mélancolique, conserve son intérim. 2. Marfise et BoyardDans la tour de l'Est, Marfise, nue, étendue sur une fourrure, se prélasse dans la radiance du poêle en faïence, en caressant des pensées voluptueuses. Ce Boyard-Ambard est à son goût et, avec une sensation de perversité délicieuse, elle jouit de l'abuser. — Il ne sait rien de moi (la fureur qui le saisirait la fait frissonner) et moi, ce que j'ignore encore, je le devine ! Jamais je n'ai éprouvé cela. J'ai eu des secrets pour mes amants, ils ne les concernaient pas directement. Mon "omission" n'affectait pas la relation. Ici, mon secret nous recouvre comme une chaude couverture qui, se déchirant, nous révélerait nus, frileux et hostiles. Je joue à la roulette russe : n'importe quel agent de la Ligue sur Tibet me reconnaîtra. Elle se laisse un peu divaguer. — Qu'est-ce qui choquerait le plus Boyard ? apprendre mon rôle à la tête de la Ligue ? l'existence de mon "armée secrète" ? ma vie sur plusieurs mondes ? Non, ce serait de découvrir que je l'ai dupé ; que, depuis le premier instant, je sais qui il est, où nous sommes ; qu'il a pris le cygne pour un canard. Il ne me pardonnera pas de le tromper pour son bien. Pourtant, murmure-t-elle en déployant ses membres pour s'exposer toute entière à la chaleur, il me plaît vraiment et je suis sincère en adhérant à son plan, enfin, pas tout à fait à son plan, à celui que je lui ferai adopter : une fédération marchande des Planètes leur ouvrira de nouvelles perspectives, accélèrera leur évolution et écartera le danger de conquêtes et de guerres stupides. Boyard, entrant, la découvre, charmante et offerte à la chaleur. Accentuant sa nudité par un geste de feinte pudeur, elle le laisse avec plaisir se jeter sur elle et interrompre ses agréables réflexions. Ensuite, tandis qu'ils se restaurent, Boyard se raconte avec avidité ("si le jour du jugement advient, conjecture Marfise, chaque confidence me sera comptée cher"). Pour la première fois, Boyard s'abandonne. Jusqu'alors, ses relations amoureuses ont été superficielles ou utilitaires. Brune, une fille bouleversante malgré (ou à cause de) cette faille dans son esprit, ne lui fait pas quitter son personnage. Marfise, elle, le pousse à la sincérité. Cette femme adorable le comprend et le devance. Il a été ébranlé jusqu'au fond de lui-même par la perspective d'inclure sa propre disparition dans son plan, comme si Marfise voulait sa réussite encore plus fort que lui. "Ambard" parle du choc que lui a causé jadis la tentative de l'Excellence, en élargissant son horizon, en projetant son ambition à l'échelle interplanétaire. N'étant pas vantard, il passerait sous silence ses exploits. Marfise le questionne avec empathie et, cédant à sa curiosité, il livre quelques détails. Sa rencontre avec Blackwell, surtout, intrigue Marfise. Elle s'ébahit d'en être la cause : Boyard, indifférent à la religion et à son prophète, s'est intéressé à Blackwell quand Waldemar l'a identifié comme ingénieur de la lune. ("Décidément, exulte Marfise, ce que je fais, volontairement ou involontairement, change la face du monde !"). Elle rit franchement des simagrées religieuses de Boyard qui en grimace encore. Elle s'étonne d'apprendre que, pendant qu'elle batifolait dans l'herbe, le fou priait à quelques mètres. Elle admire que Boyard ait deviné la faille potentielle que forment les ingénieurs dans la structure compacte de la Lune. Toutes les pièces du puzzle trouvent leur place. En elle-même, Marfise ronronne plus fort que le poêle. L'esprit rassasié, le corps gourmand, elle succombe à Boyard. Jouissance physique et mentale se multiplient l'une l'autre et la portent à une telle extase qu'elle frôle l'évanouissement. "L'exponentielle du plaisir !", souffle-t-elle, palpitante. Boyard prend le propos pour lui et redouble d'ardeur. Comblée au-delà de toute limite, Marfise aspire à se reprendre. Heureusement, pendant qu'ils reposent, Onésime gratte à la porte. Grommelant, Boyard enfile un vêtement et le rejoint. *** Boyard s'absente pour quelques jours et Marfise reprend place à la table collective, aussi affriolante et amicale que si sa relation avec "le maître" ne l'exhaussait pas au-dessus des autres (qui, à présent, ne viennent plus gratter à sa porte la nuit). Elle sait vite faire oublier la différence et, après un instant de gêne et quelques marques de respect déplacées, on la traite à nouveau en camarade. Elle s'intéresse aux activités des unes et des autres, tout particulièrement des chasseurs dont la forêt immense contient des arbres gigantesques et des fauves innombrables. Tout en devisant, son oreille attentive cherche à surprendre les propos particuliers. Non loin, on parle des préparatifs d'une réception. Le "maître", en retard dans son calendrier d'invitations, va se rattraper en accueillant en bloc ses amis de la Ligue qui festoieront et danseront, chasseront ou assisteront au spectacle. Marfise, émoustillée par le danger, se mêle à la conversation et, curieuse, affecte de s'inquiéter de la désorganisation que de telles activités provoquent dans les occupations quotidiennes. Elle n'aurait pu mieux dire : tout le monde se plaint de faire le singe dans de beaux habits, de ne pouvoir travailler, de l'incompréhension des invités qui, habitués aux commodités de la ville, ne se rendent pas compte des tours de force que réalisent les serviteurs. A mots couverts, on déplore que, à ces occasions, la Dame de l'Ouest joue la maitresse de maison et s'empare passagèrement de prérogatives indues. "Vous savez, elle était de la Ligue, alors..." Marfise frissonne d'une délicieuse inquiétude, en se souvenant d'avoir vu à plusieurs reprises un rideau retomber dans la tour Ouest. A-t-elle déjà été reconnue ? Egayés par le repas, quelques-uns prennent des instruments de musique et un bal s'improvise dans la grande salle. Marfise, se laissant complaisamment emporter, virevolte avec l'un et l'autre, prenant garde à n'en accaparer aucun pour ne s'aliéner personne. Le vieil Onésime, dans un fauteuil à côté de la cheminée, se délecte du spectacle. Marfise s'assoit tout près de lui, échauffée par la danse, le décolleté en désordre, le sein frémissant. Le vieil homme, tout desséché qu'il soit par ses interminables comptes, reverdit et lui tient de doux propos que Marfise dirige insidieusement vers la réception à venir. Onésime paraît gêné et, avec de longues circonlocutions, lui confie son embarras : depuis quelques mois que la Dame de l'Ouest est ici, l'habitude s'est prise qu'elle préside ces fêtes. Onésime (ou Boyard par sa voix) craint que Marfise ne s'en offusque. Etourdiment, elle rit et dit que chez elle, sur la Lune, les femmes ne se disputent pas pour un homme. Un homme n'est qu'un des hommes. Onésime, froissé, s'écarte et, sévère, répond : "le maître est l'Homme, pas un des hommes". Marfise arrive à rougir et à simuler la confusion. Essayant de se mettre au diapason, elle demande : "que voulez-vous alors ? que nous nous battions en duel ? un combat de reines ?". L'air gourmand et chafouin du vieil intendant et de ses voisins indique que ça ne leur déplairait pas, surtout si l'agréable spectacle se terminait par la défaite de la Dame de l'Ouest. Marfise, affectant l'incompréhension, se fait câline et, posant sa belle main sur le bras ému d'Onésime, lui dit : — Ne vous inquiétez pas, mon cher. Je ne causerai aucun souci, j'irai à la chasse. Trouvez-moi trois hommes (Ainsi, pense-t-elle, ces gens de la Ligue ne me verront pas). Les chasseurs se disputent presque, aussi désireux l'accompagner que d'échapper aux cérémonies. Les voyant agités et mécontents, elle les caresse tous d'un sourire : "j'ai dit 'hommes' au sens générique ; pour cette fois, je préfère des femmes. (Et badine-t-elle, prometteuse :) je vous accorde une danse en compensation". Les femmes chasseurs se querellent à leur tour, sous les regards goguenards des hommes qui, l'un après l'autre, enlacent Marfise et la serrent de près. Marfise, épuisée, s'arrache à eux et se tourne vers les femmes : sagement, elles se sont mises d'accord pour tirer au sort. *** Revenue dans sa tour (n'entend-elle pas des bruits subreptices à sa porte ? sans doute ce beau garçon qui l'a étreinte si fort en dansant), elle calcule. Qu'elle ne voie pas la dame de l'Ouest comme une rivale (un homme...), n'implique pas la réciproque. Cette dame, favorite de Boyard depuis des mois, jouant ici la châtelaine hautaine, aura-t-elle la bêtise de la jalouser ? Sauf accident, Marfise évitera facilement les gens de la Ligue, elle est en permanence sous les yeux de la "dame" (se souvenant du rideau). Marfise préfère affronter le danger et même courir à ses devants. Le lendemain, elle se décide et (riant de cet archaïsme) "la dame de l'Est" fait annoncer sa visite à "la dame de l'Ouest" qui regrette d'être trop malade pour recevoir. "Elle se cache, pense Marfise. La connaitrais-je ?" Elle traverse la cour en diagonale sous le regard curieux de ceux qui s'y activent (et celui, dissimulé, de la dame). Elle monte rapidement l'escalier de la tour de l'Ouest. "La dame" habite tout en haut (comme elle). Sans frapper, elle pousse doucement la porte et aperçoit une forme s'échapper dans la pièce suivante. Elle entre et entend une respiration haletante sortir du lit. Elle s'approche. La dame se cache sous les fourrures. Marfise, irritée de ce jeu stupide, les arrache et découvre Brune, les cheveux en désordre, les yeux gonflés, les oreilles rouges. — Ainsi, c'est vous, constate calmement Marfise qui lui a donné un jour la consigne de se rapprocher de Boyard. Brune explose de colère et, en pleurs, crache tous ses griefs, se retenant de se jeter toutes griffes dehors sur Marfise qu'elle sait plus forte qu'elle. Marfise, se rappelant l'attachement irraisonné de Brune pour Daubrin, devine qu'elle l'a transféré sur Boyard, et la déteste pour l'un et pour l'autre. Que faire de cette fille hystérique ? A travers ses reproches confus et ses lamentations sexuelles, Marfise perçoit une idée fixe, se venger de la Terre. Brune étant inaccessible au raisonnement, Marfise n'essaie pas de se disculper. Elle entre dans sa folie et, en rajoutant, proclame que sa présence aidera Boyard à conquérir l'univers et à détruire la Terre. Marfise, s'étirant pour avoir l'air plus grande, évoque en termes apocalyptiques la lointaine Catastrophe qui a déjà frappé la Terre, déplore son inachèvement, condamne les malheurs que la moribonde a encore causés aux Planètes. Se dressant comme une prophétesse et forçant sa voix, elle maudit la Terre et la voue à l'anéantissement. Subjuguée par ce numéro héroïque, Brune, encore parcourue de soubresauts, se calme, cesse ses pleurs et, reniflant misérablement, gémit "tu m'as pris mon Boyard". Marfise, s'efforçant de garder l'apparence de celle qui trône au milieu des nuages noirs de la colère cosmique, les éclairs de la foudre à la main, rugit : "Boyard est le Dieu de la Vengeance ! comment résister à ses désirs impérieux ? Tu le sais mieux que moi ! Servons-le toutes fidèlement." Et, sans ajouter un mot, paraissant immense dans sa feinte fureur sacrée, elle fait demi-tour d'un mouvement théâtral et quitte la pièce majestueusement. Une fois dans la cour, épuisée par cet effort stupide, Marfise hèle les trois filles qui l'accompagneront à la chasse, s'équipe rapidement et part avec elles, heureuse de s'échapper, et avide de se défouler par des actes délimités et violents. *** Lorsqu'elles reviennent, suivies d'innombrables trophées, les filles, soudées par les combats partagés, rayonnantes de force brute et de joie sauvage, ressemblent à quatre exemplaires de la même chasseresse. Seul un examen attentif permet à Boyard d'identifier Marfise. Il a envie de toutes et il les envie. Il vient de passer des jours à "faire le singe" avec ses invités qu'il a fallu récréer et occuper. Marfise lui a manqué. Brune, langoureuse, prétextant relever de maladie, a été une hôtesse évanescente et Boyard a saisi les commentaires défavorables de ses gens. Il n'est pas loin de les partager. Brune, l'air absent lors des réceptions, était furieusement présente en tête à tête. Ayant été privée de Boyard par Marfise, elle s'est précipitée sur lui comme une droguée en manque. Il porte la trace de ses violences amoureuses, ses morsures cruelles, ses griffures profondes. Avec une répugnance mêlée de jouissance, il a été saisi de toutes parts par une démone pourvue d'une multitude de bouches, de mains et de sexes. Se roulant à ses pieds, elle s'est proclamée son adoratrice, son esclave, sa servante éternelle, en même temps qu'elle le dominait d'insatiables désirs. Elle n'a pas dit un mot de Marfise. Peut-être l'explosion de jalousie que Boyard craignait, s'est-elle traduite par ce délire sensuel auquel il n'est pas resté insensible. Il ne déteste pas frôler le bord du gouffre, et la folie latente de cette fille, ses cris de rage et de rut, sa concupiscence dévorante, éveillent en lui d'étranges pulsions, comme si son cerveau primal submergeait son intelligence. A présent calmé, il a l'impression d'un lendemain de beuverie, vaseux et un peu honteux. Le séduisant spectacle des quatre chasseresses est comme une vasque d'eau fraiche dans laquelle il laverait une gueule de bois. Il les prend toutes dans ses bras, joyeuses : "bravo, les belles !". Elles rient, espiègles, et l'entraînent vers les cuisines où elles donnent à griller les plus belles pièces de viande, tandis que les valets dépiautent les bêtes. Malgré la bonne humeur générale, Marfise, contemplant Boyard à la dérobée, décèle en lui quelque chose d'obscur. Elle va prendre un bain et se changer. Elle a l'intuition que cet instant exige de la distance. Elle s'habille sagement et se coiffe d'un délicieux bibi noir, orné de perles, de plumes et de fleurs, qu'une des filles lui a donné. Elle est prête quand Boyard arrive. Il paraît las et Marfise se compare à une locomotive de halage, ahanant pour tirer un train inerte. Une lueur s'allume enfin dans ses yeux et son plan reprend vie dans son esprit. Marfise, les jambes serrées, le dos droit, la tête haute, se surveillant de près pour éviter tout écart subjectif, lui demande par quel moyen il assurera la pérennité de son œuvre. Il avoue son impuissance à penser au-delà de lui-même. Outre le fait que personne n'aime évoquer sa propre mort, le chantier devant lui est tellement énorme qu'il lui bouche la vue. — Toi, peut-être...? Marfise reprend le plan qu'il lui a exposé en le distordant un peu : soustraire les marchands à la Ligue et les fédérer à l'échelle interplanétaire. — L'appât du gain ne suffit pas. Il t'assurera leur accord initial, c'est aussi un facteur de division : concurrence, rivalités, alliances privées, monopoles... Tu ne pourras pas les tenir. Admettons que tu sois un empereur bienveillant, ton successeur t'imitera-t-il ? et son successeur ? Tout se défera. Au contraire, il faut t'effacer pour triompher. Es-tu prêt ? Boyard, encore à demi-réticent, grogne qu'il a horreur des énigmes. Marfise, essayant délicatement de lui faire croire qu'elle développe des idées qu'il a eues lui-même, lui "rappelle" la leçon qu'il a tirée de l'Excellence : le pouvoir est un moyen, pas une fin. Le regardant dans les yeux : — C'est cela que j'aime en toi. Tu ne veux pas être empereur, tu veux réussir ton plan. — Alors quoi ? demande Boyard. — Tu as posé la prémisse sans formuler la conclusion : les marchands doivent se gouverner eux-mêmes. Il faut les former en coopératives qui se regrouperont à l'échelle interplanétaire. Tu seras l'aiguille qui coudra ensemble les morceaux. Es-tu prêt à une aussi orgueilleuse modestie ? Boyard, à présent tout à son affaire, entame une longue discussion. Il connaît le principe de l'association, il l'a pratiqué, il sait diriger. Il ignore les bases et les modalités de l'auto-gouvernement. Marfise, mobilisant ses souvenirs de l'histoire sociale de la vieille Terre, multiplie les explications. Elle recommence le lendemain. Et le jour suivant. Boyard a tellement l'habitude de dominer que, lorsqu'il aperçoit cet autre fil que lui tend Marfise, il ne parvient pas à le saisir. Peu à peu, il comprend, il adhère et il s'exalte de l'humilité à laquelle sa réussite le vouera. — Sacrée sorcière d'anthropologue ! tu as raison, dit-il enfin. Mais moi, je n'arriverai jamais à expliquer ça aux marchands. Il faut que tu leur refasses le coup. Viens, on va visiter les Planètes. (Et, la contemplant comme si, pendant ces jours de discussion, il ne l'avait pas vue :) Ta finesse l'emporte sur ta beauté... ou l'inverse ? Libéré, se sentant un autre homme, une sorte de Prométhée, il embrasse Marfise qui, aussi complice qu'affamée, arrache leurs habits et les jette par terre. Dès le lendemain, ils montent dans l'hélico. Marfise découvre le cirque qui sert de garage aux fusées ("tiens, les voilà !" se dit-elle avec une indifférence qui l'amuse). Corbant décolle aussitôt. Planète après Planète, ils rencontrent les correspondants de Boyard ("tiens, voilà les fils du réseau de contrebande !" se dit encore Marfise avec la même indifférence). Boyard, aussi charmant qu'il peut l'être quand les soucis ne le rongent pas, redouble de prévenances et de soins amoureux. Les marchands comprennent très vite les principes qu'expose Marfise, comme s'ils attendaient cette idée. Elle leur convient et les rassure car ils se défiaient du rôle et de la personne d'un Boyard qui accaparerait la richesse et le pouvoir. Mais son effacement leur paraitrait un piège, si Marfise, simulant la rapacité, ne faisait pas ressortir tout ce qu'il gagnera en assurant la logistique. Une affaire commerciale saine et robuste lui rapportera plus qu'un rêve politique. Ce langage de marchand convainc. Près de trois mois ont passé quand Boyard revient sur Tibet. Seul. Marfise est restée sur la dernière planète où ils ont fait étape. 3. Brune se vengePendant ce temps, Brune a enragé. Ignorant les desseins de Boyard, elle voit dans son long voyage avec Marfise des vacances d'amoureux (ce qu'il est aussi). Sa jalousie l'emporte sur les déclarations apocalyptiques de Marfise qui l'ont temporairement subjuguée. "Servons-le toutes fidèlement" lui paraît dérisoire quand Marfise se sert et prend tout le gâteau, "son" gâteau. "Dieu ou homme, Boyard est à moi, tout entier à moi", se dit-elle, en s'en remémorant tous les détails qui la font défaillir de frustration. Humide de désir et desséchée de colère, elle imagine les amants emmêlés... Pour remplir le vide qui la torture, elle saute sur les hommes à sa portée. Ils ne résistent pas à sa beauté envoûtante mais, d'abord complaisants, ils s'effraient de l'intensité de son étreinte sans joie. Ils en sortent épuisés, brisés, et tristes comme si, avec leur amour, elle pompait leur vitalité. Ils l'évitent. Quand elle demande quelqu'un, on lui répond qu'il est dans la forêt et, à sa place, on envoie une fille qui entre, apeurée et fuyante. Exaspérée par la privation, elle tente d'en culbuter une qui, criant, se défend vigoureusement. Dorénavant, elles entrent à deux et restent à distance. Respectant les consignes du "maître", le service reste impeccable mais elle le sent réticent. Personne ne l'a jamais aimée ici, on la prend pour une prétentieuse parce qu'elle ne se mêle pas aux gens. Les gens !... sa seule pensée est Boyard, Boyard le Puissant, Boyard le Dieu. Quand lui reviendra-t-il ? dans quels sentiments ? S'il ne l'aime plus, elle le tuera et mangera son cœur. S'il ne l'aime plus, elle le séduira à nouveau et tuera Marfise. S'il ne l'aime plus... *** Brune constate qu'elle perd la tête. Elle doit se reprendre, réfréner ses instincts, contrôler sa passion, se préparer au retour de Boyard. Pour l'ensorceler, elle travaille systématiquement à exacerber sa beauté et son attrait. Cela devient sa seule occupation. Elle persécute ses suivantes pour avoir des bains chauds, froids, se tremper dans du lait d'ourse, dans de la tisane de roses... Elle les envoie chercher des herbes magiques, se fait coiffer et recoiffer, épiler et masser. Chaque poil follet est brossé, parfumé et frisé. Elle passe ses jours devant son miroir, se regardant par les yeux de Boyard. Là, elle peut ajouter une touche érotique. Là, un soupçon de frisson. Elle s'étudie objectivement, examinant et choyant sa peau, centimètre par centimètre. Elle s'exerce à perfectionner des mouvements lascifs. Elle multiplie les essais de maquillage. Elle collectionne les parfums et, les essayant sur ses suivantes, se renseigne sur les résultats. L'un d'entre eux, fleurant à peine une odeur de chèvrefeuille, a des effets renversants. Au sens propre : la soubrette qui l'a testé, se fait culbuter dix fois avant de plonger dans un baquet d'eau froide pour s'en débarrasser. Brune triomphante le range avec soin sous son oreiller. Quand elle apprend que "le maître" revient, elle est prête. Un chef d'œuvre. Le moindre détail, étudié et perfectionné cent fois, mettrait en rut un eunuque. Rusée, elle se vêtira d'une robe stricte, d'une légère transparence aléatoire, avec un décolleté modeste mais révélateur. Brune s'affichera inaccessible tout en suggérant le contraire. Outre les innombrables artifices qu'elle a forgés et trempés, elle s'enveloppera d'un voile de chasteté pour se le faire arracher. Après, ce sera facile : chaque millimètre d'elle s'est exercé à devenir irrésistible, chacun de ses neurones est tendu vers ce but. *** Boyard rentre sans Marfise. Elle n'a pas voulu revenir avec lui dans sa forêt : la machine interplanétaire est à présent sur les rails, Boyard a compris, tout est en ordre. Elle se félicite d'avoir sauvé l'univers en le mettant sur la trajectoire la plus productive. Elle se congratule. Aurait-elle cru, lorsque, avec les trois ingénieurs, elle grimpa dans la navette pour une brève escapade sur la Terre, aurait-elle cru rencontrer une telle aventure ? Maintenant, le chapitre est clos, croit-elle, négligeant Brune qui est complètement sortie de son esprit. Elle aspire à regagner la Lune (elle n'imagine pas le chaos qu'elle va trouver). Boyard, mécontent et déçu, essaie vainement de la garder avec lui. "Tu es une fée. Jamais, une femme ne m'a apporté une telle plénitude. Sans toi, je dégénérerai..." Marfise, attendrie, promet qu'elle reviendra. Elle répète : — Quoiqu'il arrive, sache que j'étais sincère. Boyard n'entend là qu'un propos d'adieu. Il part. Marfise se dirige vers le port pour prendre place dans une fusée pour la Lune. Elle est surprise qu'on exige des documents d'identité et des justificatifs dont elle est dépourvue. On lui refuse un billet. La Ligue se serait-elle décidée à prendre des précautions ? Marfise aurait préféré rester incognito. Elle demande le chef de poste et lui donne le code spécial utilisé par le Comité Directeur. L'officier, d'abord incrédule, se décide à saisir les autorités et, tout à coup déférent et respectueux, il la conduit lui-même dans la fusée. Voilà Marfise en route pour la Lune, tandis que le Comité que sa réapparition met en ébullition, attend d'elle le salut. *** Boyard rentre seul, sans savoir qu'une bombe sexuelle, à lui destinée, tictaque dans la tour Ouest. Sa morosité s'augmente de la déception de ses gens qui attendaient impatiemment le retour de "la Dame de l'Est". Chasseuses et chasseurs grognent, les serviteurs rechignent, les pages ne chantent plus. Même le vieil Onésime déplore l'absence de celle qu'il appelle déjà "la maitresse". Boyard se fait encore obéir et respecter, néanmoins le tissu de force et de bonhommie qui enveloppait son autorité semble se détendre. Tout va de travers. Il y a des retards, des accidents, des erreurs, des hésitations. Onésime se trompe dans ses comptes. Les chasseurs perdent leur énergie et rentrent souvent à demi bredouilles. Les racines précieuses se terrent dans des cachettes inconnues. Même les machines tombent en panne. Boyard, lui-même languissant, se dit "cette adorable sorcière nous a tous charmés". Tout à coup, il se souvient de Brune (elle a eu la malice de ne pas se manifester) et, cherchant une consolation, se dirige vers la tour de l'Ouest. Elle donne une impression d'abandon. Les consignes n'ont été respectées qu'avec négligence ou malveillance : escaliers à demi balayés, fenêtres à moitié propres, réparations oubliées. Cette ambiance désolée fait paraître les étages plus hauts que d'habitude. Enfin, Boyard arrive à la porte de Brune. Lorsqu'elle l'a vu traverser la cour, elle s'est empressée. Tout est en place : chacun de ses délicieux organes, chacun de ses poils parfumés, chaque courbe de son corps mignon, tout attend son Maître. Boyard, pensant naïvement la surprendre, voit la porte s'ouvrir. Une sublime et chaste beauté le salue cérémonieusement. Sa révérence ouvre légèrement le strict décolleté sur des perspectives vertigineuses. Brune se dirige vers la fenêtre et sa robe, apparemment austère, dévoile à la lumière les secrets de son corps ravissant. Elle affecte respect et distance pour exciter le désir de l'homme, dont déjà le regard se trouble. La légère odeur du parfum magique l'affole. Il se jette sur elle avec avidité. Quoiqu'elle meure d'envie de s'abandonner, elle applique le plan qu'elle a minutieusement ordonné. Elle se retire, se défend. Il la brutalise, elle adore cela mais résiste, ne lui cédant qu'un centimètre après l'autre, se dérobant encore quand il croit la posséder. Leur délire dure deux jours et deux nuits après lesquels Brune, enfin assouvie, se dit crûment "je l'ai dévoré jusqu'au trognon". Désormais, Boyard la rejoint chaque fois qu'il en a l'occasion. Elle l'appelle son Dieu et il est son esclave. Il donne les ordres les plus stricts pour que la tour de l'Ouest retrouve son lustre et que les murmures cessent. Mais ses gens ne le respectent plus autant, ils obéissent sans zèle et à contrecœur. Pendant sa longue réclusion, Brune a ruminé. De l'emphatique harangue de Marfise, elle tire une conviction : Boyard est une force cosmique. Elle en prendra le contrôle. Avec la ruse des fous, comme un cuisinier subtil qui, comblant le dîneur de saveurs, ménage les quantités afin de le laisser à la fois repus et désireux de recommencer, Brune se contrôle pour ne pas saturer son amant et diminuer sa flamme. Elle ressent une jouissance supérieure à la jouissance quand il mendie ses faveurs. Elle se fait multiple et variable, joue de la musique, suggère des promenades. Elle a des caprices. Elle cultive l'art des pauses pendant lesquelles on bavarde innocemment. Par toutes petites touches, sans jalousie, elle évoque "la dame de l'Est". Boyard, d'abord circonspect, se laisse abuser. Brune, évitant tout ce qui ressemblerait à de l'indiscrétion, pose d'innocentes questions. Elle apprend que Boyard a capturé Marfise avec trois ingénieurs. Brûlant de savoir où et pourquoi, elle réprime sa curiosité et lance la flèche si longtemps aiguisée et empoisonnée, fléchette si mince et d'apparence si incongrue que celui qui la reçoit ne s'en aperçoit pas et que le venin se répand lentement : — La pauvre ! du Capitole à la roche tarpéienne ! Comme elle a dû te haïr ! Brune compte sur l'incompréhension de Boyard pour activer l'effet. Il l'interroge. Que sait-elle ? Pourquoi dit-elle cela ? Elle feint de regretter son propos, élude, le distrait, brouille ses idées. L'ayant quittée, Boyard s'interroge : me haïr ? Marfise ? ce fut tout le contraire. Qu'est-ce cette histoire de "Capitole" ? Il s'adresse à Onésime : sur la vieille Terre, le "Capitole" était le temple du pouvoir, la "roche tarpéienne" un précipice proche où on jetait les condamnés. La phrase signifie qu’après les honneurs, vient la déchéance. Boyard ne parvient pas à l'interpréter. Il admet que son rapt brutal s'assimile à une "roche tarpéienne" mais de quel "Capitole" Marfise serait-elle tombée ? Il convoque les trois ingénieurs. Ils se sont résignés à travailler pour lui et se révèlent très utiles. Il les interroge une fois de plus à propos de Marfise. Ils ne savent rien d'elle, leur chef l'a introduite parmi eux, elle leur a plu, c'est tout. Oui, leur chef travaille souvent avec les anthropologues. Non, aucun lieu ni bâtiment sur la Lune ne porte le nom de "Capitole". Boyard questionne Brune qui, alternant caresses et refus, frustre sa curiosité jusqu'au moment où, le sentant exaspéré, elle avoue, comme à regret, avoir rencontré Marfise jadis sur la Lune. Nous nous sommes reconnues ici et avons parlé. Ne compte pas sur moi pour la trahir. "Trahir ?", interroge Boyard. Il y aurait un secret ? Brune, à sa manière évasive et invasive, captive l'attention de Boyard qui, momentanément, ne pense plus à Marfise. Cependant, le venin commence à agir : "Capitole", "trahir"... la curiosité, pas encore le soupçon, s'empare de lui. Marfise a fait preuve de connaissances étonnantes et d'une intelligence stupéfiante que le mot "anthropologue" a recouvertes. Lui, il s'est laissé aller à une confiance qui grandissait au fur et à mesure qu'elle pénétrait ses desseins et exprimait ses pensées... ses pensées à lui ? ou ses pensées à elle ? Brune joue longtemps au chat et à la souris. Chacune de ses résistances accroît le doute dans l'esprit de Boyard. Sans qu'il en ait encore conscience, la position de Marfise change dans son esprit : d'alliée et complice, elle passe à joueur énigmatique. Possédé par Brune, ses moyens de pression sur elle sont limités. Comme la goutte d'eau qui, à force de tomber au même endroit, finit par trouer le rocher, il revient sans cesse à sa question. Brune, proclamant sa fidélité à Marfise, se laisse contraindre, avec une feinte répugnance, à la dévoiler, morceau par morceau. Encore est-elle loin de tout savoir ! Croyant mettre Marfise à nu, elle n'enlève que la première enveloppe. Mais c'est beaucoup. Reine de la Lune et Reine de la Ligue ! Boyard a pris un cygne pour un canard. S'est-il laissé abuser par elle ou par l'image de lui qu'elle renvoyait ? Il revoit leur première rencontre : son invraisemblable assurance aurait dû le mettre en garde, elle savait déjà tout. Plus il réfléchit, plus la colère monte en lui. Elle l'a dupé. Elle a joué avec lui. Furieux, il s'engouffre dans la tour de l'Est. A la différence de celle de l'Ouest et des autres parties de la forteresse qui se dégradent, cette tour est propre, des soins affectueux la gardent prête pour le retour de la "maitresse". Cela le rend encore plus furieux. "Elle a suborné mes gens". Il monte : dans son appartement, tout est en ordre, le feu allumé dans la cheminée. Une pensée d'amour l'émeut, vite balayée par la colère. A coups de pieds, il brise les meubles et casse tout ce qu'il peut. Quand il descend, à peine soulagé par sa puérile vengeance, ses gens l'attendent dans la cour, le regard lourd et réprobateur. Il les insulte, il les frappe. Tout est dissonant. En massacrant l'appartement de Marfise, il a dispersé les bûches de la cheminée. La tour Ouest prend feu. Ses gens, mornes, n'obéissent pas à ses cris et ne prennent les seaux et les pompes que lorsque la tour s'effondre et que le feu se propage aux remparts. Brune, cachée derrière son rideau, s'effare du cataclysme qu'elle a déchainé. La bête a pris le mors aux dents. Aussi bonne dresseuse qu'elle soit devenue, elle aura du mal à reprendre le contrôle. Quelque chose aura changé en lui, elle devra faire preuve de patience et de prudence. D'abord, laisser la fureur s'épuiser. Elle verrouille soigneusement sa porte et, quand Boyard, frappe à grands coups (pour s'en repaitre ? pour la battre ? la tuer ?), elle fait la sourde oreille. Enfin, il abandonne et, comme un fou, s'enfonce dans la forêt. Il est capable de tuer un ... à mains nues. 4. Boyard le NoirUne semaine après, Boyard revient, couvert de boue et de sang, les habits déchirés, affamé. Plus de la moitié de ses gens ont fui, Onésime se préparait à faire de même. Boyard le rattrape par les oreilles : "Je vous enchainerai à votre table si nécessaire, vous restez ici". La tour de l'Est n'est que décombres et il faut consolider le rempart. Boyard, calmé, considère les choses avec ce qu'il croit être une froideur lucide. Ecartant de ses pensées la femme Marfise (les corps mentent avec sincérité), il cherche à percer les desseins de la Reine de la Lune et de la Ligue, dévoilée par les confidences "arrachées" à Brune. Marfise s'est efforcée de l'imprégner de deux idées fondamentales : la Lune est inoffensive, la Ligue vulnérable. Avec, comme refrain : le pouvoir n'est qu'un moyen. Puisque elle l'a trompé et manipulé, tout est faux. Il doit transposer : le blanc deviendra noir, et inversement. Boyard inverse sa représentation du monde : la Lune est une menace mortelle, la Ligue une puissance, le pouvoir une fin. Il rit amèrement en pensant aux marchands. Ils vont voir ! Brune, insidieusement, excite en lui l'appétit du pouvoir et le goût de la violence, latents sur les Planètes et déjà exacerbés chez lui. Son habileté avait été de les contrôler, Brune les déchaîne. Amoureusement enroulée autour de lui, elle susurre : "Tu seras le Maître du Monde" (le Monde à mes pieds, j'écraserai mes ennemis). Boyard, lucide dans son enivrement, examine le rapport des forces. Il lui reste des hommes, les plus durs et, il l'espère, les plus fidèles. Il a maintenant la connaissance des Planètes et, parmi les marchands, quelques uns sont moins pacifiques que les autres, et d'ailleurs les aventuriers prolifèrent partout. Et surtout, il dispose de fusées. En outre, même si les informations venues de Marfise sont suspectes, grâce à elle il connaît mieux la situation de ses ennemis, la Lune et la Ligue. Comparant sa position à celle de la misérable Excellence, et minorant ses avantages en raison des inconnues, il évalue ses chances de succès à 30% minimum. Il a un atout : nul ne s'attend à son entreprise. Il ricane : "les trois mois de bon toutou au bout de la laisse de Marfise ne sont pas perdus : ils ont endormi son attention. Persuadée que le sage Boyard, converti au commerce pacifique, a oublié la Lune, elle sera prise au dépourvu par Boyard le Noir." Dans la partie cosmique qu'il va jouer, elle est son principal adversaire : intelligence diabolique, beauté ravageuse, moyens immenses. Il la magnifie pour augmenter son propre mérite. S'il ne craignait de perdre l'avantage de la surprise, il lui lancerait un défi ! Ne pouvant totalement se déprendre d'elle, sa haine amoureuse l'imagine esclave, attachée nue au pied de son lit, asservie à ses caprices. Quoique cette convoitise déplaise à Brune, elle l'encourage. Tout lui est bon pour stimuler Boyard. Elle évite même de gaspiller son énergie en étreintes amoureuses et, se frustrant, ne lui donne que le minimum nécessaire à sa vitalité. Boyard, concentré sur ses projets, définit deux axes stratégiques : d'abord, s'emparer des Planètes ; ensuite, neutraliser la Lune. Pour commencer, il lui faut davantage de fusées. Les prendre en vol comme il l'a déjà fait est une entreprise longue et, d'autant plus compliquée que la Ligue a renforcé les contrôles. C'est le moment de mobiliser les instincts de piraterie de Corbant. Le mouvement des fusées est incessant et il n'en reste jamais beaucoup en attente sur une planète, sauf sur celle qui sert de moyeu à la logistique de la Ligue. Là, dit Corbant, sont garées les fusées au repos, les opérationnelles d'un côté, celles qui attendent une révision ou une réparation de l'autre. Les pilotes au repos sont stockés non loin des fusées, dans un centre de loisirs où ils reprennent des forces et se récréent. Saisis à l'improviste, sous la menace des fusils, un certain nombre accepteront de coopérer pour sauver leur peau. Comme, une fois dans l'espace, on ne pourra pas leur faire confiance, on leur adjoindra deux hommes déterminés, prêts à perdre la vie en les tuant en cas de désobéissance ou de fausse manœuvre. Outre Corbant, Boyard dispose des deux autres pilotes qui se sont toujours montrés dociles. Ça fait trois. Autant de fusées décollent, emplies d'hommes lourdement armés. Arrivés à proximité du port, ils s'entassent dans les vedettes et se divisent en deux groupes qui agiront de manière synchronisée : l'un s'occupera des pilotes, fera le tri et conduira les "volontaires" aux fusées que l'autre groupe aura conquises. Le premier ne rencontre pas de résistance, il "recrute" une dizaine de pilotes et tue les autres. Le second se heurte à des gardes résolus et bien armés qu'il vainc au prix de lourdes pertes. Des projecteurs s'allument, des alarmes retentissent. Il faut faire vite. Dix fusées décollent, les autres sont attaquées à l'explosif. Les pilotes "volontaires", encadrés de leurs surveillants, pensent à détourner la fusée mais, sur l'écran que les deux brutes ne quittent pas des yeux, le trajet doit coller à l'itinéraire prévu. Sinon, la mort. Ce sont maintenant une vingtaine de fusées qu'abrite un nouveau cirque de montagne, encore mieux dissimulé que le précédent dont Boyard, se souvenant que Marfise l'a accompagné, ne doute pas qu'elle ait noté la localisation. Boyard, pour convaincre les pilotes de lui être fidèle, alterne promesses et menaces. Ceux qui se joindront à lui volontairement, participeront aux bénéfices des opérations et pourront satisfaire tous leurs instincts. Les autres, s'ils obéissent, resteront en vie et seront récompensés. En vol, les fusées seront appariées et leur trajectoire sera surveillée par son maître-pilote (Corbant) : tout écart serait sanctionné, non par la destruction de leur fusée —une mort trop douce—, mais par sa neutralisation et son errance infinie dans l'hyperespace. L'instinct stratégique de Boyard le pousse à l'action : après avoir frappé, il ne faut pas laisser l'adversaire récupérer. Boyard accorde à ses hommes un bref repos pour reconstituer leurs forces et compléter les effectifs, et les fusées redécollent. Boyard ne s'épuisera pas à conquérir les Planètes, il ne s'engluera pas dans des guérillas sans fin qui donneraient aux "autres" le temps de contre-attaquer. Le pouvoir est son but, la violence sa méthode. Il terrorisera les Planètes jusqu'à ce que, humblement, elles s'agenouillent devant lui et le supplient de les gouverner. Chaque fusée vise une planète. Elle bombarde le Port, se pose au milieu de la ville principale, les hommes sortent, détruisent, mettent le feu, massacrent sans discrimination. Puis ils remontent dans la fusée et recommencent dans une autre ville. Revenus sur Tibet, les hommes prennent un bref repos et repartent à l'assaut, prenant un goût croissant à exercer leur puissance destructive. En trois vagues, la plupart des objectifs identifiables sont atteints et, pour faire bonne mesure, des bombes incendiaires sont larguées sur les forêts. Outre les dégâts directs et l'impact psychologique des raids, les Planètes seront mises à genoux par les instincts de violence que le chaos libérera. Boyard se prépare à passer à la deuxième phase, la Lune, lorsqu'il en apprend d'intéressantes nouvelles : mystérieusement, une scission se développe entre Planétaires et Lunaires. Il semble que les ingénieurs aient été à son origine. "Ah ! les ingénieurs, pense Boyard, j'avais senti que c'était le ventre mou du dragon cuirassé". Pas de temps à perdre. Il faut cependant patienter un peu. Ses hommes se sont enivrés de violence, ils ont la gueule de bois et aspirent au repos. "La gueule de bois, ça se soigne avec de l'alcool", pense l'impitoyable Boyard. Il lâche ses hommes sur la ville du Port : pillez, brûlez, violez, tuez ! Les hommes reviennent, endurcis et ragaillardis. Il les dirige vers les fusées. Direction : la Terre. Les brutes blêmissent et trainent les pied, les uns par un reste de superstition, les autres par crainte : la vieille planète est empoisonnée et mortelle. Boyard s'adresse à eux. "Les hauteurs sont saines. J'y suis allé, j'ai débarqué, j'ai respiré". Les hommes hésitent encore. Dans ce flottement, une voix anonyme s'élève (Boyard ne distingue pas celui à qui elle appartient) : — Pourquoi la Terre ? Il n'y a rien à détruire, tout l'est déjà. Nous n'avons pas fini les Planètes. Un murmure d'approbation se fait entendre. La Terre et ses déserts n'excitent personne. Boyard chercherait-il à se débarrasser d'eux après s'en être servis ? Boyard se dresse et rugit d'une voix terrible : — Pourquoi la Terre ? parce que, de là, nous conquerrons la Lune voisine : les plus fortes armes, les plus belles filles, les plus grandes richesses. Nous prendrons tout et plus rien au monde ne nous résistera. Ah ! grognent les hommes, réconfortés d'avoir un vrai objectif. A nous la Lune ! Après un long voyage au cours duquel la discipline se relâche et de nombreuses rixes éclatent, les fusées se posent sur le plateau au-dessus de la caverne de Blackwell. Le moment a été calculé pour que ce côté de la Terre soit caché de la Lune. Boyard ignore que plus aucun satellite ni télescope ne l'observe. Les hommes débarquent, à la fois exaltés de mettre les pieds sur la vieille planète, déçus de sa désolation et inquiets de ne pas savoir comment ils vont attaquer la Lune. Boyard ne trouve pas l'ermite et ne voit pas le petit tas d'os au fond du précipice. La caverne a été fouillée et le matériel de Blackwell emporté. Serait-il prisonnier de la Lune ? Boyard, s'enfonçant dans la grotte, constate avec soulagement que son entrée secrète n'a pas été découverte. Il va mettre ses hommes au travail pour creuser davantage et aménager correctement ce qui sera sa base. A nouveau saisi par la peur de la Lune, il sait qu'il ne peut pas l'attaquer. La ville souterraine est inaccessible. Sans les codes d'accès adéquats, les fusées ne pénétreront pas, et infiltrer des hommes désarmés ne servirait à rien. Il espère que la scission en cours se transformera en guerre civile et qu'un des côtés fera appel à lui. Comment leur en donner l'idée ? Comment sauront-ils qu'il veut les aider ? qu'il existe en tant que force militaire ? qu'il est à côté ? Il doit envoyer des agents habiles disséminer la rumeur. Sur qui compter ? Où trouver quelqu'un que ne désempare pas la vie souterraine, qui soit assez dévoué et résolu pour vouloir son triomphe et apte à utiliser tous les moyens ? Ses gens sur la Lune ne valent pas grand chose. Ses meilleurs hommes l'ont quitté, il ne reste que des brutes sans cervelle. Il pense soudain à Brune. Il ne lui confierait pas une mission ordinaire, celle-ci lui convient. Elle a quelque chose contre la Lune et sera ravie de lui nuire. Elle délire un peu, ça va dans mon sens : elle est prête à tout pour que je conquière l'univers. Elle n'a besoin d'exécuter aucune action directe, juste se laisser arracher des secrets qu'elle susurrera, entre deux gémissements de plaisir, sur les oreillers des hommes... Oui, je dois la préparer à cette mission. (Il ricane) Elle sera ma pouliche de Troie dont le rut perpétuel affolera les mâles et enragera les femelles ! La Lune est à moi, malgré ses multiples remparts. Il met ses hommes en action sur la Terre. Ils n'aiment pas cela. Ils préfèrent la violence aux travaux publics. La vie de caverne leur pèse et sortir quand la Lune est cachée ne les console pas : rien à faire dans ce désert. Il ramène avec lui la moitié des effectifs. Boyard convainc difficilement les autres de rester un mois avant d'être relevés. Ils sont jaloux, aigris et désespérés par la disparition des fusées. Boyard, revenu sur Tibet, sacrifie volontiers aux appétits de Brune qui, comment fait-elle ?, est chaque fois plus désirable. On dirait que les victoires de Boyard le Noir l'embellissent. Il lui parle de la Lune et sent sa haine intacte. Perversement, elle se réjouit du rôle qu'il lui donne et qu'elle seule réussira à la perfection. L'importance qu'il lui reconnaît la comble de satisfaction, "il a besoin de moi". Tout en le dévorant à pleine bouche, elle feule : — Tu es mon Dieu. Je ferai tout pour toi. Quand tu auras conquis le monde, je me tiendrai sur la première marche de ton trône et je t'adorerai. Quoique la Ligue soit désorganisée, elle fonctionne encore. Brune prendra place dans une fusée pour la Lune. L'ayant quittée régulièrement, elle peut revenir. Les machines l'identifieront et, automatiquement, lui attribueront un logement. Ensuite, elle trainera dans les rues, se renseignera (c'est une partie de sa mission), rencontrera des hommes de tous les camps et, dans des lits dévastés, se laissera arracher son secret (tout en dérobant les leurs). Après, tout se fera tout seul. Le bruit se répandra qu'un chevalier blanc ("chevalier noir", ricane Boyard) est prêt à les secourir. A l'extase cosmique de Brune, s'ajoute le plaisir de quitter cette lamentable planète et cette misérable forteresse dont elle a tant de mauvais souvenirs. Seule lui pèse la séparation de Boyard, au moment où il revient enfin. Elle réclame et obtient de reculer son départ et de jouir de lui une semaine ("jours et nuits"). Après je m'en passerai, se dit-elle, la Lune et le Monde valent bien un sacrifice. Elle se sent essentielle aux projets de Boyard au point d'être une partie de lui. Cette transsubstantiation la porte au paroxysme du ravissement. Ils sont un seul Être. Quand ils s'aiment, c'est plus qu'un inceste. Brune monte dans la fusée après avoir satisfait aux obligations d'embarquement, de plus en plus tatillonnes. Elle ressemble à une fille sage qui rentre à la maison : une veste à carreaux et une jupe de même qui tombe au-dessous du genou, avec une petite toque sur ses cheveux sagement bouclés. La Lune se serait refermée comme une huître devant les soldats de Boyard. Trois cents mètres de béton renforcé la protègent des foreuses et des bombes. La Lune s'ouvre sans formalité devant Brune. En pensant "le ver est dans le fruit", elle se tortille un peu, échauffant les mâles qui la suivent. 5. Marfise sur la LuneA son arrivée sur la Lune, après des mois d'absence et tant d'évènements (dont elle ignore encore une partie), Marfise a des ennuis. Au débarquement, la machine lui refuse l'entrée : ces paramètres ont été annulés. Les victimes de l'enlèvement officiellement déclarées disparues, la base de données les connaît comme désactivés. Marfise conteste. La machine accepte son identité, pas son existence. Démontrez votre existence, exige la machine qui refuse de débloquer le sas. Marfise se prête à une série d'analyses biologiques et psychiques. Identité et existence confirmées, conclut la machine. Action requise pour réactiver l'individu. Marfise s'étonne que personne n'intervienne pour la "réactiver". Elle ne sait pas que les ingénieurs limitent leur travail au minimum indispensable à la survie collective. Impatiente et irritée, elle demande qu'on la mette en contact avec Brandimart. Il pousse un cri de surprise en la voyant et arrive vite avec l'Ingé qui fait le nécessaire avec les machines. "Que se passe-t-il ici ?" demande Marfise en même temps que Brandimart : "Que t'est-il arrivé ?" Tous trois se dirigent vers le bureau de Brandimart. Leur hâte n'empêche pas Marfise de sentir les rues bizarres. Des gens se fuient, d'autres s'agglutinent. En entrant dans le bureau du Doyen que Brandimart occupe ad interim, Marfise, émue, découvre la mort de Damienne. Elle fourmille de questions mais ses compagnons attendent son récit avec encore plus de curiosité. Que leur dire ? Il lui faut savoir d'abord ce qu'est devenue la Lune. — Je vous raconte tout de suite, l'histoire est compliquée. Avant, donnez-moi deux mots d'explications : tout a l'air trouble ici. On lui trace les grandes lignes : par une série de ricochets, la disparition des quatre a provoqué une scission grandissante entre Lunaires et Planétaires. L'équilibre de la Lune est menacé. Les ingénieurs, du fait de leur centralité et de leur origine, constituent le ventre mou de la Lune. Boyard visait juste. Marfise se félicite de l'avoir remis sur le droit chemin (croit-elle) avant que se produise ce qu'il attendait. Sans raison désormais de dissimuler son histoire, elle la raconte brièvement et conclut, espiègle, en faisant virevolter sa jupe : "ainsi j'ai sauvé le monde". — Il te reste à sauver la Lune, grommelle Brandimart qui, néanmoins, la regarde en souriant, heureux de la revoir. L'Ingé expose sa situation délicate, en butte à la suspicion croisée des deux camps. "Bientôt, je ne contrôlerai plus les ingénieurs..." Marfise, submergée de messages de la Ligue, les ignore et entraîne Brandimart à la Taverne Interdite. On les accueille avec gêne : le maître d'hôtel se désole que les circonstances perturbent l'approvisionnement et la cuisine. — Peu importe, répond Marfise, faites-nous n'importe quoi, ne serait-ce qu'une omelette, pourvu qu'il vous reste de mon vin préféré. Ils s'installent. Les autres alcôves sont vides ("les affaires ne marchent plus", déplore le chef de table). Marfise prend les jambes de Brandimart dans les siennes et lui saisit la main : "Tu m'as manqué. Parle-moi de Damienne". On leur apporte le vin des Planètes et, cérémonieusement, ils croisent leur bras, attendris. Marfise s'attriste des persécutions dont Damienne a fait l'objet. Elle commente, ironisant pour cacher son chagrin : la meilleure lunaire n'était pas une Lunaire ! — Ta disparition a peut-être sauvé le monde, ici elle a provoqué un cataclysme. Brandimart parle de son désespoir et de son incompréhension en l'absence du moindre indice. Il l'a crue perdue. A son tour, il ironise : — Si tu t'étais évanouie seule, j'aurais pensé à un de tes mystères... et attendu patiemment ton retour. Mais, avec les autres, ça devenait un accident. Et Blackwell à deux pas... — Ah ! Blackwell ! Brandimart lui fait part de la solution à laquelle arrivait l'Ingé sans parvenir à y croire : une chose soudainement découverte l'aurait forcée à embarquer les trois ingénieurs dans une aventure. Mais comment seriez-vous partis ? Et la navette ? Ils se racontent les détails de leurs derniers mois (non sans quelques omissions de la part de Marfise), se sentant de plus en plus proches, dans la grande salle déserte où rougeoie une feinte cheminée. Brandimart s'inquiète : — Ce Boyard et ses bonnes intentions, en es-tu sûre ? — J'espère avoir éveillé en lui une pensée latente... bien sûr, ce que j'ai fait peut se défaire. Allez, je veux croire à son intelligence. On parie ? Ils parient et, enlacés, quittent la Taverne et vont chez Brandimart. Leurs corps se retrouvent avec plaisir et leurs esprits avec reconnaissance, heureux, un instant, Brandimart de saisir la perpétuelle errante, Marfise de croiser la rare permanence. Alors que, nue, elle va et vient dans la pièce, elle regrette d'avoir perdu le chapeau qui lui plaisait tant. Brandimart fouille dans un placard et le lui tend. "J'ai rassemblé tes affaires". Elle le coiffe, joyeuse. "Ah! je me ressemble". C'est bien l'avis de Brandimart qui l'attrape et ils froissent allègrement le chapeau rouge. *** Marfise a appris la scission en cours dans la société lunaire sans mesurer sa gravité. Elle comprend très vite. A présent, des secteurs entiers sont "monocolores". Le désir de regroupement s'est traduit par des demandes de déménagement que les machines ont satisfaites quand c'était possible. Ensuite, s'est mise en place une plate-forme d'échanges parallèle : un Lunaire et un Planétaire, une fois l'accord noué, informent en même temps la machine qu'ils souhaitent abandonner leur logement de tel secteur, pour un dans tel autre. La machine enregistrant deux propositions symétriques les accorde immédiatement. Dans le secteur K que les Planétaires ont toujours aimé, Brandimart est le dernier Lunaire. Après un si long temps commun sur la Lune, les deux populations sont indiscernables. Impossible de se reconnaître ! aussi, chaque côté affiche des signes d'appartenance. Marfise hésite. Puisque, déjà, deux camps se font face, dans lequel se ranger ? Sincèrement dualiste, elle se sent autant lunaire que planétaire. Pour l'exprimer, elle porte le ruban bleu des premiers avec le ruban vert des seconds. Les moqueries (et quelques menaces) venues des deux côtés, lui font comprendre son erreur. Mécontente, elle arrache tous ses rubans et, lorsqu'on l'interpelle, énonce "je viens d'arriver, je ne suis pas au courant". Elle va chez les ingénieurs, ils lui tournent le dos. Elle rejoue son joker "je viens des Planètes, expliquez-moi". On lui parle alors et elle prend conscience de la rancœur qui, pendant des années, est restée latente. Tandis que les Planétaires se conformaient aux usages lunaires, par nécessité et par mimétisme, quelque chose en eux restait irréductiblement attaché à leur origine. A l'Université, Marfise rencontre des Lunaires qui, apprenant qu'elle vient des Planètes, la repoussent. Son joker ne sert pas, on la suspecte de sympathie pour "les autres", on se souvient de son amitié avec Damienne, et seule la protection de Brandimart lui garantit un minimum de politesse. Elle parle longuement avec l'Ingé, tout aussi dépassé qu'elle. Daubrin a été, non la cause mais l'occasion d'un petit dérapage qui s'est transformé en une périlleuse glissade. "Pourtant, dit-elle à l'Ingé, les ingénieurs sont avec nous". — Qui est-ce "nous" ? répond-il. Ayant fait le tour décevant des affaires lunaires, Marfise passe à la Ligue. On la félicite de son retour, on lui demande des comptes, on la convoque à la prochaine réunion du Comité. Quelque temps plus tard, par la Ligue, elle apprend d'effroyables nouvelles : le meurtre des pilotes, l'attaque du parc des fusées, les raids dévastateurs et gratuits sur toutes les planètes. Le monde qu'elle a cru sauver est à feu et à sang. Marfise ne comprend pas. Seul Boyard a pu faire cela. Comment est-il passé du blanc au noir ? Pourquoi une telle sauvagerie ? Elle écarte la folie, trop facile explication. Reste la fureur : a-t-il découvert qu'elle l'a manipulé ? et, par colère et vengeance, remplace-t-il le commerce par la terreur ? Pourtant, il semblait convaincu. Qu'est-il advenu ? Elle regrette de l'avoir laissé rentrer seul. Mais non, dans ce cas, elle n'aurait rien pu pour la Lune qu'elle espère encore pacifier... En attendant de rebattre les cartes, il lui en reste une de l'ancien jeu : elle sait où Boyard cache ses fusées sur Tibet. Elle entre en contact avec Waldemar, tellement commotionné par la violence et la rapidité du raid dont Souabe a été victime, qu'il ne pense pas à s'étonner de sa réapparition. Elle transmet les coordonnées du cirque de montagne et les codes d'activation d'une des méga-bombes que contiennent les soutes de la fusée noire. Waldemar décolle aussitôt. Quand il arrive, le cirque est désert. Probablement les maudits engins exécutent à nouveau leur œuvre de mort. Il se met en orbite, attendant leur retour, ignorant comme Marfise qu'elles sont au repos sur leur nouveau site. Au bout de trois jours, il largue sa bombe et revient. Boyard a un sourire cruel : "Marfise, tu as manqué le point". Il lance de nouveaux raids pour le montrer. Mais, impressionné par la puissance de l'explosion et l'envergure de ses effets sur la forêt, il se sent vulnérable : des brutes et des canons laser suffisent pour terroriser une planètes, elles ne font pas le poids face à de telles armes. Il croit reconnaître la signature de la Lune. Cela renforce sa conviction que le combat fatal sera entre lui et elle. Marfise devine que les fusées ont été déménagées. Elle renvoie Waldemar tourner autour de Tibet pour repérer leur nouvel emplacement. Ou bien elles ne sortiront pas, et ce sera autant de gagné, ou bien elles sortiront et Waldemar les détruira à leur retour. *** C'est alors que, fraiche et pimpante comme une jeune fille, Brune arrive sur la Lune. Dissimulant son dévouement fanatique derrière un sourire timide, elle est comme un vaisseau pirate qui aurait bourré de fleurs la gueule de ses canons. Jamais une bombe n'a n'a présenté un aspect aussi innocent. Jamais une folle n'a eu l'air aussi sage. Brune a défini son plan de campagne. Sa première visite sera pour Marfise, le plus grand danger, la rivale, la voleuse, la dévoreuse, l'ennemie. Brune s'est cassé la tête à chercher pourquoi Marfise n'est pas rentrée avec Boyard, la laissant maitre de la place sans même avoir combattu. Brune est trop égocentrique pour deviner la vérité, Marfise l'a purement et simplement oubliée. Brune magnifie trop Boyard pour penser que Marfise a pu le quitter. Aucune femme ne renonce à un tel homme ! Alors ? Boyard, déçu par Marfise, l'a-t-il abandonnée ? dans ce cas, pourquoi sa rage et sa destruction de la tour Est ? pourquoi cette haine amoureuse qui le meut ? Boyard ne lui ayant rien dit, Brune ignore ce qu'il a fait avec Marfise pendant leur longue absence. Projetant ses fantasmes, elle imagine des étreintes fabuleuses dans des paysages grandioses et ressent une intense jalousie. Douloureuse, elle s'interroge et finit par trouver sa réponse : Boyard a joui de Marfise (et réciproquement, hélas !) avant de revenir à sa vraie femme, elle, Brune, la recluse de la Tour Ouest, la favorite absolue du maître. Et Marfise, amoureuse désespérée, a reconnu par sa fuite la toute-puissance de Brune sur le Dieu qu'elle lui disputait. Brune, consolée par l'humiliation de sa rivale, pose son pied mignon sur la tête de cette femelle vaincue. Elle lui pardonnerait presque... Toutefois, cette vaincue, ici, est puissante. Brune, à sa place, se vengerait. "Pour accomplir ma mission, je dois neutraliser cette menace". Brune frétille d'excitation en préparant ses pièges. Marfise n'est plus son chef, elle la tutoiera. "Nous sommes toutes deux des femmes à Boyard", la crudité de l'expression la chatouille. Habillée de noir comme une veuve de marin, marchant avec une maladresse voulue, elle rencontre Marfise et se jette dans ses bras gênés, en pleurs, à demi-pâmée. Marfise pour laquelle Brune existe à peine se souvient vaguement d'une désagréable scène d'hystérie dans la Tour de l'Ouest. Brune, évitant les cris, gémit doucement : — O mon amie, mon amie, si tu savais... Marfise, choquée par le tutoiement, s'écarte et l'interroge. Brune, réfrénant avec art des sanglots qu'elle simule, raconte son histoire, comme si elle revivait péniblement un cauchemar. Boyard, devenu fou, a tout détruit dans la forteresse, a entrepris de dévaster le monde et, elle, elle, son esclave soumise et complaisante, il l'a battue, chassée, et poursuivie pour la tuer. Fuyante, désolée, perdue, elle se réfugie sur la Lune, seul refuge inexpugnable. Marfise, se remémorant de plus en plus précisément la scène de la Tour, reste méfiante, surtout lorsque Brune, s'enhardissant, devient insinuante et la questionne sur sa séparation avec Boyard. Sentant qu'elle va trop loin, Brune s'aplatit, s'humilie, demande pardon, implore secours et, laissant à dessein entrevoir son hystérie, se lamente d'avoir perdu "son homme". Qu'il me maltraite, qu'il me méprise, qu'il me batte, qu'il me chasse, je suis "sa femme". C'est une pauvre fille obsédée, conclut Marfise écœurée qui la chasse de ses pensées et l'assure vaguement de sa sympathie. Brune la quitte, satisfaite. Elle ne comptait pas séduire Marfise, il lui suffit d'avoir justifié sa propre présence. De plus, le venin fera son effet : la folie de Boyard fera horreur à Marfise et la détachera définitivement de lui. *** Marfise oublie aussitôt Brune pour participer à une réunion de la Ligue : ennemi inconnu, fusées volées, fusées détruites, agents massacrés, ports bombardés, planètes dévastées, troubles sur la Lune (l'ultime refuge), effondrement des ventes ; le Comité ressemble à une assemblée de fantômes. Marfise, prenant d'autorité la présidence de la réunion, pose brutalement la question cruciale : — Voulez-vous capituler ou résister ? dans le premier cas, demandez à l'ennemi ses conditions et acceptez-les toutes ; dans le second, armons nos fusées et unissons les Planètes pour qu'elles se défendent. Les dévastations ont été brutales mais localisées, les Planètes conservent leur potentiel, l'ennemi est faible. La dernière assertion soulève un tollé. La violence extrême de l'ennemi a meurtri et traumatisé les esprits. Il frappe où il veut, aucune défense n'est possible. Marfise assure que cette supériorité tactique exprime une faiblesse stratégique. L'ennemi manque de forces pour conquérir le monde, la terreur vise à créer une telle peur que les gens, prêts à tout pour qu'elle cesse, se soumettent volontairement. Les planètes, isolées, sont sans défense. Nous, la Ligue, sommes leur lien et devons les rassembler. Aussi désemparés que soient les Directeurs, ils ont conservé leur dédain pour la "philosophie". De plus, l'éviction de Marfise et sa longue absence ont diminué son influence. Nous sommes des marchands etc. "Mieux vaut petit profit que pas de profit". La majorité opte pour la capitulation, une minorité se regroupe autour de Marfise, dont Galaffron, celui qui l'a évincée. S'inclinant devant elle, il la prie d'oublier. Elle avait raison, les faits l'attestent, hélas. La réunion terminée, Marfise informe secrètement ses partisans de ce qu'ils doivent savoir et les répartit sur les Planètes. La Ligue que nous connaissions est morte. Il faut la rebâtir dès maintenant et autrement. Dans une discussion particulière avec Galaffron, elle lui révèle l'organisation des "marchands libres" et le principe associatif dont Galaffron a l'intelligence de saisir la portée. Elle le charge de convaincre les autres et, si possible, de rencontrer sur les Planètes tel et tel des "marchands libres" qui lui ont paru d'une trempe supérieure. Trahis par leur initiateur, ils seront réconfortés que la Ligue (ce qu'il en reste) se joigne à eux. Ensuite, Marfise entre en contact avec Waldemar dont la veille est restée infructueuse. Qu'il s'empare de toutes les fusées de la Ligue qu'il pourra saisir, sans hésiter à combattre ! Waldemar, joyeux, l'assure que ce sera un plaisir. Il ne manque pas de pilotes et, en outre, en quittant Souabe, il a laissé quelques hommes de confiance pour recruter et entrainer de nouveaux commandos. Marfise trouve son "armée secrète" diminuée et démoralisée par son long silence, les bruits qui ont couru sur sa disparition, les rumeurs de troubles sur la Lune, et, récemment, les raids dont plusieurs ont été les victimes. Marfise, atterrée, ne cède pas au découragement. Usant du style héroïque, elle raconte brièvement qu'elle a été capturée par "l'ennemi" et a fini par s'échapper, qu'elle sait tout de lui et de sa faiblesse stratégique. Ce discours galvanise ses gens. — Nous sommes en guerre, dit-elle. Oubliez le commerce, devenez des agents de propagande : résistance et union des Planètes. Nous avons les moyens de nous battre. Une partie de la Ligue capitule, une autre tient. L'ennemi n'a plus de cibles. Malgré les apparences, son action est psychologique, pas militaire. Toutes les communautés des campagnes, des montagnes et des forêts sont intactes. Rassemblez-les. Il faut empêcher que le chaos local engendre une violence générale. Épuisée par la dépense d'énergie et la détermination dont elle s'est forcée à faire montre, elle médite amèrement : j'ai cru transformer Boyard en chevalier blanc et assurer le bonheur des Planètes, je me suis trompée. Je me suis encore trompée... Se secouant, elle se reprend : — Et en plus, il faut stabiliser la Lune. Et le faire de telle façon qu'elle sorte enfin de son isolement. 6. La pouliche de TroieLa seconde visite de Brune est pour Brandimart. Dans le passé, il a fait preuve de compréhension et il était prêt à aller plus loin. Sagement vêtue et joliment coiffée d'un petit chapeau, elle entre dans son bureau ("tiens, le voilà Doyen"). A la fois souriante et désolée, elle évoque avec retenue les "malheurs" dont elle a été victime, jouant la damsel in distress : une jolie fille sans défense appelle la protection. — Me voilà revenue, conclut-elle. Vous me devez un dîner. Brandimart a oublié lui avoir dit un jour "dîneriez-vous avec moi ?". Il se souvient qu'elle était charmante et, la détaillant de haut en bas, la trouve délicieuse. Elle n'avait pas, avant, un attrait aussi puissant. Une très légère odeur de parfum l'entoure, elle suscite un désir irrésistible. Assise très correctement, les genoux à peine découverts par sa jupe, la poitrine un peu agitée par l'émotion, la bouche entr'ouverte, les yeux brillants de promesses, elle trouble profondément Brandimart. Il va céder à la pulsion qui le pousse sur cette fille lorsque quelque chose —peut-être un infime éclat de triomphe dans ses yeux adorables— le soustrait à la fascination, comme un oiseau auquel un incident ferait quitter le regard du serpent. Brandimart doute et, revenant à lui, répond prudemment (reprenant sans le savoir les termes jadis employés par Brune) : — En d'autres circonstances, ce serait volontiers. Là, j'ai des rendez-vous inévitables. — Une autre fois... dit Brune, se donnant d'avance dans un sourire. Elle se lève, fait une charmante courbette et sort en ondulant imperceptiblement, avec une infinie séduction qui laisse Brandimart frustré et troublé. *** Brune commence ses opérations. Elle a cru facile de se répandre dans l'un et l'autre camp et de les empoisonner tous deux d'une haine réciproque. La scission, de plus en plus nette dans les esprits, n'a pas atteint le stade de l'affrontement physique. Brune veut transformer le schisme en guerre ouverte, afin de susciter un appel à Boyard. Elle emballe le premier homme passable qu'elle croise. C'est un Lunaire. Après qu'il l'ait aimée extatiquement ("jamais, ô jamais...", balbutie-t-il), elle le maintient excité et commence ses insinuations. L'homme, découvrant à ses propos qu'elle vient des Planètes, pousse un cri de rage et, dégrisé, la rejette. Surprise et dépitée, elle le voit se jeter sous la douche et se nettoyer violemment. Il revient furieux et, avec des mots orduriers et violents, il la jette dehors, et ses vêtements derrière elle. Les gens qui passent regardent sa nudité, étonnés et convoiteux pour les mâles, envieux et méprisants pour les femmes. Elle pleure, plusieurs hommes l'entourent, l'un d'entre eux l'entraîne chez lui "pour qu'elle s'habille", la console et elle se laisse volontiers déshabiller. Cette fois, elle se tait. D'autres expériences vexantes lui montrent les limites imposées par la scission qu'elle cherche à aggraver. La légendaire liberté sexuelle de la Lune est devenue monocolore. Aussi adorable que soit un (ou une) Planétaire, il (ou elle) provoque dégoût et répugnance chez les femmes (ou les hommes) Lunaires. Et réciproquement. Comme absolument rien ne distingue les uns des autres, chacun s'expose au "risque" de la mixité (on dira bientôt "pollution"). C'est aussi à cela que servent les rubans : les bleus et les verts fricotent entre eux. D'ailleurs, la ségrégation croissante des secteurs diminue les occasions d'erreur. Brune ne pourra remplir que la moitié de sa mission, il lui faut choisir. Elle a de bonnes raisons d'adopter le ruban vert : chez les Bleus, elle sera démasquée (la machine a enregistré son entrée) et jetée après usage comme un kleenex sale ; d'autre part, elle a pour cible principale les ingénieurs qui sont majoritairement planétaires ; enfin, elle s'est déjà coulée dans le nouveau moule et se surprend à penser "nous, les planétaires". Donc, arborant un décolleté carré très échancré, elle enfonce entre ses seins un bouquet de rubans verts et demande à la machine un logement dans le secteur B. Là, elle consomme consciencieusement tous les hommes qu'elle croise, les incitant à la lutte à mots couverts (les machines veillent et proscrivent la violence) et les assurant que les Planètes les soutiennent : à l'instant décisif (elle n'ose pas encore être plus précise) des secours leur viendront de l'extérieur. *** De son côté, Marfise est également contrainte à choisir. Brune veut dresser les uns contre les autres, Marfise les réconcilier. Les deux rencontrent la même barrière. L'amphibie Marfise optera-t-elle pour l'air ou pour l'eau ? Tout en elle est lunaire, tout en elle est planétaire. Le dualisme qu'elle chérit fâche les deux camps. Rudoyée des deux côtés, elle a vite renoncé à porter les deux couleurs et affiché une innocente neutralité : sans ruban, on l'a sifflée, huée et insultée. A l'occasion d'un contact fortuit, elle a découvert que même les relations sexuelles sont contaminées. Elle n'arrivera à rien en s'opposant à tout le monde. Invitant Brandimart à la Taverne (le cuisinier s'est procuré quelque chose), par commodité elle a pris un ruban bleu (couleur du secteur A) et voit qu'il a fait de même. Elle expose son problème. Il soupire car son essai de coexistence a échoué, le secteur K le rejette. Brandimart s'exclame en frappant la table (un geste étonnant de sa part) : — Pourtant, nous sommes identiques ! Toutes les ségrégations de l'Histoire s'appuient sur des différences ou en résultent, comme les guerres civiles religieuses. Nous, nous créons la différence qui nous oppose. Ensemble, ils déplorent cette dynamique dissipative qui se nourrit d'elle-même. Un échange de coups accidentel déclencherait une guerre civile qui, dans les conditions de la vie souterraine, serait suicidaire. Que pourraient faire les machines et leurs auxiliaires, les policiers des couloirs ? Marfise rapproche la situation de la Lune et l'agression mondiale de Boyard : ces deux crises indépendantes feraient exploser le monde si elles se liaient, il faut les résoudre ensemble. Le cuisinier a déniché au marché noir ("on en est déjà là...", marmonnent les deux) un jambon d'ours qu'il sert, admirablement grillé, avec des champignons "des bois". Devançant la demande, il pose sur la table une bouteille de vin des planètes. Ils boivent, croisant leur bras. Le vin pâle et exquis inspire à Marfise une solution : "les deux crises ont en commun les Planètes, je choisis le vert, comme la plupart des ingénieurs ; la Lune que j'aime est tranquille et bienveillante, les Bleus ne le sont pas". — Moi, fait écho Brandimart, je prendrai le bleu. Personne ne comprendrait que je fasse autrement. Tu vas tenter de pacifier les Verts, je ferai de même avec les Bleus. Et nous nous coordonnerons. — Nous ne devrons plus nous voir... regrette Marfise. Ils conviennent de moyens de communication privés. Envisageant le pire, Marfise révèle à Brandimart l'existence de la base secrète, sur l'autre face du satellite, et lui confie le code d'entrée. "Si tout saute ici, rejoignons-nous là, avec ceux qui nous seront fidèles". Brandimart est tellement perturbé qu'il ne pense pas à s'étonner (combien d'autres ressources Marfise a-t-elle en réserve ?). Ils doivent se séparer au plus vite et entamer leur nouvelle existence monocolore. Le cuisinier, compatissant, leur prête une chambre d'amis pour leur dernière nuit ensemble. *** Marfise, désormais verte (et maudite par tous les Lunaires), déménage dans le secteur B et se mêle aux ingénieurs. Elle croise souvent Brune qui affecte l'amitié, tout en essayant de percer son jeu. Marfise, en bonne lunaire, n'hésite pas à payer de sa personne car elle sait d'expérience que les conversations sont plus libres après l'amour. Elle s'aperçoit que Brune piste systématiquement les hommes qu'elle a rencontrés. Elle l'imite et récolte d'étranges confidences : il est question à demi-mots d'affrontement armé à venir, de secours de l'extérieur et d'expulsion des Lunaires. L'Ingé, lui aussi, a dû choisir et, inévitablement, a pris le vert. Il n'est pas surpris des informations de Marfise : le soupçon a entraîné la méfiance qui provoque la ségrégation qui se traduit par l'opposition. "A quoi ressemblerait une guerre civile dans notre cité close et compartimentée ?" demande Marfise. Personne ici ne dispose d'armes, répond l'Ingé. Il existe un arsenal formidable, empli de toutes les inventions destructrices et protectrices que nous avons réalisées depuis trois siècles. Heureusement, son verrouillage est inaltérable. Mais, dans une guerre passionnelle comme serait celle-ci, tout deviendrait une arme, tabourets, couteaux, cuillères... L'extermination aurait besoin d'une cible. Les Bleus tiennent déjà l'Université en secteur A, ils sont inexpugnables. Les Verts pourraient viser le Port, soit pour s'enfuir, soit pour permettre une interférence de l'extérieur. C'est l'endroit le plus sensible. Je vérifierai sa protection. Marfise, un peu rassurée, pose la question suivante : "comment réconcilier les Bleus et les Verts ?" — Godzina, répond cérémonieusement l'Ingé, c'est vous l'Anthropologue. — Je vois trois possibilités, dit-elle. La méthode simple, l'union forcée contre une menace commune, ne marchera pas si les plus radicaux des Verts s'allient à "l'ennemi". La méthode subtile : maintenir la confrontation à un niveau limité assez longtemps pour que, de chaque côté, un tiers parti apparaisse, les femmes peut-être. Enfin, il y aurait un moyen expéditif : puisque, fortuitement, Daubrin est à la base de toute la séquence, il suffit de l'éliminer avec notre "rayon de la mort" comme l'appelait Damienne. Ce n'est pas loin en arrière et il y a une bonne occasion, quand nous sommes montés à la surface et que Daubrin s'est échappé. Daubrin supprimé, il ne va pas sur Terre, Blackwell ne devient pas fou, Boyard reste dans sa forêt, pas d'enlèvement, pas de scission, pas d'attaque des Planètes... — Mais, ajoute-t-elle sombrement, je ne veux pas résoudre cette crise. L'Ingé s'exclame. — Non, je ne veux pas la résoudre, je veux m'en servir pour ouvrir la Lune aux Planètes. Nous nous sommes condamnés nous-mêmes par notre indifférence. Seulement, conclut-elle tristement, je ne sais pas comment faire. — Godzina, comptez sur moi à ce moment, dit l'Ingé en s'inclinant profondément. *** Brune, elle aussi, a pensé au Port. C'est par là qu'entreront les soldats de Boyard quand la guerre civile qu'elle aura déclenchée les appellera au secours. Quoique moins nombreuses qu'avant, des fusées arrivent encore, des portes s'ouvrent, des gens pénètrent, après, se rappelle-t-elle, une série de vérifications et à travers plusieurs sas. D'homme en homme, de question en confidence, de complaisance en cadeaux, elle se rapproche de ceux qui ont travaillé au Port (ils n'y vont plus désormais). Malgré le libertinage effréné auquel elle se livre depuis son arrivée, Brune est toujours aussi pimpante. Mieux, la luxure lui profite, la rajeunit, l'enjolive. Cet engrais la fait fleurir. Sans effort, elle séduit les ingénieurs du Port, jusqu'à un vieux et laid contremaitre misogyne et impuissant qui retrouve avec elle son énergie perdue. L'information qu'elle recueille et vérifie est décevante : les machines contrôlent le port et personne ne les supervise. A supposer qu'une fusée importune arrive à passer, les hommes armés seront bloqués et ne franchiront pas les sas. Contre les automatismes, son pouvoir de séduction est inefficace... Si les Planétaires gagnent la guerre civile, ils deviendront des lunaires... Les machines ne leur laisseront pas le choix, elles veillent à ce que les comportements respectent les contraintes. Mais Brune ne renonce pas. Les innombrables ingénieurs qu'elle a comblés de ses faveurs, parlent avec révérence d'un personnage énigmatique, "l'Ingé", à la fois leur chef et leur inspirateur. Même ceux qui déplorent la mollesse de son engagement dans la "cause verte" n'ont pas un mot contre lui. C'est un personnage clef : tout en haut des ingénieurs, il fait le pont entre eux et l'Université (à laquelle Brune regrette de n'avoir pu se frotter). Usant de ses moyens habituels, Brune se renseigne sur l'Ingé. Elle ne récolte pas grand chose. Ce "Ingé" est un gros morceau, il ne suffira pas de se tortiller pour l'avoir. Sans être indifférent aux filles, il ne les cherche pas, il attend qu'elles tombent dans ses bras. On ne lui connaît pas de point faible. Si rien ne marche, pense Brune, je capturerai Marfise et la monnayerai contre des renseignements (elle se réjouit des mauvais traitements qu'elle lui infligera). L'Ingé voit arriver une fille en combi d'ingénieur dont l'informité est égayée par un zip ouvert sur la naissance de deux seins parfaits entre lesquels frissonne un bouquet de rubans verts. Il reconnaît Brune. Marfise lui a parlé de sa nature trouble, de son adoration pour Boyard et de la haine qu'elle affiche à présent. L'Ingé est au courant des ravages amoureux qu'elle fait chez ses ingénieurs. Au lieu de butiner comme font les autres filles, elle moissonne. Quelques uns se sont confiés, et il a été alerté par les filles et les femmes qui, déjà restreintes aux seuls rubans verts, souffrent de sa concurrence effrénée. Beaucoup se sont fait souffler sous leurs yeux leur compagnon de soirée, et toutes regrettent que, après l'avoir connue, les hommes ne soient plus tout à fait les mêmes. L'Ingé, faisant le naïf, regarde Brune titiller le zip de sa combi inélégante. "Elle joue l'ambiguïté, s'amuse-t-il. Elle a craint de dévoiler son jeu si elle se dévoilait elle-même. Elle pense que je vais mordre à l'appât de ce décolleté qu'elle fait apparaître comme par accident. Que veut-elle ?" Brune lui parle de Daubrin. "J'ai tant souffert quand il m'a préféré la Terre, là (prenant ses seins dans ses mains), là (touchant son ventre)". Elle feint de haleter et de rougir "c'était un amoureux extraordinaire". Faux départ : elle n'inspire pas à l'Ingé les pensées lubriques qui lui faciliteraient les choses. Se tortillant néanmoins comme si, Vénus à la coquille, elle allait jaillir nue et radieuse de la combi qui tomberait à ses pieds, elle change d'angle. "Je n'ai pas compris comment les machines, constatant que Daubrin n'était plus sur la Lune, n'ont pas donné l'alerte. Elles auraient dû le protéger, elles m'auraient sauvée." L'Ingé répond par des broutilles, elle insiste et essaie d'en savoir davantage sur les machines. L'Ingé (qui la lorgne avec plaisir sans céder à ses charmes) développe des commentaires aussi compliqués que fantaisistes. Brune s'épuisant à essayer de comprendre ne pense plus à jouer (et n'en devient que plus délectable à regarder), elle multiplie les questions dans tous les domaines d'activité des machines et, avec une adorable moue de ses lèvres pulpeuses, saute du recyclage de l'air au contrôle du port. Elle y est ! elle se contracte un tout petit peu. L'Ingé saisit sa réaction, presqu'imperceptible, et pense "elle y est". L'abreuvant de considérations très techniques, il la laisse se persuader que les machines contrôlent les machines et que l'Ingé lui-même ne saurait ouvrir le Port. Brune s'est tellement concentrée sur l'exposé abscons qu'elle transpire abondamment, ce qui exalte le subtil parfum aphrodisiaque dont elle est imprégnée. L'Ingé, décidé à résister, récite en lui-même la table de logarithmes. Elle sort enfin en ondulant des hanches, laissant l'Ingé en nage. *** Puisque le Port est l'endroit stratégique qui attirera les tentatives, la décision est prise d'arrêter absolument tout trafic, entrant et sortant, et de bloquer les sas. Ne reste ouvert que le petit port spécial des ingénieurs que l'Ingé prend sous son contrôle exclusif. A présent, l'Ingé et Marfise sont convaincus que Brune, consciemment ou non, est l'agent de l'ennemi sur la Lune, son "cheval de Troie" ("cavale en chaleur" serait mieux approprié, note l'Ingé encore émoustillé). Le ressentiment des filles contre le chalutage sexuel auquel se livre Brune, en fait des auxiliaires volontaires et dévouées pour surveiller les actes et les propos de la prédatrice. Désormais, les Vertes l'enveloppent d'un filet invisible et permanent, ce qui est d'autant plus utile que Brune, après avoir épuisé le banc des ingénieurs, passe aux autres Planétaires dont le rôle et la localisation sont plus diffus. Mais là où il y a des Verts se trouvent des Vertes et Brune est suivie partout. Tout à fait indépendamment, les psys dont la désorganisation générale dégrade l'efficacité, notent enfin les alarmes que les machines émettent de façon récurrente. Chargées de maintenir l'équilibre (la survie de chacun dépend de tous), les machines exercent un contrôle statistique systématique sur les comportements. Elles ont constaté que la fréquence des rencontres de Brune était, en permanence, plusieurs fois supérieure à la moyenne et signalé l'anomalie aux psys : un comportement trop passif ou trop actif peut être l'indice d'un trouble et doit être monitoré. Concernant Brune, lorsque son excédent dépasse dix écarts-types, les machines renforcent l'alerte et les psys Verts du secteur B la perçoivent enfin et vérifient Brune. Quoique les psys mâles succombent les uns après les autres à ses charmes, il reste assez de déontologie et de femmes pour procéder à des examens qui concluent à de profonds troubles psychiques. On l'hospitalise, on l'isole, on la sature de sédatifs et d'inhibiteurs. Elle restera en traitement aussi longtemps que nécessaire. "La cavale est enclose", commente l'Ingé. 7. DéboiresDe son côté, Boyard n'avance pas. Pourtant, le temps presse. A cause de sa faiblesse stratégique, il faut que les raids de terreur produisent rapidement leurs effets. Quand les Planètes auront capitulé, il disposera de leurs ressources et de leur population qu'il mobilisera pour sa guerre. Or elles hésitent, ça traine et, une fois les villes détruites, les raids manquent d'objectifs. Boyard n'a ni le temps ni les moyens de conquérir les forêts, arbre par arbre. Boyard serait réconforté s'il savait que la Ligue s'offre à lui. Dans l'état où elle se trouve, elle n'apporterait qu'un faible renfort mais les dégâts se réparent et, outre sa structure interplanétaire, elle détient beaucoup d'informations. Mais Boyard ignore sa victoire car la majorité capitulationniste n'a pas su à qui adresser ses offres de service et par quel canal les communiquer. Quelqu'un a eu l'audace de se renseigner auprès de Marfise, il s'est fait traiter de telle façon que personne ne recommencera. Les majoritaires, pliant devant la force, aspirent vainement à se mettre sous sa protection. Ils ont peur : les minoritaires ont disparu et des raids d'une extrême brutalité ont capturé une bonne part des fusées restantes. Comble de malheur, la Lune a fermé ses portes, il n'y a plus de refuge. Boyard, n'étant pas à l'origine du rapt des dernières fusées de la Ligue, l'attribue à ses concurrents : la Lune n'a pas hésité à attaquer férocement la Ligue, le privant de ressources et augmentant les siennes. Boyard a vu sa puissance sur Tibet. Tant qu'il n'aura pas conquis la Lune et ses fabuleux armements, ses moyens seront limités aux bombes et au corps-à-corps. Les premières, il en a tant fait jeter sur les Planètes que le stock s'épuise. Le second nécessite des hommes, il n'en a pas assez. Il a voulu en recruter sur Tibet. Sans succès : exaspérés par les violences de ses brutes, les habitants des villes ont fui dans les forêts, autant pour se réfugier que pour s'organiser. La rude population des chasseurs se dresse contre lui, sa forteresse a été attaquée, ses esclaves libérés, ses stocks de bois brûlés. Le vieil Onésime lui-même s'est échappé et a rejoint ceux que Boyard appelle "les bandits". Il décide de concentrer le maximum de forces sur une seule Planète et d'exercer la pression maximale. Lorsque l'une aura capitulé, les autres suivront. Par un malheureux hasard, il choisit Souabe. D'un autre côté, il compte sur Brune pour lui ouvrir la Lune prochainement. Il ne doute pas qu'elle fasse des ravages et pousse la discorde au point de rupture. Par prudence, ils ne communiquent pas. Au moment décisif seulement, elle émettra un signal. Ne pas rater l'occasion exige que, alors, il soit prêt et près. Boyard envoie une partie de ses fusées massacrer Souabe et, avec les autres, rejoint la Terre où ses hommes auront établi la base dont il croit avoir besoin. Il leur apporte en récompense un paquet de filles, capturées ça et là. Comme d'habitude (ne sachant pas que cette précaution est désormais inutile), Boyard attend que son lieu d'atterrissage soit à l'opposé de la Lune. Il se pose et se dirige vers la caverne... qui l'accueille par un tir nourri. "C'est moi", hurle-t-il. Le feu redouble. Ses soldats, des brutes violentes, n'ont pas aimé être abandonnés sur une planète morte, où rien, ni fille, ni homme, ni bête ,ne s'offre comme cible. Ils ont détesté rester enfermés sous terre. Ils ont haï le travail de terrassier auquel Boyard les condamnait. Au bout d'une semaine, ils se sont mutinés, ont cessé toute activité, pillé les réserves d'alcool, et attendu impatiemment le retour de Boyard pour l'obliger à les rapatrier. "La guerre, ce n'est pas ça !", crient-ils. Boyard, furieux, se force à rester calme et les exhorte : "L'heure de l'action est proche" (il le voudrait), "Il y a des filles pour tout le monde" (il ment), "Vous rentrez dans dix jours" (il ment encore). Quelques mutins sortent de la caverne et se joignent à lui. Les autres crient : "Retour immédiat". Boyard est coincé. Combattre serait un gaspillage stupide et dangereux : ses hommes à lui ne sont pas sûrs et les autres sont retranchés. Boyard sait reconnaître une défaite. Il capitule : cependant, les fusées ne peuvent pas embarquer tout le monde ; Boyard obtient du nouveau contingent qu'il remplace l'ancien, sans corvées, et avec les filles. Il promet que les fusées repartiront aussitôt les chercher. Comme on ne le croit plus, les mutins rassurent leurs camarades, ils le forceront à s'exécuter. Les provisions sont déchargées et les fusées décollent. Boyard, étouffant sa colère, fait profil bas en attendant de reprendre l'initiative. *** La Lune ignore tout de ce qui se passe dans son voisinage. Chez les Verts du secteur B, Marfise a noté que les filles, sans critiquer la ségrégation, déplorent la réduction du stock d'hommes disponibles qu'elle entraîne. Certaines, un ruban dans leur poche, exécutent de brefs aller-retour dans le secteur A et, taisant leur origine, "se font un Bleu". (Les machines, indifférentes aux couleurs, accordent les codes de passage automatiquement). Lorsque tout le monde semblait identique, aucune fille ne se souciait de l'origine de son partenaire. La ségrégation a fait apparaître la catégorie "mâle bleu" dont la pénurie augmente la valeur et l'attrait. Les filles vertes, à voix basse, lorsqu'elles se racontent leurs aventures, magnifient outrageusement les performances des "Bleus", ce qui, en retour, renforce la ségrégation. Tout en jugeant ce comportement malsain et dangereux, Marfise s'amuse au souvenir d'une comédie d'Aristophane. Ce serait un comble que le monde soit sauvé parce que les filles vertes bouderaient leurs mâles, voulant des Bleus et réclamant la paix ! Il faudrait que, de l'autre côté, les filles bleues fassent pareil. Il n'en est rien. Dans le secteur A, Brandimart constate avec effroi et stupéfaction l'apparition d'une illusion raciale. Les Lunaires, si longtemps indifférents au lieu de naissance des Planétaires (dans la mesure où ils semblaient des doubles d'eux-mêmes), dénoncent à présent leur altérité et leur infériorité. Aucun Lunaire ne sait rien des Planètes, sauf qu'elles sont sauvages. La civilisation, c'est la Lune. Nous avons ouvert nos portes aux barbares. Certains suggèrent de les exterminer ou, au moins, de les renvoyer dans leurs forêts. Dans ce contexte, pour une fille bleue, ce serait une forme de zoophilie perverse de se commettre avec un mâle vert. En outre, la fautive serait ostracisée. Les Bleus deviennent de plus en plus agressivement exclusifs. Les partisans extrémistes de la "pureté de la race" se heurtent à un indéchiffrable puzzle généalogique. Après leur arrivée sur la Lune, femmes et hommes ont externalisé leur reproduction biologique et supprimé les familles. Des prélèvements sont opérés sur les jeunes adultes et des machines mêlent ovules et spermatozoïdes anonymes pour produire des bébés qui sont élevés dans des institutions idoines. Quand, plus tard, des planétaires sont devenus résidents permanents, leurs gènes ont été combinés indistinctement à ceux des Lunaires. Aussi le plus "Lunariste" est-il incapable de prouver sa "pureté" ! Brandimart connaît la "grande transformation" que Marfise voudrait faire naître de la crise (envoyer les lunaires sur les Planètes). Il approuve sans adhérer. Intellectuellement, il admet que la Lune s'est piégée en se refermant sur elle-même. Subjectivement, il éprouve un profond malaise quand il arrive à la conséquence. L'éventualité de quitter son monde souterrain, clos et protecteur, lui inspire une répulsion instinctive. Sauf l'amphibie Marfise, tous les Lunaires auraient la même réaction, redoublée à présent par l'exécration de tout ce qui est planétaire. Brandimart se demande sur quels évènements, quelles manœuvres, quels hasards, compte Marfise. Une seule chose, pense-t-il avec horreur, pousserait les Lunaires à sortir : que leur cocon se défasse, que la cité devienne inhabitable, leur survie impossible. Nul doute, se dit-il, que Marfise a fait le parallèle avec la Catastrophe de 2049. Un an avant, aucun Terrien n'aurait accepté d'abandonner les villes séculaires et les océans bleus pour s'enterrer sous la Lune stérile. Quand ils n'ont plus eu le choix, en une seconde, ils ont fait le saut, puis se sont adaptés. Marfise escompte-t-elle une nouvelle Catastrophe ? la provoquerait-elle ? Il se souvient qu'elle était prête à anéantir ce monde pour "redonner une chance" à la Terre. Elle est capable de tout, s'effraye-t-il. Lui-même se sent terriblement démuni et isolé. L'Université, saisie par la folie générale, s'emploie à s'épurer en évinçant les Verts de leurs postes. Pire encore, les Bleus entreprennent le travail gigantesque et fallacieux d'expurger la science et la technologie des éminentes (et souvent décisives) contributions de savants qui, rétrospectivement, ont été qualifiés de "verts". Le mot d'ordre est "Science bleue". Trois siècles de recherches à reprendre pour les fausser. Et avec quelles désastreuses conséquences ? Brandimart, naïvement, réunit une assemblée générale de la Faculté d'Anthropologie. Adoptant une posture scientifique et les adjurant de faire de même, il propose de prendre comme objet d'étude le processus social à l'œuvre sur la Lune. Rappelant des précédents historiques et s'appuyant sur des études ethnologiques, il caractérise l'énigme : nulle part, jamais, une scission au sein d'une société ne s'est opérée sans objet ni logique. Outre les différences apparentes (couleur de peau, vaincus et vainqueurs, riches et pauvres etc.), il est arrivé qu'une religion ou une idéologie oppose des personnes identiques, indiscernables les unes des autres. Rien de ce genre chez nous. Notre processus est purement endogène. Voilà l'énigme. Brandimart se fait huer. Il n'y a pas la moindre énigme : "ce sont des autres", donc ils ne sont pas comme nous. Certains le traitent de traître, d'autres de fou. Qu'il retourne à ses études sur les primitifs terriens et qu'il ne s'oppose pas à la grande révolution bleue. L'assemblée générale approuve une motion réclamant sa destitution par le Conseil de Faculté. Que peut-il faire désormais parmi les Bleus ? *** Le seul bénéfice apporté par ce gâchis est de mettre les Lunaires face aux Planètes. La découverte s'opère de la façon la plus erronée et la plus détestable, mais elle se fait enfin. Pendant trois siècles, les Lunaires se sont perçus comme la seule vie consciente dans le cosmos, réduisant le Monde à leurs souterrains qu'entourait un néant infini. A présent qu'ils se sentent envahis et pollués par les Planètes, l'extérieur devient intérieur. Marfise cite à l'Ingé cette vieille maxime : celui qui invoque le Diable n'est pas loin de croire en Dieu. Brandimart a signalé que, chez les Bleus, des ultras appellent au combat de la civilisation contre la barbarie et réclament d'utiliser les immenses ressources de la Lune pour conquérir les Planètes, dominer leur population et l'éduquer. "Ils nous ont envahis, envahissons-les, civilisons-les. C'est notre mission". Si leurs appels ne sont pas suivis, leur idée plaît : les Lunaires sentent leur cocon d'autant plus moelleux qu'il enveloppe la Civilisation et l'isole des Barbares. Brandimart qui n'a plus rien d'autre à faire que d'observer, se souvenir et réfléchir, repense aux cochons du chapitre, aux humains bizarres de 1150 et à la leçon des psys à propos du "postulat anthropique" : l'incompréhension n'entraine pas l'exclusion. Nous devons paraître aussi bizarres aux Planétaires qu'ils le sont à nos yeux. Les traiter de "barbares" est un contre-sens, vouloir les conquérir un crime contre l'Humanité. Marfise échoue à lui faire comprendre qu'un tel crime pourrait être productif. Par n'importe quel moyen, fût-ce le pire, il faut faire sortir les Lunaires de leur trou. Si quelques singes n'étaient pas descendus de l'arbre nourricier et protecteur, ils ne seraient pas devenus des hommes. Si des fous bleus débarquent sur une planète, ils deviendront des Planétaires, même si la transition est pleine d'abominations que, de toutes façons, l'ennemi inflige déjà à grande échelle. De leur côté, les Verts qui s'étaient crus lunaires, cultivent aussi leur différence. Retrouvant ou inventant des racines, ils se créent une identité culturelle. Ils recueillent ou produisent les légendes de leurs planètes et sont avides de nouvelles. "La réconciliation par le dépassement planétaire", tel est le but de Marfise. A présent que, pour les maudire ou les bénir, tous se soucient des Planètes, l'Ingé les rend plus proches en diffusant sur le réseau interne des images et des actualités. Les destructions sauvages opérées par l'ennemi intriguent les Bleus et en choquent certains ("mais ce sont NOS planètes !"). Elles traumatisent les Verts et ceux qui, naguère, furent sensibles au chant de la sirène (Brune) entendent à présent des discordances : comment les Planètes anéanties nous secourraient-elles ? comment l'ennemi qui les attaque serait-il notre allié ? *** Sur un canal privé, Brandimart et Marfise se réconfortent l'un l'autre et échangent des informations. Brandimart a appris le jeu de Brune et l'éventualité d'une intervention extérieure. Il a fait part à Marfise de l'exclusivisme croissant des Bleus. Pourtant, se disent-ils, la survie dans la cité souterraine passe par la coopération de tous. Bleus et Verts le savent encore et, si la plupart des activités normales sont négligées, chacun de son côté, et même parfois ensemble (non sans répugnance), exécute les tâches minimales requises. Néanmoins les conditions se dégradent, l'alimentation devient aléatoire, la lumière vacillante, les couloirs sales, l'air a parfois une drôle d'odeur. La plupart des ingénieurs sont Verts et les Bleus ne peuvent pas les suppléer. Si chaque secteur est autonome et, tous sas fermés, peut subsister sans les autres (combien de temps ?), la machinerie d'ensemble, le système de régulation est commun. Quoi que pensent les gens, ils sont enfermés ensemble dans un sous-marin qui nécessite un effort permanent et collectif ; subjectivement séparés, ils sont objectivement solidaires. *** C'est alors que les lumières s'éteignent et qu'un glauque éclairage de secours prend le relai. Sans l'appareillage d'illusions, la cité souterraine apparaît sinistre : des tunnels creusés dans la roche et des blocs de béton. La demi-obscurité ne permet plus de distinguer si les rubans sont verts ou bleus. Livre 6. La Lune.1. Les machines interviennentL'éclairage de secours ne permet plus de distinguer la teinte des rubans. Lunaires et Planétaires sont à nouveau indistincts, sauf dans les secteurs "monocolores" où l'on se sait entre soi. Les gens, chassés des bâtiments par la crainte, fuient dans les couloirs. Les machines émettent alors un avis général pas de danger immédiat, assemblez-vous au forum. Elles donnent un code unique pour passer les sas. Par les tapis roulants qui fonctionnent à petite vitesse, tous convergent. Les secteurs essaient de rester groupés. Ils n'y parviennent pas à cause du brassage que provoque la multitude, sortant de tous les sas à la fois. Porteurs de rubans bleus et verts (uniformément gris) se mélangent, debout sur la vaste place. Ils sont affolés. Jamais dans l'Histoire de la Lune, une telle alerte n'a été déclenchée, et toute la population convoquée sur le Forum. Oubliant des divisions qu'ils ne voient plus, ils s'interrogent les uns les autres, et commentent ensemble la circonstance. A la faveur de l'obscurité, des connivences s'ébauchent et des couples se dirigent vers les coins les plus sombres. Marfise et Brandimart se sont rejoints grâce à un dispositif de contact particulier. Collés l'un à l'autre, ils se murmurent des mots d'affection et des hypothèses. Que s'est-il passé ? Les machines ont d'abord rencontré une anomalie inoffensive : des demandes de "certificats de natalité", suscitées par l'exclusivisme Bleu qui ne se satisfait plus d'un ruban. N'importe quel Vert peut l'arborer (des Vertes ont été surprises au moment où elles regagnaient leur secteur), donc chaque soi-disant Bleu doit pouvoir prouver qu'il est natif. Les machines ont répondu formulaire inexistant, se referer aux fiches individuelles. Pour elles, l'origine n'est pas une variable opérationnelle mais une information sans importance, notée sur les fiches que tous peuvent consulter. Mais le désir d'un document spécifique a fait persister l'anomalie. Elle s'est amplifiée au point que les machines, alertées par cette incongruité, ont intégré la variable à une vérification générale. Des déviations systématiques ont apparu. A la suite des changements de logement (dont la croissance exponentielle n'avait pas inquiété les machines), des secteurs entiers sont peuplés de gens de même origine, lunaire ou planétaire. Que les gens se mettent tous à déménager, cela relève de l'instabilité humaine (un paramètre systémique) ; qu'ils se concentrent au lieu de se répartir aléatoirement, c'est un problème qui fait passer les machines du mode routine au mode vigilance. Elles se reprogramment à la marge pour revaloriser la variable "origine" et découvrent que la mixité a disparu à tous les niveaux : logement, travail, loisirs, rencontres. Les machines que leur conception rend indifférentes à la sociologie n'auraient pas réagi à ces changements radicaux si, en même temps, elles n'avaient pas été alertées par la dégradation de la maintenance. Tous les délais de tolérance sont dépassés : des installations vitales n'ont pas été révisées, les réparations automatiques défaillent, la sécurité collective est en danger. En cherchant la cause, les machines ont consulté les fiches de pointage et constaté que les coefficients de présence tendent vers zéro. Elles ont alors appelé la population à se secourir. Il est presque trop tard car les machines, actives pour repérer les déviations individuelles, sont, par construction, passives à l'égard de la collectivité, postulée consciente et responsable par leur programmation fondamentale. Elles n'ont ni la vocation ni le moyen de se substituer. Lorsque des variables clefs prennent des valeurs critiques, elles signalent le problème, sans pouvoir le résoudre. La Cité est fondée sur l'homme, les machines sont des auxiliaires. Cette constitution optimiste est la cause d'un tragique retard. Alerte absolue. Sécurité en danger. La survie de chacun dépend de tous. Prenez des mesures. Temps disponible avant extinction : 334 heures. Consultez les données. Prenez des mesures. Chacun, utilisant son terminal de poche, examine les informations détaillées affichées par les machines. Dans 334 heures (quatorze jours), l'air manquera et ce sera la fin, une fin horrible par asphyxie. Lunaires et Planétaires, obnubilés par leurs disputes, ont oublié la fragilité de leur environnement et la solidarité permanente qu'il exige. Que faire ?, se demandent-ils les uns aux autres. Que faire ? demandent-ils aux machines qui, incapables de décider à leur place, répètent Prenez des mesures. Sauf les extrémistes des deux camps, chacun réalise la nécessité d'une réconciliation, quelle qu'en soit la forme. Verts ou Bleus (au demeurant indiscernables dans la pénombre), sont dans le même bateau et il n'y a pas de canots de sauvetage à se disputer. Dans un climat dépassionné par le silence des ultras qui ne savent que dire, et par la demi-obscurité qui masque les signes d'appartenance, une multitude de discussions s'engagent, cherchant à tâtons une manière praticable de reprendre la coopération. Ce faisant, la masse centrale prend conscience d'elle-même. Très nombreux sont ceux qui, de chaque côté, se sont laissés emporter par le vent et ont cédé à la tendance à cause d'une insatisfaction latente qu'ils ne percevaient pas. Un besoin d'identité inconscient les a rendus verts ou bleus. Ils se sont comportés comme tels, sans ressentir de vraie haine contre les autres avec lesquels ils vivaient indistinctement depuis toujours. A présent qu'ils arrivent au pied du mur, ils feraient volontiers marche arrière. Néanmoins la situation est trop complexe pour savoir comment revenir à l'état antérieur. Marfise ne dit rien, déchirée. D'un côté, bien sûr, elle partage l'angoisse générale et souhaite la fin de la crise ; de l'autre, elle craint que se gaspille une occasion unique : dans quelques jours, la raréfaction de l'air provoquerait un sauve-qui-peut général ; l'évacuation de la Lune ne serait plus une spéculation inacceptable mais une urgence absolue. Toutefois, il manque les canots de sauvetage. Sans fusées, tout au plus pourrait-on remplir les navettes pour passer sur la face cachée et se réfugier dans la base secrète, en attendant que Waldemar envoie des transports. Marfise calcule les capacités et le nombre de rotations nécessaires. Il faudrait commencer tout de suite mais les gens n'accepteront de fuir que sous la pression du tout dernier moment, quand il sera trop tard. A peine deux ou trois vagues d'évacuation seront possibles, cela ne suffira pas. Le but de Marfise serait atteint au prix de dizaines de milliers de morts qu'elle laisserait derrière elle, pas des morts abstraits, ceux-ci même qui l'entourent maintenant. Quel dilemme ! Heureusement, se console-t-elle avec une ironie amère, elle n'a pas le pouvoir de décider. Brandimart, lui, n'hésite pas. Il bondit à la tribune qui, pendant tout ce temps, est restée inoccupée et harangue la foule. Son discours œcuménique ne saute pas par-dessus la scission. Au contraire, il en rappelle les étapes, il montre que la divergence s'est auto-entretenue et qu'elle n'a pas de fondement. Ouroboros ! l'animal qui se mange lui-même. Vertes ou Bleues, vous êtes des femmes. Verts ou Bleus, vous êtes des hommes. Nous sommes tous issus de ces rares Terriens qui ont échappé à la Catastrophe et nous faisons face à la menace d'une nouvelle catastrophe. Il conclut : — Maintenant, tout de suite, nous devons nous sauver nous-mêmes ! Comment mettre fin au chaos ? Par où commencer ? Quand un appareil est cassé, on appelle le mécanicien ; pour notre problème, les mécaniciens sont les psys et les anthropologues ; prenons six de chaque pour constituer une commission ; ne les choisissons pas, faisons-les tirer au sort par les machines et donnons-leur tous pouvoirs pour quatre mois. Des questions lui sont posées, des discussions s'engagent, un accord se dégage. Afin que tout soit conforme, Brandimart demande aux machines d'organiser un vote. Sa proposition obtient 68% des voix (avec un menaçant complément de 32%). Les machines donnent la liste des deux fois six. Quelqu'un suggère d'ajouter Brandimart pour présider la Commission. Il est élu à 60% des voix. Marfise se retire, elle ne veut ni ne peut interférer. Les membres de la Commission se rejoignent à la tribune, discutent rapidement des limites et des contraintes de la situation et, sentant qu'il faut tirer le maximum de cette assemblée et de sa bonne volonté, soumettent à son approbation : 1) que la Commission siégera dans le secteur B qui sera déclaré mixte ; 2) que la mixité sera rétablie dans toutes les activités ; 3) que, en attendant la réconciliation générale, deux secteurs seront réservés à ceux qui refusent de coopérer, le K aux Verts, le A aux Bleus. Les déménagements nécessaires seront opérés. Le paquet de mesures est adopté. Pour la première fois de son histoire, la Lune dispose d'une espèce de gouvernement. Les machines enregistrent les décisions. Elles regrettent d'annoncer que, tant que les réparations cruciales n'auront pas été effectuées, l'éclairage restera au minimum. Brandimart s'en félicite : dans ces premiers jours où tant de décisions doivent être prises et exécutées, cela maintiendra la pression en soulignant la précarité de la situation et aidera à la solution en dissimulant la couleur des rubans. Nombreux d'ailleurs sont ceux qui, spontanément, les mettent dans leur poche et les couples qui, réconfortés, quittent ensemble le forum ne se soucient pas de connaître la couleur du secteur vers lequel ils se dirigent. Les équipes de travail se reforment et, en reprenant leur activité, s'effarent de la vitesse à laquelle tout s'est dégradé. Les machines indiquent régulièrement la date ultime qui s'éloigne peu à peu. Elle passe d'une semaine à deux, puis un mois et, après d'intenses efforts, les couloirs retrouvent leur aspect habituel et les machines annoncent que la situation est redevenue normale. Le seul changement est que, la Crise ayant concentré les deux populations dans des secteurs déterminés, les passages d'un secteur à l'autre se multiplient. Avant, les secteurs étant identiques, chacun trouvait tout dans le sien et n'en sortait guère. A présent qu'ils se sont singularisés, c'est un va-et-vient incessant que les machines encouragent en attribuant des codes valables un mois. Peu à peu, certains reviennent dans leur ancien secteur et la mixité reprend. Seuls, les deux secteurs réservés échappent à la normalisation, abcès en résorption ou résection imparfaite... Un tiers de la population a voté contre la proposition de Brandimart. Outre les ultras irréductibles, ce tiers comprend des gens ordinaires, attachés au supplément d'identité que la scission leur a apporté. Tous ne rejoignent pas le secteur de leur couleur. Une partie d'entre eux, ne voulant pas être prisonnière de ses ultras, se résigne à coopérer. La Commission espère que, dans ces secteurs, se produira une scission dans la scission et que les ultras, en se radicalisant, s'isoleront. Dans l'immédiat, la Commission a sagement fait la part du feu. La minorité des "puristes", par sa seule existence au milieu de la population, aurait empêché la réconciliation qui s'opère sous la pression des circonstances, passivement plus que par adhésion. Les Puristes qui sortent de leur secteur pour prendre à parti "les traitres" ne savent bientôt plus à qui s'adresser car, au fur et à mesure que les choses redeviennent normales, les rubans disparaissent. Leur activisme tourne à l'hystérie. On se moque d'eux en les laissant s'enflammer contre les Verts (ou les Bleus) pour leur répondre avec un grand sourire "j'en suis un". Vexés et se sentant pollués par ce contact, ils battent en retraite. Peu à peu, ils s'enferment dans leur secteur qui, néanmoins, reste
approvisionné comme les autres. Inutile d'en faire des martyrs. Les secteurs réservés restent ouverts. Les machines accordent automatiquement le passage à ceux qui veulent entrer mais, de l'autre côté du sas, un comité d'accueil rébarbatif somme le visiteur de fournir des justifications. Les fiches individuelles ne contiennent plus l'information sur l'origine et la date d'arrivée. A la suggestion de la Commission, les machines la masquent. Il n'y a donc plus de preuve. En l'absence de signes physiques de distinction, les cerbères multiplient les questions pour vérifier la "bleuté" ou la "vérité" des visiteurs qui, eux aussi, se font de plus en plus rares. Les deux vases clos bouillonnent et les Puristes s'emballent. Les bleus exagèrent leur supériorité "raciale" et refont l'Histoire : les ancêtres des Verts, ceux qui, jadis, ont quitté la Lune pour une nouvelle vie sur les Planètes, ne l'ont pas choisi ; la Lune les a bannis parce qu'ils étaient inaptes, inaptes parce qu'inférieurs. Les puristes bleus, réinterprétant le système industriel de reproduction humaine (et oblitérant le brassage des gènes qu'il effectue), soutiennent que, après l'élevage des enfants, des tests discriminaient les "réussis" qui restaient sur la Lune pour l'enrichir de leurs capacités, et les "ratés" expédiés sur les Planètes, ratés dont les Verts actuels sont les descendants, porteurs de leurs tares héréditaires. Pour les Puristes verts, à l'inverse, les "ratés", inaptes à la survie, furent maintenus dans la couveuse artificielle de la Lune, et les "réussis" envoyés à la conquête du monde. Une partie de leurs descendants, porteurs de leurs qualités héréditaires, sont revenus pour améliorer la couveuse au profit des "tarés" qui les récompensent bien mal de leur dévouement. Cette symétrie n'est pas totale : l'identité des Bleus est unitaire, celle des Verts plurielle. Si, pour les Bleus, "les Planètes" sont un seul extérieur, les Verts ne sont homogènes que par rapport aux Lunaires. Chacun d'eux ne vient pas "des Planètes" mais d'une Planète particulière. Quand ils ont cherché les légendes et coutumes "des Planètes", chacun s'est référé à la sienne. Or les Planètes sont disjointes et, depuis le début, les échanges entre elles sont médiatisés par la Ligue : elles partagent un environnement, pas une culture. Toutes, elles sont à l'air libre, ont abondance de forêts et de bêtes sauvages, et vivent aventureusement. Sur chaque planète, la population peu nombreuse est éparpillée, sans institution commune sauf une sorte d'arbitre qui n'a même pas un nom identique. Pas d'unité des Planètes, pas d'unité de chaque Planète dont les rejetons, frustrés, fantasment une "identité nationale", au moyen d'inventions et de constructions fantaisistes qui, loin d'unir les Verts, les séparent selon leur planète d'origine. Voilà où ils en sont, a constaté Marfise après avoir franchi, non sans difficultés, les barrages à l'entrée de l'un et l'autre secteur. Ils ne se laisseront pas contaminer par la réconciliation, même générale et durable. Approuvant l'habileté avec laquelle Brandimart les a isolés de la masse centrale, elle regrette que la Lune s'habitue si vite à être amputée de deux secteurs et s'inquiète du danger qu'on les oublie : le feu brûle toujours. 2. Le balLe hasard —aidé par les machines ?— a composé la Commission paritairement : les six psys comprennent trois lunaires et trois planétaires, les six "anthropos" aussi. Pour leur faire oublier leurs éventuels préjugés de couleur et activer leurs compétences professionnelles, Brandimart utilise à fond la pression de l'urgence. Les machines ont fixé le délai à deux semaines et matérialisent la menace par la dégradation des conditions d'existence. Quand on vit dans la pénombre d'un décor de béton nu, pas besoin d'afficher un compte à rebours pour savoir que la fin est proche si un sursaut énergique et rapide n'intervient pas. Certains des anthropos ont voulu discuter la présidence de leur collègue Brandimart. Ecartant tout débat, la légitimité que lui confère son élection l'emporte sur le hasard de leur désignation. Le temps presse, 68% de la population l'a reconnu. Oublions momentanément les 32%, n'examinons pas les fondements de la crise, luttons pour survivre. Il faut des résultats immédiats. La chance a aidé Brandimart : quel que soit le degré de "vérité" ou de "bleuté" dont les commissaires ont fait preuve précédemment, ce sont de solides professionnels. Ils connaissent leur métier et savent coopérer, tant entre eux qu'avec l'Ingé qui fait l'interface avec les machines. Les effets sont rapides, à la fois sur le plan technique (la dead line s'éloigne peu à peu) et sur le plan social : le travail reprend et la mixité revient. Brandimart, allant faire un tour pour se reposer un peu, entre dans un café. Une fille lui sourit, l'emballe, le consomme, le quitte avec un baiser... et, outre le réconfort que lui procure cette brève relation, il s'aperçoit qu'à aucun instant, ni avant ni après, il n'a été question de vert ou de bleu, que la fille ne s'est pas souciée de son origine et n'a rien dit de la sienne. Doublement ragaillardi, il rejoint la Commission et suggère aux psys d'enquêter en secret sur l'achromatisme des rencontres. Deux mois plus tard, les conditions de survie sont redevenues normales. Cependant, l'éclairage et la restauration des illusions décoratives n'effacent pas encore le souvenir de l'alerte et chacun, parmi l'immense majorité raisonnable, redouble de bienveillance. Un psy propose d'organiser un grand bal pour célébrer la "résurrection" et concrétiser la réconciliation. Toutefois, il est à craindre que les Verts et Bleus résiduels, se sentant provoqués, cherchent à perturber la fête et à la faire dégénérer en une bataille générale dont pourrait renaître la scission. Le mieux serait de bloquer pour une nuit les sas des secteurs A et K. Les machines sollicitées refusent : dans leur programmation, une telle action exige une menace avérée contre la sécurité des autres secteurs. Un danger moral éventuel n'est pas vérifiable et ne compte pas. Il faut des données objectives : si les gens qui se présentent à l'entrée du sas sont ouvertement armés ou tiennent des propos illicites (à la liste desquels ont été récemment ajoutés "vert", "bleu" et leurs variantes), ils ne passeront pas. S'ils dissimulent et se révèlent après, la police des couloirs s'occupera d'eux. Mais comment pourra-t-elle intervenir si l'incident survient au milieu de dizaines de milliers de personnes ? Les machines promettent une surveillance renforcée du Forum. De fait, quand le bal bat son plein et qu'un Bleu, repoussant sa cavalière avec horreur, se met à crier "elle pue, la Verte" !, tandis que ses camarades autour de lui commencent à cogner au hasard en hurlant "dehors, les Verts !", des rayons incapacitants tombés du plafond les neutralisent aussitôt. De même, est interceptée sans délai une attaque de Verts contre les membres de la Commission, haïs comme réconciliateurs et comme traitres. *** Le Forum qui, la fois d'avant, baignait le béton grisâtre d'une lumière glauque, a été transformé par les illusionnistes. Un clair de lune artificiel illumine un immense jardin fleuri, divisé en compartiments dont chacun, isolé par des écrans phoniques invisibles, accueille un type de musique particulier afin de satisfaire tous les goûts. De (feints) bosquets et lacs les séparent et, tout autour du Forum, des arbres simulent l'entrée d'une forêt, semée d'innombrables pavillons propices aux rencontres. Brandimart que ses intenses occupations ont empêché de voir Marfise autrement que par vidéo la retrouve. Toutes les filles sont belles mais Marfise serait la reine du Bal s'il y avait une élection. Les yeux masqués par un loup noir qui accentue leur brillance et met en valeur l'irrésistible beauté de son nez parfait, elle joue avec les nouveaux tabous relatifs aux couleurs : sa robe longue, mi-partie de bleu et de vert, est surmontée d'une toque à plumes mélangeant les deux teintes, et suivie d'une petite traîne argentée. Son décolleté éblouissant, la nudité des épaules et du dos, captivent Brandimart. Il se demande (avec beaucoup d'autres) comment tient cette robe qui semble prête à tomber. Elle tombera très vite lorsque les deux amants rejoindront l'une des petites cabanes dont les organisateurs ont entouré le Forum. "Magnétisme", sourit Marfise en appuyant sur le chaton de sa bague qui sert d'interrupteur. Après avoir hâtivement satisfait leurs désirs attisés par une séparation de plusieurs semaines, ils refont quelques tours de danse et tentent de se retirer, ce qui n'est pas facile. Des milliers d'hommes veulent danser avec Marfise qui, incapable et peu désireuse d'exécuter leur souhait, organise un grand quadrille qui la met successivement face à face avec un grand nombre. Quant à Brandimart, célèbre depuis qu'il est apparu à la tribune et a sauvé la Lune, il se croit un bourdon pourchassé par les fleurs, si nombreuses les filles, plus ravissantes les unes que les autres, qui cherchent à l'avaler. Enfin, ils réussissent à disparaitre ensemble, laissant se réjouir les lunaires (on a abandonné la majuscule distinctive). Revenus chez Brandimart, ils reprennent sans fin leurs ébats. Toutefois l'heure avance et Brandimart doit rejoindre la Commission. Marfise l'interroge : quand les choses seront complètement normalisées, viendront-ils au secours des Planètes ? Brandimart dont toute l'attention et l'énergie sont concentrées sur la situation intérieure, répète en écho, comme s'il prononçait un mot inconnu : — Les Planètes ? Son incompréhension électrise Marfise. Scandalisée, elle lui rappelle durement que "dehors", c'est la guerre, que l'ennemi dévaste les planètes, massacre les populations, que la résistance ne parvient pas à vaincre, que l'ennemi a essayé d'exploiter les troubles de la Lune, que la menace est partout. Elle poursuit : — Nous avons en réserve des armes d'une puissance absolue qui termineraient la guerre en un jour et rendraient la liberté aux Planètes. La Lune, en sauvant les Planètes, se réconcilierait avec elle-même. Brandimart, maladroitement, objecte que, dans l'immédiat, les questions internes l'emportent. S'efforçant péniblement d'entrer dans le sujet, il ajoute que, avec les irréductibles à l'arrière-plan, son idée donquichottesque pourrait ranimer la Crise. — Donquichottesque... gronde Marfise. Les planètes existent ! ce ne sont pas des moulins à vent ! L'ennemi existe ! Irritée, elle abandonne la question et rebondit : — Comment la Commission compte-t-elle réduire les irréductibles ? Ils constituent un danger permanent. On a vu que le matériau humain est auto-inflammable. Quand s'estompera le souvenir de la dramatique alerte, on reviendra à la situation antérieure. — Justement, dit Brandimart innocemment, c'est le but. — Vous n'y êtes pas !, s'insurge Marfise, véhémente. La Crise a révélé que cette situation était pourrie. Sans s'en rendre compte, chacun ici souffrait d'un déficit d'identité. Notre Lune trop parfaite nous réduit à n'être rien. Cette phrase rappelle à Brandimart les nébuleuses dernières paroles de Damienne. Il les cite, sans leur accorder d'importance : Savoir à quel moment il convient d'éviter la perfection, voilà une bonne définition de la sagesse. — C'est cela, s'écrie Marfise. Chère Damienne... C'est exactement cela. Brandimart secoue la tête. Il n'a jamais été porté aux spéculations et ses écrasantes responsabilités l'empêchent de réfléchir. Marfise, exaspérée de le trouver aussi obtus, renchérit : — Je vais te choquer : une partie de moi regrette ta réussite. En sauvant la Lune, tu l'as condamnée. A l'heure où l'air commencerait à manquer, quand tous verraient devant eux la ligne de mort, la seule issue serait la fuite. Brandimart est terriblement offensé. Il ironise : — Et à l'heure de cette fuite, la fée Marfise transforme une citrouille en train fantôme grâce auquel tous évacuent la Lune et rejoignent les vertes prairies. — Brandi, gémit Marfise en lui prenant le bras, je sais qu'il y aurait eu de nombreux morts... mais j'en aurais sauvé assez pour débloquer l'avenir. Brandimart, ulcéré, se dégage et lui lance : — Quand arrêteras-tu de flirter avec la Catastrophe ? Les propos irresponsables et meurtriers de Marfise sont la négation du dur travail pratique de la Commission pour remettre la Cité en marche. Brandimart que le surmenage et la fatigue de la nuit rendent nerveux, explose en paroles inconsidérées qu'il regrette déjà en les prononçant : — La catastrophe, c'est toi ! Depuis que je te connais, tu ne cesses de te tromper et d'accumuler les échecs. Tu veux la liste ? Par quelle malédiction as-tu tant de pouvoirs que tu emploies toujours de travers ? Tu es un danger public à l'échelle cosmique... Marfise, nue comme elle est, se redresse, replie les bras sur sa poitrine, le salue et, d'une voix plate et désolée : — Brandi, Brandi, note le dans un coin de ta tête : l'avenir de la Lune est sur les Planètes. S'habillant rapidement, elle part. *** Une fois de plus, se dit-elle, navrée et glorieuse à la fois, je suis seule contre l'Univers. L'Ingé, malgré sa complicité et sa promesse, restera fidèle à la Commission et aux machines. Que faire ? La réponse la plus facile (et la plus excitante) consiste à rejoindre Waldemar sur les Planètes. Voler une navette, rejoindre la base secrète et attendre la fusée qu'enverra Waldemar. Si longtemps qu'elle ne l'a pas vu... Échapper aux complications lunaires toujours renaissantes pour se jeter dans la guerre avec Waldemar ! Il n'a jamais été aussi joyeux, cette vie lui convient. Marfise l'envie. Elle se plait à imaginer leurs combats sauvages et rieurs, leurs récréations d'amour, de chasse et de festins ! Ô que ce sera plaisant ! Pendant ce temps, la Lune deviendra ce qu'elle voudra... et Brandimart l'enfermé copulera avec les machines... Pourtant, soupire Marfise en s'arrachant à son rêve, mon devoir est ici. En examinant en détails la situation, tout lui paraît bloqué, à l'exception du facteur d'incertitude que représentent les irréductibles. Comparant les deux secteurs, elle prévoit que les Verts se diviseront de plus en plus (en viendront-ils à s'affronter, planète contre planète ?), et que, au contraire, les Bleus tendront à s'unir, d'une façon ou d'une autre. "C'est donc d'eux que viendra le péril... ou le salut si je me débrouille bien". Elle deviendra Bleue. 3. Bleu, c'est bleuMarfise passe le sas et se présente à l'entrée du secteur bleu. Les visiteurs se faisant rares, le contrôle se réduit à peu de choses. Elle jure sur l'honneur qu'elle est "native" et bleue de bleu. D'un geste dédaigneux, elle écarte la menace des horribles tourments qui l'attendent si, d'aventure, elle est une espionne Verte. — Je viens m'installer ici, dit-elle aux gardes stupéfaits. Là-bas, c'est trop calme (elle ne se résout pas à dire "c'est trop vert"). Un des gardes, Mariot, un colosse, l'attrapant par la taille avec un gros rire libidineux, l'attire à lui en disant "ma belle, je sais où je vais t'installer !". Presque sans bouger, Marfise lui casse le poignet et, se tournant vers les autres avec un calme dangereux, les invite à la laisser tranquille. Elle se dirige vers le logement que les automatismes de la machine lui ont assigné. Si le secteur A bénéficie comme les autres d'air, d'énergie et d'entretien automatique, il dégage une impression d'abandon et de défaite. Là, naguère, rayonnait l'Université, l'alma mater des universités des Planètes, aujourd'hui réduite à quelques dizaines de fous qui s'efforcent de "bleuter" trois cents ans de travaux scientifiques. J'habitais là, se dit-elle en passant. Et, plus loin, avec regret, Brandi habitait là. Elle traverse des groupes qui s'ouvrent pour la laisser passer et la suivent des yeux avec curiosité. Chez elle, l'attend une "invitation" du comité de quartier. Encore un examen ! La violence ouverte est exclue par la police des couloirs, toujours présente et vigilante, mais les moyens de pression ne manquent pas. Elle défère donc à l'invitation. Elle veut rester et se faire accepter. Pensant rencontrer une assemblée de délégués d'habitants, elle est surprise de trouver une structure verticale : un chef, des adjoints, des aides-adjoints, des sous-aides... et pas de membres. Le chef l'interroge. Obéissante, elle décline une biographie plus bleue que le bleu, indique l'institution où elle est "née", le jardin d'enfants et l'école élémentaire qu'elle a fréquentés, dans quelles institutions elle a fait ses études, son cursus universitaire "ici même". Soudain, un brouhaha l'interrompt : les gardiens du sas font irruption et Mariot dont le poignet est à présent dans le plâtre, s'adresse au "chef" et réclame qu'on lui livre celle qui l'a agressé. Marfise rit : "regardez-le, regardez-moi !" Marfise fait à peine le quart du volume de Mariot. Elle explique : "Il a eu un geste déplacé qui lui a nui : j'ai l'os de la hanche très dur". Elle ajoute : "Depuis quand laissez-vous les hommes toucher les filles qui ne veulent pas ?". Les femmes la soutiennent, offusquées, prenant l'offense pour elles-mêmes, et les hommes, tout en comprenant qu'une telle fille inspire des gestes déplacés, se refusent à l'avouer. La disproportion des tailles rend l'affaire risible. Mariot s'en va furieux, chassé par les moqueries, et l'ambiance se détend. Néanmoins, on s'étonne de la venue de Marfise. Elle commente, folâtre, décidée à passer pour simplette : — Je viens prendre des vacances chez vous, au cœur des choses, j'en ai marre de "là-bas". Quand je ne m'amuserai plus ici, je repartirai. Quoique cette légèreté déplaise à quelques uns, son air avenant et sa jolie silhouette lui servent de passeport. Les hommes proposent de lui faire visiter le quartier ("je connais, c'est là que j'habitais"), elle promet de les revoir et reste avec les filles. Revenant sur Mariot, les filles commentent : de plus en plus d'hommes se sentent plus bleus que nous et nous traitent en inférieures. N'ayant plus de Verts à mettre au-dessous d'eux, ils nous verdissent, peut-être inconsciemment, ou par perversité. Et, baissant la voix, l'une d'entre elles ajoute : toutes méprisables qu'elles soient, les Vertes leur manquent. Quoiqu'ils exaltent la "pureté bleue", ils disent entre eux qu'elles sont mieux que nous. J'en ai vu sortir "se faire une Verte" mais, maintenant que là-bas la couleur ne se distingue plus, nos hommes ne savent plus sur qui ils tombent. Alors, celle qu'ils ont eue, ils la déclarent verte ! Marfise, compatissante, les laisse parler. Elle se dit que le sentiment de supériorité, une fois éclos, demande un objet auquel s'appliquer et l'invente au besoin. Curieuse, elle demande aux filles : — Et vous, rêvez-vous aux Verts ? Les filles rougissent et esquivent. Elles quittent Marfise en lui conseillant de se méfier doublement de Mariot, il cherchera à se venger, il cherchera à l'avoir, même de force. "Mais les machines l'empêcheront !" s'exclame Marfise, feignant la naïveté. "Les machines ne voient que ce qu'on leur montre", déclare une fille qui semble avoir subi la malheureuse expérience... une drogue dans ta bouche, et tu auras l'air d'accord... des recoins sont sans surveillance... Marfise constate avec intérêt cette faille entre Bleues et Bleus : il y a quelque chose à en tirer ; en gros, les Bleues sont la moitié de la population que l'autre moitié tend à inférioriser. Elles disent "bleu, c'est bleu", je l'entends comme une protestation, mais "bleu", qu'est-ce que ça signifie maintenant pour elles ? *** Tout en réfléchissant, elle fait le tour du secteur. Accorte et sympathique, éludant les avances sans les refuser ouvertement, elle fréquente les rues, les cafés, et bavarde avec tout le monde. Elle constate vite que, comme elle le pressentait, le principe de supériorité tourne à vide en l'absence de Verts auxquels s'appliquer. Il a corrompu les relations entre Bleus, divisés en grands chefs et petits chefs. Chacune et chacun a un supérieur qu'elle ou il aspire à remplacer. Combien sont-ils dans le secteur A ? quelques milliers, répartis en dizaines ou centaines de "groupes" dont les hiérarchies s'entrecroisent. Ils ont tellement embrouillé leurs supériorités que leur pyramide n'a ni sommet, ni base. Ça ne durera pas : déjà les hommes tendent à dominer les femmes et quelques-uns d'entre eux tenteront de régner sur tous... Les "Puristes", confondant idéologie et pouvoir, s'imaginent en haut de la pyramide. Ils s'épuisent en ratiocinations et en disputes. Ils conjuguent à tous les temps la supériorité des Lunaires et élaborent des plans chimériques de conquête des autres secteurs, se chamaillant sur la suite : expulser les Verts ou les asservir ? Certains hommes se complaisent à rêver de harems d'esclaves sexuelles vertes, les Bleues les rabrouent vivement, cachant leur jalousie derrière la "pureté de la race". Marfise ne résiste pas à lancer en passant que "là-bas", il n'y a plus ni Verts ni Bleus et que seules les machines pourraient dire qui est qui. Sa remarque est accueillie froidement. Ils veulent ignorer que la coupure s'est refermée. Eux, les derniers schismatiques, se justifient de rester à l'écart en entretenant des illusions et en cultivant des fantasmes. On la regarde avec soupçon. "Ne crache pas dans la soupe" grogne quelqu'un en réprimant un geste de menace. Marfise n'a aucune envie de discuter et il ne serait pas prudent de se disputer. *** Une autre fois, elle tombe sur les "cosmiques", ceux qui veulent "civiliser les Planètes". Environ trois cents filles et garçons s'exercent à la lutte dans une (fausse) prairie. Ce spectacle la réconforte : aussi pourri que soit leur terreau, ce sont de belles plantes qui s'affrontent vigoureusement, à mains nues, et sans tricherie. Elle soupire : "voici les seuls qui veulent quitter la Lune ! et ils sont Bleus ! Qu'est-ce qui l'emporte chez eux ? la "bleuté" ou l'aventure ? " Demandant poliment la permission de se joindre à eux, elle se déshabille (ignorant les regards qui l'accompagnent) et se met en tenue. Réfrénant sa force et ses talents, elle triomphe successivement de ses antagonistes et en arrive au chef. Comme ailleurs, il y a un chef dont, ici, la supériorité a un sens : c'est celui qui a vaincu tous les autres. Elle découvrira que ce principe s'applique à toute la hiérarchie du groupe, des lieutenants jusqu'aux "dizainiers". Périodiquement, les grades sont remis en jeu dans un tournois. Le chef est un beau garçon qui l'émouvrait presque. Sa musculature est parfaite et sa technique excellente. Marfise, se contrôlant, fait durer le combat et arrive à perdre. Le chef, heureux de sa force et joyeux de sa victoire, se présente : Florimond. Marfise raconte à nouveau sa petite histoire. On l'accueille volontiers. Florimond la regarde avec insistance mais elle jette son dévolu sur son lieutenant, Lionfant qui, presqu'aussi beau que lui, paraît moins fat. Ainsi elle s'introduit dans le groupe, prenant garde à avancer pas à pas. Avant de tenter quelque chose, elle doit les connaître mieux et étudier les lignes de fracture du secteur bleu. Camaradant avec les filles et batifolant avec les garçons, elle les fait parler. Quoique toutes et tous soient inévitablement imbus de leur "bleuté", ils l'ont admise une fois pour toutes et, sans plus s'en soucier, ne lui consacrent ni prêche, ni discours, ni pensée. Pour eux, c'est moins une supériorité qu'un élément d'identité. Ils rêvent de conquérir les Planètes, au moins une, pour "apporter la civilisation". Mais, n'ayant pas la moindre idée de ce qu'elles sont, ni aucun moyen de les rejoindre, ils trompent leur frustration avec des chansons guerrières et des exercices puérils. Marfise se fait niaise : quitter la Lune ? respirer des microbes ? frayer avec les sauvages ? abandonner la sécurité ? Les réponses la réjouissent : c'est précisément cette "sécurité" qui les dégoûte. Décidément, pense-t-elle, le calme de la Lune recouvrait d'innombrables remous et courants sous-marins. Ces jeunes gens sont devenus bleus de jalousie : lunaires natifs, ils enviaient ceux qui, nés sur les Planètes, y ont passé leur jeunesse. De leur "bleuté", ils espéraient tirer une aventure. L'inaltérable confort de la vie et la douce pesanteur des contraintes leur étaient insupportables. Ils se sentaient, disent-ils, "enfermés". Enfermés ? Marfise fait répéter l'invraisemblable mot qu'elle se croyait seule à employer. Elle s'émerveille du jeu du hasard : sans les troubles et la folie bleue, ces jeunes gens auraient refoulé leur frustration et, toute leur vie, comme les planétaires, auraient simulé la normalité. Il doit exister plein d'autres filles et garçons, ici et là, qui, éprouvant la même chose, n'ont pas eu l'occasion ou le courage de penser jusqu'au bout. "J'ai un espoir", se dit-elle. Maintenant que Marfise voit le vert dans leur bleu, elle se sent proche d'eux : elle a aimé la Lune et ses limitations parce qu'elle avait les Planètes. Ces innocents prouvent ce qu'elle théorise : la perfection est un piège. Une nuit qu'elle est avec Lionfant, elle le questionne sans fin. Lionfant regrette que leur projet ait mûri trop lentement. Quand ils ont pensé à prendre place par petits groupes dans des fusées pour une quelconque planète, le Port était déjà bloqué. Ils ont eu l'idée trop tard. "Ils l'ont eue !", exulte Marfise, songeant à Brandimart que l'ombre d'une fusée rendait malade. A présent que la Lune est bouclée et que la guerre fait rage dehors, comment les aider à s'échapper ? Marfise, sûre que la vie des Planètes leur plaira, envisage déjà la difficulté suivante : les arracher à cette séduction et les faire rentrer pour convertir les lunaires. Elle imagine des vagues successives d'enthousiastes revenant convaincre les habitants souterrains qui se décideraient à émigrer, vidant peu à peu la Cité jusqu'à ce que le dernier éteigne la lumière. *** Un plan compliqué mûrit lentement dans son esprit. Son analyse du secteur A s'est précisée. Elle est allée partout, suivie par le menaçant Mariot qui grimace des menaces et grommelle des obscénités. Elle a beaucoup écouté, bavardé et compris. La multitude de hiérarchies parallèles ou emboitées recouvre deux tendances : les "surbleus" et les "bleubleus". Les premiers sont les victimes et les effecteurs du poison de la supériorité. Ils aspirent à ordonner le chaos et à instituer un ordre absolument pyramidal et oppressif, au sommet duquel se trouveront les leaders et, à la base, la masse des "sousbleus". Ceux-ci sont identifiés à la seule catégorie qui présente une différence apparente : les femmes et les filles. Des élaborations théoriques encore inachevées expriment clairement la vision d'un dégradé de bleus, allant du foncé pour les supérieurs au pâle pour les inférieurs. Les surbleus, refermés sur eux-mêmes, nient la dépendance du secteur A à l'égard du reste de la Cité (sans se demander comment survivre sans elle). Ils sont partisans de la fermeture absolue, en attendant le jour où leur organisation et leur énergie leur permettra de conquérir les autres secteurs. La tendance "bleubleue", apparue d'abord indépendamment de la précédente, s'est développée ensuite en réaction à elle. Quoiqu'elle n'échappe pas au déplaisant collorisme, elle limite la "bleuté" à une séparation nous-eux qui, peu à peu, tourne à une simple différence. A l'artificielle sophistication de la classification surbleue, les bleubleus opposent "Bleu c'est bleu". Tous les Bleus sont distincts des autres et identiques entre eux ; personne n'est plus bleu qu'un autre. Un nombre croissant de femmes, refusant l'asservissement auquel les vouent les surbleus, adhèrent au bleubleu vers lequel penchent aussi beaucoup d'hommes. Puisque "bleu, c'est bleu", la différence se suffit à elle-même et, conscients de l'interconnexion des secteurs, les bleubleus souhaitent une coexistence pacifique avec le reste de la Cité. Tout cela convient à Marfise qui abomine les surbleus. Les bleubleus ont pour eux la plus grande partie de la population. Mais la quantité ne suffit pas. Les bleubleus, naïvement attachés à l'égalité, refusent de se donner des chefs pour construire une organisation. Sans bergers ni clôtures, les innombrables moutons n'ont aucune chance contre une bande de loups, se dit Marfise. Sentant la menace des surbleus, les bleubleus surveillent leurs activités et leurs conciliabules, tandis que les premiers, confits dans leur supériorité, sont à peine conscients de l'existence d'une opposition. Il y a là une chance, à condition d'avoir une main pour la saisir, une main au bout d'un bras, appartenant à un corps, avec une tête. Marfise ne voit que les "cosmiques" pour faire la main et le bras. Quoiqu'ils aient leurs propre objectif, ils constituent, du côté bleubleu, la seule force organisée. Mais Florimond et les autres, hypnotisés par les Planètes, s'intéressent peu au reste du secteur. Inversement, les bleubleus traitent les "cosmiques" de comiques et n'aiment pas leur aspect militaire. Marfise essaie vainement de s'entremettre. Elle ne veut pas encore dévoiler son plan à Florimond qui ne comprend donc pas pourquoi le secteur A doit rester ouvert. Or c'est cette raison qui ferait converger son intérêt et celui des bleubleus. Florimond reste imperméable aux appels de Marfise et préfère la regarder avec gourmandise, plutôt que de réfléchir aux indices qu'elle multiplie vainement. C'est alors que Mariot coince Marfise dans un endroit non surveillé par les machines. Bavant de convoitise et de rage, il éructe des menaces : toi et tes petits copains, vous allez y passer... toi, particulièrement, je te garde pour ma casserole (il décrit complaisamment ce qu'il lui fera). Marfise réprime un mouvement pour se débarrasser de lui : il ne semble pas avoir bu, ses propos signifient quelque chose. Pour l'abuser, elle feint la peur, se laisse bousculer, peloter grossièrement et arracher quelques vêtements. Dépoitraillée, à demi nue, elle voit croire son excitation et sa loquacité. Enivré de haine et de concupiscence, croyant la tenir à sa merci, il multiplie les détails. D'un instant à l'autre, les surbleus vont prendre le pouvoir. Liquidant Mariot sans effort, elle se rajuste comme elle peut et se précipite chez ses contacts bleubleus, déjà informés par leurs espions. Ils sont désemparés, n'ayant plus le temps de se donner une organisation. La multitude atomisée va être la proie d'une minorité énergique. Le temps presse. Il faut, se dit Marfise, que les "cosmiques" interviennent, même si les bleubleus ne les appellent pas. Bluffant, elle s'engage pour eux ("bleu, c'est bleu") et court chez Florimond. Elle le trouve en train de se faire consommer par une ravissante blonde pleine d'ardeur. Elle les interrompt. Florimond, aussi mécontent que beau, grogne "tu me dois un coup". Marfise, avec autorité, expose l'urgence de la situation à un Florimond grognon et réticent ("c'est pas mon problème"). Marfise doit se jeter à l'eau : — C'est ton problème. Veux-tu aller sur les Planètes, oui ou non ? Après la réponse enthousiaste attendue, elle poursuit : — J'ai un plan pour aller sur les Planètes en passant par un autre secteur. Or les surbleus vont tout verrouiller. Donc, nous devons aider les bleubleus. Elle flatte immodérément Florimond grâce auquel les "cosmiques" sont forts et disciplinés. Ils seront les sauveurs des Bleus. Elle le stimule par l'attrait du combat. De tout ce qu'elle dit, Florimond n'entend qu'une chose "j'ai un plan" : — Si tu as un plan, pourquoi n'en as-tu pas parlé avant ? pourquoi devrais-je te croire maintenant ? Marfise répond qu'elle pensait avoir le temps de préciser certaines choses pour lui présenter son plan dans tous ses détails. Se sentant peu convaincante, elle concentre sa volonté et le fixe dans les yeux : — Moi, j'ai vécu sur les Planètes. J'ai des complices et des moyens. Moi seule peut transformer ton rêve en réalité. Florimond, éberlué et encore dubitatif, la regarde intensément, ne voyant plus la jolie fille qui lui "doit un coup". Quelque chose d'irréductible dans ses yeux le décide. Et, après tout, un peu d'action leur fera du bien. — Allons-y ! Tu t'expliqueras plus tard. (Et menaçant :) il vaudra mieux pour toi que ton idée tienne la route. Florimond, sans plus tergiverser, donne des ordres que chacun, heureux d'échapper à la routine, exécute avec zèle. Sans violence, les chefs surbleus sont enfermés chez eux. Bienfait de la hiérarchie : privés de chefs, les hommes ne bougent pas. Au matin, Florimond le héros, réunit une assemblée générale du secteur A, comme Marfise l'a promis. Les surbleus se font huer. L'assemblée élit un gouvernement bleubleu qui déclare : — Plus de blabla sur la bleuté ! Bleus nous sommes, Bleus nous resterons, c'est tout. Le reste de la Cité a fait un autre choix. Coexistons. Et, sans quitter notre secteur, faisons notre part du travail commun. *** La Commission qui s'inquiète de ce qui se passe chez les "irréductibles" reçoit des Bleus une étonnante proposition de "coexistence productive". Le secteur A sera reconnu comme "république bleue associée" et, en contrepartie, admettra l'ordre existant dans la Cité qu'il s'engage à ne pas troubler. Il prendra sa part des activités communes. Un comité de coordination sera mis en place. L'accord est signé. 4. EvasionFlorimond va trouver Marfise : — Tu me dois un coup ! et même un deuxième pour t'avoir fait confiance. Sois gentille... Marfise s'exécute de bonne grâce. Elle est loin d'éprouver une répugnance physique pour ce beau garçon, sa réticence concerne sa personnalité. Mais, passons, quand la prise est branchée... Après, il l'entraîne vers la (feinte) prairie où brûle l'éternel feu de camp. Tout le monde, réjoui de l'action contre les surbleus, sait désormais que "elle a un plan". Pour la première fois depuis que le projet est né en eux, ils échappent à la torture de la tension entre la certitude charnelle de la nécessité du départ et l'incertitude totale des moyens et des conséquences. Marfise raconte que, au cours de son activité d'anthropologue, elle a été envoyée par l'Université en mission d'exploration sur une planète, Souabe. "Elle y est allée, elle y est allée !" crie-t-on. On veut des détails avant toute chose. Elle parle du plaisir d'être dehors, de l'air qu'on respire, du soleil qu'on voit et qu'on sent sur sa peau, des forêts, des bêtes féroces, de la liberté, de la violence... Tout le monde est en extase. Elle-même se sent émue par ses propres souvenirs (et celui de Waldemar). Quelqu'un demande qu'elle fut sa sensation la plus vive : "un insecte qui te pique" répond-elle. D'abord, ça fait mal et ça choque, comme une agression injuste ; après, tu te sens vivante". Les questions pleuvent. "Et les indigènes ?" Etourdiment, elle répond "ils sont comme nous". Des murmures incrédules lui font ajouter "comme nous, et libres". Et, reprenant leurs propres discours contre les contraintes de la vie lunaire, elle montre habilement que les "indigènes" leur échappent. N'est-ce pas notre idéal ? Florimond, dont la rigidité hésite devant la contradiction, s'inquiète : "si leur vie est notre idéal, pourquoi voulons-nous les civiliser ?" Marfise élude la question. Il est trop tôt pour éclaircir ce point délicat. La "civilisation" qu'ils voulaient "apporter" est précisément celle qu'ils rejettent et qui les fait fuir ; mais, dégagée de sa gangue de contraintes, elle a une valeur. "Hybridation" ne leur plairait pas. Il faut éviter les mots. "Civilisation" chez eux n'est que l'étiquette pour "départ". C'est de cela qu'ils ont envie et c'est cela que je veux. — Vous verrez. En attendant, si vous voulez partir (OUI ! rugissent-ils), deux problèmes se posent : d'une part quitter la Lune et aller là-bas, d'autre part la guerre en cours. Vous tomberez dans un champ de bataille, avec de vraies armes qui blessent et qui tuent, et on ne vous demandera pas qui vous êtes ni ce que vous voulez. Et comme vous serez désemparés par le changement d'environnement, vous n'aurez pas une chance. Sentant la déception se muer en mécontentement, elle complète : ne vous inquiétez pas, je sais comment faire, ça marchera. Et, se tournant vers Florimond : la révolution bleubleue a réussi grâce à vous, c'était la première condition. On la presse de questions, elle refuse d'en dire davantage : je dois en parler à vos chefs, tout ceci demande le secret. Au moment de se séparer, quelqu'un repose la question de Florimond : pourquoi n'avoir pas parlé avant ? Marfise répond : j'aurais attendu encore s'il n'y avait pas eu la menace des surbleus. J'adore vos exercices dans la prairie, mais sauter dans le vide, c'est autre chose. *** Florimond et ses lieutenants regardent Marfise, un peu méfiants. — Alors, ce plan ? — Rassurez-vous, il existe et il réussira, mais je n'ai pas le moyen de vous faire partir tous du même coup et, si je le pouvais, il ne le faudrait pas. Vous ne savez rien des Planètes et (bravant leur réprobation) vous ignorez si ce que vous trouverez vous plaira vraiment. Vous devez d'abord opérer une reconnaissance. Désignez une cinquantaine de personnes en qui vous avez confiance. Je les conduis sur une planète, elles reviennent et vous racontent. Si ça vous va, je fais partir les suivants. Ce gradualisme déçoit et déplaît. Lionfant proteste que ceux qui resteront ici mourront d'impatience et de frustration. Florimond, pratique, s'inquiète du moyen : tu ne nous as encore rien dit ! je ne crois pas aux baguettes magiques. Marfise : — Sur la planète dont j'ai parlé, un seigneur de guerre a des fusées, il en enverra une qui chargera vos gars. C'est aussi pour ça qu'ils ne doivent pas être trop nombreux. Florimond s'esclaffe : — Pourquoi ferait-il ça ? Et sa fusée, elle viendra ici à travers trois cent mètres de béton ? — Il le fera parce que je lui dirai, répond Marfise, avec une assurance qui suscite l'étonnement respectueux de Florimond. Elle poursuit : — Bien sûr, la fusée ne rentrera pas ici, il faudra aller à sa rencontre. Voilà pourquoi vous deviez faire la révolution bleubleue. Une fois instaurée la coexistence avec le reste de la Cité, les va-et-vient reprendront et se banaliseront. Alors, un par un, les gars passeront dans le secteur B. Je les aiderai à voler une navette et nous irons à la rencontre de la fusée. — De nouveau le père Noël !, s'exclame Florimond. Explique-toi. — Dans le secteur B, le quartier des ingénieurs a conservé ouvert son port particulier. Ils ont des navettes. J'ai des complices. Je vous offre la seule chance que vous aurez jamais. Voyez ça avec les gars, répond Marfise en se levant pour partir. — Tu nous offres la seule chance... et pourquoi fais-tu cela ?, regimbe Florimond qui n'aime pas l'importance que prend Marfise et la préfère nue qu'enveloppée de mystère. Tu débarques ici, tu te mêles à nous, tu nous embobines avec ta jolie frimousse, tu nous apportes les Planètes sur un plateau... c'est louche. — Vous craignez quoi ?, ironise-t-elle. Voilà des gars, prêts à aller se faire tuer sur les planètes, piquer par les insectes, dévorer par les bêtes, brûler par le soleil... prêts à tout, on dirait... Et quand je parle de voler une petite navette sans défense, ils paniquent... Que croyez-vous que je sois ? un vampire galactique ? (Et, avec un sourire désarmant :) Je suis une fille de la Lune qui veut rejoindre cette planète et ne peut pas le faire seule, voilà tout. *** Lors de la réunion suivante, Marfise voit que le poisson a mordu à l'appât. Elle a encore beaucoup de détails à régler et, surtout, elle craint que les "missionnaires" se trouvent tellement bien sur la planète qu'ils ne reviennent pas enclencher les vagues successives de départ sur lesquelles elle compte. Son pari est que que les cosmiques entraîneront la Lune entière. Elle insiste : — Débrouillez-vous pour que les gars s'imprègnent de la nécessité de revenir vous rendre compte. S'ils restent là-bas, s'ils vous oublient, s'ils vous trahissent c'est fini pour vous. Vous n'avez qu'un coup à jouer, et c'est celui-ci. Faites comme vous voulez, hypnotisez-les, accrochez leur une bombe autour du cou, mais assurez-vous qu'ils reviendront. Moi, je pars quelques jours dans le secteur B pour mettre les choses en route. Ecartant aimablement les sollicitations de Florimond ("c'est à toi d'être gentil avec le père Noël maintenant"), elle demande un code aux machines et franchit le sas. *** Arrivée dans le secteur B, Marfise est accueillie par l'Ingé qui s'incline : — Bienvenue Godzina. J'avais programmé une alarme et la machine m'a prévenu qu'elle vous donnait un code... Etonnante révolution dans le secteur d'où vous venez... Marfise écarte la question implicite et accompagne l'Ingé dans son bureau. Elle refuse aussi d'entendre que "quelqu'un" regrette infiniment "quelque chose". Pour l'heure, Brandimart n'est pas son souci. Elle rappelle à l'Ingé que, lorsqu'elle lui a dit vouloir se servir de la crise "pour ouvrir la Lune aux Planètes", il a répondu : "Godzina, comptez sur moi à ce moment". — Si je vous dis que ce moment advient, puis-je toujours compter sur vous ? L'Ingé la contemple sérieusement et s'étonne : elle avait dit ça après avoir examiné différents moyens de résoudre la crise, mais la crise est finie à présent, ou presque finie. Il coopère avec la Commission à achever sa résolution et le retour à la normale. Marfise devine sa réticence : il suppose qu'elle veut relancer la crise. Elle le rassure : ce qu'elle envisage se situe sur un plan parallèle et n'interfère pas avec les efforts de normalisation (dont elle les complimente). — Je ne vous demanderai pas de sabotage ou quoi que ce soit de ce genre. Ne craignez rien : la contradiction se ramène à un écart de calendrier. Dans le présent, vous stabilisez la Lune et je vous en félicite ; ça n'empêche pas que le futur de la Lune soit sur les Planètes. — Je suis d'accord pour le futur, Godzina, répond l'Ingé, soulagé. Que puis-je pour vous ? Marfise, mutine, rit : — O presque rien ! juste m'aider à emprunter deux navettes, à y introduire une cinquantaine de personnes, et à décoller pour la Terre. L'Ingé, préférant ne pas essayer de comprendre, se limite aux questions pratiques : ces personnes reviendront-elles ? comment faire pour que les machines ne les voient pas disparaître ? — Ah ! toujours les machines ! grommelle Marfise. Elles vont les suivre jusqu'à la navette... et déclencheront l'alarme... Et quand les gars reviendront (ah! ils reviendront ! note l'Ingé), ce sera des embrouilles à n'en plus finir... Ne vous inquiétez pas, j'ai une idée. Elle vient de penser qu'elle fera un double des empreintes mentales de ceux qui partent et d'elle-même. Des camarades les accompagneront et, au dernier moment, ils activeront le double et rentreront avec. Pendant la durée de l'absence, deux personnes feront la même chose, ce qui passera inaperçu des machines. Et, au retour, il suffira de déconnecter le double. Elle se fait inviter à déjeuner par l'Ingé et oriente la discussion vers la situation générale. Etant en contact régulier avec Waldemar, elle connaît mieux que l'Ingé les nouvelles de la guerre des Planètes. Les choses se présentent bien. L'ennemi est en recul. Marfise, pensant aux départs suivants, suggère à l'Ingé de déverrouiller le Port. Les échanges reprendront avec une Ligue différente de la précédente. Nous n'avons plus à redouter d'être attaqués puisque notre crise est finie. Au fait, vous surveillez Brune ? Elle désespère les psys, répond l'Ingé tout en réfléchissant à la question du Port et en s'interrogeant sur cette nouvelle Ligue. Les traitements ne lui font pas grand chose. Depuis qu'elle a violé deux médecins en même temps, ils emploient des robots pour s'occuper d'elle. Elle ne représente plus une menace. Il reste à Marfise à arranger les choses avec Waldemar. Son appel le surprend après un combat. Il est tout guilleret. La guerre lui réussit, il est en pleine forme : — Sais-tu qu'ils veulent m'élire président de la fédération des Planètes ? Ce serait farce, moi qui voulais être empereur ! mais, mon impératrice, je ne me résoudrai jamais à t'appeler "ma présidente"... Marfise rit, nostalgique et pressée de le retrouver : — J'ai une bonne nouvelle mais... Tu veux d'abord la nouvelle ou le "mais" ? Waldemar choisit la nouvelle : Marfise le rejoindra dès qu'il lui enverra une fusée. Elle a hâte de le voir, beaucoup de choses à lui raconter... et à lui faire. N'écrabouille pas tous les ennemis, il faut qu'il en reste un peu pour que nous combattions ensemble ! Waldemar se réjouit. Ça fait si longtemps... Puis, se rembrunissant : "et le mais ?". Marfise, promettant des explications détaillées plus tard, annonce que la fusée, avec elle emportera une cinquantaine de personnes. Elle "supplie" Waldemar (je ferai TOUT ce que tu voudras) d'arranger une "nursery" où, pendant un mois, ils feront connaissance avec la planète avant de repartir. Waldemar grogne qu'il a autre chose à faire qu'organiser une colonie de vacances. Marfise assure qu'il comprendra, quand elle lui aura tout dit : c'est un élément d'un plan fondamental qui transformera l'univers. — Donne-moi au moins une piste. — Vider la Lune, répond Marfise qui sait pouvoir faire fond sur son hostilité envers la Cité. Waldemar s'étrangle, pouffe, s'amuse. "Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles". Marfise ajoute que, dès qu'ils seront arrivés, elle se précipitera dans ses bras et qu'elle ne repartira pas. Il rugit comme un tigre amoureux. *** Marfise ne souhaite pas faire d'autres rencontres et retourne rapidement au secteur A. L'enthousiasme extrême de l'accueil qu'elle reçoit lui montre qu'on doutait de son retour et que, désormais, on commence à croire à son plan. Les cinquante ont été choisis. Autant de garçons que de filles. Lionfant sera leur chef. Les autres les envient et multiplient les recommandations : ne nous oubliez pas ! revenez ! Marfise augmente la pression en dramatisant le moyen qu'elle utilisera pour tromper les machines (ah ! les machines ! s'écrie-t-on. Nul n'avait pensé au problème). Marfise dit que le "double" a une durée de vie limitée : s'il n'est pas désactivé par le retour de l'original, en arrivant à son terme, il fera exploser l'empreinte mentale de son porteur et son cerveau. Ainsi, chaque partant emporte avec lui la responsabilité d'un restant. Chaque paire se regarde gravement. Marfise doit instruire sa troupe. Ne voyant pas de raison de limiter l'information générale, elle leur parle à tous des Planètes, et de Souabe en particulier. Cherchant les souvenirs de son premier contact, elle les prépare à ce qui les choquera le plus. Elle insiste sur la surprise que, de toutes façons, ils auront. Elle les rassure : vous êtes attendus, vous serez accueillis, vous vous adapterez. Ce qui n'est pas utile est inutile. Les informations particulières sont réservées aux "missionnaires". Quoiqu'ils se croient prêts à tout, ils défaillent en apprenant que leur transfert de la navette à la fusée s'opérera sur la Terre, la Terre maudite et empoisonnée... Enfin, quand tous les détails sont réglés, les cinquante, chacun accompagné de celui qui portera son empreinte, passent deux par deux dans le secteur B. Marfise leur a tracé l'itinéraire. L'Ingé envoie quelqu'un à leur rencontre. Ils embarquent dans deux navettes. Marfise a fixé l'endroit du rendez-vous avec la fusée. Elle a failli choisir ce "jardin" où elle fut capturée. Le souvenir de l'agression l'en a dissuadé, elle a préféré le plateau où Daubrin s'était installé. (Elle ne sait pas, elle ne saura pas, que son expédition et sa vie n'ont tenu qu'à un fil de chance : les navettes seraient tombées au milieu des hommes qui construisent la forteresse de Boyard ou directement dans les pattes de celui-ci... Elle ne sait pas, elle ne saura pas, que la vue d'une fusée ennemie sur le radar alarmera Boyard, croyant ses plans secrets découverts.) Les navettes se posent "chez Daubrin", sur la Terre où jamais les cosmiques auraient cru possible d'aller. Inquiets, malgré les assurances de Marfise, ils se surprennent à pouvoir respirer. La fusée est déjà là. Ils embarquent. Elle décolle, puis les navettes reviennent tandis que les empreintes mentales des cinquante et un voyageurs rejoignent le secteur A. 5. Sur SouabeLa fusée se pose au milieu du Port en reconstruction. Marfise prend congé des "missionnaires", haletants de curiosité. Lionfant esquisse un geste pour la retenir, elle est déjà partie. Elle retrouve Waldemar avec exultation. Ils ont tant de choses à se dire après une si longue séparation. Marfise a quitté Souabe il y a longtemps, à la fin de l'Insurrection. Elle a attendu sur la Lune qu'il se produise quelque chose et, pendant les mois passés avec Boyard, elle était dans l'incapacité d'émettre. Une fois revenue sur la Lune en crise, elle a rétabli la liaison. Waldemar, lui, après avoir réglé leur compte à quelques apprentis tyrans et organisé la contre-insurrection, s'est ennuyé jusqu'à ce que les raids de Boyard et la guerre subséquente lui redonnent de l'occupation et en fasse un héros interplanétaire. Chacun connaît les grandes lignes des aventures de l'autre et souhaite en apprendre tous les détails. Mais, sans parler, ils se jettent avidement l'un sur l'autre et reprennent contact. "Ô Waldemar...", gémit Marfise avec délices et emportement. "Ô mon impératrice, répond-il de même, ne repars pas." Après qu'ils ont assouvi leur première faim, Marfise explique qu'elle ne rejoindra pas la Lune avec la "colonie de vacances" (comme dit Waldemar avec amusement). Ceci est la première étape d'un plan qui videra la Lune et la déversera sur les Planètes. Waldemar, admiratif et un peu sceptique, grommelle que vider cette mare malsaine assainira l'univers. Marfise lui donne une bourrade : "tu lui en veux de t'avoir ignoré ! Mais tu as raison, son indifférence est mortelle. Elle a failli la tuer elle-même". Elle raconte la scission, la Crise, la redécouverte des Planètes et le danger que tout redevienne comme avant si elle ne met pas 'bon désordre". Waldemar, de son côté, raconte l'horreur des premiers raids de l'ennemi, les massacres et les destructions. Après avoir fait le tour des Planètes, l'ennemi s'est concentré sur Souabe qu'il voulait subjuguer pour entraîner les autres. Ils sont bien tombés ! J'avais la fusée noire, armée en guerre, et celles de la Ligue que tu m'as fait voler juste à temps. Tu imagines comme ils ont été reçus... Ce gars (il parle de Boyard) est un monstre absolu. Le nom de Boyard n'ayant jamais été prononcé par personne (on a toujours dit "le maître" ou "l'ennemi"), Waldemar ignore qu'il l'a eu en face de lui sur Tibet... qu'il lui a involontairement donné Blackwell et, de là, l'intuition de la faiblesse cachée de la Lune, la base sur la Terre et la capture de Marfise... Justement, Waldemar demande : — Je sais comment il vous a capturés et que tu as fini par t'échapper. Comment t'es-tu tirée de ses pattes ? Marfise, gênée, élude la question et s'enquiert de la guerre : des batailles ont été perdues et gagnées, des planètes libérées, reprises et délivrées à nouveau. Notre force augmente au fur et à mesure que les Planètes se coordonnent et que les "marchands libres" reprennent les échanges. Mais cela n'explique pas le reflux de l'ennemi : quoiqu'il combatte toujours, on dirait qu'il se retire peu à peu de la guerre. Pour aller où et pour quoi faire ? La nouvelle rend Marfise perplexe. Comment devinerait-elle que Boyard, obnubilé par la Lune, se positionne à côté en transférant ses forces sur la Terre ? Depuis le début, elle connaît et a proclamé la faiblesse stratégique de Boyard. S'il a eu des succès par surprise, s'il a arraché des ressources aux Planètes par violence, il a toujours manqué d'hommes... il ressemble au héros de cette vieille histoire qui, pour monter de la Terre vers la Lune, s'installait sur un plateau en fer et lançait en haut un aimant qui l'attirerait et qu'il relancerait sans cesse... En restant fidèle au plan de Marfise, Boyard aurait été soutenu par les marchands, puis par tout le monde, et son intelligence aurait fédéré pacifiquement les Planètes. Ce résultat va être atteint sans lui et contre lui. Le ratage de Marfise est un succès ! Elle secoue la tête pour chasser Boyard de son esprit. Examinant les nouvelles blessures qui couturent le corps musculeux de Waldemar, elle le défie : allons à la chasse, celui qui fera le plus de prises dévorera l'autre (ainsi est-elle sûre de gagner !). Je suis resté des mois enfermée sous la Lune, je me sens moisie. — Moisie mais pas ramollie, apprécie Waldemar en tâtant ses muscles et, de là, tout le reste, ce qui retarde leur départ. Joyeux, ils bondissent dans la forêt et, pendant quelques jours, jouissent de ses dangers et de ses plaisirs. *** Quoique Marfise ait préparé au mieux les "cosmiques" à ce qui les attend, les premiers jours, ils sont choqués et n'osent pas quitter le bâtiment qui les accueille. Tout a l'air instable dehors. Tout les effraie : l'air, le soleil, le vent, les oiseaux... Ils sont comme celui qui, fier d'affronter l'eau en plongeant dans une piscine, se retrouverait au milieu de l'océan amer, balloté par les hautes vagues et imaginant des requins partout. Ils se surprennent à regretter l'atmosphère confinée qu'ils détestaient sur la Lune. Ils regrettent que Marfise ne soit pas avec eux pour les rassurer et les entraîner. Mais l'ennui, la honte, la curiosité, poussent dehors une audacieuse. Après un moment, elle se précipite à l'intérieur, radieuse : "venez ! venez !". Quelques uns sortent, appellent les autres et, bientôt, tous quittent leurs vêtements pour exposer leur corps nus au soleil, une sensation incroyable, d'une intensité que les descriptions de Marfise n'avaient pu exprimer. Quand des insectes les piquent, ils crient, affolés, puis, contemplant le bouton rouge qui démange, ils rient. Comme l'avait dit Marfise, on se sent vivant. Un jour dehors suffit à les acclimater. Waldemar les a installés dans un endroit tranquille de la forêt où les bêtes les plus féroces ne vont pas. Il a affecté à leur entrainement quelques guerriers, femmes et hommes, qui leur apprennent l'usage des armes. Quoiqu'encore maladroits, ils en éprouvent le sérieux et la puissance. C'est autre chose que la lutte à mains nues dont, néanmoins, ils font quelques séances avec leurs accompagnateurs auxquels ils ont le plaisir de montrer leur force et leur souplesse. Ils partent chasser. Le soir, autour du feu (un vrai feu qui pétille, crache des étincelles... et brûle), les guerriers racontent sobrement leurs combats contre l'ennemi et leurs aventures en forêt. Quand, à leur tour, les lunaires parlent de leur vie, les planétaires suivent difficilement et ce qu'ils comprennent les atterre. "Restez ici, les gars". Avec différents types de véhicules, tous plus surprenants, on les promène un peu partout sur la planète. Ils voient les dévastations et la reconstruction en cours. Ils se mêlent aux habitants. Les filles et les garçons trouvent exquis les garçons et les filles de Souabe. Et réciproquement. Quoique les uns et les autres soient biologiquement identiques, leur amour n'a pas le même goût. Les jours passent et la visite arrive à son terme. La pensée de la Lune les démoralise. Malgré les assurances de Marfise, ils craignent de ne pas repartir plus tard et sont tentés de se cacher. Lionfant, repoussant sa propre envie de rester, se force à leur rappeler leurs devoirs envers leurs camarades. Néanmoins, quelques-uns disparaissent. Lionfant dénonce aux autres leur irresponsabilité, croyant la fable inventée par Marfise : ceux qui ont dissimulé notre absence en portant nos empreintes mentales seront détruits si nous ne revenons pas. Imiter ceux qui ont fui, c'est tuer nos camarades : lâches ou inconscients, les déserteurs ont payé leur bonheur avec la vie ou la raison des autres. Marfise survient et se réjouit de leur transformation. Elle promet qu'ils reviendront et exalte leur mission sur la Lune : — Vous avez été les premiers ! D'autres vous suivront, vous serez pour toujours les premiers. Souvenez-vous de vos rêves impuissants ! vous les avez réalisés. Vous aviez raison, les Planètes sont l'avenir de la Lune. Vous en rapportez la preuve ! Vos camarades l'attendent (elle les nomme en grand nombre). Ne les frustrez pas. Ne leur volez pas leur tour. Eux aussi, ils devront revenir sur la Lune pour convaincre ceux qui ne voient pas plus loin que leur couloir. Peu à peu, tout le monde partira. Vous aurez sauvé la Lune. Utilisant son expérience des va-et-vient, elle leur donne des conseils pour se réadapter à la Lune. Elle prend à part Lionfant et, dans une dernière étreinte, lui transmet les consignes concernant leur retour. Les navettes attendront sur la Terre au même endroit et, quand ils en sortiront, les porteurs d'empreinte seront là. Elle lui indique comment désactiver les doubles. Elle l'invite à se méfier de Florimond qui sera jaloux de la nouvelle importance des "retournés". Lionfant et les autres feront part de leur expérience à la deuxième vague qui, si le Port a rouvert, pourra quitter la Lune ouvertement et sans difficultés. La fusée décolle, emportant les pionniers, à la fois fiers et désespérés. *** Marfise presse Waldemar de lui faire faire le tour des Planètes. Elle veut rencontrer les nouveaux marchands et voir tous ceux de l'ancienne Ligue qu'elle a commandés à distance, non sans difficultés. Waldemar n'est pas troublé par la Ligue. Il connaît l'histoire et, comment Marfise mise en minorité, a sauvé l'essentiel. Par contre, ses rapports avec les nouveaux marchands le rendent suspicieux. Ils lui ont parlé de ce contrebandier, Ambard, qui les a poussés à monter une organisation interplanétaire. Mais, surtout, ils ont couvert d'éloges la "belle dame" qui l'accompagnait. Elle leur a exposé le principe de l'association et les a convaincus de substituer à la médiation de la Ligue une coopération générale qui unirait les Planètes. Ambard et la dame n'ont plus reparu depuis que les raids ont commencé. Certains marchands ont alors été visités par des émissaires de la dame qui les ont incité et aidé à résister et à développer clandestinement leurs liens. Si Waldemar s'interroge sur l'identité de ce Ambard (comment penserait-il à Boyard ?), il reconnait "la dame" qui était avec lui. La description de son allure et le récit de son action désignent clairement Marfise, pourtant, à ce moment, encore prisonnière de l'ennemi. Se serait-elle déjà échappé ? Où a-t-elle trouvé Ambard ? Qui est-il ? Où est-il passé ? Waldemar sait que Marfise est adepte du double jeu (ou plus) et que son nom devrait s'écrire au pluriel, Marfises. Il l'a questionnée, elle a plaisanté. Lui, il est franc et direct, il fonce. Il n'aime pas, quand il tient Marfise dans ses bras ou quand elle lui saute dessus, entendre une petite voix méfiante demander "laquelle est-ce ?". Waldemar frappe son poing contre la paume de sa main et, en colère, exige des explications. Marfise, au lieu de hurler à son tour comme il l'attend, se blottit contre lui, contrite : — J'ai fait des choses si compliquées que j'en ai perdu le fil... Et, avec un air penaud qu'il ne lui a jamais vu : — Je n'ai cessé de vouloir sauver le monde et de me tromper... Il va l'entourer de ses bras pour la consoler quand, d'un ton triomphant trop familier, elle trompette : — Et, Waldy, j'ai gagné en perdant ! Vois, les Planètes commencent à s'unir, le principe associatif triomphe, tu as vaincu l'ennemi et la Lune va quitter ses souterrains... Ma tâche est terminée. Je deviendrai une fille toute simple qui se contentera d'aller à la chasse et de te courir après. Sans la croire, Waldemar renonce une nouvelle fois à comprendre. Elle l'enlace et lui fait perdre la tête. *** A un moment de leur voyage à travers les Planètes, Waldemar apprend que toutes les fusées de l'ennemi sont rassemblées sur Tibet pour un approvisionnement massif : des convois de matériel et d'hommes convergent lentement vers elles, attaqués par la guérilla (de fiers chasseurs). Waldemar, aussitôt, rassemble les fusées dont il dispose, les arme de mégabombes et, sortant de l'hyperespace, fond sur les fusées ennemies. Il les détruit entièrement alors que les convois sont encore loin. Il pense avoir porté à l'ennemi un coup sévère, il ne sait pas qu'il a terminé la partie. Waldemar pose la fusée noire au milieu de la ville principale, à moitié en ruines. Il dit, modeste, à Marfise : moi, j'ai juste détruit le palais de l'Excellence ; le reste c'est les autres. La population sort des caves et l'acclame. Il fait sa jonction avec la guérilla pour écraser les convois. A l'arrière des chasseurs, Marfise avise un vieil homme dans un camion chargé de caisses d'archives. Elle court vers lui : Onésime ! Il a encore blanchi et, nettoyant ses lunettes, la reconnaît difficilement : Maîtresse ! Alors, advient le plus bel instant de sa vie de comptable : la belle Marfise le serre contre elle et lui donne un baiser. Un homme terrible, le Général qui a détruit les fusées, appelle Marfise et essaie de l'entrainer, elle lui dit d'attendre. Onésime, ému et tremblant, raconte ce qui s'est passé quand "le maître" est revenu seul : que les gens l'attendaient, elle ; que plus rien n'allait ; que la sorcière de l'Ouest a rendu "le maître" fou ; qu'il a mis le feu à la tour Est ; que la plupart l'ont abandonné ; qu'il est parti détruire le monde pour se venger. Onésime est tellement fatigué... Heureux d'avoir revu Marfise, il peut mourir. Il meurt dans ses bras. Quelques-uns reconnaissent Marfise et, sans oser approcher (qui est-elle à présent ?), lui adressent des sourires. Elle leur demande d'enterrer Onésime et rejoint Waldemar qui s'impatiente et grogne "tu as des admirateurs invraisemblables dans des endroits invraisemblables". 6. Vider la LuneDans la fusée du retour, le désagréable confinement prépare les "cosmiques" à ce qui les attend et dont ils se souviennent avec dégoût : air et lumière artificielles, espace limité, asepsie, promiscuité... Lors de la brève étape sur la Terre, ils respirent avec délices l'air puant mais vrai. Les navettes arrivent, ils grimpent et rejoignent la Lune sans difficultés. En sortant du quartier des ingénieurs, ils redécouvrent les couloirs et se croient toujours dans la fusée. Leurs camarades les attendent et, neutralisant les doubles d'empreinte mentale, ils trainent un moment dans le secteur B pour ressembler à des promeneurs. Puis, ils rejoignent deux par deux le secteur A. Florimond et les autres les attendent avec angoisse : Marfise a-t-elle tenu ses promesses ? leur rêve sera-t-il confirmé ou détruit ? Ils sont émerveillés par le récit des "revenus" qui, sans débat, dissipe à jamais l'idée de "conquérir et civiliser". Cette planète est bien le paradis espéré. La toute-puissante Marfise leur en a ouvert la porte ! Qui l'aurait cru lorsque, l'air de rien, elle est arrivée parmi eux ? Ils veulent tous partir au plus vite. Le rigide Florimond les rappelle à l'ordre : leur bonheur personnel passe après leur mission. En entrant dans la bande, ils ont promis, avec de terribles serments, de sauver la Lune, même si, alors, la tâche paraissait impossible. A présent que les obstacles ont miraculeusement disparu, ils ne se déroberont pas. Lionfant renchérit : partir ! pour cela, nous avons besoin de Marfise et la condition de son soutien, c'est de respecter son plan. Les autres rétorquent que, lui qui vient de se payer du bon temps, il peut se permettre d'attendre. Il est repus, eux affamés. Ils sont pressés. Justement, dit Lionfant, cinquante d'entre vous partiront bientôt, dès qu'ils seront prêts. Vous vous remémorerez tout ce que Marfise a expliqué à propos des Planètes, vous écouterez ce que notre expérience y ajoutera. Vous êtes pressés, bien sûr. Attendez un peu, votre départ sera plus facile que le nôtre car le Port rouvrira. Plus besoin de clandestinité et de manœuvres, vous sortirez par la grande porte et vous reviendrez de même. Inévitablement, Florimond qui n'a pas apprécié naguère que Marfise lui préfère Lionfant, le jalouse à présent qu'il est le personnage principal. Il le défie, gonflant ses muscles : "si tu veux ma place, battons-nous "! Lionfant suit le conseil de Marfise et n'entre pas dans son jeu. Il le calme : il ne faut pas affaiblir le groupe par une querelle inutile, Florimond est le chef, tout le monde l'admire, lui seul est capable de maintenir assez de discipline pour que les retours se fassent. Il faut faire un exemple des "déserteurs". En effet, cinq sont restés sur Souabe et ceux qui portent leur empreinte vivent dans la terreur. La désactiver, c'est signaler leur absence aux machines et déclencher l'alerte. Ne pas la désactiver, c'est risquer l'explosion dont Marfise a parlé. Seule la fille chargée de l'empreinte de Marfise est sereine, Marfise lui a confié le secret de la fable. Florimond réunit tout le monde. Les "retournés", nostalgiques des brasiers qu'ils allumaient dans la forêt, des papillons qui voletaient autour, et du bruit des bêtes, contemplent tristement le feu de camp factice et la prairie simulée. Florimond organise le procès des déserteurs. Il veut imposer le respect des engagements et, surtout, renforcer la conviction du nécessaire retour (qu'il croit facile, il découvrira plus tard la douleur de s'arracher à Souabe). Un défenseur et un accusateur sont désignés. L'avocat, un "retourné", plaide les circonstances atténuantes, arguant de sa propre répugnance à revenir après avoir connu "ça". L'accusateur fait valoir la parole donnée, le risque encouru par les porteurs, la mission à remplir. Le verdict est unanime : les cinq sont exclus, débleutés, déclarés indignes, quiconque les rencontrera sur la Planète leur flanquera une rossée mémorable. Les "retournés" brûlent d'envie de se répandre à travers le secteur bleu pour raconter leur expédition, vanter la vie de planète et appeler au départ. On les retient : les machines ne les ont pas vus partir, ils ne peuvent donc pas être revenus. Comme de tels propos susciteront incrédulité ou méfiance, ce qui convaincra, c'est leur sincérité : ils doivent parler d'expérience et dire "j'en viens, je l'ai vécu, je l'ai fait". Pour l'instant, il ne faut pas, cela leur vaudrait des ennuis et mettrait le plan en danger. L'occasion arrivera plus tard. Le départ de la deuxième vague s'opère sans empreintes, ni navettes, ni transfert sur la Terre. Suite à la suggestion de Marfise, l'Ingé a persuadé la Commission de rouvrir le Port et la nouvelle Ligue (les libres marchands) a déjà livré des approvisionnements bienvenus. Une fusée part pour Souabe et cinquante places ont été retenues à l'avance. Les machines, sans sourciller, enregistrent la sortie de cinquante lunaires. Leur retour se fera aussi régulièrement et, leur voyage étant attesté par les machines, ils pourront parler de ce qu'ils auront vu. Les nouveaux, dirigés par Florimond, arrivent sur Souabe, vivent à peu près la même chose que les précédents, éprouvent le même enthousiasme, et encore plus de difficulté à revenir, en l'absence de la pression des porteurs d'empreinte. Florimond, dominant son envie de déserter, rassemble son monde d'une main de fer, le ramène au devoir et seules deux filles s'échappent (affreusement honteuses, mais les garçons qu'elles ont rencontrés sont irrésistibles). Dès le retour de la deuxième vague, la troisième part, et les deux premières entrent en campagne dans tous les secteurs de la cité (sauf le K vert, toujours fermé). Marfise a expliqué à Lionfant d'abord, à Florimond ensuite, à tous enfin par vidéo, qu'ils ne doivent pas se comporter en prophètes. Cela ferait peur, surtout après la Crise. Leur vérité à eux ne sera pas admise. Il faut banaliser leur message pour qu'il passe. Ce qui compte, c'est le résultat. Quelques-uns s'insurgent : depuis longtemps leur catéchisme est prêt et ils veulent le prêcher. On les expédie rapidement sur la planète. La plupart admettent, en rechignant un peu, que, pour convaincre, il faut ruser. Leur foi dans leur mission leur fait accepter la manière de voir de Marfise, en qui ils ont désormais une confiance absolue. Quoique ça les chiffonne, ils substituent la propagande touristique à l'appel à la croisade. Ils se mettent au service d'une "agence récréative" des marchands libres qui, subventionnée par Marfise dont les ressources sont inépuisables, offre pendant trois mois des billets pour Souabe à bas prix et assure gratuitement le stage d'initiation. Côté planète, Marfise a recruté des accompagnateurs pour faciliter l'adaptation. Elle a inculqué aux cosmiques leur argumentaire : pas d'idéologie, du marketing. Dites du bien des Planètes, pas du mal de la Lune ; parlez d'un séjour de découverte, pas d'émigration (la planète fera le nécessaire) ; racontez votre voyage, faites comme si vous aviez été séduits malgré vous ; insistez sur le besoin de détente que "nous" ressentons tous après la crise ; écartez les craintes, les Planètes sont en paix à présent. Ce qui fait le plus plaisir aux "cosmiques" (et leur fait surmonter leur dégoût initial), c'est de pouvoir partager leur expérience. Ils s'amusent à faire frémir leur interlocuteur ("un tout petit peu, pas plus" a commandé Marfise), puis à le rassurer. Comme, en revivant leurs souvenirs, ils exultent, leur sincérité joyeuse fait plus que leurs discours. Ils se plaisent à rallier des gens à leur cause (même par des moyens détournés) et, sachant qu'ils rejoindront bientôt les Planètes, débordent d'énergie. Il en faut car les débuts sont laborieux. Bien que la Lune ait été ébranlée par la Crise qui a mis les Planètes sur la place publique, elle reste fondamentalement conservatrice et autocentrée. L'idée de partir, même temporairement, est intrinsèquement choquante. Quelques lunaires se laissent tenter. Ils reviennent enthousiastes et se font à leur tour les propagandistes du voyage. Marfise a deviné juste : le calme et l'indifférence de la Lune recouvrent beaucoup d'insatisfactions que le mimétisme et l'absence d'exutoire refoulaient. L'ouverture d'une fenêtre fait sentir qu'on manquait d'air. Le nombre des candidats au voyage augmente, et tous ne rentrent pas. La difficulté n'est plus de les faire partir mais de maintenir un reflux suffisant pour que la propagande se multiplie d'elle-même et atteigne jusqu'aux plus rétifs. Si trop de gens restent sur Souabe dès leur première visite, la Lune s'écrèmera des plus insatisfaits et gardera les lunaires passifs, les craintifs et les traditionnalistes. Or le but est de la vider toute afin de l'annuler et d'en répandre les compétences à travers l'univers. Heureusement, on ne rompt pas d'un coup avec un mode de vie. Beaucoup, comme jadis Marfise, font des aller-retour, gardant un pied de chaque côté jusqu'à ce que quelque chose les pousse à faire le saut. Ainsi, quoique le flux croisse progressivement, le reflux reste suffisant pour, par ses récits enflammés, entraîner de nouveaux départs. Le processus est lent, mais le temps ne manque pas. Jusqu'où grossira la boule de neige ? Inévitablement, un résidu s'accrochera à son terrier, par peur, par habitude ou par conviction. Ceux-ci, réfractaires à la persuasion, résisteront à l'imitation. Combien seront-ils à la fin ? A quelle valeur les machines fixent-elles la population au-dessous de laquelle la Cité n'est plus viable ? Quand le seuil sera atteint, les machines décideront d'arrêter tout et d'évacuer les derniers habitants. Elles organiseront l'exode, soigneusement à leur habitude, et diront aux opiniâtres : "embarquez, on ferme !" Ils n'auront d'autre choix que d'obtempérer ou de mourir. Et la Cité sera déserte. En attendant, Souabe commence à saturer. Les premiers arrivés repartent pour d'autres planètes, renouvelant le plaisir de la découverte. Partout, ils trouvent des "accompagnateurs" qui facilitent leur installation et leur apprennent de nouveaux métiers. Ainsi, se réjouit Marfise, la Lune commence à se vider, presque d'elle-même. Elle songe au temps où elle comptait sur une catastrophe pour obliger les lunaires à s'exiler, et au triste espoir qu'elle a eu quand les machines ont annoncé que la fin était proche. Elle aurait conduit les survivants sur la base secrète... Elle se moque d'elle-même : "parfois, j'exagère !". C'est ce que disait Brandimart. Du coup, elle repense à sa dispute avec lui. Elle ne l'a pas revu depuis et l'a gardé loin de son esprit. Il était mon pole lunaire que j'aimais dans la mesure où j'avais mon pole planétaire. Poids et contrepoids. Mais le poids était trop lourd. La Crise a montré que je n'étais pas seule à en souffrir. Nous étions en pilotage automatique et, malgré le confort relatif de notre existence (elle grimace à l'image des couloirs), nous nous ennuyions sans le savoir. Aussi, au premier prétexte, comme des enfants enfermés se disputent quand il pleut, les gens se sont tournés les uns contre les autres, se sont opposés sans raison, puis ont inventé des raisons. Au bord de l'asphyxie, ils se sont ressaisis mais quelle confiance ont-ils encore en eux-mêmes ? La Crise a défait le ciment qui nous liait. La Lune tenait en tant que bloc. Remettre les éléments ensemble comme l'a fait la Commission ne les fait pas jointer. Elle revoit toutes ses tentatives : éviter la Catastrophe de 2049 au prix de la destruction de ce monde, guérir les Planètes de la mystique de la Terre au prix de l'Insurrection, fédérer les Planètes par le commerce au prix de la guerre... Qu'a dit Brandimart dans sa colère ? un danger public à l'échelle cosmique... Pourtant, le bal était réussi, ma robe splendide, et retrouver Brandimart un bonheur... Oui, j'ai trop voulu bien faire et actionné des forces dont je ne soupçonnais pas le potentiel. Cette fois, se dit-elle, en se rengorgeant sans modération, j'ai su ne pas agir. Que je suis devenue sage ! (oubliant qu'elle n'avait pas le choix) : toute action provoque une réaction. Je n'ai pas agi, j'ai catalysé : l'insatisfaction latente a cristallisé d'elle-même. J'ai juste découvert et exploité les désirs des "cosmiques" : sans moi ils ne pouvaient rien, sans eux, je ne pouvais rien. Elle se tourne vers Waldemar qui l'a regardée s'agiter et frétiller. Elle saute dans ses bras en disant, "cette fois, je mérite vraiment que tu m'appelles mon impératrice !" Waldemar, feignant la peur, rétorque : — Quand tu parles comme ça, c'est que tu vas faire une bêtise. Laquelle ? — Je ne sais pas si c'en est une. Je vais sur la Lune, voir à quoi ça ressemble. Je reviendrai vite. 7. BrandimartAu terme des quatre mois de son mandat, la Commission a remis la Cité en marche. Elle réunit une assemblée générale pour rendre compte. L'assistance, peu nombreuse cette fois, n'emplit pas le Forum. Ils sont quelques milliers tout au plus. Des deux secteurs "irréductibles", l'un s'est résigné à la coexistence et, de fait, tend à se normaliser : "bleu" a perdu sa signification agressive et, bientôt, les psys pourront s'occuper des derniers Puristes. Quant au secteur vert, il reste obstinément fermé et, pour ce qu'on en sait, se déchire, chacun prétendant que sa planète est meilleure. Ils disputent de la hiérarchie dans la "vérité" : l'ordre du peuplement ou l'inverse ? L'échauffement des esprits tournerait à la bagarre si les machines et la police des couloirs ne veillaient. Comme le secteur K ignore le reste de la Cité, c'est un kyste plutôt qu'un problème. Enfin, la guerre des Planètes a cessé de constituer une menace, on a pu rouvrir le Port. Le mouvement des fusées a repris, apportant des approvisionnements bien nécessaires. Les machines, après avoir tout vérifié, livrent leur diagnostic etat normal. La Commission se déclare dissoute, la maigre assistance applaudit et se disperse. Les Commissaires, épuisés par trois mois de dur travail, se séparent en se congratulant. Ils vont se livrer aux psys qui les débarrasseront de leur extrême fatigue. Brandimart, plus que fourbu, se sent déprimé. La satisfaction du travail accompli est amère. La crise a sapé sa foi dans la perfection de la Lune. Presque du jour au lendemain, des gens identiques se sont différenciés selon des lignes de clivage imaginaires et opposés avec une férocité croissante, mettant la Cité au bord de la destruction. La Commission a recollé les morceaux mais la tunique sans couture a été déchirée. Reprisée, elle n'est plus sans couture. La paix dans laquelle Brandimart vivait a disparu. Elle naissait de la certitude que les lunaires constituaient une humanité meilleure, enfin libérée des conflits qui, depuis toujours, ensanglantent l'Histoire et provoquèrent la Catastrophe. Brandimart se souvient de son effroi quand cette folle Marfise voulait sacrifier cette perfection pour faire revivre les horreurs de la vieille Terre. A jamais tournoient dans son esprit les lumières de cette pièce du secteur K où Marfise l'abandonna. S'apitoyant sur la Cité et sur lui-même, Brandimart ne peut plus détacher sa pensée de l'évêque, ce malheureux innocent que Marfise a tué. Ce meurtre inutile constitue le crime premier, le péché originel, après lequel l'Ange a brandi l'épée flamboyante et chassé les Humains du Paradis pour les livrer au mal, transformant la Lune en enfer. Tout en se disant qu'il délire et qu'il devrait se dépêcher d'appeler les psys, Brandimart revient obsessionnellement sur le meurtre de l'évêque, comment s'appelait-il ? La foule joyeuse sur la place ensoleillée, l'évêque sur l'estrade (ah ! Héracle), le trou dans le front et la respiration haletante de Marfise. Elle doit boucher ce trou dans le front, redonner vie à l'évêque. Ce qu'elle a fait, elle peut le défaire. Brandimart conjure Marfise de revenir en arrière, de ne pas altérer l'Histoire, de ne pas détruire l'Humanité. Marfise ! Marfise ? où est-elle ? Brandimart s'effondre, petit tas solitaire au milieu de l'immense forum vide. Les psys, alertés par les machines, le ramassent. Le diagnostic est simple : surmenage. Quelques jours après, il revient à lui dans un lit d'hôpital. Il voit Marfise à son chevet, coiffée du délicieux chapeau rouge sous lequel elle était habituellement nue. Non, ce n'est qu'une gentille infirmière, avec une toque blanche. Se tortillant joliment en vérifiant les perfusions, elle demande : "c'est quoi, ce 'évêque' que vous invoquiez dans votre délire ?". Brandimart la regardant se dit qu'elle est charmante et qu'il aimerait s'intéresser à elle. Trop las, il essaie de sourire : "évêque", un vieux mot pour une vieille chose. Sans sentir la piqure que lui fait l'infirmière, il se rendort. Du temps passe avant qu'il retrouve assez de conscience pour parler avec les psys. Après plusieurs séances, ils s'avouent déroutés : "il croit avoir assisté à un crime dont ont découlé tous les maux qui ont frappé l'univers, l'Insurrection, la Crise, la guerre des Planètes...". Son dossier montre qu'il a déjà subi deux ébranlements profonds, à la limite de la folie. Le premier, quand il faisait sa thèse : il a bizarrement échappé aux machines et, après, sa silhouette mentale était modifiée ; il présentait une réaction intense à une scène historique banale où un évêque bénit une foule ; il a été longtemps suivi pour cela sans qu'on parvienne à élucider sa psychose. Ensuite, il a eu une activité normale, suivie d'une rechute encore plus grave, qui a nécessité une hospitalisation et un travail en profondeur dont témoignent les rapports. En dehors de ces deux tragiques épisodes, tout est clair et normal chez lui. Son état présent est-il une résurgence de sa psychose ? Suite à la Crise, beaucoup se sont mentalement effondrés et ont nécessité des soins. De plus, celui-ci, président de la Commission, a travaillé jour et nuit. Mais ses collègues, également surmenés, ont rapidement repris des forces et retrouvé leurs activités habituelles. Lui, il ne cesse de délirer que pour dormir. Seule, Stelle, la jolie infirmière, arrive à converser un peu avec lui, quoique de façon décousue et brève. Il la prie instamment de remplacer sa toque par un chapeau. Quand elle le fait pour lui plaire, il entre en fureur parce que ce n'est pas le chapeau qu'il faut. Stelle rapporte aux psys : outre sa fixation sur ce crime, il est obsédé par un chapeau ; une fille joue un rôle dans son délire. Compréhensive et affectueuse, elle interroge Brandimart qui décrit minutieusement son fantasme : un chapeau plat, rouge foncé, entouré d'une plume de cygne, qu'elle porterait légèrement penché à droite. Une telle chose n'existe pas. Stelle, perplexe, déplore son impuissance à le satisfaire. Brandimart, déçu, murmure qu'il faudra qu'elle soit nue sous le chapeau et il s'endort à nouveau. Nue, elle peut l'être et le serait volontiers si cela ramenait cet intéressant garçon à la vie, mais où trouver ce couvre-chef imaginaire ? Elle se dénuderait pour se faire caresser, pas pour se faire rabrouer à cause d'un chapeau inadéquat. Les psys, cherchant la piste d'une fille (s'agirait-il en fin de compte d'un banal traumatisme amoureux ?), interrogent les archives qui contiennent les données de toute la vie de Brandimart. Les puissants algorithmes des machines, analysant la fréquence de ses rencontres et survolant le profil de ses partenaires, en identifient une qui présente des anomalies, peut-être significatives. Cette fille, Marfise, a partagé son expérience de thèse et a quitté la Lune lors de sa première maladie énigmatique (qui s'explique peut-être ainsi). Ses données révèlent de nombreux aller-retour avec les Planètes. Plus curieux encore : son incompréhensible disparition avec trois ingénieurs qui, eux, ne sont jamais revenus et qu'elle n'a pas expliquée, disant en avoir perdu le souvenir. Elle a dansé avec le patient lors du Bal et ils se sont éclipsés ensemble. Puis, sans raison, elle est partie dans le secteur "bleu" d'où, plus tard, elle a filé sur les Planètes quand le port a rouvert (Lors du départ clandestin, Marfise a laissé en dépôt un double de son empreinte mentale que la porteuse a fait enregistrer comme "partant" quand elle-même a procédé aux formalités de sortie. Les machines, ne se basant que sur les paramètres, n'ont pas vu qu'une voyageuse en incarnait deux). Une fille inquiétante, propre à développer des psychoses chez un garçon fragile qui l'approcherait de trop près. Mais, pas le moindre indice du chapeau dans les archives. Les psys chargent Stelle de parler de Marfise au patient. Elle profite d'un moment de calme. Il paraît normal, lui caresse la main, lorgne son décolleté, et la complimente de ses yeux pailletés d'or comme de petites étoiles ("voilà pourquoi vous vous appelez Stelle"). Badinant avec lui, elle le questionne à nouveau à propos du chapeau. Où l'a-t-il vu ? Qui le portait ?... Marfise ? A ce nom, Brandimart s'agite et sombre dans l'incohérence : Marfise a tué l'évêque, ouvrant la boite de Pandore ; elle doit effacer son crime et refermer la boite. Stelle, navrée du retour de l'obsession, l'interroge. Le patient lui met l'index au milieu du front et crie "là, le rayon". Il commence à délirer et Stelle, à regret, lui fait une piqure. Les psys ne comprennent pas. Son empreinte mentale révèle un nœud indéchiffrable et toute tentative de s'en approcher le fait basculer dans la démence. Ils conseillent à Stelle d'éviter désormais les mots clefs ("chapeau", "évêque", "Marfise") et de distraire son malade. Elle ne demande pas mieux, elle s'est prise d'affection pour lui, malgré son état lamentable. Elle glisse la main sous les draps, il ne réagit pas. Il y a tant de sujets à éviter qu'elle ne sait plus de quoi parler. Elle se déshabille et se glisse dans le lit. Il se blottit contre elle et s'endort. "Jamais son sommeil n'a été aussi calme", remarque Stelle qui, frustrée, s'ennuie. Délicatement pour ne pas l'éveiller et ne pas déranger les perfusions, elle se frotte contre lui. Sans résultat. "Ce garçon est débranché", s'afflige-t-elle en s'extrayant doucement du lit. Les psys suggèrent que la vue d'une activité mécanique pourrait faire du bien au malade. Stelle cherche une idée et, renouant avec un ancien passe-temps, elle commence à broder une tapisserie. C'est la reproduction d'un tableau d'un maître de l'ancienne Terre, Lucas Cranach. Vénus, dans un décor champêtre, écoute avec indifférence les plaintes d'un Cupidon grassouillet, attaqué par les abeilles. Elle porte un grand chapeau en velours rouge, entouré de plumes d'autruche, posé sur un foulard d'or qui lui cache les cheveux. Elle est nue, à l'exception de deux colliers, une lourde chaîne dorée et un tour de cou orné de pierres précieuses. Stelle est assise dans un fauteuil, parallèlement au lit pour que Brandimart, s'il le désire, regarde ce qu'elle fait. Elle tire consciencieusement ses fils et, prise par son travail, ne pense plus au malade. C'est alors qu'il pousse un cri, fixant la porte qui vient de s'ouvrir. Stelle suit son regard et croit partager son hallucination en voyant le fameux chapeau plat, rouge foncé, entouré d'une plume de cygne. Sous le chapeau, Marfise, habillée d'une longue robe du même rouge, striée de bandes du même blanc ivoire que la plume. Brandimart se dresse sur son lit, tout saignant d'avoir arraché les perfusions. Il l'adjure de ne pas tuer l'évêque, de le "détuer", d'annuler le rayon, le rayon, le rayon... de mettre fin à la malédiction qui frappe le monde. Tout redeviendra normal, ils finiront leur thèse, le monde sera sauvé, ils boiront du vin des Planètes, et ils s'aimeront... Marfise, médusée, commotionnée, contemple la jolie Stelle affolée, la tapisserie par terre, Brandimart écumant. Elle s'approche de lui, il recule, terrifié. Il crie. Il s'évanouit. "Excusez-moi" dit Marfise à Stelle. Elle sort. *** Marfise, après avoir annoncé à Waldemar qu'elle partait sur la Lune, a tardé à le faire car, pour la retenir, il a accumulé divertissements et attentions. Elle l'a assuré de son prompt retour : — Ce n'est pas maintenant que la Lune se vide que je vais rester. — Oh ! avec toi, on ne sait jamais. A l'arrivée, Marfise n'a, cette fois, aucun problème avec les machines quoique, s'amuse-t-elle, sa sortie ait été aussi irrégulière que la précédente puisque le Port était fermé. Plus tard, son empreinte, portée par l'une des "cosmiques", a semblé prendre une fusée. Son départ a alors été enregistré. Rien de plus normal que son retour. Marfise commence par l'Ingé : — Godzina, vous allez réussir à vider la Lune... A ce stade, Marfise ne craint plus de le compromettre en le rendant complice de ses illégalités. Elle lui raconte sommairement (minimisant sa contribution) comment les "cosmiques" ont amorcé la pompe qui a aspiré une insatisfaction aussi diffuse que générale. — Je n'imaginais pas à quel point j'avais raison en soutenant que notre perfection nous anéantissait. L'Ingé, consultant les machines, lui donne des statistiques : les départs deviennent de plus en plus nombreux et les retours se raréfient. Les machines ont commencé à fermer plusieurs secteurs qui n'étaient plus assez remplis. Comment cela finira-t-il ? — La stabilité était nécessaire à notre conformité. Enfermés dans un cercle, nous refaisions ce que nous avions toujours fait. La Crise a brisé le cercle, à présent la porte est ouverte. Même les moins aventureux voient partir les autres et apprennent que "là-bas" la vie est non seulement possible, mais meilleure. La population diminue, elle tombera au-dessous du seuil critique et les machines donneront l'ordre d'évacuer. Même un lunaire intrinsèque comme Brandimart devra abandonner. — Ah ! Brandimart... dit l'Ingé qui lui expose son état désespéré. Marfise soupire, désolée : — Depuis le début, je lui dis qu'il se trompe en mettant la Lune au centre du monde. Il le sait et, en même temps, il le refuse. Il se bat contre lui-même. Je n'ai pas pu l'aider, et, je le confesse, je n'ai pas voulu car une part de moi avait besoin de cet attachement à la Lune que je combattais. La Crise aura ébranlé sa confiance dans la perfection de la Cité. Et, je le connais, il aura refoulé ce doute jusqu'à ce que la contradiction le fasse exploser... Marfise se précipite à l'Hôpital. Les psys, l'identifiant, l'interceptent et lui demandent les clefs du délire de Brandimart : chapeau, évêque... Rien ne démentira Marfise : jadis, elle a détruit l'enregistrement qui contient la mort de l'évêque et l'a remplacé par une variante factice. Le chapeau, sourit Marfise, il est mien, je l'ai sur la tête. L'évêque, c'est un coup de folie qui date de sa thèse. Nous avions bénéficié d'un "cas", une observation directe en 1150. Vivre à la fois deux présents différents constitue une expérience troublante qui l'a déstabilisé, voyez les rapports des psys d'alors. Il ne savait plus ce qui était vrai. Un jour que nous regardions ensemble une cérémonie de ce temps, il s'est imaginé voir l'évêque tué mystérieusement sous ses yeux par un rayon magique. Un chroniqueur le dit et il a voulu le croire. Moi, je regardais avec lui et j'ai vu l'évêque vivant. Je le lui ai dit et redit, et c'est ce que lui a montré l'enregistrement, autant de fois qu'il l'a examiné. Ce témoignage était irréfutable et lui, il refusait de se désillusionner : il avait "'vu". La discordance lui a fait perdre la tête. La crise s'est renouvelée plus tard, encore plus grave, vous devez avoir le dossier dans vos archives. Les psys ont l'impression de tenir enfin un fil. Marfise conclut que le surmenage lié à son travail à la Commission aura affaibli ses défenses et rouvert la vieille blessure. Les psys l'autorisent à le voir. Elle ouvre la porte de sa chambre... Quand la pauvre Stelle a remis de l'ordre, réinstallé les perfusions et fait une piqure calmante à Brandimart, elle sort, épuisée. Marfise l'attend et, la conduisant dans un endroit tranquille, lui conte la fable qu'elle vient de servir aux psys. Stelle est trop attachée à Brandimart pour s'en satisfaire. Les yeux humides, l'appelant cérémonieusement "madame" au lieu d'utiliser son nom comme on fait toujours : — Madame, ça va plus loin que cet évêque qu'il a vu mort et vous vivant : il vous accuse de l'avoir tué et supplie que vous le "détuiez", comme si vous pouviez agir à votre gré sur le passé. Je comprends (ajoute-t-elle modestement) qu'il fasse une fixation sur vous, je ne comprends pas cette histoire d'évêque. Elle me rend folle. Marfise essaie de la convaincre que Brandimart déraille. Elle était avec lui devant les écrans quand il a cru voir l'évêque mort. En voulant le détromper, elle lui est devenue suspecte. — Quand il a refusé le témoignage de l'enregistrement, je l'ai raisonné, nous nous sommes disputés. Son déni m'aura englobé. Puisque je ne voulais pas avoir vu son évêque mort (il était vivant !), il aura imaginé que je le faisais pour dissimuler mon crime : pas de victime, pas d'assassin ! Mais, soyons sérieuses, nous parlons de quelque chose d'insignifiant qui date de plus d'un millénaire ! Stelle, maintenant, sanglote et, hoquetant : — Madame, cela ne suffit pas... Marfise, émue par son désarroi et désireuse d'éluder l'affaire de l'évêque, essaie de faire partager à Stelle son analyse de l'état de Brandimart. Elle rappelle la Crise et les départs croissants vers les Planètes : — Depuis toujours, je dis à Brandimart que notre vie artificielle est une erreur. Je pense que la Crise l'en a convaincu et qu'il refuse de l'admettre. Cette tension a dépassé ses forces et ranimé sa vieille folie. Cette fois, Stelle perçoit un accent de sincérité. Néanmoins, le problème que soulève Marfise la dépasse et son esprit, intoxiqué par Brandimart, en revient à l'évêque dont, lui semble-t-il, Marfise cherche à la détourner. S'inclinant devant elle, la voix humide, elle la supplie : — Madame, par pitié, faites quelque chose à propos de cet évêque... Marfise promet d'essayer. *** Marfise, vêtue d'un strict ensemble gris perle et coiffée d'un petit bibi noir, se présente à nouveau dans la chambre de Brandimart. Stelle sort, elle s'assoit à sa place. Brandimart s'éveille et ne manifeste pas de surprise : — Pendant tous ces jours, je t'ai prise pour une infirmière, charmante au demeurant. Marfise s'adresse à lui dans ce latin bâtard qu'ils utilisaient là-bas en 1150. Elle accentue fortement. Brandimart ne l'a pas oublié. Exceptionnellement lucide, il répond dans le même langage (sa prononciation est toujours aussi défectueuse). Marfise lui prend la main : — Tu m'en veux d'avoir tué l'évêque, fulmine percussus a divina ira. Tu te mets dans un état pareil pour quelqu'un qui est mort depuis quinze siècles ! — Divina ira ! Non ! Tu l'as tué ! Il y avait pour cela une raison dans ton temps, pas dans le sien. Sa mort fut une anomalie inabsorbable. Tu as déchiré la trame du Temps. A présent, elle est en lambeaux. Tous nos problèmes viennent de là. Tu dois le "détuer". Je me souviens, tu voulais nous détruire... tu nous as détruits. Marfise soupire. Qu'opposer à la folle logique de Brandimart ? — Oui, j'ai eu tort de le tuer. Mais ça n'a rien changé. A peine une perturbation locale, même pas un caillou dans la mare, un grain de sable dans l'océan. — Tu m'as tué avec lui, tu nous a tous tués, répète Brandimart avec entêtement. Marfise abandonne le latin : — Brandi, reviens à toi. Te souviens-tu du Bal ? J'ai tellement regretté notre dispute. (Affectant la contrition :) Tu m'as dit des choses dures que je méritais. Oui, j'ai fait des bêtises. Oublions. (Refoulant un sanglot :) Nous irons dîner à la Taverne, nous boirons ensemble et... Mais Brandimart a disjoncté à nouveau : — Bal ? Dispute ? Taverne ? je ne sais pas de quoi tu parles. Rends-moi mon évêque ! Tueuse, rends-moi mon évêque. Marfise tente une diversion : — Te souviens-tu des cochons , des cochons du chapitre ? Brandimart crie d'une voix stridente : — Oui, tu les as tués. Tu traversais la rivière, tu les attendais dans la maison du gouverneur avec ce grand couteau et tu les égorgeais en traître. On a bien vu que le personnage masqué avait des mains de femme. Il s'agite fébrilement. Marfise dépose un baiser hâtif sur son front moite, sort, trouve Stelle en larmes de l'autre côté de la porte. Elle la prend dans ses bras : "petite, je te le confie, il me repousse". Stelle, comme atteinte par la folie de Brandimart, gémit : — Madame, je vous en prie, laissez-nous quelque chose, votre chapeau rouge. Il est entre le vrai et le faux, je ne sais de quel côté il penche. Peut-être... L'optimiste Marfise l'a apporté avec elle, espérant opérer un miracle, anticipant une issue radieuse où elle se déshabillerait en le posant sur sa tête. Elle ouvre la petite valise ronde qui le contient et, tristement, le donne à Stelle qui pousse un cri, le met et se précipite dans la chambre. *** La fin du séjour de Marfise se passe dans un brouillard. Elle rend visite aux "bleubleus" du secteur A dont beaucoup sont déjà partis. Elle s'intéresse au problème posé par l'irréductible secteur K dans lequel elle essaie vainement de pénétrer. Elle règle des détails avec l'Ingé. Puis, le cœur lourd, elle remonte dans la fusée. Avec Brandimart, la Lune achève de s'évanouir. La dualité de Marfise se résorbe définitivement, lui laissant la douleur d'avoir perdu quelque chose. EpilogueLorsque, après les premiers raids, Boyard décida de concentrer ses forces contre une planète pour la faire capituler et entraîner les autres, il choisit Souabe. Waldemar, puissamment armé, infligea de lourdes pertes à l'ennemi et défendit vigoureusement sa planète. Mais il ne put pas secourir la suivante, Oregon. Accablée, la population se réunit, communauté par communauté, et décida que tout valait mieux que la poursuite des dévastations. Elle se soumit. Boyard, alors sur la Terre, avait confié le commandement à son lieutenant, Marquin, qui se proclama gouverneur. Il s'employa à transformer la planète en camp de travail, réquisitionnant la moitié de la population. Les esclaves durent construire les palissades qui les emprisonneraient et les tours qui les surveilleraient. Marquin, désireux de passer au plus vite à la planète voisine, distribua les commandements à des aventuriers locaux qui promirent obéissance et se rétribuèrent par des abus de toutes sortes. Leur mission consistait à prélever des tributs, augmenter la production des mines et construire des usines. Laissant une petite garnison pour veiller à tout, Marquin inonda les autres planètes de proclamations les invitant à suivre l'exemple d'Oregon et à se soumettre pour éviter la destruction. Un certain nombre cédèrent et se rallièrent. Sous la cravache, elles produisirent rapidement des quantités de ressources. Les capitulationnistes de la Ligue avaient fini par établir le contact et proposé leurs services contre une rétribution que, à leur déception, le rapace Marquin fixa très bas. Avec leur aide, et surtout celle des ingénieurs qui, de gré ou de force, acceptèrent de travailler pour lui, Marquin s'employa sans trêve à augmenter son potentiel militaire. D'autres planètes, voyant ce qui les attendait, refusèrent l'ultimatum. Pour ne pas être asservis, les habitants oublièrent leurs rivalités et dépassèrent leur dispersion. Dans un premier temps, le chaos avait été une occasion de piller et de rançonner voisins ou rivaux. Rapidement la plupart comprirent qu'ils faisaient le jeu de l'ennemi, les autres furent maîtrisés. La population se donna un gouvernement qui entreprit sa militarisation et la production des ressources nécessaires à la guerre. Ceux des ingénieurs de la Ligue qui avaient réussi à échapper au racolage aidèrent à construire les usines et les machines qui fabriqueraient des armes. Partout, les agents de Marfise et les Directeurs fidèles utilisaient leurs liaisons pour faciliter l'organisation. Waldemar distribua une partie de son armement et donna des instructeurs pour former la population. Il démontra aux planètes qu'elles devaient unir leurs efforts. Il fut aidé par les marchands libres auquel il abandonna quelques fusées prises à l'ancienne Ligue, grâce auxquelles des communications s'établirent entre les planètes insoumises. De même que chacune avait dû constituer une espèce de gouvernement pour coordonner les volontés individuelles, ces planètes mirent en place une espèce de fédération pour agir en commun. Marquin, son ultimatum refusé, ne fut pas capable de faire pleuvoir un déluge de flammes sur les planètes rétives, ce qui leur laissa le temps de se préparer. Marquin, victime de son succès, s'épuisait à contrôler plusieurs planètes à la fois, éparpillait ses forces et manquait de fusées. En outre, même sur les planètes conquises, les "bandits" proliféraient et, du fond des forêts impénétrables, lançaient d'audacieux coups de main pour délivrer des prisonniers, faire sauter des usines ou tuer les garde-chiourmes tortionnaires. Les expéditions que Marquin tenta contre les planètes récalcitrantes se heurtèrent à une forte résistance. Il comprit que tenter de nouvelles conquêtes lui ferait perdre les anciennes. Handicapé par l'absence de Boyard dont le sens stratégique lui faisait défaut, Marquin se replia sur ses planètes et se borna à résister aux assauts qu'il subissait de manière croissante. *** Boyard revint de la Terre, penaud, obligé par ses soldats à faire repartir ses fusées pour chercher ceux qu'il avait laissés. Ses hommes ne lui pardonnaient pas leurs mésaventures terrestres : pas d'ennemi, pas de combat, pas de butin. Le "maître" les avait traités avec mépris en les transformant en terrassiers. Boyard n'avait plus d'autorité sur eux. Désobéissant à ses ordres, ils se rattrapèrent de leur longue inactivité en mettant Souabe à feu et à sang, ce qui eut pour effet de renforcer et de radicaliser une guérilla qui, avec l'aide de Waldemar et des Planètes unies, devenait de plus en plus agressive. Quand les fusées revinrent de la Terre, le nombre des mutins doubla. Boyard, s'il avait perdu leur contrôle, gardait celui des pilotes : abandonnant temporairement Souabe, il fit décoller les fusées à vide et rejoignit Marquin. Celui-ci fut plus heureux du renfort en fusées que de retrouver le "maître". Boyard, lugubre, méprisant le confort et le luxe dans lequel vivaient ses hommes et leurs chefs, maudissait ses propres soldats. Tout en complimentant Marquin de ses conquêtes passées, il lui reprocha de n'en avoir pas fait davantage. Marquin exposa les contraintes qu'il subissait. Il crut que Boyard le comprenait et que, reprenant lentement son sang froid, il redevenait réaliste. Il déchanta. Boyard, tout en admettant que Marquin avait fait pour le mieux, l'invita à abandonner ses vues étroites et à considérer l'ensemble du théâtre stratégique : — Cette guerre entre Planètes nous épuise et n'arrivera à rien tant que nous n'aurons pas détruit la base des ennemis. — Ah ! Souabe ! s'exclama Marquin. Ce ne sera pas facile. Boyard l'injuria. Marquin ne comprenait rien, n'était bon à rien. Il jouait aux billes sur le ventre du dragon au lieu d'y planter son épée. Marquin, inquiet et incompréhensif, encaissa une longue tirade contre la Lune. C'est elle qui tire les ficelles de ces planètes insoumises, qui les arme, qui les organise. Tant que nous ne l'aurons pas détruite ou conquise, nous ne gagnerons jamais. Marquin, un chasseur intrépide et féroce, que les nécessités de la guerre avaient promu adjoint du chef révéré, ignorait tout de la Lune et ne s'en souciait pas plus que de la luminosité de Bételgeuse. Il avait réussi l'exploit de s'emparer d'un nombre respectable de Planètes avec des forces relativement faibles. Il n'aspirait qu'à profiter de ses conquêtes, à les exploiter et, si possible, les étendre peu à peu. Il savait vaguement que, il y a longtemps, les hommes fuyant la Catastrophe s'étaient réfugiés sur la Lune et que, de là, ils avaient essaimé ici, sur ce système solaire, la seule réalité. Les propos de Boyard étaient tellement en dehors du sujet qu'il se demanda si le chef ne déraillait pas. Il attira son attention sur les urgences et sur ses plans pour attaquer la planète voisine. Boyard, rageant encore une fois contre l'indigence du matériel humain dont il disposait, déplora la bêtise de Marquin. C'est comme s'il assiégeait une ville librement ravitaillée par la mer. Il ne voit pas que creuser des tranchées ne sert à rien et que la bataille se gagnera sur l'eau. Boyard, sans essayer davantage de le convaincre, réunit les Directeurs de la Ligue et conféra avec eux de la Lune. Il les invita à un grand conseil auquel participeraient tous les chefs. Ragaillardi par le respect craintif dont on l'entourait, par les victoires de Marquin, par le spectacle des milliers d'esclaves trimant dans les champs, les mines et les usines, il était à nouveau le grand Boyard. Il fit parler de la Lune les Directeurs que ses officiers entendirent avec des regards ébahis. — C'est là l'ennemi, dit-il, le véritable ennemi. — Attaquons ! crièrent les guerriers par réflexe. — Il n'a pas d'armée. — Attaquons-le ! — Il n'a pas d'armée parce qu'il n'en a pas besoin. Il est invulnérable à trois cents mètres de profondeur, protégé par des couches et des couches de béton renforcé. Et il dispose d'armes terribles et secrètes. Il s'arrêta, laissant croître la perplexité, puis : — Pendant que vous faisiez ici un excellent travail (il salua Marquin qui, rouge de fierté, se redressa), j'ai mis le ver dans le fruit (il pensa un instant au délicieux tortillement de Brune). Ils sont au bord de la guerre civile. L'un des camps nous appellera à l'aide et nous ouvrira les portes. Alors nous aurons la puissance, les armes, et un butin que vous n'imaginez pas. Les Planètes insoumises ramperont devant nous, nous suppliant de les piétiner. Vous aurez tout ce que vous voudrez. Mais... (Les officiers, congestionnés, étaient suspendus à ses lèvres. Après un nouveau silence, il reprit :) — Mais il nous faut être prêt et près. J'ai commencé à établir une base à côté de la Lune, où nous accumulerons des forces et nous tiendrons prêts à bondir. Seulement, nous risquons de manquer l'occasion, l'unique occasion. J'ai pris du retard parce que mes idiots de soldats m'ont lâché. Dominant le brouhaha courroucé qui condamne les infidèles, Boyard narra la trahison et la rébellion de ses hommes. Puis, paterne et débonnaire, ajouta : — Vous enverrez des gens sur Tibet les reprendre en mains. Il n'y aura pas de punitions. Je ne peux pas vraiment leur en vouloir. Ce n'était pas un travail de soldat. Nous enverrons des esclaves de nos planètes. Les soldats seront juste là pour les surveiller et s'amuser avec eux tant qu'ils voudront. Ils auront carte blanche, pourvu que le travail se fasse. Quelqu'un demanda alors où se trouvait cette base. En apprenant qu'elle était sur la Terre, chacun se regarda, effrayé : la Terre est maudite et empoisonnée, la vie impossible. — J'en viens, gronda Boyard. Même mes soldats mutins vous diront que, à cet endroit, la Terre est saine et qu'on peut respirer sans problème. Marquin, toujours incrédule, mais satisfait de garder le commandement des planètes, promit de mettre toutes leurs ressources à la disposition du grand projet. *** C'est ainsi que Boyard creuse le piège dans lequel il se jette, lui et ses conquêtes. Obnubilé par la puissance de la Lune depuis l'anéantissement de l'Excellence et les révélations de Blackwell, obsédé par le mystère de son indifférence, exaspéré par l'intoxication à laquelle Marfise a failli le faire succomber, il a contemplé le satellite presque chaque nuit passée sur la Terre. Il a enragé de le voir proche et inaccessible, de ne pas avoir de nouvelles de la guerre civile, d'ignorer les progrès de Brune. La Lune, et donc la base terrestre, est devenue son idée fixe absolue. A partir de ce Conseil, la forteresse à construire sur la Terre commence à avaler une part sans cesse croissante des ressources. A commencer par les fusées : puisqu'il n'y a rien sur Terre, il faut tout transporter, jusqu'aux troncs d'arbres qui étançonnent les galeries. Quelques engins seulement maintiennent les communications entre les planètes conquises et lancent des raids de plus en plus rares sur les insoumises. Tous les autres enchainent les aller-retour, formant une noria cosmique qui tourne sans fin. Les esclaves, sous le fouet, travaillent plus efficacement que les soldats de Boyard, mais il faut les nourrir (ainsi que leurs gardiens) et les remplacer sans cesse car ils meurent trop vite. Plus augmente le nombre des esclaves et des soldats, plus leur entretien nécessite de fusées. En drainant les ressources des planètes conquises, cette ponction affaiblit Marquin, réduit à la défensive tandis que, au contraire, les insoumis se renforcent et attaquent de plus en plus vigoureusement. Une première planète est perdue, puis une seconde. Boyard est parti pour pousser les travaux et être prêt à bondir sur la Lune. Un immense réseau de casemates s'étend sous la montagne. Il faut des troncs d'arbres pour renforcer les voûtes. Boyard envoie toutes ses fusées sur Tibet pour en charger et rapporter encore des hommes et des matériaux. Ce sont ces fusées que Waldemar et Marfise détruisent. Elles ne reviendront pas sur la Terre. Boyard n'en a plus. Il est enfermé et ne le sait pas encore. Il attend les fusées qui ne viendront pas. Les naufragés ont de l'air à profusion, de l'eau peut-être en suffisance, des provisions pour deux mois. Rien d'autre sur cette planète stérile. Ils contemplent la Lune et la haïssent, tandis qu'elle se vide à leur insu. C'est ainsi que la guerre s'éteint peu à peu sur les Planètes.
FIN |