Vers
2005, des choses
s'étaient mises en place. A présent, il fallait aller dans les
montagnes du sud
ouest avec Mr Lin.
A Shanghai, dans le premier
cercle des affaires, les accords internationaux se discutent entre gens
issus
des mêmes universités américaines. Moi, j'avais Mr Lin. Et j'allais
savoir s'il
est vrai que chaque centaine de kilomètres vers l'ouest vous recule
d'un an
dans le temps.
Mr Lin est mon inévitable
intermédiaire : il noue les contacts, prépare le terrain, négocie
en mon
nom, nous accueille à l'aéroport, organise les transports et les
hébergements,
nous promène, dit au chauffeur de taxi où il faut aller, discute le
prix,
commande les repas et nous explique à sa façon les réalités chinoises.
Il est
talentueux, a fait "des études" d'informatique en France et parle
(habituellement) un très bon français.
Tous les voyageurs l'ont noté
depuis toujours, sans un tel homme, rien ne serait possible mais, avec
un tel
homme, tout est impossible. A cette malédiction classique, la Chine
actuelle
ajoute son propre sortilège : une infrastructure moderne vous
entoure des
signes et repères dont vous avez l'habitude. Ils sont là où ils doivent
être.
Vous ne vous méfiez pas, vous devriez : inclus dans un autre
référentiel,
ils ne fonctionnent pas, ou plutôt ils fonctionnent autrement et vous
ne saurez
jamais comment.
***
Lorsque, il y a quelques
années, j'eus l'idée de chercher des coopérations en Chine, mon
Université ne s'intéressait
qu'à l'Amérique Latine. J'aurais dû avoir la patience d'attendre qu'il
aperçoivent ce milliard de Chinois qui couraient en tous sens et qu'ils
se
demandent enfin si le Nicaragua ou l'Equateur faisaient le poids. Mais,
pendant
ce temps, toutes les autres universités françaises nouaient, à qui
mieux mieux
et à qui pis pis, des coopérations qui, toutes factices qu'elles
fussent,
verrouillaient les unes après les autres les meilleures universités
chinoises,
puis les bonnes, les médiocres, et même les autres. Les Chinois
préfèrent les
universités américaines, ou anglaises ou, à défaut, australiennes mais
tous les
étudiants, jusqu'au fond du trou le plus profond de la province la plus
arriérée, savent que la France (de Gaulle, tour Eiffel, "Victorugo",
Chirac
— dans cet ordre) offre des études quasi gratuites, encore bonifiées
par
la CMU et l'APL.
Moi, l'absence de soutien de
mon université me condamnait à l'amateurisme et aux méthodes
artisanales. Une
délégation de la ville de Suzhou étant venue par hasard, je rencontrai
le chef du
bureau des "affaires d'outremer" du gouvernement municipal. J'eus la
naïveté de penser que la cible se mettait toute seule en position. Belle cible : Suzhou, à une
centaine de kilomètres de Shanghai, ses entreprises de hi tech et son
ouverture
aux investissements internationaux, son grand et beau lac, ses canaux
"Venise like", ses jardins, ses universités. J'apprendrai trop tard
que Suzhou est également connu pour une variante particulièrement
expansive de
l'opéra chinois.
A l'automne, nous reçûmes un
courrier mal rédigé qui semblait nous inviter à "discuter
coopération" avec Suzhou. Après quelques échanges, il apparut qu'un
émissaire
était présentement en France. Nous prîmes rendez-vous, j'invitai mon
responsable
des relations internationales, je réservai une table dans un grand
restaurant
pour le dîner et, au jour et à l'heure dits, dûment cravaté, j'allai
accueillir
mes premiers chinois.
Au lieu des personnages
officiels que j'attendais, je vis sortir des jeunes gens débraillés, un
maigre
(Mr Lin) et un gros, à l'allure d'étudiants malades. Au terme
d'explications
longues et confuses, il apparut que, si Mr Lin était bien natif de
Suzhou, il ne
représentait personne. Il appartenait à la grande famille des
intermédiaires
qui se font mandater par des entités françaises pour leur trouver des
partenaires chinois, grâce à quoi des entités chinoises les mandatent
pour
trouver des partenaires français (et réciproquement). Version moderne
de l'entremetteur
de mariages : muni d'un portefeuille de filles et garçons nubiles,
il tente
d'apparier les horoscopes compatibles et reçoit des commissions quand
un
contrat se signe.
Deviendrai-je un objet de
proxénétisme international ? je pouvais encore sauver ma vertu et
arrêter
tout. Mais il était tard, le restaurant attendait, ils avaient fait un
long
voyage, je n'avais rien d'autre sous la main et, d'abord, pourquoi
pas ?
Ils n'étaient pas mes premiers intermédiaires et les autres n'avaient
jamais
rien fait de fâcheux, ni rien fait du tout d'ailleurs. Ce n'est pas
parce qu'on
vous met en vente que quelqu'un vous achète ! On a tenté sa
chance, rien
gagné, mais rien perdu.
C'est ainsi que Mr
Lin devint mon agent, et moi sa
chose. Je signai et tamponnai une lettre de commission qui lui
permettrait
d'aller, au nom d'une université française, visiter des universités
chinoises
pour leur proposer mon programme. Nous fixâmes les conditions et la
commission
que recevrait Mr Lin.
Mr Lin est toujours resté un
mystère. On ne sait rien de lui, sauf qu'il est natif de Suzhou et
qu'il a fait
"des études" en France. Que font ses parents ? qu'a-t-il fait,
que fait-il en Chine ? à quoi lui servent ses compétences
informatiques ? est-il marié ? Je ne sais même pas où il
habite ni de
quoi il vit (en tous cas, pas de nous, du moins pas directement). Il
présente,
hélas, des dispositions relationnelles supérieures à la moyenne qui le
poussent
(ou qui l'aident) à multiplier les affaires dans l'espoir que, à la
fin, l'un
dans l'autre, ça lui rapportera. Est-ce le cas ? j'ignore tout des
commissions et rémunérations que la respectabilité que je lui confère
lui
permet d'arracher aux universités chinoises (elles aussi, à la
recherche de
partenaires internationaux). Suis-je son unique sponsor français ?
j'ai
tendance à le croire.
Mr Lin est un amateur. Et moi
aussi. Telle est la base branlante de notre coopération. Je me sers de
lui pour
prendre pied afin de progresser ensuite. Il se sert de moi pour
affirmer sa
qualité d'intermédiaire. Je constitue sa carte de visite, sa raison
sociale,
son logo. Je suis l'affiche de sa stature internationale qui lui permet
de
faire de nouvelles connaissances, nouer de nouvelles relations et
proposer ses
services.
Je suis voué à l'intensif
pour mettre en place mon programme. Lui, il est voué à l'extensif, à
chercher
de nouveaux clients. Je suis un
instrument qui a cru écrire sa partition. Je n'entends même pas la
musique que
Mr Lin tire de moi : il manifeste un tel acharnement à se faire de
nouveaux amis, de tous statuts et de tous genres, il a une propension
si pathétiquement
dostoïevskienne à la relation humaine que je me suis demandé plus d'une
fois s'il
voulait gagner de l'argent, ou remplir son carnet d'adresses, ou
simplement
s'agiter.
Lors du premier voyage, les
circonstances nous furent propices. Mr Lin prit appui sur ce résultat
pour viser
la province du Yunnan dont le "printemps éternel", les montagnes et
les bigarrées minorités nationales lui plaisent plus que la plaine
pékinoise.
Les relations étaient nouées avec une université (pourquoi pas
celle-ci ?
se disait-on d'abord ; pourquoi celle-ci ? pensait-on
ensuite) mais il
restait beaucoup à faire. Notre venue était nécessaire à Mr Lin. Nous
étions le
filet qui se remplirait et dont il trierait les prises ensuite,
rejetant les
unes, mangeant les autres, fumant celles-ci et salant celles-là.
Explique-t-on quelque
chose au filet ? Pour nous, bien sûr, c'était l'inverse :
nous
pensions être le pêcheur et Mr Lin la ligne.
***
Le voilà, sans cravate ni
veste pour un dîner officiel. Mais il mettra une cravate et son plus
beau
costume pour aller à la "longue muraille" ou pour crapahuter dans la
montagne. Je renonce à comprendre les codes vestimentaires : tous
ces
directeurs que mes yeux voient déguisés en chefs de coopérative
agricole ou en
chauffeurs de locomotive sont nécessairement habillés en Directeurs.
Sans Mr Lin, mon inévitable
intermédiaire, je n'aurais pas abordé ce pays si étrange, si autre, que
les
malheureux qui, après des années d'études terribles, ont appris le
chinois sont
encore plus loin de le comprendre car parler chinois n'est pas penser
chinois.
Mais les intermédiaires, étant du pays, sont aussi incompréhensibles
que lui.
Mr Lin nous a trimbalé de
repas officiels en repas officiels, de réunions protocolaires en
réunions
protocolaires, nous donnant de brèves consignes ("vous, attendre",
"vous, venir", "vous, partir", "vous, parler
maintenant", "vous, dire merci"), sans jamais rien expliquer.
Nous devinâmes que l'université avec laquelle nous étions en contact
n'était pas
la bonne (quoiqu'elle voulût jouer à l'international) et que, avec la
bonne,
nous n'avions et n'aurions pas de négociation.
Je ne le supportais plus, ce
garçon qui a fait un scandale parce que nous avions changé de l'argent
à
l'aéroport plutôt que d'errer pendant des jours sans un sou (pas de
distributeurs,
pas de banques, pas le temps d'en chercher et personne pour s'en
occuper) : trop cher. Il veut que nous fassions des économies,
même sur
notre propre argent ("ça, trop cher, vous, pas acheter"), se dispute
à grands cris avec les commerçants pour obtenir un rabais et veut nous
obliger
à partir lorsqu'il ne l'a pas. Il nous apprend la Chine : il ne
sait pas (ou
veut ignorer) que les Mongols ou les Mandchous étaient des
envahisseurs. Qui
gouverne la Chine est chinois, voilà la vérité.
Mr Yin n'a pas besoin de moi,
il a besoin de me montrer et de se montrer avec moi. Dès qu'on m'a bien
vu, il
me pose quelque part et se met à bavarder avec animation et bourrades
dans les
côtes avec tout un chacun, du chauffeur au président, car toute
relation est
bonne à prendre et servira un jour. De quoi parle-t-il ? mystère.
Mais il
parle, on lui répond, ils se bourradent, se congratulent, se disputent.
C'est
ainsi, à grands coups, à chauds frottements, que le contact s'établit.
Et moi,
inutile, oisif et hors du coup, je finis par demander ce qu'il se
passe. La
première question ne sert à rien. Je l'émets juste pour indiquer que je
prétends exister. Je répète. La deuxième fois ne sert encore à rien car
Mr Lin
n'est pas branché, pense à autre chose, a perdu son français. La
troisième
fois, il fait semblant de m'entendre et me répond n'importe quoi :
"c'est à propos d'un problème" et il replonge dans la discussion. Je
rentre en moi-même et ne tente plus rien : trop fatiguant et vain
d'essayer d'échapper à mon statut d'objet décoratif. Je fais mon
apprentissage
taoïste et mon moi se dissout.
Réunion officielle avec les
autorités de la province. C'est en face de l'hôtel, je me prépare à
traverser
la rue. Faute ! je vais déprécier la marchandise ! "Vous,
personne importante : attendre qu'ils envoient chercher".
Quelqu'un
arrive en effet, une grouillotte habillée en nain de Walt Disney, avec
des
bottes bleues et un bonnet bleu. Elle ne dit pas bonjour ni bienvenue,
traverse
la rue sans regarder si je la suis ou si je me fais écraser. Voilà,
j'ai été
"escorté". J'apprends l'impermanence. A table, on me force à
m'asseoir à la place d'honneur et on me sert en dernier. J'apprends que
je suis
une illusion.
Après avoir une
matinée entre le
Gouvernement de la Province (dont le rôle dans la direction des
universités ne
s'éclaircira jamais) et cette université (dont la contribution à mon
programme
ne s'éclaircira jamais), repas officiel avec tous les précédents. Nul
ne nous
parle, ils sont trop occupés à faire brutalement "kampei" avec ce qui
leur tombe sous la main, lait de soja, jus d'orange, thé et gnôle. Où
sont les
joutes poétiques du "Pavillon rouge" qui condamnaient à vider sa
tasse celui ou celle qui n'avait pas réussi son poème dans le temps
prescrit,
sur le thème prescrit, avec la longueur prescrite et dans la métrique
prescrite
avec les rimes prescrites ? Nous rêvons d'échapper un moment à Mr
Lin et
d'aller visiter la ville. Et voilà qu'on nous propose de "visiter
deuxième" :
deuxième campus de la même université ? ou deuxième
université ?
Par devoir, nous acceptons
et, après avoir longé les tombes de "révolutionnaires très célèbres"
dont nous ignorons tout (et eux aussi semble-t-il), nous voilà devant
des
protagonistes inconnus qui entrent dans une vive discussion avec Mr Lin
dont il
ne nous traduit pas un mot. Je patiente sagement trente minutes, montre
en
mains. Puis, je me lève et, avec regrets, je donne l'image de cette
brutalité
occidentale que les chinois condamnent : "je ne comprends rien, on
ne
me dit rien, je perds mon temps, je m'en vais". Réprobation générale.
Je
vais. On nous donne quand même un chauffeur et, comme il faut bien
faire
quelque chose, nous partons à la recherche de plants d'orchidée.
Le chauffeur ne parle pas
anglais. Le marché "où on trouve tout" n'a pas d'orchidées, ni rien
d'ailleurs. Le chauffeur téléphone un peu partout, on lui indique
l'adresse d'un
marché aux fleurs : toutes les fleurs, naturelles, en papier, en
soie, en
plastique, en carton, mais pas d'orchidées, jusqu'à ce qu'un vieux sans
dent et
sans étalage, exhibe un débris de livre de botanique en anglais et en
latin où
nous trouvons des photos d'orchidées. Miracle ! sa besace contient
les
plants correspondants, enveloppés dans de la mousse (ils ne survivront
pas au
voyage de retour). Nous revenons juste à temps pour "dîner officiel"
que préside un monstre enrhumé. Cette fois, il m'honore
cérémonieusement :
sans se contenter de faire kampei avec moi, avec ses baguettes
microbeuses, il
remplit mon bol à chaque plat qui passe; heureusement, il ne se soucie
pas que
je mange ou non, il a donné, la procédure est exécutée. Et, en rentrant
à
l'hôtel, harassés d'ennui (et, pour moi, de fièvre car le rhume de
"toujours
printemps" m'a atteint), Mr Lin exige un entretien urgent :
pendant la
discussion "dont vous êtes
partis impoliment", il a été question de notre projet (tout le monde le
jugeait impraticable et voilà que tout à coup il intéresse cette
université,
enfin, cette fraction-ci de l'université, quoiqu'ils n'aient rien à
faire avec)…
et, d'autre part, Mr Xu a déploré notre absence. Il voulait nous offrir
du thé
et "un petit goûter" qu'il avait préparé. Nous avons raté Mr Xu, la
seule personne que nous voulions voir, car il est de la "bonne"
université,
celle qui ressemble à une université. Nul ne nous a prévenus de ce
rendez-vous,
il fallait être patient !
***
A Pékin, il faisait froid. Les
douves de la cité interdite était gelées, mais tout allait bien, le
chauffage
marchait partout. A Kunming, "toujours printemps", donc pas de
chauffage, toutes portes et fenêtres ouvertes, y compris le matin,
quand il
fait entre 0° et 5° et le soir quand il fait entre 5° et 0°. Le secret : les maillots et les
sous-pulls.
Mais à nous, on nous a dit "pas la peine d'habiller, toujours
printemps".
Weekend à deux mille mètres ("merveille
du monde", "vous aimer". A côté, il y a "ShangriLa",
"le vrai", "très beau", "vous aimer", "nous
aller prochaine fois") : tout était congelé. Pas de fenêtres
:
des volets qu'on ferme le soir et qu'on ouvre le jour, de sorte que,
quand on
est dedans, on est encore dehors. A huit heures du matin, nous
déjeunons en plein
vent, les nouilles frémissent de froid dans leur soupe.
Un plateau sans fin à deux
mille mètres et, en travers, une chaîne de montagnes, qui s'élève d'un
coup à
six mille mètres, sans le moindre piémont. Pics et crêtes sur cinq
cents
kilomètres. Bizarre, cette chaîne de montagnes toute seule. On pense à
un
nouveau riche qui aurait posé un rocher dans son jardin sans se soucier
de le
mettre en scène.
Et une route à péage très
chère. C'est pour ça qu'on l'a prise à huit heures : le cousin de
quelqu'un est à la barrière et nous laisse passer sans payer. Et un
téléphérique encore plus cher qui nous transporterait de la température
de 0°
du plateau au -20° du sommet : "toujours printemps" ! Nous
l'avons boudé (pour une fois, unanimes).
Et une espèce de Disneyworld
des montagnes, désert, avec un centre commercial en fausses grottes, un
auditorium géant de style punk postsoviétique et un chalet suisse.
Et Li Jiang "si
typique", où eux, chinois Han, prouvent, en alignant les jolies maisons
en
bois et les boutiques, le bonheur et la prospérité de leurs minorités.
Sont-elles heureuses ? je ne sais pas mais prospères, oui, les
NaXi de Li
Jiang le sont, du moins ceux qui possèdent des magasins.
Il y avait une mystérieuse
"madame la directrice". En arrivant à l'aéroport, au petit matin
glacé, au lieu de sauter dans un taxi chaud, Mr Lin téléphone
longtemps, très
longtemps, pendant que nous claquons des dents. Après, et non avant,
nous
montons dans une auto qui attend là depuis le début (et qui serait
chaude, si,
"printemps" oblige, le chauffeur ne tenait pas la fenêtre ouverte).
"Madame la directrice" a prêté son auto et son chauffeur. Nous nous
promenons ou faisons semblant et, à onze heures trente, nous attendons
à la
sortie de l'école maternelle dont "madame" est directrice : une
femme prétendant à l'élégance, vêtue d'un manteau façon sapin de noël
couvert de
givre, avec des bas tirebouchonnés. D'où sort-elle? comment Mr Lin la
connaît-elle? qui
est-elle ?
Elle nous conduit
("c'est à côté") à travers la si charmante ville de maisons en bois.
Nous passons devant des hôtels qui nous plairaient beaucoup, des hôtels
qui
nous plairaient, des hôtels dont nous nous accommoderions et, bien plus
loin,
les roues des valises cognant sur les pavés, nous arrivons au bout
d'une
minuscule ruelle où brasent des braseros sur lesquels de vieux poissons
cuisent
depuis des siècles. Les chambres ressemblent à des niches à chien en
bois
sculpté dont les ouvertures ne donnent pas sur l'extérieur mais sur la
cour où
trône le robinet, le centre de la vie de la famille tenancière.
Valises
posées dans ces chambres si abandonnées que, pour la première et unique
fois,
nul ne nous demande nos passeports pour remplir le registre de police
qui donc
n'existe pas dans cet hôtel (qui donc n'en est peut-être pas un), nous
allons
manger avec "madame la directrice", enfin, sans elle puisqu'elle a
déjà mangé (quand ?), on la comprend car cette "fondue
chinoise", c'est de la soupe pour chien : de l'eau avec quelques
légumes pas cuits et beaucoup d'os qu'on trempe dans le bouillon.
L'après-midi, nous allons
visiter un temple. "Madame" le connaît déjà, elle reste dehors où Mr
Lin
la rejoint vite, ce qui nous permet enfin de souffler. Revenus dans nos
chambres, nous constatons que, bien sûr, elles ne sont pas chauffées.
Toutefois, sur le lit, une vieille couverture électrique. Nous aurons
le choix entre le gel et l'électrocution.
Nous fuyons Mr Lin pour nous
promener sans souci. Traversons les rues à magasins : des dizaines
de
magasins de thé rouge de toutes sortes (Po'Er, le fameux thé fermenté
du
YunNan), des dizaines de magasins de peaux de bêtes, chiens de prairie,
chats
de prairie, tigres, loups, étalés en piles pour un prix
dérisoire ; des
dizaines de magasins de papiers de chiffon si beaux et épais qu'on
n'imagine
pas ce qui vaudrait la peine d'être écrit dessus ; des dizaines de
magasins de foulards, châles et fanfreluches ; des dizaines de magasins
de
fausses antiquités, de lunettes de soleil, de nourriture ; des
maisons qui
ressemblent à des magasins et l'inverse. Nous passons enfin la porte de
la
ville ancienne officielle et entrons dans la vraie : pareilles
maisons en
bois mais déglinguées, point de magasins, point de touristes chinois,
point de
lumière glauque de lampadaires d'ambiance. On respire. Nous nous
perdons un peu
et revenons joyeux.
Notre bonne humeur dure jusqu’au
restaurant. Mr Lin a invité le chauffeur pour le remercier (et
approfondir les
relations en vue de son prochain passage). Au bord de la rivière,
s'étalent
maints et maints restaurants d'allure agréable, malgré les trop jeunes
et trop
vieilles danseuses et chanteuses "minoritaires" qui s'agitent devant
pour attirer le chaland. Après avoir cherché longtemps, Mr Lin nous
fait entrer
dans le plus misérable où, même à l'étage, la nappe est sale, la
nourriture
lamentable et les courants d'air aussi violents qu'incorrigibles, les
volets
étant cassés. A ces signes, je crois reconnaître l'une de ces
"assertions
obliques" dont parlent les manuels, visant à signifier que les
restaurants
coûtent cher : le lendemain, je propose à Mr Lin de lui rembourser
une
partie des frais de taxis et restaurants qu'il engage pour nous,
conformément à
notre contrat. Il dit que c'est sa participation. Je réponds que je
veux
participer à sa participation. Nous nous mettons d'accord sur une
somme. Ai-je
raison ? non, de toutes façons, j'ai tort, j'aurai toujours tort
et, s'il
se trouve, je lui ai perdu sa face.
Après ce triste dîner, nous
retrouvons nos chambres glacées. A notre immense surprise, blottis sous
trois
couettes, nous dormons bien et il n'y a pas de bruit. Même les
fillettes de la
maison oublient de glapir en se lavant à la pompe de la cour au petit
matin. Et
nous nous enfuyons derechef pour déjeuner tout seuls, au bord de la
rivière, un
déjeuner de touriste américain, toasts, bacon et œufs frits, avec du
café. Mr Lin
finit par nous trouver "ah, vous êtes là", dit-il réprobateur.
"C'est trop cher".
Et ce dimanche matin, nous
visitons. Et nous apprenons soudain que, contrairement à ce que nous
avons cru
(espéré ?) le chauffeur ne viendra pas, que, non, le lac est "trop
loin", que "non, il n'y a pas de bus pour y aller" et
"taxi trop cher", le lac est
fermé et, d'ailleurs, il n'y a pas de lac. Nous passerons l'après-midi
au bord
de la rivière à "bavarder comme tout le monde". Mr Lin commence à
nous entreprendre sur les erreurs de l'université française, pensant
peut-être
tenir un bon sujet de débat mais nous l'abandonnons.
Heureusement, le soir, le
chauffeur, en contrepartie du dîner de la veille, nous invite ou plutôt
nous fait
inviter par sa petite amie qui est copine avec un restaurant. Et quel
restaurant ! Ancien moulin. Structure en bois. Brasero sous la
table pour
chauffer nos pieds gelés. Un air de rêve. La rivière qui chante. Des
cadeaux.
De la gnôle forte à tuer un yack. De l'alcool parfumé, raide à
ressusciter le
yack précédent. Du piment au poisson et autres merveilles. Et, alors
que Mr Lin
a fixé le départ à vingt heures, nous ne montons qu'une heure plus tard
dans la
belle auto de la belle "madame", avec le chauffeur et sa chérie.
Pourquoi ce retard ? parce que, dit alors Mr Lin, nous avons perdu
(où ?)
notre place dans l'avion et qu'il faut prendre le suivant… lequel
décolle avec
trente minutes d'avance.
***
A notre retour à Pékin, nous
prétendons dormir près de l'aéroport, dans un hôtel qui nous a
satisfait la
fois d'avant. Ainsi, nous serons à côté de l'avion du lendemain matin.
Pas si
simple : l'université partenaire ayant un accord avec l'hôtel,
nous ne
pouvons pas aller tout simplement à la réception demander des chambres.
Mr Lin a
dit : "demander université prévenir pour avoir réduction". En
arrivant, après s'être agité à la réception (ou fait semblant), il
conclut
"université pas téléphoné, hôtel trop cher, petit hôtel ailleurs, taxi
attendre". Nous savons que son petit hôtel se trouve à l'autre bout de
Pékin,
nous pressentons qu'il n'y aura pas d'eau chaude et que les couloirs
hurleront toute
la nuit. Nous n'en voulons pas. Mr Lin savait bien que l'université
n'avait pas
téléphoné mais au lieu de le dire, il nous met devant l'impossibilité.
Impossibilité ?
Il ne connaît pas la force du désespoir : nous lui imposons le
"Capital Airport Hotel" en lui payant la moitié du prix de sa chambre
(oui, je l'avoue, je commence, moi aussi, à marchander).
Mais, comme il a déjà dit au
taxi de nous attendre pour aller à "petit hôtel", il ne peut pas se
résoudre à le décommander et lui demande, sans nous en aviser, de
patienter.
Insouciants, nous allons changer de cravate et, une demi-heure après,
alors que
nous nous préparons à chercher un taxi pour partir à l'ambassade, Mr
Lin nous
dit "lui, nous attendre". "Lui", un chauffeur sinistre qui
a refusé de mettre nos valises dans son coffre, dents en avant, œil de
travers,
conduite fluctuante. Et, peu après, entre le quatrième et le troisième
Ring, Mr
Lin se met à crier, un vrai opéra de Suzhou, de l'aigu au suraigu, du
grave au
miaulement, un orchestre à lui tout seul. Le chauffeur répond à peine
en
grommelant d'un air sournois. Cela dure, dure. Et le chauffeur prend
son
téléphone. Mr Lin daigne enfin nous dire "lui, appeler police".
Pourquoi ? nous devinons que le chauffeur réclame un dédommagement
pour
avoir attendu et que l'économe Mr Lin refuse de lui donner un sou.
Et quoi ? nous nous
arrêtons au bord d'un trottoir, à un endroit où stationnent déjà un bus
et une
auto qu'il a heurtée, et quelques autres cas. Quand passe une voiture
de
police, tout le monde agite les bras, siffle, l'auto s'arrête, le flic
sort
(grand, armé, impavide et inamical) et, au milieu de la foule qui s'est
amassée
(et crie des encouragements ou des injures on ne sait à qui) examine
chaque cas
brièvement, écoute chaque plaignant et prononce ses arrêts. Quand c'est
notre
tour, il ne nous regarde pas, nous les étrangers au grand nez, mais
nous voit
et, après avoir écouté l'un et l'autre antagonistes, grommelle un mot
et Mr Lin
donne cent yuans au chauffeur (dix auraient suffi s'il avait commencé
par là) et,
toujours criant, Mr Lin nous met dans un autre taxi auquel il
entreprend
d'expliquer le scandale.
Et il en a toujours été
ainsi. Je ne suis ni surpris ni choqué car j'ai lu tout ce qu'il
fallait lire.
"A Rome, fais comme les Romains". Mais le normal des autres
fatigue ! On perd du temps et on ne sait jamais si on avance ou si
on
recule. Pour ceux dont les actionnaires ou les commanditaires attendent
des
retours, c'est désespérant. Pour les autres, ça fait partie du "procès
d'action" qui importe plus que les résultats.
Avec l'énervement, me viennent
des pensées inappropriées. Que construire huit mille kilomètres
d'autoroute par
an ne dispense pas de dire bonjour et parler anglais. Que les "traités
inégaux" sont instrumentés pour nous mettre en dette et que, nous
d'aujourd'hui,
n'avons pas à payer pour les brutalités militaires et l'empoisonnement
de masse
que nos "ancêtres" ont perpétrés. Que l'inventeur de l'eau tiède est
un petit joueur : il faut avoir tout inventé, l'eau froide et le
reste, le
soleil, l'air, le légume, tout. Que ce n'est même pas de
l'outrecuidance mais
un corollaire : puisque le reste du monde n'existe pas et n'a
jamais existé
(à part la regrettable parenthèse des "traités inégaux"), qui d'autre
pourrait avoir inventé tout ça ?
Je m'énervais d'autant plus
que, en rentrant, j'aurais des comptes à rendre. J'enviais mon collègue
des
relations internationales. En m'accompagnant, il a vu un pays qu'il ne
connaissait pas encore et les soucis ont glissé sur lui. Habitué aux
rencontres
dont le seul objectif est d'avoir eu lieu, il a traversé nos péripéties
chinoises
avec ce refrain (bête mais efficace) "l'Ouzbékistan, il y a
vingt ans,
c'était pareil". Il a tort bien sûr (8000
kms d'autoroute par an etc.) mais il a raison, ce
mantra le
protège des disruptions.
***
Je suppose que, rentré chez
lui, Mr Lin s'est exclamé dans son langage : ils sont
insupportables ! j'ai tout fait pour eux et ils n'ont cessé de
crier,
d'avoir froid, d'avoir faim, de vouloir autre chose ! Toujours,
ils
voulaient mettre leur grand nez partout ! Ils sont nuls en
tactique :
il leur fallait se tenir tranquilles jusqu'à ce que j'arrive à faire
une
ouverture et, à ce moment, bondir. Pendant que j'enveloppais mon
interlocuteur
pour l'obliger à entamer la discussion, ils me perturbaient et me
harcelaient :
"qu'est ce qu'il dit ? qu'est ce que vous lui dites ? et
pourquoi ? et comment ? et c'est pas ça !". J'en perdais
la
tête. Impatients et impolis, ils n'étaient jamais là au bon moment. Et,
en
plus, ils gaspillaient l'argent. Moi, ce que j'ai dépensé, je ne le
récupérerai
que si leur programme marche. Et il est si mal foutu ! pourquoi ne
m'ont-ils pas laissé faire ? Décidément, les occidentaux sont
incompréhensibles, quoique je connaisse l'outremer et que j'aie lu tout
ce
qu'il fallait. Avec les Romains, fais comme les Romains (ou proverbe
équivalent).
J'ai fait comme les Romains ! Tout le monde a fait le maximum pour
les
accueillir, les honorer et trouver un accommodement. Mais eux, jamais
contents,
jamais signer. Il faut pourtant commencer par signer pour pouvoir
négocier...