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Bibliothèques

Dans la petite ville de M., au tout début des années 1960, la bibliothèque municipale occupait quatre pièces dans un vieil immeuble, rue Bouverie. On franchissait un porche, traversait une cour, et, par un escalier extérieur, on accédait à la salle réservée au public où une employée pâle et insignifiante enregistrait les prêts. Il en coûtait alors 10 centimes de franc (moins de 2 centimes d'euro) pour emprunter un livre et on recevait  un petit ticket grenat en guise de reçu.
La servante des livres aurait pu être tout aussi bien concierge ou balayeuse. Dans la salle du public, la majesté du Livre ne l'effleurait pas. Mais lorsqu'elle passait dans la partie réservée à la Direction —une grande pièce claire aux murs recouverts de livres où le public n'entrait pas— ; lorsqu'elle s'approchait de la table sur laquelle, toujours, des piles de livres nouvellement arrivés attendaient d'être feuilletés, parcourus, lus peut-être, en tous cas tamponnés et ouverts par le coupe-papier du Bibliothécaire qui n'en laissait le soin à personne ; lorsque, avec familiarité, elle demandait quelque chose à celui qui paraissait être le Maître des livres ; alors, oui, la grandeur du livre l'imprénait et j'avais l'impression qu'elle revenait dans la salle commune auréolée par cette Pentecôte.
La rareté des clients rendait son travail facile. Moi, j'étais très jeune et je venais tous les jours. Je prenais cinq romans, le maximum autorisé. Je m'enfuyais les dévorer. Je les rendais le lendemain et en empruntais d'autres. C'était de la très mauvaise littérature, des romans d'espionnage dont l'intrigue relevait de la course/poursuite la plus banale. Dans le climat de l'époque où l'on vivait la guerre froide chaque jour (la crise des fusées  à Cuba allait venir) et où il était de mode de compter sur les américains tout en les condamnant, mon père regardait avec suspicion ces lectures où le "monde libre" se défendait contre le "communisme totalitaire".
Suggéra-t-il au Bibliothécaire de m'ouvrir l'esprit ? Celui-ci remarqua-t-il ma boulimie et s'inquiéta-t-il de cette mauvaise nourriture qui rendrait mon esprit obèse ? S'autorisant d'anciennes relations —j'avais été son élève à l'école primaire—, il me fit entrer dans son bureau, ouvrit une porte et me conduisit dans la "Réserve" : là, jusqu'au plafond, dormaient les trésors légués par les érudits locaux et les notaires, les vieilles familles et les marquis. Ils ne prenaient jamais l'air. La pièce semblait sans fenêtres car elles étaient obturées par les rayonnages. L'odeur était celle de la poussière chaude.
Le maître des livres —maître d'école à la retraite finissant ses blouses grises— m'incita à venir quand je voudrais, m'accorda d'un tarif spécial de 5 centimes le livre, des délais particuliers, et me permit de prendre tout ce que je désirerais
Mais quoi ? J'étais comme un chaland dans une épicerie japonaise : tout est appétissant mais on ne sait pas ce que c'est et n'ayant pas la moindre idée de la façon de cuisiner ces trésors, on achète des nouilles instantanées ! J'étais ignare, l'éducation familiale respectait et ignorait la littérature. Mon père rêvait à lire, davantage qu'il ne lisait. Tout était devant moi, à ma disposition et je ne savais que choisir —peut-être regrettai-je alors les mauvais romans que j'allais devoir abandonner puisque, cette porte s'étant ouverte, je devais la franchir. Le Bibliothècaire ne m'avait donné aucun conseil, aucune piste, soit qu'il voulût exciter ma curiosité et faire une expérience, soit qu'il n'eût pas la moindre idée lui-même.
Je fis comme l'Autodidacte de Sartre, je fis comme tous les autodidactes : je traînai la lourde échelle vers le coin supérieur gauche où commençait la lettre B (le A était avant la porte et je ne l'avais pas aperçu). Je pris mes premiers livres que, cette fois, je ne rapportai pas le lendemain. J'eus la sagesse ou la paresse d'écarter les ouvrages techniques ¬ heureusement ! je me serais empli la cervelle de toute la vieille science du 19ème siècle— et ceux qui semblaient vraiment trop rébarbatifs.
Ce fut vite BAL et j'arrivai à Balzac, les dix-sept volumes de la première édition des œuvres complètes, celle de 1848, agrémentée de gravures. Je ne sais si Balzac me séduisit d'emblée ou si je tombai sous le charme de cette vieille édition, égayée de belles dames en robe de bal et de dandys avec des pantalons à sous-pieds. Je fus tous les Rastignac, tous les Rubempré. Je m'épris de toutes les duchesses et de toutes les grisettes. Je découvris la dureté de la Loi et la force de l'Argent. Balzac fut mon précepteur et m'apprit de la vie tout ce qu'il en savait. Bien sûr, une telle éducation à un âge aussi tendre provoque quelque déformation d'esprit et quelques décalages avec la vie quotidienne.
Cependant, il advint que BAL fut achevé, malgré les rallonges que je lui trouvai ça et là car cette édition originale était incomplète. Le budget de la bibliothèque était trop serré pour acheter édition une récente.
Je poursuivis ma route. A la lettre C, je rencontrai et besognai consciencieusement...les quarante volumes des œuvres complètes de Cicéron...et, notamment, la partie philosophique, aujourd'hui obscure et oubliée : je prenais des notes que, maladroitement, je tapais à la machine. C'est Cicéron qui me procura ma légendaire habileté à la dactylographie. Je bénéficiais d'une édition du dix-huitième siècle, un peu fripée, avec le latin et le français en regard, dont, souvent, les pages n'avaient pas encore été coupées.
Ah ! qu'il était doux d'être condamné aux éditions anciennes ou même originales par l'indigence financière de la bibliothèque ! Sans être bibliophile ni collectionner les éditions rares, je trouve encore que je suis plus près du texte quand je le lis comme l'auteur l'a vu imprimé.
Il me fallut des mois pour venir à bout de Cicéron et me fabriquer une culture philosophique étrange qui devait, plus tard, stupéfier —et inquiéter, plus qu'intéresser— mes professeurs. Car, toujours dans les C, je fus englouti, après Cicéron, par Cousin Victor, l'inventeur, vers 1850, d'un extraordinaire syncrétisme - pour ne pas dire "méli-mélo -  qui brasse en un vaste "système" tous les courants de pensée, depuis les origines préhelléniques à Hegel, en passant par le Bouddhisme ! Le professeur de philo du lycée fit une drôle de tête quand, en toute naïveté - la brave naïveté de l'autodidacte !  - je lui demandai ce qu'il pensait de cette synthèse que j'ignorais être dédaignée de tous et inconnue de lui. Mais, au lieu de m'expliquer, il me fit lire Platon qui me pervertit l'esprit : le Beau est-il préférable au Bien ? le Beau sans le Bien vaut-il mieux que le Bien sans le Beau ? et qu'est-ce que le Beau ? qu'est-ce que le Bien ? Au secours !
Ma promenade de lettre en lettre était exhaustive dans la Bibliothèque mais partielle dans le monde réel: le stock de livres ne reflétait pas l'univers de la littérature ni de la pensée, il résultait des hasards des achats des donateurs et de leurs legs : il fallait attendre une génération pour qu'une nouvelle strate se dépose. De ce fait, le catalogue s'arrêtait avant guerre —ce qui me donnait quand même Proust et Gide— et les notables de cette petite ville de province avaient largement ignoré les littératures étrangères. A peine trouvait-on Goethe et Shakespeare dans de vieilles traductions. Grâce à l'audace du Bibliothécaire qui sacrifia son maigre budget, je découvris un peu de littérature russe : il était "communiste", ce qui, alors, s'accompagnait de russophilie, même si la parenté de Gogol avec Lénine reste problématique.
Devenu familier, je traversais la salle du public, sans un regard pour les romans d'espionnage cornés, je saluais négligemment l'insignifiante préposée aux prêts, serrais chaleureusement la main du vieux maître, toujours entouré de ses piles de livres à tamponner, et je pénétrais dans la Réserve dont je fermais la porte derrière moi. Enhardi à présent, je trainais la grande échelle de-ci de-là pour farfouiller, sans plus me laisser arrêter par l'ordre alphabétique. Cela dura des années.
***
J'eus une liaison passagère et frustrante avec une autre bibliothèque. A quelques kilomètres de la petite ville de M., se cache un couvent de Trappistes. Un ancien fabricant de pompes hydrauliques, ami de ma famille, se trouvait en relation avec eux, soit pour religion, soit pour affaires, soit pour liqueurs — ces moines produisant de ces infâmes alcools sucrés dits "de dame". Il devait y  conduire un "érudit" de ses amis qui voulait discuter une question de théologie. C'est à cet "érudit" que je dus le voyage dans l'antique Simca Aronde noire du fabriquant de pompes hydrauliques.
Cet "érudit" devait mourir peu après, admiré de tous. Pour indiquer sa puissance intellectuelle, la légende locale disait qu'il décéda "en calculant des logarithmes". Cela donnait l'impression qu'il déchiffrait les mystères cosmiques comme mon père lisait son journal. Lorsque, plus tard, je rencontrai les logarithmes, j'appris qu'on les trouvait tout calculés dans des tables imprimées vendues à bas prix par les fournisseurs scolaires. Je me demande encore si cet "érudit" maniaque se livrait à ces calculs laborieux et inhumains pour vérifier l'exactitude des tables imprimées ou si, délibérément, l'homme avait brûlé ses tables pour repartir à zéro, soit par pénitence — oh! la belle chute pour un roman religieux : mon fils, pour votre pénitence, vous calculerez à la main  les logarithmes des mille premiers nombres—, soit par ennui, soit pour oublier une vérité qu'il aurait découverte...
Quoiqu'il en soit, ce jour là, nous fûmes accueillis avec honneur. Non ! pas "nous", "ils" : ils furent accueillis avec honneur, je n'étais qu'un appendice. On nous conduisit à la Bibliothèque, une immense nef divisée en travées dont les voûtes retombaient sur des colonnettes de pierre tandis qu'une grande lumière entrait par les fenêtres ogivales. Ce n'étaient que livres ! livres et mystères ! Ces ouvrages de théologie et de dogme n'existaient pas pour moi, même avec l'appétit que j'avais alors. Mais c'étaient des livres ! Avec des couvertures reliées. Des pages imprimées. Ils sentaient le livre. Ils faisaient masse, une cathédrale de livres, une foule. Je n'en avais jamais tant vu. Peu m'importait que les individus fussent indiscernables et que le contact avec chacun fût impossible, la foule, je la connaissais et la reconnaissais.
J'admets mon fétichisme ! Il me poussa à recueillir des livres incompréhensibles, illisibles, étranges et inutiles. Je me souviens d'un Manuel de la conduite des convois militaires à l'usage des Officiers du Train que je chéris longtemps. Je pense, pour en rougir encore, aux trois cents volumes de jurisprudence (la collection des Recueils Dalloz depuis les origines) que je volai avec la complicité de ma tante qui ne croyait pas trahir son Avoué défunt mais au contraire sauver ses trésors de l'oubli. Cela me demanda vingt voyages et les monter au grenier m'épuisa. J'ai honte du misérable destin qu'ils finirent par avoir lorsque je dus m'en défaire car j'avais trahi ma tante et la mémoire de son avoué en n'entreprenant pas les études de Droit auxquelles ils m'avaient destiné.
Dans cette bibliothèque des Trappistes où personne ne s'occupait de moi, l'instant magique dura peu car je n'arrivais pas à me lier à cette bibliothèque où rien ne me parlait. D'ailleurs, je n'y revins plus. Mes relations ultérieures avec ce couvent l'ignorèrent au profit de la Chapelle. Quoique celle-ci constituât le cœur du Couvent, les rivalités de fonctions et de personnes ne l'épargnaient pas.  Mon goût pour le chant grégorien me ferma la Bibliothèque et, en partie, le couvent dont le Portier, rival du Chantre, me refusait l'entrée. En effet, il arriva que, au cours d'une dispute, frère Chantre tira la barbe de frère Portier qui l'avait fort longue. Ce dernier se plaignit au Prieur. Le chapitre fut rassemblé en tribunal. Il entendit l'un et l'autre avant de rendre son jugement : le Chantre ne devait plus s'approcher du Portier. Le Portier, mécontent que le Chantre n'eût pas été puni, lui déclara la guerre et me mis, avec tous les amis du Chantre, dans le même sac qu'il rêvait de jeter à la rivière.
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A M. au moins, ma vieille compagne, la bibliothèque, me gardait sa porte ouverte. Ce fut moi qui la fermai. Ayant fini mon temps au Lycée, je partis. Le contact se perdit. Le vieux maître vieillit. Il ne vint plus que l'après-midi, puis un jour sur deux, puis un jour par semaine. L'insignifiante préposée aux prêts lui succéda. Le vieux maître ne vint plus. Je me promis de lui rendre visite, mes trop brefs passages ne le permirent pas. Enfin, me dit-on, il "perdit la tête" et fut conduit à l'Hôpital où ce n'était plus la peine d'assister à sa lente agonie.
Quant à la Bibliothèque, la modernité lui valut des crédits et du personnel qualifié. L'école primaire où le vieux maître m'avait enseigné je ne sais quoi fut détruite. Sur l'emplacement, on édifia une toute moderne "Médiathèque" largement ouverte au public nombreux qui emprunte des disques, cassettes, vidéos, bandes dessinées et, peut-être un livre ou deux de temps à autres. Le vieux fonds a été mis sous clef et réservé aux chercheurs autorisés.
Quant à mon éducation, elle continua à se faire au hasard, un fil rencontré et tiré apportant tout un nœud. Ma vie est emplie de livres, lus, non lus, trouvés, perdus. Des livres ont payé cher l'affection que je leur portais. Il m'est arrivé de perdre des bibliothèques entières et de renoncer à les reconstituer. Mes livres préférés, je les ai donnés, égarés. Ils sont restés otages lorsque je trahissais. Je les ai oubliés, retrouvés, rachetés, repris, reperdus. Je n'ai jamais su comment les ranger. Le seul critère de tri qui ait du sens, c'est l'intérêt mais celui-ci est multiple et variable. Aussi suis-je toujours en train de refaire mes rangements qui se heurtent à une difficulté insoluble : un livre en appelle d'autres, soit qu'ils se trouvent en résonance, soit qu'ils l'éclairent. Or chacun de ces autres est lui-même en relation avec différents livres. Dans une bibliothèque, on peut mettre une "famille" sur un rayon, même si l'assemblage parait incongru, mais que faire des relations que des membres de cette famille entretiennent avec d'autres familles ? Il me faudrait des bibliothèques à quatre ou cinq dimensions et je n'ai pas trouvé de menuisier qui sache en fabriquer !
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Une autre bibliothèque publique joua un grand rôle dans ma vie, la vieille Bibliothèque universitaire, immense labyrinthe poussiéreux. Dans les années 1970, les professeurs, pour gagner du temps ou par droit de cuissage, jouissaient encore du privilège d'aller chercher eux-mêmes les livres qu'ils empruntaient sans contrôle. Cela me conférait la liberté d'explorer les petits escaliers de bois, découvrir les monte-charges manoeuvrés à la main par une corde qu'on tire, les différences de niveaux et les circulations secrètes ; je découvrais par accident, dans les greniers, des oasis, des encoignures que le personnel avait aménagées en salons avec des sièges de jardin. Je devais cependant éviter d'attirer la suspicion des préposés car les planchers de bois me dénonçaient lorsque le pas rapide de celui qui cherche cédait la place aux hésitations du promeneur. Cette Bibliothèque a été bonne avec moi pendant vingt ans : à toutes mes questions, quel qu'en soit le domaine, elle apportait, mieux que des réponses, des aliments. Elle nourrissait mes questions pour qu'elles grandissent et deviennent ainsi capables de me résister et de se défendre contre toute tentative de réponse. Une question appelle une autre question, jamais une réponse !
La petite bibliothèque municipale de ma jeunesse m'a faussé l'esprit. La grande bibliothèque des vieilles Facultés m'a empêché de le remettre droit au moment où, peut-être, j'aurais été assez fort pour le faire et - qui sait ?- assez lâche pour en avoir envie.