RICHARDET POEME ITALIEN DE CARTEROMACO (Niccolò FORTIGUERRI), publié à Paris [Venise] en 1738 TRADUIT EN VERS FRANÇAIS, Tome 2 ŒUVRES DE MANCINI-NIVERNOIS TOME VIII, l'an IV (1796). |
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Table des arguments du Tome 2Orientation générale :Despine, enlevée par le Scric son père qui ne veut pas la donner à un Chrétien, s'échappe dans la forêt enchantée où elle oublie Richardet. Celui-ci la retrouve mais le Scric la reprend et une sorcière l'enferme dans un donjon impénétrable. Délivrée, une malédiction en fait une tigresse et la transporte au loin. Richardet et ses amis la sauvent. Mariage et liesse. 16. Nicotas, le père de Sarpédon, vient le venger. Il blesse le Scric et enlève les trois belles qu'il confie à sa femme, la sorcière Draghille. Les trois preux, après maints combats contre les redoutables enchantements de la sorcière, la détruisent et libèrent les belles. De leur côté, Roland et Renaud, partis attaquer Sarpédon, font naufrage à Madagascar et sont attaqués par les sauvages. L'aubergiste enivre Roland qui est capturé. Renaud parti à sa recherche trouve dans une caverne une fille et un garçon attachés. 17. Renaud massacre les gardiens et libère les damoiseaux, roi et reine d'une île voisine : la fille a été capturée par des corsaires et le garçon pris en tentant de la délivrer. Ferragus, tout étonné de se trouver en France où Neptune l'a fait conduire par un triton, rencontre Maugis en rejoignant Charlemagne. Dans une auberge, il trouve un inconnu [Astolphe] et ils décident d'y passer la nuit. De leur côté, les preux et leurs dames gagnent l'endroit où le Scric se remet de ses blessures. Celui-ci presse Despine de partir avec lui sans Richard. Elle refuse et lui reproche cette trahison. 18. Le Scric enlève Despine et prend la mer. A Madagascar, Roland est libéré par Renaud au moment de son supplice. Ils massacrent les sauvages, partent avec les damoiseaux dans leur ile, puis décident de rentrer en France. Astolphe et Ferragus, partageant la chambre de l'aubergiste, tentent d'abuser d'une fillette et, confondant les lits dans l'obscurité, s'attaquent à la grand-mère. Hilarité. Honteux, ils s'enfuient. Despine, désolée et prisonnière, affecte de se résigner. Sous prétexte d'avoir de la compagnie, elle assemble une troupe de garçons, semblables d'apparence, au sein desquels elle se cache pour entrer dans la forêt magique d'Origile interdite aux hommes. Lirine lui fait boire le breuvage d'oubli et Despine n'aime plus qu'elle. 19. Richardet, désespéré, part seul à la recherche de Despine. Jeté par une tempête sur l'île où se trouve le dragon à tête de nymphe, un combat difficile se termine par la mort de la bête. Richard trouve alors l'armure et le cheval magiques qu'il capture. Il apprend qu'ils sont les seuls à pouvoir vaincre les charmes d'Origile. Renaud et Roland arrivés en France, rejoignent Charles à la grande bataille de Grenade où le roi Ulasse tue Astolphe. Arrivent les deux géants de Ferragus. De leur côté, Rinaldin, Roland et leurs belles, restés seuls après le départ de Richard, se mettent en marche. Arrivés à la forêt d'Origile, les dames sont enlevées par Despine et Lirine et les héros s'affrontent à des enchantements qu'ils ne comprennent pas. 20. Richard arrive à son tour dans la forêt magique. Il est entouré de séduisantes demoiselles auxquelles il s'abandonnerait si le cheval magique ne l'en empêchait pas. Doutant de Despine, Richard rencontre Maugis qui lui explique tout. Charles, revenant de Grenade, traverse les Pyrénées. Il s'arrête auprès d'un couvent de demoiselles. Ferragus enlève la belle Almérine et l'emporte dans la forêt pour en abuser. Roland les retrouve et veut tuer le lubrique moine. Renaud le châtre. Ferragus est soigné et difficilement exorcisé car les diables prennent l'apparence de filles tentantes. Il meurt. 21. Dans la forêt, Richard vainc un géant et rencontre enfin Despine. Elle ne le reconnaît pas et Lirine lui dit de feindre l'amour pour attirer le guerrier et le mettre à mort. Despine donne rendez-vous à Richard qui doit venir sans armes. Enivré de désir, il court mais Maugis l'arrête et envoie à sa place un simulacre qu'il voit tué par Despine joyeuse. Richard rencontre Rinaldin et Rolandin. L'obscurité et les maléfices les empêchent de se reconnaître. Ils se combattent jusqu'à ce que Maugis les apaise. Pendant ce temps, Lirine fait des conjurations : Rinaldin et Rolandin sont appelés au secours de leurs belles, et capturés. Richard, attaqué de toutes parts par des monstres, leur échappe à grand peine et croit voir Despine emportée par un satyre qu'il poursuit. 22. Le satyre oppose Despine aux coups de Richard qui ne peut l'abattre. Un serpent-dragon l'attaque. Une fois qu'il l'a vaincu grâce à son cheval, Richard reprend la poursuite du satyre qui, affolé, sort de la forêt enchantée. Despine revient à elle, reconnaît Richard. Enfin réunis, énamourés, ils partent ensemble et arrivent à un château que Despine avait non loin. Par souci de son honneur, Despine insiste pour que Richard dorme à l'autre bout du château. Et le gardien court prévenir le Scric. De son côté, Lirine, furieuse de sa défaite, décide de faire mourir les deux belles et leurs amoureux. Le Scric accourt et enlève encore une fois Despine pour la marier à Ulasse, roi de Cafrerie. Richard, furieux, détruit tout, croit à une manigance de Lirine, court dans la forêt, trouve les amoureux qu'il ne parvient pas à libérer. Lirine s'avoue vaincue, se rend et demande amitié, mais il est hors de son pouvoir de lever l'enchantement. Pour cela, Richard doit vaincre un dragon qui renaît six fois. 23. Le Scric, par peur de Richard, décide de quitter Cobonne et d'accompagner Ulasse en Cafrerie où il épousera Despine. Celle-ci lui reproche vainement sa trahison et son ingratitude envers Richard qui l'a sauvé. Ils partent. Richard et les autres arrivent à Cobonne où, après un massacre, ils font amitié générale. Les trois beautés sont choyées. Spectacle et défilé des princesses [amies de Fortiguerra]. 24. Charles, rentrant d'Espagne, est invité par Ganelon à un grand festin de réconciliation à Roncevaux. Ganelon, ayant compris que les armes ne viendront à bout des Paladins, fait creuser le sol et remplir la mine de poudre à canon. Malgré les hésitations et les réticences de son entourage, Charles accepte. Rinaldin et Rolandin décident de rentrer en France, et Lirine de rejoindre Richard parti au Monomotapa délivrer sa princesse. Richard désespère car Despine, enfermée dans un donjon auquel on ne peut accéder que du ciel, est surveillée étroitement. Maugis les rejoint. Lirine se change en faucon et crève les yeux du Nécromant gardien de Despine. Roland, déguisé, apprend l'existence d'un complot des Mayençais sans arriver à savoir en quoi il consiste. Il échoue à convaincre Charles que Ganelon supplie de le tuer s'il doute de sa loyauté. 25. Le vieux gardien retrouve des yeux grâce à la magie de Lirine et se rallie. Mais le seul contact avec l'extérieur est l'hippogriffe que la sorcière Armodie, cousine d'Ulasse, utilise comme courrier. Lirine capture le bête et, montant dessus, ils s'échappent. Armodie, se devinant trahie, court au bord de la mer appeler à son aide tous les monstres de l'enfer qui, par peur de Richard, refusent. Dépitée et furieuse, Armodie se tue. Ulasse et ses innombrables armées cherchent à reprendre Despine et Richard se précipite contre Ulasse. Charles, malgré l'opposition des Paladins et de l'armée entière, se met à table à Roncevaux. Ganelon s'éclipse, allume la mèche. Tout saute. Tout meurt. Rinaldin et Rolandin apprennent l'attentat, accourent, ramassent ce qui reste de l'armée et massacrent les Mayençais. 26. Désespoir de la France. Election de Richard comme roi. On lui envoie des messagers. Liesse. Après un combat titanesque, Richard tue Ulasse dont les hommes se jettent sur lui. Il vainc et est proclamé roi. Mais, tandis que, dans l'allégresse générale, ils vont à Zimboé, Mélène, la fille d'Armodie, se venge. Elle va aux enfers cueillir l'eau du sommeil, en empoisonne la fontaine et s'empare de Despine. A Paris, enterrement solennel de Charles et des Paladins. Châtiment de Ganelon. Liesse. Rinaldin et Rolandin partent chercher Richard. 27. Rinaldin et Rolandin arrivés en Afrique cherchent l'aventure. Ils tuent un énorme dragon. Ils montent au sommet de l'Atlas capturer la déesse Fortune qui vient s'y ébattre. Elle leur échappe. Ils redescendent joyeux. Richard sort de son sommeil magique et se désole de la nouvelle disparition de Despine. 28. Richard quitte ses compagnons et erre misérablement. Le vieux, passant par là sur son griffon, le ramène à la vie. Sa magie leur apprend ce que la sorcière a fait de Despine : transformée en ourse, sous la garde d'un cruel géant, elle est dans l'île Tristan. Richard se met aussitôt en route, guidé par le vieux. De leur côté, Rinaldin et Rolandin partent châtier une sorcière qui attire les garçons pour les tuer. Rinaldin tombe dans le piège amoureux et, nu, enchaîné, est trainé par un géant que le sage Rolandin combat et tue. Ayant assommé un lion qui courait après leurs chevaux, ils se mettent en selle et rencontrent le vieux sur son griffon, et Richard à sa suite. Ils échangent les nouvelles et tous se mettent en route pour l'ile Tristan. Affamés, ils trouvent un château entouré d'un profond fossé où un nain se goinfre en se moquant d'eux. Richard, puis le vieux et le griffon, tombent dans le fossé. Lirine les rejoint et les délivre grâce à un stratagème. 29. Arrivés à l'île Tristan, Lirine explique à Richard ce qu'il doit faire. La tigresse l'attaque. Les Paladins tuent le géant qui la garde et aussitôt la tigresse câline Richard. Lirine puise de l'eau magique au fond d'une grotte, en arrose Despine qui, reprenant forme humaine, tombe dans les bras de Richard. La sorcière Mélène, furieuse, met le feu à leur bateau et à toute l'île mais le vieux, sur le griffon, va en chercher un autre. Apparaît dans l'eau une demoiselle nue entourée de monstres marins. Elle appelle au secours. On la sort de l'eau. Les monstres la poursuivent. On en tue. Les autres abandonnent. Elle raconte son histoire, comment, alors qu'elle allait se marier, un roi de la mer l'a voulue ; comment, après son refus, il est mort de dépit ; comment sa mère s'est vengée en la condamnant à errer par les flots sous la surveillance de Protée qui détruit ceux qui viennent à son aide. Ils embarquent et arrivent en France. 30. Maugis, parti devant, prévient Paris qui prépare un tournois pour glorifier l'événement. Les héros arrivent dans l'enthousiasme général. Enfin Richard et Despine sont mariés. Bonheur. Mais Mélène la sorcière n'a pas renoncé : elle enlève Maugis et, ne pouvant s'attaquer directement aux époux, vole le grimoire de Lirine. Le lendemain, à la chasse, Despine d'un côté, Richard de l'autre, s'égarent à la poursuite d'une bête et se retrouvent enfermés dans une caverne, ensemble sans se voir. Désolation à Paris. Lirine impuissante, envoie le vieux en Egypte chez la sorcière. Il trouve son grimoire et prend le chemin du retour. Il libère Despine et Richard et le griffon les emmène tous à Paris. Liesse universelle. FIN CHANT XVI.Nicotas, le père de Sarpédon, vient le venger. Il blesse le Scric et enlève les trois belles qu'il confie à sa femme, la sorcière Draghille. Les trois preux, après maints combats contre les redoutables enchantements de la sorcière, la détruisent et libèrent les belles.De leur côté, Roland et Renaud, partis attaquer Sarpédon, font naufrage à Madagascar et sont attaqués par les sauvages. L'aubergiste enivre Roland qui est capturé. Renaud parti à sa recherche trouve dans une caverne une fille et un garçon attachés. En vérité, j'ai la tète à l'envers Lorsque je vois l'humanité sujette A tant de maux, tant d'accidents divers. Le vieux Jupin n'a donc plus sa lunette? Il l'a cassée, ou bien la laisse choir, Et nous tombons alors au pot au noir. Ainsi le loup soufle aux yeux d'une béte L'eau qui l'aveugle, et puis lui saute au cou. Jupin qui n'a que le plaisir en tête, Je n'entends pas qu'il se fasse un joujou, De nous ôter tout le plaisir de boire, En nous frottant d'absinthe la mâchoire; Ni qu'il se plaise à créer nos débats, A voir nos champs se couvrir de soldats, Et nos moissons par le feu saccagées, Ou par le fer chaque jour fourragées. L'artiste adroit qui travaille à l'envers Aux ateliers de la tapisserie, Semble n'avoir qu'une fausse industrie: Tout sous ses doigts vous paraît de travers; Les yeux, le nez, la bouche, tout grimace; Mais allez voir s'il vous plaît au revers, Vous trouverez chaque objet à sa place. Quand l'artisan divin fit l'univers, Tel fut son art. Mais je vous tiens peut-être Un sot propos. Je n'ai pas été maître De mon dépit, en voyant survenir Nouvelle crise et nouvelle détresse Aux deux amants dont le sort m'intéresse. Je m'attendais à ces chants de plaisir, Sons amoureux de lyre et de guitare Que savent bien les Grâces assortir; Non à ce cri, ce cliquetis barbare Dont le tapage est venu m'étourdir. [***] De Sarpedon Nicotas est le père; Et des fuyards il a bientôt appris Que trois guerriers d'une race étrangère Mettent tout seuls à sac tout le pays; Que le sang coule à grands flots sur la terre; Qu'on n'ose plus braver leur cimeterre, Et que chacun s'enfuit par les taillis. Comme en tel cas homme avisé doit faire, A ce rapport le roi craint pour son fils. Soudain un corps de six mille gendarmes Est à cheval. Le vieux roi sous les armes Court avec eux. C'est le vol des faucons, C'est le rocher qui tombe des montagnes, C'est la pensée en ses élans si prompts: Ils vont foulant l'herbage des campagnes Sans y laisser la trace de leurs pas. Il faut savoir que le roi Nicotas Est grand sorcier, et sa femme Draghile Magicienne encore plus habile: Car c'est le goût de ce peuple africain, On trouve là maint faiseurs de prodiges, Et l'on y tient école de prestiges Dans un local plus grand pour le certain Que n'est chez nous le collège romain. Au bruit que fait l'escadron royaliste Que la poussière annonce aussi de près, Les guerriers francs se trouvent bientôt prêts; Et quoique pris tous trois à l'improviste, Sans s'étonner, le cimeterre en main, Vont au devant avec un fier dédain, Laissant au Scric leurs trois dames en garde, Et le priant de les conduire au port En sûreté, sans que rien le retarde. Le chevalier des pleurs résista fort, Voulant aussi faire acte de vaillance; Mais il se rend, avouant l'importance Que pour sauver ces belles de la mort Il reste au moins un homme à leur défense. Il n'avait fait qu'environ deux cents pas, Voici venir cavaliers et soldats Qui l'accablant et de dards et de pierres, A haute voix criaient: Point de quartier! Il se défend; mais on ne tarde guères A l'accabler; et puis sur un coursier On enleva chacune des trois belles. Nos paladins faisaient des œuvres telles De leur côté qu'on n'a jamais vu rien Rien de pareil. Le sang coule si bien Qu'il porterait bateau. Je dis l'affaire Tout au plus juste, et sans rien vous surfaire Pour embellir le récit. Croyez-moi: Le sang montait en hauteur, sur ma foi, Plus de deux pieds au dessus de la terre. De cavaliers, de soldats, de chevaux On en voit tant d'étendus sur la place Qu'on en ferait un mont tout des plus hauts. Le reste fait prudemment volte-face; Chacun s'enfuit. Richard est si content D'un tel succès, qu'il en pleure de joie. Ses beaux cousins en font tous deux autant; Et puis ensemble ils courent sur la voie Des trois beautés; et bientôt atteignant Le chevalier des pleurs que sa blessure Retient gisant, ils apprennent de lui En peu de mots la funeste capture. Chacun des trois dans son mortel ennui S'en prend au sort, au ciel, à la nature. Le bon Richard met le Scric presque mort Sur son épaule, et le conduit au port. Dans une auberge on pourvoit à la cure, Richard voit l'hôte, et va l'interroger Adroitement sur l'humeur, les manières, De Nicotas, afin de préjuger Le traitement qu'il fait aux prisonnières. L'hôte répond: C'est un homme maudit, Qui chaque jour ainsi que chaque nuit Parmi démons et farfadets demeure. Il leur fait faire à tous quelque métier: L'un est maçon, un autre charpentier. Moi, je l'ai vu fabriquer en une heure Certaine tour si haute, qu'en effet L'aigle en plein vol n'atteint pas au sommet. Chez lui tout seul je l'ai vu faire naître En un clin-d'œil cavaliers et chevaux, Arrêter l'onde, en faire des cristaux. Sa femme en sait encor plus: c'est son maître; Et malheureux qui tombe sous sa main! Je le sais mieux qu'un autre; la sorcière M'a fait souffrir un tourment inhumain. Je fus changé d'abord en gros mâtin; Puis enfermé dans une souricière Sous une tour horrible, où par milliers Sont entassés dames et chevaliers; Si bien qu'enfin ils y manquent de place. Le beau trio n'entend pas volontiers Un tel rapport: chacun fait la grimace; Et Rinaldin, d'un ton qui n'est pas fier: Veut-on, dit-il, entrer dans cet enfer? Et toi, reprend Richard, es-tu trop lâche Pour concourir à l'honorable tâche De pénétrer en cette infâme tour? J'y marche seul. Je veux seul en ce jour Mettre à néant cet enclos d'épouvante, Fût-il de roche ou bien de diamant. Tout est aisé pour un fidèle amant; Par son mépris les poisons que présente Du sort cruel la coupe malfaisante, D'un doux breuvage acquièrent la vertu. Un déplaisir me reste: j'ai perdu Les talismans de puissance divine Que me laissa dans l'île ma Despine: Portes et gonds, j'aurais tout abattu En un clin-d'œil, livré la tour aux flâmes, Et consumé tous ces cachots infâmes; Mais il suffit de ma seule vertu Pour en tirer ma Despine et vos femmes. A ce propos le sage Rolandin En souriant repart: Mon cher cousin, Nous avons tous bon cœur; mais si le diable Retient les gens dans ce fatal réduit Sans en sortir, quel peut être le fruit De nos travaux? C'est semer dans le sable, Ou mettre à l'eau son filet à minuit. Il parle bien celui-là, reprit l'hôte: L'autre avait tort, et n'est pas bien instruit; Car la tour n'a porte basse ni haute: C'est à plein vol que Draghile y conduit Ses prisonniers. Je sais seul une route Par où pourtant jusqu'à la tour on va: Mais gardez-vous de cheminer par là; Vous trouveriez la mort sans aucun doute. Richard répond: Que m'importe cela, Peut-on penser que je garde l'envie De voir le jour sans voir ma douce amie? Le vrai soleil pour moi, c'est celui-là. Les trois cousins conjurent l'aubergiste De leur apprendre au juste la façon De retirer leurs dames de prison. L'hôte répond d'un ton et d'un air triste: Vous le voulez; vous méprisez la mort; Ecoutez donc, s'il vous plaît, mon rapport. Loin de la tour, environ à deux milles, Un mont formé de rocs nus et stériles Ouvre en ses flancs au défaut d'un rocher Un tel abîme, un si grand précipice, Que je frémis seulement d'y songer. Le roc est là plus luisant et plus lisse Que l'acier fin; et là mille dragons Roulent des yeux plus rouges que charbons. Voici bien plus: vous trouvez la montée Couverte d'eau, mais d'une eau si gelée, Qu'une fourmi ne s'y soutiendrait pas: C'est un effet des arts de la sorcière, Or, voyez donc comme vous pourrez faire Si vous n'avez des ailes sous les bras. Mais supposant qu'un miracle vous porte Jusques là-haut, vous le payerez cher. Vous trouverez une enceinte de fer, Et vous verrez un vieillard à la porte. Ce vieillard-là n'a pas un corps de chair; II est de bronze, et n'a pour toute armure Qu'un grand miroir qu'il tient toujours en l'air: Dès qu'on s'y voit on devient pierre dure. De sa main droite il tient un soliveau Que dans les airs comme un fouet il promène: Au bout du fouet il pend une centaine De gros boulets, et cet engin nouveau Donne à la fois la mort et le tombeau, Tant à tous coups il enfonce sous terre. Dans la main gauche est le miroir fatal. Il faut pourtant terrasser l'animal; Et pour le, vaincre il n'est qu'une manière, C'est d'enfoncer l'épieu dans son œil droit: Le monstre n'a de chair, qu'à cet endroit Qu'il défend bien. Mais par un coup adroit Si vous l'avez privé de la lumière, Entrez alors sans peine, dans l'enclos: Vous y verrez une large rivière De poix brûlante, où nagent par troupeaux Plusieurs milliers d'effroyables baleines Qui font horreur, avec faces humaines. Je ne puis rien vous dire sur cela, Hors qu'à coup sûr la mort vous attend là. Mais je veux bien que la fortune amie Vous tire encor d'un péril si pressant, Vous trouverez la fatale écurie, Et sur la porte un monstre si puissant Qu'il n'en est point de pareil sur la terre: C'est le gardien sans cesse rugissant Près des coursiers ailés de la sorcière. Si du gardien vous pouvez vous défaire, Bonheur à vous: montez à votre tour Ces beaux coursiers, qui d'une aile légère Vous porteront à la magique tour Pour y jouir des doux plaisirs d'amour. Mais vous voyez, hélas, quelle est la route Qu'il vous faut suivre; et, je suis fou, sans doute, De vous avoir appris un tel chemin. Enseigne-t-on au chasseur où sa quête Doit s'adresser pour rapprocher la béte Qu'il a perdue et qu'il recherche eu vain; Transport joyeux succède à son chagrin. Tels nos guerriers, et plus joyeux encore A ce récit vont tous trois s'embrassant, Et du transport dont l'ardeur les dévore L'impatience est l'unique tourment. La guérison du Scric était prochaine; Les amoureux prennent congé de lui, Le suppliant de rester sans ennui A les attendre au port une semaine. I1 y résiste, et se rend avec peine; Mais il se rend. Les héros vont partir: Bientôt, hélas! ils vont s'en repentir. Nicote avait fait don à sa sorcière Des trois beautés qu'il tenait en fourrière. Elle a perdu Sarpedon, son cher fils; Elle en ressent des angoisses cruelles, Les agréments, les grâces des trois belles Adouciront peut-être ses ennuis. Vous le pensez? mais malheur aux donzelles, Si la sorcière apprend que leurs époux Ont fait tomber Sarpedon sous leurs coups! Elle se plaît à bien s'assurer d'elles, Et les plaçant de sa main sur les ailes De ses coursiers, les conduit à la tour: Elle craignait jusqu'aux regards du jour. Despine est là, celle qui l'intéresse Plus que toute autre, et par discours flatteurs Elle s'attache à calmer sa tristesse; Puis, les quittant, elle s'envole ailleurs. Tout juste au pied du logis des captives Dans cette tour sont des jardins charmants, Parés de fleurs toujours fraîches et vives, A la faveur d'un éternel printemps: Roses, jasmins, jonquilles et narcisses, Et la jacinthe avec son bel azur Qui d'Apollon fait les tendres délices. Et l'amaranthe avec son pourpre obscur; Que sais-je encor? mille et mille corbeilles D'un doux parfum, d'un coup-d'œil si charmant, D'un tel éclat, que sans enchantement Jamais le ciel n'a vu telles merveilles. Vous parlerai-je aussi des arbrisseaux, Sous leurs beaux fruits pliant comme roseaux? Faut-il parler de ces belles fontaines, De tous côtés dirigeant maints canaux Pour animer les plaines, les coteaux? Là c'est un fleuve: ici l'eau divisée Au haut des airs, en retombe en rosée, L'onde jaillit avec des bruits divers, Et c'est l'effet des arts de la sorcière. Là vous croiriez entendre le tonnerre: Ce sont ailleurs tendres et doux concerts. Perds donc, Tibur, l'orgueil de tes bocages, Des seigneurs d'Est précieux héritages. Toi-même aussi, toi, mon cher Frascati, Ne parle plus des tiens près de ceux-ci: Séjour unique, où tout bien se rassemble Pour enchanter les sens et l'âme ensemble. Sans l'avoir vu, je gage que Jupin N'en a pas tant au céleste jardin. C'est là pourtant que les tristes princesses, De leur amour sans cesse le cœur plein, Le jour, la nuit, le soir et le matin S'entretenaient des communes détresses. Tel est leur deuil parmi les voluptés Qu'en ces beaux lieux prodigua la magie Que leurs sanglots n'en sont point arrêtés. Trois jours passés, la magicienne impie Est de retour; mais ses traits sont changés, Son air est sombre, et ses yeux sont chargés D'une pâleur dont la teinte plombée Marque le fiel dont l'âme est imbibée. L'effet s'ensuit. Les démons à sa voix Viennent soudain dépouiller les trois belles, Et les meurtrir de leurs verges cruelles: Puis, les faisant attacher toutes trois A des troncs d'arbre en piteuse posture, Elle leur dit que dès le lendemain Elles seront de ses chiens la pâture; Leurs os broyés, épars sur le terrain Où son cher fils a reçu la blessure. Disant cela, son air est inhumain. Et vos maris, reprit-elle, je jure Que je leur garde aussi même destin. Lors d'un seul mot détruisant son jardin, On n'y voit plus que décombres stériles: Puis elle part. Les beautés immobiles Fondaient en pleurs, croyant à tout moment Voir les mâtins venir chercher leur proie; Et cependant leurs époux sur la voie De cette tour, couraient incessamment. Dans le chemin un ours qui les arrête Avec fureur s'en vient les assaillir, Rolandin court à lui. L'énorme bête Veut l'étouffer et croit n'y point faillir; Mais le héros lui sépare la tête D'avec le cou: l'animal tombe mort. Deux autres ours viennent, quittant leur fort, Du fond des bois venger leur camarade; Mais les cousins leur donnent telle aubade Sur le museau, qu'ils ont le même sort. Ce rare exploit qui ne leur coûta guère Pour les guerriers fut d'un grand intérêt. Les ours de là sont bien une autre affaire Que ceux d'ici. Jugez-en, s'il vous plaît, Quand vous saurez qu'ils ont à chaque patte Soixante ergots en crochet si pointu Qu'en aiguisant l'acier le mieux battu, Il ne faut pas qu'un ouvrier se flatte D'en faire un seul de semblable vertu. Le ciel nous donne un secours efficace, Dit Rinaldin; écorchons ces ours-là, Et sous leur peau mettons-nous à leur place: Nous grimperons la montagne de glace Par le moyen des griffes que voilà. Les deux cousins font signe de la tête Pour approuver, et soudain on se met A travailler pour se changer en bête. Les trois guerriers semblent ours en effet, Et font ainsi chemin vers la montagne. Où de vrais ours un tas les accompagne. L'histoire ajoute un conte assez bouffon, Peut-être vrai; c'est qu'un gros ours, dit-on, Dans les halliers amoureux d'une oursine Dont Rinaldin avait la peau, la mine, Vint galamment lui lécher le museau; Puis l'enjambant sur le dos bien et beau Semblait vouloir consommer la sottise. Le paladin suait sous cette crise, Dont ses cousins riaient d'un air malin. Même on prétend que l'acte de luxure Sur le Français s'exerça tout à plein; Mais ce sont là dires d'un écrivain Qui laisse aller sa plume à l'aventure. Que ce soit fable, ou bien vérité pure, Peu nous importe. On voit déjà le mont; On voit la tour où les trois guerriers vont. Ils ont bientôt gravi ce mont sauvage, Et sans danger: c'est un miracle exprès. Les animaux qui gardent le passage, A l'homme seul en défendent l'accès. Voilà pour lors l'enclos où par magie Le vieux d'airain porte fouet et miroir: Fouet assommant, miroir qui pétrifie Tout du plus loin quiconque le peut voir. Mais les faux ours, marchant sous le feuillage En gens d'esprit, n'y voyent qu'éléphants, Tigres, lions qu'ils trouvent bons enfants. Rolandin seul s'approche du passage Où pend le fouet à grelots si pesants; Et comme il est fertile en tours plaisants, Il jette à l'œil du vieux de la montagne, Son œil unique, un peu de son d'Espagne; Et le vent fut si bon pour le guerrier Que le tabac remplit l'œil tout entier. Le vieux jeta son miroir, et la plaque Qui défendait si bien de toute attaque Cet œil si cher, devenu son tourment: Il se l'essuie, il se le frotte, il l'ouvre; Et Rolandin, sitôt qu'il le découvre, D'un coup d'estoc le perce adroitement. L'homme d'airain trébuche, tombe à terre: Tout disparaît, les monstres vont ailleurs. Rinaldin dit: Il faudrait nous défaire De ces peaux-là, bonnes pour les tanneurs: Jouer des mains est à présent l'affaire; Il ne s'agit ni de grimper un mont, Ni d'aveugler un borgne. On lui répond: Tu parles bien, d'autant que la fourrure Grève les reins de mainte échauboulure* [cloque]. On se dépouille; et les trois compagnons Cherchent ce lac brûlant où les baleines S'en vont nageant en guise de goujons, Comme j'ai dit, avec faces humaines. En approchant, la fumée et l'odeur Se font sentir, et l'odeur n'est pas bonne. Le beau trio tient conseil, et s'étonne, Non sans avoir un petit brin de peur. Je dis le vrai: Je ne suis pas personne Qui, pour vanter à l'excès mes héros, En veuille faire ou des fous ou des sots. Autre chose est l'effroi d'une âme vile, Ou crainte juste et défiance utile: Le premier lot est d'un poltron sans cœur; L'autre est sagesse accompagnant valeur. Les trois guerriers marchaient vers la rivière A pas comptés, songeant à la manière De la passer. Rinaldin dit tout haut A Rolandin: Ce n'est pas une rave Qu'une baleine; et puis j'ai peur du chaud: En poix qui bout le bain n'est pas suave. L'autre répond: Juger sans avoir vu, Mon cher cousin, ne vaut pas un fétu: Consultons-nous au bord de la rivière. Disant ces mots ils y touchaient déjà: Elle leur semble une immense chaudière De poix bouillant à gros bouillons. C'est là Que va nageant mainte et mainte baleine; On en pouvait compter un million, Et chacune est comme un gros galion. Le beau poisson pour pécher à la seine! C'est, dit Richard, grand miracle de Dieu Si nous passons par ce fleuve de feu. Ils vont courant tout le long du rivage, Mais vainement, pour trouver un passage. Même embarras de l'un à l'autre bout; Poix qui bouillonne, et baleines partout. Rinaldin dit: Voyez-vous ces pucelles? Allons souper et coucher avec elles. Il était près du bord, disant cela: On l'entendit sans doute, car voilà Qu'une s'approche en courtoise personne, Et galamment le vient saluer là, Baissant son nez, large comme une tonne. Vous devriez être cuite déjà, Dit Rinaldin, dans ce marc qui bouillonne. Lors il s'escrime, et frappe à tours de bras Sur l'animal qui ne s'en émeut pas: C'est le zéphir qui soufle sur un chêne. Vive Jésus! nous perdons notre peine, Dit Richardet; je ne vois qu'un moyen, Et j'ai l'espoir qu'il nous fera grand bien: Mais fiez-vous tous deux à ma parole Si vous voulez que l'affaire aille bien. Ma foi, je tiens ton espoir pour frivole, Dit Rolandin, et je n'espère rien: Je vois le mal, et crains encor du pire. Laissez-moi donc, reprit Richard, vous dire Que je m'en vais où gît l'homme d'airain: J'apporterai ce redoutable engin Qui pétrifie, et vous verrez ensuite Crainte et débat se terminer bien vite. Mais permettez qu'on vous bande les yeux: J'en aurai soin; sans quoi la réussite De mon projet, vous nuirait à tous deux. Sur Rolandin il entre en exercice, Et puis à l'autre il rend même service; Puis il les quitte. Il a bientôt trouvé, Dans un étui de cuir, bien conservé Le grand miroir, qu'aussitôt il apporte A ses cousins, disant: Tout est sauvé. Il les console, et surtout les exhorte A demeurer encore un petit peu Les yeux bandés: puis va se faire un jeu Des gros poissons; lance à l'un une pierre, A l'autre un dard, pour les mettre en colère. Il réussit: toutes viennent sur l'eau; Et de fureur alongeant leur museau, Au paladin font hideuse grimace. Avez-vous vu l'hiver faire une chasse A la lanterne? On va sous les ormeaux, Sous la feuillée où dorment les oiseaux: L'éclat subit du fallot les réveille, Les éblouit; ils tombent aux réseaux, Et le chasseur en remplit sa corbeille. Ainsi Richard, armé de son miroir, Change à son gré chaque baleine en pierre; Puis il le jette au fond de la rivière, Et fait très bien, car on pourrait s'y voir. A ses cousins rendant lors la visière: Passons, dit-il; le succès est entier; Et pour l'exemple il marche le premier Sur les poissons qui sont vraiment de pierre. De l'un à l'autre alors ils vont sautant, Passent le fleuve, et chacun est content. Achevons donc, dit Richard, ce qui reste. Nous approchons de ce monstre funeste Dont en tremblant l'hôte nous a parlé; C'est le gardien de l'attelage ailé, Et c'est ici qu'il faudra le combattre, Heureux tous trois si nous pouvons l'abattre! Disant ces mots, ils entrent sur un pré Couvert de fleurs et de fines herbettes; Et par-delà sont quelques maisonnettes Dans un enclos de pâlis entouré. Ils vont plus loin, et d'un œil assuré Du monstre horrible ils cherchent les retraites: Tout leur espoir était là concentré. Soudain il hurle au fond de son repaire: C'était un singe, et de tel gabari, Qu'à ce qu'on dit la plus grosse panthère N'aurait paru qu'un rat auprès de lui. Charbons ardents sont ses yeux; sa mâchoire Bave le sang sur sa peau rude et noire; Ses doigts crochus creuseraient aisément Cent pieds au moins de terre en un moment; Et sa queue a la longueur et la forme D'un aqueduc. Tombons tous à la fois, Dit Richardet, sur cette bête énorme, Qu'à chaque flanc s'attache un de nous trois Sans le quitter; le troisième au derrière: C'est, selon moi, la meilleure manière D'en triompher; et je suis assuré D'y réussir en un miserere. Cette entreprise, amis, est la dernière, Et va nous rendre enfin dans cette tour Les trois objets si chers à notre amour. Tous trois ensemble ils attaquent la bête, L'un par le dos, les autres sur le flanc, Sans dire mot. C'est le jeune Roland Qui la travaille au plus loin de la tête. Il a déjà su mettre tout en sang La grande queue, et la bête en enrage; Puis, la tranchant comme pain à potage, Il l'a bientôt réduite à la moitié. Par-ci par-là chatouillant l'orifice, Il y fourrait son épieu sans pitié; Et l'animal n'aimait pas ce service, Mais dans sa panse un régiment à pié Aurait, dit-on, pu faire l'exercice. Pendant ce jeu, les autres travaillaient Sur les côtés, et si bien chamaillaient Qu'en peu de temps la bête est au supplice. Lors Rinaldin, qui ne pense pas mal, Court au hameau prendre ces étrivières Qu'on met aux bœufs; puis vient à l'animal Adroitement les mettre en jarretières. Il le garrotte, et tire à tour de bras, Tant et si bien que la béte est à bas. Alors il lie à son train de derrière Son avant-main, serrant le tout bien fort. Rinaldin dit: Qu'en voulons-nous donc faire? Finissons-en, et lui donnons la mort. Mais Rolandin: Je veux que la sorcière Voye en nos mains sa béte prisonnière Pour en crever de honte et de dépit: Elle apprendra quel est notre acabit. Cela posé, tous trois à l'écurie S'en vont tout droit, et trouvent un garçon Qui les voyant pâlit, tremble, et s'écrie En reprenant ses esprits: Comment donc Avez-vous pu venir dans cette cage Où ne saurait entrer un papillon? Richard réplique: Un homme de courage Surmonte tout, ou meurt sans dire non. Or, fais-nous voir l'ami, sans artifice, Tes beaux chevaux ailés; et si tu veux, Viens avec nous pour nous rendre service Dans le besoin. Je puis donc être heureux, Dit le bon homme, et finir mon supplice! Il selle et bride alors chaque coursier, Quand ils ont bien vidé le râtelier, Pour qu'avec cœur ils fassent leur office. Mais, mes seigneurs, avant que de partir, Je dois, dit-il, d'un fait vous avertir. La magicienne est si fort entichée De ses coursiers, qu'il ne lui suffit pas De la défense à leur garde attachée; Et dans la peur de perdre son haras (Voyez un peu la malice infernale!) Elle se sert d'une jeune cavale: Dessous sa queue elle a mis un démon Toujours actif à répandre un poison D'un effet sûr. L'odeur qui s'en exhale, Sans y faillir, ramène à la maison Ces animaux, s'ils rompent leur prison. Or, voyez-vous, je ne sais comment faire Par le chemin pour nous en assurer. Rinaldin dit: Pourquoi pas opérer Ces beaux galants? A merveille, cher frère, Dit Rolandin, c'est le nœud de l'affaire; Le spécifique est sûr dans ces cas-là. Opérons-les. Et tout de suite on va Mettre la main à l'œuvre. On serre, on serre Un nœud coulant: le paquet tombe à terre. Lors Rolandin, en guise de collier, L'attache au cou de la vilaine béte; Puis il écrit sur feuille de laurier: « C'est le cadeau que le trio guerrier « A Draguilla laisse ici pour sa fête. « Fais-en saucisse ou joyau singulier; « Il te siéra, détestable coquine, « Ornant ta tête, ou couvrant ta poitrine. » Lors le gardien, en garçon avisé, Va dans un coin prendre un chiffon usé Qui conservait une odeur de cavale. Et puis il va le mettre sous le nez Des beaux chevaux amoindris et fanés, Sans qu'à présent ce parfum les régale; Et nulle part ils n'en témoignent rien. Montons dessus, dit-il, tout ira bien; Ils ont sagesse et pudeur de vestale. Ils étaient cinq les ailés destriers; Trois fendent l'air sous les trois chevaliers, Et le garçon monte le quatrième, Menant en main pour relais le cinquième. Ils font chemin, volant comme éperviers, Jusqu'à ce bois où sont leurs femmes nues Dans les liens pleurantes et battues. Le garçon prend les cinq chevaux ailés, Et les guerriers vont à pas redoublés Rendre chacun à sa dame outragée Ses beaux jupons, bleux, jaunes ou perlés: Lui promettant qu'elle sera vengée Au départir de ce lieu de tourment. Lors on entend la sorcière enragée Qui par les airs arrive en blasphémant. Le bon Richard fait cacher prudemment Les cinq coursiers, et même fait prière A ses cousins d'en vouloir faire autant En certain trou qu'il voit sous une pierre. Lui, reste au guet attendant la sorcière: A sa descente à terre il se promet De lui donner sans faute son paquet. Or la voilà qui vole toute nue: Elle a tant fait de chemin qu'elle en sue, Et ses tétons pendent sur ses genoux. Elle criait: Je viens exprès pour vous; Vous allez voir, salopes, gourgandines, Ames de boue, infâmes concubines De mécréants qui servent saint Louis, Vous allez voir vos destins accomplis. Disant ces mots elle touchait à terre, Richard est leste; il la saisit au crin, Dont il se sert en guise de funin Pour l'amarrer à la plus grosse pierre. Puis appelant les dames, il leur dit: J'écorcherai bientôt ce corps maudit, On n'a point vu de semblable mégère. Durant ceci, la méchante sorcière, Les yeux ardents et le front rechigné, Les regardait d'un air peu résigné; Mais force était d'avaler la pilule. Le garçon vient; il fait une canule Qu'on introduit au dessus du talon Dont un couteau lève la pellicule Et la vilaine enfle comme un ballon: C'était vraiment chose assez ridicule. Elle enrageait d'être comme un chevreau, Quand on veut faire une outre de sa peau. Le plus comique en toute cette affaire, Ce fut de voir, comme on le vit, dit-on, Les deux cousins, qui du haut d'une pierre A qui mieux mieux sautaient sur le ballon, Tant et si bien qu'à ce jeu polisson La tonne crève, et le vin tombe à terre; Et le garçon écorche la sorcière, Ni plus ni moins qu'on ne pèle un oignon. Elle appelait au secours tous les diables. Les trois beautés, qui ne craignent plus rien, Prêtaient l'oreille à ses cris effroyables Comme la lune au jappement d'un chien. Elles riaient en la voyant sans force: Puis à la fin elles en font un torse, En lui coupant bras, jambe et cetera: Sera bien fin qui la reconnaîtra. Tout disparaît. La tour fait la cascade; Et ses chevaux ailés si singuliers Sont vrais ânons, portant dans leurs paniers Deçà, delà, fruit, fromage et salade. Dames de rang et gentils cavaliers Hors de prison s'en vont en promenade: Tous à-la-fois se trouvent dans un pré. Un de ces gens qu'on voit bon gré, malgré, Epiloguer sur chaque minutie Demandera pourquoi la fée oublie En ce conflit d'employer son grand art. Je répondrai qu'elle se leva tard Et toute nue, et que sous sa gonille* [guenille] Elle laissa toute sa pacotille D'enchantements. Soit dit pour aujourd'hui; Mais par ma foi je n'aurai pas l'ennui De vous donner sur chaque point la glose. Je ne veux point être commentateur De l'écrivain dont je rime la prose: Si je le fais, c'est que j'en suis d'humeur. Une autre fois je vous dirai la chose Tout uniment, comme l'auteur l'expose. [***] Tandis qu'ils sont tous à se divertir, Informons-nous, s'il vous plaît, du grand comte Et de Renaud. Vous les vîtes partir Pour s'en aller tirer vengeance prompte De Sarpedon, qui les offensa tant Quand à Richard il enleva Despine Qu'il emporta dans ses bras tout courant. L'histoire dit qu'étant sur la marine, Un ouragan s'en vint les assaillir; Et trente jours entiers sans y faillir Ne leur fit voir que mort et que ruine. Enfin pourtant ils purent se r'avoir; Ils voyent terre; ils y dressent la proue En grande fête, et débarquent le soir. Là, d'autres qu'eux eussent bien fait la moue Et regretté la tourmente des flots, Même la mort dans l'abîme des eaux. C'est sans mentir la plus cruelle plage Qu'on trouve en mer; mais les nobles parents, Unis de sang, d'exploits et de courage, Loin d'avoir peur, sont calmes et contents. Ce pays-là, c'est l'île de la Lune, Madagascar nommée en d'autre temps; Et dans le monde on n'en verra pas une Qui donne asile à peuples plus méchants. Blanche au dedans, près des bords elle est brune, Et ne contient que coquins et brigands: Race perverse, insolente et perfide, Preste à tout mal, prompte à tout homicide. Les deux héros avaient débarqué là Dans certain port appelé Machicore, Vers Cafrerie, et des l'abord déjà Sont investis par la peuplade more. Le bon Roland, d'un signe de la main, Veut écarter cet importun fretin; Mais on tient ferme, et l'on s'avise encore De l'assaillir de loin comme un mâtin, A coups de pierre. Alors le noble comte, Dont le grand cœur aurait scrupule et honte D'user du fer avec tels malotrus, En saisit un par ses pieds noirs et nus, Et puis le lance en l'air que c'est merveille: Il paraissait d'en bas une corneille, Et va tomber à trois milles de là. Jugez un peu ce qu'on dit à cela! Chacun s'enfuit, ma foi, vaille que vaille. Mon beau cousin, s'écrie alors Renaud, Ce mécréant, s'il eût été de paille Ou bien de foin, n'eût pas volé si haut. Roland repart: Moi-même, je m'étonne D'avoir lancé si loin ce gros crapaud. Trois mille pas! l'arbalète était bonne. Cherchons un gîte à présent, mon cousin, Reprit Renaud: ma foi je meurs de faim, De faim, de soif, et de sommeil ensemble. Et puis, vois-tu, ce peuple a l'air malin; S'il nous faisait comme fait le dauphin Avec le thon? Bon! bon! laisse-les faire, Reprit Roland: je suis vieux, ma visière Va de travers; mais je suis, grâce à Dieu, Sur mes deux pieds aussi ferme qu'un pieu. Comme ils parlaient, ils voyent sur la porte D'un grand logis, la branche de laurier, Signe d'auberge; et le couple guerrier Entre dedans. L'hôte a la gueule morte En les voyant, tant ils lui faisaient peur. Il voulait fuir; Roland le reconforte, Lui demandant avec l'air de douceur S'il a bons lits et vins de bonne sorte. Oh! pour cela, dit l'hôte rassuré, Vous trouverez de tout à votre gré. Et pour essai le fin matois apporte Un vin exquis. Roland est altéré: C'est du nectar, dit-il, et s'en régale. Renaud voyant de quel cœur il avale: Tout beau! dit-il; c'est ici, mon cousin, Qu'il ne faut pas jouer avec le vin. Le comte est sourd, et recommande à l'Hôte D'en apporter dix autres caraffons, La grande soif desséchant ses poumons, A ce qu'il croit les colle sur sa côte; Il va renaître en vidant les flacons. L'hôte jouit, et voit là que sans faute Le Parmesan pleut sur ses macarons. Voilà le vin; Roland le boit sans compte, Table et flacons, tout tourne aux yeux du comte. Il rit; il dit: Renaud, mon beau bijou, Dansons un peu. Puis, sautant comme un fou, Il perd la tête, et tombe à plate terre, Criant: Je suis un navire léger! Et des deux mains il a l'air de nager. Le bon Renaud, qui l'aimait comme un frère, La larme à l'œil, le porte avec grand soin A l'écurie, et l'étend sur du foin. A s'endormir Roland ne tarde guère; Il ronfle au mieux; et Renaud tout pantois Va souper seul. L'aubergiste demeure A le servir. Le drôle était matois; Il l'amusa de cent contes grivois, Et l'entretint au moins une bonne heure, Donnant le temps à ce peuple brigand De garotter et d'enlever Roland. Le lieu désert, avec la nuit obscure, Et les grands bois qui vont jusqu'à la mer, Tout est pour eux; tout les aide et les sert A s'assurer cette grande capture: Mais plus que tout, le vin et la fureur De s'enivrer, qu'eut le héros buveur. Renaud descend trop tard à l'écurie: Il voit le fait, il devient en furie: C'est un lion qui, pressé par la faim, Va s'élancer sur une bergerie. Tel il s'emporte, et la torche à la main Il fait brûler toute l'hôtellerie, L'hôte et les gens avec; et puis il sort, Portant partout le carnage et la mort. A chaque pas il s'arrête, il s'écrie: Mon cher cousin, où t'a conduit le sort? Dans la forêt, malgré la nuit obscure, Renaud s'enfonce, appelant son cousin, Tâtant partout, sondant chaque ouverture Avec son fer ou bien avec sa main. Sous les halliers il entend à la fin Un bruit confus de voix interrompues Par des soupirs. Il y marche soudain, Ardent à voir choses inattendues. Il est bientôt frappé d'une clarté Que du terrain transmet une crevasse. Il y met l'œil, et sans difficulté Au souterrain voit tout ce qui se passe: C'est une fille avec un beau garçon, Liés tous deux en barbare façon, Et tout auprès est un vieillard qui pleure; Plus loin, soldats qui ne comptent pas l'heure, Faisant débauche et de vin et de jeu. Renaud touché recommandait à Dieu Les affligés; quand au dehors de l'antre Un homme vient par hasard lui montrer, Sans le vouloir, comme on y sait entrer. Il lève un bloc de pierre, et puis il entre Par un pertuis que le bloc recouvrait. Serait bien fin, mesdames, qui dirait Si vous ou moi sentons en cette affaire Plus vif désir de percer le mystère Des inconnus terrés dans cet endroit. Moi je m'en meurs; mais songeons que l'histoire, De jour, de nuit, aura le même goût. Il se fait tard, et j'ai bonne mémoire: Venez demain; je vous conterai tout. CHANT XVII.Renaud massacre les gardiens et libère les damoiseaux, roi et reine d'une île voisine : la fille a été capturée par des corsaires et le garçon pris en tentant de la délivrer.Ferragus, tout étonné de se trouver en France où Neptune l'a fait conduire par un triton, rencontre Maugis en rejoignant Charlemagne. Dans une auberge, il trouve un inconnu [Astolphe] et ils décident d'y passer la nuit. De leur côté, les preux et leurs dames gagnent l'endroit où le Scric guérit de ses blessures. Celui-ci presse Despine de partir avec lui sans Richard. Elle refuse et lui reproche cette trahison. De tous les dons que le ciel nous a faits, En vérité le vin n'est pas le moindre; Je le tiens même, à vous parler sans feindre, Pour le plus cher des célestes bienfaits. C'est à lui seul, qu'un misérable en proie A tous les maux, doit encor quelque joie. Mais gardons-nous d'en boire un tonneau plein, Et n'ayons pas toujours le verre en main. En toute chose il faut qu'on se modère; Faire autrement c'est jouer trop gros jeu. Vertu se tient dans le juste milieu Où la retient une juste barrière; Un pas de plus, c'est le vice et l'erreur. La vertu sent les peines sans murmure: Ne les pas voir, n'est que sottise pure: Les trop sentir, est faiblesse de cœur. Comme j'ai dit, buvez-vous sans mesure? Vous n'êtes plus qu'une béte en fureur. Le moindre excès est encore une injure A la raison, à vous, à votre honneur. Mais buvez-vous avec économie, Dans une juste et naturelle envie De ranimer vos sens et vos esprits? Vous êtes sage et je vous applaudis. Celui qui tue un homme, est moins barbare, À mon avis, que celui qui s'égare Jusqu'à tuer lui-même sa raison, Ou la réduire en honteuse prison. Chacun en rit, et chacun le baffoue, Le voyant prêt à tomber dans la boue. La rue est large; il n'y saurait tenir, Et va disant à qui veut bien l'ouïr Tous ses secrets. Si j'avais la police, A ces messieurs, je ferais voir beau jeu: J'entends ceux-là qui font le sacrifice De leur raison, et cela, pour si peu. Car si c'était qu'un jour par aventure Vin trop fumeux vous prît sans votre aveu Au dépourvu, craignez peu ma censure. Quant à celui qui se fait un cadeau De s'abrutir à boire sans mesure, Je le voudrais tenir dans un bateau Sur la rivière à s'abreuver d'eau pure. Mais parmi nous songe-t-on à cela? S'occupe-t-on de guérir ce mal-là? Tout au contraire, on va criant merveille A qui d'un trait avale une bouteille. [***] Si le grand comte avait eu le bon sens De résister à sa fureur de boire, Se verrait-il, chargé de fers pesants, Triste jouet de la canaille noire? La corde au cou comme un vrai criminel, Ils ont osé le traîner au prétoire De leur monarque; et ce tyran cruel Mange un chrétien à jeun comme une poire. Quand il apprit que le fier paladin Avait lancé l'un des siens à la nue, Il ordonna que dès le lendemain On lui coupât et l'une et l'autre main. Figurez-vous si Roland se remue Dans ses liens; mais on le garde à vue En attendant que demain le bourreau De chaque bras lui détache un morceau. Laissons-le un peu rêver dans cet hospice; Il y pourra, j'espère, s'amender: Grands accidents savent persuader Un vicieux, et le tirer du vice Mieux que beau dire en prose ou même en vers. Et retournons en hâte à ces déserts Où dans un antre à leurs desseins propice Sont réunis tant de vauriens divers. Renaud voyait soulever une pierre, Et pénétrer par-là dans la tanière Où gémissaient la fille et le garçon, Un vieux soudart qui s'en va sans façon Se mettre à table avec ses camarades. Renaud le suit, et l'épée à la main Sans hésiter descend au souterrain, Fait place nette à force d'estocades A droite, à gauche, et s'escrime si bien Qu'il va mêlant aux pâtés, aux salades, Un tas de morts: le tout en moins de rien. L'un meurt tenant son verre et sa bouteille; L'autre en maintien encor plus guilleret, On en vit un qui croquait un poulet; Renaud le sabre au dessous de l'oreille. Affreux spectacle! on voit parmi les plats, Sur le buffet, têtes, jambes et bras; Le vin, le sang, coulent mêlés ensemble Par la caverne. Oh! que l'homme a grand tort, Quand dans le sein du plaisir il lui semble Qu'il ne doit pas redouter que la mort Vienne sitôt interrompre sa joie! Elle est tout près: elle saisit sa proie. Tous les brigands couchés sur le carreau, Le paladin court à la demoiselle, Rompt ses liens et ceux du damoiseau, Disant: O vous dont le sexe femelle En l'enviant toujours s'honorera, Je n'ai rien fait ici pour vous, la belle, Près des travaux que mon bras soutiendra Pour subjuguer la fortune rebelle Bonne aux méchants, aux bons toujours cruelle, Qui vous poursuit. Elle vous servira; Je vous le jure (et prononçant cela Il fait briller sa redoutable épée) J'en jure Dieu; la vilaine poupée Qui vous poursuit, mon bras la soumettra. La belle alors interdite et confuse, En rougissant regarde son sauveur. Elle se tait, et par signe s'excuse D'être sans voix en ce moment d'horreur Pour exprimer ce qu'elle a dans le cœur. Au paladin le jouvenceau s'adresse, Et dit: Seigneur, une telle prouesse Décèle en vous un illustre guerrier: De vos exploits ce n'est pas le premier. Pardonnez-nous à tous deux un silence Qui vous cachait notre reconnaissance: Le grand respect, l'éclat de vos hauts faits, Nous a rendus l'un et l'autre muets. Mais un mortel, quel que soit son courage, Peut-il tout seul faire un pareil ouvrage? Vous avez l'air d'être un ange du ciel, Que de son trône envoya l'Eternel Dans sa pitié, pour finir la misère Où nous avons passé l'année entière, Et nous sauver une honteuse mort. Pendant ceci, Renaud avec transport A ses genoux voyait la demoiselle, Qui les embrasse avec ses blanches mains. Il s'en émeut: les appétits humains Se font sentir. Son trouble se décèle, Comme la joie éclate dans un chien. Le damoiseau qui s'en aperçoit bien, Courtoisement écarte un peu sa femme. Sortons, dit-il, de ce réduit infâme, Et s'il vous plaît allons revoir le jour. Oui, dit Renaud: que le vieux nous précède, Il marche mal; nous viendrons à son aide, Le soutenant tous les trois tour-à-tour. Gagnant alors le trou par où l'air entre, Et chacun d'eux s'y fourrant à son tour Avec effort, les voilà hors de l'antre. Tous les objets qu'avait décolorés La sombre nuit, reprenaient par degrés En ce moment leur teinte et leur parure. Déjà la rose a son bel incarnat, Et le jasmin sa blancheur vive et pure; L'aurore enfin brillant d'un doux éclat Ressuscitait, réveillait la nature. Faisons chemin avant l'heure du chaud; Et s'il vous plaît, en marchant, dit Renaud, Apprenez-moi vos noms, votre aventure. Lors le garçon: Pourrions-nous sans injure Nous refuser au moindre de vos vœux? Je dirai tout. Amour nous prit tous deux Dans le filet où sa main toujours sûre Tient à son gré les hommes et les dieux. Vers le ponent, près de cette île immense, On en voit deux d'une moindre apparence. L'une est à moi, connue aux voyageurs Par le surnom de l'île la Cruelle: Les gens y sont méchants et batailleurs. L'autre au contraire, on la nomme la Belle: Femmes y sont plus charmantes qu'ailleurs; Vous en voyez près de vous un modèle. Elle y naquit pour le trône; et, je crois Par sa beauté comme aussi par ses droits, Elle en est reine, et son peuple l'adore. Mon cœur est fier: je haïssais l'amour, L'amour lui-même, et les amants encore. J'eus toutefois tel désir de la voir, Qu'en matelot me déguisant un soir, Secrètement je passai dans son île. J'y parcourais son palais et la ville Soir et matin, mais sans l'apercevoir. Enfin pourtant je fais la connaissance D'un de ses gens, et j'ai quelque espérance Quand il m'apprend qu'auprès de la cité, A Mahomet un temple consacré Souvent l'attire en saint pèlerinage; Et que demain sans tarder davantage, S'accompagnant des dames de sa cour, Dévotement dès la pointe du jour Elle y viendra, comme c'est son usage, A pied peut-être, ou peut-être à cheval, Peut-être aussi dans un char de cristal Si beau, si clair, qu'il enchante la vue. Le valet part. Je soupire, je sue En priant Dieu d'avancer le signal De la comparse, et j'attends dans la rue. C'était alors la riante saison Où tout jouit, dans les airs, sur la terre Et dans les mers; quand l'amour et sa mère Dans tous les cœurs versent leur doux poison, Ours et lion, taureau, tigre, panthère, Oiseaux, poissons, sentent même transport: Qui ne le sent doit se tenir pour mort. Au point du jour sort du palais la belle Que vous voyez. C'est ma vie, et près d'elle Je ne crains pas que mes jours prennent fin. Ses blonds cheveux s'épandaient sur son sein; Et la couleur de sa robe était telle Que je ne puis la nommer: c'était celle Dont la colombe à l'éclat sans pareil Change la teinte aux regards du soleil. Junon, au ciel peut-être ainsi vêtue, Parmi les dieux à leur table s'assied. La belle avait sur son épaule nue Un voile fin descendant jusqu'au pied, Et parsemé de fleurs en broderie Où se mêlaient avec tant d'industrie La perle et l'or, que mon œil ébloui Pour un instant quitta son beau visage. En la voyant, ce cœur fier et sauvage Dont mon orgueil avait longtemps joui, Ce cœur d'acier, fondit comme la cire Dans un brasier: tant l'amour a d'empire. Je fus amant. Cher et bienheureux jour, Trait enflammé qui fîtes ma défaite, Je vous bénis sans cesse, et ne regrette Que d'avoir pu vivre un temps sans amour. Je la demande alors en mariage: On me l'accorde aussitôt volontiers, Et nous faisons d'abord heureux ménage. Bientôt, hélas! nous sommes prisonniers. Certains forbans débarqués au rivage S'étaient cachés depuis trois jours entiers, Et nous guettaient sous le sombre feuillage D'un bois épais où nous allions chasser. Ma suite accourt pour nous débarrasser; Mais c'est en vain: l'escadre du corsaire Etait en mer et volait sur les flots. A cet aspect nos sujets en colère, Deçà delà montent sur des bateaux, Forcent de rame et courent avec zèle, Avec l'ardeur d'un cœur vraiment fidèle. Clarine et moi, c'est le nom de ma belle, Nous n'étions pas sur le même vaisseau: Mais je l'entends; c'est sa voix qui m'appelle Par cris plaintifs, comme la tourterelle, En gémissant, répète à chaque ormeau Qu'elle a perdu son compagnon fidelle. Si j'en sentis douleur plus que mortelle, Vous en voyez sans peine le tableau. Mes défenseurs eurent un vent propice, Et leur flottille en profita si bien, Qu'elle atteignit la nôtre en moins de rien. Je bénissais le ciel et sa justice: Mon sort allait changer du mal au bien, Près d'échapper à ce tas de harpies Qui menaçaient à chaque instant nos vies; Quand tout-à-coup la barque qui portait Tout mon trésor, celle ou ma femme était, Force de voile et semble avoir des ailes. La mienne était de manœuvres plus frêles, Et puis encor mal servie en rameurs. Mes gens sont là, m'arrachent aux voleurs, En saisissant leur nef qu'on amarine: Je suis sauvé, mais je perds ma Clarine. Je cours aux miens, les poussant de mon mieux A tout forcer pour faire diligence. Et dans les mers il n'est nymphes ni dieux Dont je n'invoque humblement l'assistance, Mais le pirate avait pris trop d'avance. Je l'approchai d'assez près, lui criant: Race perfide! attends-moi, vil brigand, Ou dans ton sang j'éteindrai ma vengeance. Soudain je vois, (dieux! quel objet d'horreur!) Je vois traîner mon épouse au rivage; Un voile noir couvrait son beau visage, Et tout son air exprimait la terreur: Un furieux vient lui trancher la tête. Jugez, seigneur, où cet affreux trépas Me réduisit; mais non, je ne veux pas Qu'à tel objet votre penser s'arrête. Soudain le traître avec un air de fête Précipita le buste dans les flots, Puis comme un trait il vole à ses bateaux Teint du beau sang dont son crime l'inonde. Qu'eussai-je fait* [eussé-je]? Je ne pouvais songer Qu'à mon trépas, quand je vois surnager Ce corps si cher: Je le tire de l'onde Avec respect, et pour l'ensevelir Droit vers mes ports je fais ramer mon monde. Elle au tombeau je n'ai plus qu'à mourir, Et sans mystère alors je m'en occupe; Quand un vieillard, l'un de nos prisonniers, Craignant pour lui s'il reste en nos quartiers Après ma mort, me dit: Vous êtes dupe D'un grand secret, et je vous l'apprendrai Si vous voulez me conserver la vie; J'en fais serment; le vieillard s'y confie. Celle, dit-il d'un ton bien assuré, Que vous pleurez, n'a pas perdu la vie; Une autre qu'elle eut ce malheureux sort: Femme assez belle et des amours chérie, Près de la vôtre aussi laide qu'un mort. Mes compagnons craignant votre furie Ont fait ce change, et vous pleurez à tort. J'étais présent quand on ourdit la trame Dans le conseil: ce fut de travestir Une victime, et la faire périr Sous les habits et l'air de votre femme, Comme on a fait. Mais je crains que les dieux Qui jusques là vous ont servis tous deux, Ne puissent pas du trépas la défendre, Lorsque nos gens à terre iront descendre. C'est un usage établi parmi nous, Si nous sortons d'une mésaventure, Trois jours après nous nous rassemblons tous Au fond des bois par une nuit obscure, Pour immoler la femme la plus pure Et la plus belle; et c'est moi leur seigneur Qui dois remplir cet acte de rigueur. Si vous voulez sauver la créature, Renvoyez-nous mes compagnons et moi, Et suivez-nous. J'ai dans l'esprit, je croi, Pour la sauver une ruse assez sûre. Il dit, et part. Je me fie à sa foi. C'est ce vieillard qui dans sa faible allure Nous suit partout. Alors je le suivis, Me conformant en tout à son avis. En un seul jour il fut à la rivière: Ses compagnons lui firent grande chère, Et l'on régla qu'au soir du lendemain Sur ma Clarine il porterait la main Pour l'immoler, comme c'est leur manière: Manière affreuse! On enfonce à dessein D'un grand couteau la lame meurtrière Dans les jupons, juste au dessous du sein. Quand la lionne instruisant au carnage Ses lionceaux, a déchiré les flancs D'une génisse, elle anime leur rage A tirailler de leurs petites dents Deçà delà les fumantes entrailles De l'animal: ainsi font les canailles, Déchiquetant ces objets innocents. Le soir venu, le prêtre et la victime Dans un enclos formé pour le besoin Se tiennent seuls, et les autres plus loin Hors de l'enceinte attendent le grand crime. Tandis qu'il prie, et qu'il montre avec soin L'affreux apprêt du fatal sacrifice, Secrètement il tue une génisse; Et dans un sac ayant mis sans témoin Ses intestins, les place avec adresse Sous les habits de la belle en détresse. Lors il a l'air de lui percer le sein; Et son couteau, son mouchoir à la main, Tous teints de sang, il s'escrime de sorte Qu'avec raison chacun la tient pour morte. Du même fer avec même dessein Il ouvre alors les entrailles postiches Dont les lambeaux tombent sur le terrain; Et les brigands trompés ne sont pas chiches D'accourir tous à l'horrible festin. Je perds les sens, je me montre, et je crie A tous les miens d'assaillir les brigands, Il n'est plus temps; la horde était partie. Tout éperdu je recherche à pas lents Ce corps chéri que je croyais sans vie, Je trouve enfin ce bon vieux qui l'essuie De la souillure, et dans peu de moments Me rend Clarine après tant de tourments. Le jour suivant nous nous perdons de route Dans la forêt, sans en pouvoir sortir; Et dans un antre où l'on ne voyait goutte Nous nous logeons, pour nous y garantir Des mauvais temps, de la dent des vipères; Quant tout-à-coup des voleurs sanguinaires Pendant la nuit nous viennent assaillir, Nous combattons, nous faisons grand carnage De ces brigands; mais ils sont si nombreux Que nous tombons enfin dans l'esclavage; Et depuis lors nous avons souffert d'eux Plus que ne peut exprimer le langage. Clarine alors: C'est assez, cher époux, Dit-elle: ayant tel héros avec nous, Du bonheur seul nous lui devons l'image. Le chaud croissait; le soleil à midi Faisait chercher le repos et l'ombrage. Les voyageurs trouvèrent un abri Près d'un ruisseau sous un épais feuillage. Là par bonheur un garçon de village Courtoisement vint leur offrir du fruit Dont avec joie ils firent leur profit. Interrogé quel est son domicile, Je suis, dit-il, et je viens de la ville Du roi Grandon, qu'on nomme Sadolin. Y parle-t-on d'un fameux paladin, Reprit Renaud? Oui, dit l'autre; on s'apprête A lui couper les deux poings dès demain. Bon! dit Renaud. Je veux être à la fête, C'est un louchard grand ennemi de Dieu; On ferait mieux de lui couper la tète. Il parle ainsi, pour ne pas donner lieu De soupçonner ce qu'il est pour le comte, Dont ce soupçon rendrait la fin plus prompte. Espionnage est partout en vigueur. [***] Or nous, tandis qu'au bord d'une fontaine Les voyageurs attendent la fraîcheur, Allons revoir Ferragus bien en peine De se trouver parmi le peuple franc, Apporté là d'une île si lointaine Sans deviner ni par qui ni comment. Et puis, se voir armé dans le moment, Vient encor plus troubler sa fantaisie. Ce n'est, dit-il, Augustin ni Tobie, Ni saint François, ni l'ange Gabriel Qui m'ont tiré d'une mer en furie; Car je ne suis, ma foi, qu'un criminel De pied en cap. Mais pourquoi ce mystère? Et celui-là pourquoi veut-il se taire Qui m'a fait faire un trajet plus qu'humain? Ce pourrait être œuvre d'esprit malin. Dans ce penser, qui n'a rien de contraire A l'apparence, il s'en va cheminant Droit à Paris, et sur la route apprend Par maint rapport, que le roi Charlemagne Est en chemin vers les marches d'Espagne Pour secourir Alphonse qui l'attend. Sur cet avis, il pique sa jument Pour joindre Charle et le suivre en campagne. S'imaginant alors que c'est un tour Du bon Maugis, qui l'a conduit en France Par son grand art, il compte au premier jour Savoir de lui toute la manigance; Qu'il en saura du moins sa suffisance. Comme il jasait à part lui comme un fou Sur cet objet au gré de son caprice, Un pauvre aveugle est là quêtant un sou, Et Ferragus: Le bon Dieu vous bénisse! Dit-il; je suis aussi sec qu'un coucou. L'aveugle dit: Fouillez dans votre bourse, Ou vous m'aurez tout le long de la course A vos côtés, toujours vous poursuivant. Ferragus rit, et galoppe en avant, Au bout d'un mille il regarde derrière, Et voit le gueux qui suit sans dire mot. Crois-moi, finis, lui dit-il, vilain sot; Sans quoi tu vas tâter de l'étrivière. L'autre à ces mots usant de son bâton, Du cavalier épouste le jupon. Le paladin qui sent la bastonnade Tire son fer, frappe le quinze-vingt; Mais celui-ci, de ce godet d'étain Où tous les gueux recueillent leur butin, Sans y faillir pare chaque estocade, Et tellement s'escrime du gourdin, Que Ferragus rougissant de colère D'être aux abois en si vile manière, Lui dit ces mots: Vieux aveugle d'enfer, Dont le bâton et les mains voyent clair, Laisse-moi donc en paix, va faire injure A qui t'en fait, ou battre quelque chien. Tu te méprends; je n'ai, foi de chrétien, Ni sou ni maille, et tu perds ta mouture: Tu me battrais tout un mois, je te jure, Que sur mon Dieu tu n'y gagnerais rien. L'aveugle cesse alors, et dit: Mon frère, Je t'ai battu; mais c'était pour ton bien. Ne sais-je pas que tu n'es qu'un vaurien, Le plus pervers qui vive sur la terre? A ce propos de leçon familière Ferragus craint, tant il se sent confus, Qu'il n'y paraisse à travers sa visière, Et met soudain ses deux mains par dessus. Le bon aveugle alors n'est plus difforme; En un clin d'œil il a repris sa forme, Sa forme ancienne, et dit: Regarde-moi; Vois si je suis homme de bas aloi. Je suis issu de la fameuse race De Montalban. Je viens ici pour toi, Pour ton service, et pour celui du roi A qui chacun doit secours efficace. Quand Ferragus voit Maugis: Ah! dit-il. Je te connais, petit voleur subtil. C'était donc toi qui me frottais l'épaule? Tu sais si bien changer d'air et de rôle! Que je te voye un beau jour transformé En tas de paille ou de foin, malin drôle, Et de la foudre à mes yeux consumé! Toi, dit Maugis, dis-moi, méchant hermite, Dis; qu'as-tu fait dans cette île maudite? Espères-tu que le fleuve d'oubli Tienne en ses eaux ton crime enseveli? Non, malheureux: je sais ton infamie, De ta guenon et la mort et la vie; Je sais le tout, et bientôt le publie. A ce discours l'Espagnol stupéfait Baisse les yeux, demande le secret En soupirant; et Maugis le promet. Puis ils s'en vont tous deux de compagnie Au camp du roi. Bientôt les y voilà; Charles campait à deux milles de là. C'était à l'heure où le soleil dans l'onde Allait plonger sa chevelure blonde; Et dans les airs l'étoile de Vénus Allait briller au départ de Phébus. Les oiselets finissaient leur ramage; Et les zéphirs, abandonnant la plage Des vastes mers, volaient vers les coteaux Pour s'abreuver au bord des clairs ruisseaux. Les deux guerriers se présentent ensemble Au bon roi Charle, et sa cour se rassemble Avec ardeur, pour les bien festoyer. Je n'aurais pas assez d'un jour entier Pour vous conter jusqu'où va l'allégresse. Le bon roi Charle avec grâce et noblesse Place l'hermite avec lui sous son dais, Ne pouvant pas s'en trouver assez près. Et n'allez pas crier à la merveille: Les grands vous font toujours chère pareille Dans le besoin et même plus encor, Vous prodiguant révérence, embrassade, Vous confiant leur femme et leur trésor, Et vous faisant cortège de parade; Mais tiennent-ils ce qu'ils voulaient de vous? Vous n'en auriez par ma foi pas deux sous. Charle d'abord interrogeant l'hermite Le fait causer sur ceci, sur cela, Roland, Renaud, leurs fils, et cetera; Quel est le lieu que tout ce monde habite. Seigneur, je viens d'une ile où j'arrivai Presque expirant et noyé; j'y trouvai, Dit Ferragus, merveille sur merveille: Le monde entier n'a pas chose pareille. Elle est si loin cette île-là qu'ici Vous n'en sauriez avoir vent ni nouvelle. Le même orage y conduisit aussi Vos paladins dans une autre nacelle. A ce détail l'hermite en ajouta D'autres encor; mais de cette gouine, Monstre d'enfer, dont l'amour l'entêta, Il ne dit mot, et fit bien. Il conta L'enlèvement de la belle Despine; Comme il la vit s'arrachant les cheveux; Comme Richard et maint guerrier fameux Sont sur la mer. Puis il flatte le sire Qu'il reverra dans peu Renaud, Roland, Avec leurs fils; et la fin de son dire Est de s'offrir lui-même, en attendant, Pour le servir, lui, l'Eglise et l'Espagne. Le roi l'embrasse: on soupe, on va dormir; Puis dès l'aurore on se met en campagne. Désir d'honneur qui presse de partir Hâte la marche en toute diligence. On a bientôt traversé la Provence, Le Languedoc; et sans se ralentir, Le lendemain on arrive à Narbonne Tout justement avant l'heure de none. Ferragus marche ailleurs, pour avertir, Comme il convient, le seigneur de Toulouse Et ses barons. Le duc a pour épouse, Comme l'on sait, une fille du roi. Ferragus veut qu'il signale sa foi, Mettant soudain tous ses gens en campagne Pour joindre Charle et secourir l'Espagne. Sur son chemin il voit un cabaret, Et trouve l'hôte avec un banneret Se chamaillant d'une manière étrange. Le cavalier disait: Je suis venu Avant-hier chez toi; tu prends le change. Non, de par Dieu! dit l'hôte, je t'ai vu Tout ce printemps; je n'ai pas la berlue: Tu m'as laissé ma femme bien pourvue A ton départ; elle est grosse d'enfant. L'autre repart: Que dis-tu là, méchant? Je n'ai jamais approché de ta femme. L'hôte à cela: C'est une allure infâme, Dit-il; tu fais comme fait le coucou, Qui par traîtrise au poulailler se coule, Avale un œuf, et pond au même trou, Laissant couver son enfant à la poule. Le cavalier alors: Tais-toi, vaurien, Réplique-t-il, et que ta ménagère Soit grosse ou non, ce n'est pas mon affaire. Moi je n'y pris ni n'y mis jamais rien, J'ai nuit et jour escorté tète à tête Maintes beautés toutes faites au tour; J'ai su domter les appétits d'amour; Et tu voudrais ....Crois-moi, vilaine bête Au nez camus de gros pois parsemé, Ton pot au feu dont tu fais ma conquête Ne peut tenter qu'un chartier* [charretier] affamé. Soit; mais ma femme en a tout plein sa boîte, Dit le manant, s'échauffant à tel point Qu'il prend en main sa fourche d'écurie, Et l'adressant de son mieux au pourpoint Du cavalier, la pousse avec furie. Le guerrier, fait à toute batterie, Saute à l'écart leste comme un genêt; Et le fourchon va percer un valet. Le valet crie, et tous ses camarades A coups de pierre assaillent leur bourgeois, Qui prudemment sous fortes barricades Va s'enfermer, et fait bien; car je crois Qu'ils auraient mis son pauvre crâne en loque En le fendant comme un œuf à la coque. Femme, dit-il d'un air doux et pantois, Je ne sors plus que la paix ne soit faite. Va-t-en trouver de ma part les garçons, Leur demandant pour moi mille pardons. L'hôtesse était égrillarde, proprette Et de bon air; les garçons l'aimaient fort; Elle eut bientôt tout mis en bon accord. Elle leur sert une bonne omelette, Un beau jambon rouge comme carmin, Le tout flanqué d'un broc d'excellent vin. On boit, on mange, et voilà la paix faite: L'hôte paraît, on s'embrasse au festin. Ferragus dit: Par ma foi, je m'arrête A ce bouchon jusqu'au soleil levant: Ceci vaut mieux que l'antre d'une bête, Ou qu'une grotte. Et puis, n'aller buvant Que de l'eau claire, est un fait de grenouille: J'ai plus de cœur quand j'ai bu du vin blanc. Ferragus reste, et je crois fermement Que c'est l'hôtesse au fond qui le chatouille. Le soldat reste aussi; c'est celui-là Qui s'était pris de querelle avec l'hôte. Un autre jour je vous dirai sans faute Quel il était: je vais bien loin de là Pour aujourd'hui: la grande compagnie Que j'ai laissée au soleil de Nubie Me fait un signe; et déjà sans façon Mon luth s'accorde et veut changer de ton. [***] Corèze, Argée et la belle Despine, Et Richardet avec ses deux cousins, Après avoir écorché la coquine Qui se faisait un jeu de leurs chagrins, Se retrouvaient, et bien d'autres encore Sortis aussi du pouvoir des lutins, Sur des gazons au lever de l'aurore. Les six amants s'ébahissent d'abord De voir soudain la tour évanouie. Puis, comme on sent toute peine finie, On rit, on danse, et puis on marche au port. Le chevalier des pleurs y reste encor Depuis le jour que la gent sarrasine, Percé de coups l'avait laissé pour mort, Et que Richard le remit sur son bord. C'est, comme on sait, le père de Despine. Depuis le jour qu'on ravit malgré lui Les trois beautés dont il était l'appui, Il gémissait et larmoyait sans cesse, Enseveli dans un mortel ennui. Il était père, et c'est d'une déesse. Figurez-vous avec quelle tendresse Il la revoit, et ses embrassements Aux deux beautés, aux guerriers qu'il caresse, Et qui sentaient mêmes ravissements. Puis sans tarder, après ces doux moments, Il tire à part sa Despine, et la prie De repartir demain pour Cafrerie En bonne fille, et docile à ses vœux, Sans emmener Richardet avec eux: Son arrivée est trop inattendue, Et la peuplade en pourrait étre émue Jusqu'à manquer à tous trois de respect; Mais il promet qu'avec art circonspect, Incessamment il l'y fera conduire Pour le nommer héritier de l'empire Et son époux. La princesse pâlit: C'est le soleil au passage subit De quelque épais et rapide nuage; Et cependant en fille honnête et sage Elle répond: Si vous voulez, seigneur, Me séparer de celui qui m'engage, J'obéirai pour mourir de douleur. Le Scric alors: Que dis-tu? quelle image! Non tu vivras...Mais avant le départ Garde-toi bien d'en parler à Richard. Ah! c'en est trop! dit-elle: hélas! mon père, Voilà mon sein, plongez-y le poignard; Mais qu'à Richard je fasse un tel mystère Quand je le quitte, ah! c'est trop de tourment. Où me réduit la fortune cruelle? Amour qui tient les amants en cervelle Fit avancer Richard tout doucement Près de la porte: il a l'oreille alerte; Il soupçonnait: il écoute, il entend; Et furieux de voir tramer sa perte, Sans dire mot il enfonce un battant, Et par ces mots son désespoir s'exhale: Je vois le prix qu'une âme déloyale, Un cœur ingrat, sans honneur et sans foi, M'a destiné. Traître, regarde-moi: Je suis celui qui pour avoir Despine Osai combattre et sus vaincre pour toi. Dans un tombeau, triste séjour d'effroi, J'ai vu gémir cette beauté divine; Je l'en tirai par l'effort de mon bras, Et te sauvai toi-méme du trépas. Demande-lui ce que j'ai fait pour elle, Et si d'un cœur aussi pur que fidelle J'ai respecté la fleur de ses attraits: Effort d'amour qu'on aura peine à croire. Je vis encor; seule elle en a la gloire: Je dois ma vie aux serments qu'elle a faits D'être à moi seul, de m'aimer à jamais. Disant ces mots, il regarde la belle Sans se mouvoir, les yeux fixés sur elle. Despine ignore en ces moments affreux Quel est le coup dont son destin la frappe: Ruisseau de pleurs coule de ses beaux yeux, Et l'on dirait que son âme s'échappe Avec ses pleurs. Elle voudrait parler; Sa voix s'éteint sans rien articuler. Le Scric qui voit sa trame découverte Change son dire, et feint qu'il se repent De son projet. Tel, évitant sa perte, Nocher expert se règle sur le vent. Il amadoue, il appaise, il console, Le bon Richard, et lui donne parole De l'emmener sans faillir avec lui. C'en est assez, messieurs, pour aujourd'hui. CHANT XVIII.Le Scric enlève Despine et prend la mer.A Madagascar, Roland est libéré par Renaud au moment de son supplice. Ils massacrent les sauvages, partent avec les damoiseaux dans leur ile, puis décident de rentrer en France. Astolphe et Ferragus, partageant la chambre de l'aubergiste, tentent d'abuser d'une fillette et, confondant les lits dans l'obscurité, s'attaquent à la grand-mère. Hilarité. Honteux, ils s'enfuient. Despine, désolée et prisonnière, affecte de se résigner. Sous prétexte d'avoir de la compagnie, elle assemble une troupe de garçons, semblables d'apparence, au sein desquels elle se cache pour entrer dans la forêt magique d'Origile interdite aux hommes. Lirine lui fait boire le breuvage d'oubli et Despine n'aime plus qu'elle. Si la Nature eût fait notre poitrine De cristal pur ou de fin diamant, Chacun de nous verrait commodément Dans chaque cœur tout ce qui s'y machine Sans peine aussi chacun se défendrait De tout mécompte et toute tromperie, Et de ce monde alors disparaîtrait Tout faux semblant et lâche hypocrisie. Un jeune amant connaîtrait tout de go Si c'est du cœur que sa nouvelle amie En le nommant son bien, son tout, sa vie Dit qu'elle tient tout autre pour zéro. Voyez un peu ce sultan, je vous prie, Un monde entier à ses pieds s'humilie, Lui souhaitant que de son grand pouvoir Il ait longtemps paisible jouissance: Si quelque jour il venait à savoir Tout ce qu' au fond son pauvre peuple pense, Comme on maudit sa vie, et sa puissance; Et que ces cris d'amour, ces beaux souhaits, Sont faux semblants créés pour son palais; Se dépouillant de l'orgueil qui l'enivre, Peut-être alors il se mettrait à vivre En bon seigneur, père de ses sujets. Le corps humain n'est vraiment pas de verre; Il est pétri d'os, de nerfs et de chair. Dieu le voulait disposer de manière Qu'on aurait vu le cœur comme en plein air; Mais celui-là qui pour faute grossière Du paradis s'en fut vivre au désert, Dérangea tout, et fit notre misère. Ce coup fatal nous donna tous les maux, Au Temps une aile, à la Mort une faux: Partout le bien au mal céda la place: Rien désormais n'est plus de bon aloi; Et l'univers, corrompu dans sa masse, Ne voit régner que feintise et qu'audace Où fleurissaient l'innocence et la foi. Du père au fils, de l'époux à l'épouse, Plus d'amitié: défiance est partout; Fraude, soupçon, envie, humeur jalouse. Tel qui parait sentir le contre-coup De votre mal, au fond n'en fait que rire, Et tel parait applaudir de grand goût, A votre bien, qui prêt à vous maudire Voudrait vous voir endurer le martire. [***] Or c'est ainsi que le pauvre Richard Fut abusé, comme je vais vous dire. Franc, ingénu, sans soupçon et sans art, Il fut facile au roi de le séduire. Je n'entends pas l'excuser en ceci: S'abandonner sans ombre de prudence En un sujet de pareille importance, N'est, à mon sens, qu'une œuvre d'étourdi. Tandis qu'au port dans les soins de sa cure Le Scric songeait à guérir sa blessure, Il attendait le succès des guerriers Qui s'en allaient venger chacun leur dame Et l'arracher au pouvoir des sorciers, Le roi Nicote et sa méchante femme. Ce prince avait un balcon sur la mer, Où volontiers il venait prendre l'air. Quand un navire abordait au rivage, Il se faisait amener l'équipage, Et s'informait de ce qu'on avait vu En voyageant, et si l'on avait su Quelques détails de grand remû-ménage En quelque lieu, comme il est fort d'usage. Or il y vint un jour deux gros vaisseaux Pleins de soldats, et forts en matelots. Un écuyer que le Scric leur envoie Savoir leurs noms, savoir de quelle part Ils sont en mer, s'en revint plein de joie. Disant: Seigneur, c'est l'amiral Alard, Votre amiral: il court sur la marine Pour vous chercher. Cafrerie est chagrine De votre absence, et demande à grand cri Que vous veniez lui rendre son seigneur. Comme il parlait, Alard vient, s'humilie Devant son roi, qui le renvoye à bord, Lui prescrivant d'en faire sa patrie: Mais, s'il voyait quelque mêlée au port, Qu'il se découvre, et s'en vienne d'abord A son secours. Puis il donne une lettre A l'écuyer; mais qu'il ne doit remettre A l'amiral, en messager accort, Qu'en pleine nuit. Déjà l'hôtellerie S'entretenait de ce fatal départ, Pour Richardet plus perçant qu'un poignard, Et dont on dit Despine garantie. Corèze, Argée, en ont l'âme attendrie, Et du projet vont se plaindre au vieillard Qui leur fait voir une âme repentie. On soupe ensemble, et puis du même pas On va dormir chacun dans sa chambrette. Les mariés sont sur même couchette Avec leur femme; et ceux qui n'en ont pas Se vont grattant à loisir sous leurs draps. Dans un quartier sont la fille et le père; Tout au plus loin Richard, et le garçon Dort comme un loir sans le moindre soupçon. Dès que Despine eut fermé la paupière, Le Scric brûla de certaine matière Dont la fumée a l'effet sans pareil D'appesantir, de nourrir le sommeil A tel excès qu'il a l'air de féerie. Puis la princesse et son lit et ses draps Sont emportés par quatre Fier-à-bras Qui porteraient encor l'hôtellerie. On lève l'ancre en arrivant à bord: Le vent conspire à cette œuvre traitresse, Et l'on navige avec tant de vitesse, Qu'on est bientôt soustrait aux yeux du port. Du chêne altier la cime colorée S'embellissait au lever du soleil Qui la parait d'une teinte dorée, Richard s'éveille; et quel est son réveil En apprenant le départ de sa belle, Vous le saurez quelque jour. Mais Roland Est dans les fers: il gémit, il m'appelle, Prêt à subir sa sentence cruelle. [***] Il est aux pieds du monarque inhumain: Roland va perdre et l'une et l'autre main. Sur un gros tronc pose une énorme hache Dont on pourrait fendre en deux une vache: Renaud se mêle au peuple curieux, Et du billot s'approche de son mieux. Voici venir dans un morne silence, Les yeux baissés, le héros de la France. Le bourreau va pour saisir ses deux mains: Renaud s'élance, et lui perce les reins; Puis, sans mot dire, il renverse, il assomme Autour de lui tout ce peuple félon Qui va pensant que ce n'est pas un homme, Et croit que c'est quelque insigne démon; Il va coupant épaule, cuisse ou tête: Le reste fuit. Et lui qui n'est pas bête Va délier bien vite son cousin Qui n'ayant pas d'autre arme sous la main Prend le billot, et de ce cippe agreste Pile à tous coups, écrase ce qui reste De sarrasins; et l'écho du canton Répète au loin leur hurlement funeste. Le roi paraît: il a pour soubreveste Le cuir épais d'un énorme dragon, Sa cour le suit, bien armée et l'air leste. Le paladin autour de son billot Roule à trois tours la grosse corde ronde Qui l'attachait lui-même en son cachot, Puis s'en escrime en manière de fronde. Malheur à qui tombera le ballot! Il entendra...mais non; le pauvre sot N'entendra pas sonner sa dernière heure: Quand elle sonne, il est déjà capot. D'autre côté, personne ne demeure Près de Renaud; la place est un désert. Le roi survient. L'arme dont il se sert Fait peur à voir: c'est un marteau de fer Dont il assène un tel coup sur la tête Du bon Renaud, que sous cette tempête Le paladin tombe à terre tout plat, Comme un ormeau que la cognée abat. Le criminel qui subit le supplice De l'assommoir, y reçoit coup sur coup Comme au bourreau lui prescrit son office: Ainsi l'engin tombe encor sur le cou Du bon Renaud, et lui donne son reste. Roland s'approche; il voit le coup funeste, Croit son cousin fracassé tout-à-fait; Et sur le roi s'élançant comme un trait, Il le saisit, il l'étreint, le terrasse, Et du billot lui donne un tel souflet Que pour jamais il l'étend sur la place. La mort du roi fait fuir la populace, Et fuir si bien qu'elle semble voler. Le bon Roland reste à se désoler, Tout aussitôt il détache le casque De son cousin, et que voit-il d'abord? Un sang épais et noir, qui comme un masque Couvre la bouche et le nez dont il sort. Il touche au pouls; il ne le sent qu'à peine, Mais il le sent; Renaud respire encor. En cet état si voisin de la mort Roland l'enlève, et jusqu'à la fontaine Qui près de là verse de fraîches eaux Le bon Roland le porte sur son dos. Clarine est là, son époux avec elle: Eux que Renaud sauva de mort cruelle, Leurs soins bientôt rappellent sa vigueur Avec ses sens; il reprend son grand cœur Et veut soudain retourner à bataille Avec le roi; sur quoi Roland le raille. Ton roi, dit-il, est mort, et mort vraiment; Non comme toi, qui nous en fis semblant Faute de cœur. Tous deux alors de rire, Se caressant l'un l'autre avec amour; Et puis après ils songent à conduire Les deux amants à leur petite cour, Abandonnant cet odieux séjour Qui les traita si mal; et puis en France Ils s'en iront jouir de l'abondance Qu'à pleines mains la nature y répand. Ils vont au port; mais point d'embarquement, Point de vaisseaux: on fuyait une plage Où deux guerriers avaient fait tel carnage: Au seul aspect du panache flottant Sur le cimier de leur casque éclatant, Tous mariniers se jetaient à la nage. Il ne restait qu'un petit brigantin, Vaisseau marchand des îles de Clarine, Chargé de peaux et de poil de lapin, Dont ces gens-là font un tissu si fin Qu'on le prendrait pour toile ou mousseline. Le patron voit sa reine; il est le fils De sa nourrice; et d'abord lui propose De l'amener à son charmant pays, Elle et les siens. On accepte la chose: On monte à bord: on met la voile au vent; Et le garbin* [vent du S.O.] soufle si fraîchement Qu'en un pater on a fait plus d'un mille. Point d'ennemis; pas le moindre accident; En quatre jours on débarque dans l'île. Les paladins y restèrent un mois, Bien fêtoyés de leurs hôtes courtois. Mais, dit Roland, la France nous rappelle: Charle en est roi; nous sommes ses soldats. Belle Clarine, il nous faut des combats; Tigres, dragons, pour nous sont bagatelle; Mais le repos et les mets délicats C'est justement ce qu'il ne nous faut pas. Oter le soir ses habits, les reprendre Le lendemain, manger de beau pain tendre Ou de la tourte, et se laver les dents Pour les purger d'un reste d'aliments, Comme chez vous, sied mal aux gens de guerre. Nous endurcir aux grands froids, aux grands chauds, Souffrir la faim, blanchir sous les travaux, C'est le métier qu'il nous convient de faire. Leur prompt départ à Clarine est amer; Mais, ne pouvant les garder davantage, Elle leur fait présent pour leur voyage D'un brigantin qui vole sur la mer. Les paladins, en prenant congé d'elle, Avec tendresse embrassent son amant, Et sans tarder montent sur la nacelle. Laissons-les là voguer au gré du vent, Et revenons à l'auberge où sans faute Est Ferragus, avec l'aventurier Qui s'était pris de querelle avec l'hôte. [***] Or savez-vous quel était ce guerrier? C'était Astolphe. Il allait par le monde; Et voulant être inconnu désormais, Il a noirci sa chevelure blonde: Barbe postiche ombrage ses beaux traits, Et chaque jour il l'empâte de frais. Vous avez vu qu'au sortir de cette île Où sur un pal, sans Renaud et Roland, On l'affligeait d'une mort incivile, Il s'en alla trouver Charle le Grand, Lui portant lettre en assez rude style. Les paladins s'y plaignaient de la loi, La loi d'exil, que de la part du roi A leurs deux fils un trompette a portée. Astolphe arrive, et trouve qu'à la cour Son aventure est toute ébruitée, Ses bons amis l'en raillaient tour à tour. L'un lui disait touchant son haut de chausse: Est-ce celui que tu baissais au bal En pleine place? Un autre encor le gausse Plus durement; il lui nomme le pal, Disant: L'ami, cela fait-il du mal? Ils avaient tous des langues de vipère. Astolphe enrage, et quitte en son dépit Charle et Paris pour errer solitaire. Par les chemins une fièvre le prit, Et l'arréta dans cette hôtellerie Où le patron par sa grande industrie Crut deviner ce que le drôle y fit. J'en veux douter, car l'hôtesse le nie, Mettant au jeu son salut et sa vie Qu'il n'en est rien. Astolphe en dit autant. L'hôtesse donc n'est pleine que de vent, Et l'hôte seul aura tort, je parie. Les voyageurs quand le soir est venu Soupent ensemble. Astolphe est méconnu Par Ferragus qui s'en tourmente; et l'autre Le connaît bien, lui; mais le bon apôtre Fait l'ignorant, et d'un air ingénu Il le regarde en face, et lui demande S'il est natif ou de France ou d'Irlande, Mais Ferragus craint de se découvrir. Comachio, dit-il, en Italie, Est mon pays. Sur quoi l'Anglais s'écrie, Prenant plaisir à le faire mentir: Comachio! je me sens attendrir; Comachio! tous deux même patrie! Pour l'Espagnol ceci n'était pas bon, Mais il repart suivant sa momerie: Nous sommes nés dans un charmant canton. Oui, dit l'Anglais. Quel air sans flatterie On y respire, et quels fruits délicats! A ce propos qu'il entendit d'en bas Le valet monte; il est Comachiote. Loin de chez soi, l'homme est toujours joyeux De rencontrer un seul compatriote; Avec transport le valet en voit deux. Comachio n'était pas connu d'eux, A dire vrai; non pas même en peinture. Ni plus ni moins soutenant la gageure, Astolphe dit: Notre fabrique là De Saint-Eustache, oh! ma foi, c'est cela Qui fait tomber l'antique architecture: Le Panthéon auprès n'est que masure. Par Dieu, disait Ferragus, quel beau plan! Depuis quand donc une si belle église, Dit le valet? est-ce l'œuvre d'un an? On n'en voyait pas l'ombre auparavant. Et la dépense où diable l'a-t-on prise? Les deux menteurs de ricaner sous main A ce propos; et puis: Tais-toi, vilain, Reprit l'Anglais. Peux-tu ne pas connaître Dans notre ville un chef-d'œuvre divin? Comachio ne t'a jamais vu naître. C'est vous, c'est vous, dit le garçon ému, Qui ne l'avez seulement jamais vu. L'Anglais riposte, et c'est d'une gourmade Qui met le nez du gars en marmelade. Et Ferragus: Par saint Hilarion! Tu dois, dit-il, être un hardi fripon, Toi qui nous viens, trahissant ta patrie, T'attribuer ici, comme tu fais La mienne à moi, qui ne te vit jamais. Un malheureux saisi d'épilepsie, Un possédé, l'homme en apoplexie, Ne sont pas pis et n'ont pas un autre air Que le valet, qui reste l'œil ouvert, Avec le teint moitié noir et jonquille Et moitié vert, comme on voit la chenille: Même on m'a dit qu'il en perdit la voix, Et demeura stupide plus d'un mois. Le duc Astolphe est moqueur et grivois. Comachio, dit-il, cher camarade, N'est-il pas vrai que pour la promenade Dans ses dehors il a de beaux endroits? L'autre répond: Vraiment, c'est une plaine Où sous les pieds on n'a pas un caillou. Il disait vrai; car la ville est un trou Dans des marais d'où la terre est lointaine. En devisant vient l'heure de dormir, Et chacun va pour chercher sa couchette: L'Anglais riant que c'était un plaisir, Mais Ferragus en secret s'inquiète; Il a bien vu que l'autre sait mentir. Là le dortoir est une grande halle Où chacun couche, et même le garçon. L'hôte et l'hôtesse en un coin de la salle Sont dans un lit ensemble sans façon, Et dans un autre auprès d'eux la grand'mère. Tous les couchers sont de mousse légère, Et fine et douce, où le somme est parfait. Aux environs dormait une fillette, Sœur de l'hôtesse; elle avait dans le coin Un lit à part, ni trop près ni trop loin. Une lanterne est sur une tablette, Et les lits ont chacun leur pavillon. Astolphe avait la peau fine et douillette, Que perce à jour l'amoureux aiguillon; Et l'Espagnol est un vrai goupillon, Sur tous objets faisant tomber sa pluie. Or à tous deux il vint en fantaisie De faire là quelque beau réveillon. Tout aussitôt qu'un sommeil salutaire Avec sa glu vient coller la paupière Des bonnes gens, l'Anglais sort de son trou: Il a guetté le lit de la pucelle, Et prudemment va soufler la chandelle, L'hermite alors qui veut faire son coup Sort d'embuscade, et marche à pas de loup. Par grand hasard, le patron se réveille Juste au moment que s'éteint le falot. Il entend bien qu'on marche, et s'émerveille De ne rien voir, le drôle n'est pas sot: Il sort du lit, et s' armant d'un tricot* [trique], En pareil cas meilleur qu'une lanterne, Il s'en escrime à travers la taverne Où les galants tournent autour du pot. Le premier coup frappe Astolphe à la tête, Comme il allait soulevant le rideau De la pucelle, et se le donner beau Pour son péché: mais le tricot l'arrête; Et si pesant fut le coup d'assommoir Que le galant troublé de telle fête, Six ou sept fois fit le tour du dortoir, Disant tout bas: Voici mon dernier soir. L'hermite au bruit du gourdin qu'on manie Veut regagner son lit, et se méprend: Il en trouve un à tâtons; il le sent Bien habité. C'est l'hôtesse jolie, A ce qu'il croit; et ce n'est cependant Que ce vieux corps qui pue le cimetière. Il suit sa pointe, et se place à côté, Ivre de folle et sale volupté. L'hôtesse entend besogner sans lumière; Et n'ayant plus son mari sous la main, Elle en conclut la sœur, banqueroutière A son honneur, et la famille en train D'être encornée. Elle saute en chemise A bas du lit, et va tout bellement Sans dire mot à celui de l'enfant: Le lit est vide, et l'hôtesse est susprise. Pendant ceci, l'hôte revient au sien; Il y cherchait sa femme en bon chrétien, Quand une main lui saisit la poitrine: C'était Astolphe; il est là par hasard, Et sa méprise à tel point le chagrine Qu'il meurtrirait son hôte sans égard; Mais il s'en va par crainte du scandale Et se remet à roder dans la salle. La jeune fille a regagné son lit: Sa sœur l'occupe; on s'embrasse et l'on rit. D'autre côté le duc anglais s'enfourne Où l'Espagnol au visage enfumé Près de la vieille avec amour séjourne: Elle a fourré sous double couverture Son corps infirme et des ans consumé, Car en juillet elle craint la froidure. Les deux galants en forment le blocus, A droite Astolphe, à gauche Ferragus; Et chacun d'eux est content de sa place, Mais un souci cependant les tracasse: Ils sont muets et respirent bien bas; Car Ferragus prend Astolphe pour l'hôte; A son égard l'Anglais fait même faute, Et tous les deux craignaient nouveau tracas. Mais cependant l'impatient hermite Veut informer la pauvre décrépite De son amour, et ne s'en tiendra pas. Sans y voir goutte, il lui voit mille appas; Et des deux mains tâtant sa favorite, Comme à la joute il s'escrime, il s'agite Pour découvrir les traits si délicats Du vieux visage enfoui sous les draps. En même goût Astolphe aussi tripote; Et cependant l'hôte déjà sorti S'en revenait, cachant sous sa capote Un lumignon dont le drôle est nanti. Marchant tout doux, il prépare l'attaque, Sans dire mot, au premier lit qui craque. Astolphe alors accroche par hasard Sa main profane avec la main bénie De Ferragus; et soudain le frocart A poing fermé chante une litanie Dont l'autre enrage, et pourtant ne dit mot. Voulant tenir secrette l'avanie, Il était prêt à quitter la partie Quand l'hôte approche, et montre son falot. Si deux fripons rencontrent dans la rue Quelque paquet, l'un sur l'autre se rue A coups de poing pour se l'approprier: Un tiers vient-il sans se faire prier Qui le délie, et montre la capture, Tas dégoûtant de chiffons et d'ordure? Les larronneaux s'évadent tout honteux, Et le quidam reste à se moquer d'eux. Tels les galants qu'éclaire la chandelle Sont à l'aspect de la sempiternelle, Cent fois plus laide (et c'est beaucoup pourtant) Que les vieillards ne le sont de coutume. Sur son menton découle un noir bitume; Et sa peau jaune a tout l'air d'un vieux gant, De ces gants-là que l'on apprête en France Pour tenir frais quand la chaleur commence, Imaginez le reste du tableau. Les deux guerriers que la honte dévore, N'attendent là ni le jour ni l'aurore; Et blasphémant contre un pareil cadeau De la fortune, ils se tirent d'affaire En s'enfuyant, comme le larronneau Que dans la rue on suit à coups de pierre. Laissons-les faire, et changeant de pinceau, Allons trouver Despine avec son père. [***] Elle a dormi toute la nuit entière La malheureuse, et tout le jour suivant, Elle s'éveille enfin; et se trouvant En pleine mer, elle porte la vue Tout autour d'elle, inquiète, éperdue, Cherche Richard et le demande à tous. Chacun se tait. Ses mortelles alarmes Brisent son cœur et l'abreuvent de larmes. Son père vient, lui promet son époux, Promesse en l'air, que Despine apprécie; Il a trop bien montré sa perfidie. Mais la princesse est d'un tel acabit, Que même au fort du tourment qu'elle endure, Aucun penser n'échappe à son esprit. Elle résout de cacher sa blessure, Et se tournant à son père, elle dit: Votre vouloir sera ma loi suprême, J'aime Richard; c'est sa vertu que j'aime, Sa modestie unie à la valeur: Rares trésors de son généreux cœur; Mais tout amour céde à celui d'un père. Si vous voulez, seigneur, comme j'espère, Me le donner pour maître et pour époux, Je n'ai plus rien désormais sur la terre A désirer. Mais si le ciel et vous Pour mon malheur ordonnez le contraire, Mon sexe est faible, il est vrai; mais mon cœur Est courageux, et malgré ma douleur Je saurai bien me vaincre pour vous plaire. A ce discours inattendu, le vieux Se sent renaître, et prend l'air d'allégresse, Tels nos gazons reverdissent au mieux Sous une ondée après la sécheresse. Puis sur sa fille il attache les yeux, Disant: O toi! modèle de sagesse, Digne rejet de nos nobles aïeux, Que j'aime à voir tout l'honneur de ma race Revivre en toi! le tien même l'efface. L'amour, tyran des hommes et des dieux, Ne serait plus qu'amusette enfantine, Si l'on avait le grand cœur de Despine. Que tu dois bien rendre grâces aux cieux, Noble pays, ma chère Cafrerie, En me voyant cette fille chérie. J'avais un fils, hélas! et c'était lui Qui devait être après moi ton appui: Despine encor te rendra plus fleurie. Comme il parlait ainsi de sa patrie, On découvrait les monts dans le lointain, Et puis la côte, et puis de main en main Les ports, les lieux renommés dans l'empire. A cet aspect le patron du navire Avait hissé le pavillon royal. Les citoyens accourent sur la rive, Fiers et joyeux de voir à ce signal Que leur monarque incessamment arrive. Il était tard; le soleil se plongeait Sous la marine, et le mont s'ombrageait. C'était l'instant où la nymphe divine Qui vient donner aux humains le repos, Sort de cet antre où le jour la confine, Cheveux épars et ceinte de pavots. Les noirs hiboux avec leur parentelle Lui font cortège et volent autour d'elle. Dès que le Scric et sa fille et leurs gens Eurent pris terre, on vit un tel délire, Un tel transport dans tous les habitants, Qu'en vérité je ne puis le redire. L'un les précède, et va jonchant de fleurs Tout leur chemin; un autre l'illumine, Et c'est ainsi que la belle Despine Entre au palais, au milieu des clameurs D'un peuple entier qui s'enivre de joie. Toute la nuit la malheureuse en proie A sa douleur, ne pense qu'à mourir Si son Richard ne la vient secourir. Les beaux yeux noirs de Richard ont des charmes Bien plus puissants que les plus sûres armes: De leur atteinte on ne saurait guérir. Un grand dessein plaît au cœur de Despine: De pied en cap la belle s'armera, Et cherchera partout en héroïne Son cher époux; rien ne l'arrêtera. Elle a l'espoir que sa peau tendre et fine Sous le harnois guerrier s'endurcira. Le seul obstacle, (et Despine en soupire) C'est l'embarras de sortir de l'empire: Le peuple entier sur Despine a les yeux; Elle est l'espoir de l'état qui chancelle. Comment tromper les regards curieux De l'intérêt, de l'amour et du zèle? L'or a souvent délivré des cités; Il adoucit l'Argus le plus sauvage; Et par menace ou par flatteur langage On a pu voir des braves arrêtés: Mais un cœur pur, un cœur tendre et fidelle, Nourri d'amour, d'honneur, de loyauté, Surmonte tout, n'est jamais surmonté. Rien ne l'émeut; la mort la plus cruelle Lui paraît douce, et la pauvreté belle. Despine est sage; elle voit son départ Désespéré sous l'importun regard D'un peuple entier qui veille à l'entour d'elle. L'Amour, qui donne aux plus sots de l'esprit, Aux mieux pensants donne encor des pensées; Et Despine a l'âme sans contredit La plus ouverte aux heureuses idées. Elle entend tout, voit tout en moins de rien, Que c'est merveille; et l'Amour qui l'éclaire, Pour son bonheur lui suggère un moyen D'en imposer à la peuplade entière. C'est d'assembler une troupe guerrière De cent garçons, qu'elle choisit exprès Egaux de taille, et faits sur son modèle. Elle les veut spirituels, bien faits Comme elle-même, et leur donne une armure D'un beau travail, qui leur sert de parure: Mêmes couleurs et devises pour tous; Tout est pareil, sans consulter les goûts, Jusqu'aux coursiers qui feront leur monture. Despine veut qu'ils soient pareils entr'eux, Comme le sont deux roses ou deux œufs: C'est même poil ainsi que même taille Sans nulle tache, et sans que rien y faille. Despine encor veut que sur les cimiers Flotte un plumet de couleur argentine. Bref, on ne peut distinguer ses guerriers Qu'à la parole, et non pas à la mine. Il fait beau voir deux cents yeux noirs de jais Donner même air à cent jeunes visages Dont nul duvet n'ombrage le teint frais; Et si l'un d'eux a quelques plus beaux traits, Sous la visière il perd ses avantages. Au milieu d'eux, et sous mêmes habits, Chassant au bois les animaux sauvages, Despine perce à travers les taillis; Ou de la mer parcourant les rivages A toute bride, elle ne garde plus Rien de son sexe, et par mâles vertus S'associant aux plus fermes courages, Veut de sa fuite assurer le succès. Au loin du port commencent les forêts, Enclos fatal, que la fée Origile En accidents a rendu si fertile. Elle y repose; et ce n'est pas en vain Qu'elle employa tout son art de magie Pour y garder une fille chérie, Dont elle a su ne réserver la main Qu'à celui-là qui pourra mettre à fin De la forêt la terrible aventure; Car depuis lors, quiconque l'essaya, Aux premiers pas périt ou recula: D'acier parfait la plus parfaite armure Ne sert à rien contre ces charmes-là. Mais on disait, et c'est vérité pure, Que toute femme y pouvait librement Passer partout, malgré l'enchantement. Il arriva que la tendre Despine Qu'accompagnait son beau détachement, Chassant un jour à la forêt voisine, Dans celle-là passa tout doucement. Rien ne servait à distinguer la belle; L'œil s'y trompait. Les uns vont avec elle; D'autres aussi demeurent en arrêt, N'osant franchir le bord de la forêt. A peine est-on dans la fatale enceinte, Le jour pâlit, tout inspire la crainte; La foudre éclate, et sur l'aile du vent Les eaux du ciel se vont précipitant; En gros flocons la neige tourbillonne: On ne distingue, on ne connaît personne: Chacun veut fuir, mais on ne sait comment, Despine avance, et le soleil l'éclaire: Elle n'entend ouragan ni tonnerre; Même elle trouve en ces nouveaux climats Le ciel plus pur, plus clair qu'à l'ordinaire. De tout côté sous ses yeux, sous ses pas, Roses et lis étalent leurs appas, Et les ormeaux raniment leur verdure. Quand tout lui rit ainsi dans la nature, Quel triste deuil attend les cavaliers Faits pour la suivre et veiller autour d'elle! Contents de fuir ces funestes sentiers, Triste séjour de tourmente cruelle, Visière haute ils couraient au palais. Là, connaissant qu'aux terribles forêts Despine reste en proie à la furie Des éléments, on pleure, on s'humilie: Le roi surtout se consume en regrets; Il a perdu le soutien de sa vie, Sans espérer de le revoir jamais. Despine est belle, et de pareils attraits N'échappent pas à l'amour de Lirine: Dès qu'une belle est prise en ses filets, On lui fait boire en manière badine Un verre ou deux de certaine liqueur Qui dans l'instant efface de son cœur Tout souvenir de parents, de patrie: Lirine seule alors devient chérie; Et telle aimait d'amour tendre et constant, Qui ne sait plus ce que c'est qu'un amant. Lirine sait à point ce qui se passe Dans sa forêt; et sitôt qu'elle apprend Le moment juste où Despine s'y prend, A sa rencontre elle vient avec grâce. La fée amène un cortège charmant: C'est un millier de tendres bachelettes. Leur pied foulait à peine les herbettes; Elles semblaient voler au gré du vent. Despine assise au bord d'une fontaine, Sous des lauriers y reprenait haleine. Ses bras sont nus; son visage divin Est découvert; sa blonde chevelure En tresses d'or flottait à l'aventure: C'est là l'instant ou du coteau voisin Descend la fée avec son doux cortège. Despine alors abandonnant son siège, A la rencontre avançait poliment; Lirine arrive en ce même moment. Au tendre accueil que se font les deux belles Par cent baisers et caresses entr'elles, D'amour ancien leur cœur parait touché. Voyez le lierre au vieux orme attaché, Voyez l'épine et la vigne sauvage S'entrelacer au fond d'un verd bocage; Tels s'unissaient, et plus étroitement, Ces deux beaux corps en doux embrassement. A voyager le Zéphir est habile; En un clin-d'œil sans peine il les conduit Avec leur suite, au palais qu'Origile A peu de frais jadis avait construit. Mille démons, dit la vieille chronique, Durant un mois y vinrent travailler; Et sans mentir nulle autre œuvre magique Au grand jamais ne pourra l'égaler. C'est au milieu d'une verte prairie Qu'est ce palais, dont le vaste pourtour Est embaumé par la tige fleurie Des orangers plantés tout à l'entour. De place en place on y voit des fontaines D'un onde pure et d'un travail exquis: Bref, la nature et l'art n'ont rien omis Pour embellir ces retraites lointaines. Si Cafrerie était un peu plus près, J'irais les voir en poste tout exprès. En ébaucher le plan serait folie: Je n' aurai garde, et dirai seulement Que là tout est plaisir, amusement; Là tous les jours et presque à tout moment On chante, on danse et l'on fait chère lie. Jeunes tendrons y sont plus d'un millier. Mais pas un homme; elles ont de la haine Pour notre sexe, autant qu'un lévrier Pour l'animal qu'il chasse dans la plaine. Despine encor qui n'a pas eu le temps De respirer au magique breuvage L'aversion du sexe des amants, S'entretenait avec la douce image De son Richard, ne songeant qu'au bonheur De le revoir, d'en jouir sans ombrage; Mais elle boit la fatale liqueur, Et Richardet s'efface de son cœur. Oh! qu'on en voit aujourd'hui de ces belles Qui tous les jours boivent de la même eau, Et sans égard à des amants fidelles Quittent l'ancien et font un choix nouveau! Car on craindrait de sortir du domaine Des passions, et de quitter leur chaîne: Un tel effort coûte trop; et c'est tout Si quelque sainte en peut venir à bout. Le beau Richard n'est plus rien pour Despine Qui toute entière est livrée à Lirine. On les voyait partout soir et matin Se caressant, se tenant par la main; Et la princesse aime tant cette vie Qu'elle se croit dans le séjour des dieux. Laissons-la donc se croire dans les cieux, Et revenons à Richard je vous prie. [***] Mais je suis las; j'ai besoin de repos Pour mieux reprendre ensuite mon ouvrage. Il est pénible, il y faut du courage: J'en sue, et puis je gèle jusqu'aux os. Car, voyez-vous, c'est une grande affaire, Quoique à vrai dire il n'y paraisse guère. Grande louange est due au bon rimeur Qui donne à l'art les traits de la nature, Et ne met point l'auditoire en sueur Pour déchiffrer une sentence obscure. Ses vers aisés s'entendent en courant; Chacun les cite, et tient pour chose sûre Que s'il voulait il en ferait autant. Gardez-vous bien, mesdames, cependant De prendre à mal ce que je viens de dire; Je donnerais par trop matière à rire Si j'entendais ici parler de moi: Je parle à ceux qui sans savoir pourquoi, Ne faisant rien et ne sachant rien faire, De tout blâmer se sont donné l'emploi. Ces messieurs-là me mettent en colère; Mon sang bouillonne, et me ferait sortir De ma carrière. Il le faut amortir; Et ce vin frais y sera salutaire. Oh le bon vin! dont les riches coteaux De Serravalle emplissent nos tonneaux! Soyez béni, villageois débonnaires, Vous qui foulez avec vos pieds poudreux De nos raisins l'enveloppe légère, Pour nous donner ce jus si savoureux! CHANT XIX.Richardet, désespéré, part seul à la recherche de Despine. Jeté par une tempête sur l'île où se trouve le dragon à tête de nymphe, un combat difficile se termine par la mort de la bête. Richard trouve alors l'armure et le cheval magiques qu'il capture, découvrant ensuite qu'ils sont les seuls à pouvoir vaincre les charmes d'Origile.Renaud et Roland arrivés en France, rejoignent Charles à la grande bataille de Grenade où le roi Ulasse tue Astolphe qu'ils enterrent avec honneurs. Arrivent les deux géants de Ferragus. De leur côté, Rinaldin, Roland et leurs belles, restés seuls après le départ de Richard, se mettent en marche. Arrivés à la forêt d'Origile, les dames sont enlevées par Despine et Lirine et les héros s'affrontent à des enchantements qu'ils ne comprennent pas. Si quelquefois vous m'avez protégé, Filles du ciel, nymphes de l'Hippocrène, Si quelquefois vous m'avez ombragé De vos lauriers, et si votre fontaine M'a quelquefois dans mes maux soulagé, Ayez pitié, déesses, de ma peine. Le sort cruel m'enlève un tendre enfant, Neveu chéri qui meurt presque en naissant. C'était l'espoir de la famille entière: Nous le pleurons avec sa tendre mère; Nous pleurons tous, et ce n'est pas à tort. Trop rarement la nature rassemble Tant de beauté, d'esprit, de grâce ensemble, Même en formant les héros. Et la mort Vient, démentant ce favorable augure, Trahir mes vœux et ceux de la nature! Je ne songeais qu'au moment fortuné Où de l'Ombro quittant la rive obscure Ce cher enfant me serait amené Aux bords du Tibre, où bientôt couronné Pour ses vertus dans le saint consistoire, Il eût été le soutien et la gloire De tous les siens qui pleurent son trépas. Cruelle mort! quels sont tes attentats! Tel est le cri de nos cœurs en détresse, Mon cher neveu; car nous ne songeons pas Au bonheur pur, à la sainte allégresse Dont tu jouis. Tu n'étais ici bas Qu'un périssable et vil amas de fange; Et désormais dans les cieux nouvel ange, Astre brillant, tu nous éclaireras. Pleurer ta mort est une erreur étrange; C'est ignorer combien de maux divers Pour notre perte infectent l'univers. Mille ennemis au dehors nous harcèlent Incessamment; et nos cœurs en recèlent D'autres encor, qui ne nuisent pas peu. Bénis ton sort! et rends grâces à Dieu Qui t'a doué de félicité pure. Mais en planant sur la voûte des cieux, De tes regards ne crains pas la souillure, Et sur nos maux daigne abaisser les yeux. Peut-être, hélas! aux jours de ta jeunesse, Aimable enfant, nous t'aurions vu souffrir Comme Richard, qui navré de tristesse Vit pour pleurer, soupirer et gémir. [***] Il a perdu sa charmante maîtresse Que dans le somme on a su lui ravir. En apprenant que Despine est partie, Le tendre amant est outré de dépit, Et peu s'en faut qu'il n'en perde la vie. Avec fureur il saute à bas du lit, Le cœur saignant et la tête égarée; Il s'arme en hâte, et court à la marée Pour s'embarquer. Mais tous les matelots Lui disent: Non, le juzant est trop gros, Et le vent soufle avec trop de furie. Partez sur l'heure, ou je vous romps les os, Cria Richard: allons en Cafrerie; J'y veux aller, et vous m'y mènerez, Ou de ma main ici vous périrez. A ce parler qui n'était pas frivole, Chacun se tut; on n'opposa plus rien A Richardet, d'autant qu'on savait bien Qu'il était homme à tenir sa parole. Lors le patron, assez rusé matois: Seigneur, dit-il, (flattant la fantaisie Du paladin) nous avons mainte fois De tous les vents combattu la furie, Et sans faillir notre art les a soumis. Le feu, la terre, avec les bancs de sable Et les écueils, voilà nos ennemis. Nous défions Eole et tous ses fils; Nous méprisons leur troupe formidable; Et conducteurs de la fleur des héros Sur notre nef, nous verrons les tempêtes, Les ouragans, comme des jours de fêtes. Il appareille en finissant ces mots, Et met en mer. Richard a le cœur gros, Et ce n'est pas vraiment pour bagatelles. Dans son transport, le malheureux amant Etait parti si précipitamment Qu'il n'en avait donné vent ni nouvelles A ses cousins, non plus qu'à leurs deux belles: Même il y songe assez tard; et pour lors Il est rongé de honte et de remords. Mais nonobstant il s'éloigne, il s'obstine, S'attendant bien au pardon de ses torts. L'amour n'est pas de sévère doctrine En procédés. C'est comme à la famine; Loin de nourrir ceux qui meurent de faim, Par tous moyens on leur vole leur pain. Les premiers jours le temps fut favorable; Et puis le ciel s'enbruma sur le soir. Nous navigeons parmi des bancs de sable, Dit le patron, et ne pouvons avoir Qu'un seul moyen d'éviter notre perte: C'est d'attérer à cette île déserte Que vous voyez; (car en disant cela Il la montrait à Richard). Mais c'est là, Ajouta-t-il, qu'un monstre affreux demeure De tous les temps, dans les bois que voilà. Richard reprit: Abordons tout à l'heure, Je ne crains rien que la mer; et déjà Le cœur me bat d'aller mettre à quia Votre animal. Ma foi, dit le pilote, Cet oiseau-là n'est pas une linote, Et j'aime mieux m'engloutir sous les flots Que de sentir ses griffes sur mon dos. Cet animal est d'une taille énorme; Mais sa poitrine et sa gorge et ses traits Sont d'une nymphe: il en a les attraits. Deux pattes d'ours donnent un air difforme A ses deux bras; tout le reste a la forme D'un gros serpent couvert d'un cuir épais, Impénétrable à flèches et mousquets; Et dans sa queue est une force telle, Que quand il veut il n'a besoin que d'elle Pour mettre à bas chênes, pins ou cyprès. Enfin ce monstre a l'art de l'araignée, Qui sait si bien sous ses minces filets Etre à l'abri du vent et de l'ondée. Au point central de son rézeau posée, Dès qu'une mouche ose en toucher le fil, Tout aussitôt la vilaine avertie Par un instinct aussi sûr que subtil, Fond sur sa proie, et cruelle ennemie Vient sans faillir en faire son repas. Tel est le monstre en son île déserte, Que de ses rets il a toute couverte: Ce sont rézeaux si fins, si délicats, Que sur le sable ils ne paraissent pas. Qui met le pied sur la fatale plage Se trouve pris, et rien ne le dégage. Mes yeux ont vu les géants les plus forts Y succomber malgré tous leurs efforts. Un seul guerrier un jour rompit la cage: Un seul, venu, dit-on, de vos climats. On nous l'a dit, mais je n'en réponds pas. Un jour entier il combattit la béte Qui dans la mer s'alla précipiter, D'où ne montrant que sa charmante tête A son vainqueur, elle sut l'enchanter. Fuyons, seigneur, cette île abominable; Fuyons la mort; et si j'en crois mon art, La mer tranquille et le vent favorable Assureront bientôt notre départ, N'hésitons pas, croyez-moi. Mais Richard: Non, non, dit-il, je veux seul être en butte A l'animal: tenez-vous à l'écart En haute mer, d'où vous verrez la lutte. Malgré l'avis de son sage patron, Richard s'obstine et va descendre à terre; Mais, au moment d'y marcher tout de bon, La balayant avec son cimeterre, Qui comme on sait ne touche rien en vain, Il bat le sol, comme un propriétaire Bat sa récolte un fléau dans la main. Il se trouva très-bien de la recette; Il était pris pour le sûr sans cela, Comme l'oiseau qu'attire la chouette. L'horrible monstre attendait en vedette; Et quand il croit que l'étranger déjà Est dans la nasse, il sort de sa retraite, Court à Richard dont il croit s'emparer, Et tout vivant songe à le dévorer. Mais, le voyant marcher en assurance, Il s'en retourne, et n'a plus d'espérance Que dans l'effet de sa rare beauté. Avec grand soin il couvre de feuillage Ses reins hideux et sa griffe sauvage; Puis sous le sable il cache entièrement Sa queue horrible, et montre seulement Ses blonds cheveux et son charmant visage. Son regard est si doux, si velouté, Si séduisant, que Richard dans son âme Doute déjà que tant de cruauté Puisse s'unir avec tant de beauté; Et les récits qui le peignent infâme Et sans pitié, ne sont qu'un conte vain De radoteurs ou de gens pris de vin. Le monstre alors ouvrant sa belle bouche, Traitreusement fait entendre une voix D'un son si doux, si flatteur, qu'elle touche Au fond du cœur le guerrier trop courtois. Et cependant l'abominable bête De son réduit décoche sur la tête Du bon Richard sa nasse ourdie en croix; Puis en fureur s'élance hors du bois. Mais du filet chaque maille est coupée; Car Richardet n'avait pas fait un pas Sans promener sur le sol son épée; Et pour le coup il ne se trompait pas. Terrible choc, effroyable tempête Vont commencer. Richard a vu la bête; Soudaine horreur s'empare de ses sens. On voit venir dans la sainte semaine A chaque office une troupe d'enfants Armés de fouets; et quand la cantilène Donne un signal, chacun d'eux se démène A tour de bras frappant sur tous les bancs: Tel est Richard jouant du cimeterre Sur l'animal qu'il taille par morceaux. L'horrible queue est bientôt en lambeaux, Et ne sert plus ni d'arme meurtrière, Ni de défense au monstre, qui soudain Saisit et rompt le fer du paladin; Et puis s'armant de la pointe qu'il serre Entre ses dents, il fait tourner ainsi A son profit l'arme de l'ennemi. Richard reçoit une atteinte légère: Ce n'était rien, mais c'était la première. Richard se voit sans ressource aujourd'hui, Et ne sait plus que dire ni que faire; Il prend la fuite, et c'est bien fait à lui, Puisqu'il ne peut frapper ni se défendre. S'aller offrir au monstre qui l'attend, Comme les chiens se jettent sous la dent Du sanglier, c'eut été mal l'entendre. A voir courir le beau jeune garçon, Vous auriez dit voir planer l'hirondelle Quand elle va rasant le vert gazon Sans l'effleurer et sans remuer l'aile. Richard s'en va par le même chemin Qu'il est venu. Le monstre est à sa suite, Et pourra bien y perdre son latin, Tant la fureur l'aveugle en sa poursuite. Il s'égarait en courant comme un fou, Quand sous ses pas il rencontre un grand trou: Un trou sans fond, dont l'énorme ouverture Fait frissonner à la voir seulement. Le monstre touche au bord, et dans l'instant Le terrain fond sous cette masse impure, L'animal tombe, et d'un long hurlement Il fait frémir la rive et l'ile entière. Richard revient; il voit la fondrière Où l'animal allait dégringolant, Toujours heurtant les bords, toujours hurlant. Il entendit de loin ses cris de rage Pendant longtemps; et même il dit depuis Sur son navire aux gens de l'équipage, Qu'il l'avait vu culbuter dans le puits Pendant une heure, ou même davantage. Oh! pour le coup, Richardet mon ami, C'est grand bonheur de l'échapper si belle! Car quand Pluton et sa noire séquelle Seraient venus te lutiner ici, Pauvre chrétien, crois-moi, près de ceci Ce n'eût été ma foi que bagatelle. Certes tu dois une double chandelle, A Dieu d'abord, et puis à ce trou-ci. Voilà le monstre enterré, Dieu merci. Suivons Richard, qui rencontre une chaîne Dont à propos le galant se saisit; Car sans faillir elle le conduisit Jusqu'au filet qui recouvre l'arène Autour de l'ile: on ne le voit qu'à peine Tant il est fin; mais tel est son tissu, Que Richard seul peut avoir la vertu De l'entamer avec son cimeterre. Il eut grand soin d'en ramasser à terre Un bon millier d'aunes qu'il empocha. Faisant chemin ensuite, il s'attacha A bien sonder buisson, haie et broussaille. Parmi des joncs il fit une trouvaille, Il voit un feu qui semble le soleil A son lever: c'est l'éclat d'une armure, Dont la matière est transparente et pure. Tout le cimier est de rubis vermeil; Le bouclier, le hautbert, la rondache, Tout, en un mot, semble fin diamant. Aux environs, est un coursier charmant Dont aussitôt le guerrier s'amourache. Il est tout noir et sans la moindre tache; Ses quatre pieds sont doublés d'argent fin; Sa selle est d'or, et de perles son frein. Près de l'armure est une riche épée D'acier parfait, et par tel art trempée, Que sans faillir elle entame le fer Le plus épais, comme un morceau de chair. Du cimeterre une lance est voisine; Et celle-là, dont chaque coup est sur, Sans s'émousser transperce une poitrine Qui même aurait l'enveloppe d'un mur. Le talon est or pur, et tout le reste Est diamant. Quelqu'un peut-être bien Croit que je ments ici; mais je proteste Que peu m'en chaut: Garbolin que j'atteste Est mon docteur; le reste ne m'est rien. Quand Richard voit cette armure superbe, Il en raffole; il y porte la main Pour s'en saisir; mais il le tente en vain. Le beau coursier qui se roulait sur l'herbe Soudain se dresse, et hennit en ruant A faire peur. Ce n'est pas jeu d'enfant, Dit Richardet, se tirant en arrière: Ce cheval-là ne vit pas de chiendent: Je m'imagine et crois même vraiment Que du dieu Mars c'est le cheval de guerre. Comme il parlait, le coursier fait un bond, Puis de nouveau s'étend sur le gazon. De plus en plus amoureux de l'armure, Richard songeait aux moyens de l'avoir, Lorsqu'en un coin sur une tombe obscure Il aperçoit un petit marbre noir, Où se lisait en fort belle écriture: Pour posséder le harnais que voilà, II faut monter, domter ce cheval-là. Richard reprit: C'est ma foi beaucoup dire En peu de mots. Et tout bas il soupire. Ce cheval-là, dit-il, d'un coup de pié, Fendrait tout juste un sou par la moitié: Il m'a trop bien montré son savoir-faire, Et je n'en veux ma foi plus approcher. Ni plus ni moins il s'obstine à chercher Si pour le prendre il n'est point de manière. Tant et si bien il creuse son cerveau, Qu'il se souvient du magique rézeau. Soudain il part; et quoiqu'il n'ait pas d'aile, Il va volant vite comme un oiseau A la cabane où la béte cruelle Avait laissé ses engins de tonnelle* [filet]. Richard revient avec, mais il a soin De rapprocher le filet de fort loin; Puis doucement, doucement il le tire, Et réussit sans bruit à le conduire Jusqu'au coursier, qui s'y trouve empêtré; Devant, derrière il est enchevêtré. Lors il se lève, et roule sa prunelle D'un air hagard; mais Richard est en selle. Prose ni vers ne vous peindraient les sauts De l'animal, quand il sent sur son dos Le cavalier; mais celui-ci tient ferme. Calus épais recouvre l'épiderme De ses jarrets. L'animal est domté: Plus de foucade; il reste comme un terme. Richard descend, remonte à volonté, Comme il boirait une tasse de thé: Le fier coursier ne mord ni ne remue; C'est un agneau sous la main du tondeur; C'est un vieux bœuf qu'on met à la charue. Du beau harnais Richard est possesseur, Et tout armé (je parle en conscience) Sur l'animal remonte en confiance. Il avait pris et l'épée et l'épieu Dont les pareils ne sont en aucun lieu Du monde entier: même au pays de France. Puis soulevant à propos son filet, Le cœur joyeux il va droit au mouillage Trouver ses gens. Il les trouve en effet, Mais abattus, ayant perdu courage: Tant on a peur du monstre et de sa rage! Mais quand on voit le gentil paladin Resplendissant sous la brillante armure, L'espoir renaît, le patron se rassure, Et fait voguer à bord son brigantin Où Richardet saute sur sa monture. Il leur raconte alors par le menu Tous les détails de cette horrible crise, Et comme enfin, fortune qui ne prise Que les grands cœurs, a servi sa vertu. A son aspect, on s'étonne, on admire L'éclat divin dont il est revêtu; On croit rêver, on croit être en délire. Dans ce moment le héros s'aperçoit D'un sac qui pend à l'arçon de sa selle: Un petit sac. Richard l'ouvre; il y voit Certain papier d'écriture fort belle En langue turque: et c'était bagatelle Pour Richardet; car il savait le fin De tout langage, hormis du chaldéen. L'écrit disait: « Ces armes enchantées, « Ce beau coursier, sont l'ouvrage des fées; « De celles-là qui savent tout au mieux « S'assujettir les lois de la nature. « Elles sont cent qui vinrent en ces lieux « Pour y placer cette brillante armure « Et ce cheval, qui seuls peuvent tous deux « Mettre à néant les œuvres d'Origile. » Ce même écrit déduisait à la file Tous les motifs de la haine des cent. J'en noterai deux ou trois entre mille: Une forêt changée en guet à pend; La liberté ravie à tout passant; Et, sans égard aux lois de la nature, L'amour trahi par vilaine imposture. Mais le papier promettait un vengeur, Disant: «Heureux qui sera possesseur « Du beau cheval et de la belle armure! Puis un postscript en petite écriture Disait pour quoi dans l'ile que voilà Etait le charme. On s'assurait par là Qu'on ne verrait qu'une vertu bien pure Vaincre le monstre et finir l'aventure. Mais du héros on exige un serment Dont le papier donne le formulaire: Tout irait mal sans ce préliminaire; L'armure même et le cheval charmant, Loin de servir, feraient tout le contraire, Quand on ira, non pas pour prendre l'air Dans la forêt, mais pour mettre en poussière Le vilain monstre et les outils d'enfer. Richard prêta son serment haut et clair Au beau milieu de sa chiourme entière; Et dans l'instant les éclats du tonnerre Se font entendre à gauche de la nef. On en compta cent se suivant en bref; Et sur cela les personnes sensées Avec raison conclurent de leur chef Que c'était là le signal des cent fées. Soudain Richard va presser son patron Pour aborder la forêt d'Origile. Il faut courir jusqu'au centième mille, Dit le nocher; mais le vent paraît bon. Que fait Richard? Il va lâcher la bride A son coursier; puis veut qu'au haut des mâts Un sentinelle incessamment réside Pour observer si l'on n'aperçoit pas Quelque buisson. Va, poursuis ton voyage A la faveur et des flots et du vent, Amant loyal: je te quitte un moment; Mais si je puis débrouiller mon ouvrage Enchevêtré de tant d'autres objets, Je reviendrai te joindre en diligence Dans la forêt. En attendant, je vais Trouver Renaud et Roland dans la France Où tous les deux sont arrivés de frais. [***] On leur apprend que Charle est en Espagne, Et tous les deux se mettent en campagne Pour y courir: chacun sur un roussin Bon travailleur et mangeur de chemin. Impatients de signaler leur zèle Par des exploits dignes de Charle et d'eux, Leur déplaisir est de n'avoir point d'ailes. Près de Grenade ils arrivent tous deux, Précisément le jour de la bataille Que des payens l'innombrable canaille Allait livrer aux chrétiens peu nombreux. Le pavillon du roi frappe les yeux Du bon Roland; il y court, il se presse: Le trait qui vole aurait moins de vitesse, Lancé de loin par un bras vigoureux. Le noble comte embrasse avec tendresse Son empereur: Renaud en fait autant; Et dans l'armée aussitôt qu'on apprend Qu'elle possède et Renaud et Roland, On veut combattre, on court: c'est un délire. Les sarrasins sont pressés, déconfits; Et les chrétiens en font un tel hachis Que vainement le voudrais-je décrire. J'aurais ici maint beau fait à vous dire, Et Garbolin me fournit bien de quoi; Mais le beau sexe est toujours en émoi Au moindre mot de guerre, de blessures: Il ne lui faut que tendres sentiments, Doux entretiens ou querelles d'amants. Je veux pourtant, parmi tant d'aventures De la bataille, en conter une ici Pour n'avoir pas taxe de négligence. Un sarrasin était de corpulence Si monstrueuse et d'un tel gabari, Qu'à chaque pas il ébranle la terre; Et ses deux bras sont si démesurés, Que de la main ramassant une pierre Il reste encor tout droit sur ses deux piés. Ses doigts étaient à peu près longs d'une aune, Et recouverts de gants dont le cuir jaune Etait armé de gros ongles d'acier Déchirant tout, même quand la féerie Aurait doué l'armure et le guerrier. Près de sa lance, un sapin je parie Ne paraîtrait à vos yeux qu'un fuseau: A chaque coup il creuse un précipice; A chaque coup il fait le double office De fossoyeur ensemble et de bourreau. Voici le monstre, il accourt: c'est-à-dire, Il fait trois pas, et fait dans ces trois pas Près d'une lieue. On croit être en délire Voyant cela. Moi je n'en fais que rire: Proportion est dans tout ici bas. Que par plaisir un jour la providence Veuille donner des pieds à l'Apennin, Oh! qu'en trois pas il ferait de chemin! Quand l'animal, la vivante montagne Dont Dieu se sert pour châtier l'Espagne, Eut ajambé jusqu'au lieu des combats, De la main droite il tourne sa baguette En moulinet. Ce fut un méchant plat Pour les chrétiens; et puis il en abat De l'autre main par minute complette Plus d'un millier. Or ma foi c'est ici Que j'ai besoin, Apollon mon ami, D'être éclairé de ta vive lumière. Sur mon esprit répands-la toute entière, Et que ma voix puisse avec dignité Faire passer à la postérité Tous les détails d'une si grande affaire. Le géant prend le pavillon entier Où se tenaient autour de Charlemagne L'anglais, l'hermite, et maint autre guerrier Venu comme eux pour faire la campagne. Il enleva la charpente, les toits, Tout l'attirail, comme si dans ses doigts Il n'avait eu qu'un paquet d'allumettes; Puis mit le tout auprès de ses lunettes Pour le mieux voir. Lors Roland et Renaud, Voyant ses mains qui s'élevaient si haut Sautent dessus, chevauchent à merveille Chacun un bras, et d'une ardeur pareille Vont dépeçant les brassards du payen. Leur trempe était excellente, mais rien Ne put avoir force de résistance: Soit par l'effort des paladins de France, Ou que le ciel voulût au roi chrétien Donner secours. Déjà plus d'une maille Vole en éclats; déjà plus d'une entaille Dépouille à nu la chair au pli du bras: (car c'est l'endroit où le duo travaille). Mais, dit Roland, nous n'achèverons pas Jusqu'à demain; il y faudrait la scie. Sur quoi Renaud s'adresse en litanie A tous les saints, implorant leur appui Pour que son fer réussisse aujourd'hui A dépecer cette énorme carcasse, D'os et de chair épouvantable masse. Le monstre voit bientôt couler le sang De ses deux bras: il blasphème, il s'emporte; Mais c'est en vain qu'il veut fuir le tranchant Des paladins: la partie est trop forte: Ce sont couteaux qu'on ne peut émousser, Et travailleurs qu'on ne peut repousser. En même temps ils terminent l'affaire De leur manœuvre aux coudes du géant, Dont par moitié les bras tombent à terre, Les mains avec. Ce fut triple accident: Car les deux mains entraînent dans leur chute Le bon roi Charle; il fait la culebute Avec les siens, si bien qu'on le croit mort. Mais son bon ange en eut soin; et d'abord Le pavillon prend si bien ses mesures En trébuchant, que par un coup du sort Charle et les siens gardent mêmes postures. Charle s'étonne; il ne sait pas encor Comment sa tente est à bas: il en sort: Il sort; il voit étendus sur le sable Les bras coupés, vrais soliveaux de chair, Et puis il voit les deux cousins en l'air Sur les moignons du colosse effroyable Bien à cheval, et jouant bien du fer. Ils besognaient tous deux de grand courage, Mais ils ont tant à couper de charnage, Que pour mener le colosse à trépas, Le jour entier pourrait ne pas suffire, Ils en ont peur; mais voici des soldats Que fait venir à point Charle leur sire, Leur enjoignant de scier les jarrets De l'animal. Ils se mettent après Avec ardeur, brûlant tous de l'abattre; Et d'autre part les braves paladins, De leurs couteaux qu'ils tiennent à deux mains, Autour du cou travaillent comme quatre. Le monstre alors se voyant tailladé Si fort au vif, hurle en vrai possédé. Il s'affaiblit, il s'ébranle, il chancelle Comme un vieux pin que la hache morcelle Quand elle l'a fendu plus d'à moitié. Il se tortille, il s'affaisse, il succombe; Et par ma foi durant le temps qu'il tombe On dirait bien tout un Miserere. Le géant mort, la payenne cohue Perd tout espoir et disparaît soudain, Mise à néant par la peur qui la tue; Ainsi qu'on voit par un soleil serein Neige d'avril en un clin-d'œil fondue. Le roi tout seul se tient ferme et rugit Comme un lion blessé qui sur la place Reste gardant sa rage et son audace: Il défiait tour à tour au conflit Chaque chrétien. Astolphe qui s'avance Est le premier; mais, hélas! par malheur Il n'avait pas sa redoutable lance; La lance d'or, outil toujours vainqueur. Le roi payen s'appelait la Terreur Parmi ses gens. Son vrai nom c'est Ulasse; Mais dans l'armée et dans la populace Le sobriquet annonçait sa valeur. Soudain tous deux jouant du cimeterre A qui mieux mieux, se portent des coups surs Dont se fendraient les chênes les plus durs. Quand celui-ci tombe-t-il donc à terre, Disait Ulasse? Et le duc d'Angleterre Disait: Par Dieu, les pavés et les murs Résisteraient moins qu'une telle béte. Dans leur fureur tous deux perdent la tête; A chaque coup ils s'inondent de sang. Pour faire court, ils s'écharpèrent tant Que le roi maure enfin tomba sans vie. Le duc anglais ne valait guère mieux; Un œil perdu, la poitrine blessée En trois endroits, et la gorge percée: Déjà la mort s'annonce dans ses yeux. On l'environne; et Roland qui s'avance Pour l'assister, lui dit à haute voix: Tu fis à Dieu sans doute mainte offense, Mais garde-toi de perdre l'espérance De ton salut: le Sauveur sur la croix Te tend les bras en signe d'indulgence: Mille péchés répétés mille fois Sont effacés par vive repentance. Ferragus vient aussi dire son mot De pénitence, en véritable hermite; Mais le mourant: Va, fuis, race maudite; Ton procès est dans les mains d'Astarot, Lui cria-t-il. Roland repart: Mon frère, Sois humble et doux sans mal penser d'autrui, Eut-il été scélérat et demi, A Dieu tout seul est réservé d'en faire Le jugement. Sur quoi l'Anglais repart: Quand j'ai nommé Ferragus un pendart, Ai-je donc fait quelque mal, je te prie, Disant le vrai? n'est-ce pas bien son cas? A ce propos Ferragus s'humilie, Et tout contrit il marmote tout bas: Je le confesse, Astolphe ne ment pas. Je suis pécheur, lui dit-il; mais qu'importe A ton salut? faut-il quand je t'exhorte Me mépriser? Je ne vois point pour toi De confesseur: dis-moi ta coulpe à moi; Car autrement c'est mal mourir. Sans doute, Reprit Roland: il t'importe fort peu En ce moment que celui qui t'écoute Soit pur ou non; tu parles à ton Dieu. Disant cela, Roland s'éloigne, et laisse Discrètement Astolphe sans témoin Dire son fait. La mort n'était pas loin; Astolphe meurt. On le lave; on l'encaisse, Le parfumant, l'embaumant avec soin, Pour le porter aux marches d'Angleterre; Puis sur la caisse on écrivit ceci: « Le corps d' Astolphe est en dépôt ici. « Vaincu, vainqueur en cent lieux de la terre, « Tant qu'il vécut il fut souvent en guerre; « Il l'aimait fort, et les dames aussi. « Sans doute il est dans la gloire éternelle: « Il a péri victime de son zèle « Pour l'évangile, immolant un grand roi, « Le fier Ulasse ennemi de la foi. » Ferragus vient chanter la sainte messe Sur un autel dressé près de la caisse; Puis à son camp Charles fit un discours Au grand honneur du duc, dont le secours Ne lui manqua jamais dans la détresse. Le bon monarque avait la larme à l'œil Disant cela; puis après tout ce deuil On s'en alla dîner selon l'usage. On s'égayait, quand tout-à-coup un page Vient avertir qu'on voit dans le lointain Des gens nouveaux venir assez grand train. Charles mettant la tête à la fenêtre: Vraiment, dit-il, ces gens qu'on voit paraître, Ce sont géants, et peut-être les fils De celui-là qui fit ici le maître, Et que si bien les cousins ont occis. Sur ce propos Ferragus met la tête A la lucarne; et puis comme un vrai fou: Cher Fracasse, cria-t-il, cher Tempête! Est-ce bien vous que je revois? et d'où Arrivez-vous? Il criait à tû-tête, Et fit tinter les oreilles du roi Qui doucement le pria de se taire, Ou de parler d'autre ton; car le braire, Dit-il, fait mal aux vieillards comme moi. Comme il parlait, Tempête se présente A la fenêtre en dehors; car la tente N'a pas de porte assez haute. Et voilà Que le bon roi d'humeur si bienfaisante Lui fait accueil, ravi de le voir là. D'où venez-vous, lui dit-il, vaillant homme? Le géant dit: Nous arrivons de Rome, Nous faisions route au pays africain Avec Richard, Rolandin, Rinaldin, En même nef. Dès qu'on fut au rivage, Les trois héros sautèrent sur la plage: Nous dormions, nous; et le patron maudit Vira de bord, et nous laissant au lit Remit en mer; il craignait notre taille Et notre force en un cas de bataille Contre son roi. C'est de ce jour amer Que nous avons erré, battu la mer Seuls tous les deux: car, sans qu'on le remarque, Sournoisement le nocher se débarque. Nous prîmes terre ensuite au port d'Oran, D'où navigeant tout droit en Italie, A Rome enfin sans aucune avanie Nous arrivons le jour de saint Clément. Bon, dit le roi; vous conterez le reste Une autre fois; allez-vous-en dîner. Et les géants y furent sans conteste. Charles alors songeait à retourner Dans son royaume, et tout haut il l'annonce. Puis il s'en va prendre congé d'Alphonse Qui jouissait de voir tout son pays Hors de péril et purgé d'ennemis. Il voudrait bien conduire à la frontière Le roi français; mais Charles s'en défend, Et sans tarder il part avec son camp. Laissons-le aller. Reprenons la matière Que nous avons laissée à mi-chemin: Allons chercher Rolandin, Rinaldin, Tous deux pareils au grand dieu de la guerre, Et leurs moitiés qui ne les quittent guère. [***] Richard parti, le quatuor charmant S'en va par mer tout droit à Cafrerie, Et par malheur débarque justement A la forêt qu'infeste la magie. Lirine accourt alors au devant d'eux Avec Despine; et soudain toutes deux Etroitement embrassent les deux belles Que les Zéphirs enlèvent par les airs, Et leurs époux disparaissent pour elles. Rinaldin dit: Quel diable de revers! Ma femme au ciel! et qu'en veut-on donc faire? Moi, mon cerveau s'épaissit et s'altère, Dit Rolandin, et nous serons tous deux Incessamment coiffés comme les bœufs. De Jupiter tu sais ce qu'on raconte: Les autres dieux n'ont ni pudeur ni honte; De leurs bâtards ils ont peuplé les cieux. Bon! tout cela ce sont des contes bleux, Et vrais fagots que nous ne pouvons croire Etant chrétiens. Mais c'est, dit Rinaldin, Fait de magie, et tout de la plus noire. Disant ces mots, il a l'air d'un lutin, Battant des mains comme un fou. Beau cousin, Dit Rolandin, mauvaise échappatoire, Si c'est le diable au lieu du vieux Jupin Qui nous inscrit à l'infâme grimoire Des encornés. Marchons par le chemin Qu'ont pris en l'air nos épouses chéries; Retrouvons-les au péril de nos vies. S'il me faut perdre un objet tant aimé, J'aimerais mieux cent fois être assommé. Rinaldin pleure, et fait plus triste mine Qu'un patient que le bourreau mâtine. Les deux époux se mettent en chemin. Ils avaient fait à peine un quart de mille, Que devant eux ils avisent un pin, Un pin qui marche; et sur l'arbre mobile Miaule un chat gros comme un mannequin. Forêt qui marche et femme qui s'envole, Dit Rolandin, ma foi rien n'est si drôle. Tous deux alors tirant leurs coutelas, A poings fermés travaillent sur la plante. Tout aussitôt le chat qui saute à bas, Sur le cimier de Rolandin se plante, Le tiraillant pour mettre à nu le chef Du paladin qui défendant sa tête, Et des deux mains serrant au cou la béte, Fait de son mieux pour l'étrangler en bref. Puis Rinaldin s'en vient avec sa lance De part en part lui transpercer la panse. Le chat trébuche, et se change en tombant: C'est un dragon; sa tête est un volcan Lançant la flâme et donnant la berlue. Le pin s'agite, et sa tête touffue De fruits de bronze inonde en un instant Tout l'environ. Vous avez vu des gardes Ranger le peuple avec leurs hallebardes, Les appuyant sur les pieds des badauds Qui font la foule au milieu d'une rue Pour voir passer ou pape ou cardinaux: Tel va le pin, piétinant les héros. A l'esquiver chacun d'eux s'évertue; Mais de partout ils ont trop d'embarras: Ici le pin, et le dragon là-bas; Et puis encor la grêle continue Des fruits de bronze: effroyable verglas. Les deux héros ne s'en émeuvent pas; Ils savent bien que leur armure est telle Que rien ne peut les mener à trépas; Et tout cela leur semblant bagatelle, Ils vont toujours frappant à tour de bras. Alors le pin tombe la tête en bas, Devient un lac, et porte une nacelle Que sur les eaux gouverne une pucelle, Et qui va, vient, tourne, vogue à son gré. Les deux cousins d'un air délibéré Sautent dessus, et le vent qui s'élève Les porte au loin. A peine ils sont passés, Que Richardet arrive sur la grève, Et maints bateaux par les Zéphirs poussés Viennent à bord conduits par des donzelles. Dire à quel point elles sont toutes belles, Je ne le puis; et je vais laisser là Nymphes, Zéphirs, bateaux et cetera. La nuit approche, et dépliant ses voiles Me fait, je crois, déjà voir les étoiles. CHANT XX.Richard arrive à son tour dans la forêt magique. Il est entouré de séduisantes demoiselles auxquelles il va s'abandonner quand le cheval les empêchent de le désarmer. Doutant de Despine, il rencontre Maugis qui lui explique tout.Charles, revenant de Grenade, traversant les Pyrénées. Il s'arrête auprès d'un couvent de demoiselles. Ferragus enlève la belle Almérine et l'entraine dans la forêt. Roland les retrouve et veut tuer le lubrique moine. Renaud le châtre. Ferragus est soigné et exorcisé non sans mal car les diables prennent l'apparence de filles tentantes. Il meurt. Le diable fait actes miraculeux, Pour peu que Dieu le veuille laisser faire. Ajoutez donc foi toujours bien entière A tous récits de ses tours merveilleux! Il est malin, et toujours sans paraître Vous laissera seulement à connaître Fée ou sorcier comme auteurs de ses coups; Regardez bien; vous y verrez la griffe. Fée ou sorcier semblent conte apocryphe A bien des gens, mesdames, comme à vous. Ignore-t-on qu'au jour de sa disgrâce, Chassé du ciel, Satan ne perdit pas Les facultés des esprits de sa classe? Et c'est assez pour briser en éclats Tout l'univers tandis qu'un instant passe. Nos livres saints ne nous parlent-ils pas En cent endroits de sorciers, de sorcières? Et puis, pourquoi l'eau bénite qu'on prend Dans une église? et pourquoi des prières Sur une cloche alors qu'on la suspend? Demandons-nous à Dieu pour le battant Et pour la corde un heureux exercice? Demandons-nous pour la cloche un beau son? Non; tout cela ne tend avec raison Qu'à nous garer de quelque maléfice. [***] Le temps me manque, et je suis obligé De retourner à la forêt; à celle Où Richardet se trouve bien logé Au bord d'un lac de structure nouvelle. Je ne vous puis achever ma leçon; Mais, en un mot, partout on voit des fées, Ainsi qu'on voit en toutes les contrées Poil au lapin, écailles au poisson. Nous n'en avons que trop de cette race; Et plût à Dieu qu'elle fût moins vivace! Richard aimait à lorgner tour à tour Du bord de l'eau les jeunes demoiselles, Leurs jolis traits, leur taille faite au tour, Et leur beau sein où séjourne l'amour. Toutes alors sortant de leurs nacelles En souriant l'entouraient à la fois. Richard s'arrête à la blonde, à la brune, L'une après l'autre, et brûle pour chacune, Ne sachant pas entr'elles faire un choix. L'une plus fine et d'esprit plus matois Vient l'agacer, le regarder en face, Prend une lyre et prélude avec grâce; Puis fait entendre une charmante voix. « Dépouillez-vous, beau guerrier, disait-elle, « De cette armure, et restez avec nous. « Laissez les gens de petite cervelle « Suivre la gloire, et comme de vrais fous « Souffrir la faim, la soif, chercher les coups: « Dans leurs beaux jours ivres de la fumée, « Frivole espoir de vaine renommée « Après leur mort. Le dieu Mars et sa sœur « Sont tous les deux le fléau de la terre; « Et l'on n'y peut goûter quelque douceur, « Si par hasard tous deux à contre-cœur « Ne sont oisifs, et ne manquent de guerre. « Heureux qui met dans la paix son bonheur! « La douce paix est la source féconde « De tous les biens qui se trouvent au monde. « Aimable paix, doux présent de Jupin, « Qui, permettant que les moissons mûrissent, « As écarté les horreurs de la faim; « Toi que Vénus et les Grâces chérissent, « Viens éclairer ce jeune aventureux, « Et fais-lui voir que le métier des armes « Ne convient pas à qui veut être heureux. « Qu'il se détrompe, en admirant tes charmes, « Tes blonds cheveux d'olive couronnés, « Négligemment en boucles contournés, « Et tes beaux traits qui sans art, sans parure, « Ne veulent rien devoir qu'à la nature; « Qu'il s'attendrisse aux accents de ta voix: « Accents si doux, qu'en allégresse pure « Ils changeraient la plus âpre torture. « Si la beauté près de lui perd ses droits, « Si ton parler n'offre rien qui le touche, « Peins-lui les traits de la guerre farouche « De toutes parts dégoûtante de sang, « A tous périls avec fureur poussant « Ses serviteurs, et n'ayant pour guitare « Dans ses concerts, que le clairon barbare. » Comme Richard écoutait la chanson Avec plaisir, les autres péronelles Viennent à lui, l'entourent sans façon: Elles comptaient le désarmer entr'elles, Et l'auraient fait, si par bons coups de pié Le beau cheval ne les mettait en fuite. Elles s'en vont se rencogner bien vite Dans leurs bateaux; et là, plus d'amitié; Toutes voudraient voir Richard en canelle. Ainsi nos chiens fuyant la dent cruelle Du sanglier, ou le front du taureau, Vont à l'écart mettre à couvert leur peau, Hurlant toujours, faisant le diable à quatre, En attendant qu'ils reviennent combattre. Chacune prend une flèche, et la met Sur un arc d'or dont chacune est parée; Chacune veut lancer à Richardet, Et la première et la plus acérée. Il en reçoit ensemble un magasin Sans qu'une seule entame son armure: Elle est trop forte, et sa trempe est trop pure; La foudre même y tomberait en vain. A cet aspect, les nymphes ébahies Sautent dans l'onde, y plongent bien et beau, Ainsi que font grenouilles ahuries Au moindre bruit qu'on fait au bord de l'eau. Richard s'émeut: il fait entrer sa bête Dans le canal. Jusqu'aux genoux d'abord; Puis il la met à la nage, et s'apprête A traverser bientôt à l'autre bord. Mais, comme on voit au jeu de la becquée Le villageois ouvrir un large bec, Et n'attraper, au lieu d'œuf, qu'un bois sec Dont il se sent la mâchoire piquée; Il fuit, il court comme un lièvre qui part Chassé du gîte: ainsi le bon Richard, Qui se croit près de sauter sur la plage, En voit jaillir des tourbillons de feux. Le beau coursier se remet à la nage; Et Richardet, comptant réussir mieux, Le fait nager vers un autre abordage. La béte est leste; elle atteint le rivage En un clin d'œil; mais le vent est trop fort: Vent fait exprès, souflant de telle rage Qu'il la rejette auprès de l'autre bord. Richard s'obstine; il ne craint pas la mort. A tous périls il tente le passage En cent endroits, et n'est pas plus heureux. Lors, délivrant de tout sujet d'ombrage Son bon cheval, il lui couvre les yeux D'un linge épais; et puis, piquant des deux, Il va braver la fumée et les feux Qui l'avaient fait tantôt plier bagage. Sans hésiter il se jette au milieu De l'incendie, et traverse le feu Sans en souffrir. L'embrasement s'appaise, Laissant odeur de l'infernale braise Aux environs. Alors le cavalier, Rendant la vue à son brave coursier, A travers champs le fait courir à l'aise Jusqu'au sommet d'un mont. Ce mont charmant, Du printemps même est, je crois, la patrie: Du haut en bas la pente en est fleurie, Et ce sont fleurs d'acabit surprenant. Simple Nature en est seule la mère, Et seule encore en est la jardinière. Avec amour les faisant prospérer. Toutes nos fleurs, anémone, jonquille, Rose, lilas, jasmin, tout ce qui brille Dans nos jardins et s'y fait admirer; Là vous diriez, qui les voudra les prenne, Et pour deux sous en donneriez centaine: Tant par l'éclat, le parfum, les couleurs, Les fleurs de là l'emportent sur nos fleurs! Une y brillait, et, si je l'ai bien vue, C'est un muguet. Il avait la hauteur D'un beau cyprès, et sa tige menue Laissait flotter les cloches de la fleur De la plus pure et parfaite blancheur, Où les oiseaux posés sur le branchage, Et les zéphirs agitant le feuillage, Formaient ensemble un concert enchanteur. Pour peu qu'on ait une once de cervelle, On voit par-là si la prairie est belle. Richard descend, attache son coursier A ce beau brin de muguet singulier; Et ne songeant qu'à la beauté qu'il aime, Triste et plaintif il se dit en lui-même: Sans doute ici les trois sœurs de l'Amour, Et lui peut-être, habitent ce séjour! Et moi j'y meurs; je n'y vois pas Despine: Elle en est loin, et c'est pour ma ruine: Je suis peut-être effacé de son cœur. A tel oubli toute femme est encline, Quand elle est loin de son premier vainqueur. Esprit volage est leur lot; et Despine, A qui le ciel donna beauté divine, Eut part sans doute au vice général: Si je lui plus, un autre peut lui plaire. L'Amour voltige, et l'on ne fait pas mal De nous le peindre avec aile légère. Et puis, quel est le nœud que ne desserre Le laps de temps? Constance n'est qu'un nom; La chose même, où la trouvera-t-on? Ce ne sera, certes, chez les femelles, Et moins encor sera-ce chez les belles. Despine osa mépriser Sarpedon; Elle aima mieux, tendre et fidèle amante, Elle aima mieux qu'on l'enterrât vivante, Que de se voir une couronne au front Par cet hymen. Je ne dis pas que non; Mais je ne puis la croire encor constante. Peut-être elle eut haine de l'Africain; Ce fut dégoût peut-être, ou bien dédain, Entêtement, caprice féminin. Peut-on juger qu'une femme est fidelle Sans l'avoir vue exposée aux amants? Et dites-moi, s'il vous plaît, quelle est celle Qui se défend au milieu d'eux longtemps? Vous le savez: plus une femme est belle, Et plus sa vue attire de galants. Despine en a des milliers autour d'elle, Et de son cœur elle m'aura banni. Ainsi Richard raisonnait à part lui Quand tout-à-coup il se trouve en présence D'un beau vieillard d'imposante apparence Qui vient à lui, par son nom l'appelant D'un son de voix si doux, qu'il fait entendre Je ne sais quoi d'amical et de tendre. Soudain Richard, comme se réveillant, Fixe le vieux, et sans peine s'avise Qu'il voit Maugis, ses traits et sa devise. Imaginez le transport de Richard A cet aspect: je ne le puis décrire. Il s'attend bien que le sage vieillard Va lui donner les détails qu'il désire Sur sa Despine; et, le pressant de dire Ce qu'il en sait, montre tout l'intérêt Qu'y prend son cœur; mais le vieillard se tait. Maugis se tait; Richardet en soupire, Et lui demande en tremblant de l'instruire. Maugis répond: Elle trahit sa foi; Elle a conçu telle haine pour toi Que sous ses yeux si tu perdais la vie Elle en rirait. Despine est en folie, N'aimant plus rien qu'une nymphe jolie Qui de son cœur devient l'unique objet. S'il est ainsi, s'écria Richardet Tout consolé, je cesse de me plaindre. Un beau garçon me paraissait à craindre; Il m'aurait pu jouer un mauvais tour. Mari tortu, louche, et gueux en guenille, Est mieux, je crois, le fait de toute fille Qu'une Vénus dans ses bras nuit et jour. Rassure-toi, dit Maugis: ta Despine Est par magie éprise de Lirine. Je te promets qu'avant la fin du mois A ton amour elle rendra ses droits, Mais il y faut travaux de longue haleine; Ces œuvres-là ne se font pas sans peine. Que je te sais, Richard, heureux d'avoir Et cette armure, et ce beau coursier noir. Tu succombais sans cela dans l'affaire. Ici mon art a fort peu de pouvoir; Et cependant, seul que pourras-tu faire Si de quelqu'un tu n'apprends le mystère De la forêt, qu'on nomme avec raison Forêt magique, où commande Pluton? Monte à cheval, et ne quitte la selle En aucun cas. Si tu perds ton coursier, Du blanc au noir ton sort change en entier: N'espère plus de jamais voir ta belle, Non: tu vivras toujours ignoré d'elle Comme de tous; et dans ce lieu d'horreur Tu vieilliras, tu mourras sans honneur. Cet animal possède un talent rare: Avec ses pieds, ses deux pieds de devant, Il vient à bout de tout enchantement. Tour ou rocher, fleuve, torrent ou mare, Rien ne l'arrête; et des gouffres profonds Pleins jusqu'au bord de serpents, de dragons, Il vous les passe en si leste manière, Qu'on le croirait sur un pont. Si pourtant Vous le voyez retourner en arrière L'air effrayé, c'est le bien de l'affaire; Laissez-le aller; il a fin jugement: Tant la féerie eut soin en le formant De le douer! Aussi lui voit-on faire Choses vraiment d'adresse singulière Qui feraient honte au meilleur artisan. Je ne dirai qu'un mot de ton armure: Elle est si forte, et si fine, et si dure, Qu'avec sa hache ou bien son coutelas Le grand dieu Mars ne l'entamerait pas: Que Jupin même y lance le tonnerre Qui sous les pieds des Titans orgueilleux Brisa les monts accumulés par eux, Il n'y fera que de l'eau toute claire. Tout au rebours, tu ne peux rencontrer Rien qui résiste à l'épée, à la lance Dont tu jouis; et l'on sait ta vaillance. Sois donc content, et songe à t'honorer Par grands exploits. Endurcis-toi d'avance: On n'acquiert pas tant de biens sans souffrance; Mais à la fin la céleste faveur Te comblera de gloire et de bonheur. Tandis qu'ainsi le bon Maugis pérore, Déjà Richard est en selle, et lui dit: Fais-moi revoir la beauté que j'adore, Mon cher cousin, ou j'en perdrai l'esprit: A ton refus il faudra que je meure. Allons la voir, dit Maugis, tout à l'heure. Disant ces mots, il se transforme en nain; Et chevauchant un beau petit roussin Qu'il fait paraître à l'instant par machine, Avec Richard il va chercher Despine. Mais je m'entends appeler autre part: J'y vais courir, ou plutôt je m'y traîne. Oui, je dis bien; car ce n'est pas sans peine Que j'abandonne ici le beau Richard. S'il vous déplaît de les laisser derrière, Vous en aurez plus de plaisir, j'espère, A les rejoindre; et ce sera dans peu. Nature veut qu'ici bas tout varie, Changeant sans cesse ou d'état ou de lieu: C'est son secret; c'est par cette industrie Qu'elle nous plaît. Je voudrais seulement Voir un peu moins sujette au changement Certaine chose; et c'est à vous, mesdames, Que je le dis. Nature à tout moment Change de forme ou d'aspect, et vos âmes Changent encor plus qu'elle, et plus souvent. Que nous vissions de la constance aux femmes, Elles seraient le bonheur, l'ornement De notre vie; et c'en est le tourment. Si Dieu n'avait créé femme ni fille, Et qu'on peuplât par œuvre d'estampille, Qu'il ferait bon pour nous vivre ici bas Sans ce fléau de l'amoureuse flâme. Mais justement Dieu ne le permit pas; Et pour tenir l'homme dans les tracas, Il lui donna pour compagne la femme: Il la créa d'acabit si méchant Qu'elle nous fait damner à tout moment. J'en eus ma part, et je sais bien qu'en dire; Amour me tint jadis sous son empire. Mais retournons en Espagne à présent, Finissons là ce discours trop sincère: A quelques-uns il pourrait ne pas plaire. [***] Suivi des siens, Charles marchait en deuil Vers ce grand mont qu'on nomme Pyrénée; Et les géants au centre de l'armée Portaient le corps d'Astolphe en son cercueil. Là Ferragus en guise de bannière Tenait la croix, et marmottait à Dieu, Chemin faisant, quelque bout de prière Pour le défunt, qui n'aurait pas beau jeu S'il n'avait pas secours de meilleur lieu. On termina la sainte promenade, La nuit tombante, au terroir de Grenade; Et l'on campa tout au tour d'un château Où prend sa source un pur et clair ruisseau, Le Guadalin, dont la crue est si preste, Que quand il croît, la fille la plus leste N'ose risquer au gué ses cotillons. Charle en ce lieu planta ses pavillons, Et la contrée en fit fête éclatante. Le diable veille, et plus nous travaillons A nous régler, plus sa malice augmente. Il voit l'hermite avec un air contrit Qui de ses pleurs efface ses souillures; Et lui tendant des embûches trop sures, Tout de nouveau lui fait perdre l'esprit. Près de la place où Charle avait sa tente, Etait assis un céleste couvent. Il y venait demoiselles d'Espagne De tous côtés: elles étaient un cent. On mit Astolphe au chœur de leur chapelle: Charles voulait le voir à tout moment; Et Ferragus fut mis en sentinelle Près du cercueil entre chaque géant. Là toute fille est mise simplement, Mais ne fait point le vœu d'y rester fille; Et cependant peu veulent un époux. Dans la maison les travaux de l'aiguille Et du fuseau, leur semblent assez doux Pour les fixer. Elles n'ont point de grille, Et le château leur ouvre ses abords; Quelquefois même elles vont au dehors. Là se trouvait alors une pucelle, Espèce d'ange: elle était aussi belle. C'était le fruit de l'hymen clandestin D'une Espagnole et du roi sarrasin Que dans Séville on vit amoureux d'elle: Il gouvernait alors en souverain Une moitié d'Espagne toute entière. Ce roi payen mit sa fille au couvent. Tout lieu de garde est trésor pour un père. Le jardinier qui soigne un jeune plant Ne manque pas de l'entourer d'épine Pour le soustraire à la dent assassine Des animaux; et par même raison Fillette doit être en sûre maison Comme un trésor dérobée à la vue; Sans quoi bientôt elle perd son renom, Et la plus belle est une fleur perdue. Almerina, cet ange du couvent, Vient le matin saluer Charlemagne; Et le troupeau des vierges l'accompagne. Elle paraît dans ce troupeau charmant Comme la lune au milieu des étoiles, Ou bien la rose au milieu d'un jardin Entre les fleurs. Elle n'a pas le teint Du roi son père; et sa peau sous les voiles A la blancheur du lait et du satin. Renaud, Roland, le vieux Charles lui-même, A son aspect sentent je ne sais quoi Qui les émeut, les trouble; mais le roi Tout aussitôt par sagesse suprême Eteint ce feu naissant; et Roland même, Qui craint d'en perdre une autre fois l'esprit, Sait mettre un frein à son désir subit. Changeant alors de mœurs et de système, Renaud maîtrise aussi son appétit: Renaud fut sage, Almérine partit. Les meilleurs chiens quand la chasse est finie. Cessent soudain des efforts superflus: Tels les héros, quand la belle est sortie, De la revoir n'ont plus la moindre envie, Et même entr'eux ils ne s'en parlent plus. Il n'en fut pas ainsi de Ferragus: Quand par le temple il vit passer la belle, Il se sentit en feu jusqu'à la moelle. La foudre fait, quand elle tombe à plomb Sur paille sèche, un ravage moins prompt. L'audacieux veut tirer la donzelle De son couvent pour s'enfuir avec elle, Et puis après en faire à son plaisir. On le laissait s'introduire à loisir Dans la maison sous son habit d'hermite. Sales haillons, cordon, barbe maudite, Comme par vous tout le monde est déçu! Chacun vous croit enseignes de vertu; Chacun s'y fie, et sans soupçon vous donne A lui garder, ses trésors les plus chers. Je sais fort bien qu'en tant de sacs divers On en verra dont la farine est bonne; Mais ceux-là sont au cloître, et ne vont pas Courant le monde. O divine justice! Qui te retient d'exterminer un tas De francs vauriens bons à mettre en saucisse? Mais j'ai l'espoir qu'on te verra dans peu Leur faire droit en les jetant au feu. Tu brûleras avec eux, avarice, Fraude, luxure, ignorance, malice, Hypocrisie, orgueil, et trahison De frère à frère; enfin tout vilain vice: Car sous le froc ils sont tous à foison. Le monde alors purgé de cette peste, En deviendrait à coup sûr bien meilleur. Pardonnez-moi, vous grands saints que j'atteste, Si de vos gens je parle avec humeur. Bien humblement (et je vous le proteste Au nom du Dieu qui remplit votre cœur) Je baiserais et le cloître et la trace De vos enfants, j'en chérirais la race, Je ne dis pas s'ils étaient comme vous, Mais s'ils étaient moins méchants et moins fous. L'hermite a vu qu'Almérine la belle A sa cellule attenant le jardin. La nuit venue, il se met en chemin, Ouvre l'enclos, et vole à tire d'aile A la chambrette où dormait la pucelle. Elle était seule: il l'éveille, et soudain En lui fermant la bouche d'une main, Sur son épaule il emporte Almérine Au plus profond de la forêt voisine. Ce forfait-là me donne un tel chagrin, Qu'à sa forêt je laisse le vilain, Et je retourne au château grenadin. Déjà la nuit emportait sous ses voiles, En s'enfuyant, et l'ombre et les étoiles; Déjà l'aurore animait son beau teint En s'éveillant, et parait son beau sein Du vif éclat de la rose nouvelle. La villageoise emplissait son écuelle De lait nouveau, doux trésor du matin, Qui va bientôt enrichir son ménage De lait caillé, de crème et de fromage. Soudain éclate un bruit inattendu Dans le couvent; et l'on juge à l'entendre, Que le pareil ne s'est pas entendu Depuis le jour qu'Ilion mis en cendre Vit tout espoir sans ressource perdu. Tel est l'émoi dans le cloître éperdu, En apprenant l'aventure cruelle D'Almerina. Charle en a la nouvelle Dès le matin, et met au même instant Force guerriers en quête de la belle. On s'aperçoit que Ferragus absent A déserté son poste à la chapelle: Tout aussitôt Roland se met en selle Pour le chercher: Renaud en fait autant; Et par le bois tous deux vont écoutant Si quelque part on entend quelque plainte. L'hermite est las, mais il n'a plus de crainte: Il prend haleine, et sur un beau gazon Pose Almérine entre ses draps couchée; Puis, lui montrant une âme bien touchée De repentir, lui demande pardon En douce voix, de l'avoir arrachée A son couvent par insigne forfait, Mais que l'Amour, l'Amour seul a tout fait. Il lui disait: Notre maître suprême, Ma belle enfant, c'est l'Amour. Il nous peut Mettre à néant; et de Jupin lui-même Il sait se faire un jouet quand il veut, En le rendant heureux ou misérable. De mon délit tu dois seul l'accuser. Je suis l'ami: l'Amour seul est coupable; Mais à l'ami tu dois un doux baiser. Ainsi l'hermite était à deviser, Se reposant et jouissant d'avance; Et d'autre part, souffrant cruelle transe, Almerina semblait prête à mourir. Le vilain moine en son ardeur fatale Déjà vers elle étend sa main brutale: Roland survient, il vient la secourir, Et son aspect la rappelle à la vie. Quand tourmenté d'amoureuse folie Le cerf atteint la biche au fond des bois, I1 ne se meut, ne vit et ne respire Que concentré dans l'objet qui l'attire. Qu'il soit en proie à cent chiens à la fois Dont le chasseur vient animer la voix, Il ne voit rien, il n'entend rien: il quitte Son naturel peureux et défiant; Rien ne l'émeut. C'est ainsi que l'hermite, Ivre déjà du plaisir qu'il attend, Sans en douter, est aux mains de Roland Qui par le cou le saisit et l'enlève; Puis le traînant en lesse sur la grève, Droit au château retourne en galopant Pour ramener à la dévote troupe Almerina qu'il a su mettre en croupe. C'était déjà l'heure où l'astre du jour A terminé la moitié de son tour: L'arbre des bois ne donnait point d'ombrage, Et la cigale avec son chant sauvage Etourdissait les échos d'alentour: Le gros bétail couché dans le bocage Y ruminait, et les chiens altérés Sans mouvement haletaient dans les prés. La belle alors au paladin s'adresse, Le conjurant de s'arrêter un peu: Sans quoi, dit-elle, il n'est point de milieu, Vous m'allez voir expirer de faiblesse. Roland pressé d'adoucir son malheur, Au tronc d'un arbre attache l'affronteur, Au tronc d'un arbre; et puis posant la belle Sur le gazon, il s'asseoit auprès d'elle. Tirant alors de sa poche un canif: Ma foi, dit-il, je veux, belle Almérine, En attendant que le soleil décline, Lever la peau de ce moine lascif. J'introduirai mon outil dans la panse Pour commencer, si vous le voulez bien. La belle dit avec indifférence: Comme il vous plaît, cela ne me fait rien. Roland s'en va déshabiller l'hermite; Dans ses liens on le met tout de suite Nu comme un ver, à ses mutandes* [caleçons] près. Tu vas, dit-il, expier tes forfaits, Et tu feras pénitence assez dure; Car je te vais écorcher tout vivant, Livrant tes chairs au bec du chat-huant Qui par les yeux commence sa pâture. Ne croyez pas qu'il parlât tout de bon Et qu'il voulût traiter de la façon Un chevalier: c'était plaisanterie. Renaud survient à la même prairie L'épée en main, et s'arrête où Roland A Ferragus tout nu qui s'humilie Montrait de près son outil menaçant. Renaud cria: N'est-ce pas là peut-être Le ravisseur de notre belle enfant? Roland repart: Oui, c'est ce digne prêtre, C'est ce héros du nouveau testament. Alors Renaud s'en approche, et le prend Par le menton, et lui dit: Méchant drôle, Tu vas tirer les filles de couvent! Ne mettras-tu jamais fin à ton rôle De scélérat et d'infâme brigand, Pire toujours plus tu vas en avant! Mais quand les chats vont au lard trop souvent Ils y sont pris, on les met en friture: Voici ton jour. Oui ma foi, dit Roland; Je veux ici l'écorcher tout vivant, Pour l'y laisser aux corbeaux en pâture. Renaud sourit, et dit: La peine est dure; Elle l'est trop: et puis serait-il beau Que d'une main qui cueille en toute guerre Plus de lauriers que le long d'un coteau Il n'est de fleurs ou de brins de fougère, Le grand Roland fît œuvre de bourreau, Et que lui-même il enlevât la peau A ce vaurien sans égal sur la terre? Frère Fracasse arrive en ce moment, Accompagné du sage dom Tempête. L'hermite nu, lié, baissant la crête, Leur fait pitié; mais quand on leur apprend La fuite infâme et le rapt malhonnête, En se signant tous deux hochent la tête; Et Fracassa d'un ton grave et pesant: Je sais, dit-il, qu'à tout acte du vice La peine est due, et qui n'en fait justice Nuit au public et l'expose à danger. Mauvais exemple est comme une étincelle Qu'en paille sèche on laisserait loger; Et chirurgien qui quand la plaie est belle N'y met le fer et veut la ménager, Etend le mal au lieu de l'abréger. Mais, comme on sait, justice trop sévère Devient injuste; il faut qu'on la tempère Selon les cas. Un léger châtiment A gros péchés quelquefois peut suffire, Tandis qu'on doit appliquer sagement A moindre faute un plus rude martire, Suivant qu'un cœur fut plus ou moins porté A quelque excès par un puissant délire. Nos deux fléaux sont amour et beauté: Il n'est pas bon de se voir tourmenté Par l'un des deux; mais le mal est bien pire D'être à la fois par tous deux agité. Si Ferragus épris de cette belle L'osa ravir, prit la fuite avec elle, On ne saurait excuser son transport; Mais pour cela qui peut le mettre à mort? Et de quel droit? Est-il donc parricide? Est-il un traître? un citoyen perfide Qui mit sa ville aux mains de l'ennemi? Fièvre d'amour s'est élevée en lui; Et pour calmer l'excès de sa souffrance, Il a voulu cueillir ce fruit si doux Qu'on connaît bien; mais ce n'est pas à nous, C'est au grand juge à punir son offense. Je n'ai ni vu ni lu que des héros Fassent jamais l'office de bourreaux. Déliez donc l'hermite, et qu'on le rende A sa cellule, afin qu'il y demande En gémissant l'indulgence de Dieu. Renaud d'abord hocha la tête un peu A ce propos; puis il dit: Allons, passe, Je le veux bien pour plaire à dom Fracasse; Car sans cela je lui brisais les os, Pour le payer de ses sales travaux. Qu'il aille donc pleurer dans sa guérite. Mais pour si peu je ne le tiens pas quitte: Je veux lui faire une entaille de rien Sous le nombril, environ à six pouces. Je n'ai jamais été bon chirurgien; Mais en ami je le servirai bien, Et n'emploirai que manières bien douces. N'est-ce pas là d'où coule ce poison Qui de l'hermite offusquant la raison, Lui fit braver Dieu même et sa colère? Roland sourit, et se grattant le front: Voilà, dit-il, le vrai nœud de l'affaire. Dom Tempesta ne dit rien; au contraire, Sachant très-bien qu'on est débarrassé De tout effet quand la cause a cessé. Mais Ferragus qui ne peut plus se taire: Puisse la mer, dit-il, m'ensevelir, Lâche Renaud, avant que par traîtrise Jusqu'à ce point tu m'oses avilir! On ne dit mot: Renaud s'en autorise, Et du grand comte empruntant le canif, Déjà s'apprête à la sainte entreprise. Renaud besogne en homme expéditif, Empaquetant toute vieille broussaille; Puis sur le point de commencer la taille: Pardon, dit-il, frère, je touche au vif. Et zeste! à bas toute la pretintaille. Ferragus tombe, et perdant tous ses sens Reste soigné par les deux bons géants. Les deux Français avec la demoiselle N'attendent pas, et prennent les devants. Ils discouraient entr'eux de ces hermites Mauvais chrétiens, et race d'hypocrites, Qui l'œil bénin, l'air dévot, le cou tors, Sont vrais vauriens jusqu'à ce qu'ils soient morts. Almerina ne savait point l'affaire De Ferragus; ni s'ils l'ont écorché, Ni s'ils l'ont mis à mort. On veut lui taire Le dénouement; mais la belle au contraire Désire fort que rien ne soit caché. Renaud sourit, et dit: Reine des belles, N'y pensez plus; Ferragus est vivant, Et même il a sa peau; mais seulement Il a perdu certaines bagatelles. Roland, qui voit Renaud près de parler, Serre le bec, grimace et se tourmente, L'avertissant qu'il ait à ravaler Le grand secret; tandis que l'innocente A jointes mains l'exhorte à babiller. Ne voit-on pas souvent une marmite Où l'eau qui bout ne saurait plus tenir? Tel est Renaud; il ne peut s'abstenir De dégoiser le fait du pauvre hermite. La jeune enfant n'entend pas tout le fait, Elle en entend toutefois quelque chose: Elle en devient toute couleur de rose, Baisse les yeux, et garde le tacet; Puis elle tousse, afin que l'on suppose Que de la toux sa rougeur est l'effet. Pareils efforts, que souvent rien n'arrête, Semblent tirer les yeux hors de la tête. En cheminant on arrive au château Où l'on parlait du retour d'Almérine. On l'attendait à lui voir triste mine; Et sans mentir on avait assez beau Pour en juger ainsi. Le loup commence Par étrangler sa proie, avant qu'il pense A l'emporter au plus profond des bois; Et si l'hermite y manqua cette fois, De ses consorts il oublia l'usage. Oh! que le monde est sot de festoyer Ces échappés de cloître et d'hermitage, Fumier infect et poison meurtrier! Pourrai-je un jour, près de leurs toits en flâmes, Voir un gibet dressé pour ces infâmes? Au temps jadis, on a vu de grands saints Ne cheminant que pieds nus, tête nue, Se nourrissant de fruits ou d'herbe crue, Et se logeant dans le creux des sapins. Francs déserteurs du séjour des humains, Par dessus tout ils évitaient la vue De toute femme, et dans leur sainte peur Ils n'épargnaient vieillesse ni laideur. Ce n'est pas tout: souvent sur les épines Ou sur la neige ils s'étendaient tout nus; Puis, ne songeant rien qu'aux choses divines, Ils endossaient haillons durs et velus. Ces gens de bien au milieu des délices Voyent leur Dieu face à face aujourd'hui, Et pour jamais exempts de tout ennui Goûtent le prix du jeûne et des cilices. Leurs successeurs, ma foi bien différents, Mangent au mieux perdrix, cailles, faisans; Et, très-friands d'un gibier moins sauvage, Courent après, comme chat au fromage. Tout villageois leur fait part de son grain Sitôt qu'il l'a séparé de la paille, Et pour nourrir cette infâme canaille S'exposera même à mourir de faim; Car chacun donne ou des œufs ou du vin, Pigeons, poulets, succulente volaille, Pour restaurer un drôle, qui travaille Tout de son mieux à bien meubler le front D'un charitable et crédule patron. Pauvres maris! dont ces moines infâmes Prennent le pain d'abord, et puis les femmes! Ne soyez pas surpris, lecteurs bénins, Que je m'acharne après cette vermine De faux dévots; je les sais si malins! Vous ne verrez désordres ni ruine Où quelqu'un d'eux ne trempe tout entier: Leur chapelet, leur missel, leur psautier, C'est adultère, assassinat, rapine. Mais revenons à la belle Almérine, Dont au palais on fête le retour. Charle s'approche, et veut que sans détour Roland lui fasse entendre l'aventure. Le paladin est discret et prudent: Il lui conta toute la tablature Hors un seul point, celui de la coupure Qu'il supprima par égard pour l'enfant. Almerina retourne à son couvent, Et depuis lors on ne parle plus d'elle. Renaud survient au palais, et ne cèle Aucun détail; il conte tout au roi, Ce qu'il a fait au moine, et comme quoi Barbe au menton n'aura plus de recrue Chez Ferragus. Le bon Charles sourit, Et de bon cœur entend tout le récit. Mais du dîner déjà l'heure est venue; Cors et hautbois l'annoncent dans la rue. Charles entend qu'on invite aujourd'hui Les paladins, et puis d'autres encore, Tous gens de bien, à manger avec lui. C'est fort bien fait. Plus la vertu s'honore, Plus elle acquiert d'éclat et de valeur. Nous, laissons-les se divertir à table, Et retournons trouver ce pauvre diable D'estropié. Les géants par bonheur Ont si bien fait que tout le sang s'arrête; Mais Ferragus est en telle fureur Que par degrés il va perdre la tête. Nu comme un ver il s'enfuit aux forêts: Les bons géants courent bientôt après; Mais il avait déjà trop pris d'avance. Il nuisait fort à sa plaie en courant: Aussi son mal se ravive, et son sang Vient à couler avec tant d'abondance, Que vers le soir il tombe en défaillance. Là par hasard passèrent près de lui Deux bonnes gens, la femme et le mari, Qui par pitié sur leurs bras le portèrent Au grand couvent des pères Théatins, Par tout pays hommes vraiment divins, Qui d'eau de vie aussitôt le frottèrent Dans un bon lit bien chaud, où le blessé Revint à lui, mais en piteuse mine. Il est pensif; il a le front baissé, A poing fermé se frappe la poitrine, Et puis demande un confesseur zélé. Père Hildebrand accourt tout essouflé. C'était un vieux plus que sexagénaire: Il avait fait le métier de soldat Dans sa jeunesse; et puis changeant d'état, Avait vécu de diverse manière, Bon ou mauvais tour à tour; puis enfin Avait acquis au pied du sanctuaire Et les vertus et le renom d'un saint. Il vient; il prend l'hermite par la main, Disant: Mon fils, la mort est chose dure; Mais, selon moi, grâce au Dieu bienfaisant Qui se fit homme, et qu'un Judas parjure Fit mettre en croix, elle est douce à présent. Mettons en lui toute notre espérance, Et qu'à lui seul s'adressent tous nos vœux: C'est à ce prix qu'on a son indulgence. Quand tes péchés seraient aussi nombreux Qu'au bord des mers le sont les grains de sable, Garde-toi bien d'un désespoir coupable Qui dans l'enfer te mènerait tout droit. Peut-on borner la clémence infinie D'un Dieu sauveur, qui toujours, quel que soit L'égarement d'une coupable vie, A sa bonté nous laisse même droit? Sur ce propos, que Hildebrand achève La larme à l'œil, l'hermite se soulève En s'appuyant d'une main sur son lit; Et découvrant de l'autre main sa tête, Demande à Dieu pardon d'un air contrit. Puis il requiert du béat, qu'il lui prête Appui solide en si fière tempête. Il se recueille, il soupire, il gémit; Et puis commence enfin sa kirielle, Qui par ma foi n'était pas bagatelle. Elle dura quatre heures, tout autant; Et fit souvent grommeler Hildebrand, Qui comptait bien sur nombre de fredaines, Non sur un tas d'œuvres aussi vilaines. Il consola pourtant le moribond, Lui promettant indulgence plénière; Et Ferragus fut absous tout de bon, Si bien qu'au ciel on en fit fête entière. Mais le démon n'est pas les bras croisés; Il fait venir ses gens les plus rusés. A Ferragus l'un va montrer la mine De sa Climène, un autre en prend la voix; L'autre a les traits de la jeune Almérine; Un autre encore est la beauté divine Dont il suivit dans le Catai les lois: Bref, il en vint plus d'un cent à la fois. Droit au couvent ils marchent sans scrupule, Et sans tarder courant à la cellule De Ferragus, l'ouvrent en tapinois. Le malheureux a l'âme encore émue Par ces objets: il sourit à leur vue. Mais Hildebrand qui l'observe avec soin, Soupçonne, à voir cet étrange délire, Que les démons peuvent n'être pas loin. Frère, dit-il, il sera temps de rire Quand tu seras au ciel; mais à présent Ce sont des pleurs que votre état mérite. Lors il le signe avec de l'eau bénite, Vrai repoussoir de l'esprit malfaisant. Tout disparaît aux yeux du pauvre hermite, Il s' émerveille, et rend grâce au Seigneur Qui l'a tiré d'un danger si terrible; Puis il détaille au bénin confesseur Toute la trame et l'artifice horrible Des farfadets; et les larmes aux yeux, La foi dans l'âme, il implore contr'eux Du tout-puissant le secours infaillible; Quand tout-à-coup il rugit, se débat Comme un taureau dont les chiens font curée: Il veut son fer; il défie au combat On ne sait qui. Sa tête est égarée. Tuez, dit-il, tuez ce scélérat Qui m'a réduit en si cruel état. D'un tel transport la cause est inconnue Au confesseur; et c'est qu'un diablotin, Le plus pervers de tous et le plus fin, Prenant les traits de Renaud, s'insinua Dans la cellule, et montre d'une main A Ferragus l'outil qui fit l'entaille; Dans l'autre main tenant la menuaille Du patient, toute saignante encor. A cet aspect il écume de rage; Et Hildebrand l'exhorte encor plus fort A se calmer, à pardonner l'outrage. Mais c'est en vain qu'il se tue à prêcher; Le moribond ne saurait s'attacher Qu'au seul désir d'une prompte vengeance. Le confesseur armé du crucifix: Mon fils, dit-il, vois si tes ennemis Ont pu te faire aussi cruelle offense! Et sur la croix au fort de la souffrance Jésus priait pour ses persécuteurs; Il demandait grâce pour leurs erreurs. Le pauvre hermite est encore en délire, Et ne sait pas qu'on vient de le prêcher: Père, dit-il, Renaud m'a bien fait pire, Le traître avec un couteau de boucher M'a fait eunuque, et nettoyant la place Aux environs, a fait par tout main-basse. Mon fils, repart alors le bon chrétien, Tu lui veux mal quand il t'a fait du bien! Oui, par ma foi, du bien! reprit l'hermite, D'un ton piteux et parmi les sanglots. Son sang bouillait, comme bout la marmite Quand par dessous brûle un tas de fagots. En cet état il tempête, il blasphème, Maudit les saints, et s'attaque à Dieu mème. Tout de son mieux le sage confesseur Le réconforte, et veut avec douceur Au bon sentier par la main le conduire; Mais rien n'y sert, rien ne peut le réduire, Tant sa fureur redouble à chaque instant. Le malheureux mourait impénitent, Quand les deux clercs à la vaste tonsure, Les deux géants, entrèrent en rampant Dans la cellule, où voyant la capture Que le démon va faire du mourant: Cher Ferragus, est-ce là la manière De demander grâce pour tes forfaits, Lui disent-ils, et dans son sein jamais Dieu reçoit-il une âme rancunière? Si de ton Dieu quand tu l'as offensé, Pécheur contrit, tu cherches l'indulgence, Pardonne donc toi-même à qui t'offense. Ainsi Dieu veut que tout soit compensé; Sans quoi jamais au ciel tu n'auras place, Et dans l'abîme avec l'infâme race Des farfadets, tu brûleras sans fin. Sur ce propos, le pauvre hermite enfin Se radoucit et retourne à confesse; Puis aux géants fait signe avec tendresse De s'approcher, et leur dit en secret: Si l'on n'a pas enterré mon paquet Que vous savez, faites-le moi recoudre. S'il est perdu, s'il est réduit en poudre, Faites-m'en un de quelque vieux chiffon, Ou bien de cire, et même de carton, Pour m'épargner quelque indigne avanie Si l'on voyait mon corps déshonoré. A peine il s'est de leurs soins assuré Sur cet objet, qu'il tombe en agonie; Il perd la voix, et c'est en s'inclinant Qu'il redemande une nouvelle absoute. De bon vieux vin, qu'on verse goutte à goutte Sur une éponge, allait le restaurer: Il soufle, il baille, et c'est pour expirer. Les deux géants se prirent à pleurer, Et Hildebrand de bon cœur les imite. A la chapelle ils déposent l'hermite, Disant tous trois messes à son profit. Un beau sépulcre est là, sans que personne Sache pourquoi, pour qui, quand on le fit: C'était à point: or le couvent le donne Pour Ferragus. Ce fut là qu'on le mit; Et Tempesta sur la tombe écrivit Avec le fer de sa longue rapière: « Arrêtez-vous, passant. Voici la bière « Où Ferragus repose. Il fut payen, « Et le fléau de la race chrétienne « Pendant longtemps; puis, s'étant fait chrétien, « Il mit à sac toute la gent payenne. « Il prit capuche, et puis reprit chapeau, « Ce fut l'amour qui creusa son tombeau. « Gardez votre âme, et priez pour la sienne. » Dom Fracassa sur les murs du couvent Mit par écrit et la vie et l'histoire Du grand hermite, afin que la mémoire D'un tel héros durât incessamment. Et quant à moi, messieurs, le cœur me fend Lorsque je songe à cette mort fatale; Et je maudis Renaud et l'instrument Qui lui servit à cette œuvre brutale. En bonne foi, si les mêmes délits Avaient reçu toujours même salaire, Vous m'avourez que l'on ne verrait guère Mentons humains porter poil noir ou gris: Surtout parmi les habitants de France, Grands amateurs de tous jolis minois; Et quand Renaud eut si peu d'indulgence, Il s'oublia lui-même cette fois, Aussi dit-on qu'il en eut repentance: Un vieux journal a laissé pour certain Qu'il en pleurait le soir et le matin; Et porte aussi que la jeune Almérine, En apprenant le cas, parut chagrine. Et si la belle eût connu la vertu De l'instrument que l'hermite a perdu, C'était bien pis encore; et la pauvrette En eût pleuré bien fort dans sa chambrette. Mais laissons-là des détails affligeants; Changeons de ton pour égayer les gens, Et retournons, si vous voulez m'en croire, A la forêt, où mon ami Richard Brûlant d'amour et brûlant pour la gloire, Avec Maugis marche d'un pas gaillard. Venez-y donc écouter son histoire, Et de plaisir vous aurez bonne part. CHANT XXI.Dans la forêt, Richard vainc un géant et rencontre enfin Despine. Elle ne le reconnaît pas et Lirine lui dit de feindre l'amour pour attirer le guerrier et le mettre à mort. Despine donne rendez-vous à Richard qui doit venir sans armes. Enivré de désir, il court mais Maugis l'arrête et envoie à sa place un simulacre qu'il voit tué par Despine joyeuse. Richard rencontre Rinaldin et Rolandin. L'obscurité et les maléfices les empêchent de se reconnaître. Ils se combattent jusqu'à ce que Maugis les apaise. Pendant ce temps, Lirine fait des conjurations : Rinaldin et Rolandin sont appelés au secours de leurs belles, et capturés. Richard, attaqué de toutes parts par des monstres, leur échappe à grand peine et croit voir Despine emportée par un satyre qu'il poursuit.Donner créance à qui conte une histoire Si merveilleuse et de tel acabit Qu'on pourrait bien refuser de la croire, Est tout-à-fait courtois sans contredit. Aussi, vraiment, j'aime bien qui m'écoute Sans se moquer des contes que je fais, Et qui se plaît à les tenir pour vrais, Comme ils le sont, je crois, sans aucun doute. A mes récits, mesdames, donnez foi, Et je permets qu'ailleurs on les déchire Tant qu'on voudra; je n'en ferai que rire, Votre suffrage est bien assez pour moi. Avec cela, qui sait si mon ouvrage Ne prendra pas un glorieux essor? Je ne suis pas devin, mais je présage Qu'il pourra bien avoir un heureux sort. Mais reprenons le fil de l'aventure. [***] Sur un bidet Maugis en petit nain, Et Richardet sur sa belle monture, Trottant tous deux, voyent par le chemin Trace d'un pied large comme une tonne. C'est un joli garçon que celui-là, Dit Richardet, si toute sa personne Correspond bien au morceau que voilà. Ils avaient fait cinquante pas à peine, Quand tout-à-coup au tournant du chemin Un gros géant leur montre sa bedaine Qu'il emplissait certes soir et matin D'autre aliment que céleste rosée. Ce gros béta portait au lieu d'épée Un bloc de pierre énorme en chaque main; Et c'est ainsi qu'il marche au paladin, Assez surpris d'une telle équipée. Qui que tu sois, lui cria le vilain, Mets pied à terre, ou rebrousse chemin. Moi? tu me prends pour un autre sans doute, Répond Richard. Je poursuivrai la route Qui me ramène à l'objet si chéri Sans qui je meurs de détresse et d'ennui. Il dit, se tait, et tenant sa parole, Pique si bien que l'on dirait qu'il vole. Le géant hurle; et faisant pirouetter Sa pierre en l'air, a soin de se piéter Pour la lancer juste à Richard qui trotte. Une pareille et de taille et de poids Servit, dit-on, à Neptune autrefois Pour écraser le titan Polybotte, Et puis devint la belle ile Nisir. Mais Richardet sut mieux se garantir. Je ne saurais vous conter la manière Dont il s'y prit pour éviter le coup, Et je craindrais de m'embrouiller beaucoup. La main de Dieu retint-elle la pierre? Ou le cheval sauta-t-il à quartier? Ou bien peut-être (et c'est le plus probable) Le vent qu'excite un bloc si formidable Enleva-t-il Richard et son coursier? Quand le géant voit son arme par terre Et sans effet, il lance l'autre pierre A tour de bras; mais Richard est trop loin Dans la forêt: le coup ne l'atteint point. Le gros géant, malgré toute sa graisse, Veut à tout prix joindre le cavalier, Et court si bien, qu'il semble un lévrier Tout fraîchement détaché de la lesse. Au bruit qu'il fait et qui de loin s'entend, Richard fait halte avec joie, et l'attend. Le monstre approche, et Richardet lui crie: C'est bien aller! ma foi je te prendrai Pour mon coureur ou celui de ma mie; Mais ne crois pas que je te donnerai Des caleçons; il y faut trop d'aunage; Viens avec moi, nous ferons bon ménage, Lui dit le nain. Attendez un moment, Et je vous mets, lui repart le géant, Tous deux ensemble au même cimetière. Quand tous les dieux du ciel et de la terre Viendraient ici, quittant le firmament, Pour vous sauver de ma juste colère, Ils n'y feraient, je crois, que de l'eau claire. Disant ces mots, il étend ses grands bras Pour les saisir tous deux avec leurs bêtes; Mais le coursier ne le leur permit pas. Une ruade, en lieu que gens honnêtes Ne nomment point, jeta le monstre à bas. Le bon Richard qui ne s'en émeut guère Marche en avant, et bientôt voit la terre Qui de partout est couverte de fleurs. Un air plus pur embellit l'atmosphère, Et sous l'ombrage une troupe légère D'objets charmants qu'on ne voit point ailleurs, Vient en dansant effleurer la fougère. Prends garde, ami: c'est ici, dit le nain, Qu'il faut cœur ferme avec jugement sain. Incessamment tu vas voir ta Despine; Mais garde-toi de répondre à ses vœux: Tous ses propos seront pièges affreux. Ce n'est plus elle, et l'infâme Lirine La tient si bien captive sous la loi De l'odieux amour qui la domine, Qu'elle a perdu tout souvenir de toi. Un bruit ancien les a persuadées Qu'un chevalier doit venir tôt ou tard, Sur un coursier qu'auront doué les fées, Mettre à néant toute œuvre de leur art. Aussi, d'abord qu'un voyageur arrive Dans leur forêt, toutes sur le qui-vive Le vont guetter, et sous l'air d'amitié S'en emparant, l'égorgent sans pitié. Voyez leurs os, leurs restes déplorables, Sans sépulture au milieu de ces sables. Le nain parlait, quand Richard stupéfait Voit s'avancer au sortir d'un bosquet Les deux beautés qui n'ont point de semblables. A leur aspect, les nymphes, les oiseaux, Font de leur chant retentir les échos. Lirine seule a l'air d'être en souffrance, Voyant chez elle un si fameux héros Sur un coursier de si haute apparence. Feignons (dit-elle à Despine tout bas) Feignons d'aimer le guerrier qui s'avance; Sans quoi telle est sa force et sa vaillance, Qu'il saurait bien échapper au trépas. Ce conseil-là plaît à la jeune fille, Qui va soudain abordant Richardet Lui demander en manière gentille Quel est son nom, son pays, son projet; S'il a le cœur épris de quelque belle, Ou si la gloire est son unique objet. Elle l'invite à quitter son armet Et son coursier, pour danser avec elle. Figurez-vous une mère aux abois Auprès d'un fils tombé dans le délire Qui méconnaît et ses traits et sa voix: Elle est sans force; à peine elle respire; Puis, reprenant ses sens, elle soupire, Pleure, gémit, embrasse son enfant. Ses pleurs sont vains, l'enfant n'en fait que rire; Il méconnaît celle qui les répand. Tel est Richard: il souffre le martire, Il perd l'esprit, se voyant méconnu Par celle-là qui si souvent l'a vu. Puis dans son deuil se battant la poitrine Il s'écria: Me méconnaîtras-tu? Je suis Richard, ton Richard, ma Despine. Elle sourit, et dit: Jamais mes yeux Ne vous ont vu; j'en atteste les dieux. Je sais, répond Richardet en colère, Je sais combien ton sexe est peu sincère; Mais me nier d'être connu de toi, Ou me nier que le soleil éclaire, C'est même chose, en vérité, pour moi. Lirine écoute, et comprend à merveille Toute la rixe; elle parle à l'oreille De Richardet, et lui dit: Beau guerrier, Apprenez-moi votre nom; je vous jure De vous servir, et j'y puis employer Des soins heureux. Vous aimez d'aventure Ce cœur ingrat, qui jouit méchamment De sa malice et de votre tourment. Le bon Richard était sans défiance; Il raconta d'abord toute la chance A la sorcière, et lui fit grand plaisir. Sous un ombrage elle emmène Despine, Et là lui dit: Bientôt il va périr Cet insolent, si tu veux y servir, L'amadouant, lui faisant bonne mine, Feignant d'avoir brûlé jadis pour lui. C'est Richardet, lui qui nous brave ici, Apelle-le par son nom; c'est lui-même: Fais-le venir, et sans nul embarras Dis lui gaiment tout ce que tu voudras; Il va te croire: on croit tout quand on aime. Despine rit, et réplique soudain: Je t'obéis dans le moment, ma chère. Puis à Richard qu'elle prend par la main: Appaise donc ton injuste colère, Mon cher Richard. Ce n'est pas par dédain Que je te fuis; c'est par force, dit-elle. Nous ne devons ici nous attacher, Selon la loi, qu'à quelqu'autre pucelle: On nous épie, et grand malheur à celle Qui d'un garçon pourrait s'amouracher! Mais je rends grâce à la bonté divine Qui, t'inspirant ici pour mon bonheur, T'a fait conter nos amours à Lirine Dont en entier je possède le cœur. Viens avec nous et suis-nous à la plaine, Puis, quand Phébus descendra sous les flots, Fais halte au bord d'une belle fontaine Qui sur nos prés roule ses claires eaux Près d'un palais de fabrique divine. Tu m'y verras rentrer avec Lirine; Attends-moi seul. Laisse au bois ton coursier Que gardera la nuit ton écuyer. Mais souviens-toi que ni cotte de mailles, Ni corselet, armet ou bouclier, Ne sont engins propres à nos batailles. Disant ces mots, elle rougit un peu; Et Richardet semble un monceau de pailles Où tout-à-coup il s'allume du feu, Tant son amour acquiert de violence. Il implora le soleil jusqu'au soir, Lui demandant de faire diligence, Et l'accusant toujours de nonchalance. Ah malheureux! si tu pouvais savoir Que de périls, d'outrages, de supplices, On te prépare avec tant d'artifices, Tu ne pourrais sans colère ici voir Cette beauté, qui se fait un devoir De te haïr, et de forger tes chaînes. On voit déjà s'alonger sur les plaines L'ombre des monts; et le fatal palais S'ouvre aux beautés qui viennent par centaines S'y retirer. Despine y vient après, Rentre, ressort avec malice insigne, Au bon Richard va faisant les yeux doux, Et chaque fois par œillade et par signe Le fait songer, l'invite au rendez-vous. Richard alors délaçant sa rondache, Allait encor dépouiller son harnois, Lorsque le nain qui sur ses pas s'attache: C'est donc (dit-il en élevant la voix) C'est donc ainsi, Richard, que tu me crois, Et que suivant mes leçons de sagesse Tu fuis l'appât d'une trompeuse adresse! Je te l'ai dit; et toi-même, dis-moi, N'as-tu pas vu de tes yeux que Despine A renoncé l'amour qu'elle eut pour toi, Et toute entière adonnée à Lirine, Ne songe plus qu'à hâter ta ruine Sous le semblant de te garder sa foi? Tu le savais; mais tu vois la coquine; Soudain tu cours te ranger sous sa loi. Ne te souvient-il plus de la prière Que je t'ai faite avant tout la première? Reste, ai-je dit, reste sur ton coursier, Gardant sur toi l'impénétrable acier Qui te défend si bien de toute atteinte: Sans quoi, Richard, tu connaîtras la crainte; Et je te vois prêt à perdre en entier Dans ta folie armure et destrier. Elle t'a dit naguère, la friponne, Qu'au jeu d'amour l'amoureux qui se donne Est sans défense; et cependant ce soir Seul et sans arme elle te veut avoir A ses côtés. Entends-tu ce grimoire? Ah mon Richard! ton salut et ta gloire Courent grand risque; et bientôt le danger, Encor caché sous un voile léger, Se montrera, mais trop tard. A ce dire Du sage nain, Richard se met à rire, Ne répond rien, peigne ses blonds cheveux, Et tour-à-tour désire, craint, s'étonne. Tantôt il brûle, et tantôt il frissonne; A tout moment il va jetant les yeux Au bout du pré sur le palais fameux, Impatient qu'il s'en ouvre une porte Dans le grand nombre, et que quelqu'un en sorte. Maugis voyant s'obstiner son cousin Reprend sa forme, abjure l'indulgence; Et désormais, comme le médecin Qui veut traiter un malade en démence, D'un ton sévère et d'un air rembruni Il lui cria: Puisque tu n'as souci, Lâche garçon, ni d'honneur ni de gloire, Puisque tu veux dans un honteux oubli Ensevelir ton nom et ta mémoire, Va, malheureux, va chercher tes ébats A la fontaine, où bientôt tu verras Si mes leçons n'avaient rien de solide. Cette beauté dont l'adresse perfide T'enflamme ici pour ses traîtres appas, Tu la verras, nouvelle Danaïde, Et pis encor, te mener au trépas. Si par malheur on ne t'immole pas, La liberté pour jamais t'est ravie; Et sans espoir tu traîneras ta vie Dans les horreurs d'un cachot ténébreux. Mais si tu peux, ou t'armer de constance Au rendez-vous, ou plutôt si tu veux Y renoncer, je te donne assurance Qu'heureux vainqueur de tous enchantements, Tu reverras Despine en peu de temps, Comme autrefois tendre, pure et fidelle. Au haut d'un mont réside la vertu; Et pour l'atteindre on souffre, on sue, on gèle: Mais, mon cher fils, le prix qu'on reçoit d'elle Fait oublier ce travail assidu: Elle se montre et lumineuse et belle Comme le ciel; et qui peut avoir vu Un tel éclat sans que son cœur s'enflâme Pour cet objet, à quoi lui sert son âme? Le choc divers des nuages entr'eux Laisse entrevoir dans leur sein orageux Par-ci par-là quelque bout de clarière: Tel est Richard, qu'un rayon de lumière De la raison, vient pénétrer soudain. Il doute, il tremble; et dans son trouble extrême: Tu dis bien vrai, dit-il à son cousin; Mon cher cousin, tu dis bien vrai; mais j'aime. Maugis alors: Ami, dit-il, crois-moi, Et sans tarder reprends tes belles armes. Despine va frapper, au lieu de toi, Un pur fantôme évoqué par mes charmes; Nous l'allons voir, et le voir sans danger, Enveloppés d'un nuage léger. Il dit, commande; et sa voix souveraine Fait des enfers sortir un farfadet Avec les traits et l'air de Richardet. L'esprit follet va droit à la fontaine, Les deux cousins le vont suivant de près Sans être vus. Despine vient après, D'un air riant: elle n'est inhumaine Que par l'effet d'un filtre fait exprès. Elle portait une robe éclatante De pourpre et d'or. La lune était brillante; On y voyait aussi clair qu'à midi, Si ce n'est mieux. Despine fait un cri, En arrivant: c'est Richard qu'elle appelle; Et tous les deux répondent à la fois. Reconnais-tu ta Despine, dit-elle? Ai-je à ton cœur encor les mêmes droit, Mon cher Richard? m'es-tu toujours fidelle? Toujours, toujours, répond le farfadet. Oui, oui, toujours, dit tout bas Richardet, Et ma douleur n'en est que plus cruelle. En ce moment le spectre étend ses bras Autour du cou de la belle Despine. Richard le voit: Richard fait une mine Que l'on croirait qu'il boit de l'oxicras. Son mal fut court; l'accès de jalousie Ne dura pas. La barbare furie Plonge le fer au sein du farfadet, Et croit avoir immolé Richardet. Elle triomphe; et lui coupant la tête, Va tout courant la porter au palais, Criant: Ouvrez!...On ouvre; on lui fait fête; Porte et fenêtre offrent partout accès. Lirine accourt, et mille autres après. Toutes voulant la mettre au milieu d'elles Pour l'honorer. Mais dans le même instant On voit rentrer au château les donzelles, Tristes, sans voix, et le pas chancelant. Despine alors fière de sa conquête, Chemin faisant veut leur montrer la tête De Richardet; mais quel objet voit-on? C'est une boule et de paille et de jonc. A cet aspect la belle se chagrine, Et le prodige épouvante Lirine: Elle ne sait ce qu'on doit redouter D'un tel présage, et s'en va consulter Les documents d'Origile, sa mère. Laissons Lirine à loisir feuilleter Tous les cartons de l'habile sorcière; Richard m'appelle, allons le retrouver. Voyez l'horreur hérissant sa crinière, A tel excès, qu'elle va soulever Son casque entier, le heaume et la visière. Richard frémit, et ce n'est pas à tort: Non que la peur puisse entrer dans son âme; Richard frémit de se voir mis à mort, Ou peu s'en faut, par la main de sa dame. Ma foi, dit-il à Maugis, j'ai bien fait De renoncer à mon premier projet. Mais crois-tu donc ma Despine enivrée Par quelque drogue ou breuvage d'enfer Dont le poison fatal fait qu'elle perd De nos doux nœuds la mémoire sacrée? Maugis répond: Tout est enchantement, Mon cher cousin; sois ferme et vigilant, Tu vas trouver tantôt liesse pure, Tantôt péril et funeste accident, Pire cent fois qu'on ne se le figure, Garde-toi bien de changer ton allure Jusqu'au moment où le charme détruit Te laissera victoire pleine et sûre. Comme ils parlaient, ils entendent du bruit Dans la forêt; et ce sont d'aventure Deux paladins, mais si las, si recrus, Qu'ils ont tous deux l'air de n'en pouvoir plus. Richard avait repris sa belle armure: Maugis reprend sa chétive figure De petit nain; et tous deux bien trottants Ont bientôt joint les marcheurs haletants. D'un tel éclat la lune et les étoiles Font de la nuit disparaître les voiles, Qu'à dire vrai le soleil le plus pur Ne rendrait pas l'horizon moins obscur: Puis les guerriers ont si brillante armure Qu'elle ajoutait encore à la clarté; Et cependant d'un et d'autre côté C'est vainement des yeux qu'on se mesure. Richard leur dit: Déclinez votre nom, Ou combattez. Et Rolandin répond: Dire nos noms! ce n'est pas notre usage; Mais cependant, si tu veux les savoir, Attends un peu, nous t'allons faire voir Que nous venons d'ailleurs que du village. Viens au galop défier des piétons, Lâche! tu vas en payer les façons. Richard entend, et soudain la moutarde Lui monte au nez. Attends, race bâtarde! Leur cria-t-il brandissant son épieu; Peut-on répondre avec tant d'arrogance? Cent coups de poing seraient le droit du jeu Pour vous punir, mais je vais de ma lance Vous enfiler tous deux comme crapauds, Et vous laisser en pâture aux corbeaux. Les deux cousins mouraient de lassitude. Vous avez vu sur le sable étendus De pauvres chiens haletants et rendus, A leur retour d'une chasse trop rude: Mais un levraut s'échappe-t-il du bois? A l'environ tous les chiens à la fois Courent après, et de si bonne haleine, Que l'on dirait qu'ils sortent de la chaîne. Soudain ainsi la colère et l'honneur, Des deux garçons raniment la vigueur: Comme souvent, si quelque vent l'enlève, Du sol aux toits le sable fin s'élève. Les jeunes gens couverts du bouclier, Sans s'émouvoir attendent en silence, L'épée au poing, que le fier cavalier Vienne sur eux fondre avec violence. Richard accourt, et porte un coup de lance Qui percerait un chêne comme un œuf. Ce fer était vraiment tout battant neuf; Mais c'est en vain, et l'écu le repousse. C'est cet écu qu'en manière assez douce, Aux deux cousins la Mort avait donné; Et peu s'en faut qu'à Richard étonné L'arme n'échappe en si rude secousse. Cet accident, à Richard tout nouveau, De prime abord lui trouble le cerveau. Ce Rinaldin d'humeur gaillarde et fière L'ose narguer en risible manière: Voulant, dit-il, sitôt qu'il l'aura mis Hors de combat, qu'en certain oratoire Lui soient chantés quinze oremus ou dix, Pour le salut des gens en purgatoire Dont certain pape ainsi fixa le prix. Sur ce propos, Rolandin le conjure De lui laisser finir seul l'aventure; Et d'autre part le paladin loyal, Le bon Richard s'égare en ses pensées. Il croit devoir descendre de cheval: Quand il vaincrait en combat inégal, Les lois d'honneur en resteraient blessées. Le nain qui voit tout ce brouillamini S'avance entr'eux, et leur dit: C'est ici Le vrai séjour de la scélératesse: Il nous en faut tirer avec adresse; Et gardons-nous de nous y diviser. Il ajouta pourquoi de sa monture Le cavalier ne saurait se passer; Bref il dit tout, et bientôt fit conclure Sincère paix. C'est un ravissement: On se rapproche, on s'aime, on se caresse; Et les piétons en perdent leur faiblesse. Richard jamais n'eut tel contentement, Comme il l'a dit lui-même en sa vieillesse A ses enfants. Mais, comme on en est là, Lirine accourt avec son agenda. A la fontaine elle arrive essouflée, En jupon court, pieds nus, échevelée. Là, maniant sa baguette d'enfer, Elle en décrit deux cercles: l'un dans l'air, Et l'autre à terre. Alors de sombres voiles Cachent le ciel, la lune et les étoiles, Et des torrents tombent du haut des cieux. Avez-vous vu quelquefois dans nos jeux Le gros ballon? c'est la juste mesure Des gouttes d'eau qui pleuvaient sur l'armure Des trois guerriers. Ils en riaient entr'eux: Leurs bons cimiers les repoussaient au mieux: Le pauvre nain craignait seul pour sa tête, Et s'abritait sous son petit cheval. Elle finit, l'effroyable tempête Qui déracine ou brise par le faîte Le chêne altier: personne n'eut de mal, Et Richardet resta toujours en selle. Le soleil luit; une splendeur nouvelle Epure l'air, et les guerriers joyeux Voyent soudain une jeune donzelle D'un air riant accourir auprès d'eux. C'est de la part de Corèze et d'Argée Que la femelle aborde les piétons: Requérant d'eux les secours les plus prompts Pour ces beautés, que la méchante fée Menace, opprime, et va faire mourir Pour peu qu'on tarde à les bien secourir. Disant ceci, la messagère pleure; Et les garçons répliquent: Tout à l'heure, Nous voilà prêts. La donzelle repart: Descendez donc sous la grotte prochaine Où vous verrez ces dames à la chaine. Oui, disent-ils, descendons sans retard; Allons tirer nos épouses de peine. Maugis les prêche, et veut avec Richard Les arrêter; mais la leçon est vaine. La fille avance, et les garçons après, Par la prairie allant à la fontaine. Là, s'arrêtant auprès d'un vieux cyprès, La tète basse, ouvrant les yeux à peine: Ici, dit-elle; est la grotte inhumaine Où tout l'honneur du sexe dont je suis Va succomber aux tourments, aux ennuis. Rolandin saute et Rinaldin se jette Au souterrain, où dès qu'ils sont entrés Le sol s'unit et la trappe se ferme. La fille court s'enfuyant par les prés Comme un éclair; et Richard comme un terme, Tout stupéfait d'un désastre si grand, Perd connaissance; et lorsqu'il la reprend, Amèrement il pleure l'accident. Lors un dragon d'épouvantable forme L'attaque en face; à droite un fier taureau; A gauche encor c'est un géant énorme, Couvert de poil et noir comme un crapaud. La terre s'ouvre, et des gouffres horribles Derrière lui sont prêts, s'il veut passer, A l'engloutir: je frémis d'y penser. En même temps les trois monstres terribles, De tous côtés viennent le menacer. Au fier dragon le bon coursier tient tète; De l'avant-main il travaille la béte; Et d'autre part le brave Richardet, De son épieu faisait le moulinet A droite à gauche, et cherchant un passage Entre les deux qui le serraient de près, Pour s'éloigner de ce trou fait exprès. Malheur à lui s'il y tombe jamais! Pour l'achever, certain oiseau sauvage S'abat à plomb sur lui dans le moment: Il est si gros, et si forte est sa serre, Qu'à son plaisir il enlève de terre Un éléphant, comme l'aigle en son aire Porte un lapin. Richard qui n'a d'effroi D'aucun péril, sent alors quelque émoi; Et le cousin Maugis dessous sa bête Reste tapi pour garantir sa tête. Il essaya son art de négromant, Dans le dessein de pouvoir disparaître Avec Richard; mais ce fut vainement: Rien n'obéit à son commandement; Les diablotins avaient trouvé leur maître Qui déjouait leur faible enchantement. Maugis se tait, et tient l'oreille basse, Transi de peur et pleurant sa disgrâce. L'oiseau s'escrime; et sur le beau cimier De Richardet enfonçant une serre, Fait entrer l'autre au cou de son coursier; Puis les enlève, et d'une aile légère Caracolant en triomphe dans l'air, Veut les jeter ensemble au puits d'enfer; Mais Richardet avec sa forte lance De part en part lui transperce la panse. Le gros oiseau, quand Richard le frappa, Etait en l'air enlevé d'un bon mille. Droit au nombril la lance l'attrapa, D'où s'élevant en manière subtile Jusques au cœur, elle lui fait passer Sa dernière heure. Il se sent affaisser; Et de sa griffe impuissante, inutile, Laisse échapper Richard et son cheval Qui vont tomber auprès du trou fatal. Le gros oiseau tombe mort dans l'abîme: Le trou se ferme, et l'énorme géant Et le dragon rentrent dans le néant. Vous, Apollon, qui régnez sur la cime De l'Hélicon, et vous, Muses aussi, Daignez m'entendre et m'inspirer ici; Je sens combien ma tâche est empirée. L'affaire étant alors désespérée, Lirine veut autrement s'aviser; Et voyant bien sa Despine adorée Par Richardet qui la doit épouser, Elle la fait venir au pré, captive Entre les bras d'un follet, qui soudain Va l'emporter aux yeux du paladin, Fuyant avec pour que Richard la suive. Le monstre passe; et Richard toujours prêt, Dès qu'il le voit, met la lance en arrêt, Pique des deux, et court à perdre haleine Par les gaulis, où son brave coursier Va brisant tout pour se faire un sentier. Laissons-le aller, car je vous sais en peine De l'accident cruel des deux amants, Jeunes époux si tendres, si constants. Je vais ici, mesdames, vous instruire De leur fortune, et dans peu de moments Vous apprendrez la fin de leur martire. Egayez-vous: tous deux vivent contents, Environnés de gentilles donzelles, Faisant bombance à toute heure avec elles, Et se moquant de nos pressentiments. Ce trou profond, horrible précipice, Ce n'était rien qu'apparence factice Pour égarer votre esprit et le mien; Car c'est à quoi le diable s'entend bien. Mais ces beautés et ce charmant hospice Sont chose vraie; et là comme en un fort Lirine tient, par nouvelle malice, Ceux que son art n'a pas pu mettre à mort. Rien ne manquait pour eux dans la boutique De la sorcière: instruments de musique Pour s'amuser, vivres pour se nourrir; Ils n'avaient qu'à boire, manger, dormir, S'engraissant là comme chapons en cage. On leur donnait bons vins de Germinage, Si renommés, et d'autres de grands prix Qu'aux Pistoyens les démons avaient pris. C'était afin qu'une vile débauche Les opprimant, ils ne pussent jamais D'un beau dessein former la moindre ébauche; Et s'oubliant eux-mêmes désormais, Réduits aux sens, aux penchants de la bête, Ils n'eussent plus au cœur ni dans la tête Rien que de bas. Les cousins en sont là; Rolandin perd tout souvenir d'Argée; Par Rinaldin Corèze est outragée; Les deux époux ont abjuré déjà Leur tendre hymen. Mais écartons cela: Abandonnons l'infâme hôtellerie Qui m'a trop fait tancer (j'en suis fâché) Ces beaux garçons, qui vraiment n'ont péché Que par ivresse et par fait de magie. Le temps viendra qu'une noble rougeur Annoncera leur honte et leur douleur, Et qu'enflammés du désir de la gloire Ils accroîtront l'honneur de leur mémoire. Du bon coursier tombé par un malheur, Nouveaux élans effacent la culbute: Tel peut faillir quelquefois un grand cœur, Mais sans jamais s'avilir par sa chute. Ce mauvais lieu, ces effets si divers, Si monstrueux que la magie opère, Dans la forêt ont entraîné mes vers Bien loin de Charle et de sa sainte guerre; Mais attendez, nous y reviendrons bien: Demain peut-être. Et pourtant, à vrai dire, Chanter sans fin me donne le délire; Je brouille tout et je n'arrange rien. Or si de moi vous faites quelque compte, Excusez-moi, comme vous excusez Ces bons vieillards que leurs cerveaux usés Font radoter. Ils commencent un conte, Le laissent là, puis changent de propos: Car la vieillesse enfile force mots, Mais sans pouvoir mettre ensemble une histoire: La langue marche, et non pas la mémoire. Si ce chant-ci vous paraît un peu court, Patientez: si Dieu me prête vie, D'autres plus longs viendront au premier jour: Matière est ample, et même est infinie, Avant qu'ici chaque chose à son tour Soit mise en ordre, avec soin recueillie. Il pourra bien passer en vérité Plus d'un hiver, et même d'un été. CHANT XXII.Le satyre oppose Despine aux coups de Richard qui ne peut l'abattre. Un serpent-dragon l'attaque. Une fois qu'il l'a vaincu grâce à son cheval, Richard reprend la poursuite du satyre qui, affolé, sort de la forêt enchantée. Despine revient à elle, reconnaît Richard. Enfin réunis, énamourés, ils partent ensemble et arrivent à un château que Despine avait non loin. Pour l'honneur, Despine insiste pour que Richard dorme à l'autre bout du château. Et le gardien court prévenir le Scric.De son côté, Lirine, furieuse de sa défaite, décide de faire mourir les deux belles et leurs amoureux. Le Scric accourt et enlève encore une fois Despine pour la marier à Ulasse, roi de Cafrerie. Richard, furieux, détruit tout, croit à une manigance de Lirine, court dans la forêt, trouve les amoureux qu'il ne parvient pas à libérer. Lirine s'avoue vaincue, se rend et demande amitié, mais il est hors de son pouvoir de lever l'enchantement. Pour cela, Richard doit vaincre un dragon qui renaît six fois. Enfin, tout le monde est heureux. J'ai toujours cru, je le crois même encor, Que le plus sûr est d'en faire à sa mode. Dans tous les cas, un malade a-t-il tort De se guérir sans docteur ni méthode? Un bon conseil peut servir quelquefois, Et dans le doute on fait bien de le suivre; Mais trop souvent nous voyons qui s'y livre Avoir sujet de s'en mordre les doigts. Adoptons donc, suivons les douces lois De ces élans qu'en nous nature excite: C'est leur puissance imprévue et subite Qui sans faillir assure un prompt succès. Mais il y faut apporter diligence: On paye cher la moindre négligence: Le bonheur fuit, en vain court-on après; On ne saurait le rattraper jamais. Plus dans nos maux nous avons besoin d'aide, Plus la nature y vient porter remède, Et plus aussi doit-on suivre sa loi. Nous survient-il, pour nous plaire ou nous nuire, Chose ou de bon ou de mauvais alloi? Nous nous sentons certain je ne sais quoi Qui nous repousse, ou bien qui nous attire; Et de là vient que partout où l'on va, Autour de soi sans cesse on entend dire: Que n'ai-je fait, que n'ai-je dit cela? Aussi vraiment j'aime bien et j'admire Le bon Richard, et tous ceux comme lui: J'entends tous ceux qui sans trop de souci Font tout-à-coup ce qui leur vient en tète. [***] Il vous souvient de la méchante bête, Œuvre d'enfer, qui devant Richardet Vint à passer, portant comme un paquet Dessus son dos la charmante Despine Qui sanglottait, se battait la poitrine. Le bon Richard court après comme un fou, Et laissant là Maugis et sa doctrine, Comptant pour rien de se casser le cou, Veut à tout prix sortir de l'aventure. Son beau coursier était d'une nature A devancer daims et cerfs de beaucoup: L'aigle en son vol n'a pas tant de vitesse; Et si le vent en arrière le laisse, C'est de bien peu. Bref, il court de façon Qu'il est toujours à côté du démon. Tous deux volant de si belle manière, Trouvent au bois une grande clarière Où le lutin feignant d'être bien las S'arrête, et dit à Richard: Ne crois pas Que je te crains. Si je fuis, c'est pour être Fidelle en tout aux ordres de mon maître: Ne me suis plus, ou bien malheur à toi! La jeune fille est et sera, ma foi, A moi tout seul: tu serais en démence Si tu comptais me la reprendre. Et moi, Reprit Richard, quand j'use de la lance, C'est tout de bon; et si je dois périr Sans recouvrer ici ma douce amie, C'est sans regret que je saurai mourir: Mon seul tourment est de la voir ta proie. Disant ces mots, il brandit avec joie La lance d'or, et fond sur le vilain Avec fureur; mais le monstre malin Elève en l'air Despine avec audace, Et s'en faisant à tout coup un rempart, De tout côté la présente à Richard, Comme aux jours saints un bon chanoine en place Aux assistants montre la sainte face. A quelque endroit que le bon Richardet Veuille frapper, il trouve sa Despine Qu'expose aux coups le rusé farfadet. Richard frémit; la fureur le domine: Il voit trop bien qu'il ne peut se venger, Tant le monstre est garanti par la belle. Richard peut-il ne pas trembler pour elle? Lors il s'avise, et par un saut léger Va se jeter sur les flancs de la béte, Mais c'est encor Despine qui l'arrête. A dire vrai, le guerrier ne sait pas Si ces beaux yeux, ces membres délicats Ne seraient pas une apparence vaine; Mais il ne veut, même en posant 1e cas, Jamais frapper l'image de sa reine. Il abaissa le fer; mais son coursier Développant son talent singulier Vaincra le monstre en épargnant Despine. Il écrasa de ses pieds de devant Ceux du vilain, et leur griffe assassine Qu'un vieux calus défendait bien pourtant. Rien n'y faisait: neige, glace ou bruine; Mais ce secours était insuffisant Contre un cheval ouvrage de féerie. Voici venir alors dans la prairie Un grand serpent dont l'aspect fait horreur. A son milieu c'était pour la grosseur Comme un taureau; mais une vaste plaine A l'horizon augmente la grandeur De tout objet. La chose plus certaine, C'est que sa tête a l'ampleur des tonneaux, Et jour et nuit jette par les nazeaux Globes de feu. Le reptile s'adresse Droit à Richard; il approche, il se dresse A moitié corps: On dirait d'un clocher. Lors il s'élance, et s'il peut accrocher Le bon Richard, c'en est fait; mais l'adresse Du beau coursier sait très-bien l'empêcher; Car sans faillir il fait ce qu'il veut faire. Le grand serpent, qui ne peut rester droit Un trop long temps, se replie en arrière, Mais un trésor de force singulière Est dans sa queue; et par un tour adroit Il s'en escrime, et fait si bien qu'en somme, Enveloppant et le cheval et l'homme, Il met tous deux en extrême embarras. Mais par bonheur Richard avait le bras, Le bras droit libre: il prend son coutelas, Et de ce fer à qui rien ne résiste Coupe en morceaux la ceinture si triste Qui le liait: il est en liberté. Ainsi chez moi sur la fin de l'été, Le paysan qui va diner à l'ombre, Coupe en chemin, et melon et concombre. On voit le corps des insectes divers Assez souvent rempli de petits vers: Ainsi vit-on s'échapper des entrailles Du grand serpent, un tas de serpenteaux Qui paraissaient autant de brins de pailles; Mais dans l'instant ils devinrent tous gros, Comme il arrive à ces petits crapauds Qu'aux jours d'été fait éclore la pluie. On voit alors par toute la prairie Têtes et cous d'un millier de serpents, Deçà, delà, se mouvoir en tout sens: Comme les grains qu'un soufle du zéphire, Tant verts que mûrs, fait flotter au printemps. D'horribles feux et d'affreux siflements, A la terreur tout à l'envi conspire; L'oreille et l'œil souffrent en même temps. Ces monstres-là rangés en palissade Viennent cerner le vaillant chevalier: Ils s'attendaient à mettre en marmelade Tout à la fois et l'homme et le coursier; Mais Richardet avec une sacade Au bon cheval fait faire un si beau saut, Que le voilà par-delà l'estacade: A dire vrai pas plus loin qu'il ne faut. Le cheval court, il vole; il met bientôt Le cavalier au bout de la prairie. Le jour baissait; l'ombre tombant de haut Couvrait les monts et la plaine en partie. La mer rougit; puis, perdant sa couleur, Prend de la nuit la teinte de noirceur Qui se répand sur la nature entière. Richardet perd tout-à-fait la lumière Qui passe ailleurs. Le cheval enchanté Ne vit que d'air, ne sait manger ni boire; Et toutefois il semble être empâté. Mais Richardet n'est pas si bien doté; Il meurt de faim, à ce que dit l'histoire, Et ne voit rien qui puisse le nourrir: Dans le soir même il s'attend à mourir. Jusqu'à présent biscuits ou tartelettes, Blancs de poulet en légères tablettes, Que de Maugis au bois il a reçus, Le soutenaient; mais il n'en reste plus. Point de secours, si comme les chouettes Il ne peut pas vivre de papillons Dont la forêt offre des millions. Richard sentant sa force anéantie, Laisse flotter la bride sur le cou De son coursier qui n'est ni sot ni fou: Il va tout droit chercher à la prairie Ces vils serpents dont il ne fait nul cas, Saute dessus, et si bien les piétine Qu'il les écrase; et ne s'amusant pas, A toute jambe il court après Despine Que le lutin tient toujours dans ses bras. Le monstre fuit, il fuit saisi de crainte, Voyant Richard le serrer de si près; Et de Lirine oubliant l'ordre exprès Qui lui défend d'outrepasser l'enceinte Du bois fatal, sans quoi plus de succès, La peur l'emporte; il est hors des forêts. A peine a-t-il posé ses pieds de chèvre Sur le terrain qui n'est pas enchanté, Il perd ses droits, et courant comme un lièvre Laisse en fuyant Despine sur le pré. Le noir poison de l'infernal breuvage Sur ses esprits ne fait plus nul effet; De sa raison elle a repris l'usage, Et tout l'amour qu'elle eut pour Richardet. En ce moment la lumière commence A se montrer, et lentement s'avance Chassant la nuit, indiquant chaque objet, Rendant déjà la vie à la nature. On voit sortir le troupeau du bercail; Et le berger bâillant sous sa mazure Se lève, et va suivre aux champs son bétail. Despine ignore où le sort l'a conduite; Elle est pensive, elle craint, elle hésite: La clarté faible encore ne permet De discerner au juste aucun objet. Vers la forêt la belle s'achemine; C'est le plus sûr, à ce qu'elle imagine. Cet homme armé qu'elle ne connaît pas, Tout lui fait peur, accroît son embarras. Richard semblait un homme qu'on enterre: Il n'a pas vu Despine; elle aurait su D'un seul regard ranimer sa vertu. Elle voulait sortant de la clarière Rentrer au bois comme en lieu de salut; Mais le coursier, qu'on ne prend pas pour dupe, Avec ses dents l'arrêta par la jupe, Et la retint jusqu'au jour qui parut. Le jour paraît; Richard voit la lumière; Il voit Despine et n'est plus en fourrière; Il est sorti de l'enclos infernal. Soudain il saute à bas de son cheval; Mais son bonheur le trouble: il s'y prend mal A délacer son heaume et sa visière. Il tient la main de Despine à loisir, Et peu s'en faut s'il n'en meurt de plaisir, La belle était entièrement guérie De ce poison qui la mit en folie Pour une fille; et se voyant si près D'un cavalier, elle le considère Comme l'enfant, sa nourrice ou sa mère Qui pour jouer lui déguisent leurs traits Un seul moment, et se montrent après. La belle voit que c'est celui qu'elle aime, Et se sent prête à lui sauter au cou, Richard aussi songe à faire de même, Lui qu'un long jeûne avait rendu si mou. Si cependant tous deux ils se contiennent, C'est un miracle, et des plus grands pour moi; Car qui croira que des amants s'abstiennent Comme des saints? I1 y faut de la foi. Je n'ai jamais pu croire de ma vie Qu'avec amour innocence s'allie; Et c'est hasard s'ils le font quelquefois. Plaisez d'abord, puis pressez une belle, Vous triomphez; j'y gage mes dix doigts. Vous aurez bien deux ou trois refus d'elle; Honneur lui dit de ne pas succomber: Pressez encor, la belle va tomber. Quand on vous dit que les femmes sont faites Pour nous mener au ciel par échelons, Et nous servir comme d'échantillons De ces beautés célestes et parfaites Où d'ici bas l'œil ne peut se porter, Riez du conte. On eût pu l'écouter, Peut-être, avant la coulpe originelle. Mais aujourd'hui tout le sexe femelle N'est bon à rien qu'à nous précipiter. S'est-on donné la foi du mariage? C'est autre chose; il faut autre langage. Voyons en gros, ne chicanons pas tant, Despine est là qui lorgne son amant; Elle le lorgne, elle le lorgne encore; Et Richardet dans ces yeux qu'il adore Trouve un secours, un remède plus sur Que ne serait le baume le plus pur. Le jour croissait: déjà le soleil dore Le haut des monts. N'attendons pas plus tard, Monte à cheval, dit Despine à Richard: Je ne crois pas que Despine te géne, Assise en croupe, et tous deux sans retard Nous gagnerons un vrai séjour de reine Qui m'appartient. Allons, dit le guerrier; Et le voilà déjà sur son coursier. Despine aussi s'élance, et plus légère Que n'est la plume, elle s'asseoit au dos De l'animal, qui sous ses deux fardeaux Semble courir sous deux brins de fougère. Les deux amants n'avaient pas vent contraire; Car en une heure ils arrivent là-bas, A ce palais de beauté singulière; La route était de trente mille pas. Il est posé de savante manière, Moitié sur terre et l'autre sur la mer. Des murs épais entourent la dernière De toutes parts, et s'élevant en l'air Forment un port; et leur solide enceinte, Des vents, des flots repousse au loin l'atteinte. Les flottes sont sur ces paisibles bords En plein repos toutes voiles dehors. On voit fleurir sur les murailles nues Un beau jardin; et deux rangs de statues De toutes parts en ornent le pourtour. Un arc de bronze entre les avenues S'élève en l'air, et porte jusqu'aux nues Un dieu Neptune en bronze avec sa cour: Travail exquis de grandeur qu'on admire; Serait bien fou qui voudrait en décrire Le délicat et régulier contour. Au pied de l'arc, dans des conques de perles, On voit Doris et Galathée auprès, Qui dans leurs mains tiennent de grands filets, Non pas pour prendre alouettes ni merles; Il ne faut pas ici des oiselets: C'est du poisson que veulent ces deux belles. L'art en a fait de si parfaits modèles Qu'on s'extasie aussitôt à les voir. Maints gros dauphins étalant leur dos noir Sont attachés à leur conque autour d'elles. Quand le soleil s'est caché sous les flots. Et que la nuit étendant ses manteaux Ote aux objets la couleur et la forme, Le bronze pur de l'obélisque énorme Répand au loin tant d'éclat sur les eaux Qu'à sa faveur les fragiles vaisseaux Osent encor, luttant contre l'orage, Venir chercher l'asyle de la plage. D'une fontaine au centre de ce port Jaillit en gerbe une onde pure et vive. Qui la regarde est enchanté d'abord De son éclat; et la fontaine est d'or, Un émail vert tapisse chaque rive: Et je ne dis ici rien de trop fort, Je ne dis pas même tout; j'aurais honte De vous paraître inventeur d'un beau conte. Tout à l'entour du superbe palais, Ce qu'on rencontre est si riche et si rare, Qu'en y songeant l'esprit humain s'égare. Ce sont partout si merveilleux objets, Qu'en parangon, Aranjuès et Versailles Vous paraîtraient chétives antiquailles. Un bois charmant, et de murs entouré, Dans son enceinte embrasse trente milles: L'art et le goût, aidés de mains habiles, En ont ouvert en tout sens le fourré Jusques au centre, où fleurit un grand pré Que l'on atteint par cent routes faciles. Un lac est là, dont les bords sont plantés De beaux sapins jusqu'au ciel exaltés. Nymphes, Sylvains, taillés des plus beaux marbres, Sont disposés dans l'entre-deux des arbres, Penchant à point vases toujours pleins d'eau, Qui du beau lac maintiennent le niveau. De hauts cyprès entourent la prairie, Et dans l'enclos toute chasse varie A volonté; filet ou lévrier, Pipée ou dards, tout sert, et le gibier Ne peut manquer. On voit la bartavelle Au haut des airs s'élever en siflant, Puis redescendre au buisson, où rappelle Avec amour son époux qui l'attend. La perdrix grise et le coq de bruyère Viennent en foule; et l'oie en bavardant, Moitié sur terre et moitié sur l'étang, Au rendez-vous arrive la dernière. Le lièvre agile et le gentil lapin, Avec l'hermine au poil blanc, doux et fin, Vont parcourant la plaine et la montagne. Là, le chevreuil, la gazelle et le daim, Sans défiance errent dans la campagne; Et le chasseur les prendrait à la main. Un ordre exprès en écarte à dessein Tout sanglier, toute bête cruelle. On se souvient du deuil de la plus belle Des déités, quand un monstre inhumain D'un beau garçon termina le destin. Au doux banquet de la troupe immortelle Vénus tremblait, et le nectar divin Avec les pleurs inonda son beau sein. Bien fatigués, Richard et son amante Entrent au parc en abaissant le pont; Puis sans tarder au palais ils s'en vont Se reposer. Mais un vieux se présente, En leur criant d'un ton qui n'est pas doux: D'où venez-vous? votre nom? qu'étes-vous? Richard répond: Nous sommes de la France. Le vieillard dit: Je le crois bien ainsi, A l'air aisé dont vous entrez ici; Mais si c'est là votre seule espérance, Couchez à l'air. Il fait, disant ceci, La sourde oreille, et referme la porte. A ce propos la colère transporte, Non sans raison, Richard qui meurt de faim. Ouvre, dit-il, ta porte, ouvre, vilain, Ou je l'enfonce à tes yeux tout à l'heure; Et tu verras alors si sous ma main Un bout d'oreille en entier te demeure. Disant ces mots, il s'escrime soudain Avec le fer de sa lance enchantée Sur le portail. Les battants sont d'airain, Comme l'on voit la porte si vantée Du Vatican. Mais à quoi sert cela Contre un engin, un bras comme ceux-là? La porte éclate, et tombe à plate terre Avec tel bruit, que le pauvre portier Reste ébahi de ce coup singulier. Despine monte, et voit le pauvre hère Mourant de peur au haut de l'escalier. Elle se nomme; il reconnaît sa reine; Il s'agenouille et demande merci. Despine est bonne, et l'accorde sans peine: Richard l'accorde à sa prière aussi. Mais celui-ci, que male faim tourmente: Bon vieux, dit-il, donne-moi du pain frais Et de bon vin; nous resterons en paix. Le vieillard court; il revient, et présente Avec du vin d'une espèce excellente Un beau pain blanc, fait chez lui, cuit à point, Dont le parfum embaume de bien loin. Il porte encor ses poires les plus belles, Des raisins secs, et d'autres bagatelles Dont les amants se trouvent tout au mieux. Mais déjà l'air se parsème d'étoiles, Et la nuit sombre étend ses tristes voiles. Despine alors attache ses beaux yeux Sur son amant, et lui dit: Voici l'heure Qui doit ici dans la même demeure Nous séparer. Elle commande au vieux, En souriant, de conduire son hôte, Et le loger dans quelque chambre haute Loin de la sienne; et vous pouvez juger Comme Richard se sentit affliger. Mais de sa vie, et c'est chose étonnante, Il ne fit rien qu'au gré de son amante. Il eût mieux fait, je crois, cette fois-ci De s'en moquer, et du vieillard aussi. Il obéit; la loyauté l'emporte; Il va quitter la chambre du bonheur: Mais dans son trouble il cherche en vain la porte; Et vainement aussi son conducteur Crie après lui, le tire avec humeur; C'est temps perdu: la détresse est si forte Que Richard semble un homme agonisant. Une constance, un amour de la sorte Touchent Despine; elle va consolant Son tendre époux, mais l'honneur veut qu'il sorte. Elle lui dit: Attends, mon doux ami, Qu'à notre hymen mon père ait consenti; Et jusques là supporte sans murmure Qu'en t'adorant je t'éloigne de moi. L'honneur le veut: il est de sa nature Chose fragile et délicate en soi; La nuit surtout, un rien lui fait injure, Et je ne puis la passer près de toi Pour demeurer toujours honnête et pure. Laissez cela, lui réplique Richard; Mettez un peu vos préjugés à part, Et tirons-nous enfin d'un train de vie Qui n'est que peine et souffrance infinie. De votre lit, moi, je me tiendrai loin Sans approcher; mais je ne craindrai point Qu'en son sommeil on m'ôte ma Despine. Il met le vieux dans la salle voisine, Et puis il dit: Rien ne peut m'empêcher De respirer où ma reine respire; Et si l'enfer venait m'en arracher, C'est par morceaux qu'il faudra qu'on m'en tire. Despine alors le confond d'un regard. Il s'humilie, et se laissant conduire Sans répliquer, va suivre le vieillard. Tel un bon chien, qui ne peut reconnaître Pendant la nuit l'allure de son maître, A son retour le prend pour un voleur, Veut l'assaillir, hurle à lui faire peur: Le patron vient, le gronde, lui décoche Quelque caillou s'il en a dans sa poche; Et le bon chien qui reconnaît la voix, Baisse la queue et s'enfuit tout pantois. Le bon Richard coucha sous son armure Sans sommeiller, et le cœur tout serré. Son beau cheval s'étendit sur le pré: Il vit d'air pur et fuit toute clôture. Despine est seule; elle aurait appétit D'avoir Richard à côté de son lit, Car, voyez-vous, la plus folle je gage Est celle-là qui paraît la plus sage. Pendant la nuit le vieux, sans dire mot, A son seigneur dépêche un paquebot Pour l'avertir que sa fille Despine Qu'il fait chercher partout incessamment Est au château; non pas seule vraiment, Mais amenant garçon de bonne mine, Et qui paraît lui plaire infiniment: Garçon si fier et de trempe si forte, Que du palais il a brisé la porte. Laissons en paix dormir les deux amants Et le bateau voguer au gré des vents. [***] Je vois Lirine en proie à la souffrance: Elle n'entend que lugubres accents Dans sa forêt: elle ne veut, ne pense, Elle n'attend que mort et que vengeance. Au bout du bois elle arrive à l'instant Où le démon en sort, et par sa furie A sans retour détruit l'enchantement. Le vieux Maugis qui trottait à la suite De son cousin, et trottait pesamment, Resta pour gage à la fée interdite, Qui le voulait découper sur le champ; Mais le voyant d'un si chétif corsage, Elle le lie au cou comme un gros chien, Et le pendant au plus prochain branchage, Croit qu'il y va mourir. Il n'en fit rien, Mais il en fit le semblant, et fit bien. Lirine part; et dès qu'elle est partie, Le farfadet de Maugis le délie; Et détaché de son triste gibet, Le négromant court après Richardet. La fée en fut près de mourir de rage; Et si son art l'eut aidée à prévoir Que Maugis pût se sauver du branchage, Elle l'eut mis en morceaux au saloir. Lirine apprit un peu tard son dommage; Voici pourquoi. Les démons ont l'usage De ne servir que par ordres exprès; Puis font le mal à communs intérêts. Entr'eux aussi quelquefois ils s'entendent Pour délivrer leurs dévots, leurs profès De tout péril, sitôt qu'ils le demandent. Laissant Maugis au branchage accroché, A son château Lirine est retournée. Triste à la mort de se voir mal menée, Et son honneur honteusement taché. Elle rougit, on la dirait en flâmes; Et dans la soif qu'elle a de se venger, Elle résout, à force d'y songer, De mettre à mort les deux charmantes dames, Et Rolandin avec, et Rinaldin. Tous deux sont là riant soir et matin, Sans nul souci d'éloges ni de blâmes; Mais la cruelle, en reculant leur fin, Veut qu'abreuvés d'une affreuse amertume, Une mort lente à ses yeux les consume. De leur taverne amenés au château, On les mit près d'Argée et de Corèze. Figurez-vous si c'était un cadeau: Ils se croyaient dans le ciel tout de go; Et leurs moitiés ne se sentant pas d'aise, En avaient peine à tenir dans leur peau. Mais ce doux calme amène un fier orage: Mon cœur se fend à cette affreuse image. Eh! que n'ont-ils le secours d'un couteau Ou d'un cordon pour sortir de la vie! Mais ce serait trop peu: leur ennemie Veut à pas lents les traîner au tombeau, Et par la faim, la langueur, l'agonie, Les voir s'éteindre enfin comme un flambeau. Ils ne pourront à leur heure dernière Se secourir ni s'embrasser entr'eux. Voilà soudain qu'une cloche de verre Vient enfermer les quatre malheureux, Chacun à part. La force, le courage Sont sans effet, et pour briser leur cage Les jeunes gens feraient de vains efforts: Ils sont sans arme, et les murs sont trop forts. Sous ces cristaux d'épaisse consistance Où sont logés les quatre prisonniers, On les prendrait pour quatre chandeliers Mis à couvert ainsi contre l'offense Du moindre vent; ou pour de ces objets Jolis à voir et qui ne coûtent guère: Diablotins noirs et gentils oiselets Qu'on voit dans l'eau sous des parois de verre. Lirine, après les avoir fourrés là, Ferme la porte à deux tours, et s'en va. Imaginez comme les deux gendarmes Sont en fureur, et comme sont en larmes Les deux beautés, accusant le courroux De leur étoile. Ah! dit la tendre Argée, Si je pouvais aujourd'hui, cher époux, Perdre à tes pieds ma vie infortunée, Mon sort cruel me paraîtrait plus doux. Corèze en proie à la même tourmente Sous ces cristaux d'où l'on n'échappe pas, S'exhale en plainte au moins aussi touchante; Et les époux en gémissent tout bas: Chacun entend la voix de son amante. Lors Rinaldin leur dit la larme à l'œil: Il faut périr ici; notre courage N'y sert à rien: mais faisons trêve au deuil; Bravons l'effort de l'infernale rage; Souffrons en paix et mourons en héros. Que celle-là qui jouit de nos maux Des nobles cœurs trouve en nous le modèle: Qu'elle en gémisse, et s'afflige de voir Que si nos corps ici dépendent d'elle, Sa rage est vaine, et son art sans pouvoir Sur la vertu de notre âme immortelle. Le jour avance, il passe, et la nuit vient Qu'on est encore à jeun sous chaque cloche. Rolandin dit: Je ne me tiens pas bien Sur mes deux pieds, et je n'ai rien en poche. Rinaldin bâille étendu de son long; Et les beautés rêvent à la Cocagne, Ce beau pays, où toute la campagne Donne pour fruit, et pagnotte* [pain] et jambon. Au second soir, les dames abattues, Sous leur cristal sont par terre étendues. Je n'y tiens pas, et je n'attendrai point Le jour suivant; je m'en vais au plus loin: Mon cœur éprouve angoisses trop cruelles A voir la fleur des guerriers et des belles Souffrir, s'éteindre, expirer de besoin. Mais j'ai beau fuir: hélas! il ne me reste A vous chanter ce soir rien de joyeux. Mon chant du moins ne sera pas funeste. [***] Sur ce bateau qu'a dépéché le vieux, Comme j'ai dit, certain pécheur de marque, Nommé Larès, navigeant tout au mieux, En peu de temps sut conduire la barque Jusqu'à Cobonne où siège le monarque, Et lui dit tout. On comptait à peu près Trois mille pas de la ville au palais Où les amants dormaient sans défiance. De tous les temps le sommeil et l'amour Sont mal ensemble, et rivaux de puissance Incessamment se nuisent tour-à-tour: Si trop de veille affaisse la machine, L'amour faiblit: et le sommeil domine. Tout juste alors, (voyez ce hasard-là!) Le fils du roi de Monomotapa, Son fils aîné, brutal comme un gros dogue, Dedans Cobonne étalait son air rogue. L'Afrique était sous les lois du mâtin; De Cafrerie il était suzerain, Et venait là recevoir en personne Une fleur d'or que le roi son vassal Lui doit d'hommage, et tous les ans lui donne. Or par malheur le vilain animal S'était épris de la belle Despine, Sur son renom. Il apprend son retour; Il la demande, et l'obtient sans détour Au premier mot. Il a méchante mine; Mais les écus sont chez lui par boisseaux, Et dans l'Afrique il n'a que des vassaux. A cet appât le Scric se laisse prendre, Et tout joyeux il emmène son gendre, Suivis chacun par un seul écuyer, Au beau château, dont le maudit portier Les introduit dans la chambre où la belle Dormait en paix. Le Scric s'approche d'elle, La prend au corps, la saisit brusquement. Despine encor plus d'à moitié sommeille, Les yeux ouverts: se tournant, retournant, Tremblant enfin comme la plume au vent, Quand tout-à-fait la pauvrette s'éveille. Elle rougit, et veut crier d'abord, Croyant que c'est Richardet qui la serre: Quand elle vit et reconnut son père, Crainte et respect la saisirent si fort, Qu'elle en trembla comme j'ai dit naguère. Les écuyers la mettent sur leurs bras, Et vers le port l'emportent à grands pas. Le Scric les suit avec le prince Ulasse: (C'était le nom de l'Ethiopien). Jusqu'à Cobonne ils vont en moins de rien, Et n'avaient guère à traverser d'espace. Le Scric eut soin de taire là son fait: Il lui fallait quelque peu d'artifice; Car il n'avait que très-peu de milice, Et savait bien que le bon Richardet Vaut sans mentir à lui seul tout un monde. Qui pourrait dire et la douleur profonde De la princesse, et ses pleurs, et ses cris? Elle arrachait sa chevelure blonde: Son cou, son sein, ses bras étaient meurtris; Et de sa main cette reine des belles Aurait encore attenté sur ses jours, Sans un troupeau de suivantes fidelles Qui l'entouraient et la veillaient toujours. De son coté Richard n'a pas à rire: Au point du jour dès qu'il ouvre les yeux, Il va chercher quelqu'un pour le conduire A sa Despine. I1 appelle le vieux. Tu n'entends pas? lui dit-il en colère. Il crie en vain, mais non pas sans raison: Le vieux était sorti de la maison. Richard tout seul la parcourt toute entière, Rode partout, et court comme un démon, En haut en bas fouillant la moindre cache; On l'eut cru voir jouer à cache-cache; Quand d'une chambre où son sort le conduit L'aspect fatal l'interdit et le glace: C'est où Despine avait passé la nuit. Il voit le lit gardant encor la trace De la chaleur; il le presse, il l'embrasse. Du rapt fatal il n'est que trop instruit: Le filet d'or, la gaze blanche et fine Qui recouvrait les tresses de Despine, Tout est épars sans ordre autour du lit. Imaginez comme Richard fulmine, Comme il s'en prend au ciel, à tous les saints, Les appelant injustes, inhumains! Voyez son cœur que la rage domine; Voyez ses yeux devenus deux volcans: Vous seuls pouvez, tendres et vrais amants, Peindre Richard à ce moment funeste. Tel fut peut-être Alcide au mont Œta, Se déchirant sous sa brûlante veste; Ou tel parut le parricide Oreste Quand la furie en Grèce l'agita; Ou tel on vit la Ménade insensée, Le thyrse en main et le lierre au front, Quand dans la Thrace au bord du Thermodon Elle accourait au massacre d'Orphée. Mais c'est chercher des exemples trop loin, Quand Richard sort, il a pour premier soin De mettre en feu la place et la détruire: Puis il s'en va rapidement au port, Brise, fracasse, enfonce tout navire, Et sans pitié met tous nochers à mort Tant qu'il en trouve; et puis à la prairie, S'en va trouver sa monture chérie, Saute dessus, et part. Le bon cheval Comme en volant le porte au bois fatal Où Richard veut chercher sa belle amie: Lirine a pu l'y cacher par magie; En cheminant il rencontre Maugis Négligemment à plate terre assis; Mais si petit, si petit, qu'il a peine A le connaître. I1 le connaît pourtant, Le prend en croupe, et tous deux vont trottant Sans dire mot à la forêt prochaine. Les y voilà. Richard voit sans terreur Flâmes, torrents, monstres qui font horreur. Il marche, il entre au palais de Lirine Sur son coursier, qui court de bout en bout Sans hésiter. A voir comme il piétine Dans tous les coins, s'introduisant partout, On lui croirait des pieds pareils aux nôtres. Il fait si bien, qu'il s'introduit entr'autres Dans ce réduit où gissent les cousins, Et Richard voit l'excès de leur souffrance, Il met en jeu son épée et sa lance Sur les cristaux: mais tous les coups sont vains; Autant vaudraient des gouttes de rosée; C'est temps perdu: mais la béte rusée Des quatre pieds se démène si bien, Que le cristal se brise en moins de rien; Chaque prison de verre est écrasée. Mais, dites-moi: quand on est tourmenté De male faim, que sert la liberté? Il ne restait chez la maligne fée Pas un croûton, pas une goutte d'eau; Et si le ciel ne leur fait le cadeau D'un prompt secours, c'en est fait des deux belles, Et leurs époux expirent avec elles. Les deux guerriers alors veulent en vain Se soulever; l'un et l'autre retombe. Corèze en pleurs envisage la tombe; La belle Argée en silence s'éteint: Le bon Maugis dans sa magique boëte Ne trouve rien, et chacun perd la tête; Chacun s'entend prononcer son arrêt. Le bon Richard, tout concentré qu'il est Dans la douleur du rapt de sa Despine, Aux quatre époux prend un tendre intérêt: A tout tenter son grand cœur est tout prêt Pour leur sauver l'horreur de la famine. Sur son cheval il va partout cherchant Un peu de pain, ou quelque autre aliment. Il rencontra Lirine épouvantée Qui s'enfuyait; mais le cheval est fée Aussi bien qu'elle: il l'atteint, la saisit Avec ses dents, et la tient par l'habit. Richard, alors d'une voix menaçante: Rends-moi mon bien, lui cria-t-il, méchante! Rends-moi Despine, ou ton supplice est prêt. Ce n'est pas moi qui t'ai ravi Despine, Et je la sais bien loin de ma forêt; J'en fais serment, dit en tremblant Lirine. Déjà Richard qui ne la croyait point Levait le bras pour lui couper la tête; Mais le cheval la rejetant au loin, Du coup mortel écarte la tempête, Puis la r'attrape et de nouveau l'arrête. Richard s'étonne, hésite, et tout compté Croit qu'elle peut avoir dit vérité. Seigneur, cria la donzelle éperdue, Puisque aujourd'hui je me trouve à la fin De ma fortune, et que tout l'art divin De la féerie a sa force perdue Sous vos efforts, daignez prendre en pitié Mes blonds cheveux et ma naissante vie, Si vous avez un peu de courtoisie. Je n'eus jamais pour vous d'inimitié, Et je veux être à jamais votre amie. Richard sourit, et dit: Si vous m'aimez, Prouvez-le moi, prenant pitié vous-même De mes cousins, qui meurent affamés Chacun auprès de l'épouse qu'il aime, Sans aliments tous les quatre enfermés. Je ne les puis servir, reprit la fée; Je le voudrais, mais j'en suis empêchée. C'est en féerie un règlement fatal: Nous pouvons faire ou du bien ou du mal, Comme il nous plaît, aux personnes diverses; Mais tout notre art se réduit à néant Pour transformer en bonheur les traverses. Il faut ici détruire entièrement L'œuvre magique, et le péril est grand. Près du palais incessamment demeure Un monstre horrible; et s'il advient qu'il meure, Tout aussitôt il devient un serpent Petit, petit comme ver ou chenille, Et dans les mains plus glissant qu'une anguille, Mais il ne reste ainsi qu'un seul moment: Vous le voyez se renfler tellement, Que sa grosseur n'a bientôt plus de bornes; C'est le pareil du monstre précédent, Il faut pouvoir le saisir par les cornes, Et lui couper la tête sur le champ. Allons donc voir cette bête maudite, Tantôt si grande et tantôt si petite, Cria Richard. Lirine l'y conduit, Richard s'avance, et le dragon mugit En le voyant; puis s'élance, et travaille A l'engloutir. Richard n'est pas de paille; Il va frappant le monstre à tour de bras, Tantôt au cou, tantôt beaucoup plus bas. Bref, pour conter en peu de mots l'affaire, Il l'étend mort d'un coup de cimeterre. Tout aussitôt paraît un serpentin, Mais si menu, si plat, que pour le prendre Un cavalier n'y peut porter la main; Et Richardet qui ne veut pas descendre De son cheval, y perdra son latin. Le vermisseau ne se fait pas attendre: En un clin d'œil le voilà gros et grand, Qui sur Richard s'élance dans l'instant. Je vous dirai, pour abréger l'histoire, Qu'au moins six fois le monstre mis à mort Devint reptile, et puis grossit encor; Et sans faillir il eut eu la victoire. S'il eût fallu que Richard le saisît Quand il rampait à terre; mais l'esprit Du cheval fée en eut bientôt la gloire. Avec les dents il attrape le ver, Le tient bien ferme, et l'élevant en l'air L'offre à Richard qui met à mort la béte. Dans le moment qu'on lui coupa la téte, Tout disparut: le bois et le palais. On ne voit plus qu'une verte prairie Dans un beau site, où s'unissaient en paix Dames, guerriers, brillante compagnie. Sur l'herbe étaient étendus Rolandin Et Rinaldin avec leur douce amie, Qui paraissaient près d'expirer de faim. Durant ceci la sorcière attendrie A fait la quête et les vient soulager. Lirine va d'abord faire manger Les deux beautés, mais à petite dose. Il faut vraiment donner très-peu de chose Aux affamés qu'on commence à nourrir; Sans quoi peut-être on les ferait mourir. Après ceci, la sensible Lirine S'en va servir les pauvres paladins, Leur apportant bons vivres et bons vins. La fée aimait si tendrement Despine, Qu'elle a donné dans son cœur droit égal Au bon Richard, l'époux de son amie. On n'y doit pas trouver l'ombre du mal; Et si quelqu'un jamais eut l'infamie D'en mal parler, il fut menteur ou sot: Dans Garbolin je ne vois pas un mot Qui ne répugne à telle vilainie. Richard reçoit quelque soulagement A son chagrin, quand il voit les deux belles Et leurs époux délivrés du tourment Qui les menait à des morts si cruelles; Puis pour Cobonne il part le même soir: De fond en comble il prétend la détruire. Et le fera comme vous allez voir; Au chant suivant je veux vous en instruire. CHANT XXIII.Le Scric, par peur de Richard, décide de quitter Cobonne et d'accompagner Ulasse en Cafrerie où il épousera Despine. Celle-ci lui reproche vainement sa trahison et son ingratitude envers Richard qui l'a sauvé. Ils partent.Richard et les autres arrivent à Cobonne où, après un massacre, ils font amitié générale. Les trois beautés sont choyées. Spectacle et défilé des princesses [amies de Fortiguerra]. Que ne peut-on faire au moins à deux fois Ce que l'on fait trop à la hâte en une? Nous serions moins en prise à la fortune, Et nous aurions au bonheur plus de droits. Exempts des soins, des peines, des alarmes Qui si souvent viennent troubler nos jours, On ne verrait presque jamais les larmes, De notre vie empoisonner le cours. Mais on verrait en paix tous les ménages, Tous moines saints, et toutes nonnes sages: Car tous ceux-ci sortiraient du couvent; Et les maris délivrés promptement De leurs moitiés, les laisseraient pour gage. Gaîment au cloitre ils s'iraient mettre en cage, Et les reclus se viendraient marier. Le défroqué ne pouvant oublier Les duretés d'un gardien qui blâme, Punit, tourmente à tort et à travers, Souffrirait tout de la part d'une femme; Et le mari joyeux dans d'autre fers Supporterait la haire, les cilices, Au souvenir des féminins caprices Qu'en son hymen le pauvre homme a soufferts. Mais une fois que les choses sont faites, Vous savez bien qu'on ne les défait pas; Ou bien il faut qu'un vieux prêtre en lunettes A l'un des deux vienne chanter tout bas Un requiem: j'entends ici le cas D'un pauvre sot que triste destinée Vient de lier au joug de l'hyménée. Quant au reclus, c'est jusqu'à son trépas Qu'il portera chaînes dures ou douces. [***] Aussi le Scric se mord-il bien les pouces D'avoir ôté sa fille au beau Richard: Car il prévoit très-bien, le vieux renard, Que le cœur gros d'une telle avanie Le paladin sur lui s'en vengera. Il veut quitter sa cour et sa pairie Pour s'en aller au Monomotapa; Il y sera plus sûr qu'en Cafrerie: Car s'il tombait aux mains de Richardet, I1 n'en serait pas quitte pour le fouet. En souriant il dit au fier Ulasse: Je veux aller avec ma fille et toi A ton pays; j'aime à changer de place, Et puis tu vois comme elle se tracasse En recevant à contre-cœur ta foi: Or je saurai la réduire à ta loi Dans le chemin, par prière ou menace. La pauvre fille était en tel tourment Qu'à son aspect un cœur de diamant S'attendrirait de si rude détresse, Et se fondrait comme le sel dans l'eau. Mais le vieux Scric ne s'en fait qu'un cadeau; Et sans pitié pour la triste princesse, Au noir Ulasse il veut donnant sa main La voir régner sur le monde africain. Il va lui dire: Es-tu donc hébétée De préférer à ce roi si puissant Un gueux qui n'a que la cape et l'épée, Et dans sa poche à peine un sou vaillant? Maris ou beaux ou laids c'est même chose: Ils sont tous beaux s'ils ne sont pas tortus. Mais eussent-ils teint de lis et de rose, Ils sont tous laids quand ils n'ont pas d'écus. Avec le temps toute beauté se passe, Et tout amour aussi. C'est rarement Que par hasard le temps fera la grâce A quelque époux de demeurer amant. Songes-y bien, ma fille; on ne s'engraisse Ni de baisers ni de tendres propos: Non. Mais avoir force ducats en caisse, Régner en paix sur villes et châteaux, Provinces même, états de toute espèce: Folle qui peut refuser ce bien-là. Je ne dis pas, Despine, pour cela Que je ne sente au cœur grande amertume A voir ici l'ennui qui te consume. Que de la paille on approche un tison, C'est justement comme alors qu'une fille Fait connaissance avec un beau garçon; Le feu s'y met; il faut temps et façon Pour étouffer la flàme qui pétille. Mais dans un bon naturel, la raison Supplée au temps, règle la fantaisie. Dès ton berceau ce fut-là ta leçon; Je te la fis chaque jour de ta vie; Et tu la veux rejeter devant moi! Le Scric se tait. Sa pauvre fille n'ose Lever les yeux; elle est en tel émoi Que sa rougeur ferait pâlir la rose. Enfin, les yeux fixés sur le terrain, Les bras en croix, le menton sur le sein: Seigneur, dit-elle, avez-vous souvenance Des attentats dont le fier Sarpedon Insolemment menaça votre front? Vous souvient-il avec quelle vaillance Mon Richardet (qui sera toujours mien) Combattit seul, et réduisit à rien Des Nubiens la brigade traîtresse, Mettant à mort leur maître Sarpedon? Cet orgueilleux n'était pas un poltron: De maints lauriers couronnant sa jeunesse, Il paraissait le Mars de nos climats. De mon Richard l'étonnante prouesse Nous arracha tous les deux au trépas, Vous comme moi; mais c'est vous seul, mon père, Dont je vous parle, et je ne puis vous taire Les fers, la mort dont vous sauva son bras. Entre vos bras alors vous l'étreignites Avec amour, mon père, et ne feignites De le nommer notre ange protecteur. Vous l'avez donc oublié? Mais, seigneur, Rappelez-vous un jour plus mémorable. Blessé, souffrant, étendu sur le sable, Vous gémissiez en mortelle langueur: Cris impuissants! une forêt muette Les étouffait et n'y répondait pas. Richard survint; il vous prit dans ses bras, Et sous ce poids fournissant une traite De longue haleine, il vous mit dans le port Des Nubiens: sans lui vous étiez mort. Mais à quoi bon vous rappeler l'idée D'un tel bienfait, puisque, manquant de foi A ce héros qui vous sauvait pour moi, Au même lieu vous m'avez enlevée? N'en parlons plus; mais ce que récemment Pour mon salut Richardet vient de faire Est d'un tel prix, le péril fut si grand, L'exploit si beau, que je ne puis m'en taire. Je ne dis rien de trop: l'Afrique entière, Le monde entier n'aurait pu me tirer Du bois fatal, où l'art d'une sorcière Dans ses filets m'avait su resserrer. De mon Richard l'intrépide vaillance Brave l'enfer, ose me délivrer, Me rend à vous; et pour reconnaissance Vous le payez d'une mortelle offense! On sait combien d'illustres chevaliers Sont dans ce bois sans qu'aucun d'eux en sorte: Ils y seront des siècles tout entiers, Tant on fait bien la garde à chaque porte: Ce sont dragons et larves et lutins Qui jour et nuit veillent de bonne sorte. Voyez l'honneur qu'il est juste qu'on porte Au bras qui put s'ouvrir de tels chemins! Seigneur, si c'est en vous un tendre zèle Qui me destine Ulasse pour époux, Croyant me faire un sort brillant et doux; Sachez qu'alors votre fille rebelle, Ensanglantant la maison paternelle, Enfoncera dans son cœur le poignard. Elle ne peut recevoir auprès d'elle Un autre époux que le brave Richard. Elle se tait, en larmoyant de sorte Qu'elle se pâme et tombe comme morte. Son père est là; mais le cœur endurci, Et ne songeant qu'à se voir obéi: Il prend Despine, il l'enlève, il la porte Au char d'Ulasse, où déjà celui-ci S'impatiente, et menace, et s'emporte. Soudain on part: Despine et les deux rois. Elle avait l'air aux mains de leur cohorte D'un bloc de marbre, ou d'un morceau de bois. Si de ce rapt je pouvais la défendre, Je m'y saurais de bon cœur employer; Moi qui ne puis sans une pitié tendre Voir un levreau pris par un lévrier, Ou la perdrix en proie à l'épervier, Figurez-vous quelle peine cruelle Je sens à voir entraîner cette belle. Un tel désir me presse de savoir Comment pourra finir cette aventure, Que si j'osais manquer à mon devoir Je passerais vingt pages d'écriture De Garbolin; mais je veux sans retard, Pour vous servir changeant de tablature, M'en retourner ou j'ai laissé Richard. [***] Il vous souvient qu'il ne hait plus Lirine Depuis qu'il a détruit l'enchantement: I1 se tenait près d'elle incessamment, Et l'écoutant parler de sa Despine Sentait accroître ou calmer son tourment. Les trois cousins venant à la marine Trouvent en feu le palais et le port; J'ai pensé dire, et la mer même encor. Richardet voit que l'excès du ravage Ne laisse plus d'exercice à sa rage. Il s'en irrite, et d'un air menaçant Jette les yeux sur les murs de Cobonne Qui ne pourront l'arrêter un instant; Le fer, le feu vont les mettre à néant: Je vois périr tout un peuple innocent, Pour le méfait d'une seule personne. Je n'entre point dans les conseils de Dieu Qui fait tout bien: je ne suis qu'une béte; Mais si jamais j'en faisais à ma tête, Je ne voudrais punir (j'en fais l'aveu) Que le coupable; et si par aventure C'était mon roi qui fût méchant ou fou, Je lui mettrais fort bien la corde au cou. Oh! comme au Scric siérait cette parure! Voyez un peu si son vilain museau Ne vous dit pas, Vite, vite un cordeau! C'est par son fait qu'aujourd'hui sa patrie De son haut rang va tomber dans les fers, Et qu'à jamais le sol de Cafrerie N'offrira plus que des sables déserts. Le bon Richard qui côtoyait la rive, Laissant sa troupe et gagnant les devants, Semblait voler et défier les vents. On l'aperçut, on lui cria Qui vive? Du haut des murs; et la garde avec soin Ferme la porte. Aussitôt dans Cobonne On est instruit que Richard n'est pas loin; Et ce n'est pas nouvelle qui soit bonne. Mais la jeunesse a souvent le défaut De s'estimer bien plus qu'elle ne vaut. Les jeunes gens là, quoi qu'on leur remontre, Sont résolus d'aller à la rencontre De Richardet. Le vieux qui sous sa main Vit enfoncer le grand portail d'airain Va leur crier: Vous cherchez mal-encontre; Le plus gros mur est de beurre pour lui. Si nous pouvons nous sauver aujourd'hui D'un prompt trépas, il n'est qu'une manière: Allons à lui sans casque ni visière, Lui remettant les clefs de la cité; Croyez-m'en tous. Fort bien en vérité, Dit un d'entr'eux. Eh quoi donc, pauvre hère! Pour un seul homme il faut tant de rumeur? Fût-il de bronze ou de chose plus dure, Par Mahomet! vieux poltron, je te jure Qu'il ne saurait jamais nous faire peur. A quinze ou vingt il percera le cœur: Et puis après? comment veux-tu qu'il sorte D'entre nos mains? Disant ces mots il part, Et le premier court si vite à la porte Qu'il semblerait que le diable l'emporte. On ouvre, il sort; et ce petit vantard Nommé Dragut, va tout droit à Richard Qui d'un revers, sans presque y prendre garde, Le coupe en deux comme concombre ou carde. A ce grand coup la garde et les portiers S'en vont fermer la porte et la barrière A deux verroux; et les autres guerriers Ne savent trop que dire ni que faire. On se rassemble, et du haut des remparts On fait pleuvoir pierres, flèches et dards. Mais la terreur se mêle à la surprise, Quand on les voit tomber sur le cimier Du paladin, comme fraise ou cerise; Tant son armure est de fabrique exquise! Puis un prodige encor plus singulier Par son effet, donne encor plus de prise A la frayeur; et c'est quand le guerrier, Ferme en sa selle et sur son étrier, Brandit sa lance et l'appuie à la porte. En un clin d'œil, serrure épaisse et forte, Doubles battants, verroux et cadenas, Tout est rompu, brisé de telle sorte Que les morceaux volent à mille pas. A cet aspect qu'ils ne soutiennent pas, Les Cobonnois semblent changés en pierre. Richard s'avance entr'eux: c'est la panthère, C'est le lion au milieu d'un troupeau. Dans sa fureur il fait partout main-basse, Et plus de vingt de cette faible race En quatre coups tombent sous son couteau. Chacun voyant cette capilotade S'enfuit chez soi; chacun se barricade; Chacun se croit aux portes du tombeau. Partout Richard signale sa furie: Dans quelque temple il a trouvé du feu; Et menaçant la ville d'incendie, Dans sa fureur semble s'en faire un jeu. Le vieux gardien du château de Despine, Touché de voir cette affreuse ruine, Monte à son toit, et comme d'un rempart En sanglottant il appelle Richard. Seigneur, dit-il, accordez à mes larmes Notre salut, et faites-en serment; Je vais vous dire où l'objet plein de charmes Que vous aimez, se trouve en ce moment. Vous le cherchez en vain par la ruine Des Cobonnois; et cependant Despine, Qu'entraîne à force un soldat inhumain, Loin de Cobonne à contre-cœur chemine. A ce beau nom Richardet plus serein Se radoucit, comme après une ondée Le vent s'appaise et calme la marée. Il jette à bas sa torche, et dit au vieux: Comment sais-tu cette trame inouïe? Le vieux répond: Seigneur, c'est en ces lieux, A cette cour que j'ai passé ma vie. Dès ma jeunesse on me donna le soin De ce palais au bord de la marine, Où je vous vis un jour venir de loin Accompagné de la belle Despine. Le Scric l'y vint surprendre dans son lit; Elle est sa fille et sa seule héritière. Si vous l'aimez, donnez créance entière, Et sans tarder, au fidèle récit Qu'à son sujet il me reste à vous faire. A ce propos Richard frappe du pié, Baissant la tête en signe d'amitié, Et dit tout haut: Qu'on m'écoute à Cobonne! Soyons amis! Cafres; je vous pardonne. Qui vous ferait, voudrait vous faire tort, Je le défie et le combats à mort. Mais toi, bon vieux, achève en diligence De m'informer où ma Despine va. Le vieux répond: Elle est en la puissance Du plus grand roi dont on ait connaissance. Le fils du roi de Monomotapa L'a demandée au Scric en mariage. Le roi la donne, et croit faire œuvre sage De mépriser la profonde douleur Qui la mettait en péril de sa vie. Lui-même enfin craignant votre valeur Dont en tout lieu le renom se publie, Suit la victime et quitte sa patrie. Indique-moi promptement le chemin, Dit Richardet: fais signe de la main, C'en est assez. Alors le vieillard lève Un bras en l'air, et le suit du regard Fixant le sud. Richard le voit; il part, Pique des deux, galoppe sur la grève. Tandis qu'il joue ainsi des éperons, Lirine arrive avec ses compagnons. Le calme a fait oublier la tempête; Aux arrivants tout Cobonne fait fête; On les conduit, on les loge au palais, En leur offrant service de sujets. Les trois beautés qu'en triomphe on couronne, Avec transport sont mises sur le trône. Pour les y voir chacun court de son mieux: Jeunes garçons, fillettes aux doux yeux, On en compta plus de deux cent cinquante Dans le palais, avant qu'on fut au soir. Taille parfaite et parure élégante, Rien n'y manquait. Il nous faudrait avoir, Leur dit Lirine, une troupe choisie De musiciens; et l'ordre s'en publie. On sait partout comme au sallon royal Lirine veut ce soir donner le bal. On n'a pas là de bals comme les nôtres: Ce ne sont pas nos danses; c'en sont d'autres, Sans menuets, rigaudons, passepiés; Mais qui pourtant ont de quoi plaire assez. La danse suit l'air des espagnolettes: Les musiciens rangés en deux moitiés, Pour instruments ont fifres, castagnettes Et tambourins, flageolets et musettes, S'accompagnant de quelque violon. Le bal s'ouvrit par une danse en rond. Maints beaux garçons, maintes gentes pucelles, A dire vrai dansèrent tout au mieux. Une surtout attira tous les yeux, Se distinguant au milieu des plus belles, Comme la rose en un champ de barbeaux, Ou le platane entouré d'arbrisseaux. Du vieux roi Cafre elle était la cousine, Déjà promise au fils d'un souverain. On perd repos et liberté soudain Au seul aspect de sa beauté divine. C'est dans ses yeux qu'amour forge ses traits; Et tant de grâce à ses charmes s'allie, Que douce ou fière elle a mêmes attraits; On ne voit qu'elle, et soi-même on s'oublie. Sa taille est haute et noble au dernier point; Son parler doux, et sa voix si touchante Qu'au mois d'avril quand le rossignol chante Il a beau faire, il n'en approche point. C'est Marianne [Marianna Bolognetti], à tel degré charmante, Qu'en tout Cobonne où que l'on puisse aller, On ne verra nul vieillard qui se vante D'avoir rien vu qui la puisse égaler. Elle paraît, elle mène la danse; On veut la voir, on se pousse, on s'avance En se hissant sur la pointe des piés. Les spectateurs semblent pétrifiés Sans se mouvoir, et gardant le silence, On se croit seul dans les appartements: Hors par hasard quand certains mouvements De la danseuse, excitent l'assistance A déceler de secrets sentiments. En la voyant je disais en moi-même: Fille sans pair, que le juste ciel t'aime! Astres des cieux, soit fixes, soit errants, Réunissez vos regards bienfaisants Pour écarter d'elle toute détresse; Qu'heureuse encore aux jours de la vieillesse, Elle blanchisse au sein de ses enfants; Puissent la paix, le bonheur, la tendresse, Toujours fixés entr'elle et son époux, Les enchaîner de leurs nœuds les plus doux! On vit paraître aussitôt après elle Sa belle-sœur [Faustina Bolognetti] qui n'était pas moins belle. Elle portait un panache argentin Sur ses cheveux, et des fleurs sur son sein. Née en Toscane, une nef d'Etrurie L'avait portée aux bords de Cafrerie. Au premier pas qu'elle fait pour danser, On ne voit qu'elle, on ne peut s'en lasser. Je ne saurais vous peindre son allure, Trop au dessus de l'humaine nature. Ainsi voit-on aux beaux jours du printemps Flore glisser sur nos gazons naissants, Du pied, de l'aile, effleurant la verdure; Telles aussi les filles d'Apollon Dansent le soir dans le sacré vallon, Aux doux accords des dix célestes sphères; Telles aux cieux on pourrait voir encor Les déités, sous de fins voiles d'or, Se cadencer dans leurs danses légères. Je dois me taire aussi sur ces beautés: En dire plus, ou moins, c'est même chose. Un peu n'est rien; beaucoup n'est pas assez: Le meilleur est de tenir bouche close. L'art est en faute, et n'a point de couleurs Pour exprimer tant de grâces ensemble Qu'en chaque trait son visage rassemble. Son regard perce, embrase tous les cœurs Comme il lui plaît: j'en sais bien en souffrance. Après son tour une nymphe [Veronica Bolognetti] s'avance, Et sa comparse attire tous les yeux; C'est sans mentir la nymphe de la danse. Elle a tressé sur son front ses cheveux, Où sont mêlés à l'aide de l'aiguille, Perle et saphir, sur un ruban jonquille Qui ceint sa tête et la couronne au mieux. Juste au milieu de sa riche couronne, Parsemé d'or s'attache un voile blanc Qui fait la pointe avec grâce en avant; Puis, retombant sur sa taille mignonne, En larges plis ombrage son beau flanc. Sur ses deux bras voltige élégamment Toile de lin, que borde une dentelle, Ouvrage exquis du bon peuple flamand. Pour la couleur de sa robe, elle est celle Que donne aux prés l'approche de l'hiver: Mélange heureux et de jaune et de vert. Elle est traînante au milieu par derrière; Moyen adroit de la rendre plus chère; Mais les cotés sont plus courts, et tous deux Sont bien égaux. La ceinture est fort juste, Le haut fort ample et couvrant tout le buste. Sous ces atours attirant tous les yeux, Elle enchantait les hommes et les dieux. De Marianne elle est la sœur cadette, Et son égale en renom de vertu. Athène et Rome ont peut-être bien eu Femme en leurs murs de beauté plus parfaite, Mais de plus sage elles n'en ont pas vu. Et je ne sais comment elle avait pu Se trouver là: son humeur est austère; Fêtes et bals ne la rencontrent guère. Je ne veux pas vous taire assurément Tout le succès, tout l'applaudissement Qu'eut en ce jour la romaine Isabelle [Isabelle Soderini], Spirituelle, aimable autant que belle, Ses yeux sont noirs et ses cheveux aussi. Elle est si svelte en toute sa personne, Qu'elle inspira l'amour à tout Cobonne; Car on a là des yeux tout comme ici. En vérité je crois qu'à l'entour d'elle Vénus se plut à fixer ses enfants; Tant son regard, sa voix, ses mouvements, Ont à toute heure une grâce nouvelle, Elle ne peut trouver que des amants; Et dans tous lieux comme à tous les moments L'air retentit du beau nom d'Isabelle. Sa fille [Ipolita Lignani] est née au bord de l'Apennin, Pour augmenter la gloire de Boulogne. Pourrais-je donc terminer ma besogne Sans vous parler de cet esprit divin, Et de ce cœur à bon droit adorable: Cœur noble et pur, à tous dons préférable? Non; je les chante et je les chanterai Avec amour, et tant que je vivrai. Hippolita (c'est le nom qu'on lui donne) Pour bien danser ne le cède à personne; Et son visage est si rempli d'attraits Qu'un plus charmant je ne le vis jamais. Sa danse était si brillante et nouvelle, Qu'avec transport on s'attroupe autour d'elle. Son pas était à peine à la moitié, Chacun déjà bat des mains et du pié, Les paladins, les reines lui font fête A qui mieux mieux. Mais l'orchestre s'arrête, Le bal finit: non pas sans déplaisir Des jeunes gens, et surtout de ces belles L'honneur du siècle, et dont tout l'avenir Sera jaloux, n'en ayant point comme elles. L'heure venue on s'assemble au festin; Tous dons de Dieu s'y trouvent sous la main. Comme on était au fort de la bombance, La harpe en main une nymphe s'avance. Les cordes d'or qu'elle pince des doigts Rendent des sons de douceur sans pareille; Puis, y joignant les charmes de sa voix, Elle captive et le cœur et l'oreille. Jolis enfants, dit-elle, qu'au berceau Le ciel doua du destin le plus beau, Vivez heureux. Elle en dit plus encore; Puis son regard sur vous s'est arrêté, Vous, Flavia [Bolognetti], dont le nom est vanté De la Scythie au climat de l'aurore, Des demi-dieux tout ce qu'on a chanté Se trouve en vous: esprit, sagesse, grâce. Et ce trésor d'adorable bonté Qui sans mentir toute beauté surpasse. La nymphe encore, après vous, fit honneur A maints objets dignes de son hommage. La Grèce et Rome avaient ce bel usage Qui des vertus augmente la valeur. L'amour du bien devient un saint délire; Et le désir dont s'enflamme le cœur De tout jeune homme en cette noble ardeur, C'est d'imiter ce qu'il voit qu'on admire. Quittons Cobonne, et prouvons notre foi Dans Roncevaux au bon roi Charlemagne, J'entends d'ici comme il se plaint de moi; Il n'a pas tort, et je sais bien pourquoi. Je vis en paix, sans travaux, sans émoi, Parmi les jeux en pays de Cocagne, Tandis qu'il va par pénibles exploits Se signalant pour la dernière fois. Si vous voulez le trouver en Espagne, Suivez-moi tous; je vous y conduirai: Je tends la voile, et la dirigerai. Les vents, les flots n'ont rien qui m'intimide: C'est Apollon lui-même qui me guide; Et les neufs Sœurs veillant à mon côté Suivent ma nef et font ma sûreté. Ne croyez pas que je vous abandonne, Tendres beautés qui restez dans Cobonne, Charles m'appelle, et je vous dis adieu Pour l'aller voir; mais je reviens dans peu. J'ai tant à cœur de rejoindre Despine, Qui sans espoir de revoir son amant Gémit en proie au plus cruel tourment, N'attendant plus qu'affronts et que ruine. CHANT XXIV.Charles, rentrant d'Espagne, est invité par Ganelon à un grand festin de réconciliation à Roncevaux. Ganelon, ayant compris que rien ne viendra à bout des Paladins, a fait creuser le sol et remplir la mine de poudre à canon. Malgré les hésitations et les réticences de son entourage, Charles accepte.Rinaldin et Rolandin décident de rentrer en France, et Lirine de rejoindre Richard parti au Monomotapa délivrer sa princesse. Richard désespère car Despine, enfermée dans un donjon auquel on ne peut accéder que du ciel, est surveillée étroitement. Maugis les rejoint. Lirine se change en faucon et crève les yeux du Nécromant gardien de Despine. Roland, déguisé, apprend l'existence d'un complot des Mayençais sans arriver à savoir en quoi il consiste. Il échoue à convaincre Charles que Ganelon supplie de le tuer s'il doute de sa loyauté. Les Sarrasins étaient chassés d'Espagne: La France attend bientôt son Charlemagne Qui revenait couronné de lauriers, Comme il le fut tous les jours de sa vie. Mais il avait au sein de ses guerriers, De Mayençois une cohorte impie: Ils s'assemblaient dans un coupable accord Pour concerter et préparer sa mort. C'est Ganelon qui trame le mystère, Loin de Paris il avait une terre, Il y mena les traîtres ses amis, Et là leur dit: Tout notre savoir-faire Jusqu'à présent nous a fort mal servis: Charle en rirait; mais je sais la manière De l'opprimer. Ecoutez mes avis; Il n'aura pas longtemps sujet de rire. Il s'en revient presque tout seul le sire, Ayant perdu dans l'Espagne ses gens. Il en ramène un tas de négligents, Ne sachant pas se servir de leurs armes, Et se croyant hors de toutes alarmes. Il est bien vrai que Renaud et Roland Sont avec lui. C'en est assez vraiment Pour attaquer, combattre et déconfire Toute une armée; un seul pourrait suffire Contre nous tous, rien qu'avec un bâton. Ne quittons pas pour cela la partie: Nous n'irons pas les combattre de front, Mais finement, sans risque de la vie, Il faut aller d'ici jusques au mont Qui porte encor le nom de Pyrénée; Et puis descendre à la grande vallée De Roncevaux où Charles périra Avec les siens: nul n'en réchappera, La trahison n'étant pas découverte. Dans certains bois qui sont aux environs, Durant le jour nous nous enfoncerons Tous bien armés, mais sans donner d'alerte; Puis à la nuit, soldats et cavaliers, La hache en main, sortant hors des halliers, Iront creuser à l'entour de la plaine Et par dessous, des trous où je mettrai Une recette inconnue et certaine, Qu'en temps et lieu je communiquerai. En attendant, sachez que le tonnerre Est moins puissant, et qu'il n'est sur la terre Homme si fort, si robuste géant, Que son effort ne réduise à néant. Mais le temps presse, et l'affaire est perdue Si nous allons à Roncevaux trop tard. Il dit, se tait. La troupe s'évertue: Chacun s'équipe et s'apprête au départ; On se dispose, on s'assemble, et l'on part. Les conjurés étaient en tout vingt mille, Tant à cheval qu'à pied, tous à la file, S'allant cacher au plus épais des bois. La nuit venue, ils vont tous à la fois Se disperser autour de la prairie: Bêchant, piochant, creusant de bout en bout, Et disposant de grands tonneaux partout. La multitude en était infinie, Un sable noir les remplit jusqu'au bord: Poudre d'enfer, qui s'enflamme, étincelle, Brise les rocs, et peut dans son effort Bouleverser tout un monde autour d'elle. C'est le trésor que l'infâme séquelle Sous le terrain dépose en trahison, Le recouvrant de mousse et de gazon. Les conjurés pratiquent sous la terre Divers sentiers, qui mènent aux tonneaux Où se devra déposer le tonnerre Au jour fatal qu'attendent les bourreaux, Puis dans leur bois ils rentrent tous ensemble. On tient conseil, où Ganelon assemble Les premiers chefs, et leur parle en ces mots, Au milieu d'eux assis au pied d'un tremble: Amis, dit-il, tous nos efforts sont vains, Si nous n'avons une sûre manière De mettre ici le roi Charle en nos mains, Avec tous ceux qui suivent sa bannière. Je veux aller par courtoise prière L'amadouer, l'attirer en ces lieux Qu'il faut orner de pavillons nombreux. Vous poserez la plus puissante mine Juste au dessous de la tente du roi Et de ses deux beaux-cousins; après quoi Il vous faudra travailler en cuisine, Accumulant bons vins et fins ragoûts. Pour moi je pars; Pinabel au poil roux Me suivra seul. Il dit, prend sa monture, Et Pinabel le suit en écuyer. Tandis qu'il va trouver Charle en droiture, Chacun au bois exerce son métier Pour embellir la plaine destinée Au noir forfait de la race damnée. Toute la terre à jamais parlera D'un tel excès de haine forcenée; Peut-être même à peine on y croira. A son retour, Charles dans l'allégresse S'entretenait avec ses bons amis, De doux propos. Ils calculent sans cesse Quand ils mettront pied à terre à Paris; Quand de son peuple ils entendront les cris: Cris si touchants de joie et de tendresse; Et quand des mains que font mouvoir les cœurs, De pied en cap les couvriront de fleurs. Quels doux pensers remplissaient d'espérance Roland, Renaud, et tous héros de France, Comme il était naturel, quand soudain Le Mayençois s'offrit sur leur chemin, Tout désarmé, n'ayant ni fer ni lance. C'est Ganelon de Pontiers qui s'avance Vêtu de blanc comme un héros de paix. On n'en eut pas d'abord la souvenance: Charle hésitait; mais l'approchant de près Il reconnut sans faillir tous ses traits, Et se douta de quelque perfidie, Non sans raison. Qui trahit une fois Est toujours traître, et bien fou qui s'y fie. Le roi sourit pourtant au Mayençois, En lui disant: Portes-tu paix ou guerre? Et d'où viens-tu? L'autre met pied à terre, Baise le pied de Charle à l'étrier, Et dit: Seigneur, dans l'univers entier Qui se pourra trouver sans nulle tache, Si de nos cœurs la charité n'arrache Le souvenir et le ressentiment Des vieux péchés? Dieu fait-il autrement? Certes, seigneur, peu d'hommes sur la terre A vos faveurs peuvent avoir des droits. Puissiez-vous lire en mon cœur sans mystère Ce qu'à toute heure il inspire à ma voix! Certes alors la bonté qu'autrefois J'obtins de vous, devra m'étre rendue. Mais si mon cœur échappe à votre vue, Laissez ma voix vous déclarer son sort. Dans son regret de cette antique offense Qu'il vous a faite, il demande la mort Si son trépas vous plaît, pour que son tort Soit effacé de votre souvenance. Mourir cent fois au gré de son seigneur N'est pas supplice à mes yeux; c'est bonheur. Mais voulez-vous me conserver la vie? Accordez-moi, pour comble de faveur, De trouver bon que je la sacrifie A vous servir: vous verrez qu'un grand cœur Sait réparer sa faute avec honneur. Mais il est temps que ce discours finisse, A l'œuvre seule on juge l'ouvrier: C'est la maxime; et j'ose avec justice M'en prévaloir. Je ne suis plus guerrier: Je suis trop vieux pour suivre la milice; J'y supplérai par autre bon service. De vos exploits contre les sarasins, De vos périls, vos travaux et vos veilles, Par toute terre on conte les merveilles; Et vos Français inquiets, incertains De votre sort, vivent dans la détresse. J'ai rassemblé dans le prochain vallon Tous mes parents, et leur zèle s'empresse A décorer un royal pavillon Qui vous attend; et par leurs soins on dresse Tout à l'entour des tentes à foison, Où tous vos gens comme dans leur maison Répareront leurs fatigues passées. Renaud se lève, et s'adressant au roi: Gardons-nous bien, dit-il, d'ajouter foi A ce pervers qui ne vise en pensée Qu'à te voir mort, et nous tous avec toi. Roland alors, la mine renfrognée: Eh! depuis quand es-tu donc si courtois, Si généreux? dit-il au Mayençois. Tant de dépense est-elle sans mystère? Non, ce n'est pas ma foi de l'eau bien claire, Et quelque piège est caché là-dessous. J'aimerais fort pour te guérir du rhume A te frotter le nez sur une enclume. Charles, qui fut toujours sensible et doux, Dit à Roland et Renaud: Entre nous, Mes beaux-cousins, si les gens de Mayence Sont devenus braves et francs guerriers, Faudra-t-il donc qu'à l'aspect de leur lance Le grand Roland perde son assurance? Puis, se tournant au sire de Pontiers: J'irai, dit-il, ce soir à vos quartiers, Mais gardez-vous de dépense trop grande A mon sujet. Aussitôt il demande A l'un, à l'autre, en leurs divers métiers L'économie, et même aux cuisiniers. Que Ganelon goûte en sa vilaine âme Le prompt succès de sa manœuvre infâme; Moi je m'envole, et veux aller partout Chercher Despine, en pleurs je ne sais où, Sous la puissance et dans les fers d'Ulasse. Pardonnez-moi d'avoir quitté la place Si brusquement; mais la crise où je vois Mon bon roi Charle anéantit ma voix: Mon cœur se brise et ma veine se glace. Permettez donc que loin d'un tel objet, Pour quelque temps je change de sujet. [***] Les deux garçons chacun avec sa mie Après le bal furent se mettre au lit; Puis font dessein de s'en aller sans bruit Revoir la France et quitter Cafrerie. Dès le matin ils vont pour arrêter Des nefs au port; la ville est avertie De leur projet, les presse de rester, Et par amour veut les violenter. Mais leurs parents et Charle en décadence Ne souffrent pas une plus longue absence. Lirine accourt, et serre tendrement Les deux beautés, qui toutes deux répondent Avec tendresse à cet embrassement. Leurs cris, leurs pleurs, leurs sanglots se confondent Elles voudraient se parler toutes trois, Et les sanglots étouffent les trois voix. Lirine enfin représente aux deux belles, Qu'à son égard elles seraient cruelles De la laisser toute seule en ce lieu D'où Richardet est parti depuis peu Courant à force au royaume d'Ulasse. Que devenir dans ce mortel ennui, Seule en ces lieux, sans secours, sans appui? Autant vaudrait la tuer sur la place. S'il vous plaisait de venir avec nous, Dit Rinaldin, vous nous charmeriez tous, Mais vous avez certes l'âme trop belle Pour exiger que nous perdions l'honneur. Nous avons pu jusqu'ici par bonheur, Au bien d'autrui consacrant notre zèle, Nous signaler en pénibles combats; Et dans la France on ne nous connaît pas! Quand nos parents flétris par la vieillesse, Comme leur roi, n'ont plus que cheveux blancs Sous leur cimier, et combattent sans cesse: Les assister à leurs derniers moments, Et soutenir leurs efforts défaillants Par les efforts d'une verte jeunesse, N'est-ce donc pas le devoir qui nous presse? Les droits de Dieu, les droits de nos parents, Obligent-ils moins que la politesse? Sur ce propos ils se mettent en mer Sur leur esquif, qui part comme un éclair. Lirine alors songe à sa propre affaire, Et veut aller au Monomotapa, Se déguisant pour cacher le mystère Aux Cobonnois, qui diraient: Qui va là? Tout aussitôt, comme elle sait bien faire, Ce n'est plus elle; on voit un cavalier. Elle se tient tout le jour à quartier Pour ne donner de soupçon à personne; Puis, quand le soir la fille de Latone Vient argenter l'univers, elle part Sur un cheval ailé, qui s'abandonne A tout son vol, et la mène à Richard Avant le jour. Ce n'était pas trop tard. Et savez-vous pourquoi la jeune fille Vole si bien? C'est un effet de l'art Que lui transmit la magicienne Orille, Dont la belle a dès l'enfance hérité. Le bois magique a perdu sa puissance; Mais le savoir à Lirine est resté, Et ses effets passent toute croyance. En attendant le point du jour nouveau, Les airs avaient une teinte encor brune; Lirine au pied des grands monts de la Lune S'arrête alors et descend de l'oiseau. Elle regarde, et voit avec surprise Un cavalier bien monté: c'est Richard, Qu'elle connaît d'abord à sa devise Et son cheval. Puis usant de son art Elle reprend sa figure, et l'appelle En le nommant. Richard se sent ému, Ne sachant pas d'où l'appel est venu, Et soupçonnant quelque embûche nouvelle, Droit à la voix il marche cependant, De tous côtés avec soin regardant A la faveur de l'aube qui se montre. Il voit Lirine; il court à sa rencontre. Est-ce donc vous, dit-il en l'abordant, Est-ce bien vous, chère et fidelle amie? Vous m'allez voir finir ma triste vie Dans les horreurs du plus cruel tourment, Si pour jamais Despine m'est ravie. Il est trop vrai, je la perds sans retour. Sur le sommet de ces montagnes nues Est un donjon s' élevant jusqu'aux nues, Si ce n'est plus; et cent monstres autour Y font la garde en tout temps, nuit et jour. Là sans secours Despine abandonnée Demeurera, jusqu'à ce que la mort Vienne abréger sa triste destinée; Ou que sa main, pour aggraver mon sort, Au fier Ulasse en hymen soit donnée. Plus que jamais le tyran attaché A l'y forcer, tient un garde auprès d'elle: Vieux négromant, là tout exprès niché, Qui nuit et jour a les yeux sur la belle. Du vieux sorcier j'ai fort peu de souci: Vous savez bien qu'avec ce cheval-ci Je ne crains pas une pareille engeance; Mais le donjon est d'un autre acabit: Ce ne sont pas murs de vaine apparence: Ce sont gros murs, vrais murs sans contredit; Et tout pouvoir, toute vertu magique, Sont sans effet contre telle fabrique. Je ne vois là fenêtre ni pertuis; Rien pour entrer ne m'offre aucune place. Voilà trois jours avec autant de nuits Que je soupire au pied de cette masse: Ne soutenant de si mortels ennuis, Que par l'espoir qui vient me luire encore D'avoir enfin l'accès de ce grand puits. Mais par quel bout m'y prendre? je l'ignore. Le négromant, qui sait que tout autour De ce donjon, je rode nuit et jour, M'a détaché l'infernale canaille Pour m'effrayer; mais, le divin acier De mon armure et mon brave coursier Me défendant, il n'a rien fait qui vaille. Neige, tonnerre et tourbillons de feu, N'ont jamais pu m'éloigner de ce lieu, Mais à quoi bon? Tout beau! reprit Lirine; Ne nous tenons pas si tôt pour battus, Cherchons ici quelque case voisine. Console-toi, rappelle tes vertus: Attends demain; et dans la matinée Tu reverras, crois-moi, ta bien-aimée: Tu la verras, pour ne pas dire plus. Comme une fleur par le hâle flétrie S'épanouit sous une douce pluie; Tel Richardet passe dans ce moment Du désespoir à la douce espérance. De la montagne aussitôt s'éloignant, Il suit Lirine avec pleine assurance; Et tous les deux s'arrêtent de grand cœur Sous l'humble toit d'un honnête pasteur. Là vient Maugis, qui tant qu'il peut travaille Pour son cousin, et ne fait rien qui vaille, Tarabustant tous ses démons en vain. Dans le donjon qui n'a point de fenêtre I1 s'était bien introduit le matin Adroitement en forme de serin. Le négromant sut trop bien le connaître, Voulut le prendre, et le manqua de peu, Pour le plumer et le cuire à son feu. Il échappa, mais non pas sans dommage: Il y perdit sa queue, et le plumage Des environs. Maugis se souviendra Pendant longtemps de sa triste coupure, Quand à la forme humaine il reviendra. D'abord qu'il eut conté son aventure, Lirine dit: Demain, s'il plaît à Dieu, Dès le matin nous verrons ce beau lieu, Richard et moi. Ma foi prenez-y garde, Reprit Maugis: si le vieux vous regarde, Vous êtes pris, le sorcier est bien fin. La fée alors: Je lui ferai le crin Si près, si près, et par un tel chemin Le mènerai, qu'il verra ses prestiges Mis à néant: je sais faire prodiges. Sur ce propos ils vont tous trois s'asseoir Près du foyer, et là, vaille que vaille, Soupent de fruits avec de vieux pain noir. Et puis chacun sur la mousse et la paille S'en va dormir, tandis qu'au pré voisin Le beau coursier va humer la rosée Pour son repas, si l'on croit Garbolin. A dire vrai ce n'est pas chose aisée; Et quant à moi, je n'entends pas trop bien Comme un cheval peut se nourrir de rien. Richard s'éveille une heure avant l'aurore, Se lève en hâte, et secoue avec soin Sur ses habits, et mousse et paille et foin. Autant en fait Lirine, et plus encore. De sa cassette elle tire d'abord Certain réchaud, qui porte un vase d'or, Si bien sculpté que c'est une merveille. Elle portait une liqueur vermeille Dans un flacon qu'elle ouvrit promptement. Elle en versa deux gouttes seulement Sur le plat d'or, et la liqueur bouillonne A gros bouillons jusqu'au soleil levant. A haute voix alors elle fredonne De certains mots que personne n'entend, Et puis des pieds, des mains va s'agitant Avec tel bruit, qu'à l'entour on frissonne. Quand le soleil parut dans son éclat, La fée ôta du feu le riche plat De son réchaud; et puis de place en place Elle courut autour de Richardet Qui perd les sens, tant il est stupéfait. Puis, l'aspergeant de cette eau sur la face, Richard n'est plus qu'un gentil oiselet; Elle, un faucon qui lui donne la chasse. Le faucon plane accroché sur le dos De l'oiselet captif sous ses ergots; Puis sur la tour il vient tout droit s'abattre. L'oiseau ne fait que crier y se débattre, Et semble dire en douloureux accents: Ah! qui pourra venir ici, combattre Pour m'arracher à ces ongles perçants? Despine accourt; et le vieux avec elle Tire l'oiseau de la serre cruelle. Despine est tendre; elle aime à caresser Le rossignol, qui lui rend la pareille Autant qu'il peut: lui becquetant l'oreille, Le cou, la lèvre, et puis s'allant placer Parmi ses blonds cheveux, d'où sans cesser Il fait entendre une douce harmonie. Emerveillé de cette mélodie, Le négromant passé maître en son art Rêve en lui-même, et reconnaît Richard. Il prend l'oiseau dans les mains de Despine, Et s'en allait l'étouffer sans égard; Mais le faucon qui de loin l'examine, Se précipite, et lui sautant aux yeux En fait deux trous, en les crevant tous deux. Le négromant aveuglé s'humilie, Demande grâce et tremble pour sa vie. La fée alors reprend ses premiers traits, Et rend les siens à Richard, qui se pâme Et meurt de joie en revoyant sa dame: Ou s'il n'en meurt, il en était bien près. Laissons-les là. Le bon Charle est en crise Près du vallon où l'attend la traîtrise: Allons le voir; nous reviendrons après. [***] La charité de Dieu, toujours féconde En ses bienfaits, même ailleurs qu'en ce monde, Voulait purger de tous mauvais levains Le bon monarque et ses deux beaux-cousins; Ne souffrant pas qu'entraînés dans l'abîme, De Lucifer ils fussent la victime. Dieu dirigea leur route tellement, Que les Français trouvèrent à Bayonne Le jubilé, que le saint père donne A tout pécheur qui n'est pas mécréant. Sincère aveu de tout dérèglement, Vrai repentir et quelque pénitence, Donnent le droit à la pleine indulgence. Charles, qui sait combien a d'influence Sur les petits la conduite des grands, A ses vassaux voulut prêcher d'exemple. La larme à l'œil prosterné dans le temple, Il se confesse; et Renaud qui le suit, Renaud couvert d'amoureuses souillures, Mit au détail de tant d'œuvres impures Depuis midi presque jusqu'à la nuit. Le bon Roland fait le bien à sa guise, Et fait grand bien: mais non pas dans 1'église. Il prie, il prêche, il instruit en tout lieu, Chantant à tous les louanges de Dieu. Dans la ferveur qui brille sur sa face, Les yeux, dit-on, toujours fixés au ciel, Le saint transport de son âme était tel Qu'il s'éleva dans l'air plus d'une brasse. A cet aspect les soldats attendris S'en vont chercher moines bruns, moines gris, Ou blancs ou noirs: chacun pour se défaire De son paquet, et montrant à son air Un cœur touché de repentir sincère. En ce moment le ciel parait plus clair; Charles se sent, comme aussi son armée, Le cœur joyeux plus qu'à l'accoutumée. Toute la nuit, on reste à la cité Dévotement, sages comme novices, Le cierge en main, gagnant le jubilé. Même Renaud lisait les exercices De saint Ignace. O divine bonté! Toi seule peut extirper tous nos vices; Toi seule peut amender le méchant, Le rendant bon d'abord qu'il se repent! Le Mayençois, ce Ganelon si traître, Plus que jamais s'efforçant de paraître Ce qu'il n'est pas, marmottait le Pater La tête basse; et puis le dos à l'air, Le scélérat à grand bruit se flagelle, Priant le Christ avec ferveur nouvelle De le laver à fond de tout forfait. Mais, tout contrit qu'il est, Renaud s'avance A Ganelon, disant: Quitte ton fouet; Tu m'as tout l'air d'un dévot contrefait: Dieu n'aime pas la fausse pénitence. Roland reprit: Mon beau-cousin, crois-moi, Laisse-le faire. Est-il de bonne foi? Certes il fait œuvre bien salutaire; Est-ce grimace, et n'est-il pas sincère? Il s'en punit comme ferait la loi. A mon avis, c'est chose injuste et dure De voir en mal ce qui se montre en bien: Je ne le puis, et telle est ma nature. Ton sang est doux, dit Renaud, mais le mien Est d'autre sorte; et je crains ce vaurien Le crucifix en main, le nez à terre, Priant la Vierge, et jouant le chrétien, Bien plus qu'armé de lance et cimeterre. Je n'entends pas médire ainsi de lui; J'ai fait ici mon bon jour aujourd'hui, Mais qui ne sait que la gent mayençoise Est une race infidelle et sournoise? Que Ganelon en est le plus mauvais? Et tu nous veux conduire à ses filets. Parlons à Charle; obtenons qu'il se doute De quelque piège, et prenne une autre route. Roland repart: Eh! que peut Ganelon? Qu'en peut-on craindre? embûche ou trahison? Pour moi je ris de tout son savoir-faire. Que contre nous, contre l'armée entière Et contre Charle il invoque l'enfer: Il n'y fera que de l'eau toute claire, Et tombera bientôt sous notre fer. Ainsi chacun à sa mode raisonne. Le Mayençois tout au mieux les entend, Sans dire mot, et tant et tant s'en donne Avec son fouet, qu'il se met tout en sang. Charles qui croit la pénitence bonne, Tout attendri l'embrasse, et lui défend De s'acharner à ce saint châtiment. Renaud reprend la parole, et dit: Sire, Vous me croirez peut-être trop méchant Au prime abord, et blâmerez mon dire; Mais je vous vois dans un péril trop grand. C'est votre mort que cherche ce perfide; Ami de bouche, et de cœur homicide; A qui siérait d'avoir entre les bras Au lieu du Christ l'image d'un Judas, il vous conduit par fines impostures A quelque endroit où force ni vertu Ne pourront rien. Nous avons trop connu Son cœur pervers en maintes aventures: Croirons-nous donc, seigneur, que le vaurien Devient ici pour nous un ami tendre? Je ne crains point la mort, je ne crains rien Que de mourir sans pouvoir me défendre. Charles répond d'un air doux et serein: Ne sais-tu pas, Renaud mon cher cousin, Que le soupçon est tantôt médecine, Tantôt poison? Croire que le pécheur Ne change pas, quand même de bon cœur Il se repent, c'est mauvaise doctrine. A ce sujet Dieu pense comme moi: Malheur à nous s'il jugeait comme toi! Ganelon vient; il sanglotte, il soupire Aux pieds de Charle, et lui dit: Noble sire, Ne tardez pas, vengez-vous d'un félon Qui vous a fait vilaine trahison. Arbre gâté demande qu'on l'étête: Prenez la hache, et tranchez une tête Qui si souvent couva dans son cerveau Le noir désir de vous voir au tombeau. Accordez-lui, seigneur, ce qu'il demande, Reprit Renaud, et ne différez pas: Il ne faut pas que Ganelon attende Cette faveur d'un si juste trépas: Scions-le en deux sur le champ pour conclure. Charles se tait, mécontent du propos, Fait relever Ganelon; et l'assure Qu'au jour suivant il marche à Roncevaux, On va souper alors, puis on se couche: Non pas Renaud; c'est une fine mouche, Un vieux renard; il est tout en émoi, Voyant l'eau trouble à l'entour de son roi. De grand matin il part sans dire gare, Puis tout le jour aux bois de la Navarre Se tient caché sous des buissons épais. De Roncevaux il était déjà près; Des Mayençois il voit déjà les tentes, Et les vilains avec mines contentes Allant s'ébattre à l'entour des forêts. Il songe alors qu'il faut qu'il se déguise Pour s'introduire en trompant tous les yeux Et que le soir il assomme un d'entr'eux Dont il prendra l'habit et la devise. Aussitôt fait que dit. Un faux chrétien Vient à passer; Renaud lui fend la tête Jusqu'au menton, et par droit de conquête Prend son pourpoint, qui l'habille si bien Qu'on jurerait que c'est vraiment le sien. I1 entre au camp sous cette mascarade, Et là chacun le croit un camarade. De l'un à l'autre il s'en va maudissant Son cousin Charle, et dit en toute lettre: Je vais donc voir périr ce gros gourmand! Dans nos filets lui-même il se vient mettre, Nous amenant son paladin Roland, Ce fier louchard, et Renaud l'insolent Qui tant de fois nous ont mis en détresse. Mais il a beau faire et dire; il n'apprend Rien de précis sur ce qui l'intéresse. Il voit partout assurance, allégresse: Même on lui dit que sans faute on s'attend A voir périr Charle avec sa noblesse; Mais voilà tout. Le quand et le comment, On n'en sait rien dans cette populace: A peu de gens Ganelon l'avait dit. Ce ne sont pas choses d'un acabit A s'en aller les crier sur la place. Renaud chagrin quitte l'infâme race Des Mayençois, et va chercher son roi Qui ne lui veut jamais ajouter foi. Il le trouva près du vallon perfide, Et se planta devant son palefroi. En lui criant: Ah sire! tournez bride. Ce Roncevaux, repaire des vauriens. Pour vous, pour nous, n'est plus qu'un cimetière, Et croyez moi, je vous conte l'affaire Tout comme elle est; c'est d'eux que je la tiens. Je les ai vus, j'ai vu leur joie impie, Et leur espoir de vous ôter la vie Dans ce vallon. Le fait est évident: Nous périrons, mais j'ignore comment. Renaud se tait alors. L'armée entière Frémit d'horreur ensemble et de colère. Charle est pensif; puis, s'adressant soudain A Ganelon, il dit d'un ton sévère: Quand le soupçon éclate à la légère, C'est un fantôme, une ombre, un songe vain. Mais pose-t-il sur fondement solide? N'y pas veiller c'est l'œuvre d'un stupide. Défends-toi donc du dire de Renaud; Et si le tien te laissait en défaut, Tu peux compter sur le juste salaire De ton forfait. Mais si, comme j'espère, Tu réussis, Renaud me verra prêt A le punir, tout mon cousin qu'il est. I1 nous soutient, fixant sur toi la vue, Que le complot est public dans ton camp, Où, pour se mettre à l'œuvre, l'on attend A Roncevaux l'heure de ma venue, Sans redouter, dit-il, aucunement Notre valeur en tout lieu si connue. Réponds, réponds; le fait est important. Lors Ganelon sans changer de visage, Baissant les yeux et croisant les deux bras: Sire, dit-il, je rirais d'un tracas Extravagant, s'il ne faisait outrage A ma candeur, ma foi, ma loyauté. En cas pareil le plus léger nuage, Une ombre, un fil, un rien, tout est compté. Renaud vous dit que sous toutes mes tentes On s'entretient de choses effrayantes, De trahison, de forfait concerté, Et que la voix publique y rend notoire Contre vos jours la traîne la plus noire. Un attentat qui menace des rois, Est, comme on sait, tramé dans le silence. Comment Renaud en a-t-il connaissance Par le rapport de mille et mille voix? Vous le savez, seigneur: quand la parole A pris l'essor, c'est la flèche qui vole Delà les mers et les monts et les bois, Sans s'arrêter; et l'on veut que muette Autour de Charle, aujourd'hui l'indiscrète Dans mes quartiers se renferme par choix! Renaud vous trompe; ou bien les Mayençois, A mon insu, seigneur, en mon absence, Auront conçu ce projet odieux. Mais à mes yeux c'est pure extravagance, Et le bon sens n'en jugera pas mieux. N'a-t-on donc pas, sire, devant les yeux Votre puissance et vos exploits fameux? Le grand baron d'Anglant, puis-je le taire? Et toi, Renaud, toi vrai foudre de guerre, Vaillant héros tous les deux, qui toujours Escortez Charle et veillez sur ses jours? Ce fier Renaud aime à chercher querelle, Et vous savez comme il hait ma maison: Peut-être même eut-il jadis raison; Mais moi, seigneur, mes gens, ma parentèle, Nous sommes tous changés. Mais je vois bien Que votre cœur, tout bon qu'il est, s'attache Au souvenir de mon délit ancien, Et me soupçonne ici de quelque tache: Eh bien! seigneur, que tous mes Mayençois, Nus, désarmés, sans chevaux, sans défense, Aillent errer loin de votre présence Comme troupeaux égarés dans les bois. Mais le soupçon profite et s'alimente De tous objets; et peut-être, seigneur, Qu'en ce moment de trouble et d'épouvante, D'un noir poison vous présageant l'horreur, De tels forfaits consignés dans l'histoire Vous rappelez la funeste mémoire: Ne mangez rien, sire, ne buvez rien Sans qu'avant vous j'en fasse les épreuves. Après cela, si Renaud vous soutient Que du complot on a de sûres preuves, Prenez, prenez entre mes Mayençois Nombre de gens, seigneur, à votre choix; Entourez-les de flâme et de fumée; Et si l'un d'eux fait entendre sa voix Pour m'accuser, qu'aussitôt votre armée Sous votre fer voye couler mon sang: Rassurez-vous, seigneur, en le versant, Toi, Pinabel, va dire à mes gendarmes De s'éloigner sans chevaux et sans armes; Tandis qu'ici j'invoquerai les cieux, Leur adressant ma prière et mes vœux. Si contre Charle et les siens je recèle Au fond du cœur quelque trame infidèle, Je veux, j'attends que la foudre des dieux Tombe sur moi, me consume à leurs yeux. A ce discours Renaud se déconcerte, Perd patience, et crie: Alerte! alerte! Vous laissez-vous tromper par ce vaurien? Le scélérat ne veut que votre perte, Le fait est sûr. Charles répond: Eh bien! Que cela soit; pouvons-nous craindre rien, Quand de ces lieux tout Mayençois déserte? Le pauvre prince avait toute raison, Ne sachant pas la terrible puissance De cette poudre, ouvrage du démon Dont un hermite eut par lui connaissance, Et qu'il a mise aux mains de Ganelon. Hélas! avant de voir réduire en cendre Ce bon vieillard victime d'un félon, Cherchons quelqu'un, sinon pour le défendre, Pour le venger du moins; et sans attendre, Je vois déjà Rolandin, Rinaldin, Qui nonobstant la longueur du chemin, A ce beau port de Bordeaux vont descendre: Port que nature a tourné de sa main En forme d'arc posé sur le terrain, Et dont la corde est, dit-on, la Garonne Qui dans la mer s'en va trouver sa fin. Les deux cousins partent le lendemain, Quittent Bordeaux et s'en vont à Bayonne: C'était leur but; et dès qu'ils l'ont atteint, La joie éclate en toute leur personne: Même une mère avec moins de transport Retrouverait un fils qu'elle a cru mort. Les deux beautés qui suivent la fortune De leurs époux, jouissent du bon temps. Laissons chacun rire avec sa chacune; Je ne sais pas s'ils riront trop longtemps. Allons ailleurs; non à cette vallée De Roncevaux qui m'attriste à la mort; Cherchons au loin quelque heureuse contrée. Nous pourrons bien la trouver: mais d'abord Souffrez, messieurs, qu'ici je me repose: Car je m'enroue, et j'ai besoin de pause. CHANT XXV.Le vieux gardien retrouve des yeux grâce à la magie de Lirine et se rallie. Mais le seul contact avec l'extérieur est l'hippogriffe que la sorcière Armodie, cousine d'Ulasse, utilise comme courrier. Lirine capture le bête et, montant dessus, ils s'échappent. Armodie, se devinant trahie, court au bord de la mer appeler à son aide tous les monstres de l'enfer qui, par peur de Richard, refusent. De dépit, Armodie se tue. Ulasse et ses innombrables armées cherchent à reprendre Despine et Richard se précipite contre Ulasse.Charles, malgré l'opposition des Paladins et de l'armée entière, se met à table à Roncevaux. Ganelon s'éclipse, allume la mèche. Tout saute. Tout meurt. Rinaldin et Rolandin apprennent l'attentat, accourent, ramassent ce qui reste de l'armée et massacrent les Mayençais. Lorsque par jeu, par simple badinage, Un beau matin j'entrepris cet ouvrage Que les neuf Sœurs qui m'ont prêté la main Ont par bonté mis si près de sa fin, Si j'avais eu le bien de vous connaître, Vous que j'honore autant et plus peut-être Qu'aucune reine, illustre Altieri, D'un autre style il eût été nourri. J'aurais laissé Richardet et Despine Dans le néant, et vous auriez été Le seul objet que ma Muse eût chanté. Je sens qu'alors l'éclat de l'héroïne D'un feu nouveau m'eût enflammé soudain; Et le sujet élevant ma pensée, On aurait vu voler ma renommée Des bords de l'Inde au rivage africain. Mais vous avez trop sublime existence, Par la vertu comme par la naissance, Par tous les dons, enfin, que quelquefois Dieu départit à des âmes de choix: Echantillons de l'éclat ineffable Qui l'environne aux célestes lambris. Et moi que suis-je? Un pauvre misérable: On sait à peine au monde si je vis. Pouvais-je donc avoir assez d'audace Pour contempler votre éclat sans pareil, Plus pur cent fois que celui du soleil? Mais puisqu'enfin la fortune me place Près du foyer dont les brillants rayons, De mon esprit viennent fondre la glace, Je ne dis pas qu'un beau jour je ne fasse Votre portrait avec dignes crayons. J'y montrerai le cortège des grâces Et des vertus, accompagnant vos traces; J'y montrerai l'innocence, la foi, Et la raison qui règle leur emploi: On les verra sous les modestes voiles De votre front, comme on voit les étoiles Sous le rideau d'un nuage léger Qui ne les peut tout-à-fait ombrager: J'exprimerai l'attrayante manière Dont à coup sûr vous charmez les esprits; Et je dirai par qui, par quelle mère Tant de trésors vous ont été transmis. Ah! que Phébus rende mes chants sublimes En m'animant d'un feu digne de vous Comme de lui! vous vivrez dans mes rimes Après la mort, et vous et votre époux. C'en est assez, reprenons notre histoire: Le los d'autrui le plus pur, le plus clair, S'éclipserait auprès de votre gloire. Voyez un fleuve: il va perdre à la mer Avec ses eaux son nom et sa mémoire. Ainsi mon chant, s'il vous a pour objet, Dans le néant met tout autre sujet. [***] Le vieux geôlier de Despine la belle Etait aveugle, et le bon Richardet Avait repris sa forme naturelle; Lirine aussi: leur bonheur est complet, Mais le bonheur n'est guère de durée: On leur apprend que la tour est murée, Et qu'on n'en peut sortir de nulle part. Ah! plût à Dieu, dit l'affligé vieillard, Que de ces lieux une fuite soudaine, De mon délit put me sauver la peine! J'y périrai sans forme de procès: Je ne saurais m'en échapper jamais; Ni vous non plus, pour qui c'est une fête D'avoir tiré mes yeux hors de ma tête. Point d'escalier ici ni de cordeau Pour nous couler à terre ou pour descendre. Nos aliments, notre vin et notre eau Nous sont portés ici par un oiseau Qui vient d'Egypte, et qu'il nous faut attendre. Au point du jour une fée a le soin D'ouvrir sa cage, et pour notre besoin Il prend l'essor à la voix d'Armodie. L'oiseau courier m'apporte de sa part Ordres écrits, documents de magie, Que je lui dois accuser sans retard. Mais comment faire aujourd'hui, je vous prie? Sans mon reçu l'oiseau retournera Chez sa maîtresse. Elle soupçonnera Quelque grabuge: elle est fine et rusée; Elle saura démêler la fusée Par son grand art, et sur le champ viendra Nous mettre à mort. Elle est proche parente Du prince Ulasse, et paraît si puissante, Que son pouvoir au pays africain Se fait, dit-on, respecter par Jupin. Elle chérit à l'excès son cousin, Et jour et nuit travaille, se tourmente Pour opérer que Despine inconstante Fasse l'oubli de sa première ardeur, La change même en haine dans son cœur. Je fus jadis élève de la fée, Et j'en appris des secrets merveilleux. Hélas! que puis-je à présent faire d'eux? Je vins ici par l'air; une nuée Guidait mon vol. Je vins être gardien De cette belle; et pour qu'un si grand bien Ne pût jamais échapper à ma vue, Je fus doué de puissance absolue. Comme il parlait, le soleil s'obscurcit; Et l'on entend résonner à grand bruit Le battement des deux énormes ailes Du gros oiseau. Le vieillard tremble, et dit: Nous périrons demain avant la nuit, Et par des morts honteuses ou cruelles. Lirine veut observer l'animal Fendant les airs, et croit voir un cheval. Tous les tuyaux des plumes de son aile, Jusqu'au milieu, sans mentir semblaient faits Pour tenir lieu de ces grossiers étais Dont on soutient la vigne qui chancelle: Ses longs ergots valaient au moins autant Que des poignards: sa tête était de forme A faire peur: son bec était énorme, Sa queue aussi; le reste à l'avenant. Lirine voit qu'au gros bec de la bête Par un grand trou s'attache un anneau d'or; Et tout de suite elle se met en tête Qu'il peut servir à lui sauver la mort. Tout le pouvoir et tout l'art de la belle Sont à néant: il faut se passer d'eux; Et sans regret coupant ses beaux cheveux, Elle les tord en guise de ficelle; Puis elle tourne autour du grand oiseau, Pour enfiler sa corde dans l'anneau; Puis de la main le flatte, le caresse, L'œil bien fixé sur la griffe traîtresse Et sur le bec. Mais l'animal s'enfuit. La belle a beau crier. Petit! petit! Il fuit toujours et ne veut pas l'entendre. L'aveugle est là, qui ne pouvant comprendre Ce qu'elle fait, croit qu'elle cherche à prendre, Pour s'amuser, le magique papier Dont la sorcière a chargé son courier. Ce n'est qu'à moi, dit-il, qu'il peut le rendre, Ma chère enfant; tel est l'ordre qu'il a: N'y songez plus. Lirine sur cela: Dans cet anneau que son bec laisse pendre, J'enfilerai le cordon que voilà. Le vieux repart: Cet enfilage-là D'un coup de bec pourra-t-il vous défendre? Et des ergots? Le fil y sert de peu. Mon bon ami, dit-elle d'un air tendre, Prends ma ficelle, enfile-la par jeu; Enfile-la, puis laisse faire à Dieu. Au temps passé, cheveux de vierge pure Etaient un sort, une amulette sûre Pour asservir et baleine et dragon, Et les mener comme on mène un mouton. Lirine sait la chose, et se figure Que gouvernant cet animal si fort, Elle pourra sortir de sa clôture. On tente tout pour éviter la mort. Le vieux barguigne; il trouve chose ardue De seconder ce bizarre dessein. A le gagner Lirine s'évertue, Le caressant avec sa blanche main, Et lui disant: Veux-tu pour le certain Garder la vie et recouvrer la vue? Aide-moi donc; nous sortirons enfin De cette tour, et tu me verras prête A replacer deux bons yeux dans ta tête. A ce propos le pauvre vieux garçon, Ragaillardi presque jusqu'au délire, Droit à l'oiseau soudain se fait conduire. Saisit l'anneau, l'enfile sans façon De ce beau fil aussi sacré que blond. L'oiseau se baisse, et presque le mordille; Mais, connaissant que c'est cheveux de fille, Il se retient et se livre au cordon. Lirine alors sur la vaste terrasse Du grand donjon, s'en va le manégeant, Tantôt assise et tantôt chevauchant. Elle descend, pour mesurer l'espace Qu'offre le dos du monstre obéissant; Et s'arrétant à la sixième brasse, Elle avertit son monde sur le champ. Si vous avez, dit-elle, le courage De voyager avec moi par les airs, Nous pourrons fuir la mort et l'esclavage; Tous les chemins des cieux me sont ouverts: Je conduirais le char de la grande Ourse; Je guiderais le soleil dans sa course: L'art ni le cœur ne me manqueront pas, Mais pressons-nous, et partons sans débats. Je monterai, s'il vous plaît, la première, Despine ensuite; et d'un large ruban, Pour la garder d'un étourdissement, On aura soin de couvrir sa paupière. Richard doit suivre; et puis notre vieillard, Pour lui sauver la mort ou la misère, De la voiture aura le dernier quart. Lirine dit, et saute sans retard Sur son oiseau. Richardet ceint la téte De son amante, et la met sur la béte Près de Lirine à qui rien ne fait peur. Il place enfin l'aveugle, et puis s'élance Sur l'animal: priant Dieu de grand cœur De préserver par sa toute-puissance, De tout échec le troupeau voyageur. De l'éperon Lirine fait usage, Et se sert bien aussi du fil fatal Qu'elle secoue au bec de l'animal. Soudain l'oiseau s'anime, s'encourage, Et battant l'air de son vaste plumage, S'élève aux cieux avec rapidité. Mais dans sa fougue il se sent arrêté: Lirine veut qu'il plane sous les nues; Et le tenant les ailes étendues Sans mouvement, l'abaisse à volonté. Entre les bras de Richard, son amante Tremblait de peur, et dans son épouvante Une minute était pour elle un an. On approchait de terre cependant: On l'atteignit, et ce fut un délire A s'en mourir; on ne peut le décrire. On descendit justement sur ce pré Où de Richard la monture enchantée Se promenait, prenait l'air à son gré. Au vieux aveugle alors la jeune fée Donne à tenir son griffon, et s'en va A la cabane, où dans une cassette Pleine d'objets sans pair, elle trouva Deux fins saphirs en forme de noisette: Elle les place avec art dans les creux Laissés au front du vieillard y et prononce Qu'ils serviront comme les meilleurs yeux. Le vieux s'incline à cette douce annonce, Remerciant Lirine mille fois. Il faut ici, dit-elle, de la poix; Sans quoi vos yeux peut-être (et je le crois) Un beau matin pourraient tomber à terre. Sur quoi Maugis prend dans sa gibecière Certain cérat juste pour le besoin. Sa couleur est celle de la marasque; Et sa substance est tenace à tel point, Que s'il collait au fort d'une bourrasque Quelque navire aux parois d'un rocher, Rien ne pourrait jamais l'en détacher. Il en enduit les deux trous; et Lirine Y pose alors les deux magiques yeux, Les deux saphirs, qui tiendront tout au mieux. Ils sont vraiment de visière si fine, Que le vieillard disait: Je vois là-haut Une fourmi trottant sur la colline; Puis, sous l'ombrage, un serin ou serine Qui proprement s'épluche au bord de l'eau D'une fontaine; et plus loin un levreau Qui dort au gîte; une mouche dorée Est sur son front. Voyez ce qu'une fée Sait opérer! Les voyageurs sont là Sans nul souci: se jugeant bien déjà En sûreté; tandis qu'Arimodie Aux bords du Nil soupçonne, se défie, Ne voyant pas revenir l'épervier, Ce grand oiseau qui lui sert de courier, Elle consulte, et voit dans sa magie Pourquoi, comment elle perd son faucon. Rage et fureur la privent de raison; Ses cheveux blancs qu'elle prend à poignée Sont arrachés jusqu'au dernier flocon; Sa tête enfin n'est pas plus épargnée, De toute part battant murs et cloison. Tremblants, muets, les gens de sa maison Ne peuvent pas comprendre la détresse Et la fureur de leur vieille maîtresse. Elle passa dans cet affreux transport Tout un grand jour entier. Puis elle sort Seule, muette et le regard farouche, Avec les traits, la pâleur de la mort. Le Nil est près; elle y court, elle y touche Par les chemins détournés; et d'abord Qu'elle l'atteint à sa septième bouche, Sa voix terrible en ébranle le bord. Elle appelait ces esprits invisibles Qui vont errants sous les eaux, dans les airs; Elle évoquait ces substances nuisibles Dont Dieu peupla l'abîme des enfers. Elle se tait après ces cris horribles, Baisse là tête, et roule de travers Ses yeux hagards. Le ciel perd la lumière, La mer se gonfle, et la nature entière Rentre au chaos. L'orfraie et le hibou Fendent les airs; et l'affreuse harpie S'y joint bientôt, venant je ne sais d'où: On les entend grogner comme la truie Qui dans la fange enfonce jusqu'au cou. L'un sur un roc, l'autre sur une souche Vient se poser; l'autre comme une mouche Va voltigeant tour à tour haut et bas. Du fond des flots on voit venir par tas Monstres divers, crocodile, baleine, Et l'orque immense, ouvrant avec fracas De noirs sillons sur la liquide plaine. Près de la fée ils viennent se ranger: Elle en jouit, et se sent soulager. L'air s'épaissit sous l'amas de poussière Que maint centaure élève jusqu'aux cieux En piétinant autour de la sorcière. Là sont le loup, le lion, la panthère, Portant au dos reptiles venimeux Au lieu de poil: enfin ce que la terre, Au nord, au sud, a de monstres hideux, En un clin-d'œil vient servir la mégère. Esprits follets sont logés dans le corps De ce bétail; et ce sont les plus forts De tout l'enfer, en maligne trouvaille. La fée amasse un tas d'algue et de paille; Et là, l'œil louche et les crins hérissés, Harangue ainsi la canaille infernale: Vous que soumet ma baguette fatale, Peuple d'enfer, j'ordonne, obéissez. Défaites-moi d'un homme que j'abhorre: Un homme seul. Il a mis à néant Tous mes travaux. Que la mer le dévore! Ou qu'en combat sous les coups d'un géant Il reste mort! ou qu'au gré de ma haine Dans mes cachots prisonnier on l'enchaîne! C'est Richardet: un français, un chrétien. Il m'a ravi Despine, et le gardien Qui sous ma loi la retenait en cage; Il m'a ravi mon oiseau de voyage; Et l'insolent, pour combler mon chagrin, Se rit en paix d'Ulasse mon cousin Qui répondait avec tant de tendresse A mes efforts pour garder sa maîtresse. Ecoutez donc: je veux avoir Richard Mort ou captif, et couper la racine Du fol orgueil dont se nourrit Despine. La fée alors se tait; et d'un regard Fier et hautain fixe son assemblée. L'orque se lève, et déclare d'emblée Qu'à la besogne ils reculeront tous: Richard, dit-elle, est plus puissant que nous. Eh! qui de nous, ajoute une harpie, S'irait frotter au fier cheval qu'il a? Il nous mettrait lui tout seul à quia. Lors un centaure à haute voix s'écrie: Ne comptez pas, madame Arimodie, Que j'aille là pour revenir manchot Ou sur un pied; je ne suis pas si sot. Sur ce propos chacun plia bagage; Et la sorcière écoutant son transport, Va se roulant, se tortillant de rage, Se met en sang, et va cherchant la mort Sur un écueil qui domine la plage. Arimodie y monte avec effort; Et là, coupant toute sa chevelure Dont elle sait de reste la vertu, Dans l'océan se jette à corps perdu. Elle n'a plus l'amulette si sûre De ce cheveu préservatif de mort En tout péril: même quand une fée Se trouverait en fournaise allumée. Arimodie au ventre d'un requin Perdit la vie; et le même matin, Maugis et Lirine, en eurent la nouvelle; Et cependant la route n'est pas belle: On ne va pas vraiment par le jardin, Des bords du Nil à ce mont de la Lune; Mais quand on n'est chargé de chair aucune Non plus que d'os, on fait bien du chemin. Percer les bois sans toucher le feuillage, Percer les murs sans y faire de trou, Voler sans aile, et faire au loin voyage En un clin-d'œil, sans qu'on sache par où, C'est des démons le talent et l'usage. Le vieux portier, qui grâce à deux saphirs Voit tout au mieux, donna quelques soupirs Au triste sort de la fée Armodie, Dont il reçut force dons en sa vie. Et puis il dit: Je voudrais aller voir Au bord du Nil ma maison; et de suite Chez Armodie ouvrir un sien tiroir Où je prendrais certains secrets d'élite Bons pour notre art. Ainsi donc, s'il vous plaît, Je monterai sur l'oiseau toujours prêt A nous servir. Et ne faites nul doute, Mes chers amis, que par la même route Je ne revienne incessamment ici. Les deux beautés et Richard disent oui. Soudain le vieux s'établit sur la béte Qui prend l'essor; et tandis qu'il s'apprête A traverser l'univers sans retard, Despine dit à l'amant qu'elle adore, Et qui pour elle est plus épris encore: Je te vois donc enfin, mon cher Richard! Dès aujourd'hui que ne pouvons-nous être, Moi toute à toi, comme toi tout à moi! Elle se tait, rougit; et son émoi Par un éclat nouveau cherche à paraître Dans ses beaux yeux. Richard demeure coi: Contentement d'abord le pétrifie; Puis il renaît, et dit: O toi, ma vie! Tous nos tourments n'ont pas encor pris fin; Mais j'entrevois notre bonheur prochain; Le ciel prend soin de nous, ma douce amie. On voit souvent la neige et les frimats Au mois d'avril affliger nos climats; Le laboureur n'en conçoit point de crainte, Prévoyant bien qu'à ces tristes fraîcheurs Vont succéder les zéphirs et les fleurs. Nous ne pourrons sortir de cette enceinte En sûreté, qu'après de fiers combats Avec Ulasse et ses nombreux soldats. Car à coup sûr il sait toute l'affaire De point en point, par ce même lutin Qui de l'Egypte est venu ce matin; Et sans faillir tout son monde est en armes. Je ne saurais avoir pour moi d'alarmes; Mon bon cheval me sait bien préserver: Mais je ne puis en croupe vous sauver; Il serait fou d'en avoir la pensée. Ma confiance est dans l'aide des cieux. Dieu voit nos cœurs; il écoute mes vœux: Prière juste est toujours exaucée, La bonne fée et Maugis le sorcier Vous garderont; et moi sur mon coursier Je resterai sans jamais en descendre. Sot qui marchant en pays ennemi N'est pas toujours tout prêt à se défendre. Ainsi souvent un pilote endormi, A son vaisseau laisse faire calotte Sous l'ouragan qui soudain le ballotte. En terre hostile il ne faut qu'un moment Pour se trouver au beau milieu des armes, Sans avoir vu d'avance aucuns gendarmes. Ici, ma mort et votre enlèvement, Voilà le but de toute la contrée, Soyons en garde; et pour parler d'amour, Chère Despine, attendons le beau jour Où nous pourrons marcher tête levée. Il donne en garde à Lirine et Maugis Sa tendre épouse; et tous deux de sourire, Lui répondant qu'ils sauront la conduire, Et le suivront avec elle à Paris. Il part, et dit: Que vos loyaux services Soient guerdonnés* [récompensés] par les astres propices! Surtout Despine étant entre vos mains En sûreté: c'est mon tout, c'est ma vie. Dieu prend pitié du labeur des humains, Déjà la nuit, par son ordre avertie, A pleines mains répandait les pavots; Et l'on voyait s'ouvrir le sein des flots Aux fiers coursiers du char de la lumière. Ainsi le ciel qui veille sur la terre, Lui prodiguait le précieux trésor Du doux repos, qui vaut bien mieux que l'or. Ulasse alors qui sait au mieux l'affaire, Avait posté maint et maint bataillon Sur le qui-vive à l'entour du vallon. Tous les recoins, les détours, les refuites, Etaient farcis d'embuscades maudites; Et Richardet se trouve sur les bras, En tête, à dos, un monde de soldats; Astres aux ciel, arbustes sur la terre, Sont moins nombreux. Ulasse entend la guerre: Et connaissant où Despine et Richard Sont retirés, il suit à la sourdine Le procédé du sage campagnard Qui, pour sauver ses fruits de la rapine, Entremêlant épine avec épine, Sait les couvrir d'un utile rempart. Ulasse ainsi cerne de toute part Les deux époux; mais c'est pour leur ruine. Pour prendre l'un et mettre l'autre à mort. La nuit s'avance, et sa noire séquelle Chasse le jour qui s'enfuit devant elle, Et qui, pour prendre un plus rapide essor, Semble doubler le ressort de son aile. Les ennemis du vaillant paladin Vont traversant rochers et précipices: Ulasse est là, les place de sa main, Et leur fait tout braver sous ses auspices. Déjà l'Aurore est sur son trône d'or; Elle tressait avec ses doigts de roses Ses beaux cheveux, et les parait encor De maintes fleurs sous ses traces écloses. Un fin tissu d'argent et de coton Couvre son sein: c'est un don de sa mère, Quand elle mit cette fille si chère Entre les bras du phrygien Titon. Quand Richard voit s'élever la poussière Sous le galop de deux mille coursiers, Quand il distingue Ulasse et sa bannière, Et le pays tout couvert de guerriers: Le ciel te soit en aide, ma Despine, Dit-il. Et vous cher Maugis, vous Lirine, A mes périls mêlant un doux espoir, Suppléez-moi; que tout votre pouvoir S'arme pour elle et défende sa vie. Lirine alors par œuvre de magie Elève un fort ceint dans tout son pourtour De murs épais; puis elle ouvre à l'entour Fossés profonds, et d'une largeur telle Que parmi nous, aucune citadelle N'a les pareils. Un noir mélange y bout: Liqueur d'enfer, qui s'enflamme, étincelle, Comme la paille au grand soleil d'août. Le merveilleux c'est que, contre l'usage, La flamme au lieu de s'élever en l'air, S'en va tout droit attaquer le visage Des Africains, les chauffe au feu d'enfer, La peur les prend; les voilà tous en fuite: Chevreuil qui sent le tigre à sa poursuite, Pour s'échapper a le pied moins léger. Ulasse est là qui les rappelle: il crie Comme un perdu; mais Richard qui survient En toute hâte, au combat le défie: Combat à mort. Lirine qui sait bien Ce qu'il peut faire, arrête l'incendie. Ulasse accourt avec joyeux maintien, Certain qu'il est d'une illustre victoire, Ou d'illustrer, s'il périt, sa mémoire. Les deux guerriers promettent par serment Que le vainqueur guerdonné dignement Possédera Despine et sa couronne; Puis tous les deux s'en vont prendre du champ. Ils vont partir au signal qu'on leur donne; Et moi je vais retrouver au plus tôt Les beaux enfants de Roland et Renaud Que j'ai laissés s'en allant à Bayonne. [***] Ils s'arrêtaient souvent pour faire voir A leurs moitiés, ce riche et beau terroir. Soudain on crie, on fait pleuvoir des pierres Aux environs: passe-temps inhumain De villageois, qui le long du chemin Se délectaient en œuvres meurtrières. Une matrone avait subi la mort, Par ces brutaux sans pitié lapidée; Une donzelle attendait même sort, Sur un vieux tronc par les cheveux liée. Ils lui criaient, leurs cailloux à la main: Fausse traîtresse! avant qu'il soit demain, De nos mâtins tu seras la pâture. Le bras levé déjà la horde impure Etait au point d'achever le forfait; Mais Rinaldin s'élance comme un trait, Et par plaisir descend de sa monture, Criant bien haut: Elle n'a point méfait! Et si quelqu'un ose lui faire injure En effleurant seulement ses souliers, Ce serait peu qu'il y perdit la vie; Mais je le vais dépecer par quartiers. Plus de cailloux, messieurs, je vous en prie, Et retournez d'où vous êtes venus. A ce propos, que font les malotrus? Leur réponse est un déluge de pierres. Mais sur l'acier qui couvre Rinaldin Tous leurs cailloux se brisent comme verre. Survint alors le vaillant Rolandin, Qui s'escrimant de son fer redoutable, En étendit quelques-uns sur le sable: Le reste fuit; tout disparut soudain. De ses liens la fille dégagée Par le doux soin de Corèze et d'Argée, N'osait se croire échappée à la mort; Quand Rinaldin en gentille manière Vient l'accoster, lui demandant d'abord Pour quel délit on la fit prisonnière; Ou si plutôt elle a sans aucun tort, Comme il le croit, son innocence entière. A basse voix et le cœur palpitant: Si vous voulez, seigneur, dit la fillette, Faire après moi quelque pas plus avant, Vous trouverez ma simple maisonnette. Le site en est riant, et les vergers Sont bien garnis. Là de tous mes dangers Vous apprendrez une histoire complette: Vous en saurez tout ce que vous voudrez; Et je m'attends que vous en pleurerez. Partons: je suis pressé de vous entendre, Dit Rinaldin. On part; et sans attendre, Au lieu préfix on arrive à l'instant. Sur un coteau la maison bien bâtie S'environnait d'un travail élégant: Jardins, vergers, fontaines et prairie, Rien n'y manquait. La noble compagnie S'en émerveille, et trouve tout charmant. A peine assis tous autour d'une table Dans le casin, un secret mouvement Les fait bâiller, et le sommeil les prend: Sommeil pesant, sommeil qui les accable. Au grand jamais marmotte ni liron N'eut de torpeur qui lui fut comparable; C'était dormir de la bonne façon. Deux jours entiers avec deux nuits entières, Les quatre amants restent à sommeiller, Sans qu'aucun bruit s'en vînt les réveiller. Laissons-les là serrant bien les paupières; Et retournons à ce triste vallon De Roncevaux, où Charle et ses bannières S'en vont périr par noire trahison. Mettant le pied sur le terrain perfide Le bon cheval de Charle en grand effroi Saute en arrière et résiste à la bride; Le grand Roland pâlit et s'intimide, Le fier Renaud qui cède au même émoi Se sent faiblir; et la maudite engeance Des Mayençois le trouvait sans défense: Quand il s'écrie: Arrêtez-vous, mon roi! Mais quand du sort l'irréfragable loi Nous précipite à notre fin dernière, Raison, conseil, prévoyance, prière, Rien ne nous peut détourner du chemin. Charle étonné voit son armée entière Qui lui résiste et blâme son dessein; Il se courrouce, il montre un front sévère, Et le tumulte est appaisé soudain. Charle entre alors dans la tente royale, Et dans le camp chacun se va loger. On n'avait su que trop bien le ranger, Selon le plan de la trame infernale. Là se croyant en pleine sûreté, On se désarme, on se va mettre à table; Et l'on y trouve un repas délectable, Avec flacons de vieux vin velouté. Charle dînait avec sa baronnie, Et, quoique vieux, tenait bien sa partie, Grugeant au mieux poulet, caille et lapin. Bons petits pieds! disait la bouche pleine Le bon Roland à Renaud son cousin. Quand Ganelon feint d'être en grande peine D'une douleur poignante en sa bedaine; Et finement il quitte le festin. Avant qu'il fût demi-heure passée La mine joue, et Charle et ses barons, Enveloppés de flamme et de fumée, Volent en l'air arec leurs pavillons. En même temps la race forcenée Des Mayençois, attaque avec fureur Les bataillons français que l'empereur Avait laissés autour de la vallée. [***] Au triste son de l'infernal réchaud, Les endormis s'éveillent en sursaut: Un vieux paraît; il est blanc comme neige; Et deux garçons ailés lui font cortège. Le grand vieillard conte d'un air béat Aux paladins, comme ses soins prospères Les ont sauvés de l'horrible attentat De Ganelon contre Charle et leurs pères. Ne pleurez point, leur dit-il, mes enfants, S'attendrissant de leurs larmes amères; Ne pleurez point. Vos illustres parents, Exempts d'ennui, de péril, de souffrance, Sont dans le sein du Dieu de bienfaisance. Un jour sans nuit, sans brouillards ténébreux, Un jour serein luit à jamais pour eux. Divin vieillard, disent dans leur détresse Les deux garçons, soupirant de tendresse, Apprenez-nous comment ces chevaliers, Comment Roland la fleur de tous guerriers, Et qu'on croyait de nature immortelle, Se sont soumis à cette mort cruelle. Aurait-on vu ces héros s'avilir Au dur aspect de ce trépas horrible? Ou bien plutôt leur courage invincible N'a-t-il pas su le fixer sans pâlir? Ah mes enfants! l'infernale traîtrise, Dit le vieillard, ne laisse point de prise A la valeur. L'infâme Ganelon Avait creusé sous le sable mobile, Comme lapins creusent leur domicile, Certains conduits secrets, que le félon Avait remplis d'une poudre inflammable: Volcan qui fait sauter tours et châteaux. Or, au moment que les guerriers à table S'entretenaient avec joyeux propos, Ganelon court allumer ses fourneaux, Et les guerriers que leur tente accompagne Sont dispersés de toutes parts en l'air, Comme l'on voit les feuilles, à l'hiver, Quand l'aquilon soufle sur la campagne. Roland, Renaud et le bon Charlemagne, Volaient tous trois se tenant par la main. Tous trois ainsi firent bien du chemin, Et par les airs s'élevèrent de sorte Que de leur tête ils heurtèrent la porte Du paradis. Pierre est là qui les voit; Il ouvre, et dit: Puisque Dieu vous reçoit Dans son hospice, il ne veut pas sans doute Que des bas lieux vous repreniez la route: Entrez. Le saint savait l'affaire au mieux. Les trois héros vivaient; mais leurs cheveux, La barbe avec, étaient restés pour gage; Et pour vrai dire, ils étaient étourdis De leur grand vol. Pierre dit: Mes amis, Mourez ici; ce terrestre assemblage De chair et d'os, ferait au ciel tapage: Mourez. Vos corps portés jusqu'à Paris Y recevront sépulture honorée, De marbre et d'or à l'entour décorée. Comme en chantant le gentil oiselet Sort du treillis qui lui laisse un passage, Chaque âme quitte, et quitte sans regret, L'étui grossier qui lui servait de cage. Soudain les corps tombent sur le terrain, Vous les verrez au milieu du chemin Unis ensemble. Allez venger vos pères; Allez punir des monstres sanguinaires: Exterminez Ganelon et ses gens Jusqu'au dernier; puis conduisez en France, Sur des brancards, vos illustres parents. Le vieux se tait après cette sentence, Et disparaît. Les deux jeunes époux A ce propos s'élancent, et frémissent Comme les flots d'une mer en courroux, Et vont criant d'un ton qui n'est pas doux: Que Ganelon, que tous les siens périssent! Le peu de Francs échappés au volcan. Bientôt unis dans un commun élan, A Pinabel donnaient sur les oreilles; Et l'on voyait fuir que c'était merveilles Les Mayençois qu'épargnait le trépas, Quand Ganelon leur amène à grands pas Tous ses guerriers, multitude infinie. A cet aspect de la horde ennemie Les bons sujets de Charles sont joyeux: Leur roi n'est plus; il ne reste pour eux D'autre bonheur que de perdre la vie. Un pareil roi ne se voit pas deux fois En ce bas monde, où tout est malencontre. Les Francs bravant les nombreux Mayençois, Avec fureur volent à leur rencontre. Ce fut entr'eux un tel flux et reflux De coups mortels, que je meurs quand j'y pense. Les gens de Charle étaient cent tout au plus; Mais qui pourrait compter ceux de Mayence? Laissons-les tous à leur gré se hacher. Frappant sans cesse et d'estoc et de taille: Je suis à bout, et je vais me coucher; Je reviendrai demain à la bataille. CHANT XXVI.Désespoir de la France. Election de Richard comme roi. On lui envoie des messagers. Liesse.Après un combat titanesque, Richard tue Ulasse dont les hommes se jettent sur lui. Il vainc et est proclamé roi. Mais, tandis que, dans l'allégresse générale, ils vont à Zimboé, Mélène, la fille d'Armodie, se venge. Elle va aux enfers cueillir l'eau du sommeil, en empoisonne la fontaine et s'empare de Despine. A Paris, enterrement solennel de Charles et des Paladins. Châtiment de Ganelon. Liesse. Rinaldin et Rolandin partent chercher Richard. Semer du mal pour recueillir du bien, A parler vrai, c'est sottise ou folie. Du châtiment, mauvaise œuvre est suivie, Sans y manquer; et si quelque vaurien Paraît tromper la divine justice Dans le moment, elle n'y perdra rien, Et le délai doublera le supplice. Si Dieu voulait dissiper ce brouillard, Voile trompeur dont s'aveugle un pendard Qui, tout souillé de crimes et d'ordures, Jouit en paix de ses œuvres impures; Si tout-à-coup le pervers découvrait Quelle vengeance est sur lui suspendue, Je tiens pour sûr que sans faute il mourrait D'excès d'angoisse en recouvrant la vue. [***] Quand Ganelon, traître impie aux chrétiens, Fit voler Charle en l'air avec les siens, S'il avait pu voir pendre sur sa tête Aux mains de Dieu la foudre toute prête, Il eut tenu bien loin de ses tonneaux La mèche à qui tant d'illustres héros, Même pleurés chez la gent sarrasine, Durent soudain leur fatale ruine. Je vous ai dit comme les deux cousins Allaient frappant les guerriers de Mayence; Et vous savez aussi que ceux de France Etaient bien peu. Mais contre Ganelon, Et les vilains qui suivent le félon, N'ayant au cœur que l'esprit de vengeance, Ils s'escrimaient contre eux à toute outrance. Les beaux enfants de Roland et Renaud, Ces deux héros brûlés dans la vallée, Faisaient merveille au fort de la mêlée, Et par les Francs furent connus bientôt. S'expatriant aux jours de leur jeune âge, Ils n'avaient pu digérer un affront Que leur faisait, pour un refus d'hommage, A s'irriter Charles un peu trop prompt. A leur aspect le Français s'encourage Plus que jamais; et Ganelon s'enfuit, Vêtu de noir. Barbouillant son visage De fange impure, il s'enfonce au réduit Le plus épais, des bois du voisinage; Mais Rinaldin à grands pas le poursuit; Ses yeux de lynx percent jusqu'à la cache Du scélérat; il l'atteint, il l'attache, Et le traînant garotté, le conduit Tout droit aux Francs. Imaginez la joie Des bons Français quand ils tiennent leur proie. On s'égosille à crier au pendard: A la potence! à la hart! à la hart! C'est un tapage à ne pouvoir s'entendre; Et Rinaldin qui n’en fait pas semblant En est choqué; mais il sait bien s'y prendre, Parle des yeux avec un air riant, Et fait si bien qu'à la fin on l'écoute. Le scélérat sera, dit-il, sans doute Supplicié; mais au cœur de Paris, Non pas ici: lieu qu'on ne peut connaître, Dans l'univers, que par l'œuvre du traître. On lui prépare un solide logis En fer épais, où le perfide en cage, Dépouillé nu comme lorsqu'il naquit, Est enfermé frémissant de dépit. Et comme on craint qu'en quelque accès de rage I1 ne s'écrase aux barreaux du treillage, Ou ne les rompe afin de s'échapper, De grosse laine on les fait étouper. Là comme il peut le traître s'emménage, Tout vieux qu'il est. Là chaque polisson Va le vexer chacun à sa façon. L'un par le toit vient le couvrir d'ordure; L'autre lui crache au nez par les barreaux. Le malheureux ne répond pas deux mots, Baisse la tête et souffre toute injure. Il voit fort bien, sans lire l'almanach, Qu'on veut chômer la veille d'une fête Qui doit bientôt terminer ce mic-mac, Et sans faillir lui coûtera la tête Avec l'honneur. Il essaya pourtant De désarmer par touchantes prière Ses ennemis, et dit en sanglotant: Jetez mon corps, là, dans ces fondrières Où sont les corps brûles par le volcan. N'est-il pas juste, hélas! que je subisse Le même sort et le même supplice De ceux que j'ai trahis si méchamment? Ils en auront au ciel contentement. Mais Rinaldin crie en hochant la tête: C'est dans Paris que se fera la fête. Du haut des cieux Charles et ses amis, Eux que ta haine a si bien poursuivis, Riront de voir ta tête sous la hache, Ou qu'une corde à ta gorge s'attache; Si le bourreau faisant mieux son devoir Ne t'ard tout vif, ou, prenant ses tenailles, N'arrache avec, ton cœur et tes entrailles, Pour t'embaumer après dans son saloir. Te voilà bien, scélérat, dans ta cage! Dit Rolandin transporté de courroux. Vas, exhalant ton dépit et ta rage, Vas à Paris, où vil jouet de tous Tu recevras outrage sur outrage. La mer a moins de sable sur la plage, Que tu n'auras d'injures et de coups. Femmes, enfants, vieillards, sur ton passage Feront pleuvoir gourmades et cailloux. De Roncevaux l'agile renommée Jusqu'à Paris avait déjà volé, Criant partout que Charles est brûlé, Ses paladins avec, et son armée; Que du bon roi, de Roland son neveu, Il n'est resté vestige en aucun lieu; Et que l'on croit, selon la voix commune, Ce fier Renaud, lui qui servit si bien, Et le roi Charle et le monde chrétien, Enveloppé dans la même infortune; Que les auteurs de ce noir attentat Sont Ganelon et ses gens de Mayence, Pour envahir à leur gré tout l'état Du bon roi Charle et régner sur la France; Enfin qu'avec un effroyable bruit Tentes, soldats et tout ce qui s'ensuit, Fut dans les airs lancé comme une flèche, Quand à la mine on alluma la mèche. A ces rumeurs tout Paris indigné Court au palais dont Ganelon est maître, La torche en main. Rien ne fut épargné, Ni les enfants, ni la femme du traître: Tout fut brûlé, des caves jusqu'aux toits. Puis on court sus à tous les Mayençois; Et tout autant qu'en offre chaque place, Autant de morts. L'ardente populace Veut venger Charle en prévenant les lois. Mais Olivier convoque avec prudence Les hauts barons, pour recueillir leurs voix Sur les moyens de rétablir la France; Et quand au Louvre ils sont rassemblés tous, Il parle ainsi d'un ton modeste et doux: Mes cheveux blancs, signes de mon grand âge, A ce conseil me font vous appeler Pour secourir l'empire en son naufrage; Et le premier c'est à moi de parler. C'est à regret que je perds l'avantage De m'éclairer par les sages avis Qui de ces bancs où je vous vois assis Découleront comme l'or roule au Tage. Mais, par respect pour un antique usage, Et pour bannir d'entre nous tout ombrage, Nobles Français, vous apprendrez de moi Que nous perdons avec notre bon roi Toute la fleur de sa chevalerie. C'est sans combat et par trame inouïe Que Ganelon, ce scélérat sans foi, A trop bien su leur arracher la vie. Ah! si le grand Roland n'était pas mort, Ou que Renaud nous demeurât encor, De quelle ardeur nous irions en personne L'olive en main leur ceindre la couronne, Par ses cousins ainsi renouvelant Non-seulement de Charles la mémoire, Mais ses vertus, sa majesté, sa gloire! Ils ne sont plus; et Roland n'a laissé Qu'un fils trop jeune, et qu'en lointaine terre Haute valeur tient sans cesse exercé. Son beau-cousin, dont Renaud fut le père, Va bataillant aussi de tout coté. Son bras puissant est partout redouté: C'est justement ce qu'il faut à la guerre; Mais pour régner c'est toute une autre affaire; Il y faut sens avec maturité. Régir autrui, se gouverner soi-même, A la jeunesse est un art inconnu. Courir les bois, ou s'exercer à nu Dans une lutte, est son bonheur suprême. Puis en délire ardent et continu, Aux traits d'amour sans défense livrée, De vain espoir à toute heure enivrée, Elle ne sait réfléchir ni prévoir. D'une autre part, le pénible devoir Des souverains, accable la vieillesse D'un poids trop lourd. Un roi dans son hiver S'avilissant à la moindre détresse Fuira la guerre; elle coûte trop cher; Et la faiblesse accroît par l'avarice. Tout est à prix chez lui, grâce et Justice. Chargé d'ennuis encore plus que d'ans, Sans choix, sans honte, il laisse l'exercice De son pouvoir, à d'infâmes agents. Pour moi, s'il faut dire ce que je pense, Je donnerais la couronne aujourd'hui A Richardet, pour le bien de la France. Ce qu'il nous faut se trouve tout en lui: Point de hauteur, d'orgueil ni de caprice; Point de courroux que raison n'adoucisse; Il est sensible et généreux et doux, Et tout son cœur est à la France et nous. Ses hauts exploits, son amour si fidelle Pour l'africaine et royale pucelle, Tant de combats, de courses, de travaux Qu'il entreprit, qu'il mit à fin pour elle, Ont attaché mon cœur à ce héros, Le plus parfait qui vive sur la terre. Tant de vertus et tant d'actes si beaux N'ont-ils donc pas de quoi toucher et plaire? On dit encor que par nouveaux exploits I1 a conquis toute la Cafrerie, Ce beau pays moitié de la Libye, Où tant de biens abondent à la fois; Qu'il règne aussi sur la Mauritanie, Séjour brûlant, et sur l'Ethiopie Qui voit le Nil étendre ses sept bras. Ces bruits sont vrais, et je n'en doute pas, Mais gardons-nous d'agir à la légère; Le cas est grave. On se repent trop tard D'un parti pris; et ce qu'il nous faut faire, C'est, selon moi, d'envoyer à Richard L'un d'entre nous, ou bien quelque estafette Qui lui dira notre estime, et l'égard Que nous avons pour sa vertu parfaite. A tant se tut Olivier. Un bruit sourd Se fait entendre, et le conseil prononce: Vive Richard notre roi! Chacun court Par la cité pour en faire l'annonce De l'un à l'autre, et dans moins d'un clin d'œil Air de gala prend la place du deuil. Tout est en fête; et l'allégresse augmente Quand Rinaldin tout-à-coup se présente Avec le fils de Roland. Derrière eux Bien garotté vient Ganelon le traître; Et puis on voit sous manteaux noirs ou bleux Brodés d'argent, Charle et les siens paraître Défigurés, brûlés par le salpêtre. Mais revenons au combat furieux Du bon Richard avec le fier Ulasse. [***] Point de quartier: il faut que sur la place L'un reste mort, et le prix du vainqueur Sera Despine. Imaginez l'ardeur Des deux rivaux! Ils avaient même audace Par leur nature; et l'amoureux transport Les échauffant, les plongeant dans l'ivresse, Comme le vin anime la faiblesse, En forcenés leur fait chercher la mort. Ulasse était de race gigantesque: Non celle-là monstrueuse et grotesque Qu'en d'autres chants j'ai mis dessous vos jeux. Il était roux, la barbe et les cheveux: Rare couleur dans ce climat d'Afrique, Où tout est noir jusqu'au chardonneret: Petits yeux creux et lèvres en bourlet Comme les bords d'un vieux vase de brique: Nez écaché* [aplati]; c'était là trait pour trait Tout son visage. Et quant à sa stature, Elle avait bien dix brasses de hauteur. Et voulait-on mesurer sa grosseur? Quatre jaugeurs autour de sa ceinture Y suffisaient à peine. Sa valeur Comme sa force étaient outre nature. Il arrachait sapins et chênes verts Comme brins d'herbe, et d'une chiquenaude Faisait voler en guise de bagnaude* [baguenaude] Un gros rocher, même au-delà des mers. Il faut savoir aussi qu'Arimodie, Qui se donna pour pâture aux requins En se noyant, avait su par magie Incorporer les métaux les plus fins Pour en pétrir une pâte aussi dure Que diamant, et de la tête au pié Pour son Ulasse en faire une doublure. Ulasse encore eut de la créature Epée et lance en présent d'amitié. Malheur à nous, si Dieu dans sa pitié Ne nous défend de leur égratignure! Notre Richard était bien différent: Leste, bien fait, et de juste mesure. Son cimeterre était le mieux tranchant Qu'on vit jamais; et quant à son armure, C'était partout œuvre d'enchantement Qui sous l'effort du coup le plus pesant Le préservait de mort et de blessure. Les combattants étant à pied tous deux, Tirent l'épée et jettent leurs épieux. Ceux que l'amour de l'escrime possède Peuvent aller au Tasse, voir Tancrède Vainqueur d'Argant pour l'honneur de la foi, Et lui disant: Brave homme, cède-moi. Mais au duel de Richard et d'Ulasse, On se battait comme on voit les vilains A coups pressés battre en grange leurs grains. A dire vrai, l'escrime n'a sa place Qu'en ces combats où le corps découvert Laisse à l'estoc un champ toujours ouvert; Mais quand on est à l'abri d'une atteinte, Tant de partout on est garni de fer, Le férailleur ne fait que battre l'air, Et l'ennemi n'aura ni mal ni crainte. L'amour mettant aux mains les deux rivaux, Mettait le comble à leurs haines atroces, Comme on le voit poussant les animaux A la fureur, les rendre plus féroces. Des doubles coups l'air au loin retentit: Richardet frappe où la botte finit; Et d'un revers veut terminant l'affaire Couper la jambe à son fier adversaire. De l'autre part Ulasse à tour de bras Faisant marteau de son fier coutelas Frappe Richard sur la tête, et Despine S'écrie en pleurs: Le traître l'assassine! Mais Richardet ne se rebute pas. Autant que brave il est adroit, ingambe, Et d'un revers abattant une jambe A l'Africain, il le fait choir à bas Sur les genoux. Le pauvre misérable Croyait d'abord n'avoir fait qu'un faux pas En trébuchant sur quelque tas de sable. Et voulait faire encor force de bras; Mais quand il voit l'énormité du cas, Sa jambe à terre et son sang qui ruisselle, I1 jure, il hurle, il blasphème, il chancelle. Richard le va sans répit martelant; Et ne pouvant jusqu'au cimier atteindre, Avec fureur il le travaille au flanc A coups pressés, pour l'achever de peindre. Il perce enfin son haubert; et d'abord Le frappe au cœur. Ulasse tombe mort. A cet aspect la horde sarrasine Manque à l'accord, vient fondre sur Richard. Déjà, Maugis et Despine à l'écart Ont par la main conduit aussi Lirine. Richard ému se bat en forcené, Prend à propos sa monture divine, Et des payens ne fait qu'un déjeûné. La multitude à vrai dire infinie De combattants couchés, morts sur le pré, Couvrait le Scric qui n'était que blessé; Mais de son sang la terre était rougie. Richard le voit, et courtois chevalier, De sa Despine en fait le prisonnier: Par grand amour de la fille, il fait taire Sa juste haine et ses droits sur le père A qui si bien était dû le trépas. Despine accourt, le serre dans ses bras La larme à l'œil, le flatte, le console, Bande sa plaie; et le Scric stupéfait D'un sort si doux, lui donne sa parole De réparer tout le mal qu'il a fait. La corde au cou, dit-il, que je périsse, Ou que la mort tout vivant m'engloutisse, Si mon propos n'est suivi de l'effet! Il fait serment qu'au brave Richardet Il donnera sa fille et sa couronne. En ce moment une trompette sonne, Et le héraut qu'on introduit soudain Dit à Richard: Toute l'Ethiopie Vous a choisi, seigneur, pour souverain. Nous saluons en notre suzerain La fine fleur de la chevalerie. Richard sourit, et répond à cela Que ce qu'on donne était à lui déjà; Puis avec grâce et bienfaisant langage, Courtoisement renvoyant le message, Promet d'aller dans le royal palais Se faire voir à ses nouveaux sujets. Le héraut part plein de joie et de zèle, Et va partout en semer la nouvelle. Durant ceci, le Scric étant guéri Parle à Richard, et d'un ton repenti: Seigneur, dit-il, quand j'ai fait l'infamie De vous trahir et de vous offenser, Moi musulman, j'ai cru dans ma folie Qu'à vous chrétien je ne pouvais laisser Entre les mains le trésor de ma vie: Je redoutais le courroux de mes dieux En m'unissant à vous par de tels nœuds. Mes dieux sont vains, et c'est un vrai délire De ne pas vivre avec vous sous l'empire De votre Dieu, le seul Dieu tout-puissant. Je vous remets le plus pur de mon sang; C'est ma Despine, et je prétends moi-même M'unir bientôt à vous par mon baptême. Béni soit Dieu durant l'éternité, Dit Richardet, pour cette grâce insigne! Mais songez bien à vous en rendre digne, Et conformez de fait la volonté Au bon propos. Je vous dis vérité, Reprend le Scric; et si mon cœur recèle Rien de contraire à mon discours pieux, Puisse l'enfer m'engloutir à vos yeux! Déjà s'avance une troupe fidelle Des bonnes gens du Monomotapa: Filles, enfants, vieillards, et cetera; Ils ont en main guitares ou musettes, Et sur le front œillets, roses, lilas. Ils sont tout nus, hors quelques bandelettes Pour enfermer ce qu'on ne nomme pas. A sa Despine alors Richard s'adresse: Allons, dit-il, allons à Zimboé; C'est une grande, une belle cité, Le rendez-vous de la haute noblesse: Là vous attend le prix de la beauté; Là par mes mains vous serez couronnée Reine d'Afrique. Ah! si ma destinée, Reprend Despine, est de m'unir à vous, Cher Richardet, quel trône est aussi doux? Disant ces mots elle appelle son père, Et leur départ se fixe au premier jour. C'était alors la saison de l'amour, Temps où la nuit la plus sombre s'éclaire A la faveur de ces flambeaux volants, Ces vers luisants qui charment les enfants. Les voyageurs que la foule importune Ne marchent point par la route commune, Et font le choix d'un guide bien instruit Qui par chemins détournés les conduit. Le bon Maugis sur une haquenée Trotte en avant; et Lirine la fée Va manégeant un noble destrier. Fier et joyeux sur son divin coursier, Richard la suit. Le Scric aussi chevauche Entre sa fille et Richard. Celui-ci Marche à sa droite, et Despine à sa gauche. Tous cinq gaiment marchent à la merci Du villageois qui leur montre la route. Avec grand soin, Maugis regarde, écoute, Observe tout, de peur de trahison: Il en a vu plus d'un échantillon. Ces soins pouvaient fort bien leur être utiles; Car il fallait traverser trois cents milles Et des déserts, pour trouver Zimboé. Vers le midi les voilà dans un pré: Ils y font halte au bord d'une onde claire Comme cristal, et font très bonne chère Avec gâteaux et beau fruit bien sucré. Après dîner on cherche de l'ombrage: Car le soleil brûle en ce pays-là. On s'abrita sous le sombre feuillage D'un vieux cyprès fait à point pour cela. A peine est-on couché sur la verdure Parmi les fleurs, qu'on y bâille d'abord. Le bon Richard laisse là sa monture, Ne songe à rien, ferme l'œil et s'endort. Mélène était fille d'Arimodie, Dont elle avait appris complètement L'art qui soumet l'enfer à la magie. Mais Armodie enfin se vit punie: Ce fut le jour où merveilleusement Du grand donjon Despine prit la fuite. La vieille vit sa puissance détruite, Cria, hurla, se déchira le flanc. Alors Mélène à tout le peuple franc Jure en son cœur une haine éternelle, Et s'envenime encor quand elle apprend Par un exprès, la fin prompte et cruelle D'Arimodie. Elle part à l'instant, Quitte l'Egypte, emportant avec elle Vases divers remplis de sang humain, De graisse humaine et de divers venin. Elle sait bien que la sorcellerie Ne servirait de rien contre Richard. Elle s'en va jusqu'à la Cimmérie Où le soleil s'éteint dans le brouillard. Droit au Sommeil Mélène en sa manie Va s'adresser, s'imbibant d'eau de vie Tout le visage, et non sans avoir bu Force café dont on sait la vertu. Près de ce lac appelé Méotide, Sur la main droite en face de l'Euxin, Est une grotte, obscure, froide, humide, Que le lierre a recouverte en plein; Tout à l'entour s'élève maint sapin Alternatif avec mainte fontaine: A gros bouillons l'eau roule dans la plaine, Et les rameaux vont s'agitant toujours. L'oreille au guet c'est là que se promène Le vieux Silence en souliers de velours, Nu comme un ver, et velu comme un ours. Il est sans barbe, et tient sa bouche close Avec un doigt que sur la lèvre il pose; Et de ce doigt imbibé de vieux oing Que dans un vase il a pour le besoin, Il va graissant loquet, porte et serrure. Là résidait, bâillant outre mesure, Dame Paresse: Accidie est son nom Parmi les Grecs. Elle est couchée en rond, Et pour manger à peine a le courage De se mouvoir. Elle tient son visage Entre ses mains; et n'a point pour joujoux De petits chiens un gentil assemblage: Marmotte et loir dorment sur ses genoux. Le fin duvet des plus tendres fougères, Du souterrain tapissait le plancher; Et sans mentir on aurait cru marcher Moelleusement sur des cendres légères. Tous les parois sont couverts de pavots; Et dans le fond de ce réduit bigarre S'élève en marbre un perron, qui sépare Deçà delà deux escaliers égaux. Tous leurs degrés sont couverts d'une queue De vieux renard à long poil; et je crois Que moines gris en sandales de bois Y marcheraient la valeur d'une lieue, Qu'on entendrait sous leurs pas moins de bruit Que si c'était ou fourmis ou cloportes. Sur le pallier d'en haut on voit deux portes En marbre fin du meilleur acabit: L'une des deux est blanche, et l'autre noire; Et toutes deux s'ouvrent à maints objets Qui feraient peur aux gens du purgatoire. Vous y verriez fillette quelquefois Sur un beau corps porter la grosse tête D'un vieux mâtin; puis quelque horrible béte, Homme, poisson, quadrupède à la fois. Soleil éteint, Lune toujours sanglante, N'offrent aux yeux qu'horreur et qu'épouvante. Entre les deux portails c'est là que dort Paisiblement le frère de la Mort, Sur un grand marbre, où près de lui repose, Toujours ouvert, certain vase d'où sort Mainte illusoire et fantastique chose, A nos esprits donnant un vain essor. C'est, m'a-t-on dit, ce qu'on appelle Songes: Tantôt flatteurs, tantôt fâcheux mensonges. Le dieu tenait ses deux ailes en croix Sur sa poitrine; et dans les jolis doigts De sa main blanche, il tenait la baguette Qui fait dormir. Un flacon d'eau bien nette Etait auprès; c'est la douce liqueur Qui sur nos yeux distillant goutte à goutte, Sait les fermer, met les sens en déroute, Et sans faillir éteint toute vigueur. De cette eau-là Mélène emplit sa tasse Diligemment, et ne s'arrête pas, Puis des deux mains elle arrache, elle entasse Force pavots, qu'elle emporte à grands pas, Sans négliger le commun narcotique De la laitue, et puis vole en Afrique. Elle y parvint lorsque Richard frappa Le fier tyran du Monomotapa D'un coup mortel. A ce coup la bagasse Pensa mourir. Elle adorait Ulasse Depuis longtemps; et lui-même à son tour, Brûlant alors du feu de la jeunesse, L'avait aimée avant qu'un autre amour L'eut enchaîné: mais toujours la drôlesse Persévérait dans sa folle tendresse. Mélène enrage, et voulant épier Tout ce que fait Richard, tout ce qu'il pense, Elle endoctrine un esprit familier Qui se mêlant au monde du quartier, Découvre tout, et court en diligence A qui l'attend dire le mot du guet, Où va Richard, ce qu'il dit, ce qu'il fait. Mélène court comme une énergumène Droit au gazon qui borde la fontaine: Elle y répand force coquelicot, Y verse un peu de son suc de pavot, Et va guetter Richardet et Despine Dans quelque coin. Elle perd la raison Quand il paraît; et dans l'onde argentine Du clair ruisseau, jette tout son poison. Il en advint ce sommeil si profond Que vous savez; et Mélène en profite: Elle saisit Despine tout de suite Sans l'éveiller, et sur ses bras la met: Double fardeau, que porte un farfadet Jusqu'au pays qu'habite la coquine. A dire vrai j'ai rêvé sur ceci, Et j'ai trouvé que Mélène était fine. Songez-y bien: quand je tue un rival, Un ennemi, certes je lui fais mal; Mais beaucoup moins qu'en lui laissant la vie Pour en gémir. Ainsi fit l'ennemie Du bon Richard qui dormait comme un loir. Je sais trop bien quel affreux désespoir A son réveil va le mettre en furie, Et quel tapage en tous lieux il fera. Aussi je veux m'aider de la manière Du vieux Caton: je vais bien loin de là. Je n'aime point les gens trop en colère; Quoique à vrai dire, à bien juger l'affaire, Richard me semble excusable en cela. [***] Vous savez bien qu'attenant la barrière De la cité de Paris, j'ai tantôt Laissé les fils de Roland et Renaud. Le scélérat Ganelon vient derrière, Bien dans sa cage; et puis maint paladin, Les yeux baissés tout le long du chemin, Du corps de Charle escorte la litière. Moines, curés, évêques en prière, Et hauts barons en longs habits de deuil, Vont au devant et suivent le cercueil. Charle au tombeau mettait Paris en larmes: Larmes du cœur. Chacun pleurait en lui Un bienfaiteur, un bon juge, un appui, L'honneur du trône et la gloire des armes. De tous côtés jeunes vierges en pleurs Redemandaient cette pitié sévère Qui châtiait de hardis suborneurs; Et les vieillards, cette main salutaire Toujours ouverte au vœu de la misère. Partout c'était un concert de douleurs: Gémissements, soupirs et plainte amère. Mais qui dira les sanglots et les cris Que de Roland et Renaud dans Paris Fait éclater la perte irréparable? On eût, je crois, fait déborder les puits, En y versant les pleurs que boit le sable. L'un racontait les géants abattus; L'autre, les rois et les peuples vaincus; Tous, mille exploits de prouesse incroyable. En cet état la pompe du convoi Suit les trois corps jusqu'à la grande église, Où tous devoirs de piété requise Etant remplis, on embaume le roi Et ses cousins; puis on les met en terre; Et sur le sol sacré qui les enserre On pose une urne, où l'archevêque inscrit En peu de mots l'épitaphe qui suit: « C'est sous cette urne où repose la cendre « De Charlemagne, et du seigneur d'Anglant « Et de Renaud, que l'on voulut descendre « En même tombe, étant également « Occis tous trois par le même brigand. « Dire rien d'eux serait œuvre trop vaine: « Le monde entier ne contiendrait qu'à peine « Le juste los d'un mérite si grand. » Chacun, après la fonction finie, Les yeux baissés s'en va rentrer chez soi Pour soupirer, pleurer de compagnie Avec les siens. On n'avait pas de quoi Se réjouir. Cependant la tristesse Est bien souvent mère de l'allégresse; Peine et plaisir se tiennent par la main: C'est l'acabit du caractère humain: Salmigondis de joie et de chagrin. De Richardet bientôt on fait la fête: Les filles vont se guirlandant la tête, Danser, chanter au nom du nouveau roi; Et les garçons en fine et blanche veste Font admirer leur air robuste et leste, Courant, sautant, luttant dans un tournoi. Les gens lettrés ne demeurent pas coi; En prose, en vers chacun d'eux se signale. Mais on entend une cloche fatale, Le grand conseil annonce à Ganelon L'arrêt, le lieu, le jour de son supplice: Le peuple y court; il veut voir le félon Par son trépas satisfaire à justice. Dans le préau, sur deux poteaux de fer Tout doucement on a posé la cage Où le pervers tremble, frémit, enrage. De toutes parts cailloux volent en l'air, Au patient lancés par la canaille. En mots grossiers on l'outrage, on le raille; Il n'en peut plus de dépit et d'ahan. Une charette apporte un sac de paille: Paille bien sèche, et le bourreau l'étend Dessous la cage; il l'allume à l'instant. On applaudit quand la flamme pétille, Le malheureux dans ses barreaux sautille Comme grenouille attrapée au filet. Il crie en vain; la flamme et la fumée Viennent bientôt lui couper le siflet. Il gambillait encor; mais c'en est fait, Et dans le feu sa vie est consumée, Comme un monceau de cendre que le vent Parmi les airs disperse en un moment. Ainsi finit la race abominable, Du sang de Charle ennemie implacable. Paris reprend son ancienne gaité; Les deux cousins y font des fêtes telles Qu'Apollon même, aidé du comité Qu'à l'Hélicon tiennent les neuf Pucelles, N'en saurait pas détailler la beauté. On admirait Corèze avec Argée; On les prenait pour deux divinités, Ou tout au moins pour race mélangée D'heureux mortels avec des déités. Avec transport on court, on les salue, On les entoure, et chacun s'évertue A leur offrir bijoux et raretés. Quinze grands jours en ces joyeusetés Dames, seigneurs, gaîment se signalèrent; Puis au conseil les barons s'assemblèrent. Et Rinaldin dans un discours touchant: Je veux, dit-il, parcourir tout l'empire De la Libye, et trouver notre sire, Ou tout au moins mourir en le cherchant, Si je ne puis en France le conduire. L'avis est bon, s'écria Rolandin, Et je te suis partout, mon cher cousin. Climats de feu, ni climats de la bise, Fleuves ni lacs, obstacles ni dangers, N'arrêteront mes pas dans l'entreprise. Je suis le fils du grand comte d'Angers; Je porte un cœur pour qui sont étrangers Tous mouvements de vile couardise. Tous les vieillards applaudissent en chœur Au grand dessein de ce rare fait d'armes; Puis en secret ils pleurent de bon cœur D'être privés de deux pareils gendarmes. Ceux-ci chez eux font seller leurs chevaux, S'arment en hâte, et mangeant deux morceaux, Par le jardin s'esquivent tout de suite, Avant qu'on soit informé de leur fuite. [...] Là Garbolin nous dit en quatre mots Comme, apprenant le départ des héros, Les deux beautés leurs fidelles amies Un jour entier restent évanouies; Et les laissant s'arracher les cheveux, Il s'en retourne à l'africaine plage Peindre Richard signalant son courage Dans des hasards qui semblent fabuleux. Mais, selon moi, n'importe qu'une histoire Soit vraie ou fausse; on peut bien se passer, Quand elle plaît, de chercher à la croire. Et puis la nuit du vieux temps est si noire, Qu'on serait fou de vouloir la percer. Un peintre adroit, dont la touche divine Colore bien tout ce qu'il imagine, Trace à nos yeux faits d'armes et d'amour Qui, vrais ou faux, nous enchantent toujours. Là se complaît l'art de la poésie, Qui sait donner la couleur et la vie Au moindre rien dont il s'est emparé. Avec ce rien, elle inspire à son gré Ou l'allégresse ou la mélancolie A tout lecteur; même au plus assuré Que ce qu'il lit est charlatanerie. Mais le soleil se couche, il se fait tard: Je ne peux plus m'amuser dans la rue; Car la rosée enrhume; et l'heure indue Me fait rentrer. Vous reverrez Richard Et ses exploits, quand l'aurore venue Aura chassé la nuit et le brouillard. CHANT XXVII.Rinaldin et Rolandin arrivés en Afrique cherchent l'aventure. Ils tuent un énorme dragon. Ils montent au sommet de l'Atlas capturer la déesse Fortune qui vient s'y ébattre. Elle leur échappe. Ils redescendent joyeux.Richard sort de son sommeil magique et se désole de la nouvelle disparition de Despine. En bonne foi je ne saurais vous dire Si je vous vais ramener Richardet Dans ce chant-ci. Garbolin est un sire Qui ne tient pas toujours ce qu'il promet; De jour en jour le drôle vous remet Adroitement, pour mieux vous faire rire. Je lui pardonne, et ferais comme lui: Variété nous préserve d'ennui. [***] Or après lui je m'en vais vous apprendre, Quant à présent, comme arrivant au port Les deux cousins montent une bélandre, La dirigeant droit au Levant d'abord, Comme il convient; et puis virant de bord Vont au détroit qui perçant deux montagnes, Du continent sépare les Espagnes; D'où voguant droit au rivage africain, En peu de temps ils font bien du chemin. Près de Bizerte ils mettent pied à terre, Et s'assurant de deux nobles coursiers, Dans leur allure égaux aux vents légers, Vont à l'auberge où l'on fait bonne chère. Là se trouvait conduit par le besoin Un voyageur arrivé d'Arménie, Triste à la mort et pleurant dans un coin. Lors Rinaldin en manière polie Requiert de lui l'objet de ses douleurs. L'Arménien répond: Ma foi trahie Est pour jamais la source de mes pleurs. Je jouissais d'une charmante amie; D'autres amants obtinrent ses faveurs; Je cours le monde et tourmente ma vie En regrettant l'ingrate qui m'oublie. Frère, dit l'hôte écoutant ce propos, Egaye-toi si tu n'as d'autres maux. Femme n'est pas solide marchandise, Comme maison sur fond de roche, assise. L'homme et la femme ont chacun leurs défauts On les relève, et ce n'est pas à faux. L'une, dis-tu, t'a fait des tours infâmes; N'en fis-tu pas autant à d'autres dames? Vois-tu, la femme est un franc animal Plein de malice et vide de cervelle. Point de milieu, soit en bien, soit en mal, Tout est excès, amour ou haine, en elle. Son caractère est vraiment bestial, Pétri d'orgueil, d'avidité, d'envie: Son cœur est faux; et quiconque s'y fie Mériterait qu'on lui cognât le nez. Malgré tes soins, ses désirs effrénés A d'autres nœuds l'entraîneront sans cesse. Le pèlerin qui court au cabaret, Le médecin qui sort du lazaret, Sont moins pressés que ne l'est ta maîtresse Qui dans son cœur veut faire un autre amant, Tandis qu'encor dans tes bras la traîtresse Par doux langage et regard séduisant Sait t'arracher caresse sur caresse. Tu devrais rire en guérissant du mal, Je fus moi-même autrefois assez béte Pour prendre femme; et craignant un rival, A ma moitié je fracassai la tête. J'en pleurnichai; mais ce fut un moment, Et depuis lors je suis toujours content. Vivre en ménage est certes, mon cher frère, Pire cent fois que ramer en galère. Tais-toi, maraud, dit à l'hôte Roland: Le mariage est œuvre sainte et sage. Et s'adressant après courtoisement A l'étranger: Ne perdez pas courage, Lui cria-t-il; vous pourrez, mon ami, Vous attacher à dame moins volage. Heureux encor d'avoir été trahi Avant le nœud qui pour toujours engage! Quand elles sont d'un certain acabit, Malheur à qui veut en faire sa femme! La tuera-t-il? c'est un grave délit: Se taira-t-il? il passe pour infâme; Dans tous les coins la populace en rit: Le malheureux meurt plutôt qu'il ne vit, N'osant choisir ou le crime ou le blâme. De tout regret délivrez donc votre âme, Ami: le temps est un bon médecin Pour les amants; il aide la nature Qui tend sans cesse à perdre le chagrin. Les traits aimés s'effacent à la fin. J'ai vu cent fois cette recette sûre, Qui rend le calme aux amants, aux époux, Guérir des gens plus malades que vous. L'heure avançait; Rolandin qu'on appelle Pour le repas entraîne l'étranger, Non sans effort, à la salle à manger, Disant: Laissons au dehors toute belle. L'Arménien se déride au repas; Et Rinaldin lui dit: N'auriez-vous pas En voyageant appris quelque nouvelle De Richardet? L'autre répond: Vraiment, J'en sais plus d'une; et je crois qu'à présent Il doit avoir subjugué la Libye Malgré le noir Ulasse, qu'on publie Avoir armé contre lui puissamment. Mais que peut-il? Richard sous sa cuirasse D'acier parfait, et sur son beau cheval, La lance en main n'est-il pas bien l'égal De Mars lui-même, et non pas d'un Ulasse? Ce n'est pas là ce qu'enviera mon cœur A Richardet; c'est son rare bonheur D'avoir l'amour d'une amante fidelle: Cette beauté, des beautés la plus belle, Cette Despine, elle dont tous les traits Des dieux de Gnide offrent tous les attraits, Voilà le bien que nul autre n'égale. Disant ces mots, en soupirs, en regrets, L'Arménien tout de nouveau s'exhale. Allons dormir, dit alors Rinaldin A son cousin: déjà la nuit s'avance, Et nous devons partir de grand matin. Puis, en quittant le voyageur chagrin, Chacun l'exhorte à prendre patience, Car, voyez-vous, disent-ils, le destin Du noir au blanc change sans qu'on y pense: Tel pleure un jour qui rit le lendemain. Sur ce propos qu'un salut accompagne, Les deux cousins montent à leur quartier, Font venir l'hôte, et prompts à le payer, Chacun lui donne un beau doublon d'Espagne. L'hôte se croit un trésor, et les prend Pour hauts barons, et même plus encore. Ils ont le soin de dire en se couchant Que leurs chevaux soient sellés dès l'aurore; Et puis tous deux s'endorment sur le champ. L'aube du jour s'entrevoyait à peine Que les guerriers quittent déjà tous deux Le fin duvet si cher aux paresseux; Et les voilà courant la pretentaine Sur leurs coursiers, prêts à franchir sous eux Fleuves, torrents, ou lacs, tout d'une haleine. Ils vont tout droit au sud, entre Tanger Et le pays des environs d'Alger. Ils auront là tant d'épreuves diverses, Combats, périls, fatigues et traverses, Qu'on serait fou de vouloir les compter; Mais les héros sauront tout surmonter, Car si l'Afrique en monstres est fertile, Force et valeur qui les vont affronter Ne peuvent rien trouver de difficile. Je vais pourtant choisir une entre mille De tant d'horreurs: seule elle suffira Pour bien juger de tout l'et cetera. Un beau matin les paladins entrèrent Dans un bois sombre au pied du mont Atlas, Où les rameaux forment un entrelas* [entrelacs] Qu'aucuns rayons jamais ne pénétrèrent. Aucun sentier ne dirigeait leurs pas. Sortant du bois, c'est une molle arène Où des buissons bas, touffus, inégaux, Font à tout coup trébucher leurs chevaux. Un fier dragon, plus gros qu'une baleine, Y va lançant le feu par les naseaux, Et dans sa gueule un lion se démène Pour s'échapper, comme rat et souris Entre les dents d'un chat qui les a pris. A cet aspect les deux coursiers frémissent, Prennent la fuite et méprisent le frein. Les cavaliers avec la lance en main Sautent à terre, et si bien s'enhardissent Qu'ils vont tout droit à pied (1e croira-t-on?) Jusqu'à l'endroit où le monstre effroyable, En se roulant, se jouant sur le sable, Fait ruisseler tout le sang du lion. Il avala d'un trait la pauvre bète. Sitôt qu'il vit s'avancer les héros, Ses siflements font frémir les échos: Il bat les airs de l'aile et de la tète; Et s'avançant tout droit sur ses ergots, Des deux cousins croit faire deux morceaux. Tout juste au bout de la plaine ensablée Etait un plant de chênes, de sapins, Qui fut utile aux deux braves cousins Pour les sauver d'être engloutis d'emblée Dans cette gueule ouverte à tout venant. D'un arbre à l'autre ils allaient s'esquivant Sans batailler, et toujours observant De loin, de près, le monstre en sa volée. Sur chacun d'eux tour à tour il planait, Comprimant l'air sous sa pesante masse; Et chacun d'eux prudemment se tenait Clos et couvert, allant de place en place. Le monstre est las: une bave de sang Et de venin, formait un vaste étang Sur le terrain; et les guerriers qu'il chasse S'étaient fait suivre au fin fond des forêts. Comme il s'appuie au tronc d'un vieux cyprès, Rinaldin dit: Nous ferions à merveille, Mon cher cousin, de lui gratter l'oreille, Toi d'un côté, moi de l'autre. Il faut voir, Dit Rolandin qui se met en devoir La lance en main. L'autre avec la pareille: Ma foi, dit-il, je veux faire un beau coup, Et le ferai, je crois; Dieu sur le tout. L'autre repart: Je veux voir bientôt morte, Ou peu s'en faut, cette béte si forte. Comme à la bague on enfile un anneau, Les champions attaquent les oreilles De l'animal, et le coup fut fort beau; Mais il n'est point de cavernes pareilles A celles-là. Les lances font merveilles Pour s'enfoncer; mais à peine le bout Atteint la chair; et le monstre farouche, Moins agité d'un si terrible coup Que face humaine au piquant d'une mouche, A dire vrai ne sentit rien du tout. Et s'il vous plaît, messieurs, point de dispute Sur ce propos; croyez qu'en chaque coin A tels objets les passants sont en butte Dans la Libye. Elle est un peu trop loin, Sans quoi j'irais en être le témoin, Et vous dirais, Mettons-nous en voyage; Mais ce n'est pas (et certes c'est dommage) Comme de dire allons nous mettre au lit. Au reste, on peut croire ou non mon récit, Très peu m'importe, et je poursuis le conte. Les deux cousins trouvèrent grand mécompte En retirant leurs lances, sans y voir Taches de sang qu'elles devaient avoir; Et Rinaldin dit: Vois-tu quelle bête? C'est un tonneau par ma foi que sa tête. Non, c'est plutôt quelque gros bâtiment, Et chaque oreille y tient lieu de fenêtre, Où nos épieux longs de dix pieds peut-être, Comme fétus sont entrés aisément Sans que le monstre en sentît la piqûre. Rolandin dit: Ma foi, je ne crois pas Qu'au grand jamais on puisse d'un tel cas Trouver d'exemple en aucune écriture. Ce qui me pique encor plus, mon ami, C'est cet étrange effet de nos deux lances: Touchant le monstre, elles l'ont endormi. Il disait vrai; l'animal assoupi Donnait relâche à ses membres immenses. Il ronfle, il soufle, et fait en respirant Le bruit des flots qu'agite un ouragan. Les deux cousins que ce sommeil rassure, A petits pas s'approchent du serpent; Et remarquant son écailleuse armure, Rinaldin dit: Ma foi ce gros béta Avec ceci va nous mettre à quia; Nos héritiers y feront leur fortune. Autant vaudrait se battre avec la lune, Que de vouloir tirer un poil de là. Rolandin rêve, et se tait: il observe Ce vaste corps qui semble de métal. Des plus grands coups l'écaille le préserve, Hors où la patte au corps de l'animal Vient s'emboîter. Il empoigne sa lance, Montrant du doigt la place sans défense, Et dit: Cousin, besognons maintenant; Nous allons vaincre indubitablement. La seule patte alors en évidence C'était la droite; elle était toute en l'air, Donnant beau jeu pour atteindre la chair Sous la jointure où l'épaule commence. Les paladins en même temps tous deux Au corps du monstre enfoncent leurs épieux. Il est atteint, il s'éveille: il s'élance Aux deux garçons; mais ils ne sont plus là. Ils ont repris leurs lances; et déjà Vont s'esquivant à travers la saulsaie. Le dragon hurle; il perd des flots de sang, Et de sa queue en guise de croissant, A droite, à gauche il abat la futaie; Mais c'est en vain: les deux sages guerriers Trompent sa rage à l'abri des halliers. Elle en redouble et croît par sa durée, Mais le terrain devient un lac de sang; Et par degrés bientôt s'affaiblissant, Le dragon tombe; et sa vue égarée, De tout coté roulant avec effort, Semble chercher qui lui donne la mort. Il se tourmente, et de son cri sauvage Fait retentir l'un et l'autre rivage. On voit enfin tous ses membres roidis, Tous les anneaux de sa queue aplatis; Son mouvement s'éteint. Le monstre exhale En expirant une odeur infernale Qui des vainqueurs eut causé le trépas, Si quelque saint que l'on ne connaît pas N'eût fait soufler un vent de la rivière, Qui dissipa la vapeur meurtrière. Voulant aller voir le monstre de près, Les paladins s'empêtrent et se lassent Sous les rameaux touffus qui s'entrelacent. Le sabre en main ils s'ouvrent un accès, Font dans le bois grand abattis, et passent: Mais excédés, affamés, et tous deux Se regardant avec un air piteux: Ah! quel tourment que la faim, mon cher frère! Dit Rinaldin; j'en suis en pâmoison: Elle me ronge en étrange manière; Je mentirais si je disais que non. Oh! par ma foi, mon cousin, si la tienne, Dit Rolandin, est égale à la mienne, En moins d'une heure ici c'est fait de nous; Et ce trépas, cher ami, n'est pas doux. Lors Rinaldin: J'aurais bien quelque envie, Dit-il, d'aller tâter de ce dragon, Si ce n'était la crainte du poison. Cherchons ici quelque retraite amie, Cabane, grotte, enfin quelque réduit Qui nous abrite, au moins pendant la nuit. Elle est bien près, mais on y voit encore: Efforçons-nous, gagnons ce vert coteau. Ils y marchaient dans un espoir nouveau Quand un éclat de voix douce et sonore Vient les frapper; et ne pouvant juger Si ce chant-là vient de quelque berger Ou de sa belle, ils vont à la rencontre De la chanson. Une fille se montre: Elle les voit, et disparaît soudain, S'allant cacher au fond d'une tanière, Et la fermant avec un bloc de pierre. Aimable enfant, lui cria Rinaldin, On doit asile à qui se meurt de faim: Ouvrez, n'ayez nulle peur de nos armes, Loin de vous nuire elles vous défendront. Et Rolandin: Ne craignez point d'affront, Dit-il; ouvrez, laissez-nous voir vos charmes. En même temps il frappe de grand cœur Avec sa lance à la porte de marbre. On n'ouvre point; c'était prêcher un arbre: La villageoise était mourant de peur; Et n'ayant là compagnon de fortune Qu'un bon vieillard accablé de langueur, Elle laissait, sourde à toute clameur, Les étrangers aboyer à la lune. Mais Rinaldin lève sans peine aucune La grosse pierre. Il entre, et dit: Voyez Deux paladins qui jurent à vos piés Amitié pure et service fidelle. A ce serment le bon homme et la belle Sont rassurés. Ils avaient un troupeau: La fille y court, prend le plus bel agneau, En quatre parts proprement le dépèce; Le bon vieillard allume maint copeau, Met comme il faut en place chaque pièce, Prend les quartiers, les enfile d'un pieu, Et de sa main les tourne autour du feu. Le reste est mis au fond d'une marmite Que sur le feu la fille fait bouillir, En y joignant certaine herbe d'élite Qu'un cuisinier n'a jamais su cueillir. En attendant que la viande soit cuite, La belle enfant va, vient, rode et s'agite De tout côté, cherchant dans le manoir Quelque escabelle où l'on se puisse asseoir. Elle revient portant sur son épaule Deux bons pliants tissus en bois de saule, Et les présente aux deux jeunes héros Si redoutés déjà par toute terre. Ils mettent bas cimier, casque et visière; On voit tomber leurs cheveux en anneaux; On voit à plein leurs traits si doux, si beaux. Et le vieillard qu'étonne leur figure: Etes-vous donc, dit-il, des dieux nouveaux, Vous qui passez toute humaine nature? Nous sommes trop mortels, vieillard chéri, Dit Rolandin; et sans ta courtoisie, La mort venait nous arracher la vie. La jeune fille avait durant ceci L'oreille au guet et le cœur en souci, Des beaux garçons raffolant en silence. Nature instruit; et quand l'instinct commence A pressentir les douceurs de l'hymen, Jeune fillette avec son innocence Brûle de plaire, et songe à dire amen. Voyez un peu dans nos prés la génisse En cent façons appeler le taureau; Voyez un peu comme la plus novice, Dès qu'il paraît, s'agite dans sa peau. Il était tard: on apporte l'agneau; On le dévore, et le souper s'achève En un clin-d'œil. La fillette se lève, Fait un salut et donne le bon soir, S'allant coucher dans le fond du manoir. Les paladins causent avec leur hôte, Lui demandant si l'on pourrait avoir Quelque prouesse à faire sur la côte. Au temps passé nous n'en avions pas faute, Dit le vieillard: tant et tant d'animaux Et de géants infestaient nos montagnes Que nous cherchions au loin d'autres campagnes Pour faire paître et boire nos troupeaux. Mais par hasard un certain qui se nomme Sire d'Anglant, ou Roland, vint chez nous. Monstres, géants, il les abattit tous. Cette montagne est l'Atlas, qu'on renomme Par tout pays. Quelquefois on y voit Un rare objet; mais il faut être adroit. Dire jusqu'où le mont porte sa crête, Je n'oserais; je m'y casse la tête. D'autres diront qu'il s'élève tout droit Jusqu'au zénith, d'où l'on mettrait le doigt Sur les fanaux de la voûte céleste. Au temps jadis que j'étais jeune et leste, De ce grand mont j'atteignis le sommet. J'y vis un mage, admirai sa sagesse, Et m'enrichis de maint rare secret Dont j'ai depuis amusé ma vieillesse. J'ai vu souvent à l'heure du matin Du haut des cieux la Fortune descendre A son palais sur l'Atlas, pour y prendre Plaisirs divers. Si vous avez dessein De monter là, daignez tous deux m'entendre. A la moitié du mont l'air est si fin Et si subtil, qu'on y respire à peine, Ou même point: il fait manquer l'haleine; Mais j'aurai soin de donner à chacun Un outre plein d'air terrestre et commun. Je veux vous dire aussi comme il faut faire Pour discourir avec la déité Que vous verrez si folle et si légère; Sans cesse allant, venant de tout côté; De tout repos ennemie éternelle, Et s'entourant d'êtres aussi fous qu'elle, Qui sans égard, sans pudeur, dans leurs jeux Vont insultant les hommes et les dieux. Mais il est tard; la nuit est avancée, Et nous avons besoin d'un doux repos: Moi, pour mon âge, et vous, pour vos travaux. Le vieux se lève; il prend une brassée De paille fraîche; il en forme deux lits Pour les guerriers, dans un coin du taudis. Dormez, dit-il, dormez jusqu'à l'aurore, Dormez en paix: vous êtes entre amis. Les deux cousins, qu'attendrissent encore Les soins du vieux, lui donnent le bon soir De tout leur cœur, et vont vaille que vaille Tout habillés se coucher sur la paille, Chacun des deux y dormit comme un loir. Le temps si long pour quiconque travaille, Fut court pour eux; et déjà le manoir Est éclairé d'un rayon de lumière. Tout était prêt; les outres étaient pleins: Le vieux y joint un secours nécessaire, Vivres grossiers, mais abondants et sains. Il va porter le tout aux paladins, Qui honteux d'être encor sur la litière, Voudraient se voir déjà par les chemins. Puis il leur dit comment ils devront faire Avec la folle, et sans l'effaroucher, L'entretenir s'ils peuvent l'approcher. Quand vous serez au gré de votre envie Au haut du mont, vous y verrez d'abord Un grand palais qui vous paraîtra d'or; Mais sa couleur à chaque instant varie: Tantôt argent, pourpre, ou bien autrement. Là point de toit; la déesse y descend Tout droit du ciel. Le palais n'est pas sombre; Il est percé de fenêtres sans nombre. Vers le levant, la porte de l'enclos Est à toute heure ouverte à la cohue. La déesse a deux ailes sur le dos, Deux à ses pieds; et du reste elle est nue. Mais sur sa peau certaine huile épandue La rend glissante, et trompe les efforts De qui voudrait la saisir par le corps; A l'arrêter toute peine est perdue. Dans ce sachet de peau fine et velue Prenez, dit-il, cette poudre menue, Noire et gluante: un suivant de Bacchus La rapporta des rives du Cocyte, Comme les Grecs en ont l'histoire écrite. Peut-être bien n'est-ce pas un abus. Frottez-vous-en les mains, et cette adresse Peut vous livrer la coureuse déesse. Le vieux se tait; et ses hôtes joyeux Vont gravissant sur le mont sourcilleux. Vers le milieu voilà que le tonnerre Naît sous leurs pieds et gronde sur la terre. Les vents de mer, le fougueux aquilon, Suivent l'orage et brouillent l'atmosphère; Tandis qu'Atlas porte à son horison Un air si sec, qu'il met en pâmoison Les deux guerriers; mais, se servant de l'outre Pour respirer, ils savent passer outre. Ils ont l'aspect de ces murs lumineux Percés partout, comme l'a dit le vieux, De tant et tant de fenêtres dorées. Ce palais semble ouvrage surhumain, On croit pourtant que durant le festin De tous les dieux en d'atroces contrées, Le grand Atlas le bâtit de sa main. Les deux cousins arrivent à la porte, Entrent tout droit, parcourent le palais, Sans jamais voir, ni de loin ni de près, Rien qui n'ait 1'air d'une nature morte. Rolandin dit en riant: Beau cousin, Allons-nous-en par le plus court chemin: Car, savons-nous si cette perronelle Voudra venir? et puis si ce sera Bon ou mauvais pour nous deux?...Alte là! Nous en aller! nous serions plus fous qu'elle, Dit Rinaldin: le bon vieux nous prendra Pour deux enfants. Je n'entends point cela, Et j'aime mieux souffrir toute détresse, La faim, la soif, pour voir cette déesse Dont nous faisons sur terre tant de cas. Comme ils étaient dans ce grand altercas, Voici venir par les airs l'immortelle Tout-à-fait nue, ayant ses cheveux blonds Pour vêtement; et maints jeunes garçons, Ailes au dos, voltigeants autour d'elle. Ils portaient tous un vase dans la main, Chacun rempli de différent butin. Perles, écus, y sont en loterie; Et les heureux gagnent à ce beau jeu Quelque ambe sec, mais de terne fort peu: Et quant au quine il est chose inouïe; C'est le phénix qu'on attendrait en vain; Seul il vaudrait tout l'avoir de Jupin. Enfin, de traits plus d'une urne est remplie, Chacun portant ou la haine ou l'amour. Sous son bras droit la déesse à son tour Tient un grand vase, et de grande importance; On aurait dit la corne d'abondance. C'est comme un fleuve; il perd sans s'épuiser. Quand les enfants vidaient leur escarcelle, Ils la laissaient sur leur dos reposer; Où bien cherchaient l'urne de l'immortelle Pour en remplir la leur. Ils n'ont point d'yeux; Les uns sont vifs, les autres paresseux, On les nommait la troupe des Caprices, Et la déesse en faisait ses délices. Certaine vieille était au milieu d'eux, Vilain paquet de rebutantes rides, Cloaque impur d'exhalaisons fétides: C'était l'Envie. Un autre objet hideux, Au regard louche, an teint de pain d'épice, L'entretenait la tenant par la main. Ce monstre-là, c'est la noire Malice Qui sert l'Envie, et selon son dessein, En temps et lieu se montre au genre humain Pour l'attirer dans les pièges du Vice. Rinaldin prend aux cheveux un garçon Par badinage et pour avoir sa tasse; Il tire, il tire en vain. Le polisson Prend sa volée, et la coupe se casse. Mais Rolandin, qui dans sa main a pris La poudre noire amassée au Tartare, D'un bras nerveux saisit sans dire gare La déité, qui jetant les hauts cris Tourne en tous sens, comme fait la gazelle Prise au lacet; sur quoi se moquant d'elle Un beau vieillard avec beaux cheveux gris Vient lui ravir sa corne d'abondance. Elle sanglotte, et le vieux qui s'élance Au bas du mont, va courir l'univers. De ce moment les Vertus en souffrance, Et les Beaux-Arts, vont avoir l'assurance De n'être plus jugés tout de travers. Les grandes cours ouvrant alors leur porte Aux gens de bien, chasseront la cohorte Des vils flatteurs, des sots, des ignorants. Ce bon vieillard était le droit Bon-Sens Que chacun croit avoir, et qu'on n'a guère: C'est ce qui fait que tout va sur la terre Tout de travers, faute de ses avis. C'est lui qui sait à tout mettre son prix, Tout discerner par règles immanquables; Vice et vertu, biens faux ou véritables, Et, sans jamais qu'il se méprenne en rien, Faire à chacun le sort qui lui convient. Tant et si bien la Fortune s'agite, Après avoir gémi, pleuré beaucoup, Qu'à Rolandin échappant tout-à-coup Elle s'évade et rassemble sa suite, Puis d'un ton rogue et fière de sa fuite: Vas, insolent, dit-elle, un jour viendra Que de ton fait ma sœur me vengera; Ma sœur nommée en tous lieux la maudite. Nous te donnons le choix pour un fétu, Dit Rinaldin; ton amour ou ta haine Nous sont tout un. Nous suivons la Vertu Que nous donna le ciel pour souveraine. Il ne nous faut que gloire; honneur et peine. Garde tes dons pour qui veut du repos: Ceux de Vertu semblent d'autant plus beaux, Qu'ils ne sont pas des fruits de ton domaine. Dame Fortune alors remonte aux cieux En se mordant les doigts de telle rage, Que les guerriers en rirent bien entr'eux. Telle est la cane au bord d'un marécage, Se débattant aux serres du faucon. Les beaux-cousins visitent la maison De la déesse, admirant les sculptures Et les tableaux avec leurs écritures. On y voyait le présent, l'avenir, Et le passé: des têtes couronnées A la charue à son gré condamnées, Et des catins faites pour se flétrir Aux mauvais lieux, s'élever jusque au trône Pour en chasser noble et chaste matrone. On y voyait les mitres, les chapeaux, Prostitués aux intrigants, aux sots. Là se voyait l'Ignorance, étalée Dans son fauteuil, buvant d'excellent vin, Tandis qu'ailleurs Vertu mourant de faim, D'un tas de sots devenait la risée. C'était partout chose comique à voir, Mais les guerriers ont autre chose en tète: De ces tableaux aucun ne les arrête; Au beau palais ils donnent le bon soir. Je n'aurais pas fait tout-à-fait de même: J'aurais fort bien négligé l'avenir Et le passé; mais j'aurais pris plaisir A regarder le siècle dix-septième: Règne du vice, ou la Vertu gémit, Apollon pleure et les Muses languissent; Le Mal-engin, le Mensonge fleurissent, Et grasse à lard l'Ignorance jouit. Ah! si j'osais ici donner carrière A mon propos. Je vous ferais pâlir: Tant vous verriez de Cacus s'établir Sur l'Aventin! c'est une fourmilière. Hercule encor viendra-t-il écraser Ces favoris de la folle déesse, Qui dans son sein les reçoit, les caresse, Et rit de voir nos troupeaux s'épuiser? Les Malandrins se font de nos lainages De bons habits, et nos pauvres pasteurs Restent tout nus parmi nos pâturages. Mais si le ciel touché de nos douleurs Veut mettre fin à tant de brigandages, Nous sauverons, riches dans nos maisons, Nos chers troupeaux et leurs douces toisons. Les deux cousins descendaient la montagne Si lestement, qu'on les eût pris fort bien Pour des fuyards, eux qui n'ont peur de rien; Ou pour deux cerfs qu'une meute accompagne. Un air moins fin rétablissait le jeu De leurs poumons, et les voilà dans peu Au pied du mont auprès de leur vieil hôte. Il jouissait de se voir côte à côte De deux guerriers de si rare valeur; Et sur le champ il leur sert avec joie Des mets grossiers, mais donnés de grand cœur. Rolandin dit: Le destin nous envoie Parmi les noirs sur les bords africains, Chercher Richard la fleur des paladins. Enseignez-nous, s'il vous plaît, une route Qui nous conduise à quelques beaux exploits; Car un seul jour oisif sous le harnois, Voilà le sort que notre cœur redoute. Lors le vieillard: Ici près dans un bois, Je sais, dit-il, qu'une femme réside Qui par caresse attire les passants, Et puis les fait égorger, la perfide, Par ses géants. Hélas! depuis dix ans J'ai vu périr aux mains de la traîtresse Mon fils chéri, l'appui de ma vieillesse. Ses traits sont beaux, ses yeux ont mille appas, Mais redoutez sa dangereuse adresse. Malheur à vous, si vous n'évitez pas L'art imposteur d'une feinte caresse! D'une Sirène elle a la douce voix; La sienne encore est plus douce et plus tendre; Le vent s'arrête, et les chantres des bois, Emerveillés, se taisent pour l'entendre. Elle sait trop l'art de donner des lois A tous les cœurs. Tout en elle intéresse, Gestes, discours; enfin c'est la déesse De la Beauté. Je crains votre jeunesse. Oh! par ma foi, s'écria Rinaldin, Le cœur me bat de finir l'aventure; Mais j'ai regret de faire du chagrin A cette belle, ou nymphe, ou créature Dont en tous lieux on pleurera la fin. Oh! pour cela y répliqua Rolandin, Rassure-toi: quelle que fut sa rage, Je ne voudrais meurtrir son beau visage. Sur ce propos ils quittent le vieillard Sans différer, et de toute vitesse S'en vont au bois, où ce soir je les laisse Pour retourner à mon ami Richard. [***] Le malheureux gémit, se donne au diable, Quand il apprend que durant son sommeil On a ravi cette fille adorable Dont il est fou. Jugez le beau réveil! Un autre ici pour peindre sa détresse Epuiserait tous les arts de la Grèce, Vous détaillant tout ce qu'un pauvre amant Peut dire et faire en si cruel moment; Mais entre amis nous allons à la bonne, Et nous contons les choses rondement, Sans qu'Hélicon ni Parnasse en ordonne. Au vrai, Richard prend la chose si mal, Que sans adieu quittant ses camarades Il perd la tête, il sort, monte à cheval, Et court les champs par bonds et galopades. Où courut-il? où fut-il s'arrêter? Demain matin vous en saurez l'histoire, Si vous daignez, mesdames, l'écouter. Et si j'en ai conservé la mémoire. CHANT XXVIII.Richard, désespéré, quitte ses compagnons et erre misérablement. Le vieux, passant par là sur son griffon, le ramène à la vie. Sa magie leur apprend ce que la sorcière a fait de Despine : transformée en ourse, sous la garde d'un cruel géant, elle est dans l'île Tristan. Richard se met aussitôt en route, guidé par le vieux.De leur côté, Rinaldin et Rolandin partent châtier une sorcière qui attire les garçons pour les tuer. Rinaldin tombe dans le piège amoureux et, nu, enchaîné, est trainé par un géant que le sage Rolandin combat et tue. Ayant assommé un lion qui courait après leurs chevaux, ils se mettent en selle et rencontrent le vieux sur son griffon, et Richard à sa suite. Ils échangent les nouvelles et tous se mettent en route pour l'ile Tristan. Affamés, ils trouvent un château entouré d'un profond fossé où un nain se goinfre en se moquant d'eux. Richard, puis le vieux et le griffon, tombent dans le fossé. Lirine qui les rejoint là, les délivre grâce à un stratagème. L'Amour agit sans savoir ce qu'il fait, Quand il agit sur notre fantaisie. On juge bien la cause par l'effet, Voyez un fou jeter à la voirie Tout ce qu'il a, son or et ses bijoux: Voyez l'amant dire à sa belle amie, Prenez, prenez; et puis avec les fous A l'hôpital il va finir sa vie. Jamais le fou ne sait bien ce qu'il veut: Et l'amoureux sait-il mieux ce qu'il peut? Au plus brûlant soleil le fou s'arrête, Comme portant tout l'hiver sur sa tête; Et l'amoureux au plein midi d'été, Pour dire un mot à sa divinité, Va se planter au coin de quelque rue, Comme un piquet, avec la tête nue. L'amant, le fou, sont souvent en fureur, Et tous deux font peu de cas de leur vie. Tous les deux sont étincelants d'ardeur, Tous deux toujours acteurs de tragédie. Le fou par fois recouvre la raison; Mais pour l'amant jamais de guérison: C'est le seul point qui les différencie. [***] Quiconque aurait rencontré Richardet, Les yeux hasards et la tête perdue, Courant partout, sans arrêter la vue Sur nul objet, l'aurait pris en effet Pour un vrai fou. La flâme et la fumée Sortent du haut de son casque brûlant: Ses hurlements que de loin on entend Semblent l'écho d'une mer irritée. Vers le Ponant il chemine, appelant A haute voix sa dame tant aimée: Et c'est en vain; lui seul il se répond, Mais ses clameurs vont réveiller au fond Des antres creux maints animaux féroces, Qui l'œil en feu s'en viennent l'assaillir. Son bon cheval sait bien les accueillir, Et brise à tous leurs mâchoires atroces Avec ses pieds qui ne sauraient faillir. Le bon Richard voyait sa fin prochaine, N'ayant mangé ni bu depuis trois jours, Et ne trouvant nulle part de secours Qui l'assistât dans cette étrange peine. Il s'abandonne et se laisse mener Par son cheval qu'il ne peut gouverner. Tandis qu'ainsi sa monture le traîne En côtoyant l'atlantique Océan, Et qu'il n'attend qu'une mort trop certaine, Paraît en l'air sur son griffon volant Ce bon vieillard le gardien de Despine, Qui fut aveugle, et qui n'en voit que mieux Par un bienfait de la sage Lirine. Il voit Richard, et fond du haut des cieux Auprès de lui. Le vieux n'est pas frivole; Il a promis à Richard son retour, Et de l'Egypte à la pointe du jour Il est parti pour lui tenir parole. Comme il était instruit à bonne école, Voyant Richard en si piteux état, Il juge bien que c'est quelque attentat Qu'aura tramé la fille d'Armodie. Il saute à terre: il embrasse Richard Qui ne donnait aucun signe de vie; Et le vieux craint d'être arrivé trop tard. Lors délaçant le heaume et la visière, Et d'un flacon qu'il porte à tout hasard Versant une eau de vertu singulière, Il la répand sur le bon paladin. Richard reprend sa force dégradée, Comme en été sous une douce ondée Roses et lys refleurissent soudain. Il voit le vieux en rouvrant la paupière, Et sa douleur n'en est que plus amère. Bon vieux, dit-il, je n'ai plus qu'à mourir: On m'a ravi ma Despine, et peut-être Des scélérats l'auront-ils fait périr. Ah! que n'est-elle en ce séjour champêtre, Où sous ta garde elle aimait à se voir! Je revivrais en reprenant l'espoir. Ah mon amie! quelles métamorphoses De doux plaisirs en funeste tourment! Seigneur, répond le vieux, ce sont là choses Que le destin conduit secrètement, Et ses décrets sont pour nous lettres closes. A quelque saint qu'on se puisse vouer, On n'y voit goutte, il le faut avouer; Mais, comme on sait, la divine sagesse Est toujours juste et fait tout pour le mieux. Rassurez-vous, seigneur: votre détresse Touche à sa fin que je lis dans les cieux. Dans vos dangers qu'on peut dire sans nombre, Sans doute un Dieu vous couvrit de son ombre, Et vous donna la victoire en tout lieu. Croyez-vous donc que ces bienfaits d'un Dieu Vous réservaient à finir votre vie Dans un désert? Loin de vous la folie De le penser! Mais laissez-moi pourvoir A découvrir ce qu'il nous faut savoir Pour vous servir. Soudain il fait paraître Un farfadet, et lui commande en maître De l'informer où Despine peut être. Mais le lutin rechignant à la loi, Va rabâchant mainte fausse nouvelle. Elle est, dit-il, sous la mer. — Mais laquelle?— Je n'en sais rien. Puis il dit: Je la croi Changée en ours; et déchirant le monde Sur les chemins. Puis encor: Je la voi Au fond d'un puits, et barbottant dans l'onde Jusqu'au menton. Le vieillard est fâché; Il met au jeu tout son pouvoir magique, Et fait si bien, que le follet explique En termes clairs ce qu'il avait caché. Elle est, dit-il, au climat de l'Afrique, Près de Congo, sur le vaste Océan, Dans un îlot qu'on appelle Tristan. Il raconta comment l'avait ravie Par trahison la fille d'Armodie, Et comme aussi Mélène sans pitié D'un ours affreux lui donna la figure. Despine perd sa blonde chevelure, Son teint vermeil; et de la tête au pié Elle fait peur, même à voir en peinture. La malheureuse en pleure outre mesure. Puis, ajoutant que l'ourse est sous la main D'un fier géant, il disparaît soudain. Jamais fiévreux, qui tandis qu'il sommeille Est tourmenté par maint fantôme vain, N'est si content de voir lorsqu'il s'éveille S'évanouir ce cortège assassin, Que Richardet apprenant que sa mie Près de Congo se trouve encore en vie. Il ne fut pas tardif à réparer Par bon potage et bon vin sa faiblesse: Cinq ou six coups bus sans désemparer, Le mirent même à deux doigts de l'ivresse. Partons, partons; quittons ces lieux déserts, Dit-il au vieux, et parcourons les mers Jusqu'à cette ile où respire ma belle Près de Congo sous sa forme nouvelle. Le bon vieillard monte sur le griffon Qui prend son vol. Richard n'est pas en reste, Et suit au trot: tant son cheval est leste! Du haut de l'air le vieux sur son faucon Montre à Richard la route qu'il faut prendre. Prions le ciel qu'il veuille les défendre Sur leur chemin de toute trahison. Ils vont gaîment sans nulle défiance; Et nous, allons trouver les deux cousins; Ces deux héros la gloire de la France, L'honneur, la fleur de tous ses paladins. [***] Ils arrivaient à ce bois où demeure Celle qui flatte, attire les passants Pour les occire; et c'était juste à l'heure Où le soleil de ses rayons naissants Vient colorer l'air, les mers et la terre. Dans les forêts ils ont peu de lumière Sous les rameaux partout s'entrelaçant; Mais par degré la clarté plus entière Guide leurs pas vers un pré fleurissant Plein de troupeaux: on n'en vit jamais tant. Dans le milieu sont jardins en arcades, Etangs et lacs, et ponts et colonnades. Là sur les eaux le cygne, le héron Vont s'étalant; et la gente chevrette, Deçà, delà, court à travers l'herbette. Mille oiselets, sur l'arbre du limon, Sur l'oranger développent leur aile: L'air retentit des chants de Philomèle, Et s'embaumant du doux parfum des fleurs, Fait respirer les suaves odeurs De nos jasmins et de celui d'Espagne, Que le muguet, le lilas accompagne, Et la jonquille, et la rose, et le lis. Les voyageurs demeurent ébahis; Et dans les sens se glisse avec mollesse Je ne sais quoi qui dément leur prouesse. Au bout du pré se trouve le palais De celle-là qui se plaît à conduire Ses amoureux à l'éternelle paix. Comment est-il? Je ne puis le décrire, Car ce serait à ne finir jamais: Voici vraiment tout ce que j'en puis dire. C'est qu'on n'a vu jamais, ni ne verra En aucun lieu, rien d'égal à cela. On peut entrer sans peine et sans mystère: Cinq portes là s'ouvrent à tous venants; Et l'on y voit donzelles, jeunes gens S'évaltonnant en diverse manière. On rit, on chante, on se lorgne: on fait mieux, On se caresse en buvant du vin vieux A pleine tasse, et faisant bonne chère. Bref, ce n'est là que plaisirs et que jeux. Rolandin dit: Gardons-nous bien, mon frère, De l'accident dont nous parlait le vieux. Je sens déjà du goût pour la sorcière, Et je n'ai pas encor vu ses beaux yeux. Allons-nous-en; je me crains en ces lieux. Vois-tu? la femme est un paquet de bourre; L'homme un charbon; le diable un ouragan. Il les accouple, entre les deux se fourre, Puis soufle, soufle, et les pousse en avant. Celui qui fuit dans l'amoureuse guerre Est le vainqueur, dit l'adage vulgaire; Et par ma foi je trouverais bien dur De trépasser dans ce désert obscur: Le tout, pour suivre une brutale envie, Au déshonneur de toute notre vie. Allons-nous-en. Souviens-toi, beau cousin, Que c'est le Christ qui montre le chemin. Rinaldin rit, et dit: Mon très cher frère, Tu parles là comme un vieux moine en chaire; Non comme un jeune et brave paladin. Moi je veux voir un peu si la fillette A bonne grâce et quelques jolis traits. Mais ne crains rien, ami, je te promets De rester froid comme un anachorète. On voit venir la dame du palais, Rolandin fuit en détournant la vue; Mais Rinaldin s'empresse et la salue: En la voyant il perd honte et vertu, Et ne sent plus dans son cœur trop ému Que l'appétit de la voir toute nue. La dame rit, le regarde et se tait; Et Rinaldin, en bon Français qu'il est, Sans hésiter la baise sur la joue. Elle recule et fait un peu la moue: Feinte pudeur vient rougir son beau front, Comme il convient. La traîtresse en sait long! Rinaldin perd tout-à-fait la cervelle, Serre en tremblant les deux mains à la belle Avec transport, et jure qu'il sera De ses beautés adorateur fidelle, Esclave, amant, tout ce qu'elle voudra. Elle sourit, et sans pudeur ni honte Elle l'entraîne au palais. Il la suit, Parlant d'amour et de ce qui s'ensuit. Va, malheureux, va recevoir ton compte Chez celle-là qui sans foi ni vertu, A l'âme noire et le cœur corrompu. Ah Rinaldin! fuis ce séjour du crime Où tu seras et captif et victime. Mais le garçon se plaint du pas trop lent De sa déesse: il voudrait que la belle Volât en l'air, et lui-même avoir l'aile D'un aquilon sans relâche souflant, Pour la pousser en un clin-d'œil chez elle. Elle résiste, et par de feints refus Elle l'amuse et l'enflamme encor plus. On les reçoit tous deux à l'arrivée, Comme au théâtre on accueille les rois. Vous savez bien que la toile est levée A leur aspect, et qu'on voit à la fois, Au doux concert des flûtes, des hautbois, Se marier une pompe éclatante. Tel, au concert des plus charmantes voix Le palais joint sa parure brillante. Durant ceci, le triste Rolandin Rodait autour de cette infâme enceinte; Tout occupé du sort de son cousin, Pour qui son cœur connaît enfin la crainte. Sais-je, dit-il, si le fer meurtrier, Le vil cordeau, tranchant déjà sa vie, N'ont pas été le prix de sa folie? Il se dispose à monter l'escalier Pour ramener soudain le prisonnier S'il est vivant, ou pour tirer vengeance De son trépas; mais du palais fatal Un fier géant, sur un char triomphal, Hors de la porte avec orgueil s'avance. Le géant tient Rinaldin enchaîné, Nu comme un ver, honteux et consterné. Ce n'étaient point génisses ni cavales Qui le traînaient: c'étaient, soumis au frein, Deux forts lions, que le bon Rolandin Croit arrêter avec leurs martingales. Mais de la griffe en guise de grapin Il en reçoit une atteinte si sure, Qu'il était mort sans sa divine armure. Il prend alors le cimeterre en main, Et des lions l'affaire est bientôt faite. Le gros géant descend de sa charette Et fait briller sa masse d'acier fin, A haute voix bravant le paladin: Puis d'une force égale à son audace, Sur le cimier il fait tomber la masse. Le coup gauchit, par miracle; sans quoi Le paladin en total désarroi A son cousin eut tenu compagnie. Mais de sa dague il transperce le flanc Du grand mâtin, qui des flots de son sang En trébuchant inonde la prairie, Meurt en hurlant de rage; et Rolandin Va sur le char détacher son cousin, Et dans ses bras le serre avec tendresse. Le malheureux, confus de sa faiblesse, Ne sait que dire, et demande pardon. Et Rolandin que la fureur possède, Court au palais qu'il croit à l'abandon. Il se trompait: sa force à qui tout cède Ne peut forcer porte, mur, ni cloison: Sa bonne épée est un faible remède. Il se retourne et joue un autre jeu: La masse en main il enfonce dans peu Toute clôture, et la porte est ouverte. Il monte: il voit chaque chambre déserte; On redoutait et la masse et l'épieu; On se cachait: mais la dame du lieu Sort d'un sallon, faite au tour, demi-nue, Et vraiment belle à mettre à mal un saint. La scélérate éplorée, éperdue, Criait merci; mais le fier Rolandin N'écoute rien, et la tête coupée Lui sert d'enseigne au bout de son épée. Plus de palais alors. Le paladin Est au milieu du bois où Rinaldin Sous les rameaux recouvre son armure; Mais le beau corps de la sorcière impure N'est nulle part. Les guerriers étonnés Se regardaient, admirant l'aventure; Mais ils sont faits à toute étrange allure, Et tous deux sont bientôt rassérénés. Rinaldin prend ses harnois de batailles, Et Rolandin à travers les broussailles Observe tout. Il voit un vaste amas Tout d'ossements humains. Il en approche, Et lit ces mots écrits sur une roche Qui tout autour bordait l'horrible tas: « C'est en ces lieux qu'ont reçu le trépas « Les amoureux de l'infâme Pornée. (Tel est le nom de le méchante fée. ) « S'ils avaient su, fuyant ce triste bois, « Se garantir d'une fatale ivresse, « Ils auraient pu, conservant leur sagesse, « De l'âge d'or suivre les douces lois. « Voilà le sort que garde la cruelle « A qui la suit, et s'amuse avec elle. » Viens, Rinaldin, s'écrie à haute voix Son beau-cousin; viens voir à quelle fête Te réservait l'abominable béte Si tu restais aux mains de son géant. Rinaldin vient, et dit en se signant: Loué soit Dieu, cousin, que ta prudence T'ait préservé de mon extravagance! Lors Rolandin: Apprends donc, mon ami, A mépriser toute telle carogne. J'en punis une à regret aujourd'hui. Mettre une femme à mort, n'est pas besogne De paladin; mais, comme celle-ci, Quand elles ont méchanceté profonde, C'est un devoir d'en délivrer le monde; Et j'ai bien fait ce que j'ai fait ici: Car on ne doit indulgence, à vrai dire, Qu'à leur faiblesse incapable de nuire. Mais au rebours, celles qui font métier De dévaster un canton tout entier, Ce sont fléaux et monstres sur la terre, A qui l'on doit une éternelle guerre. C'en est assez; suivons notre chemin, Sans plus parler de ta folle luxure. Bien obligé, repartit Rinaldin; Car si ma femme apprenait l'aventure, Elle en aurait un rude crève-cœur, Et puis, qui sait? elle serait d'humeur A se venger de moi par même injure. Comme en causant ils marchaient à pas lents, L'air retentit de longs hennissements, Et Rinaldin voit du haut d'une roche Sous les halliers, un lion qui s'approche Donnant la chasse à deux beaux destriers: Ceux-là qu'au bois ont perdus les guerriers. Tous deux à pied suaient sous leur armure, Rinaldin court, et Rolandin le suit. Ils appelaient à grands cris leur monture, En poursuivant le lion qui les fuit. Ils font si bien, que devant qu'il soit nuit Ils l'ont atteint; et tandis qu'on l'assomme, Les deux chevaux sont accourus au bruit. C'est Serpentin et Lefort qu'on les nomme, Chacun selon leur divers acabit; Et tous les deux, comme ayant de l'esprit, Viennent fêter, flatter chacun leur homme. Les deux cousins montés sur leurs coursiers Trouvaient fort doux d'épargner leurs souliers, Et devisaient à l'aise bien en selle, Quand tout-à-coup paraît au haut des cieux Un grand oiseau battant l'air de son aile; Et sur son dos est assis un bon vieux Qui par le frein le dirigeant sans peine, Comme il lui plaît à son aise le mène. Rinaldin dit: Quel est donc ce barbon Qui va par l'air chevauchant un faucon? Car il n'est pas de notre humaine espèce. Ah! quel bonheur pour moi, si par adresse Je l'enlevais du dos de son oiseau Pour m'y placer! comme alors sans bateau De l'Océan j'arpenterais la plaine! Toute la terre, en moins d'une semaine, Je la voudrais courir sur ce moineau. Comme il parlait, le grand oiseau s'approche, Un cavalier sur un beau destrier Le suit de près, comme on suivrait un coche Pour l'escorter. A l'aspect du cimier, Les deux cousins ravisent le guerrier: C'est justement celui qu'on les envoie Chercher partout avec tant de travaux; C'est Richardet. Imaginez la joie. Arrêtez-vous, magnanime héros, Lui cria-t-on: vous voyez dans ces plaines Deux bons parents, qui par monts et par vaux Vous vont cherchant à travers mille peines. Alors l'oiseau sous la main du vieillard Descend, se pose auprès d'eux; et Richard Met pied à terre. On s'aborde, on s'embrasse; Puis ils se font sans sortir de la place Mille détails. Et quand Richard apprend Que le roi Charle a péri dans son camp Par le forfait du traître de Mayence, Et que Renaud et le sire d'Anglant, Ses chers amis, ont eu la même chance, Il se lamente, il pleure à toute outrance. Lors Rinaldin, à ses pieds prosterné, Lui raconta comme au trône de France Le grand conseil l'avait prédestiné: Dont Paris fait telle réjouissance, Qu'on y croit naître une seconde fois Pour le bonheur. Ils font un mauvais choix, Reprit Richard: je suis loin de suffire A gouverner un aussi vaste empire. Mais Rolandin avec humilité: L'œuvre de tous est l'œuvre de Dieu même, Dit-il; et quand le vœu du comité Vous décerna la dignité suprême, Dieu l'inspirait. C'est en vous qu'il nous rend Le bon roi Charle, et Renaud, et Roland. Votre refus, seigneur, serait offense Au Dieu du ciel comme à l'état de France. Sur ce propos Richard s'appaise un peu. Mes chers amis, dit-il, en temps et lieu Nous traiterons entre nous cette affaire; Mais écoutez, Mélène la sorcière Dessous sa loi par noir enchantement Tient aujourd'hui celle qui m'est si chère. Et ce beau corps frappé d'un talisman Ne paraît plus qu'un tigre sanguinaire. Vous me voyez la cherchant; et j'espère La retrouver dans peu, rompre ses fers, Et l'arracher à l'horrible figure Que lui donna la magicienne impure. Si je péris victime des enfers, Souffrez, amis, que je vous recommande Ce cher objet, et je vous le demande Au nom de ceux qui vous sont les plus chers. Mais poursuivons et marchons sans remise, Déjà je vois plus d'un signe certain Du prompt succès de la noble entreprise; Car ce n'est pas un aveugle destin Qui conduisant ici ces beaux gendarmes, Fleur de la France et gloire de ses armes, Les y rassemble avec ce bon vieillard, Et cet oiseau qu'il soumet à son art. Sans plus tarder on se remet en route. La nuit venait. Ma foi, dit Rolandin, Je voudrais bien ne pas la passer toute Sous le couvert d'un chêne ou d'un sapin. Je voudrais voir quelque hôtesse proprette Qui me donnât bonne chère et bon lit. Trois jours de jeûne éveillent l'appétit: Depuis trois jours je suis à la diète. Je suis marri, frère, de ta disette, Lui répondit le sensible Richard; Mais tu vois bien qu'ici de nulle part On n'aperçoit maison ni maisonnette. Sur son griffon dépéchons le vieillard, Qui de si haut découvrira peut-être Quelque cabane où trouver de quoi paître. Aussitôt fait que dit; et le vieux part. Au bout d'une heure abaissant sa volée Il s'en revient, et dit: Si j'ai bien vu, Une forêt dans son centre brûlée Offre un logis fort bien entretenu; Mais on ne peut y pénétrer d'emblée: Un grand fossé l'entoure, un fossé d'eau, Où l'on ne voit pont, barque ni radeau. Allons, allons y dirent-ils tous ensemble; Nous passerons le fossé sans efforts. Moi, dit Richard, avec mon cheval d'amble J'en suis bien sûr; il a le diable au corps. Rinaldin dit: Nous avons confiance De le sauter à pieds joints sans façon: J'ai fait cent fois pareille expérience; On me croyait des ailes au talon. Ils vont grand train; l'ardeur qui les enflâme Les fait bientôt arriver au donjon. Le mur est bas et le fossé profond, Et dans l'enceinte on ne voit pas une âme. Un gros courtaut vient à paraître enfin, Nonchalamment assis sur la muraille Les pieds balants: avec une futaille A ses côtés, et le verre à la main Buvant razade à chaque paladin. Grand bien te fasse, ami, dit Rinaldin: Mais fais-nous part un peu de ta gogaille, Je boirais bien un bon coup de ton vin. Nenni ma foi, répond le gros coquin, J'aime à nourrir les chiens, je leur fais fête, Mais les passants, c'est pour les tenir loin Que j'ai creusé ces fossés avec soin. Lors Rolandin; Attends, vilaine béte, Tu vas payer de ton énorme tête Ton insolence et tes lâches propos. Le nain ricanne, et réplique en deux mots: Adieu, bon soir, messieurs; car voici l'heure De mon souper; et rentre en sa demeure. Richard s'indigne; il pique son cheval Qui marche à faux et trébuche au canal. Par grand miracle aucun ne se fracasse Dans cette chute; et l'honnête vieillard, Tendre et fidèle ami du bon Richard, Veut à tout prix le tirer de la nasse. Sur son faucon il y descend tout droit; Mais du fossé le fond est trop étroit Pour que l'oiseau puisse y jouer de l'aile; Les voilà pris tous deux dans la tonnelle* [au piège], Les deux cousins larmoyant bel et bien, Disaient au vieux: N'est-il point de manière Pour vous tirer de cette souricière? Le vieux répond: Mon art ne m'en dit rien. Survient alors le gros nain qui les guette Du haut des murs; il riait aux éclats De leur détresse. Il a dans sa pochette Force cailloux, qu'il lance à tour de bras Au bon Richard, serré dans la cunette* [canal] Auprès du vieux; et puis quand il est las, Il se remet à vider sa tinette, Criant: Je trinque à toi, pauvre guerrier Qui dans mes fers t'en viens à l'aveuglette! Et puis après: A toi, vieux gargottier Tombé du ciel pour peupler mon vivier! Richard se tait; le bon vieux fait de même. Les deux cousins cherchent quelque moyen Pour les tirer de ce péril extrême: Force et courage, hélas! n'y peuvent rien. Le bon Richard enfin rompt le silence: Mes chers amis, allez, dit-il, en France Si vous m'aimez, et dites-y comment Je suis cloué dans cette fondrière, Mais commencez par l'île de Tristan, Pour délivrer la beauté qui m'est chère. Le petit nain jetant pierre sur pierre A Richardet, l'allait presque assommant. Lors Rolandin dit à son camarade: Mon beau-cousin, allons battre l'estrade Pour nos amis; cherchons quelque instrument Qui leur fournisse un moyen d'escapade. Ne vois-tu pas quels fruits on cueille ici? Partons soudain, mais par diverse route, De tout côté nous trouverons sans doute Tigres, lions et panthères aussi; Faute de mieux, découpant en lanière Leurs fortes peaux, nous en ferons, mon frère, Un bon cordage avec quoi, Dieu merci, Nous tirerons nos compagnons d'affaire. Aussitôt fait que dit. Ils vont ainsi Courir le bois: l'un galoppe au midi, L'autre au ponent. Rinaldin est en quête Du grand lion dont il brisa la tête. Rolandin cherche, et ne voit rien du tout. Ils ont percé le bois de bout en bout Quand Rinaldin s'arrête au pied d'un tremble Pour écouter gens qui causaient ensemble. Il court aux voix; il aperçoit Maugis, Et puis Lirine avec le roi son père Qu'il reconnaît à sa devise altière. Venez, venez, dit-il, mes chers amis, Venez sauver la gloire de la France, Prête à s'éteindre avec le bon Richard, Ou le venger, s'il est déjà trop tard Pour opérer sa juste délivrance. Il est gissant dans un fossé profond, Avec un vieux qui vole par le monde Bien à son aise assis sur un faucon. Près des fossés un animal immonde, Un nain trapu, les nargue en leur prison, A tout moment leur jetant quelque pierre. Richard tomba dans la fatale ornière Qu'il espérait sauter; et le vieillard Y descendit pour en tirer Richard Notre bon roi. Voyez s'il est possible De le sauver; mettez-y tout votre art: Comme pour lui, c'est pour nous chose horrible Que sa prison dans le fond d'un puisart. Lirine alors regarde dans son livre, Y voit la fosse, et le mur où s'enivre En ricannant le monstre gras à lard. Elle reprend soudain l'air d'assurance: Allons, dit-elle, au fatal réservoir, Mais le gros nain a beaucoup de pouvoir: Il ne faut pas aller lui faire offense De but en blanc, et le contrecarrer. J'espère bien par subtile finesse Dans son fossé lui-même l'empêtrer, Et tout d'un temps alors en retirer Les deux captifs; mais en usant d'adresse. Il est ivrogne; et pour avoir du vin, Il ne se sert que d'une villageoise Qui sans manquer lui porte un baril plein De deux jours l'un. Quand il voit la grivoise, Sur le canal il lui jette un ponton Large à peu près comme un gros aviron: Sans hésiter elle y passe seulette Si lestement, qu'elle a l'air d'un oiseau. Tout aussitôt qu'elle a traversé l'eau, Le gros coquin retire sa planchette, Et n'allez, pas croire qu'il la remette Avant de voir la fin de son tonneau. C'est un joyau vraiment que la donzelle: Beaux yeux, beau teint; mais qui s'y fie, a tort. Le nain l'adore; il la suit, il l'appelle Avec amour sa vie et son trésor. Un peu par crainte, et plus par avarice, Elle en a fait son époux sans façon, Tandis qu'elle a par amoureux caprice Le cœur épris d'un beau jeune garçon. Le gros ivrogne en a quelque soupçon; Il les sépare, et s'assurant du drôle Il le retient enfermé dans sa geôle. Le petit homme est négromant foncé; Malheur à nous pour peu qu'il s'en défie: En un clin d'œil il comble son fossé Pour enterrer nos amis tout en vie. Moi je voudrais, si vous le trouvez bon, M'en aller seule au bord de la marée Où passera la bourgeoise madrée. Je lui ferai retrouver le garçon Qu'elle aime tant, et vous allez voir comme; Voici mon plan. Sitôt qu'elle aura vu A son souper le vilain petit homme Balbutier après avoir trop bu, Bailler, s'étendre et commencer le somme, Qu'elle ait le soin d'allumer un fanal En remettant le pont sur le canal: Par art magique il est chose légère: C'en est assez; le reste est mon affaire. Approchez-vous d'abord tout doucement, Mais bien cachés; puis venez promptement Quand vous verrez le signal. Cette idée Me paraît bonne; et j'ai le doux espoir Qu'à son succès le ciel voudra pourvoir. Mais il est temps que j'aille à la marée. Ils restent tous au bois. Lirine part, Fait plus d'un mille; et puis elle s'arrête Sous un bel arbre indiqué par son art. Il est tout rouge: on n'en voit nulle part Qui lui ressemble. Alors sans nul retard, La villageoise un baril sur la tête Vient lestement, et d'un air si gaillard, Qu'on la croirait marchant à quelque fête. La fée alors par son nom la nommant Lui dit ces mots: Dieu te gard', Serpelline! Celle-ci tremble et pâlit un moment; Puis se ranime en regardant Lirine Qui lui parait une essence divine. Elle se jette à ses pieds, l'adorant Comme on adore au temple une déesse. Je viens ici, lui dit l'enchanteresse, Pour ton bonheur. J'ai suivi ta jeunesse Dès ton berceau; car je n'ignore rien. Ouvre ton cœur, bel enfant, et convien Que j'en ai su pénétrer le mystère; Fais-en l'aveu: car je te crois sincère. Depuis trois mois l'hymen unit ton sort Au vilain nain, qui par l'appât de l'or Et des bijoux séduisant ta jeunesse, A séparé de toi le beau Lindor Ton tendre amant, ton seul et vrai trésor, Que le jaloux qui connaît ta tendresse Tient à la chaîne, épuisé, presque mort. Ta bouche rit? ton cœur est en détresse? Tu crains, ma fille, et ce n'est pas à tort, De ton mari la puissance et l'adresse. Mais si tu veux, sans effort, sans émoi, Tu tireras ton amant de la gêne; J'en ai la force, et tu l'auras de moi. Assez et trop il a souffert pour toi; Il est bien temps de terminer sa peine. La bouche ouverte et joignant les deux mains, La villageoise écoutait ce langage, Comme un aveugle écoute des voisins Autour de lui criant, faisant tapage. Lirine ajoute: Enfin reçois encor Un pronostic qui doit plaire à ton âge; L'odieux nain ne fera plus d'outrage A tes appas; je te promets sa mort. A ce discours Serpelline d'abord Prend l'air riant; mais non sans quelque crainte Que son jaloux, grand maître en toute feinte, N'ait trop bien su par son art emprunter Forme femelle en venant la tenter. Elle a raison. Sage est qui se défie Quand il s'agit de l'honneur, de la vie, Ou d'autre objet d'importante valeur. Lirine dit: La peur te rend muette; Mais, mon enfant, ta ruine complette Eût déjà dû suivre une juste peur: Car je sais tout; je lis dans ta pensée. Tu voudrais bien, et tu n'as pas grand tort, De ce gros nain être débarrassée Ce matin même, et caresser Lindor. A ces doux mots Serpelline se fie; Elle soupire, et dit: Ordonnez-moi Ce qu'il vous plaît, vous serez obéie; Je suis à vous, et mets de bonne foi Entre vos mains mon amour et ma vie. Tout bas alors Lirine lui fait part De tout son plan, et Serpelline part. En arrivant au bord de la tranchée Elle sifla. Le nain vient au balcon, La voit, l'appelle, et lui jetant le pont La fait passer. Il a l'âme empêchée Entre l'amour et l'appétit glouton. L'un lui dit Bois; et l'autre lui dit, Baise. Serpelline, qui n'était pas niaise, De son baril fait sauter le bondon. Un doux parfum s'exhale à l'environ, Et le gros nain qui ne se sent pas d'aise, Entre ses mains élevant le flacon: A toi, dit-il, à toi, ma Serpelline! Il boit; le vin coule sur son menton, Et va bientôt inonder sa poitrine. Sa bouche enfin ne sert plus de bouchon, Mais dans ses mains il conserve la tonne. D'amour alors le puissant aiguillon Vient le piquer; et fixant sa friponne: C'est, lui dit-il, œuvre de vrai cochon De négliger si gentille personne Pour godailler. Je t'en requiers pardon, Quoique mon fait ne le mérite guère. Mais je prétends jeter à la rivière Ce gros baril: Je voudrais qu'il fût plein, Et désormais je ne veux plus de vin. Nenni, nenni, repart la mijaurée; Garde-t-en bien, mon cher ami: je veux Qu'à mon premier retour de la marée Nous en vidions une cuve à nous deux. L'eau, mon ami, triste boisson des gueux, N'est pas pour toi, dont la richesse immense De tous les rois surpasse l'opulence. Mon cœur jouit, ami, quand je te voi Boire à longs traits, noyant dans la bouteille Le ver rongeur des soucis de la veille. Tu prends alors certain je ne sais quoi, Certain attrait, dont la douce merveille Porte à mes sens une aise sans pareille. Ah! quel bonheur de t'entendre conter Tes beaux exploits, tes hautes entreprises, Monstres divers que ton bras sut domter, Jeunes beautés en liberté remises, Tyrans vaincus et provinces conquises! Oui, cher ami, le cœur bat dans mon sein A ces récits, et je chéris la peine De t'apporter de si loin ce bon vin. A ce propos le gros porc se démène En tressaillant de joie, et se remet A son baril qu'il vide d'un seul trait. Sa tête fume; il baragouine, il bâille, Et, sans songer à rentrer au château, S'étend et ronfle au pied de la muraille. La villageoise alors ne fait qu'un saut Jusqu'au palais. Elle allume un flambeau, Saisit le pont, le jette en diligence Sur les fossés, et Lirine s'avance. Ses compagnons qui la guettaient de loin Ne tardent pas à la suivre. Elle a soin De passer l'eau sans bruit; elle s'approche Du gros dormeur, et fouillant dans sa poche Lui prend sa clef, son livre et ses papiers, Court au palais, monte les escaliers, Cherche partout, et s'empare avec joie Dans un recoin, d'une échelle de soie D'une longueur propre à descendre au fond De ce fossé si large et si profond, Où les captifs à la douleur en proie Sont attendant que le ciel leur envoie Quelque secours; et le ciel les entend. Lirine va délivrer à l'instant Le beau Lindor, le rendre à Serpelline; Puis d'un gros cable avec soin garottant Le nain qui dort, le jette à la piscine. Il ne cessa jamais de sommeiller, Et s'abima sans pouvoir s'éveiller. Puis elle attache au mur la grande échelle, Et la descend jusqu'au fond des fossés. On vit alors vraiment chose nouvelle; Et bien des gens ne croiront pas assez Qu'un grand cheval monte avec quatre piés Des échelons de soie ou filoselle. Mais songez donc que ces fins échelons Etaient tissus de la main des démons; Vous cesserez bientôt d'avoir du doute. C'est Richardet qui grimpe le premier, Puis le bon vieux, et puis le beau coursier A petits pas; et par la même route, Le grand oiseau. Chacun arrive sain; Frais et dispos; mais tous mouraient de faim, Hors le cheval qui vit d'air. Serpelline Et son Lindor leur apportent du vin, Avec un pain fait de fleur de farine. En ce moment, et Maugis, et Lirine, Et le roi cafre, et le beau Rinaldin, S'allaient donnant tant et tant d'accolades, Qu'on voit au ciel cent fois moins de pléiades; Et pour surcroît de bonheur, Rolandin S'en vient les joindre. Il avait l'air chagrin En arrivant; mais bientôt l'allégresse De ses amis, dissipe sa tristesse. La fée a lu que les papiers du nain Ont des enfers reçu telle nature, Qu'ils l'enverront par le plus court chemin Droit chez Satan en piteuse posture. Elle lança dans le canal profond Tout le paquet qui tomba jusqu'au fond. Dès qu'il l'atteint la terre se referme, Et du gros nain comprimant l'épiderme Son ventre éclate, et fait en s'éclatant Un bruit si fort, que quiconque l'entend Est étourdi. Bon, cria Serpelline: Plus d'opium; et mon petit mari, De tout sommeil, de tout mal est guéri. Puis à Lindor en manière badine: Voici, dit-elle, une veuve en grand deuil. Oui, dit Lindor, mais en moins d'un clin d'œil Habit de noce en va prendre la place. Il disait vrai; le beau couple s'embrasse, On les marie, on fête sans retard Leur doux hymen. Alors le bon Richard Leur dit ces mots: Vous me voyez en quête De ce que j'aime; et c'est l'objet charmant Que sous la peau d'une effroyable béte Une sorcière en l'île de Tristan Tient transformé: c'est là que je m'apprête A la chercher. Faites-moi l'amitié De vous y rendre avec moi par pitié. Lindor reprit: Nous vous suivrons sans doute Avec amour; et je sais une route Qui vous pourra faire voir à gogo Dans quatre jours la ville de Congo. Allons, allons, dit Richard avec joie, Par le plus court. Ils se mettent en voie Le jour suivant. Laissons-les en chemin! Allons à l'île où Despine est la proie Du désespoir, hurlant soir et matin, Et demandant la mort pour toute grâce. Mais laissez-moi prendre jusqu'à demain Quelque repos; car ma Muse est trop lasse. CHANT XXIX.Arrivés à l'île Tristan, Lirine explique à Richard ce qu'il doit faire. La tigresse l'attaque. Les Paladins tuent le géant qui la garde et aussitôt la tigresse câline Richard. Lirine puise de l'eau magique au fond d'une grotte, en arrose Despine qui reprend forme humaine et tombe dans les bras de Richard. La sorcière Mélène, furieuse, met le feu à leur bateau et à toute l'île mais le vieux, sur le griffon, va en chercher un autre.Apparaît dans l'eau une demoiselle nue entourée de monstres marins. Elle appelle au secours. On la sort de l'eau. Les monstres la poursuivent. On en tue. Les autres abandonnent. Elle raconte son histoire, comment, alors qu'elle allait se marier, un roi de la mer l'a voulue ; comment, après son refus, il est mort de dépit ; comment sa mère s'est vengée en la condamnant à errer par les flots sous la surveillance de Protée qui détruit ceux qui viennent à son aide. Ils embarquent et arrivent en France. Qui vous peindrait Despine en sa détresse, Avec la forme et l'air d'une tigresse? Elle demande aux dieux un prompt trépas, Et vers la mer elle porte ses pas Pour y finir sa vie ou son supplice. Despine y court, et, malgré le géant, Croit y trouver quelque moment propice Pour terminer sa peine en s'abimant. La malheureuse est bientôt sur la plage, La mer est calme; elle y voit son image: Elle se voit, et reculant d'horreur Court s'enfoncer dans les bois, où son cœur Plein de Richard sent croître sa misère. Elle gémit, sanglotte, et désespère De le revoir dans ce lieu de douleur Qu'elle parcourt en béte sanguinaire. Elle voudrait l'appeler; ses accents, Ses cris ne sont que des rugissements. On les entend trop bien. Une autre béte, Un léopard s'en vient lui faire fête; Et renfermant ses grands ongles crochus Par qui taureaux sont si bien décousus, L'invite au jeu, doucement la mordille Avec ses dents. La malheureuse fille Reste immobile en gémissant tout bas: Elle aimerait cent fois mieux le trépas. Le jeu fini, voilà que le jour baisse; Et le géant qui craint que la tigresse Pendant la nuit ne prenne son essor, L'attache au cou par une chaîne d'or, Et dans la tour à sa suite l'entraîne. Despine était dans cette horrible gêne; Et, cependant Richard son tendre amant Passait les mers, à l'aide d'un bon vent Qui de sa nef ne quittait pas la poupe. Avec Lirine il a dans sa chaloupe Ses deux cousins, et Maugis, et le vieux Dont le grand âge a blanchi les cheveux. Tout juste à l'île ils viennent prendre terre Dans ce moment qui n'est ni jour ni nuit, Quand les objets qu'effleure la lumière Tiennent encore à l'ombre qui s'enfuit. En descendant Lirine les instruit De ce qu'exige en ce lieu l'entreprise. Pour y servir, mon art n'est plus de mise, Dit-elle alors à Richard: la valeur, La valeur seule et le bras d'un vainqueur Pourront ici te rendre ton amie; Mais il y faut tout l'effort d'un grand cœur. Tu vas la voir; c'est un tigre en furie, La pauvre fille, hélas, sans le savoir, Triste jouet d'un magique pouvoir, Va t'assaillir pour t'arracher la vie. Il te faudra combattre en même temps Un fier géant de force singulière. Si tu l'abats, Richard, comme j'espère, La béte alors cachant griffes et dents Viendra lécher tes pieds avec tendresse, Et de son cœur suivra les mouvements, Mais sans quitter sa forme de tigresse. Le difficile est de l'en dépouiller; Et ce sera le fort de l'aventure. Il faut pouvoir puiser d'une onde pure Que dans un antre antique on voit couler. L'antre est profond; j'ignore sa mesure; Mais je le sais d'épines entouré. Quand on aura lavé la créature Avec cette eau, tout sera réparé. J'espère tout de la bonté divine, Reprit Richard. Allons, chère Lirine, Faites-moi voir la tigresse à l'instant, Et son gardien. Il dit, et s'achemine Par la forêt. C'était précisément Quand du donjon la grande porte s'ouvre. Il voit venir Despine et le géant, Sortant tous deux du détestable louvre. Elle rugit à l'aspect de Richard, Et contre lui s'élance comme un dard. Le fier géant levant sa lourde masse, Tout droit de front l'attaque, et d'autre part, Au dos, en flanc, la béte le tracasse. Quand Rinaldin qui se sent attendrir: C'est trop, dit-il; l'un ou l'autre terrasse Le grand Richard. Le verrai-je périr? Soudain du tigre il empoigne la queue: Il le voudrait éloigner d'une lieue, Mais il s'abstient de toucher l'animal Avec son fer: les traits de la Mort même Sont d'un effet moins sûr et moins fatal. Rolandin vient; il est armé de même, Et ne craint rien: il goûte le système, Et dans la lutte il sert bien son cousin. La béte est forte et les couche au terrain L'un après l'autre, et de la dent travaille Sur tous les deux, mais n'y fait rien qui vaille. Tandis, Richard qui n'est pas endormi Cherche à frapper de mort son ennemi. Et celui-ci s'escrimant de la masse, Ne s'en veut plus tenir à la menace. Mais Richardet voltige autour de lui, Et son coursier tout au mieux le seconde, Car ce cheval a tout l'esprit du monde. Enfin Richard atteint le monstre au flanc, Et le lui perce à travers sa tunique: Rare tissu d'un gros cuir de serpent, Le plus épais qu'on put voir en Afrique. Le coup mortel pénètre jusqu'au cœur, Le géant tombe: il mugit de douleur: Ses hurlements font trembler le rivage. Bientôt il perd sa force par degrés; Le voilà mort. Le tigre perd sa rage, Et de Richard s'en vient lécher les piés Avec amour. Elle voulait lui dire, Je suis Despine; elle ne le peut pas. Richard lui dit: Dieu m'a daigné conduire Auprès de toi, bientôt tu reprendras Par sa bonté tes membres délicats, Tes yeux charmants, ta chevelure blonde. J'aurais été courir au bout du monde Pour t'y trouver. Chère Despine, hélas! Je n'ai sans toi que misère profonde. Tendres amants! que je me sens toucher En me peignant votre mésaventure! L'un voit sa belle avec telle figure, Qu'il n'oserait seulement y toucher Du bout du doigt; et d'autre part la belle En se montrant craint de l'effaroucher, De l'éloigner, de le détacher d'elle. Tous deux pourtant brûlent de s'approcher, Et leur martyre en accroît de plus belle. Lirine entrait à la tour, et déjà Elle voyait lié sous un grillage Un grand corbeau. Qu'est-ce donc que cela? Se disait-elle; et du même treillage Pendait un seau d'or pur, ou de vermeil Qui répandait un éclat sans pareil. Elle imagine alors d'en faire usage Pour puiser l'eau de la grotte sauvage. Elle détache aussitôt le corbeau; Puis elle dit en s'emparant du seau: Amis, allons à la caverne antique, Le réservoir de cette onde magique. Et toi, dit-elle au tigre, avant demain Nous te verrons redevenir Despine. Sur ce propos la troupe entre au chemin Rude et pierreux qui mène au souterrain. En arrivant la savante Lirine, Passant le vase au bec de son corbeau, Les fait tomber tous deux dans l'ouverture De la caverne. Elle est vaste; et l'oiseau, Pour arriver en tournant jusqu'à l'eau, Va déployant toute son envergure: Il s'épuisait à ce travail nouveau. Tandis, Lirine arrangeait un rideau De fin coton pour couvrir la tigresse A point nommé; quand un Satyre affreux Vient, et l'emporte avec tant de vitesse Que Richardet est ma foi bien heureux De se trouver en selle, et d'être en passe De le poursuivre avec quelque succès. Rinaldin court après de bonne grâce Avec le Scric. Les autres sont auprès De la caverne où pend la grande tasse. Le vieux Satyre est plus vite qu'un daim, Et voit pourtant que Richardet l'atteint. Il laisse aller la tigresse: il s'arrête Etourdiment; et de son arbalète Décoche un trait, blesse le paladin. Le monstre rit et célèbre la fête De son triomphe en faisant un grand bond Il en fait un, mais non pas un second; Richard survient et lui coupe la tète. Le bon Richard descend de son coursier Le cou percé de la flèche traîtresse. Il en souffrait; et la tendre tigresse Eût bien voulu délacer son cimier Pour étancher, pour panser la blessure. Le coup était léger par aventure: Le Scric accourt, désarme le guerrier, Et se prépare à commencer la cure. Durant ceci le fidelle corbeau A rapporté le vase d'or plein d'eau; Et quand la fée eut r'attaché l'oiseau, En toute hâte on va suivre la piste De Richardet. On le trouva bien triste Et bien souffrant, sur le sable couché. Mais ce n'est rien, et par vertu divine Tout aussitôt que la bonne Lirine De certaine herbe avec art l'a touché, Il est guéri. Puis, étendant le voile Sur la tigresse, elle imbibe la toile De l'eau du puits froide comme un glaçon. Ce fut un bain des pieds jusqu'à la tète, Comme il fallait; et sans autre façon Le poil, les dents, les griffes de la bête, Tout disparut: c'est Despine vraiment Qui se fait voir à son fidèle amant. En feuilletant mainte et mainte aventure, Je ne saurais trouver rien d'approchant, Et je me mets en vain à la torture Pour vous tracer le tableau si touchant Du doux émoi, de l'allégresse pure Des spectateurs de cet événement. Mais qui peindrait l'extase, le délire De deux amants si purs et si parfaits? La bouche ouverte ils restent sans rien dire; Leur vue est fixe à contempler leurs traits. Despine enfin tour à tour pâlissante, Et tour à tour confuse et rougissante, Dit en tremblant: Richard! je te revoi; Mon cher Richard! c'en est assez pour moi. De ton amour ce que le mien désire, C'est qu'à ton Dieu tu veuilles me conduire: Il est le mien; Je l'adore, j'y croi, Et j'ai l'espoir qu'après ma dernière heure Il m'ouvrira la céleste demeure Où qui le sert peut seul avoir des droits. A ce discours de la beauté qu'il aime Le bon Richard pleure comme un enfant, Court à Despine, et dit en l'embrassant: Je te promets aujourd'hui le baptême. Lirine alors de son porte-manteau Tire un habit de belle papeline* [sorte d'étoffe], Tout battant neuf; et puis baisant Despine Va l'habiller sous l'abri d'un ormeau, Puis la ramène avec sa manteline. En même temps le roi cafre et Lirine Veulent tous deux qu'on les baptise aussi. Le bon Richard dans une sainte extase Adresse à Dieu son pieux grand merci; Et quand il veut mettre la main au vase Le ciel s'entr'ouvre, il en tombe un rayon D'une éclatante et divine lumière, Qui se répand sur l'île toute entière. A la faveur du brillant échelon, Il voit descendre, amenés par saint Pierre, Charles, Renaud et Roland jusqu'à terre. Ils ne portaient ni lance ni cimier, Mais bien couronne et branches de palmier. Ils célébraient par des hymnes de joie Le roi du ciel. Et puis l'apôtre dit: Soyez chrétiens; c'est Dieu qui nous envoie Pour vous laver de tout ancien délit. Tout aussitôt le roi cafre et les belles Sont baptisés; l'apôtre les bénit; Puis il remonte aux voûtes éternelles, Emmenant Charle et Renaud et Roland, Qui tous les trois adressent en partant Un regard tendre à chaque néophite; Et ce regard allume un feu divin Dans tous les cœurs. Mélène se dépite, Se tord les bras et s'arrache le crin: Elle ne sait que faire; puis enfin, Pour enlever tout espoir de la fuite A ses captifs, elle va de sa main Incendier y brûler leur brigantin Et la forêt; puis, montant tout de suite Sur un dragon, s'envole en enrageant Jusqu'en Egypte; et là ne va songeant Qu'à tourmenter ce bon Richard, l'élite Des paladins. La flamme cependant S'étend partout dans l'île de Tristan, Consume tout; et l'on juge sans peine Que c'est le fruit des fureurs de Mélène. Mais le vieillard monté sur son faucon Vole à Congo dans la même soirée. Une galère était à la marée; Il s'en empare: il y met à foison Bon pain, bon vin, et mainte autre denrée. La nef voguait à force d'aviron, Et ne craignait tempête ni bonace. Or vous saurez que la noire bagasse, Autrement dit Mélène (entendons-nous) Mettait les flots tout sens-dessus-dessous. Le feu s'éteint; les deux jeunes époux Vont en causant descendre à la marine; Et Richardet raconte à sa Despine Comment elle est nommée au gré de tous Reine de France. A quoi répond la belle: Trône et trésors pour moi sont bagatelle; Vivre avec toi, Richard, c'est tout pour moi. Le bon vieux Scric suivait, se tenant coi, Triste et pensif; puis rompant le silence: Mes chers enfants, dit-il la larme à l'œil, Je sors enfin, grâce à la providence, D'un triste état dont j'ai mené grand deuil. Un songe obscur qui reste en ma mémoire Me tourmentait, m' allait mettre au cercueil: Il s'éclaircit; le songe est votre histoire. Il leur raconte alors par le menu Comme il voyait sa fille transformée, Et puis Richard à l'île parvenu; Et comme aussi la belle tant aimée Devait reprendre et sa forme et sa peau, A la faveur de quelques verres d'eau; Finalement, comme sur cette grève Tout s'est passé conformément au rêve. Causant ainsi les voilà sur le bord De la marée. On s'arrête; et d'abord On voit sortir en pleurs du sein de l'onde Une beauté s'égratignant bien fort, Et s'arrachant sa chevelure blonde. Despine dit: D'où vous vient ce transport, Ma belle enfant? Hélas! je suis, dit-elle, Sans nul espoir du moindre réconfort. Depuis trois ans par une loi cruelle Je suis contrainte à vivre dans les mers, Triste jouet de cent monstres divers. A m'entourer ils s'acharnent sans cesse; Et d'une nef si j'ose m'approcher Tendant les bras en signe de détresse, Malheur à ceux qui voudraient m'arracher A mes tyrans. Ils s'élancent en foule, Et plus puissants que la plus forte houle, De toutes parts effondrent le bateau. A cet aspect j'ai vu pâlir de crainte Les mariniers; et, l'horrible troupeau Pour les meurtrir s'élevant à fleur d'eau, J'ai vu la mer de leur sang toute teinte. Le cœur m'en saigne; et pour sauver mes jours Je ne veux plus implorer de secours. Comme elle parle encore, on voit les bêtes Insolemment montrer leurs grosses têtes. Ma belle enfant, dit Richard, croyez-vous Que vainement notre pitié travaille A vous servir? fiez-vous mieux à nous. Vos vils gardiens ne sont que poissonnaille; N'ayez pas peur: nos sabres, nos épieux Vous sauront bien sauver en dépit d'eux. Puis, s'adressant à sa chère Despine: Retirez-vous, dit-il, avec Lirine, Et gardons-nous qu'un de ces animaux Ne vous assaille en s'élançant des flots. Mais cette enfant rougit de se voir nue, Et par pudeur n'ose approcher des bords, Qu'elle ait de quoi bien couvrir son beau corps. Pour l'enhardir et hâter sa venue, Lirine alors lui jette dans la mer Un ample drap tissu de rouge et vert, Dont s'enveloppe aussitôt la fillette En le baisant; et dès que la pauvrette A bien couvert ses membres et son sein Plus blancs qu'ivoire, et que lis ou jasmin, Sa modestie est enfin satisfaite, Et d'un pas leste elle vole au terrain. Les bons guerriers leurs lances à la main Lui font rempart; et bientôt sur la rive On voit sauter monstres si grands, si gros, Qu'à peine l'onde atteignait à leur dos. Tous enragés de voir la fugitive Leur échapper, ils font craquer leurs dents Avec un bruit, avec des hurlements Dont retentit au loin la Cafrerie. Mais qui peindrait l'audace, la furie, L'agilité, l'effort des loups marins? D'un même saut ils s'élancent à terre, Où les uns vont heurter les paladins Sans redouter lance ni cimeterre; Les autres vont croisant tous les chemins Pour attraper, déchirer la pucelle Qui s'enfuyait invoquant tous les dieux. Déjà Richard et ses deux beaux neveux Ont fait des loups déconfiture telle, Qu'on aurait dit, Il ne s'en verra plus; Mais à tout coup il en vient de plus belle. Les paladins, ennuyés et recrus Du chamaillis, montent sur la colline Sans faire état du troupeau qui les suit. Sa marche est lente et ne fait qu'un vain bruit. Ils peuvent bien sortir de la marine Ces chiens de mer; mais ils vont pas à pas Avec deux mains ou deux pieds courts et plats; Et ce qu'ils ont dans la grande piscine De force énorme, à terre ils ne l'ont pas: Les guerriers sont au haut de la colline, Que les mâtins rampent encore au bas. Sur le sommet s'élève la fabrique D'un beau palais: c'est une œuvre magique Du bon Maugis; et de ce lieu charmant Les trois beautés chantant la chansonnette, Aux trois guerriers viennent s'offrir gaîment. Despine seule a l'air d'être inquiète, Et conservant un reste de tourment, Songe au danger qu'a couru son amant. Traversant l'air sur son oiseau docile Le vieux arrive, et leur conte comment C'est à la mer un tel déchaînement, Qu'il n'aurait pu leur amener à l'ile La nef qu'il fut à Congo leur chercher. Il l'a conduite en manière subtile, Par longs détours, jusques sous un rocher Placé si loin, que malgré leur furie Monstres marins n'en pourront approcher. Sur ce propos toute la compagnie Fut au palais, où chacun s'empressa De faire fête à la nouvelle amie: Puis tous ensemble à table on se plaça; Et là chacun poliment la pressa De raconter son étrange aventure. En rougissant la pauvre créature Couvre son front avec sa blanche main: Un long soupir s'échappe de son sein; Puis elle dit: Si telle est votre envie, Vous entendrez l'histoire de ma vie. Je vous dois tout, le jour, la liberté; Je ne vois plus ces monstres sanguinaires Garants trop surs de ma captivité: Je répandrais des larmes trop amères, Un seul instant si j'avais résisté Au moindre vœu de mes dieux tutélaires. [***] C'est en Ecosse où j'ai reçu le jour, Dans Aberden, qu'on nomme la déesse Et du rivage et des mers d'alentour. Permettez-moi de taire ma noblesse; On est plus libre en cachant ce qu'on est: Contentez-vous d'un seul mot, s'il vous plaît. Mon sang est pur, mon origine ancienne; Et sans débat l'Ecosse reconnaît Qu'il en est peu d'égales à la mienne. J'ai ma maison assise à cet endroit Où l'Océan dans ses ondes reçoit Un large fleuve; et toute la journée, Surtout à l'heure où le soleil couchant Donne aux objets un coloris touchant, D'un grand balcon donnant sur la marée Je contemplais le spectacle attachant Des cieux, du fleuve, et du pré verdoyant. Il arriva qu'un grand seigneur d'Irlande, Et sans mentir c'était le fils du roi, Voulut s'unir en mariage à moi. Bientôt mon père en reçut la demande Par députés chargés de beaux présents: Mon père aussi les renvoya contents Au jeune prince; et moi-même pour gage D'un pur amour, je lui donnai par eux Un bracelet tissu de mes cheveux. Il vint alors presser le mariage Dans Aberden. Nous nous aimions tous deux De telle ardeur, qu'entre nous le langage Ne servait plus; les soupirs parlaient mieux. Vous qui du sort ne craignez plus l'outrage, Tendres amants, que vous êtes heureux! (Disant ces mots, elle fixait les yeux Sur Richardet, en forme de présage.) Nous approchions du joli mois de mai: Et c'était là l'époque à point nommé Où j'allais suivre à l'irlandaise plage Mon cher époux. Mais voyez quel destin ! Laissant flotter ma chevelure blonde Au gré des vents, je vois sortir de l'onde Un gros poisson portant visage humain. Il me regarde, il me fixe, il me nomme, Louant mes traits, mes cheveux et mon teint. Je voulais fuir à l'aspect d'un tel homme; La peur m'arrête et me cloue au terrain. Lui tout en pleurs me dit: Pourquoi, la belle, Voulez-vous fuir un amant si fidelle? Vous ignorez à qui votre mépris Va sans faillir donner la mort. Je suis Le fils du dieu que l'océan révère; Il y peut tout : ce qu'il peut, je le puis. Je suis mortel, ayant eu pour mère Une mortelle illustre comme vous. Son pouvoir est sans bornes parmi nous; Les flots, les vents, elle commande à tous. Ah! suivez-moi : cessez d'être cruelle Au tendre amant qui vous donne aujourd'hui Tous les trésors de la mer avec lui: Ceux de la terre auprès sont bagatelle. Me fuirez-vous comme on fuirait un ours ? N 'ayez pas peur de mes écailles vertes : C'est un habit que nous portons toujours; Sous ce manteau nous sommes plus alertes . Voyez Doris, Galatée et Thétis : Ainsi que moi toutes en sont couvertes; Et leur beau corps est plus blanc que les lis. Puissiez-vous voir les trésors que recèle, Pour le plaisir de sa cour immortelle, Le dieu Neptune en son vaste palais! C'est là que l'air ne s'obscurcit jamais; Là chaque jour dans toute sa parure Phébus s'asseoit au festin de nos dieux. Pouvez-vous bien, divine créature, Vous refuser à régner en des lieux Pour qui Phébus abandonne les cieux? Depuis longtemps je n'ose vous instruire Du feu si pur dont je brûle pour vous; Mais aujourd'hui qu'on vous offre un époux, Je ne puis plus vous celer mon martire. Je suis venu par un dernier effort Vous implorer, vous demander la mort Si mon aveu doit ici vous déplaire : De votre main elle me sera chère. Il s'interrompt alors et reste coi. J'avais repris quelque peu de courage : Seigneur, lui dis-je, un autre nœud m'engage, Et je ne puis disposer de ma foi Pour étre à vous; je ne suis plus à moi. Il pleure alors, me presse, me conjure D'abandonner mon époux, et me jure D'étre à jamais esclave sous ma loi. En ce moment paraît une déesse, Sur un beau char traîné par des dauphins Dont elle tient les rênes dans ses mains. C'était Thétis sans doute, la maîtresse Des vastes mers, avec toute sa cour. Mille tritons qui nageaient à l'entour Faisaient sonner leurs trompes contournées, Nacres de perle avec art façonnées. Elle m'aborde, et d'un air d'amitié Par doux propos m'invite à la pitié Pour mon amant, et me donne parole Que je vivrai contente sous les mers: Tout ce qu'on dit de leurs dangers divers N'étant que fable et mensonge frivole; Et les objets sur terre les plus beaux, Auprès de ceux qu'offre le sein des flots, N'étant au vrai que pure babiole. Elle me peint les fêtes et les jeux Qu'on y rencontre, et veut que j'y descende, M'y promettant des secrets merveilleux. Moi qui suis toute à mon prince d'Irlande, Malgré ma peur j'exhortai l'amoureux A se soumettre au sort quand il commande; Puis honorant la dame de mon mieux, Et lui faisant révérence polie, Je me retire, et les laisse tous deux Menant tel deuil, que l'amant malheureux, Ne tarda guère à s'arracher la vie. Savoir comment, je ne l'ai point appris; Mais ce jour-là sur les flots en furie Mille vaisseaux laissèrent leurs débris; Et jusqu'au bout des côtes d'Angleterre L'air retentit des clameurs de la mère Se lamentant du trépas de son fils. Vous croyez bien que je n'osai paraître A mon balcon après ce triste jour: Je me cachais à tous d'avoir fait naître En m'y montrant, un si bizarre amour. Mais toutefois je me sentais flattée Au fond du cœur, de me voir convoitée, Non-seulement par cavaliers divers, Mais même encor par les monstres des mers. Ah! que ma joie était vaine et trompeuse! Et toi, beauté, fatal présent des cieux, Qui vas partout faisant la guerre aux yeux, Et rends la femme ou folle ou malheureuse, Que je te hais! Mais, mesdames, pardon Si parmi vous je m'emporte au murmure Contre l'attrait vainqueur, dont la nature Avec amour vous prodigua le don. La fin du mois amena de l'Irlande, A point nommé, le prince Dornadil Qui traversa le détroit sans péril. Dans Aberden l'allégresse en fut grande, Et tout le jour concerts harmonieux De toutes parts s'élevaient jusqu'aux cieux. Le lendemain, ne me sentant pas d'aise, Je m'embarquai sur la nef irlandaise. L'air était pur, le ciel était serein, Le vent prospère et la mer sans secousse; Mais tout-à-coup Eole se courrouce, Et laisse errer les Aquilons sans frein, La mer se gonfle et l'onde m'environne: Un flot m'enlève, et, sans que de personne Je sois aidée en ce péril pressant, Me précipite au gouffre menaçant. Je crois mourir et tombe évanouie; Mais je reprends mes sens, j'ouvre les yeux, Et je me vois au sein d'une prairie De mille fleurs et d'arbres embellie, Ou mille oiseaux chantent à qui mieux mieux. Je ne vois plus la mobile surface De l'océan: c'est un tapis de glace Que je prenais pour la voûte des cieux. Là le soleil est bien plus radieux, L'air bien plus pur qu'aux climats de la terre. J'admirais tout; quand une femme altière, Au regard dur, au maintien dédaigneux, Avec hauteur m'ordonne de la suivre. Dans mon effroi je la suis; je me livre A sa conduite, appelant tous les dieux A mon secours. J'entre dans un bocage De noirs cyprès; et sous leur triste ombrage Tout à l'entour d'une urne de cristal Je vois brûler maint lugubre fanal. En crêpes noirs une dame voilée Se lamentait, pleurante, échevelée; Et, partageant sa peine avec respect, Toute sa cour se lamentait avec. A mon abord, les nymphes, la déesse, De mes habits viennent me dépouiller; Chacune en prend, en emporte une pièce, Je me taisais, je n'osais sourciller; Je rougissais de me voir toute nue, Même au milieu de femmes comme moi; Et je cherchais à soustraire à leur vue Mon faible corps qui transissait d'effroi. Au pied de l'urne alors je suis trainée Par les cheveux, et sur ses bords je voi Ma triste histoire avec soin burinée. J'y lus l'amour du jeune homme marin, Son désespoir, la mort que de sa main Pour mon refus lui-même il s'est donnée; Et je donnai des larmes à sa fin. Malgré son deuil, la mère infortunée Voyant mes pleurs semblait se radoucir; Mais d'un air sec m'adressant la parole Elle me dit: Fille superbe et folle, C'est aujourd'hui trop tard te repentir De ce mépris dont tu vois la victime. Mon fils est mort; mais tu ne fuiras pas De ton orgueil la peine légitime, Peut-être encor pire que le trépas. Elle se tait. Un doux zéphir se lève, Et nous apporte au niveau de la grève, Parmi les ilots par son soufle entr'ouverts. La dame au son de sa voix redoutée Appelle alors tous les monstres des mers Qu'en un clin-d'œil conduit le vieux Protée. Je te remets, dit-elle, cet enfant; De rocs en rocs je veux toujours qu'elle erre Parmi les flots de l'humide élément; Et si jamais elle s'échappe à terre, Je jure ici par le sacré trident, Que sans faillir, Neptune à ma prière, Changeant soudain tout ton cortège en pierre, Te laissera sans honneur, sans emploi. Et toi, dit-elle en s'adressant à moi, Va sans secours, sans ami, sans amie, Au sein des flots passer ta triste vie. Disant ces mots la dame disparaît, Je reste seule; et, suivant son arrêt, Je vais pleurer errante et balottée De mer en mer sous la loi de Protée. Je ne sais pas comment si loin de lui Il aura pu me laisser aujourd'hui: Peut-être enfin touché de ma souffrance Un dieu propice endort sa vigilance. Mais je connais l'astucieux vieillard; Je le connais, et je crains qu'il n'ait l'art De m'attirer encor sous sa puissance. Il sait changer de formes à son choix; Je l'en ai vu changer cinq ou six fois En un clin-d'œil: je tremble que sa ruse Le déguisant trop bien, il ne m'abuse. Ne craignez rien, belle enfant, dit Richard: Assurez-vous que le malin vieillard Est désormais sans moyen de vous nuire. Des bords français je saurai vous conduire Jusqu'au climat qui vous donna le jour. Richard se tait. On soupe; on se retire, En attendant que Phébus de retour Rende l'air pur et le départ facile. Les trois beautés seules, au même asile Passent la nuit ensemble décemment; Car il est dit que l'hymen de Despine Ne se fera qu'à Paris seulement. On juge bien que Richard s'en chagrine, Mais il voulait que Paris dans ses murs, En unissant avec lui l'héroïne, Vit que leurs feux furent chastes et purs. Au point du jour le vieillard monte en selle Sur son faucon, et vole de plus belle. Tout lui riait: l'horizon était clair: Plus d'ouragan: les monstres de la mer, Pétrifiés autour de la falaise, Formaient un roc, et le vieux s'abaissant Va se poser sur leur tête à son aise. Le reste était couvert par le jussant. De là le vieux sans tarder davantage Vole au navire, et l'amène au rivage: Il y conduit les nobles passagers: Son art lui dit qu'au but de leur voyage Il sauront tous arriver sans dangers. Protée est loin: la honte et l'épouvante L'ont ramené sous la mer de Scarpante. Les jeunes gens montés sur leur vaisseau Joyeusement commencent le voyage. Il était long; mais le temps était beau; Les mariniers ramaient avec courage. Sortant du golfe on découvre un coteau; On s'évertue, on aborde à la plage. C'était Angole: on y passe la nuit. Le lendemain ils doublent le parage Du cap Lopez; et puis comme il s'ensuit Passent la ligne, et voguent vers Gorée, Pour éviter la côte de Guinée, Repaire alors de brigands odieux; Puis traversant le climat du tropique, Et derrière eux laissant bientôt l'Afrique, L'Espagne enfin se présente à leurs yeux. En traversant le détroit ils descendent A Gibraltar, où prenant un repos De quelques jours, les trois guerriers demandent Au bon Maugis s'il est frais et dispos, Pour s'en aller par terre en diligence Jusqu'à Paris annoncer leur retour. Maugis est prêt, et part le même jour: Un beau coursier par magique puissance Se trouva là tout juste en ce moment, Et l'emporta plus vite que le vent. Tandis qu'il va courant vers la Provence, Les six amants navigent de leur mieux Droit au pays de France, et derrière eux Laissent bientôt Grenade et Catalogne; Mais sans entrer au golfe de Gascogne, Qui si souvent a perdu les nochers. Ne courons pas au devant des dangers, Dit Richardet; c'est assez qu'à toute heure Près du bonheur on en trouve à foison. La nef alors touchait au Roussillon, On croit Richard: on débarque, on demeure En terre ferme, et l'on tourne le dos Au brigantin, ainsi qu'aux matelots Qu'on paye bien: puis on marche à Narbonne Sans se nommer; car les nobles héros Voulaient cacher leur gloire et leur personne. Mais un quidam se trouva par hasard Sur leur chemin, et reconnut Richard. Moi je m'en vais chez moi reprendre haleine, Et raccorder un peu mon violon, Avec ferveur invoquant Apollon Et les neuf Sœurs qu'abreuve l'Hippocrène. Puisse demain leur sublime vertu, En ranimant mon esprit abattu, D'heureux tableaux garnir ma fantaisie! Et vous, beautés, vous dont la courtoisie Daigna toujours se plaire à mes chansons, Ecoutez-en demain les derniers sons, Car si jamais j'obtins votre suffrage, Plus que jamais demain j'y prétendrai. Le cœur me dit qu'à ma dernière page, Sans y faillir, demain je recevrai Le prix flatteur qui m'anime à l'ouvrage. CHANT XXX.Maugis, parti devant, prévient Paris qui prépare un tournois. Les héros arrivent dans l'enthousiasme général. Enfin Richard et Despine sont mariés. Bonheur. Mais Mélène la sorcière n'a pas renoncé : elle enlève Maugis et, ne pouvant s'attaquer directement aux époux, vole le grimoire de Lirine. Le lendemain, à la chasse, Despine d'un côté, Richard de l'autre, s'égarent à la poursuite d'une bête et se retrouvent enfermés dans une caverne, ensemble sans se voir. Désolation à Paris. Lirine impuissante, envoie le vieux en Egypte chez la sorcière. Il trouve son grimoire et prend le chemin du retour. Il libère Despine et Richard et le griffon les emmène tous à Paris. Liesse universelle.Femme en travail se sentant délivrée N'a jamais eu plus de soulagement, Que je n'en ai moi-même en ce moment Voyant la fin de mon œuvre assurée. Elle sera peut-être déchirée Par le beau monde, et j'en ai du chagrin; Mais après tout j'en aurai vu la fin. Et puis, voyez; prudemment je m'engage A la cacher au fond de mon tiroir, Où quelque ami tout seul pourra la voir. Un bon ami, discret, fidelle et sage, D'un œil sinistre épluchant mon ouvrage, N'en sera pas le détracteur malin. Mais s'il allait tomber en telle main Que je sais bien, quelle capilotade On en ferait! Tel l'agneau sous la dent Du loup cruel, est mis en marmelade. Laisse-toi donc enfermer, pauvre enfant, Sans murmurer; un temps viendra, j'espère, Qui répandant un jour pur dans les cieux Te tirera des coffres de ton père, Et te pourra montrer à tous les yeux, D'un voile d'or obtenant la parure. Je pourrai bien alors être au tombeau; Mais avec toi qui sait si la nature Ne voudra pas me rendre un jour nouveau? Laissons cela. Choses non advenues, Au destin seul peuvent être connues; N'en parlons plus. Les vents sont déchaînés; La mer est trouble, et ses flots mutinés Vont submergeant quiconque s'y hasarde. Les dieux jumeaux ne nous ont plus en garde Le bon Pollux et son frère Castor Ne soignent plus aujourd'hui notre sort. Dans ton réduit, et soumis au silence, Console-toi: tu verras l'orateur Et le poète avoir pareille chance. Garde-toi bien de prendre de l'humeur Quand tu verras la stupide ignorance, Du pourpre auguste étalant la couleur Sur ses habits, rire et faire bombance Et s'engraisser: c'est elle maintenant Qui nous domine et gouverne la terre. Mais qu'ai-je dit? Non non, mon cher enfant, Déride-toi: je vois qu'un jour prospère Incessamment va se lever pour toi. L'Arno t'apporte une plus juste loi Qui, grâce au ciel, finira ta misère; Et ce bienfait est du grand Corsini [Clément XII]. Malgré son rang et l'auguste tiare Qui ceint son front, tu seras accueilli Avec bonté; mais il doit être avare De te montrer, et sans te laisser voir Te serrera d'abord dans son tiroir. Là tu seras à l'abri de l'envie Qui, te voyant en si haute faveur, Loin de pouvoir troubler encor ta vie, En séchera de honte et de douleur. Tu vas bientôt oublier ton martire, A tes tableaux vois Corsini sourire: Il aimera cet amant si loyal, Ce bon Richard, qui sauva sa princesse Par le moyen du grand miroir fatal; Il chérira Renaud dans sa vieillesse: Du grand Roland il plaindra la détresse Dans sa folie; et sensible à tes chants, Il s'en fera répéter les accents. Enfin il est venu le jour prospère Qui l'asseyant sur le trône de Pierre, En fait au gré de la commune voix Le ferme appui de la foi qui chancelle. Jour d'allégresse! où sous les saintes lois De l'héritier des clefs et de leurs droits, Tout va reprendre une face nouvelle. Fraude, ignorance, injustice, faux zèle, Qui dans leurs fers tenaient le monde entier, S'en vont pieds nus, sans maille ni denier. Et sans espoir de rentrer en service, Laissant l'honneur et la place, à justice Et vérité. Les vertus à leur tour. Ne craignant plus de paraître au grand jour, Quittent le deuil, et couronnent leur tête De vives fleurs comme en un jour de fête. De toutes parts leur éclat radieux Vient embellir et Rome et l'Italie. L'âge à venir verra d'un œil d'envie Celui qui fut longtemps si désastreux. Ah! si le ciel daigne écouter nos vœux, Du bon CLEMENT qu'il conserve la vie A tout jamais! ou si l'ordre des cieux Borne ses jours, du moins qu'ils soient nombreux! Mais nous avons une histoire avancée Qu'il faut reprendre. Elle touche à sa fin, Le jour aussi. Phébus descend grand train A l'océan; et déjà Galatée Va lui frayer un facile chemin. Le bon Glaucus qu'a blanchi la vieillesse Marche devant, et de sa verte main Ouvre les flots au char de la déesse. [***] Un beau coursier qu'on ne voit jamais las Portait Maugis, comme j'ai dit, en selle, Et galoppait d'une vitesse telle Qu'en le voyant on ne le croirait pas. Jambes de cerf, de chevreuil, de gazelle, Serviraient mal à courir si grand train. Mais, voyez-vous, quand le diable s'en mêle, En peu de temps on fait bien du chemin. Dès que Maugis entre à la capitale Du peuple franc, tous d'une ardeur égale Autour de lui se rassemblent d'abord. On s'ingénie, on suppose, on devine Qu'il est venu pour leur dire le sort De l'héritier du trône et de Despine; Et c'est partout un délire, un transport Quand on apprend qu'ils sont tous deux en France. De toutes parts c'était fête et bombance, Logis déserts et cabarets bien pleins: Voilà Paris. On y chante, on y danse Comme des fous au son des tambourins. On y voyait maint vieillard à lunettes, S'associant à gentilles fillettes, Porter un verre en ses tremblantes mains, Et de l'Espagne avaler les bons vins. Dans leurs couvents moinillons et nonnettes, Dans leur collège écoliers et régents, Faisant entr'eux ballets et chansonnettes, S'évaltonnaient en joyeux passe-temps. Dames, seigneurs, descendaient de leurs rangs, Et laissant là l'orgueil des étiquettes, Venaient danser avec les bonnes gens. Là vous verriez le fripier, l'aubergiste, Improviser ensemble à qui mieux mieux. L'un, de Richard se fait l'apologiste, S'égosillant à proclamer la liste De tant et tant de monstres furieux Qu'il a vaincus; et son antagoniste Va célébrant Despine et ses beaux yeux. Force badauds, dont la foule s'arrête Pour les entendre, applaudissent de loin, Comme de près, à leur sot baragouin. C'était partout allégresse, air de fête. Vive à jamais, criait-on à tû-tête, Et soit béni ce couple si charmant! Mais sans relâche on cria tant et tant Qu'on s'enroua: force fut de se taire. Les pieds, les mains, la tête, s'agitant, Font le service et ne reposent guère. Ainsi voit-on au départ d'un vaisseau, Pères, parents, épouses sur la plage, Criant vivat aux gens de l'équipage, Puis, quand la vague éloigne le bateau, Et de la voix ne permet plus l'usage, Signes divers: un mouchoir, un chapeau, Savent encor suppléer au langage. Le grand conseil tenu par Olivier, De tous côtés dépêche maint courier Pour inviter guerriers, princes et belles A se trouver aux joutes solennelles Qui se tiendront pendant un mois entier. Là le vainqueur, en délaçant son heaume, Aura pour prix un superbe collier Qui sans mentir vaudra tout un royaume, Ou peut s'en faut. Lui, sur son beau coursier Sort de la ville, et marche à la rencontre De son seigneur, conduisant une montre De damoiseaux bien faits et bien parés, Sur des chevaux dont les mors sont dorés. Un beau panache orne leur tête altière: Les étriers, la selle toute entière, Et le poitrail, et la têtière encor, Tout le harnois est étincelant d'or. Corèze, Argée, et les dames comme elles, Etalaient là de si riches atours En falbalas, fontanges et dentelles, Perles, rubis sur brocard et velours, Qu'un mois entier des revenus de France N'en pourrait pas acquitter la dépense. Mais à vrai dire elles avaient de quoi, N'imitant pas tant d'autres que je voi, Qui pour briller pendant une journée, Doivent jeûner le reste de l'année. Dans chaque place et dans tous les quartiers Sont tout sellés maints superbes coursiers; Et l'on ne voit que calèche et berline Sur le chemin qui mène au Lyonnois: On compterait aussi bien sur ses doigts Les sables fins qui bordent la marine. Tant de seigneurs, de dames, à la fois Veulent sortir et font foule à la porte, Qu'il s'en faut bien que le printemps apporte Autant de fleurs. Là paraissent d'abord Avec éclat dans un char les deux belles: J'entends Corèze, Argée; et derrière elles La sœur d'Astolphe, et Blanche aux cheveux d'or, Du grand Roland la nièce encor fillette. Et puis après on voit venir Clarette, De Rinaldin la mère: elle a toujours La larme à l'œil; mais pendant les grands jours Elle a quitté son deuil et fait toilette. Pour abréger, vous pouvez être surs Que toute belle à l'envi sort des murs. En même temps force gens de village Viennent porter poulets gras et fromage, Vin champenois (honneur de tout festin), Et fruits nouveaux qui pendent au branchage; Et mainte fille un panier à la main Porte en chantant figue, poire et raisin. Déjà Richard avait passé la ville Des Lyonnais, et courait le pays Bride abattue; et le griffon agile Fendait les airs, laissant tout ébahis Les regardants. Le vieillard est assis Sur son chignon, d'où bientôt il se montre Aux bons Français assemblés près Paris, Et l'air joyeux s'en vient à leur rencontre. Vous allez voir bientôt votre seigneur, Leur dit le vieux; il accourt, il s'empresse, Impatient de montrer son bon cœur A des sujets dignes de sa tendresse. Sur ce propos voilà que Rolandin, Tout en sueur vient avec Rinaldin, Suivant Richard qui conduit sa Despine. Or à part soi que chacun imagine Ce qui pourrait le plus combler ses vœux; Il jugera comme l'on fut heureux A leur aspect: c'était un vrai délire, Et je n'ai pas moyen de le décrire. Enfant perdu qui le paraît aux yeux De ses parents à la douleur en proie, Donne à peu près une semblable joie. Près d'eux Richard ne reste qu'un moment: Il entre en ville, ou dans le même instant Grand carillon annonce sa venue. Chacun accourt et chacun s'évertue A le fêter. Le vieillard se traînant Le dos en voûte et la tête chenue, Vient par des pleurs faire entendre ses vœux. Soyez, dit-il, soyez toujours heureux, Charmants époux; et que la mort cruelle Jamais ne rompe une chaîne si belle. Tout le clergé, l'archevêque au milieu, Avec ferveur autour d'eux se signale, Et les conduit jusqu'à la cathédrale. Là Richardet s'humiliant à Dieu, Demande en humble et dévote prière, Constant désir et moyen de lui plaire, Avec sagesse et trésor de lumière Pour gouverner la France avec succès. Puis il publie, arrivant au palais, Que dès demain en forme solennelle Accomplissant les serments qu'il a faits, Il s'unira pour jamais à sa belle. A peine aux cieux l'aurore paraît-elle, Ne répandant qu'un éclat incertain, Richard se lève, et prenant par la main Sa tendre amie, il la mène à l'église. Au même instant les dames sans remise Suivent leurs pas, négligeant le travail De la coiffure, et tout son attirail. Parfums, pompons restent sur la toilette; Après la messe on la fera complette, Et la parure aura certes son tour; Mais dans ce trouble, au petit point du jour, On laisse là falbalas, cannetille, Et comme on peut à la hâte on s'habille. Le vieux évêque et ses vieux assistants, A peine au temple arrivèrent à temps. Les beaux époux en dévote manière Viennent à pied tous les deux, et d'abord Y font refus des sièges brodés d'or, Joignent les mains, se courbent jusqu'à terre, S'agenouillant pour l'acte solennel Au parquet nu des marches de l'autel. Le bon prélat en deux mots les exhorte; Puis gravement demande au jeune roi Si pour épouse il veut Despine; à quoi Richard répond un Oui de voix si forte, En ton si clair, qu'on l'entend de la porte. Puis à Despine on propose le cas: Elle répond Oui, mais un Oui bien bas. C'en est assez; la messe va se dire. D'abord après les rites accomplis, Le couple heureux au palais se retire. Chacun les suit, les fête, les admire, Leur souhaitant au nom de tout Paris Bonheur constant et faveurs infinies. Je ne dis rien des chants, des symphonies, Danses et jeux, qu'en de semblables cas Vous savez bien qu'on trouve à chaque pas. Je ne dis rien non plus des bagatelles Dont ce jour-là tous les jeunes maris Vont festoyant leurs épouses nouvelles, Qui paraissant en ignorer le prix Se défendaient par maintes simagrées, Et rappelaient leurs mères à grands cris Pour être au fort du péril rassurées. Avec un grain de bon sens au cerveau, On voit à plein ici quel est le sceau Que la nature empreint au cœur des belles. L'ardent désir dont brûlent les donzelles, Et que le diable allume dans leurs sens, C'est celui-là que par de faux semblants Elles ont soin de déguiser en elles Avec tant d'art et de telle façon, Qu'elles ont l'air de parler tout de bon. Je ne veux point parler de la bombance Qu'on fît alors au palais: car je pense Qu'il est pénible à qui se meurt de faim D'être attentif au récit d'un festin. Rien ne serait plus fâcheux à vrai dire, Plus ennuyeux, que d'entendre ou de lire Tous les détails de ce banquet charmant, Sans rien avoir à mettre sous la dent; Vous en auriez sûrement la pépie. N'en parlons point. La table est desservie, Et les époux se tenant par la main Dans leur boudoir au palais se retirent, Brûlant du feu qui couve dans leur sein Depuis longtemps. Jugez ce qu'ils y firent, Et de quel cœur ils s'y reproduisirent, Quoique à leur gauche un coup de foudre vînt Troubler Despine au plus fort, du mystère. Le jour entier, et puis la nuit entière, Dans son réduit le couple heureux se tint. Avec raison. Qu'avait-il mieux à faire Que de jouir d'un si charmant destin? Or cependant sur un gentil roussin Entre à Paris la méchante sorcière, En longue barbe, en robe de bleu clair, Et sous les traits d'un marchand d'outre-mer. Pendant la nuit la maudite mégère Fait enchaîner par ses suppôts d'enfer Le bon Maugis, qui n'a pour sa défense Qu'un farfadet d'inégale puissance. Tout endormi Maugis est emporté En un clin-d'œil par la noire cohorte Au bord du Nil, et là bien garotté Dans une tour sans fenêtre ni porte. La fée impie en voulait faire autant Aux deux époux; mais un esprit céleste Veillait pour eux. La coquine est si leste, Qu'elle y parvint; vous allez voir comment. Pour assurer le tour qu'elle imagine, Elle s'en va dérober à Lirine Tout son grimoire, œuvre de négromant. Les deux époux devaient le jour suivant Aller chasser dans les bois de Versaille. Tout citoyen qui sait vaille que vaille Lancer un dard et mener un cheval, Va sur les lieux attendre le signal; Et par milliers au fort de la broussaille, Hardis mâtins, lévriers et faucons, Sont embusqués dans tous les environs. Dans les maisons la bouillante jeunesse Gaspille tout de la cave au grenier Pour se fournir d'armes de toute espèce; Et puis il faut un vigoureux coursier Qui n'aille pas, bronchant dans un hallier, Faire au chasseur une honte complette. La mère enfin, pour parer l'écuyer, De rubans neufs dépouille sa toilette; Et puis le soir le père en vieux routier Endoctrina le novice à sa guise. Attends, dit-il, que le fier sanglier Par les mâtins ait l'oreille bien prise; Approche alors et viens pour le percer. Mais songe bien, mon fils, à te placer Tout près du flanc pour ne point donner prise; Puis sur le cou, justement au milieu, En le tournant enfonce ton épieu. Après avoir épuisé sa doctrine, Le bon vieillard raconte les beaux tours Qu'à mainte chasse il fit dans ses beaux jours. A ses récits le garçon fait la mine D'être attentif; mais dans le fond du cœur Il les maudit, il s'en ennuie, il bâille, Et se voudrait déjà voir à Versaille. C'était le temps où las de ses travaux Le villageois oubliait ses fatigues En se gorgeant de raisins et de figues, Et reliait* [cerclait] ses cuves, ses tonneaux, Pour conserver la liqueur qui bouillonne. Le citadin profitait de l'automne, Raccommodant ses filets, ses réseaux, Et s'apprêtait pour la chasse aux oiseaux. Au rendez-vous, Richardet et Despine Sont sans faillir à la pointe du jour, Et sur le champ la trompette argentine Donne un signal qui s'entend à l'entour. Chacun se place au poste qu'on lui donne, Relais, piqueux, et jeunes amateurs; Et la forêt dans son pourtour résonne Des cris mêlés des chiens et des chasseurs. Déjà Richard court à bride abattue Par la forêt après un sanglier, Et court si bien sur son brave coursier Qu'en moins de rien sa cour le perd de vue. Il s'abandonne au plus fourré du bois, Brûlant d'avoir lui seul, s'il est possible, L'honneur d'abattre un monstre si terrible. Il n'entend plus ni le cor ni la voix. En même temps Despine s'aventure Après un cerf de superbe ramure; A le poursuivre elle veut s'aheurter: Fleuve, fossé, buisson garni d'épine, Rien ne la peut dans sa course arrêter; Et toute en pleurs la sensible Lirine, Ne voyant plus celle qu'elle aime tant, Au rendez-vous retourne en palpitant. On voit alors la chasse interrompue: Il faut chercher Despine et Richardet, De tous côtés on court, on s'évertue, Mais c'est en vain. Un trompette se tue Au haut d'un mont à sonner sans effet. Tous les chasseurs à l'envi s'époumonnent Pour rappeler par le son de leurs cors Les deux époux, qui si loin s'abandonnent: Rien ne répond à de si grands efforts; Tout est muet. Et cependant sous l'onde, Phébus déjà mouillait sa tresse blonde; Un sombre voile obscurcit le vallon; Tandis qu'au ciel la tremblante lumière De ces fanaux qu'il étale à foison, Semble embellir l'azur de l'atmosphère; Et les bergers quittant les prés fleuris, Au haut des monts vont parquer leurs brebis Jusqu'au lever de l'aurore nouvelle. Richard courait cependant de plus belle Après le monstre. Ils avaient traversé Tous les halliers; et bientôt dans un antre Hors des forêts le monstre est enfoncé. Sans hésiter Richard descend: il entre, Perce la grotte, et se voit dans un pré Où dès l'abord il trouve une autre roche. Elle l'attire: il marche, il approche, La trouve ouverte, et veut en essayer, Ne songeant plus du tout au sanglier. Là pour Richard il n'est point de sortie; Et sa Despine arrive au même endroit, Suivant le cerf qui l'y mène tout droit. Les voilà donc enfermés pour la vie. Ils sont ensemble, et ne sauraient se voir: Tel est leur sort. Mais lorsque l'un soupire, L'autre l'entend; et ce triste pouvoir Est pour tous deux un surcroît de martyre. L'un dit: Cruelle, hélas! pourquoi me fuir? Et l'autre dit: Veux-tu donc me trahir, Ingrat époux? C'est en cette manière Que chaque jour, que chaque nuit entière Ils vont errer sous la grotte en arrêt. Mais retournons à Paris s'il vous plaît, Toute la ville a bien changé de face: Plus de plaisirs; la douleur les remplace. Lirine est là qui veut mourir de faim: D'autres voudraient se donner une fin Plus prompte encor. On est sans espérance Depuis qu'on a perdu le bon Maugis, Et le livret qu'à Lirine on a pris. Dans le chagrin de s'en voir séparée Elle paraît toute décolorée; Puis, reprenant peu-à-peu ses esprits: Père, dit-elle au vieillard qu'elle appelle, Tu vois l'effet d'un noir enchantement! En nous rendant Richard avec sa belle, Seul tu pourras finir notre tourment. Cherche en ton livre; et si pour l'aventure Tu n'y saurais trouver méthode sûre, Cours en Egypte: et là par doux accord Change le cœur de la sorcière impie Qui sans pitié veut arracher la vie Aux deux époux, ou donne-lui la mort: Termine enfin par force ou par adresse Notre cruelle et trop juste détresse. Le vieux promet qu'il partira le soir Sur le griffon; ajoutant qu'il espère Au bord du Nil faire bien son devoir Sans que la fée en perce le mystère; Et qu'il saura de méchante qu'elle est La rendre douce; ou bien se tiendra prêt A besogner en telle autre manière Qu'il jugera convenir à l'affaire. Incessamment arrivaient à Paris Beaux cavaliers venant de tout pays. Il n'était bruit aux marches d'Angleterre Que du tournoi que Richard a promis; Et le guerrier qui pour fêter la noce Vint le premier, fut le prince d'Ecosse. On ne vit pas arriver l'Irlandais; Et de partout ducs et barons anglais Viennent en foule y montrer leur courage. Mais on ne sait si Richardet voyage, Ou s'il n'est pas dans quelque piège affreux Tenu captif. Les Français sont en larmes, Et l'Etranger partage leurs alarmes. Plus de tournoi, de fêtes ni de jeux; Ce n'est partout que prières et vœux. Le bon vieillard près du parc de Mélène Est arrivé justement à minuit Sur son oiseau, que d'une bonne chaîne Dans une grotte il attache sans bruit. Puis au palais il entre en diligence, Et voit partout fillettes et garçons S'évaltonner en diverses façons, Riant, chantant, formant des chœurs de danse. Tout aussitôt changeant son apparence L'adroit vieillard paraît un jouvenceau; Et se mêlant à ce joyeux troupeau, Il fait à tous courtoise révérence, Puis il demande à quelle occasion Se font ces jeux. C'est, lui répondit-on, Premièrement pour fêter la prison De Richardet. Et puis c'est que madame, D'un beau garçon sera ce soir la femme. Elle en est folle, et folle à tel excès, Qu'elle n'a plus rien autre chose en tête. A lui complaire on la voit toujours prête. Quand furieuse elle se met en frais Pour exciter quelque horrible tempête, Un seul coup-d'œil va calmer cet excès: D'un seul coup-d'œil madame est appaisée. Et la tigresse est changée en brebis; Au lieu de grêle il tombe une rosée De sucs d'œillet, et de rose et de lis. Le vieux demande alors comment se nomme Cet amoureux. A quoi chacun répond Qu'on n'en sait rien; et que ce qui confond Toute la cour, c'est de voir ce jeune homme, Un inconnu, peut-être un pélerin, Donner la loi, parce qu’il est blondin, A celle-là qui sans cette folie Devait se voir la reine de Libye. Ces jours derniers, dit un jeune garçon, A son retour après un long voyage, Dans son beau char traîné par un griffon, Elle amena ce nouveau personnage Qu'elle appelait Dornadil son mignon, Vous avez vu quelquefois sur le frêne Ou sur l'ormeau le vignoble attaché; Sur un vieux mur, sur l'érable ou le chêne, Vous avez vu le lierre accroché: Plus fortement encore elle le serre Dans ses bras nus. Il ne s'en émeut guère. Elle voudrait qu'il n'en sortît jamais; Et lui, voudrait déserter son palais. Mais par l'amour notre dame pressée Lui servira ce soir un tel gâteau, Que sans faillir dès le premier morceau Il changera d'humeur et de pensée. Le jeune gars se retire à ces mots Parmi les siens, tandis que son propos Rappelle au vieux l'écossaise pucelle Qu'il vit sortir de l'humide élément. Il songe alors que l'amant de la belle, Qu'une tempête avait séparé d'elle Pourrait fort bien être ce même amant, Ce jouvenceau dont Mélène est éprise. En ruminant, le bon vieillard s'avise D'un tour nouveau, mais qui veut du secret. Il disparait: c'est peu qu'il se déguise; Il n'est plus rien, rien qu'un grain de millet, Pour épier par-là si la sorcière Porte toujours sur elle son livret, Ou si plutôt la matoise le serre Dans quelque cache ou dans quelque coffret. Il s'insinue en toutes les cachettes; Il suit la fée, il fouille en ses pochettes, Tâte, retâte, et par aucun moyen Ne sent, ne touche et ne découvre rien. Si quelque espoir en quelque coin l'attire, C'est une erreur, c'est un nouveau martire. Le jour se passe, et la belle est au lit; Mais non pas seule, et son mignon l'y suit. Le vieux qui guette a bien vu que la fée Sous son chevet, avant d'être couchée, Soigneusement prenait certain écrit. Elle en lut peu; puis avec un sourire En même place aussitôt le remit. Disant: Ce soir il n'est pas temps de lire. Puis appelant Vénus et les Amours Elle entre au lit en souriant toujours. Le vieux témoin s'est abstenu de dire Ce qui s'y fit: on le devinera. Or vous savez qu'après tel exercice, Sans y faillir un doux sommeil viendra. Il vint sans faute, et remplit son office Si bien, qu'à voir la mine qu'avaient là Les endormis, on les eût crus sans vie. L'adroit vieillard profitant de cela Prend le paquet sans que l'on s'en défie. Il reconnaît le recueil de magie Qui de Mélène assure le pouvoir; Et dans ce livre il trouve un cordon noir Dont aussitôt prudemment il la lie. Un vase est là, rempli d'une liqueur Que le grimoire enseigne à mettre en pâte. Il fait la drogue; il frotte le dormeur Qui se réveille, et s'habille à la hâte, Prend en horreur la dame du palais, Et fuit loin d'elle à travers les forêts. Le vieux l'y joint, et tous les deux ensemble Vont à leur aise au pas que bon leur semble, Tantôt rapide et tantôt nonchalant, A cette grotte où le griffon attend. Chemin faisant le bon homme raconte Au jouvenceau les périls et le sort De la beauté qu'en son cruel mécompte Il voit déjà victime de la mort A l'Elysée attendre qu'il arrive. Le vieux lui peint aussi le grand oiseau Avec lequel par un sentier nouveau Des bords français ils atteindront la rive. Disant ces mots il entre au souterrain De son oiseau, le détache, le monte; A l'irlandais donne aussitôt la main, Le met en croupe; et le griffon soudain Prenant son vol, la traversée est prompte. Or, que dira Mélène? quelle honte, Que de regrets, que de pleurs, quel chagrin! Attendrons-nous ici qu'elle s'éveille? Ou voulons-nous aller à cette tour Où git Despine, et là prêter l'oreille Aux cris touchants qu'elle y fait nuit et jour? Vous la verriez dans sa mortelle peine Suivre Richard du matin jusqu'au soir. Richard la suit; il court à perdre haleine, Entend Despine, et ne la peut pas voir. A mon avis, s'il faut que je m'explique, Je laisserais Mélène à sa douleur; Je laisserais cette tour diabolique: Toutes les deux sont un vrai crève-cœur. Notre bon vieux s'en vient à tire d'aile: Je l'attendrais; car il est important De voir s'il sait quelque bonne nouvelle, Et je voudrais m'ébattre en attendant. [***] Voici la fleur de nos hôtelleries: Jeunes galants et fillettes jolies, Venez m'y suivre, et mettons de côté Tout souvenir de récit lamentable Propre à flétrir et jeunesse et beauté. Bon! les voilà. Nous voilà tous à table. Aimable orgie et festin délectable! Apporte-nous, garçon, du meilleur vin De la maison: d'abord une feuillette; Et puis encor, qu'un gros flacon bien plein Soit toujours là dans les mains de Nicette. Fort bien, l'ami...Buvons. Quelle vertu! Et quel montant!...Oh diable! il m'a mordu. Mais ce n'est pas, s'il plait à Dieu, morsure De gros mâtin faisant fière blessure. Et puis encor quand ce serait, vois-tu, Il est si bon que j'en veux toujours boire, Sous ses assauts dussé-je être abattu, Et d'Actéon rappeler la mémoire. Garçon! garçon! le vin de Serraval Je l'aime fort; j'en voudrais un bocal, Et non pas plus, car il porte à la tête. Je ne veux pas broncher comme une béte En m'en allant. Toi, Nicette, va donc Hâter un peu ton patron qui lanterne Hors de propos, et sert mal sa taverne. Mais il arrive avec ce vin si bon: Dieu soit loué! Voyez comme il pétille, Mes chers amis, et voyez comme il brille Dans la caraffe. Un rubis, un grenat, Auprès de lui perdraient tout leur éclat. Sur mon honneur c'est une panacée. Comme il me vient élever la pensée! Salut à vous, la gloire et le trésor De l'univers, beautés de bon accord, De bonne humeur, douces, fringantes, vives, Salut à vous; et non pas aux rétives Qu'on voit faisant la grimace au bon vin. Que celles-ci ne trouvent dans le monde Pour les fêter, que l'animal immonde Qui va rongeant les bourgeons du raisin! Tandis qu'ici jambon et mortadelle Au meilleur vin donnent un prix nouveau, Simonne, à toi! tire de ton cerveau Quelque amusante et gaillarde nouvelle. Simonne dit: La mémoire me fault. Puis, appelant son mari clair et haut... Raconte-leur le joli tour d'adresse Que fit hier notre diseur de messe. [***] Le mari vient: c'était l'hôte. Il se mit Au plus haut bout, afin qu'on l'entendit De tout côté; puis quelque temps demeure A se gratter, se moucher; puis il dit: Apprenez donc qu'un prêtre à tant par heure, Curé de plus, était franc libertin, Passionné des femmes et du vin. Un jour, épris pour la jeune Jeannette, I1 oublia sa cure et son latin. C'est à vrai dire une brave fillette: Taille élevée, et pourtant rondelette, Blancheur de crème et regard assassin, Voilà Jeannette; et quand elle est frisée, Elle rendrait un mort dispos et sain: Ce lui serait, m'a-t-on dit, chose aisée. On peut juger comme le prestolet Se trouva pris: un merle à la pipée Ne l'est pas mieux; ni la grive, attrapée Dans quelque vigne aux mailles d'un filet. Il ne dit plus psaume ni litanie; Et le serment qu'il avait fait à Dieu De vivre chaste, il le fausse, il l'oublie, Scandalisant les bonnes gens du lieu. Jeanne pourtant n'entend ni point ni peu Ce grand amour, quoi que le curé fasse. Elle lui voit tout le visage en feu; Elle peut voir comment il la pourchasse; Elle peut voir qu'il en sèche sur pié: Mais la fillette ignorante et bonnasse N'y comprend rien, et n'en a pas pitié. Le pauvre diable incessamment soupire; Et Jeanne croit seulement qu'il respire. Alors voilà qu'un riche villageois Des environs, de Jeannette a fait choix Pour l'épouser. Il la demande au père; Et celui-ci l'accorde aux premiers mots Du prétendant. Filles et bestiaux, A trop garder ne nous profitent guère. Le fiancé se nomme Anelié: De corps trapu, mais d'esprit délié, Il ne hait pas femme sotte, mais fraîche. Dès qu'à Jeannette il a donné l'anneau, Il va si bien secouant l'arbrisseau, Qu'il n'y resta ma foi pas une pêche. Tout juste alors on lui fait un procès; Il est forcé de s'en aller aux plaids. Le jour venu: Ça, dit-il, ma Jeannette, Je vais trouver mon juge. Il pourra bien Me retenir longtemps sur la sellette: Dieu veuille encor que ce soit pour mon bien! Voilà mon grain, mon vin, ma tirelire: Divertis-toi, je ne t'interdis rien, Hors un seul point qui s'entend sans rien dire: Garde mon cœur, conserve-moi le tien. Jeannette est simple, elle n'est point ingrate. Pendant deux jours elle fit bien du noir, Ne vit personne, et pas même sa chate. Mais, comme on dit, quand l'œil ne peut plus voir Le cœur demeure; et la bonne Jeannette, Redevenant gaillarde et joliette, Reçoit du monde et bannit le chagrin. Avec raison l'amoureux chapelain, Dom Prise (car c'est le nom dont on l'appelle) Trouva pour lors l'occasion fort belle, Débarrassé comme il l'est, Dieu merci, D'un grand fardeau (je parle du mari). Sans hésiter il accourt chez Jeannette, Il la console; il la plaint en ami, Que son époux la laisse ainsi seulette.. Le drôle vient et revient tant et tant, Qu'il s'aperçoit qu'elle est grosse d'enfant. Il rit sous cape: il voit son entreprise Prendre un bon tour; mais le rusé coquin Lève les yeux au ciel, étend la main Sur sa tonsure, et d'un air de surprise: Que vois-je ici? dit-il; ton cher époux N'est qu'une béte, ou c'est le roi des fous. Eh! qu'est-ce donc, reprit la créature? C'est ton mari qui sans le moindre soin, Quand il devrait se pendre à ta ceinture, Te laisse en proie au plus pressant besoin. Le beau plaisir, quand tu seras en couche D'un avorton, et qu'entre tes beaux bras C'est un vrai monstre alors que tu tiendras, Monstre qui n'a qu'une moitié de bouche Et de menton, le reste à l'avenant. Quel crève-cœur de voir ton pauvre enfant Laissant tomber ses entrailles à terre; Manchot, boiteux, à peine se traînant, Et tout cela, par le fait de son père! Qu'entends-je? ô ciel! cria la tendre mère, En s'arrachant brin à brin ses cheveux. Dom Prise alors: Rassure-toi, ma chère; Il en est temps. Nous pouvons à nous deux En moins de rien raccommoder l'affaire A la boutique où chacun tout au mieux Peut besogner: ce n'est pas grand mystère. A ce propos Jeanne ouvre ses grands yeux, Disant: Ami, si tu sais le remède, Faisons-le vite, et Dieu nous soit en aide! Prisque reprend: Ce n'est pas du cérat Qu'il faut ici pour mettre en bon état Ton fils manqué...Le conte allait sans faute Au dénouement, quand on interrompt l'hôte, Ce sont des cris qui viennent de partout. Chacun s'émeut; on est bientôt debout, On laisse là l'hôte et l'hôtellerie; On va savoir dehors ce qui se crie. C'est qu'on voyait le vieux sur son oiseau, Portant en croupe et Richard et Despine, Et puis encore un gentil damoiseau: Tous l'air joyeux et faisant bonne mine. Ils fendent l'air, ils sont déjà tout près, L'oiseau s'abat au balcon du palais. Qui peut vous dire avec quelle affluence Le peuple vient demander par quel tour Le vieux a pu délivrer de la tour Les deux époux, le trésor de la France? Qui vous peindrait tous les transports d'amour Des bons Français? Chaque baron s'empresse, Court à l'envi pour saluer Richard, Et sur son sein la larme aux yeux le presse. Puis on proclame, on fixe sans retard Au lendemain, jeux, fêtes et batailles. Chaque maison tapisse ses murailles; L'air retentit des doux sons du hautbois: Les chevaliers brûlant d'impatience, Voudraient déjà s'armer pour les tournois; Et les coursiers attendant le harnois Frappent la terre et hennissent d'avance. Les deux époux au comble du bonheur En rendaient grâce à l'amour de bon cœur. Richard habille en reine sa Despine, Et sur le trône avec elle s'asseoit. Le peuple entier qu'avec grâce il reçoit, A leurs genoux avec amour s'incline, Leur souhaitant mille ans cent et cent fois. On compterait plus aisément, je crois, Tous les canaux par où le Nil s'écoule Que tant de vœux qui s'élèvent en foule. Tendres amants! que de ses plus beaux nœuds Le dieu d'hymen tresse vos blonds cheveux! D'un feu divin que sa torche nourrie Brûle en vos cœurs sans s'éteindre jamais! Que loin de vous il repousse les traits De l'inquiète et sombre jalousie! Et sous vos yeux, qu'en des liens si doux Croisse une race aussi belle que vous! Si dans les cœurs les mortels savent lire, Vous daignerez faire grâce à mes chants. J'ai peint de cœur les revers si touchants De votre sort; et si je n'ai su dire Ce qu'il fallait, c'est que ma faible lyre Manque d'accords pour de si hauts accents. Arrêtez-vous au cœur, non aux présents; A mes efforts je vous verrai sourire. FIN |