suite ferraraise
RICHARDET

POEME ITALIEN  DE CARTEROMACO (Niccolò  FORTIGUERRI), publié à Paris [Venise] en 1738
TRADUIT EN VERS FRANÇAIS, Tome 2

ŒUVRES  DE  MANCINI-NIVERNOIS TOME VIII, l'an IV  (1796).
Richardet et Despine


Table des arguments du Tome 2

Orientation générale :
Despine, enlevée par le Scric son père qui ne veut pas la donner à un Chrétien, s'échappe dans la forêt enchantée où elle oublie Richardet. Celui-ci la retrouve mais le Scric la reprend et une sorcière l'enferme dans un donjon impénétrable. Délivrée, une malédiction en fait une tigresse et la transporte au loin. Richardet et ses amis la sauvent. Mariage et liesse.


16.
Nicotas, le père de Sarpédon, vient le venger. Il blesse le Scric et enlève les trois belles qu'il confie à sa femme, la sorcière Draghille. Les trois preux, après maints combats contre les redoutables enchantements de la sorcière, la détruisent et libèrent les belles.
De leur côté, Roland et Renaud, partis attaquer Sarpédon, font naufrage à Madagascar et sont attaqués par les sauvages. L'aubergiste enivre Roland qui est capturé. Renaud parti à sa recherche trouve dans une caverne une fille et un garçon attachés.

17.
Renaud massacre les gardiens et libère les damoiseaux, roi et reine d'une île voisine : la fille  a été capturée par des corsaires et le garçon pris en tentant de la délivrer.
Ferragus, tout étonné de se trouver en France où Neptune l'a fait conduire par un triton, rencontre Maugis en rejoignant Charlemagne. Dans une auberge, il trouve un inconnu [Astolphe] et ils décident d'y passer la nuit.
De leur côté, les preux et leurs dames gagnent l'endroit où le Scric se remet de ses blessures. Celui-ci presse Despine de partir avec lui sans Richard. Elle refuse et lui reproche cette trahison.

18.
Le Scric enlève Despine et prend la mer.
A Madagascar, Roland est libéré par Renaud au moment de son supplice. Ils massacrent les sauvages, partent avec les damoiseaux dans leur ile, puis décident de rentrer en France.
Astolphe et Ferragus, partageant la chambre de l'aubergiste, tentent d'abuser d'une fillette et, confondant les lits dans l'obscurité, s'attaquent à la grand-mère. Hilarité. Honteux, ils s'enfuient.
Despine, désolée et prisonnière, affecte de se résigner. Sous prétexte d'avoir de la compagnie, elle assemble une troupe de garçons, semblables d'apparence, au sein desquels elle se cache pour entrer dans la forêt magique d'Origile interdite aux hommes. Lirine lui fait boire le breuvage d'oubli et Despine n'aime plus qu'elle.

19.
Richardet, désespéré, part seul à la recherche de Despine. Jeté par une tempête sur l'île où se trouve le dragon à tête de nymphe, un combat difficile se termine par la mort de la bête. Richard trouve alors l'armure et le cheval magiques qu'il capture. Il apprend qu'ils sont les seuls à pouvoir vaincre les charmes d'Origile.
Renaud et Roland arrivés en France, rejoignent Charles à la grande bataille de Grenade où le roi Ulasse tue Astolphe. Arrivent les deux géants de Ferragus.
De leur côté, Rinaldin, Roland et leurs belles, restés seuls après le départ de Richard, se mettent en marche. Arrivés à la forêt d'Origile, les dames sont enlevées par Despine et Lirine et les héros s'affrontent à des enchantements qu'ils ne comprennent pas.

20.
Richard arrive à son tour dans la forêt magique. Il est entouré de séduisantes demoiselles auxquelles il s'abandonnerait si le cheval magique ne l'en empêchait pas. Doutant de Despine, Richard rencontre Maugis qui lui explique tout.
Charles, revenant de Grenade, traverse les Pyrénées. Il s'arrête auprès d'un couvent de demoiselles. Ferragus enlève la belle Almérine et l'emporte dans la forêt pour en abuser. Roland les retrouve et veut tuer le lubrique moine. Renaud le châtre. Ferragus est soigné et difficilement exorcisé car les diables prennent l'apparence de filles tentantes. Il meurt.

21.
Dans la forêt, Richard vainc un géant et rencontre enfin Despine. Elle ne le reconnaît pas et Lirine lui dit de feindre l'amour pour attirer le guerrier et le mettre à mort. Despine donne rendez-vous à Richard qui doit venir sans armes. Enivré de désir, il court mais Maugis l'arrête et envoie à sa place un simulacre qu'il voit tué par Despine joyeuse. Richard rencontre Rinaldin et Rolandin. L'obscurité et les maléfices les empêchent de se reconnaître. Ils se combattent jusqu'à ce que Maugis les apaise. Pendant ce temps, Lirine fait des conjurations : Rinaldin et Rolandin sont appelés au secours de leurs belles, et capturés. Richard, attaqué de toutes parts par des monstres, leur échappe à grand peine et croit voir Despine emportée par un satyre qu'il poursuit.

22.
Le satyre oppose Despine aux coups de Richard qui ne peut l'abattre. Un serpent-dragon l'attaque. Une fois qu'il l'a vaincu grâce à son cheval, Richard reprend la poursuite du satyre qui, affolé, sort de la forêt enchantée. Despine revient à elle, reconnaît Richard. Enfin réunis, énamourés, ils partent ensemble et arrivent à un château que Despine avait non loin. Par souci de son honneur, Despine insiste pour que Richard dorme à l'autre bout du château. Et le gardien court prévenir le Scric.
De son côté, Lirine, furieuse de sa défaite, décide de faire mourir les deux belles et leurs amoureux.
Le Scric accourt et enlève encore une fois Despine pour la marier à Ulasse, roi de Cafrerie. Richard, furieux, détruit tout, croit à une manigance de Lirine, court dans la forêt, trouve les amoureux qu'il ne parvient pas à libérer. Lirine s'avoue vaincue, se rend et demande amitié, mais il est hors de son pouvoir de lever l'enchantement. Pour cela, Richard doit vaincre un dragon qui renaît six fois.

23.
Le Scric, par peur de Richard, décide de quitter Cobonne et d'accompagner Ulasse en Cafrerie où il épousera Despine. Celle-ci lui reproche vainement sa trahison et son ingratitude envers Richard qui l'a sauvé. Ils partent.
Richard et les autres arrivent à Cobonne où, après un massacre, ils font amitié générale. Les trois beautés sont choyées. Spectacle et défilé des princesses [amies de Fortiguerra].

24.
Charles, rentrant d'Espagne, est invité par Ganelon à un grand festin de réconciliation à Roncevaux. Ganelon, ayant compris que les armes ne viendront à bout des Paladins, fait creuser le sol et remplir la mine de poudre à canon. Malgré les hésitations et les réticences de son entourage, Charles accepte.
Rinaldin et Rolandin décident de rentrer en France, et Lirine de rejoindre Richard parti au Monomotapa délivrer sa princesse. Richard désespère car Despine, enfermée dans un donjon auquel on ne peut accéder que du ciel, est surveillée étroitement. Maugis les rejoint. Lirine se change en faucon et crève les yeux du Nécromant gardien de Despine.
Roland, déguisé, apprend l'existence d'un complot des Mayençais sans arriver à savoir en quoi il consiste. Il échoue à convaincre Charles que Ganelon supplie de le tuer s'il doute de sa loyauté.

25.
Le vieux gardien retrouve des yeux grâce à la magie de Lirine et se rallie. Mais le seul contact avec l'extérieur est l'hippogriffe que la sorcière Armodie, cousine d'Ulasse, utilise comme courrier. Lirine capture le bête et, montant dessus, ils s'échappent. Armodie, se devinant trahie, court au bord de la mer appeler à son aide tous les monstres de l'enfer qui, par peur de Richard, refusent. Dépitée et furieuse, Armodie se tue. Ulasse et ses innombrables armées cherchent à reprendre Despine et Richard se précipite contre Ulasse.
Charles, malgré l'opposition des Paladins et de l'armée entière, se met à table à Roncevaux. Ganelon s'éclipse, allume la mèche. Tout saute. Tout meurt. Rinaldin et Rolandin apprennent l'attentat, accourent, ramassent ce qui reste de l'armée et massacrent les Mayençais.

26.
Désespoir de la France. Election de Richard comme roi. On lui envoie des messagers. Liesse.
Après un combat titanesque, Richard tue Ulasse dont les hommes se jettent sur lui. Il vainc et est proclamé roi. Mais, tandis que, dans l'allégresse générale, ils vont à Zimboé, Mélène, la fille d'Armodie, se venge. Elle va aux enfers cueillir l'eau du sommeil, en empoisonne la fontaine et s'empare de Despine.
A Paris, enterrement solennel de Charles et des Paladins. Châtiment de Ganelon. Liesse. Rinaldin et Rolandin partent chercher Richard.

27.
Rinaldin et Rolandin arrivés en Afrique cherchent l'aventure. Ils tuent un énorme dragon. Ils montent au sommet de l'Atlas capturer la déesse Fortune qui vient s'y ébattre. Elle leur échappe. Ils redescendent joyeux.
Richard sort de son sommeil magique et se désole de la nouvelle disparition de Despine.

28.
Richard quitte ses compagnons et erre misérablement. Le vieux, passant par là sur son griffon, le ramène à la vie. Sa magie leur apprend ce que la sorcière a fait de Despine : transformée en ourse, sous la garde d'un cruel géant, elle est dans l'île Tristan. Richard se met aussitôt en route, guidé par le vieux.
De leur côté, Rinaldin et Rolandin partent châtier une sorcière qui attire les garçons pour les tuer. Rinaldin tombe dans le piège amoureux et, nu, enchaîné, est trainé par un géant que le sage Rolandin combat et tue. Ayant assommé un lion qui courait après leurs chevaux, ils se mettent en selle et rencontrent le vieux sur son griffon, et Richard à sa suite. Ils échangent les nouvelles et tous se mettent en route pour l'ile Tristan. Affamés, ils trouvent un château entouré d'un profond fossé où un nain se goinfre en se moquant d'eux. Richard, puis le vieux et le griffon, tombent dans le fossé. Lirine les rejoint et les délivre grâce à un stratagème.

29.
Arrivés à l'île Tristan, Lirine explique à Richard ce qu'il doit faire. La tigresse l'attaque. Les Paladins tuent le géant qui la garde et aussitôt la tigresse câline Richard. Lirine puise de l'eau magique au fond d'une grotte, en arrose Despine qui, reprenant forme humaine, tombe dans les bras de Richard. La sorcière Mélène, furieuse, met le feu à leur bateau et à toute l'île mais le vieux, sur le griffon, va en chercher un autre.
Apparaît dans l'eau une demoiselle nue entourée de monstres marins. Elle appelle au secours. On la sort de l'eau. Les monstres la poursuivent. On en tue. Les autres abandonnent. Elle raconte son histoire, comment, alors qu'elle allait se marier, un roi de la mer l'a voulue ; comment, après son refus, il est mort de dépit ; comment sa mère s'est vengée en la condamnant à errer par les flots sous la surveillance de Protée qui détruit ceux qui viennent à son aide.
Ils embarquent et arrivent en France.

30.
Maugis, parti devant, prévient Paris qui prépare un tournois pour glorifier l'événement. Les héros arrivent dans l'enthousiasme général. Enfin Richard et Despine sont mariés. Bonheur. Mais Mélène la sorcière n'a pas renoncé : elle enlève Maugis et, ne pouvant s'attaquer directement aux époux, vole le grimoire de Lirine. Le lendemain, à la chasse, Despine d'un côté, Richard de l'autre, s'égarent à la poursuite d'une bête et se retrouvent enfermés dans une caverne, ensemble sans se voir. Désolation à Paris. Lirine impuissante, envoie le vieux en Egypte chez la sorcière. Il trouve son grimoire et prend le chemin du retour. Il libère Despine et Richard et le griffon les emmène tous à Paris. Liesse universelle.
FIN

CHANT XVI.

Nicotas, le père de Sarpédon, vient le venger. Il blesse le Scric et enlève les trois belles qu'il confie à sa femme, la sorcière Draghille. Les trois preux, après maints combats contre les redoutables enchantements de la sorcière, la détruisent et libèrent les belles.
De leur côté, Roland et Renaud, partis attaquer Sarpédon, font naufrage à Madagascar et sont attaqués par les sauvages. L'aubergiste enivre Roland qui est capturé. Renaud parti à sa recherche trouve dans une caverne une fille et un garçon attachés.

En vérité, j'ai la tète à l'envers
Lorsque je vois l'humanité sujette
A tant de maux, tant d'accidents divers.
Le vieux Jupin n'a donc plus sa lunette?
Il l'a cassée, ou bien la laisse choir,
Et nous tombons alors au pot au noir.
Ainsi le loup soufle aux yeux d'une béte
L'eau qui l'aveugle, et puis lui saute au cou.
Jupin qui n'a que le plaisir en tête,
Je n'entends pas qu'il se fasse un joujou,
De nous ôter tout le plaisir de boire,
En nous frottant d'absinthe la mâchoire;
Ni qu'il se plaise à créer nos débats,
A voir nos champs se couvrir de soldats,
Et nos moissons par le feu saccagées,
Ou par le fer chaque jour fourragées.
L'artiste adroit qui travaille à l'envers
Aux ateliers de la tapisserie,
Semble n'avoir qu'une fausse industrie:
Tout sous ses doigts vous paraît de travers;
Les yeux, le nez, la bouche, tout grimace;
Mais allez voir s'il vous plaît au revers,
Vous trouverez chaque objet à sa place.
Quand l'artisan divin fit l'univers,
Tel fut son art. Mais je vous tiens peut-être
Un sot propos. Je n'ai pas été maître
De mon dépit, en voyant survenir
Nouvelle crise et nouvelle détresse
Aux deux amants dont le sort m'intéresse.
Je m'attendais à ces chants de plaisir,
Sons amoureux de lyre et de guitare
Que savent bien les Grâces assortir;
Non à ce cri, ce cliquetis barbare
Dont le tapage est venu m'étourdir.
[***]
De Sarpedon Nicotas est le père;
Et des fuyards il a bientôt appris
Que trois guerriers d'une race étrangère
Mettent tout seuls à sac tout le pays;
Que le sang coule à grands flots sur la terre;
Qu'on n'ose plus braver leur cimeterre,
Et que chacun s'enfuit par les taillis.
Comme en tel cas homme avisé doit faire,
A ce rapport le roi craint pour son fils.
Soudain un corps de six mille gendarmes
Est à cheval. Le vieux roi sous les armes
Court avec eux. C'est le vol des faucons,
C'est le rocher qui tombe des montagnes,
C'est la pensée en ses élans si prompts:
Ils vont foulant l'herbage des campagnes
Sans y laisser la trace de leurs pas.
Il faut savoir que le roi Nicotas
Est grand sorcier, et sa femme Draghile
Magicienne encore plus habile:
Car c'est le goût de ce peuple africain,
On trouve là maint faiseurs de prodiges,
Et l'on y tient école de prestiges
Dans un local plus grand pour le certain
Que n'est chez nous le collège romain.
Au bruit que fait l'escadron royaliste
Que la poussière annonce aussi de près,
Les guerriers francs se trouvent bientôt prêts;
Et quoique pris tous trois à l'improviste,
Sans s'étonner, le cimeterre en main,
Vont au devant avec un fier dédain,
Laissant au Scric leurs trois dames en garde,
Et le priant de les conduire au port
En sûreté, sans que rien le retarde.
Le chevalier des pleurs résista fort,
Voulant aussi faire acte de vaillance;
Mais il se rend, avouant l'importance
Que pour sauver ces belles de la mort
Il reste au moins un homme à leur défense.
Il n'avait fait qu'environ deux cents pas,
Voici venir cavaliers et soldats
Qui l'accablant et de dards et de pierres,
A haute voix criaient: Point de quartier!
Il se défend; mais on ne tarde guères
A l'accabler; et puis sur un coursier
On enleva chacune des trois belles.
Nos paladins faisaient des œuvres telles
De leur côté qu'on n'a jamais vu rien
Rien de pareil. Le sang coule si bien
Qu'il porterait bateau. Je dis l'affaire
Tout au plus juste, et sans rien vous surfaire
Pour embellir le récit. Croyez-moi:
Le sang montait en hauteur, sur ma foi,
Plus de deux pieds au dessus de la terre.
De cavaliers, de soldats, de chevaux
On en voit tant d'étendus sur la place
Qu'on en ferait un mont tout des plus hauts.
Le reste fait prudemment volte-face;
Chacun s'enfuit. Richard est si content
D'un tel succès, qu'il en pleure de joie.
Ses beaux cousins en font tous deux autant;
Et puis ensemble ils courent sur la voie
Des trois beautés; et bientôt atteignant
Le chevalier des pleurs que sa blessure
Retient gisant, ils apprennent de lui
En peu de mots la funeste capture.
Chacun des trois dans son mortel ennui
S'en prend au sort, au ciel, à la nature.
Le bon Richard met le Scric presque mort
Sur son épaule, et le conduit au port.
Dans une auberge on pourvoit à la cure,
Richard voit l'hôte, et va l'interroger
Adroitement sur l'humeur, les manières,
De Nicotas, afin de préjuger
Le traitement qu'il fait aux prisonnières.
L'hôte répond: C'est un homme maudit,
Qui chaque jour ainsi que chaque nuit
Parmi démons et farfadets demeure.
Il leur fait faire à tous quelque métier:
L'un est maçon, un autre charpentier.
Moi, je l'ai vu fabriquer en une heure
Certaine tour si haute, qu'en effet
L'aigle en plein vol n'atteint pas au sommet.
Chez lui tout seul je l'ai vu faire naître
En un clin-d'œil cavaliers et chevaux,
Arrêter l'onde, en faire des cristaux.
Sa femme en sait encor plus: c'est son maître;
Et malheureux qui tombe sous sa main!
Je le sais mieux qu'un autre; la sorcière
M'a fait souffrir un tourment inhumain.
Je fus changé d'abord en gros mâtin;
Puis enfermé dans une souricière
Sous une tour horrible, où par milliers
Sont entassés dames et chevaliers;
Si bien qu'enfin ils y manquent de place.
Le beau trio n'entend pas volontiers
Un tel rapport: chacun fait la grimace;
Et Rinaldin, d'un ton qui n'est pas fier:
Veut-on, dit-il, entrer dans cet enfer?
Et toi, reprend Richard, es-tu trop lâche
Pour concourir à l'honorable tâche
De pénétrer en cette infâme tour?
J'y marche seul. Je veux seul en ce jour
Mettre à néant cet enclos d'épouvante,
Fût-il de roche ou bien de diamant.
Tout est aisé pour un fidèle amant;
Par son mépris les poisons que présente
Du sort cruel la coupe malfaisante,
D'un doux breuvage acquièrent la vertu.
Un déplaisir me reste:  j'ai perdu
Les talismans de puissance divine
Que me laissa dans l'île ma Despine:
Portes et gonds, j'aurais tout abattu
En un clin-d'œil, livré la tour aux flâmes,
Et consumé tous ces cachots infâmes;
Mais il suffit de ma seule vertu
Pour en tirer ma Despine et vos femmes.
A ce propos le sage Rolandin
En souriant repart: Mon cher cousin,
Nous avons tous bon cœur; mais si le diable
Retient les gens dans ce fatal réduit
Sans en sortir, quel peut être le fruit
De nos travaux? C'est semer dans le sable,
Ou mettre à l'eau son filet à minuit.
Il parle bien celui-là, reprit l'hôte:
L'autre avait tort, et n'est pas bien instruit;
Car la tour n'a porte basse ni haute:
C'est à plein vol que Draghile y conduit
Ses prisonniers. Je sais seul une route
Par où pourtant jusqu'à la tour on va:
Mais gardez-vous de cheminer par là;
Vous trouveriez la mort sans aucun doute.
Richard répond: Que m'importe cela,
Peut-on penser que je garde l'envie
De voir le jour sans voir ma douce amie?
Le vrai soleil pour moi, c'est celui-là.
Les trois cousins conjurent l'aubergiste
De leur apprendre au juste la façon
De retirer leurs dames de prison.
L'hôte répond d'un ton et d'un air triste:
Vous le voulez; vous méprisez la mort;
Ecoutez donc, s'il vous plaît, mon rapport.
Loin de la tour, environ à deux milles,
Un mont formé de rocs nus et stériles
Ouvre en ses flancs au défaut d'un rocher
Un tel abîme, un si grand précipice,
Que je frémis seulement d'y songer.
Le roc est là plus luisant et plus lisse
Que l'acier fin; et là mille dragons
Roulent des yeux plus rouges que charbons.
Voici bien plus: vous trouvez la montée
Couverte d'eau, mais d'une eau si gelée,
Qu'une fourmi ne s'y soutiendrait pas:
C'est un effet des arts de la sorcière,
Or, voyez donc comme vous pourrez faire 
Si vous n'avez des ailes sous les bras.
Mais supposant qu'un miracle vous porte
Jusques là-haut, vous le payerez cher.
Vous trouverez une enceinte de fer,
Et vous verrez un vieillard à la porte.
Ce vieillard-là n'a pas un corps de chair;
II est de bronze, et n'a pour toute armure
Qu'un grand miroir qu'il tient toujours en l'air:
Dès qu'on s'y voit on devient pierre dure.
De sa main droite il tient un soliveau
Que dans les airs comme un fouet il promène:
Au bout du fouet il pend une centaine
De gros boulets, et cet engin nouveau
Donne à la fois la mort et le tombeau,
Tant à tous coups il enfonce sous terre.
Dans la main gauche est le miroir fatal.
Il faut pourtant terrasser l'animal;
Et pour le, vaincre il n'est qu'une manière,
C'est d'enfoncer l'épieu dans son œil droit:
Le monstre n'a de chair, qu'à cet endroit
Qu'il défend bien. Mais par un coup adroit
Si vous l'avez privé de la lumière,
Entrez alors sans peine, dans l'enclos:
Vous y verrez une large rivière
De poix brûlante, où nagent par troupeaux
Plusieurs milliers d'effroyables baleines
Qui font horreur, avec faces humaines.
Je ne puis rien vous dire sur cela,
Hors qu'à coup sûr la mort vous attend là.
Mais je veux bien que la fortune amie
Vous tire encor d'un péril si pressant,
Vous trouverez la fatale écurie,
Et sur la porte un monstre si puissant
Qu'il n'en est point de pareil sur la terre:
C'est le gardien sans cesse rugissant
Près des coursiers ailés de la sorcière.
Si du gardien vous pouvez vous défaire,
Bonheur à vous: montez à votre tour
Ces beaux coursiers, qui d'une aile légère
Vous porteront à la magique tour
Pour y jouir des doux plaisirs d'amour.
Mais vous voyez, hélas, quelle est la route
Qu'il vous faut suivre; et, je suis fou, sans doute,
De vous avoir appris un  tel chemin.
Enseigne-t-on au chasseur où sa quête
Doit s'adresser pour rapprocher la béte
Qu'il a perdue et qu'il recherche eu vain;
Transport joyeux succède à son chagrin.
Tels nos guerriers, et plus joyeux encore
A ce récit vont tous trois s'embrassant,
Et du transport dont l'ardeur les dévore
L'impatience est l'unique tourment.
La guérison du Scric était prochaine;
Les amoureux prennent congé de lui,
Le suppliant de rester sans ennui
A les attendre au port une semaine.
I1 y résiste, et se rend avec peine;
Mais il se rend. Les héros vont partir:
Bientôt, hélas! ils vont s'en repentir.
Nicote avait fait don à sa sorcière
Des trois beautés qu'il tenait en fourrière.
Elle a perdu Sarpedon, son cher fils;
Elle en ressent des angoisses cruelles,
Les agréments, les grâces des trois belles
Adouciront peut-être ses ennuis.
Vous le pensez? mais malheur aux donzelles,
Si la sorcière apprend que leurs époux
Ont fait tomber Sarpedon sous leurs coups!
Elle se plaît à bien s'assurer d'elles,
Et les plaçant de sa main sur les ailes
De ses coursiers, les conduit à la tour:
Elle craignait jusqu'aux regards du jour.
Despine est là, celle qui l'intéresse
Plus que toute autre, et par discours flatteurs
Elle s'attache à calmer sa tristesse;
Puis, les quittant, elle s'envole ailleurs.
Tout juste au pied du logis des captives
Dans cette tour sont des jardins charmants,
Parés de fleurs toujours fraîches et vives,
A la faveur d'un éternel printemps:
Roses, jasmins, jonquilles et narcisses,
Et la jacinthe avec son bel azur
Qui d'Apollon fait les tendres délices.
Et l'amaranthe avec son pourpre obscur;
Que sais-je encor? mille et mille corbeilles
D'un doux parfum, d'un coup-d'œil si charmant,
D'un tel éclat, que sans enchantement
Jamais le ciel n'a vu telles merveilles.
Vous parlerai-je aussi des arbrisseaux,
Sous leurs beaux fruits pliant comme roseaux?
Faut-il parler de ces belles fontaines,
De tous côtés dirigeant maints canaux
Pour animer les plaines, les coteaux?
Là c'est un fleuve: ici l'eau divisée
Au haut des airs, en retombe en rosée,
L'onde jaillit avec des bruits divers,
Et c'est l'effet des arts de la sorcière.
Là vous croiriez entendre le tonnerre:
Ce sont ailleurs tendres et doux concerts.
Perds donc, Tibur, l'orgueil de tes bocages,
Des seigneurs d'Est précieux héritages.
Toi-même aussi, toi, mon cher Frascati,
Ne parle plus des tiens près de ceux-ci:
Séjour unique, où tout bien se rassemble
Pour enchanter les sens et l'âme ensemble.
Sans l'avoir vu, je gage que Jupin
N'en a pas tant au céleste jardin.
C'est là pourtant que les tristes princesses,
De leur amour sans cesse le cœur plein,
Le jour, la nuit, le soir et le matin
S'entretenaient des communes détresses.
Tel est leur deuil parmi les voluptés
Qu'en ces beaux lieux prodigua la magie
Que leurs sanglots n'en sont point arrêtés.
Trois jours passés, la magicienne impie
Est de retour; mais ses traits sont changés,
Son air est sombre, et ses yeux sont chargés
D'une pâleur dont la teinte plombée
Marque le fiel dont l'âme est imbibée.
L'effet s'ensuit. Les démons à sa voix
Viennent soudain dépouiller les trois belles,
Et les meurtrir de leurs verges cruelles:
Puis, les faisant attacher toutes trois
A des troncs d'arbre en piteuse posture,
Elle leur dit que dès le lendemain
Elles seront de ses chiens la pâture;
Leurs os broyés, épars sur le terrain
Où son cher fils a reçu la blessure.
Disant cela, son air est inhumain.
Et vos maris, reprit-elle, je jure
Que je leur garde aussi même destin.
Lors d'un seul mot détruisant son jardin,
On n'y voit plus que décombres stériles:
Puis elle part. Les beautés immobiles
Fondaient en pleurs, croyant à tout moment
Voir les mâtins venir chercher leur proie;
Et cependant leurs époux sur la voie
De cette tour, couraient incessamment.
Dans le chemin un ours qui les arrête
Avec fureur s'en vient les assaillir,
Rolandin court à lui. L'énorme bête
Veut l'étouffer et croit n'y point faillir;
Mais le héros lui sépare la tête
D'avec le cou: l'animal tombe mort.
Deux autres ours viennent, quittant leur fort,
Du fond des bois venger leur camarade;
Mais les cousins leur donnent telle aubade
Sur le museau, qu'ils ont le même sort.
Ce rare exploit qui ne leur coûta guère
Pour les guerriers fut d'un grand intérêt.
Les ours de là sont bien une autre affaire
Que ceux d'ici. Jugez-en, s'il vous plaît,
Quand vous saurez qu'ils ont à chaque patte
Soixante ergots en crochet si pointu
Qu'en aiguisant l'acier le mieux battu,
Il ne faut pas qu'un ouvrier se flatte
D'en faire un seul de semblable vertu.
Le ciel nous donne un secours efficace,
Dit Rinaldin; écorchons ces ours-là,
Et sous leur peau mettons-nous à leur place:
Nous grimperons la montagne de glace
Par le moyen des griffes que voilà.
Les deux cousins font signe de la tête
Pour approuver, et soudain on se met
A travailler pour se changer en bête.
Les trois guerriers semblent ours en effet,
Et font ainsi chemin vers la montagne.
Où de vrais ours un tas les accompagne.
L'histoire ajoute un conte assez bouffon,
Peut-être vrai; c'est qu'un gros ours, dit-on,
Dans les halliers amoureux d'une oursine
Dont Rinaldin avait la peau, la mine,
Vint galamment lui lécher le museau;
Puis l'enjambant sur le dos bien et beau
Semblait vouloir consommer la sottise.
Le paladin suait sous cette crise,
Dont ses cousins riaient d'un air malin.
Même on prétend que l'acte de luxure
Sur le Français s'exerça tout à plein;
Mais ce sont là dires d'un écrivain
Qui laisse aller sa plume à l'aventure.
Que ce soit fable, ou bien vérité pure,
Peu nous importe. On voit déjà le mont;
On voit la tour où les trois guerriers vont.
Ils ont bientôt gravi ce mont sauvage,
Et sans danger: c'est un miracle exprès.
Les animaux qui gardent le passage,
A l'homme seul en défendent l'accès.
Voilà pour lors l'enclos où par magie
Le vieux d'airain porte fouet et miroir:
Fouet assommant, miroir qui pétrifie
Tout du plus loin quiconque le peut voir.
Mais les faux ours, marchant sous le feuillage
En gens d'esprit, n'y voyent qu'éléphants,
Tigres, lions qu'ils trouvent bons enfants.
Rolandin seul s'approche du passage
Où pend le fouet à grelots si pesants;
Et comme il est fertile en tours plaisants,
Il jette à l'œil du vieux de la montagne,
Son œil unique, un peu de son d'Espagne;
Et le vent fut si bon pour le guerrier
Que le tabac remplit l'œil tout entier.
Le vieux jeta son miroir, et la plaque
Qui défendait si bien de toute attaque
Cet œil si cher, devenu son tourment:
Il se l'essuie, il se le frotte, il l'ouvre;
Et Rolandin, sitôt qu'il le découvre,
D'un coup d'estoc le perce adroitement.
L'homme d'airain trébuche, tombe à terre:
Tout disparaît, les monstres vont ailleurs.
Rinaldin dit: Il faudrait nous défaire
De ces peaux-là, bonnes pour les tanneurs:
Jouer des mains est à présent l'affaire;
Il ne s'agit ni de grimper un mont,
Ni d'aveugler un borgne. On lui répond:
Tu parles bien, d'autant que la fourrure
Grève les reins de mainte échauboulure* [cloque].
On se dépouille; et les trois compagnons
Cherchent ce lac brûlant où les baleines
S'en vont nageant en guise de goujons,
Comme j'ai dit, avec faces humaines.
En approchant, la fumée et l'odeur
Se font sentir, et l'odeur n'est pas bonne.
Le beau trio tient conseil, et s'étonne,
Non sans avoir un petit brin de peur.
Je dis le vrai: Je ne suis pas personne
Qui, pour vanter à l'excès mes héros,
En veuille faire ou des fous ou des sots.
Autre chose est l'effroi d'une âme vile,
Ou crainte juste et défiance utile:
Le premier lot est d'un poltron sans cœur;
L'autre est sagesse accompagnant valeur.
Les trois guerriers marchaient vers la rivière
A pas comptés, songeant à la manière
De la passer. Rinaldin dit tout haut
A Rolandin: Ce n'est pas une rave
Qu'une baleine; et puis j'ai peur du chaud:
En poix qui bout le bain n'est pas suave.
L'autre répond: Juger sans avoir vu,
Mon cher cousin, ne vaut pas un fétu:
Consultons-nous au bord de la rivière.
Disant ces mots ils y touchaient déjà:
Elle leur semble une immense chaudière
De poix bouillant à gros bouillons. C'est là
Que va nageant mainte et mainte baleine;
On en pouvait compter un million,
Et chacune est comme un gros galion.
Le beau poisson pour pécher à la seine!
C'est, dit Richard, grand miracle de Dieu
Si nous passons par ce fleuve de feu.
Ils vont courant tout le long du rivage,
Mais vainement, pour trouver un passage.
Même embarras de l'un à l'autre bout;
Poix qui bouillonne, et baleines partout.
Rinaldin dit: Voyez-vous ces pucelles?
Allons souper et coucher avec elles.
Il était près du bord, disant cela:
On l'entendit sans doute, car voilà
Qu'une s'approche en courtoise personne,
Et galamment le vient saluer là,
Baissant son nez, large comme une tonne.
Vous devriez être cuite déjà,
Dit Rinaldin, dans ce marc qui bouillonne.
Lors il s'escrime, et frappe à tours de bras
Sur l'animal qui ne s'en émeut pas:
C'est le zéphir qui soufle sur un chêne.
Vive Jésus! nous perdons notre peine,
Dit Richardet; je ne vois qu'un moyen,
Et j'ai l'espoir qu'il nous fera grand bien:
Mais fiez-vous tous deux à ma parole
Si vous voulez que l'affaire aille bien.
Ma foi, je tiens ton espoir pour frivole,
Dit Rolandin, et je n'espère rien:
Je vois le mal, et crains encor du pire.
Laissez-moi donc, reprit Richard, vous dire
Que je m'en vais où gît l'homme d'airain:
J'apporterai ce redoutable engin
Qui pétrifie, et vous verrez ensuite
Crainte et débat se terminer bien vite.
Mais permettez qu'on vous bande les yeux:
J'en aurai soin; sans quoi la réussite
De mon projet, vous nuirait à tous deux.
Sur Rolandin il entre en exercice,
Et puis à l'autre il rend même service;
Puis il les quitte. Il a bientôt trouvé,
Dans un étui de cuir, bien conservé
Le grand miroir, qu'aussitôt il apporte
A ses cousins, disant: Tout est sauvé.
Il les console, et surtout les exhorte
A demeurer encore un petit peu
Les yeux bandés: puis va se faire un jeu
Des gros poissons; lance à l'un une pierre,
A l'autre un dard, pour les mettre en colère.
Il réussit: toutes viennent sur l'eau;
Et de fureur alongeant leur museau,
Au paladin font hideuse grimace.
Avez-vous vu l'hiver faire une chasse
A la lanterne? On va sous les ormeaux,
Sous la feuillée où dorment les oiseaux:
L'éclat subit du fallot les réveille,
Les éblouit; ils tombent aux réseaux,
Et le chasseur en remplit sa corbeille.
Ainsi Richard, armé de son miroir,
Change à son gré chaque baleine en pierre;
Puis il le jette au fond de la rivière,
Et fait très bien, car on pourrait s'y voir.
A ses cousins rendant lors la visière:
Passons, dit-il; le succès est entier;
Et pour l'exemple il marche le premier
Sur les poissons qui sont vraiment de pierre.
De l'un à l'autre alors ils vont sautant,
Passent le fleuve, et chacun est content.
Achevons donc, dit Richard, ce qui reste.
Nous approchons de ce monstre funeste
Dont en tremblant l'hôte nous a parlé;
C'est le gardien de l'attelage ailé,
Et c'est ici qu'il faudra le combattre,
Heureux tous trois si nous pouvons l'abattre!
Disant ces mots, ils entrent sur un pré
Couvert de fleurs et de fines herbettes;
Et par-delà sont quelques maisonnettes
Dans un enclos de pâlis entouré.
Ils vont plus loin, et d'un œil assuré
Du monstre horrible ils cherchent les retraites:
Tout leur espoir était là concentré.
Soudain il hurle au fond de son repaire:
C'était un singe, et de tel gabari,
Qu'à ce qu'on dit la plus grosse panthère
N'aurait paru qu'un rat auprès de lui.
Charbons ardents sont ses yeux; sa mâchoire
Bave le sang sur sa peau rude et noire;
Ses doigts crochus creuseraient aisément
Cent pieds au moins de terre en un moment;
Et sa queue a la longueur et la forme
D'un aqueduc. Tombons tous à la fois,
Dit Richardet, sur cette bête énorme,
Qu'à chaque flanc s'attache un de nous trois
Sans le quitter; le troisième au derrière:
C'est, selon moi, la meilleure manière
D'en triompher; et je suis assuré
D'y réussir en un miserere.
Cette entreprise, amis, est la dernière,
Et va nous rendre enfin dans cette tour
Les trois objets si chers à notre amour.
Tous trois ensemble ils attaquent la bête,
L'un par le dos, les autres sur le flanc,
Sans dire mot. C'est le jeune Roland
Qui la travaille au plus loin de la tête.
Il a déjà su mettre tout en sang
La grande queue, et la bête en enrage;
Puis, la tranchant comme pain à potage,
Il l'a bientôt réduite à la moitié.
Par-ci par-là chatouillant l'orifice,
Il y fourrait son épieu sans pitié;
Et l'animal n'aimait pas ce service,
Mais dans sa panse un régiment à pié
Aurait, dit-on, pu faire l'exercice.
Pendant ce jeu, les autres travaillaient
Sur les côtés, et si bien chamaillaient
Qu'en peu de temps la bête est au supplice.
Lors Rinaldin, qui ne pense pas mal,
Court au hameau prendre ces étrivières
Qu'on met aux bœufs; puis vient à l'animal
Adroitement les mettre en jarretières.
Il le garrotte, et tire à tour de bras,
Tant et si bien que la béte est à bas.
Alors il lie à son train de derrière
Son avant-main, serrant le tout bien fort.
Rinaldin dit: Qu'en voulons-nous donc faire?
Finissons-en, et lui donnons la mort.
Mais Rolandin: Je veux que la sorcière
Voye en nos mains sa béte prisonnière
Pour en crever de honte et de dépit:
Elle apprendra quel est notre acabit.
Cela posé, tous trois à l'écurie
S'en vont tout droit, et trouvent un garçon
Qui les voyant pâlit, tremble, et s'écrie
En reprenant ses esprits: Comment donc
Avez-vous pu venir dans cette cage
Où ne saurait entrer un papillon?
Richard réplique: Un homme de courage
Surmonte tout, ou meurt sans dire non.
Or, fais-nous voir l'ami, sans artifice,
Tes beaux chevaux ailés; et si tu veux,
Viens avec nous pour nous rendre service
Dans le besoin. Je puis donc être heureux,
Dit le bon homme, et finir mon supplice!
Il selle et bride alors chaque coursier,
Quand ils ont bien vidé le râtelier,
Pour qu'avec cœur ils fassent leur office.
Mais, mes seigneurs, avant que de partir,
Je dois, dit-il, d'un fait vous avertir.
La magicienne est si fort entichée
De ses coursiers, qu'il ne lui suffit pas
De la défense à leur garde attachée;
Et dans la peur de perdre son haras
(Voyez un peu la malice infernale!)
Elle se sert d'une jeune cavale:
Dessous sa queue elle a mis un démon
Toujours actif à répandre un poison
D'un effet sûr. L'odeur qui s'en exhale,
Sans y faillir, ramène à la maison
Ces animaux, s'ils rompent leur prison.
Or, voyez-vous, je ne sais comment faire
Par le chemin pour nous en assurer.
Rinaldin dit: Pourquoi pas opérer
Ces beaux galants? A merveille, cher frère,
Dit Rolandin, c'est le nœud de l'affaire;
Le spécifique est sûr dans ces cas-là.
Opérons-les. Et tout de suite on va
Mettre la main à l'œuvre. On serre, on serre
Un nœud coulant: le paquet tombe à terre.
Lors Rolandin, en guise de collier,
L'attache au cou de la vilaine béte;
Puis il écrit sur feuille de laurier:
« C'est le cadeau que le trio guerrier
« A Draguilla laisse ici pour sa fête.
« Fais-en saucisse ou joyau singulier;
« Il te siéra, détestable coquine,
« Ornant ta tête, ou couvrant ta poitrine. »
Lors le gardien, en garçon avisé,
Va dans un coin prendre un chiffon usé
Qui conservait une odeur de cavale.
Et puis il va le mettre sous le nez
Des beaux chevaux amoindris et fanés,
Sans qu'à présent ce parfum les régale;
Et nulle part ils n'en témoignent rien.
Montons dessus, dit-il, tout ira bien;
Ils ont sagesse et pudeur de vestale.
Ils étaient cinq les ailés destriers;
Trois fendent l'air sous les trois chevaliers,
Et le garçon monte le quatrième,
Menant en main pour relais le cinquième.
Ils font chemin, volant comme éperviers,
Jusqu'à ce bois où sont leurs femmes nues
Dans les liens pleurantes et battues.
Le garçon prend les cinq chevaux ailés,
Et les guerriers vont à pas redoublés
Rendre chacun à sa dame outragée
Ses beaux jupons, bleux, jaunes ou perlés:
Lui promettant qu'elle sera vengée
Au départir de ce lieu de tourment.
Lors on entend la sorcière enragée
Qui par les airs arrive en blasphémant.
Le bon Richard fait cacher prudemment
Les cinq coursiers, et même fait prière
A ses cousins d'en vouloir faire autant
En certain trou qu'il voit sous une pierre.
Lui, reste au guet attendant la sorcière:
A sa descente à terre il se promet
De lui donner sans faute son paquet.
Or la voilà qui vole toute nue:
Elle a tant fait de chemin qu'elle en sue,
Et ses tétons pendent sur ses genoux.
Elle criait: Je viens exprès pour vous;
Vous allez voir, salopes, gourgandines,
Ames de boue, infâmes concubines
De mécréants qui servent saint Louis,
Vous allez voir vos destins accomplis.
Disant ces mots elle touchait à terre,
Richard est leste; il la saisit au crin,
Dont il se sert en guise de funin
Pour l'amarrer à la plus grosse pierre.
Puis appelant les dames, il leur dit:
J'écorcherai bientôt ce corps maudit,
On n'a point vu de semblable mégère.
Durant ceci, la méchante sorcière,
Les yeux ardents et le front rechigné,
Les regardait d'un air peu résigné;
Mais force était d'avaler la pilule.
Le garçon vient; il fait une canule
Qu'on introduit au dessus du talon
Dont un couteau lève la pellicule
Et la vilaine enfle comme un ballon:
C'était vraiment chose assez ridicule.
Elle enrageait d'être comme un chevreau,
Quand on veut faire une outre de sa peau.
Le plus comique en toute cette affaire,
Ce fut de voir, comme on le vit, dit-on,
Les deux cousins, qui du haut d'une pierre
A qui mieux mieux sautaient sur le ballon,
Tant et si bien qu'à ce jeu polisson
La tonne crève, et le vin tombe à terre;
Et le garçon écorche la sorcière,
Ni plus ni moins qu'on ne pèle un oignon.
Elle appelait au secours tous les diables.
Les trois beautés, qui ne craignent plus rien,
Prêtaient l'oreille à ses cris effroyables
Comme la lune au jappement d'un chien.
Elles riaient en la voyant sans force:
Puis à la fin elles en font un torse,
En lui coupant bras, jambe et cetera:
Sera bien fin qui la reconnaîtra.
Tout disparaît. La tour fait la cascade;
Et ses chevaux ailés si singuliers
Sont vrais ânons, portant dans leurs paniers
Deçà, delà, fruit, fromage et salade.
Dames de rang et gentils cavaliers
Hors de prison s'en vont en promenade:
Tous à-la-fois se trouvent dans un pré.
Un de ces gens qu'on voit bon gré, malgré,
Epiloguer sur chaque minutie
Demandera pourquoi la fée oublie
En ce conflit d'employer son grand art.
Je répondrai qu'elle se leva tard
Et toute nue, et que sous sa gonille* [guenille]
Elle laissa toute sa pacotille
D'enchantements. Soit dit pour aujourd'hui;
Mais par ma foi je n'aurai pas l'ennui
De vous donner sur chaque point la glose.
Je ne veux point être commentateur
De l'écrivain dont je rime la prose:
Si je le fais, c'est que j'en suis d'humeur.
Une autre fois je vous dirai la chose
Tout uniment, comme l'auteur l'expose.
[***]
Tandis qu'ils sont tous à se divertir,
Informons-nous, s'il vous plaît, du grand comte
Et de Renaud. Vous les vîtes partir
Pour s'en aller tirer vengeance prompte
De Sarpedon, qui les offensa tant
Quand à Richard il enleva Despine
Qu'il emporta dans ses bras tout courant.
L'histoire dit qu'étant sur la marine,
Un ouragan s'en vint les assaillir;
Et trente jours entiers sans y faillir
Ne leur fit voir que mort et que ruine.
Enfin pourtant ils purent se r'avoir;
Ils voyent terre; ils y dressent la proue
En grande fête, et débarquent le soir.
Là, d'autres qu'eux eussent bien fait la moue
Et regretté la tourmente des flots,
Même la mort dans l'abîme des eaux.
C'est sans mentir la plus cruelle plage
Qu'on trouve en mer; mais les nobles parents,
Unis de sang, d'exploits et de courage,
Loin d'avoir peur, sont calmes et contents.
Ce pays-là, c'est l'île de la Lune,
Madagascar nommée en d'autre temps;
Et dans le monde on n'en verra pas une
Qui donne asile à peuples plus méchants.
Blanche au dedans, près des bords elle est brune,
Et ne contient que coquins et brigands:
Race perverse, insolente et perfide,
Preste à tout mal, prompte à tout homicide.
Les deux héros avaient débarqué là
Dans certain port appelé Machicore,
Vers Cafrerie, et des l'abord déjà
Sont investis par la peuplade more.
Le bon Roland, d'un signe de la main,
Veut écarter cet importun fretin;
Mais on tient ferme, et l'on s'avise encore
De l'assaillir de loin comme un mâtin,
A coups de pierre. Alors le noble comte,
Dont le grand cœur aurait scrupule et honte
D'user du fer avec tels malotrus,
En saisit un par ses pieds noirs et nus,
Et puis le lance en l'air que c'est merveille:
Il paraissait d'en bas une corneille,
Et va tomber à trois milles de là.
Jugez un peu ce qu'on dit à cela!
Chacun s'enfuit, ma foi, vaille que vaille.
Mon beau cousin, s'écrie alors Renaud,
Ce mécréant, s'il eût été de paille
Ou bien de foin, n'eût pas volé si haut.
Roland repart: Moi-même, je m'étonne
D'avoir lancé si loin ce gros crapaud.
Trois mille pas! l'arbalète était bonne.
Cherchons un gîte à présent, mon cousin,
Reprit Renaud: ma foi je meurs de faim,
De faim, de soif, et de sommeil ensemble.
Et puis, vois-tu, ce peuple a l'air malin;
S'il nous faisait comme fait le dauphin
Avec le thon? Bon! bon! laisse-les faire,
Reprit Roland: je suis vieux, ma visière
Va de travers; mais je suis, grâce à Dieu,
Sur mes deux pieds aussi ferme qu'un pieu.
Comme ils parlaient, ils voyent sur la porte
D'un grand logis, la branche de laurier,
Signe d'auberge; et le couple guerrier
Entre dedans. L'hôte a la gueule morte
En les voyant, tant ils lui faisaient peur.
Il voulait fuir; Roland le reconforte,
Lui demandant avec l'air de douceur
S'il a bons lits et vins de bonne sorte.
Oh! pour cela, dit l'hôte rassuré,
Vous trouverez de tout à votre gré.
Et pour essai le fin matois apporte
Un vin exquis. Roland est altéré:
C'est du nectar, dit-il, et s'en régale.
Renaud voyant de quel cœur il avale:
Tout beau! dit-il; c'est ici, mon cousin,
Qu'il ne faut pas jouer avec le vin.
Le comte est sourd, et recommande à l'Hôte
D'en apporter dix autres caraffons,
La grande soif desséchant ses poumons,
A ce qu'il croit les colle sur sa côte;
Il va renaître en vidant les flacons.
L'hôte jouit, et voit là que sans faute
Le Parmesan pleut sur ses macarons.
Voilà le vin; Roland le boit sans compte,
Table et flacons, tout tourne aux yeux du comte.
Il rit; il dit: Renaud, mon beau bijou,
Dansons un peu. Puis, sautant comme un fou,
Il perd la tête, et tombe à plate terre,
Criant: Je suis un navire léger!
Et des deux mains il a l'air de nager.
Le bon Renaud, qui l'aimait comme un frère,
La larme à l'œil, le porte avec grand soin
A l'écurie, et l'étend sur du foin.
A s'endormir Roland ne tarde guère;
Il ronfle au mieux; et Renaud tout pantois
Va souper seul. L'aubergiste demeure
A le servir. Le drôle était matois;
Il l'amusa de cent contes grivois,
Et l'entretint au moins une bonne heure,
Donnant le temps à ce peuple brigand
De garotter et d'enlever Roland.
Le lieu désert, avec la nuit obscure,
Et les grands bois qui vont jusqu'à la mer,
Tout est pour eux; tout les aide et les sert
A s'assurer cette grande capture:
Mais plus que tout, le vin et la fureur
De s'enivrer, qu'eut le héros buveur.
Renaud descend trop tard à l'écurie:
Il voit le fait, il devient en furie:
C'est un lion qui, pressé par la faim,
Va s'élancer sur une bergerie.
Tel il s'emporte, et la torche à la main
Il fait brûler toute l'hôtellerie,
L'hôte et les gens avec; et puis il sort,
Portant partout le carnage et la mort.
A chaque pas il s'arrête, il s'écrie:
Mon cher cousin, où t'a conduit le sort?
Dans la forêt, malgré la nuit obscure,
Renaud s'enfonce, appelant son cousin,
Tâtant partout, sondant chaque ouverture
Avec son fer ou bien avec sa main.
Sous les halliers il entend à la fin
Un bruit confus de voix interrompues
Par des soupirs. Il y marche soudain,
Ardent à voir choses inattendues.
Il est bientôt frappé d'une clarté
Que du terrain transmet une crevasse.
Il y met l'œil, et sans difficulté
Au souterrain voit tout ce qui se passe:
C'est une fille avec un beau garçon,
Liés tous deux en barbare façon,
Et tout auprès est un vieillard qui pleure;
Plus loin, soldats qui ne comptent pas l'heure,
Faisant débauche et de vin et de jeu.
Renaud touché recommandait à Dieu
Les affligés; quand au dehors de l'antre
Un homme vient par hasard lui montrer,
Sans le vouloir, comme on y sait entrer.
Il lève un bloc de pierre, et puis il entre
Par un pertuis que le bloc recouvrait.
Serait bien fin, mesdames, qui dirait
Si vous ou moi sentons en cette affaire
Plus vif désir de percer le mystère
Des inconnus terrés dans cet endroit.
Moi je m'en meurs; mais songeons que l'histoire,
De jour, de nuit, aura le même goût.
Il se fait tard, et j'ai bonne mémoire:
Venez demain; je vous conterai tout.

CHANT XVII.

Renaud massacre les gardiens et libère les damoiseaux, roi et reine d'une île voisine : la fille  a été capturée par des corsaires et le garçon pris en tentant de la délivrer.
Ferragus, tout étonné de se trouver en France où Neptune l'a fait conduire par un triton, rencontre Maugis en rejoignant Charlemagne. Dans une auberge, il trouve un inconnu [Astolphe] et ils décident d'y passer la nuit.
De leur côté, les preux et leurs dames gagnent l'endroit où le Scric guérit de ses blessures. Celui-ci presse Despine de partir avec lui sans Richard. Elle refuse et lui reproche cette trahison.

De tous les dons que le ciel nous a faits,
En vérité le vin n'est pas le moindre;
Je le tiens même, à vous parler sans feindre,
Pour le plus cher des célestes bienfaits.
C'est à lui seul, qu'un misérable en proie
A tous les maux, doit encor quelque joie.
Mais gardons-nous d'en boire un tonneau plein,
Et n'ayons pas toujours le verre en main.
En toute chose il faut qu'on se modère;
Faire autrement c'est jouer trop gros jeu.
Vertu se tient dans le juste milieu
Où la retient une juste barrière;
Un pas de plus, c'est le vice et l'erreur.
La vertu sent les peines sans murmure:
Ne les pas voir, n'est que sottise pure:
Les trop sentir, est faiblesse de cœur.
Comme j'ai dit, buvez-vous sans mesure?
Vous n'êtes plus qu'une béte en fureur.
Le moindre excès est encore une injure
A la raison, à vous, à votre honneur.
Mais buvez-vous avec économie,
Dans une juste et naturelle envie
De ranimer vos sens et vos esprits?
Vous êtes sage et je vous applaudis.
Celui qui tue un homme, est moins barbare,
À mon avis, que celui qui s'égare
Jusqu'à tuer lui-même sa raison,
Ou la réduire en honteuse prison.
Chacun en rit, et chacun le baffoue,
Le voyant prêt à tomber dans la boue.
La rue est large; il n'y saurait tenir,
Et va disant à qui veut bien l'ouïr
Tous ses secrets. Si j'avais la police,
A ces messieurs, je ferais voir beau jeu:
J'entends ceux-là qui font le sacrifice
De leur raison, et cela, pour si peu.
Car si c'était qu'un jour par aventure
Vin trop fumeux vous prît sans votre aveu
Au dépourvu, craignez peu ma censure.
Quant à celui qui se fait un cadeau
De s'abrutir à boire sans mesure,
Je le voudrais tenir dans un bateau
Sur la rivière à s'abreuver d'eau pure.
Mais parmi nous songe-t-on à cela?
S'occupe-t-on de guérir ce mal-là?
Tout au contraire, on va criant merveille
A qui d'un trait avale une bouteille.
[***]
Si le grand comte avait eu le bon sens
De résister à sa fureur de boire,
Se verrait-il, chargé de fers pesants,
Triste jouet de la canaille noire?
La corde au cou comme un vrai criminel,
Ils ont osé le traîner au prétoire
De leur monarque; et ce tyran cruel
Mange un chrétien à jeun comme une poire.
Quand il apprit que le fier paladin
Avait lancé l'un des siens à la nue,
Il ordonna que dès le lendemain
On lui coupât et l'une et l'autre main.
Figurez-vous si Roland se remue
Dans ses liens; mais on le garde à vue
En attendant que demain le bourreau
De chaque bras lui détache un morceau.
Laissons-le un peu rêver dans cet hospice;
Il y pourra, j'espère, s'amender:
Grands accidents savent persuader
Un vicieux, et le tirer du vice
Mieux que beau dire en prose ou même en vers.
Et retournons en hâte à ces déserts
Où dans un antre à leurs desseins propice
Sont réunis tant de vauriens divers.
Renaud voyait soulever une pierre,
Et pénétrer par-là dans la tanière
Où gémissaient la fille et le garçon,
Un vieux soudart qui s'en va sans façon
Se mettre à table avec ses camarades.
Renaud le suit, et l'épée à la main
Sans hésiter descend au souterrain,
Fait place nette à force d'estocades
A droite, à gauche, et s'escrime si bien
Qu'il va mêlant aux pâtés, aux salades,
Un tas de morts: le tout en moins de rien.
L'un meurt tenant son verre et sa bouteille;
L'autre en maintien encor plus guilleret,
On en vit un qui croquait un poulet;
Renaud le sabre au dessous de l'oreille.
Affreux spectacle! on voit parmi les plats,
Sur le buffet, têtes, jambes et bras;
Le vin, le sang, coulent mêlés ensemble
Par la caverne. Oh! que l'homme a grand tort,
Quand dans le sein du plaisir il lui semble
Qu'il ne doit pas redouter que la mort
Vienne sitôt interrompre sa joie!
Elle est tout près: elle saisit sa proie.
Tous les brigands couchés sur le carreau,
Le paladin court à la demoiselle,
Rompt ses liens et ceux du damoiseau,
Disant: O vous dont le sexe femelle
En l'enviant toujours s'honorera,
Je n'ai rien fait ici pour vous, la belle,
Près des travaux que mon bras soutiendra
Pour subjuguer la fortune rebelle
Bonne aux méchants, aux bons toujours cruelle,
Qui vous poursuit. Elle vous servira;
Je vous le jure (et prononçant cela
Il fait briller sa redoutable épée)
J'en jure Dieu; la vilaine poupée
Qui vous poursuit, mon bras la soumettra.
La belle alors interdite et confuse,
En rougissant regarde son sauveur.
Elle se tait, et par signe s'excuse
D'être sans voix en ce moment d'horreur
Pour exprimer ce qu'elle a dans le cœur.
Au paladin le jouvenceau s'adresse,
Et dit: Seigneur, une telle prouesse
Décèle en vous un illustre guerrier:
De vos exploits ce n'est pas le premier.
Pardonnez-nous à tous deux un silence
Qui vous cachait notre reconnaissance:
Le grand respect, l'éclat de vos hauts faits,
Nous a rendus l'un et l'autre muets.
Mais un mortel, quel que soit son courage,
Peut-il tout seul faire un pareil ouvrage?
Vous avez l'air d'être un ange du ciel,
Que de son trône envoya l'Eternel
Dans sa pitié, pour finir la misère
Où nous avons passé l'année entière,
Et nous sauver une honteuse mort.
Pendant ceci, Renaud avec transport
A ses genoux voyait la demoiselle,
Qui les embrasse avec ses blanches mains.
Il s'en émeut: les appétits humains
Se font sentir. Son trouble se décèle,
Comme la joie éclate dans un chien.
Le damoiseau qui s'en aperçoit bien,
Courtoisement écarte un peu sa femme.
Sortons, dit-il, de ce réduit infâme,
Et s'il vous plaît allons revoir le jour.
Oui, dit Renaud: que le vieux nous précède,
Il marche mal; nous viendrons à son aide,
Le soutenant tous les trois tour-à-tour.
Gagnant alors le trou par où l'air entre,
Et chacun d'eux s'y fourrant à son tour
Avec effort, les voilà hors de l'antre.
Tous les objets qu'avait décolorés
La sombre nuit, reprenaient par degrés
En ce moment leur teinte et leur parure.
Déjà la rose a son bel incarnat,
Et le jasmin sa blancheur vive et pure;
L'aurore enfin brillant d'un doux éclat
Ressuscitait, réveillait la nature.
Faisons chemin avant l'heure du chaud;
Et s'il vous plaît, en marchant, dit Renaud,
Apprenez-moi vos noms, votre aventure.
Lors le garçon: Pourrions-nous sans injure
Nous refuser au moindre de vos vœux?
Je dirai tout. Amour nous prit tous deux
Dans le filet où sa main toujours sûre
Tient à son gré les hommes et les dieux.
Vers le ponent, près de cette île immense,
On en voit deux d'une moindre apparence.
L'une est à moi, connue aux voyageurs
Par le surnom de l'île la Cruelle:
Les gens y sont méchants et batailleurs.
L'autre au contraire, on la nomme la Belle:
Femmes y sont plus charmantes qu'ailleurs;
Vous en voyez près de vous un modèle.
Elle y naquit pour le trône; et, je crois
Par sa beauté comme aussi par ses droits,
Elle en est reine, et son peuple l'adore.
Mon cœur est fier: je haïssais l'amour,
L'amour lui-même, et les amants encore.
J'eus toutefois tel désir de la voir,
Qu'en matelot me déguisant un soir,
Secrètement je passai dans son île.
J'y parcourais son palais et la ville
Soir et matin, mais sans l'apercevoir.
Enfin pourtant je fais la connaissance
D'un de ses gens, et j'ai quelque espérance
Quand il m'apprend qu'auprès de la cité,
A Mahomet un temple consacré
Souvent l'attire en saint pèlerinage;
Et que demain sans tarder davantage,
S'accompagnant des dames de sa cour,
Dévotement dès la pointe du jour
Elle y viendra, comme c'est son usage,
A pied peut-être, ou peut-être à cheval,
Peut-être aussi dans un char de cristal
Si beau, si clair, qu'il enchante la vue.
Le valet part. Je soupire, je sue
En priant Dieu d'avancer le signal
De la comparse, et j'attends dans la rue.
C'était alors la riante saison
Où tout jouit, dans les airs, sur la terre
Et dans les mers; quand l'amour et sa mère
Dans tous les cœurs versent leur doux poison,
Ours et lion, taureau, tigre, panthère,
Oiseaux, poissons, sentent même transport:
Qui ne le sent doit se tenir pour mort.
Au point du jour sort du palais la belle
Que vous voyez. C'est ma vie, et près d'elle
Je ne crains pas que mes jours prennent fin.
Ses blonds cheveux s'épandaient sur son sein;
Et la couleur de sa robe était telle
Que je ne puis la nommer: c'était celle
Dont la colombe à l'éclat sans pareil
Change la teinte aux regards du soleil.
Junon, au ciel peut-être ainsi vêtue,
Parmi les dieux à leur table s'assied.
La belle avait sur son épaule nue
Un voile fin descendant jusqu'au pied,
Et parsemé de fleurs en broderie
Où se mêlaient avec tant d'industrie
La perle et l'or, que mon œil ébloui
Pour un instant quitta son beau visage.
En la voyant, ce cœur fier et sauvage
Dont mon orgueil avait longtemps joui,
Ce cœur d'acier, fondit comme la cire
Dans un brasier: tant l'amour a d'empire.
Je fus amant. Cher et bienheureux jour,
Trait enflammé qui fîtes ma défaite,
Je vous bénis sans cesse, et ne regrette
Que d'avoir pu vivre un temps sans amour.
Je la demande alors en mariage:
On me l'accorde aussitôt volontiers,
Et nous faisons d'abord heureux ménage.
Bientôt, hélas! nous sommes prisonniers.
Certains forbans débarqués au rivage
S'étaient cachés depuis trois jours entiers,
Et nous guettaient sous le sombre feuillage
D'un bois épais où nous allions chasser.
Ma suite accourt pour nous débarrasser;
Mais c'est en vain: l'escadre du corsaire
Etait en mer et volait sur les flots.
A cet aspect nos sujets en colère,
Deçà delà montent sur des bateaux,
Forcent de rame et courent avec zèle,
Avec l'ardeur d'un cœur vraiment fidèle.
Clarine et moi, c'est le nom de ma belle,
Nous n'étions pas sur le même vaisseau:
Mais je l'entends; c'est sa voix qui m'appelle
Par cris plaintifs, comme la tourterelle,
En gémissant, répète à chaque ormeau
Qu'elle a perdu son compagnon fidelle.
Si j'en sentis douleur plus que mortelle,
Vous en voyez sans peine le tableau.
Mes défenseurs eurent un vent propice,
Et leur flottille en profita si bien,
Qu'elle atteignit la nôtre en moins de rien.
Je bénissais le ciel et sa justice:
Mon sort allait changer du mal au bien,
Près d'échapper à ce tas de harpies
Qui menaçaient à chaque instant nos vies;
Quand tout-à-coup la barque qui portait
Tout mon trésor, celle ou ma femme était,
Force de voile et semble avoir des ailes.
La mienne était de manœuvres plus frêles,
Et puis encor mal servie en rameurs.
Mes gens sont là, m'arrachent aux voleurs,
En saisissant leur nef qu'on amarine:
Je suis sauvé, mais je perds ma Clarine.
Je cours aux miens, les poussant de mon mieux
A tout forcer pour faire diligence.
Et dans les mers il n'est nymphes ni dieux
Dont je n'invoque humblement l'assistance,
Mais le pirate avait pris trop d'avance.
Je l'approchai d'assez près, lui criant:
Race perfide! attends-moi, vil brigand,
Ou dans ton sang j'éteindrai ma vengeance.
Soudain je vois, (dieux! quel objet d'horreur!)
Je vois traîner mon épouse au rivage;
Un voile noir couvrait son beau visage,
Et tout son air exprimait la terreur:
Un furieux vient lui trancher la tête.
Jugez, seigneur, où cet affreux trépas
Me réduisit; mais non, je ne veux pas
Qu'à tel objet votre penser s'arrête.
Soudain le traître avec un air de fête
Précipita le buste dans les flots,
Puis comme un trait il vole à ses bateaux
Teint du beau sang dont son crime l'inonde.
Qu'eussai-je fait* [eussé-je]? Je ne pouvais songer
Qu'à mon trépas, quand je vois surnager
Ce corps si cher: Je le tire de l'onde
Avec respect, et pour l'ensevelir
Droit vers mes ports je fais ramer mon monde.
Elle au tombeau je n'ai plus qu'à mourir,
Et sans mystère alors je m'en occupe;
Quand un vieillard, l'un de nos prisonniers,
Craignant pour lui s'il reste en nos quartiers
Après ma mort, me dit: Vous êtes dupe
D'un grand secret, et je vous l'apprendrai
Si vous voulez me conserver la vie;
J'en fais serment; le vieillard s'y confie.
Celle, dit-il d'un ton bien assuré,
Que vous pleurez, n'a pas perdu la vie;
Une autre qu'elle eut ce malheureux sort:
Femme assez belle et des amours chérie,
Près de la vôtre aussi laide qu'un mort.
Mes compagnons craignant votre furie
Ont fait ce change, et vous pleurez à tort.
J'étais présent quand on ourdit la trame
Dans le conseil: ce fut de travestir
Une victime, et la faire périr
Sous les habits et l'air de votre femme,
Comme on a fait. Mais je crains que les dieux
Qui jusques là vous ont servis tous deux,
Ne puissent pas du trépas la défendre,
Lorsque nos gens à terre iront descendre.
C'est un usage établi parmi nous,
Si nous sortons d'une mésaventure,
Trois jours après nous nous rassemblons tous
Au fond des bois par une nuit obscure,
Pour immoler la femme la plus pure
Et la plus belle; et c'est moi leur seigneur
Qui dois remplir cet acte de rigueur.
Si vous voulez sauver la créature,
Renvoyez-nous mes compagnons et moi,
Et suivez-nous. J'ai dans l'esprit, je croi,
Pour la sauver une ruse assez sûre.
Il dit, et part. Je me fie à sa foi.
C'est ce vieillard qui dans sa faible allure
Nous suit partout. Alors je le suivis,
Me conformant en tout à son avis.
En un seul jour il fut à la rivière:
Ses compagnons lui firent grande chère,
Et l'on régla qu'au soir du lendemain
Sur ma Clarine il porterait la main
Pour l'immoler, comme c'est leur manière:
Manière affreuse! On enfonce à dessein
D'un grand couteau la lame meurtrière
Dans les jupons, juste au dessous du sein.
Quand la lionne instruisant au carnage
Ses lionceaux, a déchiré les flancs
D'une génisse, elle anime leur rage
A tirailler de leurs petites dents
Deçà delà les fumantes entrailles
De l'animal: ainsi font les canailles,
Déchiquetant ces objets innocents.
Le soir venu, le prêtre et la victime
Dans un enclos formé pour le besoin
Se tiennent seuls, et les autres plus loin
Hors de l'enceinte attendent le grand crime.
Tandis qu'il prie, et qu'il montre avec soin
L'affreux apprêt du fatal sacrifice,
Secrètement il tue une génisse;
Et dans un sac ayant mis sans témoin
Ses intestins, les place avec adresse
Sous les habits de la belle en détresse.
Lors il a l'air de lui percer le sein;
Et son couteau, son mouchoir à la main,
Tous teints de sang, il s'escrime de sorte
Qu'avec raison chacun la tient pour morte.
Du même fer avec même dessein
Il ouvre alors les entrailles postiches
Dont les lambeaux tombent sur le terrain;
Et les brigands trompés ne sont pas chiches
D'accourir tous à l'horrible festin.
Je perds les sens, je me montre, et je crie
A tous les miens d'assaillir les brigands,
Il n'est plus temps; la horde était partie.
Tout éperdu je recherche à pas lents
Ce corps chéri que je croyais sans vie,
Je trouve enfin ce bon vieux qui l'essuie
De la souillure, et dans peu de moments
Me rend Clarine après tant de tourments.
Le jour suivant nous nous perdons de route
Dans la forêt, sans en pouvoir sortir;
Et dans un antre où l'on ne voyait goutte
Nous nous logeons, pour nous y garantir
Des mauvais temps, de la dent des vipères;
Quant tout-à-coup des voleurs sanguinaires
Pendant la nuit nous viennent assaillir,
Nous combattons, nous faisons grand carnage
De ces brigands; mais ils sont si nombreux
Que nous tombons enfin dans l'esclavage;
Et depuis lors nous avons souffert d'eux
Plus que ne peut exprimer le langage.
Clarine alors: C'est assez, cher époux,
Dit-elle: ayant tel héros avec nous,
Du bonheur seul nous lui devons l'image.
Le chaud croissait; le soleil à midi
Faisait chercher le repos et l'ombrage.
Les voyageurs trouvèrent un abri
Près d'un ruisseau sous un épais feuillage.
Là par bonheur un garçon de village
Courtoisement vint leur offrir du fruit
Dont avec joie ils firent leur profit.
Interrogé quel est son domicile,
Je suis, dit-il, et je viens de la ville
Du roi Grandon, qu'on nomme Sadolin.
Y parle-t-on d'un fameux paladin,
Reprit Renaud? Oui, dit l'autre; on s'apprête
A lui couper les deux poings dès demain.
Bon! dit Renaud. Je veux être à la fête,
C'est un louchard grand ennemi de Dieu;
On ferait mieux de lui couper la tète.
Il parle ainsi, pour ne pas donner lieu
De soupçonner ce qu'il est pour le comte,
Dont ce soupçon rendrait la fin plus prompte.
Espionnage est partout en vigueur.
[***]
Or nous, tandis qu'au bord d'une fontaine
Les voyageurs attendent la fraîcheur,
Allons revoir Ferragus bien en peine
De se trouver parmi le peuple franc,
Apporté là d'une île si lointaine
Sans deviner ni par qui ni comment.
Et puis, se voir armé dans le moment,
Vient encor plus troubler sa fantaisie.
Ce n'est, dit-il, Augustin ni Tobie,
Ni saint François, ni l'ange Gabriel
Qui m'ont tiré d'une mer en furie;
Car je ne suis, ma foi, qu'un criminel
De pied en cap. Mais pourquoi ce mystère?
Et celui-là pourquoi veut-il se taire
Qui m'a fait faire un trajet plus qu'humain?
Ce pourrait être œuvre d'esprit malin.
Dans ce penser, qui n'a rien de contraire
A l'apparence, il s'en va cheminant
Droit à Paris, et sur la route apprend
Par maint rapport, que le roi Charlemagne
Est en chemin vers les marches d'Espagne
Pour secourir Alphonse qui l'attend.
Sur cet avis, il pique sa jument
Pour joindre Charle et le suivre en campagne.
S'imaginant alors que c'est un tour
Du bon Maugis, qui l'a conduit en France
Par son grand art, il compte au premier jour
Savoir de lui toute la manigance;
Qu'il en saura du moins sa suffisance.
Comme il jasait à part lui comme un fou
Sur cet objet au gré de son caprice,
Un pauvre aveugle est là quêtant un sou,
Et Ferragus: Le bon Dieu vous bénisse!
Dit-il; je suis aussi sec qu'un coucou.
L'aveugle dit: Fouillez dans votre bourse,
Ou vous m'aurez tout le long de la course
A vos côtés, toujours vous poursuivant.
Ferragus rit, et galoppe en avant,
Au bout d'un mille il regarde derrière,
Et voit le gueux qui suit sans dire mot.
Crois-moi, finis, lui dit-il, vilain sot;
Sans quoi tu vas tâter de l'étrivière.
L'autre à ces mots usant de son bâton,
Du cavalier épouste le jupon.
Le paladin qui sent la bastonnade
Tire son fer, frappe le quinze-vingt;
Mais celui-ci, de ce godet d'étain
Où tous les gueux recueillent leur butin,
Sans y faillir pare chaque estocade,
Et tellement s'escrime du gourdin,
Que Ferragus rougissant de colère
D'être aux abois en si vile manière,
Lui dit ces mots: Vieux aveugle d'enfer,
Dont le bâton et les mains voyent clair,
Laisse-moi donc en paix, va faire injure
A qui t'en fait, ou battre quelque chien.
Tu te méprends; je n'ai, foi de chrétien,
Ni sou ni maille, et tu perds ta mouture:
Tu me battrais tout un mois, je te jure,
Que sur mon Dieu tu n'y gagnerais rien.
L'aveugle cesse alors, et dit: Mon frère,
Je t'ai battu; mais c'était pour ton bien.
Ne sais-je pas que tu n'es qu'un vaurien,
Le plus pervers qui vive sur la terre?
A ce propos de leçon familière
Ferragus craint, tant il se sent confus,
Qu'il n'y paraisse à travers sa visière,
Et met soudain ses deux mains par dessus.
Le bon aveugle alors n'est plus difforme;
En un clin d'œil il a repris sa forme,
Sa forme ancienne, et dit: Regarde-moi;
Vois si je suis homme de bas aloi.
Je suis issu de la fameuse race
De Montalban. Je viens ici pour toi,
Pour ton service, et pour celui du roi
A qui chacun doit secours efficace.
Quand Ferragus voit Maugis: Ah! dit-il.
Je te connais, petit voleur subtil.
C'était donc toi qui me frottais l'épaule?
Tu sais si bien changer d'air et de rôle!
Que je te voye un beau jour transformé
En tas de paille ou de foin, malin drôle,
Et de la foudre à mes yeux consumé!
Toi, dit Maugis, dis-moi, méchant hermite,
Dis; qu'as-tu fait dans cette île maudite?
Espères-tu que le fleuve d'oubli
Tienne en ses eaux ton crime enseveli?
Non, malheureux: je sais ton infamie,
De ta guenon et la mort et la vie;
Je sais le tout, et bientôt le publie.
A ce discours l'Espagnol stupéfait
Baisse les yeux, demande le secret
En soupirant; et Maugis le promet.
Puis ils s'en vont tous deux de compagnie
Au camp du roi. Bientôt les y voilà;
Charles campait à deux milles de là.
C'était à l'heure où le soleil dans l'onde
Allait plonger sa chevelure blonde;
Et dans les airs l'étoile de Vénus
Allait briller au départ de Phébus.
Les oiselets finissaient leur ramage;
Et les zéphirs, abandonnant la plage
Des vastes mers, volaient vers les coteaux
Pour s'abreuver au bord des clairs ruisseaux.
Les deux guerriers se présentent ensemble
Au bon roi Charle, et sa cour se rassemble
Avec ardeur, pour les bien festoyer.
Je n'aurais pas assez d'un jour entier
Pour vous conter jusqu'où va l'allégresse.
Le bon roi Charle avec grâce et noblesse
Place l'hermite avec lui sous son dais,
Ne pouvant pas s'en trouver assez près.
Et n'allez pas crier à la merveille:
Les grands vous font toujours chère pareille
Dans le besoin et même plus encor,
Vous prodiguant révérence, embrassade,
Vous confiant leur femme et leur trésor,
Et vous faisant cortège de parade;
Mais tiennent-ils ce qu'ils voulaient de vous?
Vous n'en auriez par ma foi pas deux sous.
Charle d'abord interrogeant l'hermite
Le fait causer sur ceci, sur cela,
Roland, Renaud, leurs fils, et cetera;
Quel est le lieu que tout ce monde habite.
Seigneur, je viens d'une ile où j'arrivai
Presque expirant et noyé; j'y trouvai,
Dit Ferragus, merveille sur merveille:
Le monde entier n'a pas chose pareille.
Elle est si loin cette île-là qu'ici
Vous n'en sauriez avoir vent ni nouvelle.
Le même orage y conduisit aussi
Vos paladins dans une autre nacelle.
A ce détail l'hermite en ajouta
D'autres encor; mais de cette gouine,
Monstre d'enfer, dont l'amour l'entêta,
Il ne dit mot, et fit bien. Il conta
L'enlèvement de la belle Despine;
Comme il la vit s'arrachant les cheveux;
Comme Richard et maint guerrier fameux
Sont sur la mer. Puis il flatte le sire
Qu'il reverra dans peu Renaud, Roland,
Avec leurs fils; et la fin de son dire
Est de s'offrir lui-même, en attendant,
Pour le servir, lui, l'Eglise et l'Espagne.
Le roi l'embrasse: on soupe, on va dormir;
Puis dès l'aurore on se met en campagne.
Désir d'honneur qui presse de partir
Hâte la marche en toute diligence.
On a bientôt traversé la Provence,
Le Languedoc; et sans se ralentir,
Le lendemain on arrive à Narbonne
Tout justement avant l'heure de none.
Ferragus marche ailleurs, pour avertir,
Comme il convient, le seigneur de Toulouse
Et ses barons. Le duc a pour épouse,
Comme l'on sait, une fille du roi.
Ferragus veut qu'il signale sa foi,
Mettant soudain tous ses gens en campagne
Pour joindre Charle et secourir l'Espagne.
Sur son chemin il voit un cabaret,
Et trouve l'hôte avec un banneret
Se chamaillant d'une manière étrange.
Le cavalier disait: Je suis venu
Avant-hier chez toi; tu prends le change.
Non, de par Dieu! dit l'hôte, je t'ai vu
Tout ce printemps; je n'ai pas la berlue:
Tu m'as laissé ma femme bien pourvue
A ton départ; elle est grosse d'enfant.
L'autre repart: Que dis-tu là, méchant?
Je n'ai jamais approché de ta femme.
L'hôte à cela: C'est une allure infâme,
Dit-il; tu fais comme fait le coucou,
Qui par traîtrise au poulailler se coule,
Avale un œuf, et pond au même trou,
Laissant couver son enfant à la poule.
Le cavalier alors: Tais-toi, vaurien,
Réplique-t-il, et que ta ménagère
Soit grosse ou non, ce n'est pas mon affaire.
Moi je n'y pris ni n'y mis jamais rien,
J'ai nuit et jour escorté tète à tête
Maintes beautés toutes faites au tour;
J'ai su domter les appétits d'amour;
Et tu voudrais ....Crois-moi, vilaine bête
Au nez camus de gros pois parsemé,
Ton pot au feu dont tu fais ma conquête
Ne peut tenter qu'un chartier* [charretier] affamé.
Soit; mais ma femme en a tout plein sa boîte,
Dit le manant, s'échauffant à tel point
Qu'il prend en main sa fourche d'écurie,
Et l'adressant de son mieux au pourpoint
Du cavalier, la pousse avec furie.
Le guerrier, fait à toute batterie,
Saute à l'écart leste comme un genêt;
Et le fourchon va percer un valet.
Le valet crie, et tous ses camarades
A coups de pierre assaillent leur bourgeois,
Qui prudemment sous fortes barricades
Va s'enfermer, et fait bien; car je crois
Qu'ils auraient mis son pauvre crâne en loque
En le fendant comme un œuf à la coque.
Femme, dit-il d'un air doux et pantois,
Je ne sors plus que la paix ne soit faite.
Va-t-en trouver de ma part les garçons,
Leur demandant pour moi mille pardons.
L'hôtesse était égrillarde, proprette
Et de bon air; les garçons l'aimaient fort;
Elle eut bientôt tout mis en bon accord.
Elle leur sert une bonne omelette,
Un beau jambon rouge comme carmin,
Le tout flanqué d'un broc d'excellent vin.
On boit, on mange, et voilà la paix faite:
L'hôte paraît, on s'embrasse au festin.
Ferragus dit: Par ma foi, je m'arrête
A ce bouchon jusqu'au soleil levant:
Ceci vaut mieux que l'antre d'une bête,
Ou qu'une grotte. Et puis, n'aller buvant
Que de l'eau claire, est un fait de grenouille:
J'ai plus de cœur quand j'ai bu du vin blanc.
Ferragus reste, et je crois fermement
Que c'est l'hôtesse au fond qui le chatouille.
Le soldat reste aussi; c'est celui-là
Qui s'était pris de querelle avec l'hôte.
Un autre jour je vous dirai sans faute
Quel il était: je vais bien loin de là
Pour aujourd'hui: la grande compagnie
Que j'ai laissée au soleil de Nubie
Me fait un signe; et déjà sans façon
Mon luth s'accorde et veut changer de ton.
[***]
Corèze, Argée et la belle Despine,
Et Richardet avec ses deux cousins,
Après avoir écorché la coquine
Qui se faisait un jeu de leurs chagrins,
Se retrouvaient, et bien d'autres encore
Sortis aussi du pouvoir des lutins,
Sur des gazons au lever de l'aurore.
Les six amants s'ébahissent d'abord
De voir soudain la tour évanouie.
Puis, comme on sent toute peine finie,
On rit, on danse, et puis on marche au port.
Le chevalier des pleurs y reste encor
Depuis le jour que la gent sarrasine,
Percé de coups l'avait laissé pour mort,
Et que Richard le remit sur son bord.
C'est, comme on sait, le père de Despine.
Depuis le jour qu'on ravit malgré lui
Les trois beautés dont il était l'appui,
Il gémissait et larmoyait sans cesse,
Enseveli dans un mortel ennui.
Il était père, et c'est d'une déesse.
Figurez-vous avec quelle tendresse
Il la revoit, et ses embrassements
Aux deux beautés, aux guerriers qu'il caresse,
Et qui sentaient mêmes ravissements.
Puis sans tarder, après ces doux moments,
Il tire à part sa Despine, et la prie
De repartir demain pour Cafrerie
En bonne fille, et docile à ses vœux,
Sans emmener Richardet avec eux:
Son arrivée est trop inattendue,
Et la peuplade en pourrait étre émue
Jusqu'à manquer à tous trois de respect;
Mais il promet qu'avec art circonspect,
Incessamment il l'y fera conduire
Pour le nommer héritier de l'empire
Et son époux. La princesse pâlit:
C'est le soleil au passage subit
De quelque épais et rapide nuage;
Et cependant en fille honnête et sage
Elle répond: Si vous voulez, seigneur,
Me séparer de celui qui m'engage,
J'obéirai pour mourir de douleur.
Le Scric alors: Que dis-tu? quelle image!
Non tu vivras...Mais avant le départ
Garde-toi bien d'en parler à Richard.
Ah! c'en est trop! dit-elle: hélas! mon père,
Voilà mon sein, plongez-y le poignard;
Mais qu'à Richard je fasse un tel mystère
Quand je le quitte, ah! c'est trop de tourment.
Où me réduit la fortune cruelle?
Amour qui tient les amants en cervelle
Fit avancer Richard tout doucement
Près de la porte: il a l'oreille alerte;
Il soupçonnait: il écoute, il entend;
Et furieux de voir tramer sa perte,
Sans dire mot il enfonce un battant,
Et par ces mots son désespoir s'exhale:
Je vois le prix qu'une âme déloyale,
Un cœur ingrat, sans honneur et sans foi,
M'a destiné. Traître, regarde-moi:
Je suis celui qui pour avoir Despine
Osai combattre et sus vaincre pour toi.
Dans un tombeau, triste séjour d'effroi,
J'ai vu gémir cette beauté divine;
Je l'en tirai par l'effort de mon bras,
Et te sauvai toi-méme du trépas.
Demande-lui ce que j'ai fait pour elle,
Et si d'un cœur aussi pur que fidelle
J'ai respecté la fleur de ses attraits:
Effort d'amour qu'on aura peine à croire.
Je vis encor; seule elle en a la gloire:
Je dois ma vie aux serments qu'elle a faits
D'être à moi seul, de m'aimer à jamais.
Disant ces mots, il regarde la belle
Sans se mouvoir, les yeux fixés sur elle.
Despine ignore en ces moments affreux
Quel est le coup dont son destin la frappe:
Ruisseau de pleurs coule de ses beaux yeux,
Et l'on dirait que son âme s'échappe
Avec ses pleurs. Elle voudrait parler;
Sa voix s'éteint sans rien articuler.
Le Scric qui voit sa trame découverte
Change son dire, et feint qu'il se repent
De son projet. Tel, évitant sa perte,
Nocher expert se règle sur le vent.
Il amadoue, il appaise, il console,
Le bon Richard, et lui donne parole
De l'emmener sans faillir avec lui.
C'en est assez, messieurs, pour aujourd'hui.

CHANT XVIII.

Le Scric enlève Despine et prend la mer.
A Madagascar, Roland est libéré par Renaud au moment de son supplice. Ils massacrent les sauvages, partent avec les damoiseaux dans leur ile, puis décident de rentrer en France.
Astolphe et Ferragus, partageant la chambre de l'aubergiste, tentent d'abuser d'une fillette et, confondant les lits dans l'obscurité, s'attaquent à la grand-mère. Hilarité. Honteux, ils s'enfuient.
Despine, désolée et prisonnière, affecte de se résigner. Sous prétexte d'avoir de la compagnie, elle assemble une troupe de garçons, semblables d'apparence, au sein desquels elle se cache pour entrer dans la forêt magique d'Origile interdite aux hommes. Lirine lui fait boire le breuvage d'oubli et Despine n'aime plus qu'elle.

Si la Nature eût fait notre poitrine
De cristal pur ou de fin diamant,
Chacun de nous verrait commodément
Dans chaque cœur tout ce qui s'y machine
Sans peine aussi chacun se défendrait
De tout mécompte et toute tromperie,
Et de ce monde alors disparaîtrait
Tout faux semblant et lâche hypocrisie.
Un jeune amant connaîtrait tout de go
Si c'est du cœur que sa nouvelle amie
En le nommant son bien, son tout, sa vie
Dit qu'elle tient tout autre pour zéro.
Voyez un peu ce sultan, je vous prie,
Un monde entier à ses pieds s'humilie,
Lui souhaitant que de son grand pouvoir
Il ait longtemps paisible jouissance:
Si quelque jour il venait à savoir
Tout ce qu' au fond son pauvre peuple pense,
Comme on maudit sa vie, et sa puissance;
Et que ces cris d'amour, ces beaux souhaits,
Sont faux semblants créés pour son palais;
Se dépouillant de l'orgueil qui l'enivre,
Peut-être alors il se mettrait à vivre
En bon seigneur, père de ses sujets.
Le corps humain n'est vraiment pas de verre; 
Il est pétri d'os, de nerfs et de chair.
Dieu le voulait disposer de manière
Qu'on aurait vu le cœur comme en plein air;
Mais celui-là qui pour faute grossière
Du paradis s'en fut vivre au désert,
Dérangea tout, et fit notre misère.
Ce coup fatal nous donna tous les maux,
Au Temps une aile, à la Mort une faux:
Partout le bien au mal céda la place:
Rien désormais n'est plus de bon aloi;
Et l'univers, corrompu dans sa masse,
Ne voit régner que feintise et qu'audace
Où fleurissaient l'innocence et la foi.
Du père au fils, de l'époux à l'épouse,
Plus d'amitié: défiance est partout;
Fraude, soupçon, envie, humeur jalouse.
Tel qui parait sentir le contre-coup
De votre mal, au fond n'en fait que rire,
Et tel parait applaudir de grand goût,
A votre bien, qui prêt à vous maudire
Voudrait vous voir endurer le martire.
[***]
Or c'est ainsi que le pauvre Richard
Fut abusé, comme je vais vous dire.
Franc, ingénu, sans soupçon et sans art,
Il fut facile au roi de le séduire. 
Je n'entends pas l'excuser en ceci:
S'abandonner sans ombre de prudence
En un sujet de pareille importance,
N'est, à mon sens, qu'une œuvre d'étourdi.
Tandis qu'au port dans les soins de sa cure
Le Scric songeait à guérir sa blessure,
Il attendait le succès des guerriers
Qui s'en allaient venger chacun leur dame
Et l'arracher au pouvoir des sorciers,
Le roi Nicote et sa méchante femme.
Ce prince avait un balcon sur la mer,
Où volontiers il venait prendre l'air.
Quand un navire abordait au rivage,
Il se faisait amener l'équipage,
Et s'informait de ce qu'on avait vu
En voyageant, et si l'on avait su
Quelques détails de grand remû-ménage
En quelque lieu, comme il est fort d'usage.
Or il y vint un jour deux gros vaisseaux
Pleins de soldats, et forts en matelots.
Un écuyer que le Scric leur envoie
Savoir leurs noms, savoir de quelle part
Ils sont en mer, s'en revint plein de joie.
Disant: Seigneur, c'est l'amiral Alard,
Votre amiral: il court sur la marine
Pour vous chercher. Cafrerie est chagrine
De votre absence, et demande à grand cri
Que vous veniez lui rendre son seigneur.
Comme il parlait, Alard vient, s'humilie
Devant son roi, qui le renvoye à bord,
Lui prescrivant d'en faire sa patrie:
Mais, s'il voyait quelque mêlée au port,
Qu'il se découvre, et s'en vienne d'abord
A son secours. Puis il donne une lettre
A l'écuyer; mais qu'il ne doit remettre
A l'amiral, en messager accort,
Qu'en pleine nuit. Déjà l'hôtellerie
S'entretenait de ce fatal départ,
Pour Richardet plus perçant qu'un poignard,
Et dont on dit Despine garantie.
Corèze, Argée, en ont l'âme attendrie,
Et du projet vont se plaindre au vieillard
Qui leur fait voir une âme repentie.
On soupe ensemble, et puis du même pas
On va dormir chacun dans sa chambrette.
Les mariés sont sur même couchette
Avec leur femme; et ceux qui n'en ont pas
Se vont grattant à loisir sous leurs draps.
Dans un quartier sont la fille et le père;
Tout au plus loin Richard, et le garçon
Dort comme un loir sans le moindre soupçon.
Dès que Despine eut fermé la paupière,
Le Scric brûla de certaine matière
Dont la fumée a l'effet sans pareil
D'appesantir, de nourrir le sommeil
A tel excès qu'il a l'air de féerie.
Puis la princesse et son lit et ses draps
Sont emportés par quatre Fier-à-bras
Qui porteraient encor l'hôtellerie.
On lève l'ancre en arrivant à bord:
Le vent conspire à cette œuvre traitresse,
Et l'on navige avec tant de vitesse,
Qu'on est bientôt soustrait aux yeux du port.
Du chêne altier la cime colorée
S'embellissait au lever du soleil
Qui la parait d'une teinte dorée,
Richard s'éveille; et quel est son réveil
En apprenant le départ de sa belle,
Vous le saurez quelque jour. Mais Roland
Est dans les fers: il gémit, il m'appelle,
Prêt à subir sa sentence cruelle.
[***]
Il est aux pieds du monarque inhumain:
Roland va perdre et l'une et l'autre main.
Sur un gros tronc pose une énorme hache
Dont on pourrait fendre en deux une vache:
Renaud se mêle au peuple curieux,
Et du billot s'approche de son mieux.
Voici venir dans un morne silence,
Les yeux baissés, le héros de la France.
Le bourreau va pour saisir ses deux mains:
Renaud s'élance, et lui perce les reins;
Puis, sans mot dire, il renverse, il assomme
Autour de lui tout ce peuple félon
Qui va pensant que ce n'est pas un homme,
Et croit que c'est quelque insigne démon;
Il va coupant épaule, cuisse ou tête:
Le reste fuit. Et lui qui n'est pas bête
Va délier bien vite son cousin
Qui n'ayant pas d'autre arme sous la main
Prend le billot, et de ce cippe agreste
Pile à tous coups, écrase ce qui reste
De sarrasins; et l'écho du canton
Répète au loin leur hurlement funeste.
Le roi paraît: il a pour soubreveste
Le cuir épais d'un énorme dragon,
Sa cour le suit, bien armée et l'air leste.
Le paladin autour de son billot
Roule à trois tours la grosse corde ronde
Qui l'attachait lui-même en son cachot,
Puis s'en escrime en manière de fronde.
Malheur à qui tombera le ballot!
Il entendra...mais non; le pauvre sot
N'entendra pas sonner sa dernière heure:
Quand elle sonne, il est déjà capot.
D'autre côté, personne ne demeure
Près de Renaud; la place est un désert.
Le roi survient. L'arme dont il se sert
Fait peur à voir: c'est un marteau de fer
Dont il assène un tel coup sur la tête
Du bon Renaud, que sous cette tempête
Le paladin tombe à terre tout plat,
Comme un ormeau que la cognée abat.
Le criminel qui subit le supplice
De l'assommoir, y reçoit coup sur coup
Comme au bourreau lui prescrit son office:
Ainsi l'engin tombe encor sur le cou
Du bon Renaud, et lui donne son reste.
Roland s'approche; il voit le coup funeste,
Croit son cousin fracassé tout-à-fait;
Et sur le roi s'élançant comme un trait,
Il le saisit, il l'étreint, le terrasse,
Et du billot lui donne un tel souflet
Que pour jamais il l'étend sur la place.
La mort du roi fait fuir la populace,
Et fuir si bien qu'elle semble voler.
Le bon Roland reste à se désoler,
Tout aussitôt il détache le casque
De son cousin, et que voit-il d'abord?
Un sang épais et noir, qui comme un masque
Couvre la bouche et le nez dont il sort.
Il touche au pouls; il ne le sent qu'à peine,
Mais il le sent; Renaud respire encor.
En cet état si voisin de la mort
Roland l'enlève, et jusqu'à la fontaine
Qui près de là verse de fraîches eaux
Le bon Roland le porte sur son dos.
Clarine est là, son époux avec elle:
Eux que Renaud sauva de mort cruelle,
Leurs soins bientôt rappellent sa vigueur
Avec ses sens; il reprend son grand cœur
Et veut soudain retourner à bataille
Avec le roi; sur quoi Roland le raille.
Ton roi, dit-il, est mort, et mort vraiment;
Non comme toi, qui nous en fis semblant
Faute de cœur. Tous deux alors de rire,
Se caressant l'un l'autre avec amour;
Et puis après ils songent à conduire
Les deux amants à leur petite cour,
Abandonnant cet odieux séjour
Qui les traita si mal; et puis en France
Ils s'en iront jouir de l'abondance
Qu'à pleines mains la nature y répand.
Ils vont au port; mais point d'embarquement,
Point de vaisseaux: on fuyait une plage
Où deux guerriers avaient fait tel carnage:
Au seul aspect du panache flottant
Sur le cimier de leur casque éclatant,
Tous mariniers se jetaient à la nage.
Il ne restait qu'un petit brigantin,
Vaisseau marchand des îles de Clarine,
Chargé de peaux et de poil de lapin,
Dont ces gens-là font un tissu si fin
Qu'on le prendrait pour toile ou mousseline.
Le patron voit sa reine; il est le fils
De sa nourrice; et d'abord lui propose
De l'amener à son charmant pays,
Elle et les siens. On accepte la chose:
On monte à bord: on met la voile au vent;
Et le garbin* [vent du S.O.] soufle si fraîchement
Qu'en un pater on a fait plus d'un mille.
Point d'ennemis; pas le moindre accident;
En quatre jours on débarque dans l'île.
Les paladins y restèrent un mois,
Bien fêtoyés de leurs hôtes courtois.
Mais, dit Roland, la France nous rappelle:
Charle en est roi; nous sommes ses soldats.
Belle Clarine, il nous faut des combats;
Tigres, dragons, pour nous sont bagatelle;
Mais le repos et les mets délicats
C'est justement ce qu'il ne nous faut pas.
Oter le soir ses habits, les reprendre
Le lendemain, manger de beau pain tendre
Ou de la tourte, et se laver les dents
Pour les purger d'un reste d'aliments,
Comme chez vous, sied mal aux gens de guerre.
Nous endurcir aux grands froids, aux grands chauds,
Souffrir la faim, blanchir sous les travaux,
C'est le métier qu'il nous convient de faire.
Leur prompt départ à Clarine est amer;
Mais, ne pouvant les garder davantage,
Elle leur fait présent pour leur voyage
D'un brigantin qui vole sur la mer.
Les paladins, en prenant congé d'elle,
Avec tendresse embrassent son amant,
Et sans tarder montent sur la nacelle.
Laissons-les là voguer au gré du vent,
Et revenons à l'auberge où sans faute
Est Ferragus, avec l'aventurier
Qui s'était pris de querelle avec l'hôte.
[***]
Or savez-vous quel était ce guerrier?
C'était Astolphe. Il allait par le monde;
Et voulant être inconnu désormais,
Il a noirci sa chevelure blonde:
Barbe postiche ombrage ses beaux traits,
Et chaque jour il l'empâte de frais.
Vous avez vu qu'au sortir de cette île
Où sur un pal, sans Renaud et Roland,
On l'affligeait d'une mort incivile,
Il s'en alla trouver Charle le Grand,
Lui portant lettre en assez rude style.
Les paladins s'y plaignaient de la loi,
La loi d'exil, que de la part du roi
A leurs deux fils un trompette a portée.
Astolphe arrive, et trouve qu'à la cour
Son aventure est toute ébruitée,
Ses bons amis l'en raillaient tour à tour.
L'un lui disait touchant son haut de chausse:
Est-ce celui que tu baissais au bal
En pleine place? Un autre encor le gausse
Plus durement; il lui nomme le pal,
Disant: L'ami, cela fait-il du mal?
Ils avaient tous des langues de vipère.
Astolphe enrage, et quitte en son dépit
Charle et Paris pour errer solitaire.
Par les chemins une fièvre le prit,
Et l'arréta dans cette hôtellerie
Où le patron par sa grande industrie
Crut deviner ce que le drôle y fit.
J'en veux douter, car l'hôtesse le nie,
Mettant au jeu son salut et sa vie
Qu'il n'en est rien. Astolphe en dit autant.
L'hôtesse donc n'est pleine que de vent,
Et l'hôte seul aura tort, je parie.
Les voyageurs quand le soir est venu
Soupent ensemble. Astolphe est méconnu
Par Ferragus qui s'en tourmente; et l'autre
Le connaît bien, lui; mais le bon apôtre
Fait l'ignorant, et d'un air ingénu
Il le regarde en face, et lui demande
S'il est natif ou de France ou d'Irlande,
Mais Ferragus craint de se découvrir.
Comachio, dit-il, en Italie,
Est mon pays. Sur quoi l'Anglais s'écrie,
Prenant plaisir à le faire mentir:
Comachio! je me sens attendrir;
Comachio! tous deux même patrie!
Pour l'Espagnol ceci n'était pas bon,
Mais il repart suivant sa momerie:
Nous sommes nés dans un charmant canton.
Oui, dit l'Anglais. Quel air sans flatterie
On y respire, et quels fruits délicats!
A ce propos qu'il entendit d'en bas
Le valet monte; il est Comachiote.
Loin de chez soi, l'homme est toujours joyeux
De rencontrer un seul compatriote;
Avec transport le valet en voit deux. 
Comachio n'était pas connu d'eux,
A dire vrai; non pas même en peinture.
Ni plus ni moins soutenant la gageure,
Astolphe dit: Notre fabrique là
De Saint-Eustache, oh! ma foi, c'est cela
Qui fait tomber l'antique architecture:
Le Panthéon auprès n'est que masure.
Par Dieu, disait Ferragus, quel beau plan!
Depuis quand donc une si belle église,
Dit le valet? est-ce l'œuvre d'un an?
On n'en voyait pas l'ombre auparavant.
Et la dépense où diable l'a-t-on prise?
Les deux menteurs de ricaner sous main
A ce propos; et puis: Tais-toi, vilain,
Reprit l'Anglais. Peux-tu ne pas connaître
Dans notre ville un chef-d'œuvre divin?
Comachio ne t'a jamais vu naître.
C'est vous, c'est vous, dit le garçon ému,
Qui ne l'avez seulement jamais vu.
L'Anglais riposte, et c'est d'une gourmade
Qui met le nez du gars en marmelade.
Et Ferragus: Par saint Hilarion!
Tu dois, dit-il, être un hardi fripon,
Toi qui nous viens, trahissant ta patrie,
T'attribuer ici, comme tu fais
La mienne à moi, qui ne te vit jamais.
Un malheureux saisi d'épilepsie,
Un possédé, l'homme en apoplexie,
Ne sont pas pis et n'ont pas un autre air
Que le valet, qui reste l'œil ouvert,
Avec le teint moitié noir et jonquille
Et moitié vert, comme on voit la chenille:
Même on m'a dit qu'il en perdit la voix,
Et demeura stupide plus d'un mois.
Le duc Astolphe est moqueur et grivois.
Comachio, dit-il, cher camarade,
N'est-il pas vrai que pour la promenade
Dans ses dehors il a de beaux endroits?
L'autre répond: Vraiment, c'est une plaine
Où sous les pieds on n'a pas un caillou.
Il disait vrai; car la ville est un trou
Dans des marais d'où la terre est lointaine.
En devisant vient l'heure de dormir,
Et chacun va pour chercher sa couchette:
L'Anglais riant que c'était un plaisir,
Mais Ferragus en secret s'inquiète;
Il a bien vu que l'autre sait mentir.
Là le dortoir est une grande halle
Où chacun couche, et même le garçon.
L'hôte et l'hôtesse en un coin de la salle
Sont dans un lit ensemble sans façon,
Et dans un autre auprès d'eux la grand'mère.
Tous les couchers sont de mousse légère,
Et fine et douce, où le somme est parfait.
Aux environs dormait une fillette,
Sœur de l'hôtesse; elle avait dans le coin
Un lit à part, ni trop près ni trop loin.
Une lanterne est sur une tablette,
Et les lits ont chacun leur pavillon.
Astolphe avait la peau fine et douillette,
Que perce à jour l'amoureux aiguillon;
Et l'Espagnol est un vrai goupillon,
Sur tous objets faisant tomber sa pluie.
Or à tous deux il vint en fantaisie
De faire là quelque beau réveillon.
Tout aussitôt qu'un sommeil salutaire
Avec sa glu vient coller la paupière
Des bonnes gens, l'Anglais sort de son trou:
Il a guetté le lit de la pucelle,
Et prudemment va soufler la chandelle,
L'hermite alors qui veut faire son coup
Sort d'embuscade, et marche à pas de loup.
Par grand hasard, le patron se réveille
Juste au moment que s'éteint le falot.
Il entend bien qu'on marche, et s'émerveille
De ne rien voir, le drôle n'est pas sot:
Il sort du lit, et s' armant d'un tricot* [trique],
En pareil cas meilleur qu'une lanterne,
Il s'en escrime à travers la taverne
Où les galants tournent autour du pot.
Le premier coup frappe Astolphe à la tête,
Comme il allait soulevant le rideau
De la pucelle, et se le donner beau
Pour son péché: mais le tricot l'arrête;
Et si pesant fut le coup d'assommoir
Que le galant troublé de telle fête,
Six ou sept fois fit le tour du dortoir,
Disant tout bas: Voici mon dernier soir.
L'hermite au bruit du gourdin qu'on manie
Veut regagner son lit, et se méprend:
Il en trouve un à tâtons; il le sent
Bien habité. C'est l'hôtesse jolie,
A ce qu'il croit; et ce n'est cependant
Que ce vieux corps qui pue le cimetière.
Il suit sa pointe, et se place à côté,
Ivre de folle et sale volupté.
L'hôtesse entend besogner sans lumière;
Et n'ayant plus son mari sous la main,
Elle en conclut la sœur, banqueroutière
A son honneur, et la famille en train
D'être encornée. Elle saute en chemise
A bas du lit, et va tout bellement
Sans dire mot à celui de l'enfant:
Le lit est vide, et l'hôtesse est susprise.
Pendant ceci, l'hôte revient au sien;
Il y cherchait sa femme en bon chrétien,
Quand une main lui saisit la poitrine:
C'était Astolphe; il est là par hasard,
Et sa méprise à tel point le chagrine
Qu'il meurtrirait son hôte sans égard;
Mais il s'en va par crainte du scandale
Et se remet à roder dans la salle.
La jeune fille a regagné son lit:
Sa sœur l'occupe; on s'embrasse et l'on rit.
D'autre côté le duc anglais s'enfourne
Où l'Espagnol au visage enfumé
Près de la vieille avec amour séjourne:
Elle a fourré sous double couverture
Son corps infirme et des ans consumé,
Car en juillet elle craint la froidure.
Les deux galants en forment le blocus,
A droite Astolphe, à gauche Ferragus;
Et chacun d'eux est content de sa place,
Mais un souci cependant les tracasse:
Ils sont muets et respirent bien bas;
Car Ferragus prend Astolphe pour l'hôte;
A son égard l'Anglais fait même faute,
Et tous les deux craignaient nouveau tracas.
Mais cependant l'impatient hermite
Veut informer la pauvre décrépite
De son amour, et ne s'en tiendra pas.
Sans y voir goutte, il lui voit mille appas;
Et des deux mains tâtant sa favorite,
Comme à la joute il s'escrime, il s'agite
Pour découvrir les traits si délicats 
Du vieux visage enfoui sous les draps.
En même goût Astolphe aussi tripote;
Et cependant l'hôte déjà sorti
S'en revenait, cachant sous sa capote
Un lumignon dont le drôle est nanti.
Marchant tout doux, il prépare l'attaque,
Sans dire mot, au premier lit qui craque.
Astolphe alors accroche par hasard
Sa main profane avec la main bénie
De Ferragus; et soudain le frocart
A poing fermé chante une litanie
Dont l'autre enrage, et pourtant ne dit mot.
Voulant tenir secrette l'avanie,
Il était prêt à quitter la partie
Quand l'hôte approche, et montre son falot.
Si deux fripons rencontrent dans la rue
Quelque paquet, l'un sur l'autre se rue
A coups de poing pour se l'approprier:
Un tiers vient-il sans se faire prier
Qui le délie, et montre la capture,
Tas dégoûtant de chiffons et d'ordure?
Les larronneaux s'évadent tout honteux,
Et le quidam reste à se moquer d'eux.
Tels les galants qu'éclaire la chandelle
Sont à l'aspect de la sempiternelle,
Cent fois plus laide (et c'est beaucoup pourtant)
Que les vieillards ne le sont de coutume.
Sur son menton découle un noir bitume;
Et sa peau jaune a tout l'air d'un vieux gant,
De ces gants-là que l'on apprête en France
Pour tenir frais quand la chaleur commence,
Imaginez le reste du tableau.
Les deux guerriers que la honte dévore,
N'attendent là ni le jour ni l'aurore;
Et blasphémant contre un pareil cadeau
De la fortune, ils se tirent d'affaire
En s'enfuyant, comme le larronneau
Que dans la rue on suit à coups de pierre.
Laissons-les faire, et changeant de pinceau,
Allons trouver Despine avec son père.
[***]
Elle a dormi toute la nuit entière
La malheureuse, et tout le jour suivant,
Elle s'éveille enfin; et se trouvant
En pleine mer, elle porte la vue
Tout autour d'elle, inquiète, éperdue,
Cherche Richard et le demande à tous.
Chacun se tait. Ses mortelles alarmes
Brisent son cœur et l'abreuvent de larmes.
Son père vient, lui promet son époux,
Promesse en l'air, que Despine apprécie;
Il a trop bien montré sa perfidie.
Mais la princesse est d'un tel acabit,
Que même au fort du tourment qu'elle endure,
Aucun penser n'échappe à son esprit.
Elle résout de cacher sa blessure,
Et se tournant à son père, elle dit:
Votre vouloir sera ma loi suprême,
J'aime Richard; c'est sa vertu que j'aime,
Sa modestie unie à la valeur:
Rares trésors de son généreux cœur;
Mais tout amour céde à celui d'un père.
Si vous voulez, seigneur, comme j'espère,
Me le donner pour maître et pour époux,
Je n'ai plus rien désormais sur la terre
A désirer. Mais si le ciel et vous
Pour mon malheur ordonnez le contraire,
Mon sexe est faible, il est vrai; mais mon cœur
Est courageux, et malgré ma douleur
Je saurai bien me vaincre pour vous plaire.
A ce discours inattendu, le vieux
Se sent renaître, et prend l'air d'allégresse,
Tels nos gazons reverdissent au mieux
Sous une ondée après la sécheresse.
Puis sur sa fille il attache les yeux,
Disant: O toi! modèle de sagesse,
Digne rejet de nos nobles aïeux,
Que j'aime à voir tout l'honneur de ma race
Revivre en toi! le tien même l'efface.
L'amour, tyran des hommes et des dieux,
Ne serait plus qu'amusette enfantine,
Si l'on avait le grand cœur de Despine.
Que tu dois bien rendre grâces aux cieux,
Noble pays, ma chère Cafrerie,
En me voyant cette fille chérie.
J'avais un fils, hélas! et c'était lui
Qui devait être après moi ton appui:
Despine encor te rendra plus fleurie.
Comme il parlait ainsi de sa patrie,
On découvrait les monts dans le lointain,
Et puis la côte, et puis de main en main
Les ports, les lieux renommés dans l'empire.
A cet aspect le patron du navire
Avait hissé le pavillon royal.
Les citoyens accourent sur la rive,
Fiers et joyeux de voir à ce signal
Que leur monarque incessamment arrive.
Il était tard; le soleil se plongeait
Sous la marine, et le mont s'ombrageait.
C'était l'instant où la nymphe divine
Qui vient donner aux humains le repos,
Sort de cet antre où le jour la confine,
Cheveux épars et ceinte de pavots.
Les noirs hiboux avec leur parentelle
Lui font cortège et volent autour d'elle.
Dès que le Scric et sa fille et leurs gens
Eurent pris terre, on vit un tel délire,
Un tel transport dans tous les habitants,
Qu'en vérité je ne puis le redire.
L'un les précède, et va jonchant de fleurs
Tout leur chemin; un autre l'illumine,
Et c'est ainsi que la belle Despine
Entre au palais, au milieu des clameurs
D'un peuple entier qui s'enivre de joie.
Toute la nuit la malheureuse en proie
A sa douleur, ne pense qu'à mourir
Si son Richard ne la vient secourir.
Les beaux yeux noirs de Richard ont des charmes
Bien plus puissants que les plus sûres armes:
De leur atteinte on ne saurait guérir.
Un grand dessein plaît au cœur de Despine:
De pied en cap la belle s'armera,
Et cherchera partout en héroïne
Son cher époux; rien ne l'arrêtera.
Elle a l'espoir que sa peau tendre et fine
Sous le harnois guerrier s'endurcira.
Le seul obstacle, (et Despine en soupire)
C'est l'embarras de sortir de l'empire:
Le peuple entier sur Despine a les yeux;
Elle est l'espoir de l'état qui chancelle.
Comment tromper les regards curieux
De l'intérêt, de l'amour et du zèle?
L'or a souvent délivré des cités;
Il adoucit l'Argus le plus sauvage;
Et par menace ou par flatteur langage
On a pu voir des braves arrêtés:
Mais un cœur pur, un cœur tendre et fidelle,
Nourri d'amour, d'honneur, de loyauté,
Surmonte tout, n'est jamais surmonté.
Rien ne l'émeut; la mort la plus cruelle
Lui paraît douce, et la pauvreté belle.
Despine est sage; elle voit son départ
Désespéré sous l'importun regard
D'un peuple entier qui veille à l'entour d'elle.
L'Amour, qui donne aux plus sots de l'esprit,
Aux mieux pensants donne encor des pensées;
Et Despine a l'âme sans contredit
La plus ouverte aux heureuses idées.
Elle entend tout, voit tout en moins de rien,
Que c'est merveille; et l'Amour qui l'éclaire,
Pour son bonheur lui suggère un moyen
D'en imposer à la peuplade entière.
C'est d'assembler une troupe guerrière
De cent garçons, qu'elle choisit exprès
Egaux de taille, et faits sur son modèle.
Elle les veut spirituels, bien faits
Comme elle-même, et leur donne une armure
D'un beau travail, qui leur sert de parure:
Mêmes couleurs et devises pour tous;
Tout est pareil, sans consulter les goûts,
Jusqu'aux coursiers qui feront leur monture.
Despine veut qu'ils soient pareils entr'eux,
Comme le sont deux roses ou deux œufs:
C'est même poil ainsi que même taille
Sans nulle tache, et sans que rien y faille.
Despine encor veut que sur les cimiers
Flotte un plumet de couleur argentine.
Bref, on ne peut distinguer ses guerriers
Qu'à la parole, et non pas à la mine.
Il fait beau voir deux cents yeux noirs de jais
Donner même air à cent jeunes visages
Dont nul duvet n'ombrage le teint frais;
Et si l'un d'eux a quelques plus beaux traits,
Sous la visière il perd ses avantages.
Au milieu d'eux, et sous mêmes habits,
Chassant au bois les animaux sauvages,
Despine perce à travers les taillis;
Ou de la mer parcourant les rivages
A toute bride, elle ne garde plus
Rien de son sexe, et par mâles vertus
S'associant aux plus fermes courages,
Veut de sa fuite assurer le succès.
Au loin du port commencent les forêts,
Enclos fatal, que la fée Origile
En accidents a rendu si fertile.
Elle y repose; et ce n'est pas en vain
Qu'elle employa tout son art de magie
Pour y garder une fille chérie,
Dont elle a su ne réserver la main
Qu'à celui-là qui pourra mettre à fin
De la forêt la terrible aventure;
Car depuis lors, quiconque l'essaya,
Aux premiers pas périt ou recula:
D'acier parfait la plus parfaite armure
Ne sert à rien contre ces charmes-là.
Mais on disait, et c'est vérité pure,
Que toute femme y pouvait librement
Passer partout, malgré l'enchantement.
Il arriva que la tendre Despine
Qu'accompagnait son beau détachement,
Chassant un jour à la forêt voisine,
Dans celle-là passa tout doucement.
Rien ne servait à distinguer la belle;
L'œil s'y trompait. Les uns vont avec elle;
D'autres aussi demeurent en arrêt,
N'osant franchir le bord de la forêt.
A peine est-on dans la fatale enceinte,
Le jour pâlit, tout inspire la crainte;
La foudre éclate, et sur l'aile du vent
Les eaux du ciel se vont précipitant;
En gros flocons la neige tourbillonne:
On ne distingue, on ne connaît personne:
Chacun veut fuir, mais on ne sait comment,
Despine avance, et le soleil l'éclaire:
Elle n'entend ouragan ni tonnerre;
Même elle trouve en ces nouveaux climats
Le ciel plus pur, plus clair qu'à l'ordinaire.
De tout côté sous ses yeux, sous ses pas,
Roses et lis étalent leurs appas,
Et les ormeaux raniment leur verdure.
Quand tout lui rit ainsi dans la nature,
Quel triste deuil attend les cavaliers
Faits pour la suivre et veiller autour d'elle!
Contents de fuir ces funestes sentiers,
Triste séjour de tourmente cruelle,
Visière haute ils couraient au palais.
Là, connaissant qu'aux terribles forêts
Despine reste en proie à la furie
Des éléments, on pleure, on s'humilie:
Le roi surtout se consume en regrets;
Il a perdu le soutien de sa vie,
Sans espérer de le revoir jamais.
Despine est belle, et de pareils attraits
N'échappent pas à l'amour de Lirine:
Dès qu'une belle est prise en ses filets,
On lui fait boire en manière badine
Un verre ou deux de certaine liqueur
Qui dans l'instant efface de son cœur
Tout souvenir de parents, de patrie:
Lirine seule alors devient chérie;
Et telle aimait d'amour tendre et constant,
Qui ne sait plus ce que c'est qu'un amant.
Lirine sait à point ce qui se passe
Dans sa forêt; et sitôt qu'elle apprend
Le moment juste où Despine s'y prend,
A sa rencontre elle vient avec grâce.
La fée amène un cortège charmant:
C'est un millier de tendres bachelettes.
Leur pied foulait à peine les herbettes;
Elles semblaient voler au gré du vent.
Despine assise au bord d'une fontaine,
Sous des lauriers y reprenait haleine.
Ses bras sont nus; son visage divin
Est découvert; sa blonde chevelure
En tresses d'or flottait à l'aventure:
C'est là l'instant ou du coteau voisin
Descend la fée avec son doux cortège.
Despine alors abandonnant son siège,
A la rencontre avançait poliment;
Lirine arrive en ce même moment.
Au tendre accueil que se font les deux belles
Par cent baisers et caresses entr'elles,
D'amour ancien leur cœur parait touché.
Voyez le lierre au vieux orme attaché,
Voyez l'épine et la vigne sauvage
S'entrelacer au fond d'un verd bocage;
Tels s'unissaient, et plus étroitement,
Ces deux beaux corps en doux embrassement.
A voyager le Zéphir est habile;
En un clin-d'œil sans peine il les conduit
Avec leur suite, au palais qu'Origile
A peu de frais jadis avait construit.
Mille démons, dit la vieille chronique,
Durant un mois y vinrent travailler;
Et sans mentir nulle autre œuvre magique
Au grand jamais ne pourra l'égaler.
C'est au milieu d'une verte prairie
Qu'est ce palais, dont le vaste pourtour
Est embaumé par la tige fleurie
Des orangers plantés tout à l'entour.
De place en place on y voit des fontaines
D'un onde pure et d'un travail exquis:
Bref, la nature et l'art n'ont rien omis
Pour embellir ces retraites lointaines.
Si Cafrerie était un peu plus près,
J'irais les voir en poste tout exprès.
En ébaucher le plan serait folie:
Je n' aurai garde, et dirai seulement
Que là tout est plaisir, amusement;
Là tous les jours et presque à tout moment
On chante, on danse et l'on fait chère lie.
Jeunes tendrons y sont plus d'un millier.
Mais pas un homme; elles ont de la haine
Pour notre sexe, autant qu'un lévrier
Pour l'animal qu'il chasse dans la plaine.
Despine encor qui n'a pas eu le temps
De respirer au magique breuvage
L'aversion du sexe des amants,
S'entretenait avec la douce image
De son Richard, ne songeant qu'au bonheur
De le revoir, d'en jouir sans ombrage;
Mais elle boit la fatale liqueur,
Et Richardet s'efface de son cœur.
Oh! qu'on en voit aujourd'hui de ces belles
Qui tous les jours boivent de la même eau,
Et sans égard à des amants fidelles
Quittent l'ancien et font un choix nouveau!
Car on craindrait de sortir du domaine
Des passions, et de quitter leur chaîne:
Un tel effort coûte trop; et c'est tout
Si quelque sainte en peut venir à bout.
Le beau Richard n'est plus rien pour Despine
Qui toute entière est livrée à Lirine.
On les voyait partout soir et matin
Se caressant, se tenant par la main;
Et la princesse aime tant cette vie
Qu'elle se croit dans le séjour des dieux.
Laissons-la donc se croire dans les cieux,
Et revenons à Richard je vous prie.
[***]
Mais je suis las; j'ai besoin de repos
Pour mieux reprendre ensuite mon ouvrage.
Il est pénible, il y faut du courage:
J'en sue, et puis je gèle jusqu'aux os.
Car, voyez-vous, c'est une grande affaire,
Quoique à vrai dire il n'y paraisse guère.
Grande louange est due au bon rimeur
Qui donne à l'art les traits de la nature,
Et ne met point l'auditoire en sueur
Pour déchiffrer une sentence obscure.
Ses vers aisés s'entendent en courant;
Chacun les cite, et tient pour chose sûre
Que s'il voulait il en ferait autant.
Gardez-vous bien, mesdames, cependant
De prendre à mal ce que je viens de dire;
Je donnerais par trop matière à rire
Si j'entendais ici parler de moi:
Je parle à ceux qui sans savoir pourquoi,
Ne faisant rien et ne sachant rien faire,
De tout blâmer se sont donné l'emploi.
Ces messieurs-là me mettent en colère;
Mon sang bouillonne, et me ferait sortir
De ma carrière. Il le faut amortir;
Et ce vin frais y sera salutaire.
Oh le bon vin! dont les riches coteaux
De Serravalle emplissent nos tonneaux!
Soyez béni, villageois débonnaires,
Vous qui foulez avec vos pieds poudreux
De nos raisins l'enveloppe légère,
Pour nous donner ce jus si savoureux!

CHANT XIX.

Richardet, désespéré, part seul à la recherche de Despine. Jeté par une tempête sur l'île où se trouve le dragon à tête de nymphe, un combat difficile se termine par la mort de la bête. Richard trouve alors l'armure et le cheval magiques qu'il capture, découvrant ensuite qu'ils sont les seuls à pouvoir vaincre les charmes d'Origile.
Renaud et Roland arrivés en France, rejoignent Charles à la grande bataille de Grenade où le roi Ulasse tue Astolphe qu'ils enterrent avec honneurs. Arrivent les deux géants de Ferragus.
De leur côté, Rinaldin, Roland et leurs belles, restés seuls après le départ de Richard, se mettent en marche. Arrivés à la forêt d'Origile, les dames sont enlevées par Despine et Lirine et les héros s'affrontent à des enchantements qu'ils ne comprennent pas.

Si quelquefois vous m'avez protégé,
Filles du ciel, nymphes de l'Hippocrène,
Si quelquefois vous m'avez ombragé
De vos lauriers, et si votre fontaine
M'a quelquefois dans mes maux soulagé,
Ayez pitié, déesses, de ma peine.
Le sort cruel m'enlève un tendre enfant,
Neveu chéri qui meurt presque en naissant.
C'était l'espoir de la famille entière:
Nous le pleurons avec sa tendre mère;
Nous pleurons tous, et ce n'est pas à tort.
Trop rarement la nature rassemble
Tant de beauté, d'esprit, de grâce ensemble,
Même en formant les héros. Et la mort
Vient, démentant ce favorable augure,
Trahir mes vœux et ceux de la nature!
Je ne songeais qu'au moment fortuné
Où de l'Ombro quittant la rive obscure
Ce cher enfant me serait amené
Aux bords du Tibre, où bientôt couronné
Pour ses vertus dans le saint consistoire,
Il eût été le soutien et la gloire
De tous les siens qui pleurent son trépas.
Cruelle mort! quels sont tes attentats!
Tel est le cri de nos cœurs en détresse,
Mon cher neveu; car nous ne songeons pas
Au bonheur pur, à la sainte allégresse
Dont tu jouis. Tu n'étais ici bas
Qu'un périssable et vil amas de fange;
Et désormais dans les cieux nouvel ange,
Astre brillant, tu nous éclaireras.
Pleurer ta mort est une erreur étrange;
C'est ignorer combien de maux divers
Pour notre perte infectent l'univers.
Mille ennemis au dehors nous harcèlent
Incessamment; et nos cœurs en recèlent
D'autres encor, qui ne nuisent pas peu.
Bénis ton sort! et rends grâces à Dieu
Qui t'a doué de félicité pure.
Mais en planant sur la voûte des cieux,
De tes regards ne crains pas la souillure,
Et sur nos maux daigne abaisser les yeux.
Peut-être, hélas! aux jours de ta jeunesse,
Aimable enfant, nous t'aurions vu souffrir
Comme Richard, qui navré de tristesse
Vit pour pleurer, soupirer et gémir.
[***]
Il a perdu sa charmante maîtresse
Que dans le somme on a su lui ravir.
En apprenant que Despine est partie,
Le tendre amant est outré de dépit,
Et peu s'en faut qu'il n'en perde la vie.
Avec fureur il saute à bas du lit,
Le cœur saignant et la tête égarée;
Il s'arme en hâte, et court à la marée
Pour s'embarquer. Mais tous les matelots
Lui disent: Non, le juzant est trop gros,
Et le vent soufle avec trop de furie.
Partez sur l'heure, ou je vous romps les os,
Cria Richard: allons en Cafrerie;
J'y veux aller, et vous m'y mènerez,
Ou de ma main ici vous périrez.
A ce parler qui n'était pas frivole,
Chacun se tut; on n'opposa plus rien
A Richardet, d'autant qu'on savait bien
Qu'il était homme à tenir sa parole.
Lors le patron, assez rusé matois:
Seigneur, dit-il, (flattant la fantaisie
Du paladin) nous avons mainte fois
De tous les vents combattu la furie,
Et sans faillir notre art les a soumis.
Le feu, la terre, avec les bancs de sable
Et les écueils, voilà nos ennemis.
Nous défions Eole et tous ses fils;
Nous méprisons leur troupe formidable;
Et conducteurs de la fleur des héros
Sur notre nef, nous verrons les tempêtes,
Les ouragans, comme des jours de fêtes.
Il appareille en finissant ces mots,
Et met en mer. Richard a le cœur gros,
Et ce n'est pas vraiment pour bagatelles.
Dans son transport, le malheureux amant
Etait parti si précipitamment
Qu'il n'en avait donné vent ni nouvelles
A ses cousins, non plus qu'à leurs deux belles:
Même il y songe assez tard; et pour lors
Il est rongé de honte et de remords.
Mais nonobstant il s'éloigne, il s'obstine,
S'attendant bien au pardon de ses torts.
L'amour n'est pas de sévère doctrine
En procédés. C'est comme à la famine;
Loin de nourrir ceux qui meurent de faim,
Par tous moyens on leur vole leur pain.
Les premiers jours le temps fut favorable;
Et puis le ciel s'enbruma sur le soir.
Nous navigeons parmi des bancs de sable,
Dit le patron, et ne pouvons avoir
Qu'un seul moyen d'éviter notre perte:
C'est d'attérer à cette île déserte
Que vous voyez; (car en disant cela
Il la montrait à Richard). Mais c'est là,
Ajouta-t-il, qu'un monstre affreux demeure
De tous les temps, dans les bois que voilà.
Richard reprit: Abordons tout à l'heure,
Je ne crains rien que la mer; et déjà
Le cœur me bat d'aller mettre à quia
Votre animal. Ma foi, dit le pilote,
Cet oiseau-là n'est pas une linote,
Et j'aime mieux m'engloutir sous les flots
Que de sentir ses griffes sur mon dos.
Cet animal est d'une taille énorme;
Mais sa poitrine et sa gorge et ses traits
Sont d'une nymphe: il en a les attraits.
Deux pattes d'ours donnent un air difforme
A ses deux bras; tout le reste a la forme
D'un gros serpent couvert d'un cuir épais,
Impénétrable à flèches et mousquets;
Et dans sa queue est une force telle,
Que quand il veut il n'a besoin que d'elle
Pour mettre à bas chênes, pins ou cyprès.
Enfin ce monstre a l'art de l'araignée,
Qui sait si bien sous ses minces filets
Etre à l'abri du vent et de l'ondée.
Au point central de son rézeau posée,
Dès qu'une mouche ose en toucher le fil,
Tout aussitôt la vilaine avertie
Par un instinct aussi sûr que subtil,
Fond sur sa proie, et cruelle ennemie
Vient sans faillir en faire son repas.
Tel est le monstre en son île déserte,
Que de ses rets il a toute couverte:
Ce sont rézeaux si fins, si délicats,
Que sur le sable ils ne paraissent pas.
Qui met le pied sur la fatale plage
Se trouve pris, et rien ne le dégage.
Mes yeux ont vu les géants les plus forts
Y succomber malgré tous leurs efforts.
Un seul guerrier un jour rompit la cage:
Un seul, venu, dit-on, de vos climats.
On nous l'a dit, mais je n'en réponds pas.
Un jour entier il combattit la béte
Qui dans la mer s'alla précipiter,
D'où ne montrant que sa charmante tête
A son vainqueur, elle sut l'enchanter.
Fuyons, seigneur, cette île abominable;
Fuyons la mort; et si j'en crois mon art,
La mer tranquille et le vent favorable
Assureront bientôt notre départ,
N'hésitons pas, croyez-moi. Mais Richard:
Non, non, dit-il, je veux seul être en butte
A l'animal: tenez-vous à l'écart
En haute mer, d'où vous verrez la lutte.
Malgré l'avis de son sage patron,
Richard s'obstine et va descendre à terre;
Mais, au moment d'y marcher tout de bon,
La balayant avec son cimeterre,
Qui comme on sait ne touche rien en vain,
Il bat le sol, comme un propriétaire
Bat sa récolte un fléau dans la main.
Il se trouva très-bien de la recette;
Il était pris pour le sûr sans cela,
Comme l'oiseau qu'attire la chouette.
L'horrible monstre attendait en vedette;
Et quand il croit que l'étranger déjà
Est dans la nasse, il sort de sa retraite,
Court à Richard dont il croit s'emparer,
Et tout vivant songe à le dévorer.
Mais, le voyant marcher en assurance,
Il s'en retourne, et n'a plus d'espérance
Que dans l'effet de sa rare beauté.
Avec grand soin il couvre de feuillage
Ses reins hideux et sa griffe sauvage;
Puis sous le sable il cache entièrement
Sa queue horrible, et montre seulement
Ses blonds cheveux et son charmant visage.
Son regard est si doux, si velouté,
Si séduisant, que Richard dans son âme
Doute déjà que tant de cruauté
Puisse s'unir avec tant de beauté;
Et les récits qui le peignent infâme
Et sans pitié, ne sont qu'un conte vain
De radoteurs ou de gens pris de vin.
Le monstre alors ouvrant sa belle bouche,
Traitreusement fait entendre une voix
D'un son si doux, si flatteur, qu'elle touche
Au fond du cœur le guerrier trop courtois.
Et cependant l'abominable bête
De son réduit décoche sur la tête
Du bon Richard sa nasse ourdie en croix;
Puis en fureur s'élance hors du bois.
Mais du filet chaque maille est coupée;
Car Richardet n'avait pas fait un pas
Sans promener sur le sol son épée;
Et pour le coup il ne se trompait pas.
Terrible choc, effroyable tempête
Vont commencer. Richard a vu la bête;
Soudaine horreur s'empare de ses sens.
On voit venir dans la sainte semaine
A chaque office une troupe d'enfants
Armés de fouets; et quand la cantilène
Donne un signal, chacun d'eux se démène
A tour de bras frappant sur tous les bancs:
Tel est Richard jouant du cimeterre
Sur l'animal qu'il taille par morceaux.
L'horrible queue est bientôt en lambeaux,
Et ne sert plus ni d'arme meurtrière,
Ni de défense au monstre, qui soudain
Saisit et rompt le fer du paladin;
Et puis s'armant de la pointe qu'il serre
Entre ses dents, il fait tourner ainsi
A son profit l'arme de l'ennemi.
Richard reçoit une atteinte légère:
Ce n'était rien, mais c'était la première.
Richard se voit sans ressource aujourd'hui,
Et ne sait plus que dire ni que faire;
Il prend la fuite, et c'est bien fait à lui,
Puisqu'il ne peut frapper ni se défendre.
S'aller offrir au monstre qui l'attend,
Comme les chiens se jettent sous la dent
Du sanglier, c'eut été mal l'entendre.
A voir courir le beau jeune garçon,
Vous auriez dit voir planer l'hirondelle
Quand elle va rasant le vert gazon
Sans l'effleurer et sans remuer l'aile.
Richard s'en va par le même chemin
Qu'il est venu. Le monstre est à sa suite,
Et pourra bien y perdre son latin,
Tant la fureur l'aveugle en sa poursuite.
Il s'égarait en courant comme un fou,
Quand sous ses pas il rencontre un grand trou:
Un trou sans fond, dont l'énorme ouverture
Fait frissonner à la voir seulement.
Le monstre touche au bord, et dans l'instant
Le terrain fond sous cette masse impure,
L'animal tombe, et d'un long hurlement
Il fait frémir la rive et l'ile entière.
Richard revient; il voit la fondrière
Où l'animal allait dégringolant,
Toujours heurtant les bords, toujours hurlant.
Il entendit de loin ses cris de rage
Pendant longtemps; et même il dit depuis
Sur son navire aux gens de l'équipage,
Qu'il l'avait vu culbuter dans le puits
Pendant une heure, ou même davantage.
Oh! pour le coup, Richardet mon ami,
C'est grand bonheur de l'échapper si belle!
Car quand Pluton et sa noire séquelle
Seraient venus te lutiner ici,
Pauvre chrétien, crois-moi, près de ceci
Ce n'eût été ma foi que bagatelle.
Certes tu dois une double chandelle,
A Dieu d'abord, et puis à ce trou-ci.
Voilà le monstre enterré, Dieu merci.
Suivons Richard, qui rencontre une chaîne
Dont à propos le galant se saisit;
Car sans faillir elle le conduisit
Jusqu'au filet qui recouvre l'arène
Autour de l'ile: on ne le voit qu'à peine
Tant il est fin; mais tel est son tissu,
Que Richard seul peut avoir la vertu
De l'entamer avec son cimeterre.
Il eut grand soin d'en ramasser à terre
Un bon millier d'aunes qu'il empocha.
Faisant chemin ensuite, il s'attacha
A bien sonder buisson, haie et broussaille.
Parmi des joncs il fit une trouvaille,
Il voit un feu qui semble le soleil
A son lever: c'est l'éclat d'une armure,
Dont la matière est transparente et pure.
Tout le cimier est de rubis vermeil;
Le bouclier, le hautbert, la rondache,
Tout, en un mot, semble fin diamant.
Aux environs, est un coursier charmant
Dont aussitôt le guerrier s'amourache.
Il est tout noir et sans la moindre tache;
Ses quatre pieds sont doublés d'argent fin;
Sa selle est d'or, et de perles son frein.
Près de l'armure est une riche épée
D'acier parfait, et par tel art trempée,
Que sans faillir elle entame le fer
Le plus épais, comme un morceau de chair.
Du cimeterre une lance est voisine;
Et celle-là, dont chaque coup est sur,
Sans s'émousser transperce une poitrine
Qui même aurait l'enveloppe d'un mur.
Le talon est or pur, et tout le reste
Est diamant. Quelqu'un peut-être bien
Croit que je ments ici; mais je proteste
Que peu m'en chaut: Garbolin que j'atteste
Est mon docteur; le reste ne m'est rien.
Quand Richard voit cette armure superbe,
Il en raffole; il y porte la main
Pour s'en saisir; mais il le tente en vain.
Le beau coursier qui se roulait sur l'herbe
Soudain se dresse, et hennit en ruant
A faire peur. Ce n'est pas jeu d'enfant,
Dit Richardet, se tirant en arrière:
Ce cheval-là ne vit pas de chiendent:
Je m'imagine et crois même vraiment
Que du dieu Mars c'est le cheval de guerre.
Comme il parlait, le coursier fait un bond,
Puis de nouveau s'étend sur le gazon.
De plus en plus amoureux de l'armure,
Richard songeait aux moyens de l'avoir,
Lorsqu'en un coin sur une tombe obscure
Il aperçoit un petit marbre noir,
Où se lisait en fort belle écriture:
Pour posséder le harnais que voilà,
II faut monter, domter ce cheval-là.
Richard reprit: C'est ma foi beaucoup dire
En peu de mots. Et tout bas il soupire.
Ce cheval-là, dit-il, d'un coup de pié,
Fendrait tout juste un sou par la moitié:
Il m'a trop bien montré son savoir-faire,
Et je n'en veux ma foi plus approcher.
Ni plus ni moins il s'obstine à chercher
Si pour le prendre il n'est point de manière.
Tant et si bien il creuse son cerveau,
Qu'il se souvient du magique rézeau.
Soudain il part; et quoiqu'il n'ait pas d'aile,
Il va volant vite comme un oiseau
A la cabane où la béte cruelle
Avait laissé ses engins de tonnelle* [filet].
Richard revient avec, mais il a soin
De rapprocher le filet de fort loin;
Puis doucement, doucement il le tire,
Et réussit sans bruit à le conduire
Jusqu'au coursier, qui s'y trouve empêtré;
Devant, derrière il est enchevêtré.
Lors il se lève, et roule sa prunelle
D'un air hagard; mais Richard est en selle.
Prose ni vers ne vous peindraient les sauts
De l'animal, quand il sent sur son dos
Le cavalier; mais celui-ci tient ferme.
Calus épais recouvre l'épiderme
De ses jarrets. L'animal est domté:
Plus de foucade; il reste comme un terme.
Richard descend, remonte à volonté,
Comme il boirait une tasse de thé:
Le fier coursier ne mord ni ne remue;
C'est un agneau sous la main du tondeur;
C'est un vieux bœuf qu'on met à la charue.
Du beau harnais Richard est possesseur,
Et tout armé (je parle en conscience)
Sur l'animal remonte en confiance.
Il avait pris et l'épée et l'épieu
Dont les pareils ne sont en aucun lieu
Du monde entier: même au pays de France.
Puis soulevant à propos son filet,
Le cœur joyeux il va droit au mouillage
Trouver ses gens. Il les trouve en effet,
Mais abattus, ayant perdu courage:
Tant on a peur du monstre et de sa rage!
Mais quand on voit le gentil paladin
Resplendissant sous la brillante armure,
L'espoir renaît, le patron se rassure,
Et fait voguer à bord son brigantin
Où Richardet saute sur sa monture.
Il leur raconte alors par le menu
Tous les détails de cette horrible crise,
Et comme enfin, fortune qui ne prise
Que les grands cœurs, a servi sa vertu.
A son aspect, on s'étonne, on admire
L'éclat divin dont il est revêtu;
On croit rêver, on croit être en délire.
Dans ce moment le héros s'aperçoit
D'un sac qui pend à l'arçon de sa selle:
Un petit sac. Richard l'ouvre; il y voit
Certain papier d'écriture fort belle
En langue turque: et c'était bagatelle
Pour Richardet; car il savait le fin
De tout langage, hormis du chaldéen.
L'écrit disait: « Ces armes enchantées,
« Ce beau coursier, sont l'ouvrage des fées;
« De celles-là qui savent tout au mieux
« S'assujettir les lois de la nature.
« Elles sont cent qui vinrent en ces lieux
« Pour y placer cette brillante armure
« Et ce cheval, qui seuls peuvent tous deux
« Mettre à néant les œuvres d'Origile. »
Ce même écrit déduisait à la file
Tous les motifs de la haine des cent.
J'en noterai deux ou trois entre mille:
Une forêt changée en guet à pend;
La liberté ravie à tout passant;
Et, sans égard aux lois de la nature,
L'amour trahi par vilaine imposture.
Mais le papier promettait un vengeur,
Disant: «Heureux qui sera possesseur
« Du beau cheval et de la belle armure!
Puis un postscript en petite écriture
Disait pour quoi dans l'ile que voilà
Etait le charme. On s'assurait par là
Qu'on ne verrait qu'une vertu bien pure
Vaincre le monstre et finir l'aventure.
Mais du héros on exige un serment
Dont le papier donne le formulaire:
Tout irait mal sans ce préliminaire;
L'armure même et le cheval charmant,
Loin de servir, feraient tout le contraire,
Quand on ira, non pas pour prendre l'air
Dans la forêt, mais pour mettre en poussière
Le vilain monstre et les outils d'enfer.
Richard prêta son serment haut et clair
Au beau milieu de sa chiourme entière;
Et dans l'instant les éclats du tonnerre
Se font entendre à gauche de la nef.
On en compta cent se suivant en bref;
Et sur cela les personnes sensées
Avec raison conclurent de leur chef
Que c'était là le signal des cent fées.
Soudain Richard va presser son patron
Pour aborder la forêt d'Origile.
Il faut courir jusqu'au centième mille,
Dit le nocher; mais le vent paraît bon.
Que fait Richard? Il va lâcher la bride
A son coursier; puis veut qu'au haut des mâts
Un sentinelle incessamment réside
Pour observer si l'on n'aperçoit pas
Quelque buisson. Va, poursuis ton voyage
A la faveur et des flots et du vent,
Amant loyal: je te quitte un moment;
Mais si je puis débrouiller mon ouvrage
Enchevêtré de tant d'autres objets,
Je reviendrai te joindre en diligence
Dans la forêt. En attendant, je vais
Trouver Renaud et Roland dans la France
Où tous les deux sont arrivés de frais.
[***]
On leur apprend que Charle est en Espagne,
Et tous les deux se mettent en campagne
Pour y courir: chacun sur un roussin
Bon travailleur et mangeur de chemin.
Impatients de signaler leur zèle
Par des exploits dignes de Charle et d'eux,
Leur déplaisir est de n'avoir point d'ailes.
Près de Grenade ils arrivent tous deux,
Précisément le jour de la bataille
Que des payens l'innombrable canaille
Allait livrer aux chrétiens peu nombreux.
Le pavillon du roi frappe les yeux
Du bon Roland; il y court, il se presse:
Le trait qui vole aurait moins de vitesse,
Lancé de loin par un bras vigoureux.
Le noble comte embrasse avec tendresse
Son empereur: Renaud en fait autant;
Et dans l'armée aussitôt qu'on apprend
Qu'elle possède et Renaud et Roland,
On veut combattre, on court: c'est un délire.
Les sarrasins sont pressés, déconfits;
Et les chrétiens en font un tel hachis
Que vainement le voudrais-je décrire.
J'aurais ici maint beau fait à vous dire,
Et Garbolin me fournit bien de quoi;
Mais le beau sexe est toujours en émoi
Au moindre mot de guerre, de blessures:
Il ne lui faut que tendres sentiments,
Doux entretiens ou querelles d'amants.
Je veux pourtant, parmi tant d'aventures
De la bataille, en conter une ici
Pour n'avoir pas taxe de négligence.
Un sarrasin était de corpulence
Si monstrueuse et d'un tel gabari,
Qu'à chaque pas il ébranle la terre;
Et ses deux bras sont si démesurés,
Que de la main ramassant une pierre
Il reste encor tout droit sur ses deux piés.
Ses doigts étaient à peu près longs d'une aune,
Et recouverts de gants dont le cuir jaune
Etait armé de gros ongles d'acier
Déchirant tout, même quand la féerie
Aurait doué l'armure et le guerrier.
Près de sa lance, un sapin je parie
Ne paraîtrait à vos yeux qu'un fuseau:
A chaque coup il creuse un précipice;
A chaque coup il fait le double office
De fossoyeur ensemble et de bourreau.
Voici le monstre, il accourt: c'est-à-dire,
Il fait trois pas, et fait dans ces trois pas
Près d'une lieue. On croit être en délire
Voyant cela. Moi je n'en fais que rire:
Proportion est dans tout ici bas.
Que par plaisir un jour la providence
Veuille donner des pieds à l'Apennin,
Oh! qu'en trois pas il ferait de chemin!
Quand l'animal, la vivante montagne
Dont Dieu se sert pour châtier l'Espagne,
Eut ajambé jusqu'au lieu des combats,
De la main droite il tourne sa baguette
En moulinet. Ce fut un méchant plat
Pour les chrétiens; et puis il en abat
De l'autre main par minute complette
Plus d'un millier. Or ma foi c'est ici
Que j'ai besoin, Apollon mon ami,
D'être éclairé de ta vive lumière.
Sur mon esprit répands-la toute entière,
Et que ma voix puisse avec dignité
Faire passer à la postérité
Tous les détails d'une si grande affaire.
Le géant prend le pavillon entier
Où se tenaient autour de Charlemagne
L'anglais, l'hermite, et maint autre guerrier
Venu comme eux pour faire la campagne.
Il enleva la charpente, les toits,
Tout l'attirail, comme si dans ses doigts
Il n'avait eu qu'un paquet d'allumettes;
Puis mit le tout auprès de ses lunettes
Pour le mieux voir. Lors Roland et Renaud,
Voyant ses mains qui s'élevaient si haut
Sautent dessus, chevauchent à merveille
Chacun un bras, et d'une ardeur pareille
Vont dépeçant les brassards du payen.
Leur trempe était excellente, mais rien
Ne put avoir force de résistance:
Soit par l'effort des paladins de France,
Ou que le ciel voulût au roi chrétien
Donner secours. Déjà plus d'une maille
Vole en éclats; déjà plus d'une entaille
Dépouille à nu la chair au pli du bras:
(car c'est l'endroit où le duo travaille).
Mais, dit Roland, nous n'achèverons pas
Jusqu'à demain; il y faudrait la scie.
Sur quoi Renaud s'adresse en litanie
A tous les saints, implorant leur appui
Pour que son fer réussisse aujourd'hui
A dépecer cette énorme carcasse,
D'os et de chair épouvantable masse.
Le monstre voit bientôt couler le sang
De ses deux bras: il blasphème, il s'emporte;
Mais c'est en vain qu'il veut fuir le tranchant
Des paladins: la partie est trop forte:
Ce sont couteaux qu'on ne peut émousser,
Et travailleurs qu'on ne peut repousser.
En même temps ils terminent l'affaire
De leur manœuvre aux coudes du géant,
Dont par moitié les bras tombent à terre,
Les mains avec. Ce fut triple accident:
Car les deux mains entraînent dans leur chute
Le bon roi Charle; il fait la culebute
Avec les siens, si bien qu'on le croit mort.
Mais son bon ange en eut soin; et d'abord
Le pavillon prend si bien ses mesures
En trébuchant, que par un coup du sort
Charle et les siens gardent mêmes postures.
Charle s'étonne; il ne sait pas encor
Comment sa tente est à bas: il en sort:
Il sort; il voit étendus sur le sable
Les bras coupés, vrais soliveaux de chair,
Et puis il voit les deux cousins en l'air
Sur les moignons du colosse effroyable
Bien à cheval, et jouant bien du fer.
Ils besognaient tous deux de grand courage,
Mais ils ont tant à couper de charnage,
Que pour mener le colosse à trépas,
Le jour entier pourrait ne pas suffire,
Ils en ont peur; mais voici des soldats
Que fait venir à point Charle leur sire,
Leur enjoignant de scier les jarrets
De l'animal. Ils se mettent après
Avec ardeur, brûlant tous de l'abattre;
Et d'autre part les braves paladins,
De leurs couteaux qu'ils tiennent à deux mains,
Autour du cou travaillent comme quatre.
Le monstre alors se voyant tailladé
Si fort au vif, hurle en vrai possédé.
Il s'affaiblit, il s'ébranle, il chancelle
Comme un vieux pin que la hache morcelle
Quand elle l'a fendu plus d'à moitié.
Il se tortille, il s'affaisse, il succombe;
Et par ma foi durant le temps qu'il tombe
On dirait bien tout un Miserere.
Le géant mort, la payenne cohue
Perd tout espoir et disparaît soudain,
Mise à néant par la peur qui la tue;
Ainsi qu'on voit par un soleil serein
Neige d'avril en un clin-d'œil fondue.
Le roi tout seul se tient ferme et rugit
Comme un lion blessé qui sur la place
Reste gardant sa rage et son audace:
Il défiait tour à tour au conflit
Chaque chrétien. Astolphe qui s'avance
Est le premier; mais, hélas! par malheur
Il n'avait pas sa redoutable lance;
La lance d'or, outil toujours vainqueur.
Le roi payen s'appelait la Terreur
Parmi ses gens. Son vrai nom c'est Ulasse;
Mais dans l'armée et dans la populace
Le sobriquet annonçait sa valeur.
Soudain tous deux jouant du cimeterre
A qui mieux mieux, se portent des coups surs
Dont se fendraient les chênes les plus durs.
Quand celui-ci tombe-t-il donc à terre,
Disait Ulasse? Et le duc d'Angleterre
Disait: Par Dieu, les pavés et les murs
Résisteraient moins qu'une telle béte.
Dans leur fureur tous deux perdent la tête;
A chaque coup ils s'inondent de sang.
Pour faire court, ils s'écharpèrent tant
Que le roi maure enfin tomba sans vie.
Le duc anglais ne valait guère mieux;
Un œil perdu, la poitrine blessée
En trois endroits, et la gorge percée:
Déjà la mort s'annonce dans ses yeux.
On l'environne; et Roland qui s'avance
Pour l'assister, lui dit à haute voix:
Tu fis à Dieu sans doute mainte offense,
Mais garde-toi de perdre l'espérance
De ton salut: le Sauveur sur la croix
Te tend les bras en signe d'indulgence:
Mille péchés répétés mille fois
Sont effacés par vive repentance.
Ferragus vient aussi dire son mot
De pénitence, en véritable hermite;
Mais le mourant: Va, fuis, race maudite;
Ton procès est dans les mains d'Astarot,
Lui cria-t-il. Roland repart: Mon frère,
Sois humble et doux sans mal penser d'autrui,
Eut-il été scélérat et demi,
A Dieu tout seul est réservé d'en faire
Le jugement. Sur quoi l'Anglais repart:
Quand j'ai nommé Ferragus un pendart,
Ai-je donc fait quelque mal, je te prie,
Disant le vrai? n'est-ce pas bien son cas?
A ce propos Ferragus s'humilie,
Et tout contrit il marmote tout bas:
Je le confesse, Astolphe ne ment pas.
Je suis pécheur, lui dit-il; mais qu'importe
A ton salut? faut-il quand je t'exhorte
Me mépriser? Je ne vois point pour toi
De confesseur: dis-moi ta coulpe à moi;
Car autrement c'est mal mourir. Sans doute,
Reprit Roland: il t'importe fort peu
En ce moment que celui qui t'écoute
Soit pur ou non; tu parles à ton Dieu.
Disant cela, Roland s'éloigne, et laisse
Discrètement Astolphe sans témoin
Dire son fait. La mort n'était pas loin;
Astolphe meurt. On le lave; on l'encaisse,
Le parfumant, l'embaumant avec soin,
Pour le porter aux marches d'Angleterre;
Puis sur la caisse on écrivit ceci:
« Le corps d' Astolphe est en dépôt ici.
« Vaincu, vainqueur en cent lieux de la terre,
« Tant qu'il vécut il fut souvent en guerre;
« Il l'aimait fort, et les dames aussi.
« Sans doute il est dans la gloire éternelle:
« Il a péri victime de son zèle
« Pour l'évangile, immolant un grand roi,
« Le fier Ulasse ennemi de la foi. »
Ferragus vient chanter la sainte messe
Sur un autel dressé près de la caisse;
Puis à son camp Charles fit un discours
Au grand honneur du duc, dont le secours
Ne lui manqua jamais dans la détresse.
Le bon monarque avait la larme à l'œil
Disant cela; puis après tout ce deuil
On s'en alla dîner selon l'usage.
On s'égayait, quand tout-à-coup un page
Vient avertir qu'on voit dans le lointain
Des gens nouveaux venir assez grand train.
Charles mettant la tête à la fenêtre:
Vraiment, dit-il, ces gens qu'on voit paraître,
Ce sont géants, et peut-être les fils
De celui-là qui fit ici le maître,
Et que si bien les cousins ont occis.
Sur ce propos Ferragus met la tête
A la lucarne; et puis comme un vrai fou:
Cher Fracasse, cria-t-il, cher Tempête!
Est-ce bien vous que je revois? et d'où
Arrivez-vous? Il criait à tû-tête,
Et fit tinter les oreilles du roi
Qui doucement le pria de se taire,
Ou de parler d'autre ton; car le braire,
Dit-il, fait mal aux vieillards comme moi.
Comme il parlait, Tempête se présente
A la fenêtre en dehors; car la tente
N'a pas de porte assez haute. Et voilà
Que le bon roi d'humeur si bienfaisante
Lui fait accueil, ravi de le voir là.
D'où venez-vous, lui dit-il, vaillant homme?
Le géant dit: Nous arrivons de Rome,
Nous faisions route au pays africain
Avec Richard, Rolandin, Rinaldin,
En même nef. Dès qu'on fut au rivage,
Les trois héros sautèrent sur la plage:
Nous dormions, nous; et le patron maudit
Vira de bord, et nous laissant au lit
Remit en mer; il craignait notre taille
Et notre force en un cas de bataille
Contre son roi. C'est de ce jour amer
Que nous avons erré, battu la mer
Seuls tous les deux: car, sans qu'on le remarque,
Sournoisement le nocher se débarque.
Nous prîmes terre ensuite au port d'Oran,
D'où navigeant tout droit en Italie,
A Rome enfin sans aucune avanie
Nous arrivons le jour de saint Clément.
Bon, dit le roi; vous conterez le reste
Une autre fois; allez-vous-en dîner.
Et les géants y furent sans conteste.
Charles alors songeait à retourner
Dans son royaume, et tout haut il l'annonce.
Puis il s'en va prendre congé d'Alphonse
Qui jouissait de voir tout son pays
Hors de péril et purgé d'ennemis.
Il voudrait bien conduire à la frontière
Le roi français; mais Charles s'en défend,
Et sans tarder il part avec son camp.
Laissons-le aller. Reprenons la matière
Que nous avons laissée à mi-chemin:
Allons chercher Rolandin, Rinaldin,
Tous deux pareils au grand dieu de la guerre,
Et leurs moitiés qui ne les quittent guère.
[***]
Richard parti, le quatuor charmant
S'en va par mer tout droit à Cafrerie,
Et par malheur débarque justement
A la forêt qu'infeste la magie.
Lirine accourt alors au devant d'eux
Avec Despine; et soudain toutes deux
Etroitement embrassent les deux belles
Que les Zéphirs enlèvent par les airs,
Et leurs époux disparaissent pour elles.
Rinaldin dit: Quel diable de revers!
Ma femme au ciel! et qu'en veut-on donc faire?
Moi, mon cerveau s'épaissit et s'altère,
Dit Rolandin, et nous serons tous deux
Incessamment coiffés comme les bœufs.
De Jupiter tu sais ce qu'on raconte:
Les autres dieux n'ont ni pudeur ni honte;
De leurs bâtards ils ont peuplé les cieux.
Bon! tout cela ce sont des contes bleux,
Et vrais fagots que nous ne pouvons croire
Etant chrétiens. Mais c'est, dit Rinaldin,
Fait de magie, et tout de la plus noire.
Disant ces mots, il a l'air d'un lutin,
Battant des mains comme un fou. Beau cousin,
Dit Rolandin, mauvaise échappatoire,
Si c'est le diable au lieu du vieux Jupin
Qui nous inscrit à l'infâme grimoire
Des encornés. Marchons par le chemin
Qu'ont pris en l'air nos épouses chéries;
Retrouvons-les au péril de nos vies.
S'il me faut perdre un objet tant aimé,
J'aimerais mieux cent fois être assommé.
Rinaldin pleure, et fait plus triste mine
Qu'un patient que le bourreau mâtine.
Les deux époux se mettent en chemin.
Ils avaient fait à peine un quart de mille,
Que devant eux ils avisent un pin,
Un pin qui marche; et sur l'arbre mobile
Miaule un chat gros comme un mannequin.
Forêt qui marche et femme qui s'envole,
Dit Rolandin, ma foi rien n'est si drôle.
Tous deux alors tirant leurs coutelas,
A poings fermés travaillent sur la plante.
Tout aussitôt le chat qui saute à bas,
Sur le cimier de Rolandin se plante,
Le tiraillant pour mettre à nu le chef
Du paladin qui défendant sa tête,
Et des deux mains serrant au cou la béte,
Fait de son mieux pour l'étrangler en bref.
Puis Rinaldin s'en vient avec sa lance
De part en part lui transpercer la panse.
Le chat trébuche, et se change en tombant:
C'est un dragon; sa tête est un volcan
Lançant la flâme et donnant la berlue.
Le pin s'agite, et sa tête touffue
De fruits de bronze inonde en un instant
Tout l'environ. Vous avez vu des gardes
Ranger le peuple avec leurs hallebardes,
Les appuyant sur les pieds des badauds
Qui font la foule au milieu d'une rue
Pour voir passer ou pape ou cardinaux:
Tel va le pin, piétinant les héros.
A l'esquiver chacun d'eux s'évertue;
Mais de partout ils ont trop d'embarras:
Ici le pin, et le dragon là-bas;
Et puis encor la grêle continue
Des fruits de bronze: effroyable verglas.
Les deux héros ne s'en émeuvent pas;
Ils savent bien que leur armure est telle
Que rien ne peut les mener à trépas;
Et tout cela leur semblant bagatelle,
Ils vont toujours frappant à tour de bras.
Alors le pin tombe la tête en bas,
Devient un lac, et porte une nacelle
Que sur les eaux gouverne une pucelle,
Et qui va, vient, tourne, vogue à son gré.
Les deux cousins d'un air délibéré
Sautent dessus, et le vent qui s'élève
Les porte au loin. A peine ils sont passés,
Que Richardet arrive sur la grève,
Et maints bateaux par les Zéphirs poussés
Viennent à bord conduits par des donzelles.
Dire à quel point elles sont toutes belles,
Je ne le puis; et je vais laisser là
Nymphes, Zéphirs, bateaux et cetera.
La nuit approche, et dépliant ses voiles
Me fait, je crois, déjà voir les étoiles.

CHANT XX.

Richard arrive à son tour dans la forêt magique. Il est entouré de séduisantes demoiselles auxquelles il va s'abandonner quand le cheval les empêchent de le désarmer. Doutant de Despine, il rencontre Maugis qui lui explique tout.
Charles, revenant de Grenade, traversant les Pyrénées. Il s'arrête auprès d'un couvent de demoiselles. Ferragus enlève la belle Almérine et l'entraine dans la forêt. Roland les retrouve et veut tuer le lubrique moine. Renaud le châtre. Ferragus est soigné et exorcisé non sans mal car les diables prennent l'apparence de filles tentantes. Il meurt.

Le diable fait actes miraculeux,
Pour peu que Dieu le veuille laisser faire.
Ajoutez donc foi toujours bien entière
A tous récits de ses tours merveilleux!
Il est malin, et toujours sans paraître
Vous laissera seulement à connaître
Fée ou sorcier comme auteurs de ses coups;
Regardez bien; vous y verrez la griffe.
Fée ou sorcier semblent conte apocryphe
A bien des gens, mesdames, comme à vous.
Ignore-t-on qu'au jour de sa disgrâce,
Chassé du ciel, Satan ne perdit pas
Les facultés des esprits de sa classe?
Et c'est assez pour briser en éclats
Tout l'univers tandis qu'un instant passe.
Nos livres saints ne nous parlent-ils pas
En cent endroits de sorciers, de sorcières?
Et puis, pourquoi l'eau bénite qu'on prend
Dans une église? et pourquoi des prières
Sur une cloche alors qu'on la suspend?
Demandons-nous à Dieu pour le battant
Et pour la corde un heureux exercice?
Demandons-nous pour la cloche un beau son?
Non; tout cela ne tend avec raison
Qu'à nous garer de quelque maléfice.
[***]
Le temps me manque, et je suis obligé
De retourner à la forêt; à celle
Où Richardet se trouve bien logé
Au bord d'un lac de structure nouvelle.
Je ne vous puis achever ma leçon;
Mais, en un mot, partout on voit des fées,
Ainsi qu'on voit en toutes les contrées
Poil au lapin, écailles au poisson.
Nous n'en avons que trop de cette race;
Et plût à Dieu qu'elle fût moins vivace!
Richard aimait à lorgner tour à tour
Du bord de l'eau les jeunes demoiselles,
Leurs jolis traits, leur taille faite au tour,
Et leur beau sein où séjourne l'amour.
Toutes alors sortant de leurs nacelles
En souriant l'entouraient à la fois.
Richard s'arrête à la blonde, à la brune,
L'une après l'autre, et brûle pour chacune,
Ne sachant pas entr'elles faire un choix.
L'une plus fine et d'esprit plus matois
Vient l'agacer, le regarder en face,
Prend une lyre et prélude avec grâce;
Puis fait entendre une charmante voix.
« Dépouillez-vous, beau guerrier, disait-elle,
« De cette armure, et restez avec nous.
« Laissez les gens de petite cervelle
« Suivre la gloire, et comme de vrais fous
« Souffrir la faim, la soif, chercher les coups:
« Dans leurs beaux jours ivres de la fumée,
« Frivole espoir de vaine renommée
« Après leur mort. Le dieu Mars et sa sœur
« Sont tous les deux le fléau de la terre;
« Et l'on n'y peut goûter quelque douceur,
« Si par hasard tous deux à contre-cœur
« Ne sont oisifs, et ne manquent de guerre.
« Heureux qui met dans la paix son bonheur!
« La douce paix est la source féconde
« De tous les biens qui se trouvent au monde.
« Aimable paix, doux présent de Jupin,
« Qui, permettant que les moissons mûrissent,
« As écarté les horreurs de la faim;
« Toi que Vénus et les Grâces chérissent,
« Viens éclairer ce jeune aventureux,
« Et fais-lui voir que le métier des armes
«  Ne convient pas à qui veut être heureux.
« Qu'il se détrompe, en admirant tes charmes,
« Tes blonds cheveux d'olive couronnés,
« Négligemment en boucles contournés,
« Et tes beaux traits qui sans art, sans parure,
« Ne veulent rien devoir qu'à la nature;
« Qu'il s'attendrisse aux accents de ta voix:
« Accents si doux, qu'en allégresse pure
« Ils changeraient la plus âpre torture.
« Si la beauté près de lui perd ses droits,
« Si ton parler n'offre rien qui le touche,
« Peins-lui les traits de la guerre farouche
« De toutes parts dégoûtante de sang,
« A tous périls avec fureur poussant
« Ses serviteurs, et n'ayant pour guitare
« Dans ses concerts, que le clairon barbare. »
Comme Richard écoutait la chanson
Avec plaisir, les autres péronelles
Viennent à lui, l'entourent sans façon:
Elles comptaient le désarmer entr'elles,
Et l'auraient fait, si par bons coups de pié
Le beau cheval ne les mettait en fuite.
Elles s'en vont se rencogner bien vite
Dans leurs bateaux; et là, plus d'amitié;
Toutes voudraient voir Richard en canelle.
Ainsi nos chiens fuyant la dent cruelle
Du sanglier, ou le front du taureau,
Vont à l'écart mettre à couvert leur peau,
Hurlant toujours, faisant le diable à quatre,
En attendant qu'ils reviennent combattre.
Chacune prend une flèche, et la met
Sur un arc d'or dont chacune est parée;
Chacune veut lancer à Richardet,
Et la première et la plus acérée.
Il en reçoit ensemble un magasin
Sans qu'une seule entame son armure:
Elle est trop forte, et sa trempe est trop pure;
La foudre même y tomberait en vain.
A cet aspect, les nymphes ébahies
Sautent dans l'onde, y plongent bien et beau,
Ainsi que font grenouilles ahuries
Au moindre bruit qu'on fait au bord de l'eau.
Richard s'émeut: il fait entrer sa bête
Dans le canal. Jusqu'aux genoux d'abord;
Puis il la met à la nage, et s'apprête
A traverser bientôt à l'autre bord.
Mais, comme on voit au jeu de la becquée
Le villageois ouvrir un large bec,
Et n'attraper, au lieu d'œuf, qu'un bois sec
Dont il se sent la mâchoire piquée;
Il fuit, il court comme un lièvre qui part
Chassé du gîte: ainsi le bon Richard,
Qui se croit près de sauter sur la plage,
En voit jaillir des tourbillons de feux.
Le beau coursier se remet à la nage;
Et Richardet, comptant réussir mieux,
Le fait nager vers un autre abordage.
La béte est leste; elle atteint le rivage
En un clin d'œil; mais le vent est trop fort:
Vent fait exprès, souflant de telle rage
Qu'il la rejette auprès de l'autre bord.
Richard s'obstine; il ne craint pas la mort.
A tous périls il tente le passage
En cent endroits, et n'est pas plus heureux.
Lors, délivrant de tout sujet d'ombrage
Son bon cheval, il lui couvre les yeux
D'un linge épais; et puis, piquant des deux,
Il va braver la fumée et les feux
Qui l'avaient fait tantôt plier bagage.
Sans hésiter il se jette au milieu
De l'incendie, et traverse le feu
Sans en souffrir. L'embrasement s'appaise,
Laissant odeur de l'infernale braise
Aux environs. Alors le cavalier,
Rendant la vue à son brave coursier,
A travers champs le fait courir à l'aise
Jusqu'au sommet d'un mont. Ce mont charmant,
Du printemps même est, je crois, la patrie:
Du haut en bas la pente en est fleurie,
Et ce sont fleurs d'acabit surprenant.
Simple Nature en est seule la mère,
Et seule encore en est la jardinière.
Avec amour les faisant prospérer.
Toutes nos fleurs, anémone, jonquille,
Rose, lilas, jasmin, tout ce qui brille
Dans nos jardins et s'y fait admirer;
Là vous diriez, qui les voudra les prenne,
Et pour deux sous en donneriez centaine:
Tant par l'éclat, le parfum, les couleurs,
Les fleurs de là l'emportent sur nos fleurs!
Une y brillait, et, si je l'ai bien vue,
C'est un muguet. Il avait la hauteur
D'un beau cyprès, et sa tige menue
Laissait flotter les cloches de la fleur
De la plus pure et parfaite blancheur,
Où les oiseaux posés sur le branchage,
Et les zéphirs agitant le feuillage,
Formaient ensemble un concert enchanteur.
Pour peu qu'on ait une once de cervelle,
On voit par-là si la prairie est belle.
Richard descend, attache son coursier
A ce beau brin de muguet singulier;
Et ne songeant qu'à la beauté qu'il aime,
Triste et plaintif il se dit en lui-même:
Sans doute ici les trois sœurs de l'Amour,
Et lui peut-être, habitent ce séjour!
Et moi j'y meurs; je n'y vois pas Despine:
Elle en est loin, et c'est pour ma ruine:
Je suis peut-être effacé de son cœur.
A tel oubli toute femme est encline,
Quand elle est loin de son premier vainqueur.
Esprit volage est leur lot; et Despine,
A qui le ciel donna beauté divine,
Eut part sans doute au vice général:
Si je lui plus, un autre peut lui plaire.
L'Amour voltige, et l'on ne fait pas mal
De nous le peindre avec aile légère.
Et puis, quel est le nœud que ne desserre
Le laps de temps? Constance n'est qu'un nom;
La chose même, où la trouvera-t-on?
Ce ne sera, certes, chez les femelles,
Et moins encor sera-ce chez les belles.
Despine osa mépriser Sarpedon;
Elle aima mieux, tendre et fidèle amante,
Elle aima mieux qu'on l'enterrât vivante,
Que de se voir une couronne au front
Par cet hymen. Je ne dis pas que non;
Mais je ne puis la croire encor constante.
Peut-être elle eut haine de l'Africain;
Ce fut dégoût peut-être, ou bien dédain,
Entêtement, caprice féminin.
Peut-on juger qu'une femme est fidelle
Sans l'avoir vue exposée aux amants?
Et dites-moi, s'il vous plaît, quelle est celle
Qui se défend au milieu d'eux longtemps?
Vous le savez: plus une femme est belle,
Et plus sa vue attire de galants.
Despine en a des milliers autour d'elle,
Et de son cœur elle m'aura banni.
Ainsi Richard raisonnait à part lui
Quand tout-à-coup il se trouve en présence
D'un beau vieillard d'imposante apparence
Qui vient à lui, par son nom l'appelant
D'un son de voix si doux, qu'il fait entendre
Je ne sais quoi d'amical et de tendre.
Soudain Richard, comme se réveillant,
Fixe le vieux, et sans peine s'avise
Qu'il voit Maugis, ses traits et sa devise.
Imaginez le transport de Richard
A cet aspect: je ne le puis décrire.
Il s'attend bien que le sage vieillard
Va lui donner les détails qu'il désire
Sur sa Despine; et, le pressant de dire
Ce qu'il en sait, montre tout l'intérêt
Qu'y prend son cœur; mais le vieillard se tait.
Maugis se tait; Richardet en soupire,
Et lui demande en tremblant de l'instruire.
Maugis répond: Elle trahit sa foi;
Elle a conçu telle haine pour toi
Que sous ses yeux si tu perdais la vie
Elle en rirait. Despine est en folie,
N'aimant plus rien qu'une nymphe jolie
Qui de son cœur devient l'unique objet.
S'il est ainsi, s'écria Richardet
Tout consolé, je cesse de me plaindre.
Un beau garçon me paraissait à craindre;
Il m'aurait pu jouer un mauvais tour.
Mari tortu, louche, et gueux en guenille,
Est mieux, je crois, le fait de toute fille
Qu'une Vénus dans ses bras nuit et jour.
Rassure-toi, dit Maugis: ta Despine
Est par magie éprise de Lirine.
Je te promets qu'avant la fin du mois
A ton amour elle rendra ses droits,
Mais il y faut travaux de longue haleine;
Ces œuvres-là ne se font pas sans peine.
Que je te sais, Richard, heureux d'avoir
Et cette armure, et ce beau coursier noir.
Tu succombais sans cela dans l'affaire.
Ici mon art a fort peu de pouvoir;
Et cependant, seul que pourras-tu faire
Si de quelqu'un tu n'apprends le mystère
De la forêt, qu'on nomme avec raison
Forêt magique, où commande Pluton?
Monte à cheval, et ne quitte la selle
En aucun cas. Si tu perds ton coursier,
Du blanc au noir ton sort change en entier:
N'espère plus de jamais voir ta belle,
Non: tu vivras toujours ignoré d'elle
Comme de tous; et dans ce lieu d'horreur
Tu vieilliras, tu mourras sans honneur.
Cet animal possède un talent rare:
Avec ses pieds, ses deux pieds de devant,
Il vient à bout de tout enchantement.
Tour ou rocher, fleuve, torrent ou mare,
Rien ne l'arrête; et des gouffres profonds
Pleins jusqu'au bord de serpents, de dragons,
Il vous les passe en si leste manière,
Qu'on le croirait sur un pont. Si pourtant
Vous le voyez retourner en arrière
L'air effrayé, c'est le bien de l'affaire;
Laissez-le aller; il a fin jugement:
Tant la féerie eut soin en le formant
De le douer! Aussi lui voit-on faire
Choses vraiment d'adresse singulière
Qui feraient honte au meilleur artisan.
Je ne dirai qu'un mot de ton armure:
Elle est si forte, et si fine, et si dure,
Qu'avec sa hache ou bien son coutelas
Le grand dieu Mars ne l'entamerait pas:
Que Jupin même y lance le tonnerre
Qui sous les pieds des Titans orgueilleux
Brisa les monts accumulés par eux,
Il n'y fera que de l'eau toute claire.
Tout au rebours, tu ne peux rencontrer
Rien qui résiste à l'épée, à la lance
Dont tu jouis; et l'on sait ta vaillance.
Sois donc content, et songe à t'honorer
Par grands exploits. Endurcis-toi d'avance:
On n'acquiert pas tant de biens sans souffrance;
Mais à la fin la céleste faveur
Te comblera de gloire et de bonheur.
Tandis qu'ainsi le bon Maugis pérore,
Déjà Richard est en selle, et lui dit:
Fais-moi revoir la beauté que j'adore,
Mon cher cousin, ou j'en perdrai l'esprit:
A ton refus il faudra que je meure.
Allons la voir, dit Maugis, tout à l'heure.
Disant ces mots, il se transforme en nain;
Et chevauchant un beau petit roussin
Qu'il fait paraître à l'instant par machine,
Avec Richard il va chercher Despine.
Mais je m'entends appeler autre part:
J'y vais courir, ou plutôt je m'y traîne.
Oui, je dis bien; car ce n'est pas sans peine
Que j'abandonne ici le beau Richard.
S'il vous déplaît de les laisser derrière,
Vous en aurez plus de plaisir, j'espère,
A les rejoindre; et ce sera dans peu.
Nature veut qu'ici bas tout varie,
Changeant sans cesse ou d'état ou de lieu:
C'est son secret; c'est par cette industrie
Qu'elle nous plaît. Je voudrais seulement
Voir un peu moins sujette au changement
Certaine chose; et c'est à vous, mesdames,
Que je le dis. Nature à tout moment
Change de forme ou d'aspect, et vos âmes
Changent encor plus qu'elle, et plus souvent.
Que nous vissions de la constance aux femmes,
Elles seraient le bonheur, l'ornement
De notre vie; et c'en est le tourment.
Si Dieu n'avait créé femme ni fille,
Et qu'on peuplât par œuvre d'estampille,
Qu'il ferait bon pour nous vivre ici bas
Sans ce fléau de l'amoureuse flâme.
Mais justement Dieu ne le permit pas;
Et pour tenir l'homme dans les tracas,
Il lui donna pour compagne la femme:
Il la créa d'acabit si méchant
Qu'elle nous fait damner à tout moment.
J'en eus ma part, et je sais bien qu'en dire;
Amour me tint jadis sous son empire.
Mais retournons en Espagne à présent,
Finissons là ce discours trop sincère:
A quelques-uns il pourrait ne pas plaire.
[***]
Suivi des siens, Charles marchait en deuil
Vers ce grand mont qu'on nomme Pyrénée;
Et les géants au centre de l'armée
Portaient le corps d'Astolphe en son cercueil.
Là Ferragus en guise de bannière
Tenait la croix, et marmottait à Dieu,
Chemin faisant, quelque bout de prière
Pour le défunt, qui n'aurait pas beau jeu
S'il n'avait pas secours de meilleur lieu.
On termina la sainte promenade,
La nuit tombante, au terroir de Grenade;
Et l'on campa tout au tour d'un château
Où prend sa source un pur et clair ruisseau,
Le Guadalin, dont la crue est si preste,
Que quand il croît, la fille la plus leste
N'ose risquer au gué ses cotillons.
Charle en ce lieu planta ses pavillons,
Et la contrée en fit fête éclatante.
Le diable veille, et plus nous travaillons
A nous régler, plus sa malice augmente.
Il voit l'hermite avec un air contrit
Qui de ses pleurs efface ses souillures;
Et lui tendant des embûches trop sures,
Tout de nouveau lui fait perdre l'esprit.
Près de la place où Charle avait sa tente,
Etait assis un céleste couvent.
Il y venait demoiselles d'Espagne
De tous côtés: elles étaient un cent.
On mit Astolphe au chœur de leur chapelle:
Charles voulait le voir à tout moment;
Et Ferragus fut mis en sentinelle
Près du cercueil entre chaque géant.
Là toute fille est mise simplement,
Mais ne fait point le vœu d'y rester fille;
Et cependant peu veulent un époux.
Dans la maison les travaux de l'aiguille
Et du fuseau, leur semblent assez doux
Pour les fixer. Elles n'ont point de grille,
Et le château leur ouvre ses abords;
Quelquefois même elles vont au dehors.
Là se trouvait alors une pucelle,
Espèce d'ange: elle était aussi belle.
C'était le fruit de l'hymen clandestin
D'une Espagnole et du roi sarrasin
Que dans Séville on vit amoureux d'elle:
Il gouvernait alors en souverain
Une moitié d'Espagne toute entière.
Ce roi payen mit sa fille au couvent.
Tout lieu de garde est trésor pour un père.
Le jardinier qui soigne un jeune plant
Ne manque pas de l'entourer d'épine
Pour le soustraire à la dent assassine
Des animaux; et par même raison
Fillette doit être en sûre maison
Comme un trésor dérobée à la vue;
Sans quoi bientôt elle perd son renom,
Et la plus belle est une fleur perdue.
Almerina, cet ange du couvent,
Vient le matin saluer Charlemagne;
Et le troupeau des vierges l'accompagne.
Elle paraît dans ce troupeau charmant
Comme la lune au milieu des étoiles,
Ou bien la rose au milieu d'un jardin
Entre les fleurs. Elle n'a pas le teint
Du roi son père; et sa peau sous les voiles
A la blancheur du lait et du satin.
Renaud, Roland, le vieux Charles lui-même,
A son aspect sentent je ne sais quoi
Qui les émeut, les trouble; mais le roi
Tout aussitôt par sagesse suprême
Eteint ce feu naissant; et Roland même,
Qui craint d'en perdre une autre fois l'esprit,
Sait mettre un frein à son désir subit.
Changeant alors de mœurs et de système,
Renaud maîtrise aussi son appétit:
Renaud fut sage, Almérine partit.
Les meilleurs chiens quand la chasse est finie.
Cessent soudain des efforts superflus:
Tels les héros, quand la belle est sortie,
De la revoir n'ont plus la moindre envie,
Et même entr'eux ils ne s'en parlent plus.
Il n'en fut pas ainsi de Ferragus:
Quand par le temple il vit passer la belle,
Il se sentit en feu jusqu'à la moelle.
La foudre fait, quand elle tombe à plomb
Sur paille sèche, un ravage moins prompt.
L'audacieux veut tirer la donzelle
De son couvent pour s'enfuir avec elle,
Et puis après en faire à son plaisir.
On le laissait s'introduire à loisir
Dans la maison sous son habit d'hermite.
Sales haillons, cordon, barbe maudite,
Comme par vous tout le monde est déçu!
Chacun vous croit enseignes de vertu;
Chacun s'y fie, et sans soupçon vous donne
A lui garder, ses trésors les plus chers.
Je sais fort bien qu'en tant de sacs divers
On en verra dont la farine est bonne;
Mais ceux-là sont au cloître, et ne vont pas
Courant le monde. O divine justice!
Qui te retient d'exterminer un tas
De francs vauriens bons à mettre en saucisse?
Mais j'ai l'espoir qu'on te verra dans peu
Leur faire droit en les jetant au feu.
Tu brûleras avec eux, avarice,
Fraude, luxure, ignorance, malice,
Hypocrisie, orgueil, et trahison
De frère à frère; enfin tout vilain vice:
Car sous le froc ils sont tous à foison.
Le monde alors purgé de cette peste,
En deviendrait à coup sûr bien meilleur.
Pardonnez-moi, vous grands saints que j'atteste,
Si de vos gens je parle avec humeur.
Bien humblement (et je vous le proteste
Au nom du Dieu qui remplit votre cœur)
Je baiserais et le cloître et la trace
De vos enfants, j'en chérirais la race,
Je ne dis pas s'ils étaient comme vous,
Mais s'ils étaient moins méchants et moins fous.
L'hermite a vu qu'Almérine la belle
A sa cellule attenant le jardin.
La nuit venue, il se met en chemin,
Ouvre l'enclos, et vole à tire d'aile
A la chambrette où dormait la pucelle.
Elle était seule: il l'éveille, et soudain
En lui fermant la bouche d'une main,
Sur son épaule il emporte Almérine
Au plus profond de la forêt voisine.
Ce forfait-là me donne un tel chagrin,
Qu'à sa forêt je laisse le vilain,
Et je retourne au château grenadin.
Déjà la nuit emportait sous ses voiles,
En s'enfuyant, et l'ombre et les étoiles;
Déjà l'aurore animait son beau teint
En s'éveillant, et parait son beau sein
Du vif éclat de la rose nouvelle.
La villageoise emplissait son écuelle
De lait nouveau, doux trésor du matin,
Qui va bientôt enrichir son ménage
De lait caillé, de crème et de fromage.
Soudain éclate un bruit inattendu
Dans le couvent; et l'on juge à l'entendre,
Que le pareil ne s'est pas entendu
Depuis le jour qu'Ilion mis en cendre
Vit tout espoir sans ressource perdu.
Tel est l'émoi dans le cloître éperdu,
En apprenant l'aventure cruelle
D'Almerina. Charle en a la nouvelle
Dès le matin, et met au même instant
Force guerriers en quête de la belle.
On s'aperçoit que Ferragus absent
A déserté son poste à la chapelle:
Tout aussitôt Roland se met en selle
Pour le chercher: Renaud en fait autant;
Et par le bois tous deux vont écoutant
Si quelque part on entend quelque plainte.
L'hermite est las, mais il n'a plus de crainte:
Il prend haleine, et sur un beau gazon
Pose Almérine entre ses draps couchée;
Puis, lui montrant une âme bien touchée
De repentir, lui demande pardon
En douce voix, de l'avoir arrachée
A son couvent par insigne forfait,
Mais que l'Amour, l'Amour seul a tout fait.
Il lui disait: Notre maître suprême,
Ma belle enfant, c'est l'Amour. Il nous peut
Mettre à néant; et de Jupin lui-même
Il sait se faire un jouet quand il veut,
En le rendant heureux ou misérable.
De mon délit tu dois seul l'accuser.
Je suis l'ami: l'Amour seul est coupable;
Mais à l'ami tu dois un doux baiser.
Ainsi l'hermite était à deviser,
Se reposant et jouissant d'avance;
Et d'autre part, souffrant cruelle transe,
Almerina semblait prête à mourir.
Le vilain moine en son ardeur fatale
Déjà vers elle étend sa main brutale:
Roland survient, il vient la secourir,
Et son aspect la rappelle à la vie.
Quand tourmenté d'amoureuse folie
Le cerf atteint la biche au fond des bois,
I1 ne se meut, ne vit et ne respire
Que concentré dans l'objet qui l'attire.
Qu'il soit en proie à cent chiens à la fois
Dont le chasseur vient animer la voix,
Il ne voit rien, il n'entend rien: il quitte
Son naturel peureux et défiant;
Rien ne l'émeut. C'est ainsi que l'hermite,
Ivre déjà du plaisir qu'il attend,
Sans en douter, est aux mains de Roland
Qui par le cou le saisit et l'enlève;
Puis le traînant en lesse sur la grève,
Droit au château retourne en galopant
Pour ramener à la dévote troupe
Almerina qu'il a su mettre en croupe.
C'était déjà l'heure où l'astre du jour
A terminé la moitié de son tour:
L'arbre des bois ne donnait point d'ombrage,
Et la cigale avec son chant sauvage
Etourdissait les échos d'alentour:
Le gros bétail couché dans le bocage
Y ruminait, et les chiens altérés
Sans mouvement haletaient dans les prés.
La belle alors au paladin s'adresse,
Le conjurant de s'arrêter un peu:
Sans quoi, dit-elle, il n'est point de milieu,
Vous m'allez voir expirer de faiblesse.
Roland pressé d'adoucir son malheur,
Au tronc d'un arbre attache l'affronteur,
Au tronc d'un arbre; et puis posant la belle
Sur le gazon, il s'asseoit auprès d'elle.
Tirant alors de sa poche un canif:
Ma foi, dit-il, je veux, belle Almérine,
En attendant que le soleil décline,
Lever la peau de ce moine lascif.
J'introduirai mon outil dans la panse
Pour commencer, si vous le voulez bien.
La belle dit avec indifférence:
Comme il vous plaît, cela ne me fait rien.
Roland s'en va déshabiller l'hermite;
Dans ses liens on le met tout de suite
Nu comme un ver, à ses mutandes* [caleçons] près.
Tu vas, dit-il, expier tes forfaits,
Et tu feras pénitence assez dure;
Car je te vais écorcher tout vivant,
Livrant tes chairs au bec du chat-huant
Qui par les yeux commence sa pâture.
Ne croyez pas qu'il parlât tout de bon
Et qu'il voulût traiter de la façon
Un chevalier: c'était plaisanterie.
Renaud survient à la même prairie
L'épée en main, et s'arrête où Roland
A Ferragus tout nu qui s'humilie
Montrait de près son outil menaçant.
Renaud cria: N'est-ce pas là peut-être
Le ravisseur de notre belle enfant?
Roland repart: Oui, c'est ce digne prêtre,
C'est ce héros du nouveau testament.
Alors Renaud s'en approche, et le prend
Par le menton, et lui dit: Méchant drôle,
Tu vas tirer les filles de couvent!
Ne mettras-tu jamais fin à ton rôle
De scélérat et d'infâme brigand,
Pire toujours plus tu vas en avant!
Mais quand les chats vont au lard trop souvent
Ils y sont pris, on les met en friture:
Voici ton jour. Oui ma foi, dit Roland;
Je veux ici l'écorcher tout vivant,
Pour l'y laisser aux corbeaux en pâture.
Renaud sourit, et dit: La peine est dure;
Elle l'est trop: et puis serait-il beau
Que d'une main qui cueille en toute guerre
Plus de lauriers que le long d'un coteau
Il n'est de fleurs ou de brins de fougère,
Le grand Roland fît œuvre de bourreau,
Et que lui-même il enlevât la peau
A ce vaurien sans égal sur la terre?
Frère Fracasse arrive en ce moment,
Accompagné du sage dom Tempête.
L'hermite nu, lié, baissant la crête,
Leur fait pitié; mais quand on leur apprend
La fuite infâme et le rapt malhonnête,
En se signant tous deux hochent la tête;
Et Fracassa d'un ton grave et pesant:
Je sais, dit-il, qu'à tout acte du vice
La peine est due, et qui n'en fait justice
Nuit au public et l'expose à danger.
Mauvais exemple est comme une étincelle
Qu'en paille sèche on laisserait loger;
Et chirurgien qui quand la plaie est belle
N'y met le fer et veut la ménager,
Etend le mal au lieu de l'abréger.
Mais, comme on sait, justice trop sévère
Devient injuste; il faut qu'on la tempère
Selon les cas. Un léger châtiment
A gros péchés quelquefois peut suffire,
Tandis qu'on doit appliquer sagement
A moindre faute un plus rude martire,
Suivant qu'un cœur fut plus ou moins porté
A quelque excès par un puissant délire.
Nos deux fléaux sont amour et beauté:
Il n'est pas bon de se voir tourmenté
Par l'un des deux; mais le mal est bien pire
D'être à la fois par tous deux agité.
Si Ferragus épris de cette belle
L'osa ravir, prit la fuite avec elle,
On ne saurait excuser son transport;
Mais pour cela qui peut le mettre à mort?
Et de quel droit? Est-il donc parricide?
Est-il un traître? un citoyen perfide
Qui mit sa ville aux mains de l'ennemi?
Fièvre d'amour s'est élevée en lui;
Et pour calmer l'excès de sa souffrance,
Il a voulu cueillir ce fruit si doux
Qu'on connaît bien; mais ce n'est pas à nous,
C'est au grand juge à punir son offense.
Je n'ai ni vu ni lu que des héros
Fassent jamais l'office de bourreaux.
Déliez donc l'hermite, et qu'on le rende
A sa cellule, afin qu'il y demande
En gémissant l'indulgence de Dieu.
Renaud d'abord hocha la tête un peu
A ce propos; puis il dit: Allons, passe,
Je le veux bien pour plaire à dom Fracasse;
Car sans cela je lui brisais les os,
Pour le payer de ses sales travaux.
Qu'il aille donc pleurer dans sa guérite.
Mais pour si peu je ne le tiens pas quitte:
Je veux lui faire une entaille de rien
Sous le nombril, environ à six pouces.
Je n'ai jamais été bon chirurgien;
Mais en ami je le servirai bien,
Et n'emploirai que manières bien douces.
N'est-ce pas là d'où coule ce poison
Qui de l'hermite offusquant la raison,
Lui fit braver Dieu même et sa colère?
Roland sourit, et se grattant le front:
Voilà, dit-il, le vrai nœud de l'affaire.
Dom Tempesta ne dit rien; au contraire,
Sachant très-bien qu'on est débarrassé
De tout effet quand la cause a cessé.
Mais Ferragus qui ne peut plus se taire:
Puisse la mer, dit-il, m'ensevelir,
Lâche Renaud, avant que par traîtrise
Jusqu'à ce point tu m'oses avilir!
On ne dit mot: Renaud s'en autorise,
Et du grand comte empruntant le canif,
Déjà s'apprête à la sainte entreprise.
Renaud besogne en homme expéditif,
Empaquetant toute vieille broussaille;
Puis sur le point de commencer la taille:
Pardon, dit-il, frère, je touche au vif.
Et zeste! à bas toute la pretintaille.
Ferragus tombe, et perdant tous ses sens
Reste soigné par les deux bons géants.
Les deux Français avec la demoiselle
N'attendent pas, et prennent les devants.
Ils discouraient entr'eux de ces hermites
Mauvais chrétiens, et race d'hypocrites,
Qui l'œil bénin, l'air dévot, le cou tors,
Sont vrais vauriens jusqu'à ce qu'ils soient morts.
Almerina ne savait point l'affaire
De Ferragus; ni s'ils l'ont écorché,
Ni s'ils l'ont mis à mort. On veut lui taire
Le dénouement; mais la belle au contraire
Désire fort que rien ne soit caché.
Renaud sourit, et dit: Reine des belles,
N'y pensez plus; Ferragus est vivant,
Et même il a sa peau; mais seulement
Il a perdu certaines bagatelles.
Roland, qui voit Renaud près de parler,
Serre le bec, grimace et se tourmente,
L'avertissant qu'il ait à ravaler
Le grand secret; tandis que l'innocente
A jointes mains l'exhorte à babiller.
Ne voit-on pas souvent une marmite
Où l'eau qui bout ne saurait plus tenir?
Tel est Renaud; il ne peut s'abstenir
De dégoiser le fait du pauvre hermite.
La jeune enfant n'entend pas tout le fait,
Elle en entend toutefois quelque chose:
Elle en devient toute couleur de rose,
Baisse les yeux, et garde le tacet;
Puis elle tousse, afin que l'on suppose
Que de la toux sa rougeur est l'effet.
Pareils efforts, que souvent rien n'arrête,
Semblent tirer les yeux hors de la tête.
En cheminant on arrive au château
Où l'on parlait du retour d'Almérine.
On l'attendait à lui voir triste mine;
Et sans mentir on avait assez beau
Pour en juger ainsi. Le loup commence
Par étrangler sa proie, avant qu'il pense
A l'emporter au plus profond des bois;
Et si l'hermite y manqua cette fois,
De ses consorts il oublia l'usage.
Oh! que le monde est sot de festoyer
Ces échappés de cloître et d'hermitage,
Fumier infect et poison meurtrier!
Pourrai-je un jour, près de leurs toits en flâmes,
Voir un gibet dressé pour ces infâmes?
Au temps jadis, on a vu de grands saints
Ne cheminant que pieds nus, tête nue,
Se nourrissant de fruits ou d'herbe crue,
Et se logeant dans le creux des sapins.
Francs déserteurs du séjour des humains,
Par dessus tout ils évitaient la vue
De toute femme, et dans leur sainte peur
Ils n'épargnaient vieillesse ni laideur.
Ce n'est pas tout: souvent sur les épines
Ou sur la neige ils s'étendaient tout nus;
Puis, ne songeant rien qu'aux choses divines,
Ils endossaient haillons durs et velus.
Ces gens de bien au milieu des délices
Voyent leur Dieu face à face aujourd'hui,
Et pour jamais exempts de tout ennui
Goûtent le prix du jeûne et des cilices.
Leurs successeurs, ma foi bien différents,
Mangent au mieux perdrix, cailles, faisans;
Et, très-friands d'un gibier moins sauvage,
Courent après, comme chat au fromage.
Tout villageois leur fait part de son grain
Sitôt qu'il l'a séparé de la paille,
Et pour nourrir cette infâme canaille
S'exposera même à mourir de faim;
Car chacun donne ou des œufs ou du vin,
Pigeons, poulets, succulente volaille,
Pour restaurer un drôle, qui travaille
Tout de son mieux à bien meubler le front
D'un charitable et crédule patron.
Pauvres maris! dont ces moines infâmes
Prennent le pain d'abord, et puis les femmes!
Ne soyez pas surpris, lecteurs bénins,
Que je m'acharne après cette vermine
De faux dévots; je les sais si malins!
Vous ne verrez désordres ni ruine
Où quelqu'un d'eux ne trempe tout entier:
Leur chapelet, leur missel, leur psautier,
C'est adultère, assassinat, rapine.
Mais revenons à la belle Almérine,
Dont au palais on fête le retour.
Charle s'approche, et veut que sans détour
Roland lui fasse entendre l'aventure.
Le paladin est discret et prudent:
Il lui conta toute la tablature
Hors un seul point, celui de la coupure
Qu'il supprima par égard pour l'enfant.
Almerina retourne à son couvent,
Et depuis lors on ne parle plus d'elle.
Renaud survient au palais, et ne cèle
Aucun détail; il conte tout au roi,
Ce qu'il a fait au moine, et comme quoi
Barbe au menton n'aura plus de recrue
Chez Ferragus. Le bon Charles sourit,
Et de bon cœur entend tout le récit.
Mais du dîner déjà l'heure est venue;
Cors et hautbois l'annoncent dans la rue.
Charles entend qu'on invite aujourd'hui
Les paladins, et puis d'autres encore,
Tous gens de bien, à manger avec lui.
C'est fort bien fait. Plus la vertu s'honore,
Plus elle acquiert d'éclat et de valeur.
Nous, laissons-les se divertir à table,
Et retournons trouver ce pauvre diable
D'estropié. Les géants par bonheur
Ont si bien fait que tout le sang s'arrête;
Mais Ferragus est en telle fureur
Que par degrés il va perdre la tête.
Nu comme un ver il s'enfuit aux forêts:
Les bons géants courent bientôt après;
Mais il avait déjà trop pris d'avance.
Il nuisait fort à sa plaie en courant:
Aussi son mal se ravive, et son sang
Vient à couler avec tant d'abondance,
Que vers le soir il tombe en défaillance.
Là par hasard passèrent près de lui
Deux bonnes gens, la femme et le mari,
Qui par pitié sur leurs bras le portèrent
Au grand couvent des pères Théatins,
Par tout pays hommes vraiment divins,
Qui d'eau de vie aussitôt le frottèrent
Dans un bon lit bien chaud, où le blessé
Revint à lui, mais en piteuse mine.
Il est pensif; il a le front baissé,
A poing fermé se frappe la poitrine,
Et puis demande un confesseur zélé.
Père Hildebrand accourt tout essouflé.
C'était un vieux plus que sexagénaire:
Il avait fait le métier de soldat
Dans sa jeunesse; et puis changeant d'état,
Avait vécu de diverse manière,
Bon ou mauvais tour à tour; puis enfin
Avait acquis au pied du sanctuaire
Et les vertus et le renom d'un saint.
Il vient; il prend l'hermite par la main,
Disant: Mon fils, la mort est chose dure;
Mais, selon moi, grâce au Dieu bienfaisant
Qui se fit homme, et qu'un Judas parjure
Fit mettre en croix, elle est douce à présent.
Mettons en lui toute notre espérance,
Et qu'à lui seul s'adressent tous nos vœux:
C'est à ce prix qu'on a son indulgence.
Quand tes péchés seraient aussi nombreux
Qu'au bord des mers le sont les grains de sable,
Garde-toi bien d'un désespoir coupable
Qui dans l'enfer te mènerait tout droit.
Peut-on borner la clémence infinie
D'un Dieu sauveur, qui toujours, quel que soit
L'égarement d'une coupable vie,
A sa bonté nous laisse même droit?
Sur ce propos, que Hildebrand achève
La larme à l'œil, l'hermite se soulève
En s'appuyant d'une main sur son lit;
Et découvrant de l'autre main sa tête,
Demande à Dieu pardon d'un air contrit.
Puis il requiert du béat, qu'il lui prête
Appui solide en si fière tempête.
Il se recueille, il soupire, il gémit;
Et puis commence enfin sa kirielle,
Qui par ma foi n'était pas bagatelle.
Elle dura quatre heures, tout autant;
Et fit souvent grommeler Hildebrand,
Qui comptait bien sur nombre de fredaines,
Non sur un tas d'œuvres aussi vilaines.
Il consola pourtant le moribond,
Lui promettant indulgence plénière;
Et Ferragus fut absous tout de bon,
Si bien qu'au ciel on en fit fête entière.
Mais le démon n'est pas les bras croisés;
Il fait venir ses gens les plus rusés.
A Ferragus l'un va montrer la mine
De sa Climène, un autre en prend la voix;
L'autre a les traits de la jeune Almérine;
Un autre encore est la beauté divine
Dont il suivit dans le Catai les lois:
Bref, il en vint plus d'un cent à la fois.
Droit au couvent ils marchent sans scrupule,
Et sans tarder courant à la cellule
De Ferragus, l'ouvrent en tapinois.
Le malheureux a l'âme encore émue
Par ces objets: il sourit à leur vue.
Mais Hildebrand qui l'observe avec soin,
Soupçonne, à voir cet étrange délire,
Que les démons peuvent n'être pas loin.
Frère, dit-il, il sera temps de rire
Quand tu seras au ciel; mais à présent
Ce sont des pleurs que votre état mérite.
Lors il le signe avec de l'eau bénite,
Vrai repoussoir de l'esprit malfaisant.
Tout disparaît aux yeux du pauvre hermite,
Il s' émerveille, et rend grâce au Seigneur
Qui l'a tiré d'un danger si terrible;
Puis il détaille au bénin confesseur
Toute la trame et l'artifice horrible
Des farfadets; et les larmes aux yeux,
La foi dans l'âme, il implore contr'eux
Du tout-puissant le secours infaillible;
Quand tout-à-coup il rugit, se débat
Comme un taureau dont les chiens font curée:
Il veut son fer; il défie au combat
On ne sait qui. Sa tête est égarée.
Tuez, dit-il, tuez ce scélérat
Qui m'a réduit en si cruel état.
D'un tel transport la cause est inconnue
Au confesseur; et c'est qu'un diablotin,
Le plus pervers de tous et le plus fin,
Prenant les traits de Renaud, s'insinua
Dans la cellule, et montre d'une main
A Ferragus l'outil qui fit l'entaille;
Dans l'autre main tenant la menuaille
Du patient, toute saignante encor.
A cet aspect il écume de rage;
Et Hildebrand l'exhorte encor plus fort
A se calmer, à pardonner l'outrage.
Mais c'est en vain qu'il se tue à prêcher;
Le moribond ne saurait s'attacher
Qu'au seul désir d'une prompte vengeance.
Le confesseur armé du crucifix:
Mon fils, dit-il, vois si tes ennemis
Ont pu te faire aussi cruelle offense!
Et sur la croix au fort de la souffrance
Jésus priait pour ses persécuteurs;
Il demandait grâce pour leurs erreurs.
Le pauvre hermite est encore en délire,
Et ne sait pas qu'on vient de le prêcher:
Père, dit-il, Renaud m'a bien fait pire,
Le traître avec un couteau de boucher
M'a fait eunuque, et nettoyant la place
Aux environs, a fait par tout main-basse.
Mon fils, repart alors le bon chrétien,
Tu lui veux mal quand il t'a fait du bien!
Oui, par ma foi, du bien! reprit l'hermite,
D'un ton piteux et parmi les sanglots.
Son sang bouillait, comme bout la marmite
Quand par dessous brûle un tas de fagots.
En cet état il tempête, il blasphème,
Maudit les saints, et s'attaque à Dieu mème.
Tout de son mieux le sage confesseur
Le réconforte, et veut avec douceur
Au bon sentier par la main le conduire;
Mais rien n'y sert, rien ne peut le réduire,
Tant sa fureur redouble à chaque instant.
Le malheureux mourait impénitent,
Quand les deux clercs à la vaste tonsure,
Les deux géants, entrèrent en rampant
Dans la cellule, où voyant la capture
Que le démon va faire du mourant:
Cher Ferragus, est-ce là la manière
De demander grâce pour tes forfaits,
Lui disent-ils, et dans son sein jamais
Dieu reçoit-il une âme rancunière?
Si de ton Dieu quand tu l'as offensé,
Pécheur contrit, tu cherches l'indulgence,
Pardonne donc toi-même à qui t'offense.
Ainsi Dieu veut que tout soit compensé;
Sans quoi jamais au ciel tu n'auras place,
Et dans l'abîme avec l'infâme race
Des farfadets, tu brûleras sans fin.
Sur ce propos, le pauvre hermite enfin
Se radoucit et retourne à confesse;
Puis aux géants fait signe avec tendresse
De s'approcher, et leur dit en secret:
Si l'on n'a pas enterré mon paquet
Que vous savez, faites-le moi recoudre.
S'il est perdu, s'il est réduit en poudre,
Faites-m'en un de quelque vieux chiffon,
Ou bien de cire, et même de carton,
Pour m'épargner quelque indigne avanie
Si l'on voyait mon corps déshonoré.
A peine il s'est de leurs soins assuré
Sur cet objet, qu'il tombe en agonie;
Il perd la voix, et c'est en s'inclinant
Qu'il redemande une nouvelle absoute.
De bon vieux vin, qu'on verse goutte à goutte
Sur une éponge, allait le restaurer:
Il soufle, il baille, et c'est pour expirer.
Les deux géants se prirent à pleurer,
Et Hildebrand de bon cœur les imite.
A la chapelle ils déposent l'hermite,
Disant tous trois messes à son profit.
Un beau sépulcre est là, sans que personne
Sache pourquoi, pour qui, quand on le fit:
C'était à point: or le couvent le donne
Pour Ferragus. Ce fut là qu'on le mit;
Et Tempesta sur la tombe écrivit
Avec le fer de sa longue rapière:
« Arrêtez-vous, passant. Voici la bière
« Où Ferragus repose. Il fut payen,
« Et le fléau de la race chrétienne
« Pendant longtemps; puis, s'étant fait chrétien,
« Il mit à sac toute la gent payenne.
« Il prit capuche, et puis reprit chapeau,
« Ce fut l'amour qui creusa son tombeau.
« Gardez votre âme, et priez pour la sienne. »
Dom Fracassa sur les murs du couvent
Mit par écrit et la vie et l'histoire
Du grand hermite, afin que la mémoire
D'un tel héros durât incessamment.
Et quant à moi, messieurs, le cœur me fend
Lorsque je songe à cette mort fatale;
Et je maudis Renaud et l'instrument
Qui lui servit à cette œuvre brutale.
En bonne foi, si les mêmes délits
Avaient reçu toujours même salaire,
Vous m'avourez que l'on ne verrait guère
Mentons humains porter poil noir ou gris:
Surtout parmi les habitants de France,
Grands amateurs de tous jolis minois;
Et quand Renaud eut si peu d'indulgence,
Il s'oublia lui-même cette fois,
Aussi dit-on qu'il en eut repentance:
Un vieux journal a laissé pour certain
Qu'il en pleurait le soir et le matin;
Et porte aussi que la jeune Almérine,
En apprenant le cas, parut chagrine.
Et si la belle eût connu la vertu
De l'instrument que l'hermite a perdu,
C'était bien pis encore; et la pauvrette
En eût pleuré bien fort dans sa chambrette.
Mais laissons-là des détails affligeants;
Changeons de ton pour égayer les gens,
Et retournons, si vous voulez m'en croire,
A la forêt, où mon ami Richard
Brûlant d'amour et brûlant pour la gloire,
Avec Maugis marche d'un pas gaillard.
Venez-y donc écouter son histoire,
Et de plaisir vous aurez bonne part.

CHANT XXI.

Dans la forêt, Richard vainc un géant et rencontre enfin Despine. Elle ne le reconnaît pas et Lirine lui dit de feindre l'amour pour attirer le guerrier et le mettre à mort. Despine donne rendez-vous à Richard qui doit venir sans armes. Enivré de désir, il court mais Maugis l'arrête et envoie à sa place un simulacre qu'il voit tué par Despine joyeuse. Richard rencontre Rinaldin et Rolandin. L'obscurité et les maléfices les empêchent de se reconnaître. Ils se combattent jusqu'à ce que Maugis les apaise. Pendant ce temps, Lirine fait des conjurations : Rinaldin et Rolandin sont appelés au secours de leurs belles, et capturés. Richard, attaqué de toutes parts par des monstres, leur échappe à grand peine et croit voir Despine emportée par un satyre qu'il poursuit.

Donner créance à qui conte une histoire
Si merveilleuse et de tel acabit
Qu'on pourrait bien refuser de la croire,
Est tout-à-fait courtois sans contredit.
Aussi, vraiment, j'aime bien qui m'écoute
Sans se moquer des contes que je fais,
Et qui se plaît à les tenir pour vrais,
Comme ils le sont, je crois, sans aucun doute.
A mes récits, mesdames, donnez foi,
Et je permets qu'ailleurs on les déchire
Tant qu'on voudra; je n'en ferai que rire,
Votre suffrage est bien assez pour moi.
Avec cela, qui sait si mon ouvrage
Ne prendra pas un glorieux essor?
Je ne suis pas devin, mais je présage
Qu'il pourra bien avoir un heureux sort.
Mais reprenons le fil de l'aventure.
[***]
Sur un bidet Maugis en petit nain,
Et Richardet sur sa belle monture,
Trottant tous deux, voyent par le chemin
Trace d'un pied large comme une tonne.
C'est un joli garçon que celui-là,
Dit Richardet, si toute sa personne
Correspond bien au morceau que voilà.
Ils avaient fait cinquante pas à peine,
Quand tout-à-coup au tournant du chemin
Un gros géant leur montre sa bedaine
Qu'il emplissait certes soir et matin
D'autre aliment que céleste rosée.
Ce gros béta portait au lieu d'épée
Un bloc de pierre énorme en chaque main;
Et c'est ainsi qu'il marche au paladin,
Assez surpris d'une telle équipée.
Qui que tu sois, lui cria le vilain,
Mets pied à terre, ou rebrousse chemin.
Moi? tu me prends pour un autre sans doute,
Répond Richard. Je poursuivrai la route
Qui me ramène à l'objet si chéri
Sans qui je meurs de détresse et d'ennui.
Il dit, se tait, et tenant sa parole,
Pique si bien que l'on dirait qu'il vole.
Le géant hurle; et faisant pirouetter
Sa pierre en l'air, a soin de se piéter
Pour la lancer juste à Richard qui trotte.
Une pareille et de taille et de poids
Servit, dit-on, à Neptune autrefois
Pour écraser le titan Polybotte,
Et puis devint la belle ile Nisir.
Mais Richardet sut mieux se garantir.
Je ne saurais vous conter la manière
Dont il s'y prit pour éviter le coup,
Et je craindrais de m'embrouiller beaucoup.
La main de Dieu retint-elle la pierre?
Ou le cheval sauta-t-il à quartier?
Ou bien peut-être (et c'est le plus probable)
Le vent qu'excite un bloc si formidable
Enleva-t-il Richard et son coursier?
Quand le géant voit son arme par terre
Et sans effet, il lance l'autre pierre
A tour de bras; mais Richard est trop loin
Dans la forêt: le coup ne l'atteint point.
Le gros géant, malgré toute sa graisse,
Veut à tout prix joindre le cavalier,
Et court si bien, qu'il semble un lévrier
Tout fraîchement détaché de la lesse.
Au bruit qu'il fait et qui de loin s'entend,
Richard fait halte avec joie, et l'attend.
Le monstre approche, et Richardet lui crie:
C'est bien aller! ma foi je te prendrai
Pour mon coureur ou celui de ma mie;
Mais ne crois pas que je te donnerai
Des caleçons; il y faut trop d'aunage;
Viens avec moi, nous ferons bon ménage,
Lui dit le nain. Attendez un moment,
Et je vous mets, lui repart le géant,
Tous deux ensemble au même cimetière.
Quand tous les dieux du ciel et de la terre
Viendraient ici, quittant le firmament,
Pour vous sauver de ma juste colère,
Ils n'y feraient, je crois, que de l'eau claire.
Disant ces mots, il étend ses grands bras
Pour les saisir tous deux avec leurs bêtes;
Mais le coursier ne le leur permit pas.
Une ruade, en lieu que gens honnêtes
Ne nomment point, jeta le monstre à bas.
Le bon Richard qui ne s'en émeut guère
Marche en avant, et bientôt voit la terre
Qui de partout est couverte de fleurs.
Un air plus pur embellit l'atmosphère,
Et sous l'ombrage une troupe légère
D'objets charmants qu'on ne voit point ailleurs,
Vient en dansant effleurer la fougère.
Prends garde, ami: c'est ici, dit le nain,
Qu'il faut cœur ferme avec jugement sain.
Incessamment tu vas voir ta Despine;
Mais garde-toi de répondre à ses vœux:
Tous ses propos seront pièges affreux.
Ce n'est plus elle, et l'infâme Lirine
La tient si bien captive sous la loi
De l'odieux amour qui la domine,
Qu'elle a perdu tout souvenir de toi.
Un bruit ancien les a persuadées
Qu'un chevalier doit venir tôt ou tard,
Sur un coursier qu'auront doué les fées,
Mettre à néant toute œuvre de leur art.
Aussi, d'abord qu'un voyageur arrive
Dans leur forêt, toutes sur le qui-vive
Le vont guetter, et sous l'air d'amitié
S'en emparant, l'égorgent sans pitié.
Voyez leurs os, leurs restes déplorables,
Sans sépulture au milieu de ces sables.
Le nain parlait, quand Richard stupéfait
Voit s'avancer au sortir d'un bosquet
Les deux beautés qui n'ont point de semblables.
A leur aspect, les nymphes, les oiseaux,
Font de leur chant retentir les échos.
Lirine seule a l'air d'être en souffrance,
Voyant chez elle un si fameux héros
Sur un coursier de si haute apparence.
Feignons (dit-elle à Despine tout bas)
Feignons d'aimer le guerrier qui s'avance;
Sans quoi telle est sa force et sa vaillance,
Qu'il saurait bien échapper au trépas.
Ce conseil-là plaît à la jeune fille,
Qui va soudain abordant Richardet
Lui demander en manière gentille
Quel est son nom, son pays, son projet;
S'il a le cœur épris de quelque belle,
Ou si la gloire est son unique objet.
Elle l'invite à quitter son armet
Et son coursier, pour danser avec elle.
Figurez-vous une mère aux abois
Auprès d'un fils tombé dans le délire
Qui méconnaît et ses traits et sa voix:
Elle est sans force; à peine elle respire;
Puis, reprenant ses sens, elle soupire,
Pleure, gémit, embrasse son enfant.
Ses pleurs sont vains, l'enfant n'en fait que rire;
Il méconnaît celle qui les répand.
Tel est Richard: il souffre le martire,
Il perd l'esprit, se voyant méconnu
Par celle-là qui si souvent l'a vu.
Puis dans son deuil se battant la poitrine
Il s'écria: Me méconnaîtras-tu?
Je suis Richard, ton Richard, ma Despine.
Elle sourit, et dit: Jamais mes yeux
Ne vous ont vu; j'en atteste les dieux.
Je sais, répond Richardet en colère,
Je sais combien ton sexe est peu sincère;
Mais me nier d'être connu de toi,
Ou me nier que le soleil éclaire,
C'est même chose, en vérité, pour moi.
Lirine écoute, et comprend à merveille
Toute la rixe; elle parle à l'oreille
De Richardet, et lui dit: Beau guerrier,
Apprenez-moi votre nom; je vous jure
De vous servir, et j'y puis employer
Des soins heureux. Vous aimez d'aventure
Ce cœur ingrat, qui jouit méchamment
De sa malice et de votre tourment.
Le bon Richard était sans défiance;
Il raconta d'abord toute la chance
A la sorcière, et lui fit grand plaisir.
Sous un ombrage elle emmène Despine,
Et là lui dit: Bientôt il va périr
Cet insolent, si tu veux y servir,
L'amadouant, lui faisant bonne mine,
Feignant d'avoir brûlé jadis pour lui.
C'est Richardet, lui qui nous brave ici,
Apelle-le par son nom; c'est lui-même:
Fais-le venir, et sans nul embarras
Dis lui gaiment tout ce que tu voudras;
Il va te croire: on croit tout quand on aime.
Despine rit, et réplique soudain:
Je t'obéis dans le moment, ma chère.
Puis à Richard qu'elle prend par la main:
Appaise donc ton injuste colère,
Mon cher Richard. Ce n'est pas par dédain
Que je te fuis; c'est par force, dit-elle.
Nous ne devons ici nous attacher,
Selon la loi, qu'à quelqu'autre pucelle:
On nous épie, et grand malheur à celle
Qui d'un garçon pourrait s'amouracher!
Mais je rends grâce à la bonté divine
Qui, t'inspirant ici pour mon bonheur,
T'a fait conter nos amours à Lirine
Dont en entier je possède le cœur.
Viens avec nous et suis-nous à la plaine,
Puis, quand Phébus descendra sous les flots,
Fais halte au bord d'une belle fontaine
Qui sur nos prés roule ses claires eaux
Près d'un palais de fabrique divine.
Tu m'y verras rentrer avec Lirine;
Attends-moi seul. Laisse au bois ton coursier
Que gardera la nuit ton écuyer.
Mais souviens-toi que ni cotte de mailles,
Ni corselet, armet ou bouclier,
Ne sont engins propres à nos batailles.
Disant ces mots, elle rougit un peu;
Et Richardet semble un monceau de pailles
Où tout-à-coup il s'allume du feu,
Tant son amour acquiert de violence.
Il implora le soleil jusqu'au soir,
Lui demandant de faire diligence,
Et l'accusant toujours de nonchalance.
Ah malheureux! si tu pouvais savoir
Que de périls, d'outrages, de supplices,
On te prépare avec tant d'artifices,
Tu ne pourrais sans colère ici voir
Cette beauté, qui se fait un devoir
De te haïr, et de forger tes chaînes.
On voit déjà s'alonger sur les plaines
L'ombre des monts; et le fatal palais
S'ouvre aux beautés qui viennent par centaines
S'y retirer. Despine y vient après,
Rentre, ressort avec malice insigne,
Au bon Richard va faisant les yeux doux,
Et chaque fois par œillade et par signe
Le fait songer, l'invite au rendez-vous.
Richard alors délaçant sa rondache,
Allait encor dépouiller son harnois,
Lorsque le nain qui sur ses pas s'attache:
C'est donc (dit-il en élevant la voix)
C'est donc ainsi, Richard, que tu me crois,
Et que suivant mes leçons de sagesse
Tu fuis l'appât d'une trompeuse adresse!
Je te l'ai dit; et toi-même, dis-moi,
N'as-tu pas vu de tes yeux que Despine
A renoncé l'amour qu'elle eut pour toi,
Et toute entière adonnée à Lirine,
Ne songe plus qu'à hâter ta ruine
Sous le semblant de te garder sa foi?
Tu le savais; mais tu vois la coquine;
Soudain tu cours te ranger sous sa loi.
Ne te souvient-il plus de la prière
Que je t'ai faite avant tout la première?
Reste, ai-je dit, reste sur ton coursier,
Gardant sur toi l'impénétrable acier
Qui te défend si bien de toute atteinte:
Sans quoi, Richard, tu connaîtras la crainte;
Et je te vois prêt à perdre en entier
Dans ta folie armure et destrier.
Elle t'a dit naguère, la friponne,
Qu'au jeu d'amour l'amoureux qui se donne
Est sans défense; et cependant ce soir
Seul et sans arme elle te veut avoir
A ses côtés. Entends-tu ce grimoire?
Ah mon Richard! ton salut et ta gloire
Courent grand risque; et bientôt le danger,
Encor caché sous un voile léger,
Se montrera, mais trop tard. A ce dire
Du sage nain, Richard se met à rire,
Ne répond rien, peigne ses blonds cheveux,
Et tour-à-tour désire, craint, s'étonne.
Tantôt il brûle, et tantôt il frissonne;
A tout moment il va jetant les yeux
Au bout du pré sur le palais fameux,
Impatient qu'il s'en ouvre une porte
Dans le grand nombre, et que quelqu'un en sorte.
Maugis voyant s'obstiner son cousin
Reprend sa forme, abjure l'indulgence;
Et désormais, comme le médecin
Qui veut traiter un malade en démence,
D'un ton sévère et d'un air rembruni
Il lui cria: Puisque tu n'as souci,
Lâche garçon, ni d'honneur ni de gloire,
Puisque tu veux dans un honteux oubli
Ensevelir ton nom et ta mémoire,
Va, malheureux, va chercher tes ébats
A la fontaine, où bientôt tu verras
Si mes leçons n'avaient rien de solide.
Cette beauté dont l'adresse perfide
T'enflamme ici pour ses traîtres appas,
Tu la verras, nouvelle Danaïde,
Et pis encor, te mener au trépas.
Si par malheur on ne t'immole pas,
La liberté pour jamais t'est ravie;
Et sans espoir tu traîneras ta vie
Dans les horreurs d'un cachot ténébreux.
Mais si tu peux, ou t'armer de constance
Au rendez-vous, ou plutôt si tu veux
Y renoncer, je te donne assurance
Qu'heureux vainqueur de tous enchantements,
Tu reverras Despine en peu de temps,
Comme autrefois tendre, pure et fidelle.
Au haut d'un mont réside la vertu;
Et pour l'atteindre on souffre, on sue, on gèle:
Mais, mon cher fils, le prix qu'on reçoit d'elle
Fait oublier ce travail assidu:
Elle se montre et lumineuse et belle
Comme le ciel; et qui peut avoir vu
Un tel éclat sans que son cœur s'enflâme
Pour cet objet, à quoi lui sert son âme?
Le choc divers des nuages entr'eux
Laisse entrevoir dans leur sein orageux
Par-ci par-là quelque bout de clarière:
Tel est Richard, qu'un rayon de lumière
De la raison, vient pénétrer soudain.
Il doute, il tremble; et dans son trouble extrême:
Tu dis bien vrai, dit-il à son cousin;
Mon cher cousin, tu dis bien vrai; mais j'aime.
Maugis alors: Ami, dit-il, crois-moi,
Et sans tarder reprends tes belles armes.
Despine va frapper, au lieu de toi,
Un pur fantôme évoqué par mes charmes;
Nous l'allons voir, et le voir sans danger,
Enveloppés d'un nuage léger.
Il dit, commande; et sa voix souveraine
Fait des enfers sortir un farfadet
Avec les traits et l'air de Richardet.
L'esprit follet va droit à la fontaine,
Les deux cousins le vont suivant de près
Sans être vus. Despine vient après,
D'un air riant: elle n'est inhumaine
Que par l'effet d'un filtre fait exprès.
Elle portait une robe éclatante
De pourpre et d'or. La lune était brillante; 
On y voyait aussi clair qu'à midi,
Si ce n'est mieux. Despine fait un cri,
En arrivant: c'est Richard qu'elle appelle;
Et tous les deux répondent à la fois.
Reconnais-tu ta Despine, dit-elle?
Ai-je à ton cœur encor les mêmes droit,
Mon cher Richard? m'es-tu toujours fidelle?
Toujours, toujours, répond le farfadet.
Oui, oui, toujours, dit tout bas Richardet,
Et ma douleur n'en est que plus cruelle.
En ce moment le spectre étend ses bras
Autour du cou de la belle Despine.
Richard le voit: Richard fait une mine
Que l'on croirait qu'il boit de l'oxicras.
Son mal fut court; l'accès de jalousie
Ne dura pas. La barbare furie
Plonge le fer au sein du farfadet,
Et croit avoir immolé Richardet.
Elle triomphe; et lui coupant la tête,
Va tout courant la porter au palais,
Criant: Ouvrez!...On ouvre; on lui fait fête;
Porte et fenêtre offrent partout accès.
Lirine accourt, et mille autres après.
Toutes voulant la mettre au milieu d'elles
Pour l'honorer. Mais dans le même instant
On voit rentrer au château les donzelles,
Tristes, sans voix, et le pas chancelant.
Despine alors fière de sa conquête,
Chemin faisant veut leur montrer la tête
De Richardet; mais quel objet voit-on?
C'est une boule et de paille et de jonc.
A cet aspect la belle se chagrine,
Et le prodige épouvante Lirine:
Elle ne sait ce qu'on doit redouter
D'un tel présage, et s'en va consulter
Les documents d'Origile, sa mère.
Laissons Lirine à loisir feuilleter
Tous les cartons de l'habile sorcière;
Richard m'appelle, allons le retrouver.
Voyez l'horreur hérissant sa crinière,
A tel excès, qu'elle va soulever
Son casque entier, le heaume et la visière.
Richard frémit, et ce n'est pas à tort:
Non que la peur puisse entrer dans son âme;
Richard frémit de se voir mis à mort,
Ou peu s'en faut, par la main de sa dame.
Ma foi, dit-il à Maugis, j'ai bien fait
De renoncer à mon premier projet.
Mais crois-tu donc ma Despine enivrée
Par quelque drogue ou breuvage d'enfer
Dont le poison fatal fait qu'elle perd
De nos doux nœuds la mémoire sacrée?
Maugis répond: Tout est enchantement,
Mon cher cousin; sois ferme et vigilant,
Tu vas trouver tantôt liesse pure,
Tantôt péril et funeste accident,
Pire cent fois qu'on ne se le figure,
Garde-toi bien de changer ton allure
Jusqu'au moment où le charme détruit
Te laissera victoire pleine et sûre.
Comme ils parlaient, ils entendent du bruit
Dans la forêt; et ce sont d'aventure
Deux paladins, mais si las, si recrus,
Qu'ils ont tous deux l'air de n'en pouvoir plus.
Richard avait repris sa belle armure:
Maugis reprend sa chétive figure
De petit nain; et tous deux bien trottants
Ont bientôt joint les marcheurs haletants.
D'un tel éclat la lune et les étoiles
Font de la nuit disparaître les voiles,
Qu'à dire vrai le soleil le plus pur
Ne rendrait pas l'horizon moins obscur:
Puis les guerriers ont si brillante armure
Qu'elle ajoutait encore à la clarté;
Et cependant d'un et d'autre côté
C'est vainement des yeux qu'on se mesure.
Richard leur dit: Déclinez votre nom,
Ou combattez. Et Rolandin répond:
Dire nos noms! ce n'est pas notre usage;
Mais cependant, si tu veux les savoir,
Attends un peu, nous t'allons faire voir
Que nous venons d'ailleurs que du village.
Viens au galop défier des piétons,
Lâche! tu vas en payer les façons.
Richard entend, et soudain la moutarde
Lui monte au nez. Attends, race bâtarde!
Leur cria-t-il brandissant son épieu;
Peut-on répondre avec tant d'arrogance?
Cent coups de poing seraient le droit du jeu
Pour vous punir, mais je vais de ma lance
Vous enfiler tous deux comme crapauds,
Et vous laisser en pâture aux corbeaux.
Les deux cousins mouraient de lassitude.
Vous avez vu sur le sable étendus
De pauvres chiens haletants et rendus,
A leur retour d'une chasse trop rude:
Mais un levraut s'échappe-t-il du bois?
A l'environ tous les chiens à la fois
Courent après, et de si bonne haleine,
Que l'on dirait qu'ils sortent de la chaîne.
Soudain ainsi la colère et l'honneur,
Des deux garçons raniment la vigueur:
Comme souvent, si quelque vent l'enlève,
Du sol aux toits le sable fin s'élève.
Les jeunes gens couverts du bouclier,
Sans s'émouvoir attendent en silence,
L'épée au poing, que le fier cavalier
Vienne sur eux fondre avec violence.
Richard accourt, et porte un coup de lance
Qui percerait un chêne comme un œuf.
Ce fer était vraiment tout battant neuf;
Mais c'est en vain, et l'écu le repousse.
C'est cet écu qu'en manière assez douce,
Aux deux cousins la Mort avait donné;
Et peu s'en faut qu'à Richard étonné
L'arme n'échappe en si rude secousse.
Cet accident, à Richard tout nouveau,
De prime abord lui trouble le cerveau.
Ce Rinaldin d'humeur gaillarde et fière
L'ose narguer en risible manière:
Voulant, dit-il, sitôt qu'il l'aura mis
Hors de combat, qu'en certain oratoire
Lui soient chantés quinze oremus ou dix,
Pour le salut des gens en purgatoire
Dont certain pape ainsi fixa le prix.
Sur ce propos, Rolandin le conjure
De lui laisser finir seul l'aventure;
Et d'autre part le paladin loyal,
Le bon Richard s'égare en ses pensées.
Il croit devoir descendre de cheval:
Quand il vaincrait en combat inégal,
Les lois d'honneur en resteraient blessées.
Le nain qui voit tout ce brouillamini
S'avance entr'eux, et leur dit: C'est ici
Le vrai séjour de la scélératesse:
Il nous en faut tirer avec adresse;
Et gardons-nous de nous y diviser.
Il ajouta pourquoi de sa monture
Le cavalier ne saurait se passer;
Bref il dit tout, et bientôt fit conclure
Sincère paix. C'est un ravissement:
On se rapproche, on s'aime, on se caresse;
Et les piétons en perdent leur faiblesse.
Richard jamais n'eut tel contentement,
Comme il l'a dit lui-même en sa vieillesse
A ses enfants. Mais, comme on en est là,
Lirine accourt avec son agenda.
A la fontaine elle arrive essouflée,
En jupon court, pieds nus, échevelée.
Là, maniant sa baguette d'enfer,
Elle en décrit deux cercles: l'un dans l'air,
Et l'autre à terre. Alors de sombres voiles
Cachent le ciel, la lune et les étoiles,
Et des torrents tombent du haut des cieux.
Avez-vous vu quelquefois dans nos jeux
Le gros ballon? c'est la juste mesure
Des gouttes d'eau qui pleuvaient sur l'armure
Des trois guerriers. Ils en riaient entr'eux:
Leurs bons cimiers les repoussaient au mieux:
Le pauvre nain craignait seul pour sa tête,
Et s'abritait sous son petit cheval.
Elle finit, l'effroyable tempête
Qui déracine ou brise par le faîte
Le chêne altier: personne n'eut de mal,
Et Richardet resta toujours en selle.
Le soleil luit; une splendeur nouvelle
Epure l'air, et les guerriers joyeux
Voyent soudain une jeune donzelle
D'un air riant accourir auprès d'eux.
C'est de la part de Corèze et d'Argée
Que la femelle aborde les piétons:
Requérant d'eux les secours les plus prompts
Pour ces beautés, que la méchante fée
Menace, opprime, et va faire mourir
Pour peu qu'on tarde à les bien secourir.
Disant ceci, la messagère pleure;
Et les garçons répliquent: Tout à l'heure,
Nous voilà prêts. La donzelle repart:
Descendez donc sous la grotte prochaine
Où vous verrez ces dames à la chaine.
Oui, disent-ils, descendons sans retard;
Allons tirer nos épouses de peine.
Maugis les prêche, et veut avec Richard
Les arrêter; mais la leçon est vaine.
La fille avance, et les garçons après,
Par la prairie allant à la fontaine.
Là, s'arrêtant auprès d'un vieux cyprès,
La tète basse, ouvrant les yeux à peine:
Ici, dit-elle; est la grotte inhumaine
Où tout l'honneur du sexe dont je suis
Va succomber aux tourments, aux ennuis.
Rolandin saute et Rinaldin se jette
Au souterrain, où dès qu'ils sont entrés
Le sol s'unit et la trappe se ferme.
La fille court s'enfuyant par les prés
Comme un éclair; et Richard comme un terme,
Tout stupéfait d'un désastre si grand,
Perd connaissance; et lorsqu'il la reprend,
Amèrement il pleure l'accident.
Lors un dragon d'épouvantable forme
L'attaque en face; à droite un fier taureau;
A gauche encor c'est un géant énorme,
Couvert de poil et noir comme un crapaud.
La terre s'ouvre, et des gouffres horribles
Derrière lui sont prêts, s'il veut passer,
A l'engloutir: je frémis d'y penser.
En même temps les trois monstres terribles,
De tous côtés viennent le menacer.
Au fier dragon le bon coursier tient tète;
De l'avant-main il travaille la béte;
Et d'autre part le brave Richardet,
De son épieu faisait le moulinet
A droite à gauche, et cherchant un passage
Entre les deux qui le serraient de près,
Pour s'éloigner de ce trou fait exprès.
Malheur à lui s'il y tombe jamais!
Pour l'achever, certain oiseau sauvage
S'abat à plomb sur lui dans le moment:
Il est si gros, et si forte est sa serre,
Qu'à son plaisir il enlève de terre
Un éléphant, comme l'aigle en son aire
Porte un lapin. Richard qui n'a d'effroi
D'aucun péril, sent alors quelque émoi;
Et le cousin Maugis dessous sa bête
Reste tapi pour garantir sa tête.
Il essaya son art de négromant,
Dans le dessein de pouvoir disparaître
Avec Richard; mais ce fut vainement:
Rien n'obéit à son commandement;
Les diablotins avaient trouvé leur maître
Qui déjouait leur faible enchantement.
Maugis se tait, et tient l'oreille basse,
Transi de peur et pleurant sa disgrâce.
L'oiseau s'escrime; et sur le beau cimier
De Richardet enfonçant une serre,
Fait entrer l'autre au cou de son coursier;
Puis les enlève, et d'une aile légère
Caracolant en triomphe dans l'air,
Veut les jeter ensemble au puits d'enfer;
Mais Richardet avec sa forte lance
De part en part lui transperce la panse.
Le gros oiseau, quand Richard le frappa,
Etait en l'air enlevé d'un bon mille.
Droit au nombril la lance l'attrapa,
D'où s'élevant en manière subtile
Jusques au cœur, elle lui fait passer
Sa dernière heure. Il se sent affaisser;
Et de sa griffe impuissante, inutile,
Laisse échapper Richard et son cheval
Qui vont tomber auprès du trou fatal.
Le gros oiseau tombe mort dans l'abîme:
Le trou se ferme, et l'énorme géant
Et le dragon rentrent dans le néant.
Vous, Apollon, qui régnez sur la cime
De l'Hélicon, et vous, Muses aussi,
Daignez m'entendre et m'inspirer ici;
Je sens combien ma tâche est empirée.
L'affaire étant alors désespérée,
Lirine veut autrement s'aviser;
Et voyant bien sa Despine adorée
Par Richardet qui la doit épouser,
Elle la fait venir au pré, captive
Entre les bras d'un follet, qui soudain
Va l'emporter aux yeux du paladin,
Fuyant avec pour que Richard la suive.
Le monstre passe; et Richard toujours prêt,
Dès qu'il le voit, met la lance en arrêt,
Pique des deux, et court à perdre haleine
Par les gaulis, où son brave coursier
Va brisant tout pour se faire un sentier.
Laissons-le aller, car je vous sais en peine
De l'accident cruel des deux amants,
Jeunes époux si tendres, si constants.
Je vais ici, mesdames, vous instruire
De leur fortune, et dans peu de moments
Vous apprendrez la fin de leur martire.
Egayez-vous: tous deux vivent contents,
Environnés de gentilles donzelles,
Faisant bombance à toute heure avec elles,
Et se moquant de nos pressentiments.
Ce trou profond, horrible précipice,
Ce n'était rien qu'apparence factice
Pour égarer votre esprit et le mien;
Car c'est à quoi le diable s'entend bien.
Mais ces beautés et ce charmant hospice
Sont chose vraie; et là comme en un fort
Lirine tient, par nouvelle malice,
Ceux que son art n'a pas pu mettre à mort.
Rien ne manquait pour eux dans la boutique
De la sorcière: instruments de musique
Pour s'amuser, vivres pour se nourrir;
Ils n'avaient qu'à boire, manger, dormir,
S'engraissant là comme chapons en cage.
On leur donnait bons vins de Germinage,
Si renommés, et d'autres de grands prix
Qu'aux Pistoyens les démons avaient pris.
C'était afin qu'une vile débauche
Les opprimant, ils ne pussent jamais
D'un beau dessein former la moindre ébauche;
Et s'oubliant eux-mêmes désormais,
Réduits aux sens, aux penchants de la bête,
Ils n'eussent plus au cœur ni dans la tête
Rien que de bas. Les cousins en sont là;
Rolandin perd tout souvenir d'Argée;
Par Rinaldin Corèze est outragée;
Les deux époux ont abjuré déjà
Leur tendre hymen. Mais écartons cela:
Abandonnons l'infâme hôtellerie
Qui m'a trop fait tancer (j'en suis fâché)
Ces beaux garçons, qui vraiment n'ont péché
Que par ivresse et par fait de magie. 
Le temps viendra qu'une noble rougeur
Annoncera leur honte et leur douleur,
Et qu'enflammés du désir de la gloire
Ils accroîtront l'honneur de leur mémoire.
Du bon coursier tombé par un malheur,
Nouveaux élans effacent la culbute:
Tel peut faillir quelquefois un grand cœur,
Mais sans jamais s'avilir par sa chute.
Ce mauvais lieu, ces effets si divers,
Si monstrueux que la magie opère,
Dans la forêt ont entraîné mes vers
Bien loin de Charle et de sa sainte guerre;
Mais attendez, nous y reviendrons bien:
Demain peut-être. Et pourtant, à vrai dire,
Chanter sans fin me donne le délire;
Je brouille tout et je n'arrange rien.
Or si de moi vous faites quelque compte,
Excusez-moi, comme vous excusez
Ces bons vieillards que leurs cerveaux usés
Font radoter. Ils commencent un conte,
Le laissent là, puis changent de propos:
Car la vieillesse enfile force mots,
Mais sans pouvoir mettre ensemble une histoire:
La langue marche, et non pas la mémoire.
Si ce chant-ci vous paraît un peu court,
Patientez: si Dieu me prête vie,
D'autres plus longs viendront au premier jour:
Matière est ample, et même est infinie,
Avant qu'ici chaque chose à son tour
Soit mise en ordre, avec soin recueillie.
Il pourra bien passer en vérité
Plus d'un hiver, et même d'un été.

CHANT XXII.

Le satyre oppose Despine aux coups de Richard qui ne peut l'abattre. Un serpent-dragon l'attaque. Une fois qu'il l'a vaincu grâce à son cheval, Richard reprend la poursuite du satyre qui, affolé, sort de la forêt enchantée. Despine revient à elle, reconnaît Richard. Enfin réunis, énamourés, ils partent ensemble et arrivent à un château que Despine avait non loin. Pour l'honneur, Despine insiste pour que Richard dorme à l'autre bout du château. Et le gardien court prévenir le Scric.
De son côté, Lirine, furieuse de sa défaite, décide de faire mourir les deux belles et leurs amoureux.
Le Scric accourt et enlève encore une fois Despine pour la marier à Ulasse, roi de Cafrerie. Richard, furieux, détruit tout, croit à une manigance de Lirine, court dans la forêt, trouve les amoureux qu'il ne parvient pas à libérer. Lirine s'avoue vaincue, se rend et demande amitié, mais il est hors de son pouvoir de lever l'enchantement. Pour cela, Richard doit vaincre un dragon qui renaît six fois. Enfin, tout le monde est heureux.

J'ai toujours cru, je le crois même encor,
Que le plus sûr est d'en faire à sa mode.
Dans tous les cas, un malade a-t-il tort
De se guérir sans docteur ni méthode?
Un bon conseil peut servir quelquefois,
Et dans le doute on fait bien de le suivre;
Mais trop souvent nous voyons qui s'y livre
Avoir sujet de s'en mordre les doigts.
Adoptons donc, suivons les douces lois
De ces élans qu'en nous nature excite:
C'est leur puissance imprévue et subite
Qui sans faillir assure un prompt succès.
Mais il y faut apporter diligence:
On paye cher la moindre négligence:
Le bonheur fuit, en vain court-on après;
On ne saurait le rattraper jamais.
Plus dans nos maux nous avons besoin d'aide,
Plus la nature y vient porter remède,
Et plus aussi doit-on suivre sa loi.
Nous survient-il, pour nous plaire ou nous nuire,
Chose ou de bon ou de mauvais alloi?
Nous nous sentons certain je ne sais quoi
Qui nous repousse, ou bien qui nous attire;
Et de là vient que partout où l'on va,
Autour de soi sans cesse on entend dire:
Que n'ai-je fait, que n'ai-je dit cela?
Aussi vraiment j'aime bien et j'admire
Le bon Richard, et tous ceux comme lui:
J'entends tous ceux qui sans trop de souci
Font tout-à-coup ce qui leur vient en tète.
[***]
Il vous souvient de la méchante bête,
Œuvre d'enfer, qui devant Richardet
Vint à passer, portant comme un paquet
Dessus son dos la charmante Despine
Qui sanglottait, se battait la poitrine.
Le bon Richard court après comme un fou,
Et laissant là Maugis et sa doctrine,
Comptant pour rien de se casser le cou,
Veut à tout prix sortir de l'aventure.
Son beau coursier était d'une nature
A devancer daims et cerfs de beaucoup:
L'aigle en son vol n'a pas tant de vitesse;
Et si le vent en arrière le laisse,
C'est de bien peu. Bref, il court de façon
Qu'il est toujours à côté du démon.
Tous deux volant de si belle manière,
Trouvent au bois une grande clarière
Où le lutin feignant d'être bien las
S'arrête, et dit à Richard: Ne crois pas
Que je te crains. Si je fuis, c'est pour être
Fidelle en tout aux ordres de mon maître:
Ne me suis plus, ou bien malheur à toi!
La jeune fille est et sera, ma foi,
A moi tout seul: tu serais en démence
Si tu comptais me la reprendre. Et moi,
Reprit Richard, quand j'use de la lance,
C'est tout de bon; et si je dois périr
Sans recouvrer ici ma douce amie,
C'est sans regret que je saurai mourir:
Mon seul tourment est de la voir ta proie.
Disant ces mots, il brandit avec joie
La lance d'or, et fond sur le vilain
Avec fureur; mais le monstre malin
Elève en l'air Despine avec audace,
Et s'en faisant à tout coup un rempart,
De tout côté la présente à Richard,
Comme aux jours saints un bon chanoine en place
Aux assistants montre la sainte face.
A quelque endroit que le bon Richardet
Veuille frapper, il trouve sa Despine
Qu'expose aux coups le rusé farfadet.
Richard frémit; la fureur le domine:
Il voit trop bien qu'il ne peut se venger,
Tant le monstre est garanti par la belle.
Richard peut-il ne pas trembler pour elle?
Lors il s'avise, et par un saut léger
Va se jeter sur les flancs de la béte,
Mais c'est encor Despine qui l'arrête.
A dire vrai, le guerrier ne sait pas
Si ces beaux yeux, ces membres délicats
Ne seraient pas une apparence vaine;
Mais il ne veut, même en posant 1e cas,
Jamais frapper l'image de sa reine.
Il abaissa le fer; mais son coursier
Développant son talent singulier
Vaincra le monstre en épargnant Despine.
Il écrasa de ses pieds de devant
Ceux du vilain, et leur griffe assassine
Qu'un vieux calus défendait bien pourtant.
Rien n'y faisait: neige, glace ou bruine;
Mais ce secours était insuffisant
Contre un cheval ouvrage de féerie.
Voici venir alors dans la prairie
Un grand serpent dont l'aspect fait horreur.
A son milieu c'était pour la grosseur
Comme un taureau; mais une vaste plaine
A l'horizon augmente la grandeur
De tout objet. La chose plus certaine,
C'est que sa tête a l'ampleur des tonneaux,
Et jour et nuit jette par les nazeaux
Globes de feu. Le reptile s'adresse
Droit à Richard; il approche, il se dresse
A moitié corps: On dirait d'un clocher.
Lors il s'élance, et s'il peut accrocher
Le bon Richard, c'en est fait; mais l'adresse
Du beau coursier sait très-bien l'empêcher;
Car sans faillir il fait ce qu'il veut faire.
Le grand serpent, qui ne peut rester droit
Un trop long temps, se replie en arrière,
Mais un trésor de force singulière
Est dans sa queue; et par un tour adroit
Il s'en escrime, et fait si bien qu'en somme,
Enveloppant et le cheval et l'homme,
Il met tous deux en extrême embarras.
Mais par bonheur Richard avait le bras,
Le bras droit libre: il prend son coutelas,
Et de ce fer à qui rien ne résiste
Coupe en morceaux la ceinture si triste
Qui le liait: il est en liberté.
Ainsi chez moi sur la fin de l'été,
Le paysan qui va diner à l'ombre,
Coupe en chemin, et melon et concombre.
On voit le corps des insectes divers
Assez souvent rempli de petits vers:
Ainsi vit-on s'échapper des entrailles
Du grand serpent, un tas de serpenteaux
Qui paraissaient autant de brins de pailles;
Mais dans l'instant ils devinrent tous gros,
Comme il arrive à ces petits crapauds
Qu'aux jours d'été fait éclore la pluie.
On voit alors par toute la prairie
Têtes et cous d'un millier de serpents,
Deçà, delà, se mouvoir en tout sens:
Comme les grains qu'un soufle du zéphire,
Tant verts que mûrs, fait flotter au printemps.
D'horribles feux et d'affreux siflements,
A la terreur tout à l'envi conspire;
L'oreille et l'œil souffrent en même temps.
Ces monstres-là rangés en palissade
Viennent cerner le vaillant chevalier:
Ils s'attendaient à mettre en marmelade
Tout à la fois et l'homme et le coursier;
Mais Richardet avec une sacade
Au bon cheval fait faire un si beau saut,
Que le voilà par-delà l'estacade:
A dire vrai pas plus loin qu'il ne faut.
Le cheval court, il vole; il met bientôt
Le cavalier au bout de la prairie.
Le jour baissait; l'ombre tombant de haut
Couvrait les monts et la plaine en partie.
La mer rougit; puis, perdant sa couleur,
Prend de la nuit la teinte de noirceur
Qui se répand sur la nature entière.
Richardet perd tout-à-fait la lumière
Qui passe ailleurs. Le cheval enchanté
Ne vit que d'air, ne sait manger ni boire;
Et toutefois il semble être empâté.
Mais Richardet n'est pas si bien doté;
Il meurt de faim, à ce que dit l'histoire,
Et ne voit rien qui puisse le nourrir:
Dans le soir même il s'attend à mourir.
Jusqu'à présent biscuits ou tartelettes,
Blancs de poulet en légères tablettes,
Que de Maugis au bois il a reçus,
Le soutenaient; mais il n'en reste plus.
Point de secours, si comme les chouettes
Il ne peut pas vivre de papillons
Dont la forêt offre des millions.
Richard sentant sa force anéantie,
Laisse flotter la bride sur le cou
De son coursier qui n'est ni sot ni fou:
Il va tout droit chercher à la prairie
Ces vils serpents dont il ne fait nul cas,
Saute dessus, et si bien les piétine
Qu'il les écrase; et ne s'amusant pas,
A toute jambe il court après Despine
Que le lutin tient toujours dans ses bras.
Le monstre fuit, il fuit saisi de crainte,
Voyant Richard le serrer de si près;
Et de Lirine oubliant l'ordre exprès
Qui lui défend d'outrepasser l'enceinte
Du bois fatal, sans quoi plus de succès,
La peur l'emporte; il est hors des forêts.
A peine a-t-il posé ses pieds de chèvre
Sur le terrain qui n'est pas enchanté,
Il perd ses droits, et courant comme un lièvre
Laisse en fuyant Despine sur le pré.
Le noir poison de l'infernal breuvage
Sur ses esprits ne fait plus nul effet;
De sa raison elle a repris l'usage,
Et tout l'amour qu'elle eut pour Richardet.
En ce moment la lumière commence
A se montrer, et lentement s'avance
Chassant la nuit, indiquant chaque objet,
Rendant déjà la vie à la nature.
On voit sortir le troupeau du bercail;
Et le berger bâillant sous sa mazure
Se lève, et va suivre aux champs son bétail.
Despine ignore où le sort l'a conduite;
Elle est pensive, elle craint, elle hésite:
La clarté faible encore ne permet
De discerner au juste aucun objet.
Vers la forêt la belle s'achemine;
C'est le plus sûr, à ce qu'elle imagine.
Cet homme armé qu'elle ne connaît pas,
Tout lui fait peur, accroît son embarras.
Richard semblait un homme qu'on enterre:
Il n'a pas vu Despine; elle aurait su
D'un seul regard ranimer sa vertu.
Elle voulait sortant de la clarière
Rentrer au bois comme en lieu de salut;
Mais le coursier, qu'on ne prend pas pour dupe,
Avec ses dents l'arrêta par la jupe,
Et la retint jusqu'au jour qui parut.
Le jour paraît; Richard voit la lumière;
Il voit Despine et n'est plus en fourrière;
Il est sorti de l'enclos infernal.
Soudain il saute à bas de son cheval;
Mais son bonheur le trouble: il s'y prend mal
A délacer son heaume et sa visière.
Il tient la main de Despine à loisir,
Et peu s'en faut s'il n'en meurt de plaisir,
La belle était entièrement guérie
De ce poison qui la mit en folie
Pour une fille; et se voyant si près
D'un cavalier, elle le considère
Comme l'enfant, sa nourrice ou sa mère
Qui pour jouer lui déguisent leurs traits
Un seul moment, et se montrent après.
La belle voit que c'est celui qu'elle aime,
Et se sent prête à lui sauter au cou,
Richard aussi songe à faire de même,
Lui qu'un long jeûne avait rendu si mou.
Si cependant tous deux ils se contiennent,
C'est un miracle, et des plus grands pour moi;
Car qui croira que des amants s'abstiennent
Comme des saints? I1 y faut de la foi.
Je n'ai jamais pu croire de ma vie
Qu'avec amour innocence s'allie;
Et c'est hasard s'ils le font quelquefois.
Plaisez d'abord, puis pressez une belle,
Vous triomphez; j'y gage mes dix doigts.
Vous aurez bien deux ou trois refus d'elle;
Honneur lui dit de ne pas succomber:
Pressez encor, la belle va tomber.
Quand on vous dit que les femmes sont faites
Pour nous mener au ciel par échelons,
Et nous servir comme d'échantillons
De ces beautés célestes et parfaites
Où d'ici bas l'œil ne peut se porter,
Riez du conte. On eût pu l'écouter,
Peut-être, avant la coulpe originelle.
Mais aujourd'hui tout le sexe femelle
N'est bon à rien qu'à nous précipiter.
S'est-on donné la foi du mariage?
C'est autre chose; il faut autre langage.
Voyons en gros, ne chicanons pas tant,
Despine est là qui lorgne son amant;
Elle le lorgne, elle le lorgne encore;
Et Richardet dans ces yeux qu'il adore
Trouve un secours, un remède plus sur
Que ne serait le baume le plus pur.
Le jour croissait: déjà le soleil dore
Le haut des monts. N'attendons pas plus tard,
Monte à cheval, dit Despine à Richard:
Je ne crois pas que Despine te géne,
Assise en croupe, et tous deux sans retard
Nous gagnerons un vrai séjour de reine
Qui m'appartient. Allons, dit le guerrier;
Et le voilà déjà sur son coursier.
Despine aussi s'élance, et plus légère
Que n'est la plume, elle s'asseoit au dos
De l'animal, qui sous ses deux fardeaux
Semble courir sous deux brins de fougère.
Les deux amants n'avaient pas vent contraire;
Car en une heure ils arrivent là-bas,
A ce palais de beauté singulière;
La route était de trente mille pas.
Il est posé de savante manière,
Moitié sur terre et l'autre sur la mer.
Des murs épais entourent la dernière
De toutes parts, et s'élevant en l'air
Forment un port; et leur solide enceinte,
Des vents, des flots repousse au loin l'atteinte.
Les flottes sont sur ces paisibles bords
En plein repos toutes voiles dehors.
On voit fleurir sur les murailles nues
Un beau jardin; et deux rangs de statues
De toutes parts en ornent le pourtour.
Un arc de bronze entre les avenues
S'élève en l'air, et porte jusqu'aux nues
Un dieu Neptune en bronze avec sa cour:
Travail exquis de grandeur qu'on admire;
Serait bien fou qui voudrait en décrire
Le délicat et régulier contour.
Au pied de l'arc, dans des conques de perles,
On voit Doris et Galathée auprès,
Qui dans leurs mains tiennent de grands filets,
Non pas pour prendre alouettes ni merles;
Il ne faut pas ici des oiselets:
C'est du poisson que veulent ces deux belles.
L'art en a fait de si parfaits modèles
Qu'on s'extasie aussitôt à les voir.
Maints gros dauphins étalant leur dos noir
Sont attachés à leur conque autour d'elles.
Quand le soleil s'est caché sous les flots.
Et que la nuit étendant ses manteaux
Ote aux objets la couleur et la forme,
Le bronze pur de l'obélisque énorme
Répand au loin tant d'éclat sur les eaux
Qu'à sa faveur les fragiles vaisseaux
Osent encor, luttant contre l'orage,
Venir chercher l'asyle de la plage.
D'une fontaine au centre de ce port
Jaillit en gerbe une onde pure et vive.
Qui la regarde est enchanté d'abord
De son éclat; et la fontaine est d'or,
Un émail vert tapisse chaque rive:
Et je ne dis ici rien de trop fort,
Je ne dis pas même tout; j'aurais honte
De vous paraître inventeur d'un beau conte.
Tout à l'entour du superbe palais,
Ce qu'on rencontre est si riche et si rare,
Qu'en y songeant l'esprit humain s'égare.
Ce sont partout si merveilleux objets,
Qu'en parangon, Aranjuès et Versailles
Vous paraîtraient chétives antiquailles.
Un bois charmant, et de murs entouré,
Dans son enceinte embrasse trente milles:
L'art et le goût, aidés de mains habiles,
En ont ouvert en tout sens le fourré
Jusques au centre, où fleurit un grand pré
Que l'on atteint par cent routes faciles.
Un lac est là, dont les bords sont plantés
De beaux sapins jusqu'au ciel exaltés.
Nymphes, Sylvains, taillés des plus beaux marbres,
Sont disposés dans l'entre-deux des arbres,
Penchant à point vases toujours pleins d'eau,
Qui du beau lac maintiennent le niveau.
De hauts cyprès entourent la prairie,
Et dans l'enclos toute chasse varie
A volonté; filet ou lévrier,
Pipée ou dards, tout sert, et le gibier
Ne peut manquer. On voit la bartavelle
Au haut des airs s'élever en siflant,
Puis redescendre au buisson, où rappelle
Avec amour son époux qui l'attend.
La perdrix grise et le coq de bruyère
Viennent en foule; et l'oie en bavardant,
Moitié sur terre et moitié sur l'étang,
Au rendez-vous arrive la dernière.
Le lièvre agile et le gentil lapin,
Avec l'hermine au poil blanc, doux et fin,
Vont parcourant la plaine et la montagne.
Là, le chevreuil, la gazelle et le daim,
Sans défiance errent dans la campagne;
Et le chasseur les prendrait à la main.
Un ordre exprès en écarte à dessein
Tout sanglier, toute bête cruelle.
On se souvient du deuil de la plus belle
Des déités, quand un monstre inhumain
D'un beau garçon termina le destin.
Au doux banquet de la troupe immortelle
Vénus tremblait, et le nectar divin
Avec les pleurs inonda son beau sein.
Bien fatigués, Richard et son amante
Entrent au parc en abaissant le pont;
Puis sans tarder au palais ils s'en vont
Se reposer. Mais un vieux se présente,
En leur criant d'un ton qui n'est pas doux:
D'où venez-vous? votre nom? qu'étes-vous?
Richard répond: Nous sommes de la France.
Le vieillard dit: Je le crois bien ainsi,
A l'air aisé dont vous entrez ici;
Mais si c'est là votre seule espérance,
Couchez à l'air. Il fait, disant ceci,
La sourde oreille, et referme la porte.
A ce propos la colère transporte,
Non sans raison, Richard qui meurt de faim.
Ouvre, dit-il, ta porte, ouvre, vilain,
Ou je l'enfonce à tes yeux tout à l'heure;
Et tu verras alors si sous ma main
Un bout d'oreille en entier te demeure.
Disant ces mots, il s'escrime soudain
Avec le fer de sa lance enchantée
Sur le portail. Les battants sont d'airain,
Comme l'on voit la porte si vantée
Du Vatican. Mais à quoi sert cela
Contre un engin, un bras comme ceux-là?
La porte éclate, et tombe à plate terre
Avec tel bruit, que le pauvre portier
Reste ébahi de ce coup singulier.
Despine monte, et voit le pauvre hère
Mourant de peur au haut de l'escalier.
Elle se nomme; il reconnaît sa reine;
Il s'agenouille et demande merci.
Despine est bonne, et l'accorde sans peine:
Richard l'accorde à sa prière aussi.
Mais celui-ci, que male faim tourmente:
Bon vieux, dit-il, donne-moi du pain frais
Et de bon vin; nous resterons en paix.
Le vieillard court; il revient, et présente
Avec du vin d'une espèce excellente
Un beau pain blanc, fait chez lui, cuit à point,
Dont le parfum embaume de bien loin.
Il porte encor ses poires les plus belles,
Des raisins secs, et d'autres bagatelles
Dont les amants se trouvent tout au mieux.
Mais déjà l'air se parsème d'étoiles,
Et la nuit sombre étend ses tristes voiles.
Despine alors attache ses beaux yeux
Sur son amant, et lui dit: Voici l'heure
Qui doit ici dans la même demeure
Nous séparer. Elle commande au vieux,
En souriant, de conduire son hôte,
Et le loger dans quelque chambre haute
Loin de la sienne; et vous pouvez juger
Comme Richard se sentit affliger.
Mais de sa vie, et c'est chose étonnante,
Il ne fit rien qu'au gré de son amante.
Il eût mieux fait, je crois, cette fois-ci
De s'en moquer, et du vieillard aussi.
Il obéit; la loyauté l'emporte;
Il va quitter la chambre du bonheur:
Mais dans son trouble il cherche en vain la porte;
Et vainement aussi son conducteur
Crie après lui, le tire avec humeur;
C'est temps perdu: la détresse est si forte
Que Richard semble un homme agonisant.
Une constance, un amour de la sorte
Touchent Despine; elle va consolant
Son tendre époux, mais l'honneur veut qu'il sorte.
Elle lui dit: Attends, mon doux ami,
Qu'à notre hymen mon père ait consenti;
Et jusques là supporte sans murmure
Qu'en t'adorant je t'éloigne de moi.
L'honneur le veut: il est de sa nature
Chose fragile et délicate en soi;
La nuit surtout, un rien lui fait injure,
Et je ne puis la passer près de toi
Pour demeurer toujours honnête et pure.
Laissez cela, lui réplique Richard;
Mettez un peu vos préjugés à part,
Et tirons-nous enfin d'un train de vie
Qui n'est que peine et souffrance infinie.
De votre lit, moi, je me tiendrai loin
Sans approcher; mais je ne craindrai point
Qu'en son sommeil on m'ôte ma Despine.
Il met le vieux dans la salle voisine,
Et puis il dit: Rien ne peut m'empêcher
De respirer où ma reine respire;
Et si l'enfer venait m'en arracher,
C'est par morceaux qu'il faudra qu'on m'en tire.
Despine alors le confond d'un regard.
Il s'humilie, et se laissant conduire
Sans répliquer, va suivre le vieillard.
Tel un bon chien, qui ne peut reconnaître
Pendant la nuit l'allure de son maître,
A son retour le prend pour un voleur,
Veut l'assaillir, hurle à lui faire peur:
Le patron vient, le gronde, lui décoche
Quelque caillou s'il en a dans sa poche;
Et le bon chien qui reconnaît la voix,
Baisse la queue et s'enfuit tout pantois.
Le bon Richard coucha sous son armure
Sans sommeiller, et le cœur tout serré.
Son beau cheval s'étendit sur le pré:
Il vit d'air pur et fuit toute clôture.
Despine est seule; elle aurait appétit
D'avoir Richard à côté de son lit,
Car, voyez-vous, la plus folle je gage
Est celle-là qui paraît la plus sage.
Pendant la nuit le vieux, sans dire mot,
A son seigneur dépêche un paquebot
Pour l'avertir que sa fille Despine
Qu'il fait chercher partout incessamment
Est au château; non pas seule vraiment,
Mais amenant garçon de bonne mine,
Et qui paraît lui plaire infiniment:
Garçon si fier et de trempe si forte,
Que du palais il a brisé la porte.
Laissons en paix dormir les deux amants
Et le bateau voguer au gré des vents.
[***]
Je vois Lirine en proie à la souffrance:
Elle n'entend que lugubres accents
Dans sa forêt: elle ne veut, ne pense,
Elle n'attend que mort et que vengeance.
Au bout du bois elle arrive à l'instant
Où le démon en sort, et par sa furie
A sans retour détruit l'enchantement.
Le vieux Maugis qui trottait à la suite
De son cousin, et trottait pesamment,
Resta pour gage à la fée interdite,
Qui le voulait découper sur le champ;
Mais le voyant d'un si chétif corsage,
Elle le lie au cou comme un gros chien,
Et le pendant au plus prochain branchage,
Croit qu'il y va mourir. Il n'en fit rien,
Mais il en fit le semblant, et fit bien.
Lirine part; et dès qu'elle est partie,
Le farfadet de Maugis le délie;
Et détaché de son triste gibet,
Le négromant court après Richardet.
La fée en fut près de mourir de rage;
Et si son art l'eut aidée à prévoir
Que Maugis pût se sauver du branchage,
Elle l'eut mis en morceaux au saloir.
Lirine apprit un peu tard son dommage;
Voici pourquoi. Les démons ont l'usage
De ne servir que par ordres exprès;
Puis font le mal à communs intérêts.
Entr'eux aussi quelquefois ils s'entendent
Pour délivrer leurs dévots, leurs profès
De tout péril, sitôt qu'ils le demandent.
Laissant Maugis au branchage accroché,
A son château Lirine est retournée.
Triste à la mort de se voir mal menée,
Et son honneur honteusement taché.
Elle rougit, on la dirait en flâmes;
Et dans la soif qu'elle a de se venger,
Elle résout, à force d'y songer,
De mettre à mort les deux charmantes dames,
Et Rolandin avec, et Rinaldin.
Tous deux sont là riant soir et matin,
Sans nul souci d'éloges ni de blâmes;
Mais la cruelle, en reculant leur fin,
Veut qu'abreuvés d'une affreuse amertume,
Une mort lente à ses yeux les consume.
De leur taverne amenés au château,
On les mit près d'Argée et de Corèze.
Figurez-vous si c'était un cadeau:
Ils se croyaient dans le ciel tout de go;
Et leurs moitiés ne se sentant pas d'aise,
En avaient peine à tenir dans leur peau.
Mais ce doux calme amène un fier orage:
Mon cœur se fend à cette affreuse image.
Eh! que n'ont-ils le secours d'un couteau
Ou d'un cordon pour sortir de la vie!
Mais ce serait trop peu: leur ennemie
Veut à pas lents les traîner au tombeau,
Et par la faim, la langueur, l'agonie,
Les voir s'éteindre enfin comme un flambeau.
Ils ne pourront à leur heure dernière
Se secourir ni s'embrasser entr'eux.
Voilà soudain qu'une cloche de verre
Vient enfermer les quatre malheureux,
Chacun à part. La force, le courage
Sont sans effet, et pour briser leur cage
Les jeunes gens feraient de vains efforts:
Ils sont sans arme, et les murs sont trop forts.
Sous ces cristaux d'épaisse consistance
Où sont logés les quatre prisonniers,
On les prendrait pour quatre chandeliers
Mis à couvert ainsi contre l'offense
Du moindre vent; ou pour de ces objets
Jolis à voir et qui ne coûtent guère:
Diablotins noirs et gentils oiselets
Qu'on voit dans l'eau sous des parois de verre.
Lirine, après les avoir fourrés là,
Ferme la porte à deux tours, et s'en va.
Imaginez comme les deux gendarmes
Sont en fureur, et comme sont en larmes
Les deux beautés, accusant le courroux
De leur étoile. Ah! dit la tendre Argée,
Si je pouvais aujourd'hui, cher époux,
Perdre à tes pieds ma vie infortunée,
Mon sort cruel me paraîtrait plus doux.
Corèze en proie à la même tourmente
Sous ces cristaux d'où l'on n'échappe pas,
S'exhale en plainte au moins aussi touchante;
Et les époux en gémissent tout bas:
Chacun entend la voix de son amante.
Lors Rinaldin leur dit la larme à l'œil:
Il faut périr ici; notre courage
N'y sert à rien: mais faisons trêve au deuil;
Bravons l'effort de l'infernale rage;
Souffrons en paix et mourons en héros.
Que celle-là qui jouit de nos maux
Des nobles cœurs trouve en nous le modèle:
Qu'elle en gémisse, et s'afflige de voir
Que si nos corps ici dépendent d'elle,
Sa rage est vaine, et son art sans pouvoir
Sur la vertu de notre âme immortelle.
Le jour avance, il passe, et la nuit vient
Qu'on est encore à jeun sous chaque cloche.
Rolandin dit: Je ne me tiens pas bien
Sur mes deux pieds, et je n'ai rien en poche.
Rinaldin bâille étendu de son long;
Et les beautés rêvent à la Cocagne,
Ce beau pays, où toute la campagne
Donne pour fruit, et pagnotte* [pain] et jambon.
Au second soir, les dames abattues,
Sous leur cristal sont par terre étendues.
Je n'y tiens pas, et je n'attendrai point
Le jour suivant; je m'en vais au plus loin:
Mon cœur éprouve angoisses trop cruelles
A voir la fleur des guerriers et des belles
Souffrir, s'éteindre, expirer de besoin.
Mais j'ai beau fuir: hélas! il ne me reste
A vous chanter ce soir rien de joyeux.
Mon chant du moins ne sera pas funeste.
[***]
Sur ce bateau qu'a dépéché le vieux,
Comme j'ai dit, certain pécheur de marque,
Nommé Larès, navigeant tout au mieux,
En peu de temps sut conduire la barque
Jusqu'à Cobonne où siège le monarque,
Et lui dit tout. On comptait à peu près
Trois mille pas de la ville au palais
Où les amants dormaient sans défiance.
De tous les temps le sommeil et l'amour
Sont mal ensemble, et rivaux de puissance
Incessamment se nuisent tour-à-tour:
Si trop de veille affaisse la machine,
L'amour faiblit: et le sommeil domine.
Tout juste alors, (voyez ce hasard-là!)
Le fils du roi de Monomotapa,
Son fils aîné, brutal comme un gros dogue,
Dedans Cobonne étalait son air rogue.
L'Afrique était sous les lois du mâtin;
De Cafrerie il était suzerain,
Et venait là recevoir en personne
Une fleur d'or que le roi son vassal
Lui doit d'hommage, et tous les ans lui donne.
Or par malheur le vilain animal
S'était épris de la belle Despine,
Sur son renom. Il apprend son retour;
Il la demande, et l'obtient sans détour
Au premier mot. Il a méchante mine;
Mais les écus sont chez lui par boisseaux,
Et dans l'Afrique il n'a que des vassaux.
A cet appât le Scric se laisse prendre,
Et tout joyeux il emmène son gendre,
Suivis chacun par un seul écuyer,
Au beau château, dont le maudit portier
Les introduit dans la chambre où la belle
Dormait en paix. Le Scric s'approche d'elle,
La prend au corps, la saisit brusquement.
Despine encor plus d'à moitié sommeille,
Les yeux ouverts: se tournant, retournant,
Tremblant enfin comme la plume au vent,
Quand tout-à-fait la pauvrette s'éveille.
Elle rougit, et veut crier d'abord,
Croyant que c'est Richardet qui la serre:
Quand elle vit et reconnut son père,
Crainte et respect la saisirent si fort,
Qu'elle en trembla comme j'ai dit naguère.
Les écuyers la mettent sur leurs bras,
Et vers le port l'emportent à grands pas.
Le Scric les suit avec le prince Ulasse:
(C'était le nom de l'Ethiopien).
Jusqu'à Cobonne ils vont en moins de rien,
Et n'avaient guère à traverser d'espace.
Le Scric eut soin de taire là son fait:
Il lui fallait quelque peu d'artifice;
Car il n'avait que très-peu de milice,
Et savait bien que le bon Richardet
Vaut sans mentir à lui seul tout un monde.
Qui pourrait dire et la douleur profonde
De la princesse, et ses pleurs, et ses cris?
Elle arrachait sa chevelure blonde:
Son cou, son sein, ses bras étaient meurtris;
Et de sa main cette reine des belles
Aurait encore attenté sur ses jours,
Sans un troupeau de suivantes fidelles
Qui l'entouraient et la veillaient toujours.
De son coté Richard n'a pas à rire:
Au point du jour dès qu'il ouvre les yeux,
Il va chercher quelqu'un pour le conduire
A sa Despine. I1 appelle le vieux.
Tu n'entends pas? lui dit-il en colère.
Il crie en vain, mais non pas sans raison:
Le vieux était sorti de la maison.
Richard tout seul la parcourt toute entière,
Rode partout, et court comme un démon,
En haut en bas fouillant la moindre cache;
On l'eut cru voir jouer à cache-cache;
Quand d'une chambre où son sort le conduit
L'aspect fatal l'interdit et le glace:
C'est où Despine avait passé la nuit.
Il voit le lit gardant encor la trace
De la chaleur; il le presse, il l'embrasse.
Du rapt fatal il n'est que trop instruit:
Le filet d'or, la gaze blanche et fine
Qui recouvrait les tresses de Despine,
Tout est épars sans ordre autour du lit.
Imaginez comme Richard fulmine,
Comme il s'en prend au ciel, à tous les saints,
Les appelant injustes, inhumains!
Voyez son cœur que la rage domine;
Voyez ses yeux devenus deux volcans:
Vous seuls pouvez, tendres et vrais amants,
Peindre Richard à ce moment funeste.
Tel fut peut-être Alcide au mont Œta,
Se déchirant sous sa brûlante veste;
Ou tel parut le parricide Oreste
Quand la furie en Grèce l'agita;
Ou tel on vit la Ménade insensée,
Le thyrse en main et le lierre au front,
Quand dans la Thrace au bord du Thermodon
Elle accourait au massacre d'Orphée.
Mais c'est chercher des exemples trop loin,
Quand Richard sort, il a pour premier soin
De mettre en feu la place et la détruire:
Puis il s'en va rapidement au port,
Brise, fracasse, enfonce tout navire,
Et sans pitié met tous nochers à mort
Tant qu'il en trouve; et puis à la prairie,
S'en va trouver sa monture chérie,
Saute dessus, et part. Le bon cheval
Comme en volant le porte au bois fatal
Où Richard veut chercher sa belle amie:
Lirine a pu l'y cacher par magie;
En cheminant il rencontre Maugis
Négligemment à plate terre assis;
Mais si petit, si petit, qu'il a peine
A le connaître. I1 le connaît pourtant,
Le prend en croupe, et tous deux vont trottant
Sans dire mot à la forêt prochaine.
Les y voilà. Richard voit sans terreur
Flâmes, torrents, monstres qui font horreur.
Il marche, il entre au palais de Lirine
Sur son coursier, qui court de bout en bout
Sans hésiter. A voir comme il piétine
Dans tous les coins, s'introduisant partout,
On lui croirait des pieds pareils aux nôtres.
Il fait si bien, qu'il s'introduit entr'autres
Dans ce réduit où gissent les cousins,
Et Richard voit l'excès de leur souffrance,
Il met en jeu son épée et sa lance
Sur les cristaux: mais tous les coups sont vains;
Autant vaudraient des gouttes de rosée;
C'est temps perdu: mais la béte rusée
Des quatre pieds se démène si bien,
Que le cristal se brise en moins de rien;
Chaque prison de verre est écrasée.
Mais, dites-moi: quand on est tourmenté
De male faim, que sert la liberté?
Il ne restait chez la maligne fée
Pas un croûton, pas une goutte d'eau;
Et si le ciel ne leur fait le cadeau
D'un prompt secours, c'en est fait des deux belles,
Et leurs époux expirent avec elles.
Les deux guerriers alors veulent en vain
Se soulever; l'un et l'autre retombe.
Corèze en pleurs envisage la tombe;
La belle Argée en silence s'éteint:
Le bon Maugis dans sa magique boëte
Ne trouve rien, et chacun perd la tête;
Chacun s'entend prononcer son arrêt.
Le bon Richard, tout concentré qu'il est
Dans la douleur du rapt de sa Despine,
Aux quatre époux prend un tendre intérêt:
A tout tenter son grand cœur est tout prêt
Pour leur sauver l'horreur de la famine.
Sur son cheval il va partout cherchant
Un peu de pain, ou quelque autre aliment.
Il rencontra Lirine épouvantée
Qui s'enfuyait; mais le cheval est fée
Aussi bien qu'elle: il l'atteint, la saisit
Avec ses dents, et la tient par l'habit.
Richard, alors d'une voix menaçante:
Rends-moi mon bien, lui cria-t-il, méchante!
Rends-moi Despine, ou ton supplice est prêt.
Ce n'est pas moi qui t'ai ravi Despine,
Et je la sais bien loin de ma forêt;
J'en fais serment, dit en tremblant Lirine.
Déjà Richard qui ne la croyait point
Levait le bras pour lui couper la tête;
Mais le cheval la rejetant au loin,
Du coup mortel écarte la tempête,
Puis la r'attrape et de nouveau l'arrête.
Richard s'étonne, hésite, et tout compté
Croit qu'elle peut avoir dit vérité.
Seigneur, cria la donzelle éperdue,
Puisque aujourd'hui je me trouve à la fin
De ma fortune, et que tout l'art divin
De la féerie a sa force perdue
Sous vos efforts, daignez prendre en pitié
Mes blonds cheveux et ma naissante vie,
Si vous avez un peu de courtoisie.
Je n'eus jamais pour vous d'inimitié,
Et je veux être à jamais votre amie.
Richard sourit, et dit: Si vous m'aimez,
Prouvez-le moi, prenant pitié vous-même
De mes cousins, qui meurent affamés
Chacun auprès de l'épouse qu'il aime,
Sans aliments tous les quatre enfermés.
Je ne les puis servir, reprit la fée;
Je le voudrais, mais j'en suis empêchée.
C'est en féerie un règlement fatal:
Nous pouvons faire ou du bien ou du mal,
Comme il nous plaît, aux personnes diverses;
Mais tout notre art se réduit à néant
Pour transformer en bonheur les traverses.
Il faut ici détruire entièrement
L'œuvre magique, et le péril est grand.
Près du palais incessamment demeure
Un monstre horrible; et s'il advient qu'il meure,
Tout aussitôt il devient un serpent
Petit, petit comme ver ou chenille,
Et dans les mains plus glissant qu'une anguille,
Mais il ne reste ainsi qu'un seul moment:
Vous le voyez se renfler tellement,
Que sa grosseur n'a bientôt plus de bornes;
C'est le pareil du monstre précédent,
Il faut pouvoir le saisir par les cornes,
Et lui couper la tête sur le champ.
Allons donc voir cette bête maudite,
Tantôt si grande et tantôt si petite,
Cria Richard. Lirine l'y conduit,
Richard s'avance, et le dragon mugit
En le voyant; puis s'élance, et travaille
A l'engloutir. Richard n'est pas de paille;
Il va frappant le monstre à tour de bras,
Tantôt au cou, tantôt beaucoup plus bas.
Bref, pour conter en peu de mots l'affaire,
Il l'étend mort d'un coup de cimeterre.
Tout aussitôt paraît un serpentin,
Mais si menu, si plat, que pour le prendre
Un cavalier n'y peut porter la main;
Et Richardet qui ne veut pas descendre
De son cheval, y perdra son latin.
Le vermisseau ne se fait pas attendre:
En un clin d'œil le voilà gros et grand,
Qui sur Richard s'élance dans l'instant.
Je vous dirai, pour abréger l'histoire,
Qu'au moins six fois le monstre mis à mort
Devint reptile, et puis grossit encor;
Et sans faillir il eut eu la victoire.
S'il eût fallu que Richard le saisît
Quand il rampait à terre; mais l'esprit
Du cheval fée en eut bientôt la gloire.
Avec les dents il attrape le ver,
Le tient bien ferme, et l'élevant en l'air
L'offre à Richard qui met à mort la béte.
Dans le moment qu'on lui coupa la téte,
Tout disparut: le bois et le palais.
On ne voit plus qu'une verte prairie
Dans un beau site, où s'unissaient en paix
Dames, guerriers, brillante compagnie.
Sur l'herbe étaient étendus Rolandin
Et Rinaldin avec leur douce amie,
Qui paraissaient près d'expirer de faim.
Durant ceci la sorcière attendrie
A fait la quête et les vient soulager.
Lirine va d'abord faire manger
Les deux beautés, mais à petite dose.
Il faut vraiment donner très-peu de chose
Aux affamés qu'on commence à nourrir;
Sans quoi peut-être on les ferait mourir.
Après ceci, la sensible Lirine
S'en va servir les pauvres paladins,
Leur apportant bons vivres et bons vins.
La fée aimait si tendrement Despine,
Qu'elle a donné dans son cœur droit égal
Au bon Richard, l'époux de son amie.
On n'y doit pas trouver l'ombre du mal;
Et si quelqu'un jamais eut l'infamie
D'en mal parler, il fut menteur ou sot:
Dans Garbolin je ne vois pas un mot
Qui ne répugne à telle vilainie.
Richard reçoit quelque soulagement
A son chagrin, quand il voit les deux belles
Et leurs époux délivrés du tourment
Qui les menait à des morts si cruelles;
Puis pour Cobonne il part le même soir:
De fond en comble il prétend la détruire.
Et le fera comme vous allez voir;
Au chant suivant je veux vous en instruire.

CHANT XXIII.

Le Scric, par peur de Richard, décide de quitter Cobonne et d'accompagner Ulasse en Cafrerie où il épousera Despine. Celle-ci lui reproche vainement sa trahison et son ingratitude envers Richard qui l'a sauvé. Ils partent.
Richard et les autres arrivent à Cobonne où, après un massacre, ils font amitié générale. Les trois beautés sont choyées. Spectacle et défilé des princesses [amies de Fortiguerra].

Que ne peut-on faire au moins à deux fois
Ce que l'on fait trop à la hâte en une?
Nous serions moins en prise à la fortune,
Et nous aurions au bonheur plus de droits.
Exempts des soins, des peines, des alarmes
Qui si souvent viennent troubler nos jours,
On ne verrait presque jamais les larmes,
De notre vie empoisonner le cours.
Mais on verrait en paix tous les ménages,
Tous moines saints, et toutes nonnes sages:
Car tous ceux-ci sortiraient du couvent;
Et les maris délivrés promptement
De leurs moitiés, les laisseraient pour gage.
Gaîment au cloitre ils s'iraient mettre en cage,
Et les reclus se viendraient marier.
Le défroqué ne pouvant oublier
Les duretés d'un gardien qui blâme,
Punit, tourmente à tort et à travers,
Souffrirait tout de la part d'une femme;
Et le mari joyeux dans d'autre fers
Supporterait la haire, les cilices,
Au souvenir des féminins caprices
Qu'en son hymen le pauvre homme a soufferts.
Mais une fois que les choses sont faites,
Vous savez bien qu'on ne les défait pas;
Ou bien il faut qu'un vieux prêtre en lunettes
A l'un des deux vienne chanter tout bas
Un requiem: j'entends ici le cas
D'un pauvre sot que triste destinée
Vient de lier au joug de l'hyménée.
Quant au reclus, c'est jusqu'à son trépas
Qu'il portera chaînes dures ou douces.
[***]
Aussi le Scric se mord-il bien les pouces
D'avoir ôté sa fille au beau Richard:
Car il prévoit très-bien, le vieux renard,
Que le cœur gros d'une telle avanie
Le paladin sur lui s'en vengera.
Il veut quitter sa cour et sa pairie
Pour s'en aller au Monomotapa;
Il y sera plus sûr qu'en Cafrerie:
Car s'il tombait aux mains de Richardet,
I1 n'en serait pas quitte pour le fouet.
En souriant il dit au fier Ulasse:
Je veux aller avec ma fille et toi
A ton pays; j'aime à changer de place,
Et puis tu vois comme elle se tracasse
En recevant à contre-cœur ta foi:
Or je saurai la réduire à ta loi
Dans le chemin, par prière ou menace.
La pauvre fille était en tel tourment
Qu'à son aspect un cœur de diamant
S'attendrirait de si rude détresse,
Et se fondrait comme le sel dans l'eau.
Mais le vieux Scric ne s'en fait qu'un cadeau;
Et sans pitié pour la triste princesse,
Au noir Ulasse il veut donnant sa main
La voir régner sur le monde africain.
Il va lui dire: Es-tu donc hébétée
De préférer à ce roi si puissant
Un gueux qui n'a que la cape et l'épée,
Et dans sa poche à peine un sou vaillant?
Maris ou beaux ou laids c'est même chose:
Ils sont tous beaux s'ils ne sont pas tortus.
Mais eussent-ils teint de lis et de rose,
Ils sont tous laids quand ils n'ont pas d'écus.
Avec le temps toute beauté se passe,
Et tout amour aussi. C'est rarement
Que par hasard le temps fera la grâce
A quelque époux de demeurer amant.
Songes-y bien, ma fille; on ne s'engraisse
Ni de baisers ni de tendres propos:
Non. Mais avoir force ducats en caisse,
Régner en paix sur villes et châteaux,
Provinces même, états de toute espèce:
Folle qui peut refuser ce bien-là.
Je ne dis pas, Despine, pour cela
Que je ne sente au cœur grande amertume
A voir ici l'ennui qui te consume.
Que de la paille on approche un tison,
C'est justement comme alors qu'une fille
Fait connaissance avec un beau garçon;
Le feu s'y met; il faut temps et façon
Pour étouffer la flàme qui pétille.
Mais dans un bon naturel, la raison
Supplée au temps, règle la fantaisie.
Dès ton berceau ce fut-là ta leçon;
Je te la fis chaque jour de ta vie;
Et tu la veux rejeter devant moi!
Le Scric se tait. Sa pauvre fille n'ose
Lever les yeux; elle est en tel émoi
Que sa rougeur ferait pâlir la rose.
Enfin, les yeux fixés sur le terrain,
Les bras en croix, le menton sur le sein:
Seigneur, dit-elle, avez-vous souvenance
Des attentats dont le fier Sarpedon
Insolemment menaça votre front?
Vous souvient-il avec quelle vaillance
Mon Richardet (qui sera toujours mien)
Combattit seul, et réduisit à rien
Des Nubiens la brigade traîtresse,
Mettant à mort leur maître Sarpedon?
Cet orgueilleux n'était pas un poltron:
De maints lauriers couronnant sa jeunesse,
Il paraissait le Mars de nos climats.
De mon Richard l'étonnante prouesse
Nous arracha tous les deux au trépas,
Vous comme moi; mais c'est vous seul, mon père,
Dont je vous parle, et je ne puis vous taire
Les fers, la mort dont vous sauva son bras.
Entre vos bras alors vous l'étreignites
Avec amour, mon père, et ne feignites
De le nommer notre ange protecteur.
Vous l'avez donc oublié? Mais, seigneur,
Rappelez-vous un jour plus mémorable.
Blessé, souffrant, étendu sur le sable,
Vous gémissiez en mortelle langueur:
Cris impuissants! une forêt muette
Les étouffait et n'y répondait pas.
Richard survint; il vous prit dans ses bras,
Et sous ce poids fournissant une traite
De longue haleine, il vous mit dans le port
Des Nubiens: sans lui vous étiez mort.
Mais à quoi bon vous rappeler l'idée
D'un tel bienfait, puisque, manquant de foi
A ce héros qui vous sauvait pour moi,
Au même lieu vous m'avez enlevée?
N'en parlons plus; mais ce que récemment
Pour mon salut Richardet vient de faire
Est d'un tel prix, le péril fut si grand,
L'exploit si beau, que je ne puis m'en taire.
Je ne dis rien de trop: l'Afrique entière,
Le monde entier n'aurait pu me tirer
Du bois fatal, où l'art d'une sorcière
Dans ses filets m'avait su resserrer.
De mon Richard l'intrépide vaillance
Brave l'enfer, ose me délivrer,
Me rend à vous; et pour reconnaissance
Vous le payez d'une mortelle offense!
On sait combien d'illustres chevaliers
Sont dans ce bois sans qu'aucun d'eux en sorte:
Ils y seront des siècles tout entiers,
Tant on fait bien la garde à chaque porte:
Ce sont dragons et larves et lutins
Qui jour et nuit veillent de bonne sorte.
Voyez l'honneur qu'il est juste qu'on porte
Au bras qui put s'ouvrir de tels chemins!
Seigneur, si c'est en vous un tendre zèle
Qui me destine Ulasse pour époux,
Croyant me faire un sort brillant et doux;
Sachez qu'alors votre fille rebelle,
Ensanglantant la maison paternelle,
Enfoncera dans son cœur le poignard.
Elle ne peut recevoir auprès d'elle
Un autre époux que le brave Richard.
Elle se tait, en larmoyant de sorte
Qu'elle se pâme et tombe comme morte.
Son père est là; mais le cœur endurci,
Et ne songeant qu'à se voir obéi:
Il prend Despine, il l'enlève, il la porte
Au char d'Ulasse, où déjà celui-ci
S'impatiente, et menace, et s'emporte.
Soudain on part: Despine et les deux rois.
Elle avait l'air aux mains de leur cohorte
D'un bloc de marbre, ou d'un morceau de bois.
Si de ce rapt je pouvais la défendre,
Je m'y saurais de bon cœur employer;
Moi qui ne puis sans une pitié tendre
Voir un levreau pris par un lévrier,
Ou la perdrix en proie à l'épervier,
Figurez-vous quelle peine cruelle
Je sens à voir entraîner cette belle.
Un tel désir me presse de savoir
Comment pourra finir cette aventure,
Que si j'osais manquer à mon devoir
Je passerais vingt pages d'écriture
De Garbolin; mais je veux sans retard,
Pour vous servir changeant de tablature,
M'en retourner ou j'ai laissé Richard.
[***]
Il vous souvient qu'il ne hait plus Lirine
Depuis qu'il a détruit l'enchantement:
I1 se tenait près d'elle incessamment,
Et l'écoutant parler de sa Despine
Sentait accroître ou calmer son tourment.
Les trois cousins venant à la marine
Trouvent en feu le palais et le port;
J'ai pensé dire, et la mer même encor.
Richardet voit que l'excès du ravage
Ne laisse plus d'exercice à sa rage.
Il s'en irrite, et d'un air menaçant
Jette les yeux sur les murs de Cobonne
Qui ne pourront l'arrêter un instant;
Le fer, le feu vont les mettre à néant:
Je vois périr tout un peuple innocent,
Pour le méfait d'une seule personne.
Je n'entre point dans les conseils de Dieu
Qui fait tout bien: je ne suis qu'une béte;
Mais si jamais j'en faisais à ma tête,
Je ne voudrais punir (j'en fais l'aveu)
Que le coupable; et si par aventure
C'était mon roi qui fût méchant ou fou,
Je lui mettrais fort bien la corde au cou.
Oh! comme au Scric siérait cette parure!
Voyez un peu si son vilain museau
Ne vous dit pas, Vite, vite un cordeau!
C'est par son fait qu'aujourd'hui sa patrie
De son haut rang va tomber dans les fers,
Et qu'à jamais le sol de Cafrerie
N'offrira plus que des sables déserts.
Le bon Richard qui côtoyait la rive,
Laissant sa troupe et gagnant les devants,
Semblait voler et défier les vents.
On l'aperçut, on lui cria Qui vive?
Du haut des murs; et la garde avec soin
Ferme la porte. Aussitôt dans Cobonne
On est instruit que Richard n'est pas loin;
Et ce n'est pas nouvelle qui soit bonne.
Mais la jeunesse a souvent le défaut
De s'estimer bien plus qu'elle ne vaut.
Les jeunes gens là, quoi qu'on leur remontre,
Sont résolus d'aller à la rencontre
De Richardet. Le vieux qui sous sa main
Vit enfoncer le grand portail d'airain
Va leur crier: Vous cherchez mal-encontre;
Le plus gros mur est de beurre pour lui.
Si nous pouvons nous sauver aujourd'hui
D'un prompt trépas, il n'est qu'une manière:
Allons à lui sans casque ni visière,
Lui remettant les clefs de la cité;
Croyez-m'en tous. Fort bien en vérité,
Dit un d'entr'eux. Eh quoi donc, pauvre hère!
Pour un seul homme il faut tant de rumeur?
Fût-il de bronze ou de chose plus dure,
Par Mahomet! vieux poltron, je te jure
Qu'il ne saurait jamais nous faire peur.
A quinze ou vingt il percera le cœur:
Et puis après? comment veux-tu qu'il sorte
D'entre nos mains? Disant ces mots il part,
Et le premier court si vite à la porte
Qu'il semblerait que le diable l'emporte.
On ouvre, il sort; et ce petit vantard
Nommé Dragut, va tout droit à Richard
Qui d'un revers, sans presque y prendre garde,
Le coupe en deux comme concombre ou carde.
A ce grand coup la garde et les portiers
S'en vont fermer la porte et la barrière
A deux verroux; et les autres guerriers
Ne savent trop que dire ni que faire.
On se rassemble, et du haut des remparts
On fait pleuvoir pierres, flèches et dards.
Mais la terreur se mêle à la surprise,
Quand on les voit tomber sur le cimier
Du paladin, comme fraise ou cerise;
Tant son armure est de fabrique exquise!
Puis un prodige encor plus singulier
Par son effet, donne encor plus de prise
A la frayeur; et c'est quand le guerrier,
Ferme en sa selle et sur son étrier,
Brandit sa lance et l'appuie à la porte.
En un clin d'œil, serrure épaisse et forte,
Doubles battants, verroux et cadenas,
Tout est rompu, brisé de telle sorte
Que les morceaux volent à mille pas.
A cet aspect qu'ils ne soutiennent pas,
Les Cobonnois semblent changés en pierre.
Richard s'avance entr'eux: c'est la panthère,
C'est le lion au milieu d'un troupeau.
Dans sa fureur il fait partout main-basse,
Et plus de vingt de cette faible race
En quatre coups tombent sous son couteau.
Chacun voyant cette capilotade
S'enfuit chez soi; chacun se barricade;
Chacun se croit aux portes du tombeau.
Partout Richard signale sa furie:
Dans quelque temple il a trouvé du feu;
Et menaçant la ville d'incendie,
Dans sa fureur semble s'en faire un jeu.
Le vieux gardien du château de Despine,
Touché de voir cette affreuse ruine,
Monte à son toit, et comme d'un rempart
En sanglottant il appelle Richard.
Seigneur, dit-il, accordez à mes larmes
Notre salut, et faites-en serment;
Je vais vous dire où l'objet plein de charmes
Que vous aimez, se trouve en ce moment.
Vous le cherchez en vain par la ruine
Des Cobonnois; et cependant Despine,
Qu'entraîne à force un soldat inhumain,
Loin de Cobonne à contre-cœur chemine.
A ce beau nom Richardet plus serein
Se radoucit, comme après une ondée
Le vent s'appaise et calme la marée.
Il jette à bas sa torche, et dit au vieux:
Comment sais-tu cette trame inouïe?
Le vieux répond: Seigneur, c'est en ces lieux,
A cette cour que j'ai passé ma vie.
Dès ma jeunesse on me donna le soin
De ce palais au bord de la marine,
Où je vous vis un jour venir de loin
Accompagné de la belle Despine.
Le Scric l'y vint surprendre dans son lit;
Elle est sa fille et sa seule héritière.
Si vous l'aimez, donnez créance entière,
Et sans tarder, au fidèle récit
Qu'à son sujet il me reste à vous faire.
A ce propos Richard frappe du pié,
Baissant la tête en signe d'amitié,
Et dit tout haut: Qu'on m'écoute à Cobonne!
Soyons amis! Cafres; je vous pardonne.
Qui vous ferait, voudrait vous faire tort,
Je le défie et le combats à mort.
Mais toi, bon vieux, achève en diligence
De m'informer où ma Despine va.
Le vieux répond: Elle est en la puissance
Du plus grand roi dont on ait connaissance.
Le fils du roi de Monomotapa
L'a demandée au Scric en mariage.
Le roi la donne, et croit faire œuvre sage
De mépriser la profonde douleur
Qui la mettait en péril de sa vie.
Lui-même enfin craignant votre valeur
Dont en tout lieu le renom se publie,
Suit la victime et quitte sa patrie.
Indique-moi promptement le chemin,
Dit Richardet: fais signe de la main,
C'en est assez. Alors le vieillard lève
Un bras en l'air, et le suit du regard
Fixant le sud. Richard le voit; il part,
Pique des deux, galoppe sur la grève.
Tandis qu'il joue ainsi des éperons,
Lirine arrive avec ses compagnons.
Le calme a fait oublier la tempête;
Aux arrivants tout Cobonne fait fête;
On les conduit, on les loge au palais,
En leur offrant service de sujets.
Les trois beautés qu'en triomphe on couronne,
Avec transport sont mises sur le trône.
Pour les y voir chacun court de son mieux:
Jeunes garçons, fillettes aux doux yeux,
On en compta plus de deux cent cinquante
Dans le palais, avant qu'on fut au soir.
Taille parfaite et parure élégante,
Rien n'y manquait. Il nous faudrait avoir,
Leur dit Lirine, une troupe choisie
De musiciens; et l'ordre s'en publie.
On sait partout comme au sallon royal
Lirine veut ce soir donner le bal.
On n'a pas là de bals comme les nôtres:
Ce ne sont pas nos danses; c'en sont d'autres,
Sans menuets, rigaudons, passepiés;
Mais qui pourtant ont de quoi plaire assez.
La danse suit l'air des espagnolettes:
Les musiciens rangés en deux moitiés,
Pour instruments ont fifres, castagnettes
Et tambourins, flageolets et musettes,
S'accompagnant de quelque violon.
Le bal s'ouvrit par une danse en rond.
Maints beaux garçons, maintes gentes pucelles,
A dire vrai dansèrent tout au mieux.
Une surtout attira tous les yeux,
Se distinguant au milieu des plus belles,
Comme la rose en un champ de barbeaux,
Ou le platane entouré d'arbrisseaux.
Du vieux roi Cafre elle était la cousine,
Déjà promise au fils d'un souverain.
On perd repos et liberté soudain
Au seul aspect de sa beauté divine.
C'est dans ses yeux qu'amour forge ses traits;
Et tant de grâce à ses charmes s'allie,
Que douce ou fière elle a mêmes attraits;
On ne voit qu'elle, et soi-même on s'oublie.
Sa taille est haute et noble au dernier point;
Son parler doux, et sa voix si touchante
Qu'au mois d'avril quand le rossignol chante
Il a beau faire, il n'en approche point.
C'est Marianne [Marianna Bolognetti], à tel degré charmante,
Qu'en tout Cobonne où que l'on puisse aller,
On ne verra nul vieillard qui se vante
D'avoir rien vu qui la puisse égaler.
Elle paraît, elle mène la danse;
On veut la voir, on se pousse, on s'avance
En se hissant sur la pointe des piés.
Les spectateurs semblent pétrifiés
Sans se mouvoir, et gardant le silence,
On se croit seul dans les appartements:
Hors par hasard quand certains mouvements
De la danseuse, excitent l'assistance
A déceler de secrets sentiments.
En la voyant je disais en moi-même:
Fille sans pair, que le juste ciel t'aime!
Astres des cieux, soit fixes, soit errants,
Réunissez vos regards bienfaisants
Pour écarter d'elle toute détresse;
Qu'heureuse encore aux jours de la vieillesse,
Elle blanchisse au sein de ses enfants;
Puissent la paix, le bonheur, la tendresse,
Toujours fixés entr'elle et son époux,
Les enchaîner de leurs nœuds les plus doux!
On vit paraître aussitôt après elle
Sa belle-sœur [Faustina Bolognetti] qui n'était pas moins belle.
Elle portait un panache argentin
Sur ses cheveux, et des fleurs sur son sein.
Née en Toscane, une nef d'Etrurie
L'avait portée aux bords de Cafrerie.
Au premier pas qu'elle fait pour danser,
On ne voit qu'elle, on ne peut s'en lasser.
Je ne saurais vous peindre son allure,
Trop au dessus de l'humaine nature.
Ainsi voit-on aux beaux jours du printemps
Flore glisser sur nos gazons naissants,
Du pied, de l'aile, effleurant la verdure;
Telles aussi les filles d'Apollon
Dansent le soir dans le sacré vallon,
Aux doux accords des dix célestes sphères;
Telles aux cieux on pourrait voir encor
Les déités, sous de fins voiles d'or,
Se cadencer dans leurs danses légères.
Je dois me taire aussi sur ces beautés:
En dire plus, ou moins, c'est même chose.
Un peu n'est rien; beaucoup n'est pas assez:
Le meilleur est de tenir bouche close.
L'art est en faute, et n'a point de couleurs
Pour exprimer tant de grâces ensemble
Qu'en chaque trait son visage rassemble.
Son regard perce, embrase tous les cœurs
Comme il lui plaît: j'en sais bien en souffrance.
Après son tour une nymphe [Veronica Bolognetti] s'avance,
Et sa comparse attire tous les yeux;
C'est sans mentir la nymphe de la danse.
Elle a tressé sur son front ses cheveux,
Où sont mêlés à l'aide de l'aiguille,
Perle et saphir, sur un ruban jonquille
Qui ceint sa tête et la couronne au mieux.
Juste au milieu de sa riche couronne,
Parsemé d'or s'attache un voile blanc
Qui fait la pointe avec grâce en avant;
Puis, retombant sur sa taille mignonne,
En larges plis ombrage son beau flanc.
Sur ses deux bras voltige élégamment
Toile de lin, que borde une dentelle,
Ouvrage exquis du bon peuple flamand.
Pour la couleur de sa robe, elle est celle
Que donne aux prés l'approche de l'hiver:
Mélange heureux et de jaune et de vert.
Elle est traînante au milieu par derrière;
Moyen adroit de la rendre plus chère;
Mais les cotés sont plus courts, et tous deux
Sont bien égaux. La ceinture est fort juste,
Le haut fort ample et couvrant tout le buste.
Sous ces atours attirant tous les yeux,
Elle enchantait les hommes et les dieux.
De Marianne elle est la sœur cadette,
Et son égale en renom de vertu.
Athène et Rome ont peut-être bien eu
Femme en leurs murs de beauté plus parfaite,
Mais de plus sage elles n'en ont pas vu.
Et je ne sais comment elle avait pu
Se trouver là: son humeur est austère;
Fêtes et bals ne la rencontrent guère.
Je ne veux pas vous taire assurément
Tout le succès, tout l'applaudissement
Qu'eut en ce jour la romaine Isabelle [Isabelle Soderini],
Spirituelle, aimable autant que belle,
Ses yeux sont noirs et ses cheveux aussi.
Elle est si svelte en toute sa personne,
Qu'elle inspira l'amour à tout Cobonne;
Car on a là des yeux tout comme ici.
En vérité je crois qu'à l'entour d'elle
Vénus se plut à fixer ses enfants;
Tant son regard, sa voix, ses mouvements,
Ont à toute heure une grâce nouvelle,
Elle ne peut trouver que des amants;
Et dans tous lieux comme à tous les moments
L'air retentit du beau nom d'Isabelle.
Sa fille [Ipolita Lignani] est née au bord de l'Apennin,
Pour augmenter la gloire de Boulogne.
Pourrais-je donc terminer ma besogne
Sans vous parler de cet esprit divin,
Et de ce cœur à bon droit adorable:
Cœur noble et pur, à tous dons préférable?
Non; je les chante et je les chanterai
Avec amour, et tant que je vivrai.
Hippolita (c'est le nom qu'on lui donne)
Pour bien danser ne le cède à personne;
Et son visage est si rempli d'attraits
Qu'un plus charmant je ne le vis jamais.
Sa danse était si brillante et nouvelle,
Qu'avec transport on s'attroupe autour d'elle.
Son pas était à peine à la moitié,
Chacun déjà bat des mains et du pié,
Les paladins, les reines lui font fête
A qui mieux mieux. Mais l'orchestre s'arrête,
Le bal finit: non pas sans déplaisir
Des jeunes gens, et surtout de ces belles
L'honneur du siècle, et dont tout l'avenir
Sera jaloux, n'en ayant point comme elles.
L'heure venue on s'assemble au festin;
Tous dons de Dieu s'y trouvent sous la main.
Comme on était au fort de la bombance,
La harpe en main une nymphe s'avance.
Les cordes d'or qu'elle pince des doigts
Rendent des sons de douceur sans pareille;
Puis, y joignant les charmes de sa voix,
Elle captive et le cœur et l'oreille.
Jolis enfants, dit-elle, qu'au berceau
Le ciel doua du destin le plus beau,
Vivez heureux. Elle en dit plus encore;
Puis son regard sur vous s'est arrêté,
Vous, Flavia [Bolognetti], dont le nom est vanté
De la Scythie au climat de l'aurore,
Des demi-dieux tout ce qu'on a chanté
Se trouve en vous: esprit, sagesse, grâce.
Et ce trésor d'adorable bonté
Qui sans mentir toute beauté surpasse.
La nymphe encore, après vous, fit honneur
A maints objets dignes de son hommage.
La Grèce et Rome avaient ce bel usage
Qui des vertus augmente la valeur.
L'amour du bien devient un saint délire;
Et le désir dont s'enflamme le cœur
De tout jeune homme en cette noble ardeur,
C'est d'imiter ce qu'il voit qu'on admire.
Quittons Cobonne, et prouvons notre foi
Dans Roncevaux au bon roi Charlemagne,
J'entends d'ici comme il se plaint de moi;
Il n'a pas tort, et je sais bien pourquoi.
Je vis en paix, sans travaux, sans émoi,
Parmi les jeux en pays de Cocagne,
Tandis qu'il va par pénibles exploits
Se signalant pour la dernière fois.
Si vous voulez le trouver en Espagne,
Suivez-moi tous; je vous y conduirai:
Je tends la voile, et la dirigerai.
Les vents, les flots n'ont rien qui m'intimide:
C'est Apollon lui-même qui me guide;
Et les neufs Sœurs veillant à mon côté
Suivent ma nef et font ma sûreté.
Ne croyez pas que je vous abandonne,
Tendres beautés qui restez dans Cobonne,
Charles m'appelle, et je vous dis adieu
Pour l'aller voir; mais je reviens dans peu.
J'ai tant à cœur de rejoindre Despine,
Qui sans espoir de revoir son amant
Gémit en proie au plus cruel tourment,
N'attendant plus qu'affronts et que ruine.

CHANT XXIV.

Charles, rentrant d'Espagne, est invité par Ganelon à un grand festin de réconciliation à Roncevaux. Ganelon, ayant compris que rien ne viendra à bout des Paladins, a fait creuser le sol et remplir la mine de poudre à canon. Malgré les hésitations et les réticences de son entourage, Charles accepte.
Rinaldin et Rolandin décident de rentrer en France, et Lirine de rejoindre Richard parti au Monomotapa délivrer sa princesse. Richard désespère car Despine, enfermée dans un donjon auquel on ne peut accéder que du ciel, est surveillée étroitement. Maugis les rejoint. Lirine se change en faucon et crève les yeux du Nécromant gardien de Despine.
Roland, déguisé, apprend l'existence d'un complot des Mayençais sans arriver à savoir en quoi il consiste. Il échoue à convaincre Charles que Ganelon supplie de le tuer s'il doute de sa loyauté.

Les Sarrasins étaient chassés d'Espagne:
La France attend bientôt son Charlemagne
Qui revenait couronné de lauriers,
Comme il le fut tous les jours de sa vie.
Mais il avait au sein de ses guerriers,
De Mayençois une cohorte impie:
Ils s'assemblaient dans un coupable accord
Pour concerter et préparer sa mort.
C'est Ganelon qui trame le mystère,
Loin de Paris il avait une terre,
Il y mena les traîtres ses amis,
Et là leur dit: Tout notre savoir-faire
Jusqu'à présent nous a fort mal servis:
Charle en rirait; mais je sais la manière
De l'opprimer. Ecoutez mes avis;
Il n'aura pas longtemps sujet de rire.
Il s'en revient presque tout seul le sire,
Ayant perdu dans l'Espagne ses gens.
Il en ramène un tas de négligents,
Ne sachant pas se servir de leurs armes,
Et se croyant hors de toutes alarmes.
Il est bien vrai que Renaud et Roland
Sont avec lui. C'en est assez vraiment
Pour attaquer, combattre et déconfire
Toute une armée; un seul pourrait suffire
Contre nous tous, rien qu'avec un bâton.
Ne quittons pas pour cela la partie:
Nous n'irons pas les combattre de front,
Mais finement, sans risque de la vie,
Il faut aller d'ici jusques au mont
Qui porte encor le nom de Pyrénée;
Et puis descendre à la grande vallée
De Roncevaux où Charles périra
Avec les siens: nul n'en réchappera,
La trahison n'étant pas découverte.
Dans certains bois qui sont aux environs,
Durant le jour nous nous enfoncerons
Tous bien armés, mais sans donner d'alerte;
Puis à la nuit, soldats et cavaliers,
La hache en main, sortant hors des halliers,
Iront creuser à l'entour de la plaine
Et par dessous, des trous où je mettrai
Une recette inconnue et certaine,
Qu'en temps et lieu je communiquerai.
En attendant, sachez que le tonnerre
Est moins puissant, et qu'il n'est sur la terre
Homme si fort, si robuste géant,
Que son effort ne réduise à néant.
Mais le temps presse, et l'affaire est perdue
Si nous allons à Roncevaux trop tard.
Il dit, se tait. La troupe s'évertue:
Chacun s'équipe et s'apprête au départ;
On se dispose, on s'assemble, et l'on part.
Les conjurés étaient en tout vingt mille,
Tant à cheval qu'à pied, tous à la file,
S'allant cacher au plus épais des bois.
La nuit venue, ils vont tous à la fois
Se disperser autour de la prairie:
Bêchant, piochant, creusant de bout en bout,
Et disposant de grands tonneaux partout.
La multitude en était infinie,
Un sable noir les remplit jusqu'au bord:
Poudre d'enfer, qui s'enflamme, étincelle,
Brise les rocs, et peut dans son effort
Bouleverser tout un monde autour d'elle.
C'est le trésor que l'infâme séquelle
Sous le terrain dépose en trahison,
Le recouvrant de mousse et de gazon.
Les conjurés pratiquent sous la terre
Divers sentiers, qui mènent aux tonneaux
Où se devra déposer le tonnerre
Au jour fatal qu'attendent les bourreaux,
Puis dans leur bois ils rentrent tous ensemble.
On tient conseil, où Ganelon assemble
Les premiers chefs, et leur parle en ces mots,
Au milieu d'eux assis au pied d'un tremble:
Amis, dit-il, tous nos efforts sont vains,
Si nous n'avons une sûre manière
De mettre ici le roi Charle en nos mains,
Avec tous ceux qui suivent sa bannière.
Je veux aller par courtoise prière
L'amadouer, l'attirer en ces lieux
Qu'il faut orner de pavillons nombreux.
Vous poserez la plus puissante mine
Juste au dessous de la tente du roi
Et de ses deux beaux-cousins; après quoi
Il vous faudra travailler en cuisine,
Accumulant bons vins et fins ragoûts.
Pour moi je pars; Pinabel au poil roux
Me suivra seul. Il dit, prend sa monture,
Et Pinabel le suit en écuyer.
Tandis qu'il va trouver Charle en droiture,
Chacun au bois exerce son métier
Pour embellir la plaine destinée
Au noir forfait de la race damnée.
Toute la terre à jamais parlera
D'un tel excès de haine forcenée;
Peut-être même à peine on y croira.
A son retour, Charles dans l'allégresse
S'entretenait avec ses bons amis,
De doux propos. Ils calculent sans cesse
Quand ils mettront pied à terre à Paris;
Quand de son peuple ils entendront les cris:
Cris si touchants de joie et de tendresse;
Et quand des mains que font mouvoir les cœurs,
De pied en cap les couvriront de fleurs.
Quels doux pensers remplissaient d'espérance
Roland, Renaud, et tous héros de France,
Comme il était naturel, quand soudain
Le Mayençois s'offrit sur leur chemin,
Tout désarmé, n'ayant ni fer ni lance.
C'est Ganelon de Pontiers qui s'avance
Vêtu de blanc comme un héros de paix.
On n'en eut pas d'abord la souvenance:
Charle hésitait; mais l'approchant de près
Il reconnut sans faillir tous ses traits,
Et se douta de quelque perfidie,
Non sans raison. Qui trahit une fois
Est toujours traître, et bien fou qui s'y fie.
Le roi sourit pourtant au Mayençois,
En lui disant: Portes-tu paix ou guerre?
Et d'où viens-tu? L'autre met pied à terre,
Baise le pied de Charle à l'étrier,
Et dit: Seigneur, dans l'univers entier
Qui se pourra trouver sans nulle tache,
Si de nos cœurs la charité n'arrache
Le souvenir et le ressentiment
Des vieux péchés? Dieu fait-il autrement?
Certes, seigneur, peu d'hommes sur la terre
A vos faveurs peuvent avoir des droits.
Puissiez-vous lire en mon cœur sans mystère
Ce qu'à toute heure il inspire à ma voix!
Certes alors la bonté qu'autrefois
J'obtins de vous, devra m'étre rendue.
Mais si mon cœur échappe à votre vue,
Laissez ma voix vous déclarer son sort.
Dans son regret de cette antique offense
Qu'il vous a faite, il demande la mort
Si son trépas vous plaît, pour que son tort
Soit effacé de votre souvenance.
Mourir cent fois au gré de son seigneur
N'est pas supplice à mes yeux; c'est bonheur.
Mais voulez-vous me conserver la vie?
Accordez-moi, pour comble de faveur,
De trouver bon que je la sacrifie
A vous servir: vous verrez qu'un grand cœur
Sait réparer sa faute avec honneur.
Mais il est temps que ce discours finisse,
A l'œuvre seule on juge l'ouvrier:
C'est la maxime; et j'ose avec justice
M'en prévaloir. Je ne suis plus guerrier:
Je suis trop vieux pour suivre la milice;
J'y supplérai par autre bon service.
De vos exploits contre les sarasins,
De vos périls, vos travaux et vos veilles,
Par toute terre on conte les merveilles;
Et vos Français inquiets, incertains
De votre sort, vivent dans la détresse.
J'ai rassemblé dans le prochain vallon
Tous mes parents, et leur zèle s'empresse
A décorer un royal pavillon
Qui vous attend; et par leurs soins on dresse
Tout à l'entour des tentes à foison,
Où tous vos gens comme dans leur maison
Répareront leurs fatigues passées.
Renaud se lève, et s'adressant au roi:
Gardons-nous bien, dit-il, d'ajouter foi
A ce pervers qui ne vise en pensée
Qu'à te voir mort, et nous tous avec toi.
Roland alors, la mine renfrognée:
Eh! depuis quand es-tu donc si courtois,
Si généreux? dit-il au Mayençois.
Tant de dépense est-elle sans mystère?
Non, ce n'est pas ma foi de l'eau bien claire,
Et quelque piège est caché là-dessous.
J'aimerais fort pour te guérir du rhume
A te frotter le nez sur une enclume.
Charles, qui fut toujours sensible et doux,
Dit à Roland et Renaud: Entre nous,
Mes beaux-cousins, si les gens de Mayence
Sont devenus braves et francs guerriers,
Faudra-t-il donc qu'à l'aspect de leur lance
Le grand Roland perde son assurance?
Puis, se tournant au sire de Pontiers:
J'irai, dit-il, ce soir à vos quartiers,
Mais gardez-vous de dépense trop grande
A mon sujet. Aussitôt il demande
A l'un, à l'autre, en leurs divers métiers
L'économie, et même aux cuisiniers.
Que Ganelon goûte en sa vilaine âme
Le prompt succès de sa manœuvre infâme;
Moi je m'envole, et veux aller partout
Chercher Despine, en pleurs je ne sais où,
Sous la puissance et dans les fers d'Ulasse.
Pardonnez-moi d'avoir quitté la place
Si brusquement; mais la crise où je vois
Mon bon roi Charle anéantit ma voix:
Mon cœur se brise et ma veine se glace.
Permettez donc que loin d'un tel objet,
Pour quelque temps je change de sujet.
[***]
Les deux garçons chacun avec sa mie
Après le bal furent se mettre au lit;
Puis font dessein de s'en aller sans bruit
Revoir la France et quitter Cafrerie.
Dès le matin ils vont pour arrêter
Des nefs au port; la ville est avertie
De leur projet, les presse de rester,
Et par amour veut les violenter.
Mais leurs parents et Charle en décadence
Ne souffrent pas une plus longue absence.
Lirine accourt, et serre tendrement
Les deux beautés, qui toutes deux répondent
Avec tendresse à cet embrassement.
Leurs cris, leurs pleurs, leurs sanglots se confondent
Elles voudraient se parler toutes trois,
Et les sanglots étouffent les trois voix.
Lirine enfin représente aux deux belles,
Qu'à son égard elles seraient cruelles
De la laisser toute seule en ce lieu
D'où Richardet est parti depuis peu
Courant à force au royaume d'Ulasse.
Que devenir dans ce mortel ennui,
Seule en ces lieux, sans secours, sans appui?
Autant vaudrait la tuer sur la place.
S'il vous plaisait de venir avec nous,
Dit Rinaldin, vous nous charmeriez tous,
Mais vous avez certes l'âme trop belle
Pour exiger que nous perdions l'honneur.
Nous avons pu jusqu'ici par bonheur,
Au bien d'autrui consacrant notre zèle,
Nous signaler en pénibles combats;
Et dans la France on ne nous connaît pas!
Quand nos parents flétris par la vieillesse,
Comme leur roi, n'ont plus que cheveux blancs
Sous leur cimier, et combattent sans cesse:
Les assister à leurs derniers moments,
Et soutenir leurs efforts défaillants
Par les efforts d'une verte jeunesse,
N'est-ce donc pas le devoir qui nous presse?
Les droits de Dieu, les droits de nos parents,
Obligent-ils moins que la politesse?
Sur ce propos ils se mettent en mer
Sur leur esquif, qui part comme un éclair.
Lirine alors songe à sa propre affaire,
Et veut aller au Monomotapa,
Se déguisant pour cacher le mystère
Aux Cobonnois, qui diraient: Qui va là?
Tout aussitôt, comme elle sait bien faire,
Ce n'est plus elle; on voit un cavalier.
Elle se tient tout le jour à quartier
Pour ne donner de soupçon à personne;
Puis, quand le soir la fille de Latone
Vient argenter l'univers, elle part
Sur un cheval ailé, qui s'abandonne
A tout son vol, et la mène à Richard
Avant le jour. Ce n'était pas trop tard.
Et savez-vous pourquoi la jeune fille
Vole si bien? C'est un effet de l'art
Que lui transmit la magicienne Orille,
Dont la belle a dès l'enfance hérité.
Le bois magique a perdu sa puissance;
Mais le savoir à Lirine est resté,
Et ses effets passent toute croyance.
En attendant le point du jour nouveau,
Les airs avaient une teinte encor brune;
Lirine au pied des grands monts de la Lune
S'arrête alors et descend de l'oiseau.
Elle regarde, et voit avec surprise
Un cavalier bien monté: c'est Richard,
Qu'elle connaît d'abord à sa devise
Et son cheval. Puis usant de son art
Elle reprend sa figure, et l'appelle
En le nommant. Richard se sent ému,
Ne sachant pas d'où l'appel est venu,
Et soupçonnant quelque embûche nouvelle,
Droit à la voix il marche cependant,
De tous côtés avec soin regardant
A la faveur de l'aube qui se montre.
Il voit Lirine; il court à sa rencontre.
Est-ce donc vous, dit-il en l'abordant,
Est-ce bien vous, chère et fidelle amie?
Vous m'allez voir finir ma triste vie
Dans les horreurs du plus cruel tourment,
Si pour jamais Despine m'est ravie.
Il est trop vrai, je la perds sans retour.
Sur le sommet de ces montagnes nues
Est un donjon s' élevant jusqu'aux nues,
Si ce n'est plus; et cent monstres autour
Y font la garde en tout temps, nuit et jour.
Là sans secours Despine abandonnée
Demeurera, jusqu'à ce que la mort
Vienne abréger sa triste destinée;
Ou que sa main, pour aggraver mon sort,
Au fier Ulasse en hymen soit donnée.
Plus que jamais le tyran attaché
A l'y forcer, tient un garde auprès d'elle:
Vieux négromant, là tout exprès niché,
Qui nuit et jour a les yeux sur la belle.
Du vieux sorcier j'ai fort peu de souci:
Vous savez bien qu'avec ce cheval-ci
Je ne crains pas une pareille engeance;
Mais le donjon est d'un autre acabit:
Ce ne sont pas murs de vaine apparence:
Ce sont gros murs, vrais murs sans contredit;
Et tout pouvoir, toute vertu magique,
Sont sans effet contre telle fabrique.
Je ne vois là fenêtre ni pertuis;
Rien pour entrer ne m'offre aucune place.
Voilà trois jours avec autant de nuits
Que je soupire au pied de cette masse:
Ne soutenant de si mortels ennuis,
Que par l'espoir qui vient me luire encore
D'avoir enfin l'accès de ce grand puits.
Mais par quel bout m'y prendre? je l'ignore.
Le négromant, qui sait que tout autour
De ce donjon, je rode nuit et jour,
M'a détaché l'infernale canaille
Pour m'effrayer; mais, le divin acier
De mon armure et mon brave coursier
Me défendant, il n'a rien fait qui vaille.
Neige, tonnerre et tourbillons de feu,
N'ont jamais pu m'éloigner de ce lieu,
Mais à quoi bon?  Tout beau! reprit Lirine;
Ne nous tenons pas si tôt pour battus,
Cherchons ici quelque case voisine.
Console-toi, rappelle tes vertus:
Attends demain; et dans la matinée
Tu reverras, crois-moi, ta bien-aimée:
Tu la verras, pour ne pas dire plus.
Comme une fleur par le hâle flétrie
S'épanouit sous une douce pluie;
Tel Richardet passe dans ce moment
Du désespoir à la douce espérance.
De la montagne aussitôt s'éloignant,
Il suit Lirine avec pleine assurance;
Et tous les deux s'arrêtent de grand cœur
Sous l'humble toit d'un honnête pasteur.
Là vient Maugis, qui tant qu'il peut travaille
Pour son cousin, et ne fait rien qui vaille,
Tarabustant tous ses démons en vain.
Dans le donjon qui n'a point de fenêtre
I1 s'était bien introduit le matin
Adroitement en forme de serin.
Le négromant sut trop bien le connaître,
Voulut le prendre, et le manqua de peu,
Pour le plumer et le cuire à son feu.
Il échappa, mais non pas sans dommage:
Il y perdit sa queue, et le plumage
Des environs. Maugis se souviendra
Pendant longtemps de sa triste coupure,
Quand à la forme humaine il reviendra.
D'abord qu'il eut conté son aventure,
Lirine dit: Demain, s'il plaît à Dieu,
Dès le matin nous verrons ce beau lieu,
Richard et moi. Ma foi prenez-y garde,
Reprit Maugis: si le vieux vous regarde,
Vous êtes pris, le sorcier est bien fin.
La fée alors: Je lui ferai le crin
Si près, si près, et par un tel chemin
Le mènerai, qu'il verra ses prestiges
Mis à néant: je sais faire prodiges.
Sur ce propos ils vont tous trois s'asseoir
Près du foyer, et là, vaille que vaille,
Soupent de fruits avec de vieux pain noir.
Et puis chacun sur la mousse et la paille
S'en va dormir, tandis qu'au pré voisin
Le beau coursier va humer la rosée
Pour son repas, si l'on croit Garbolin.
A dire vrai ce n'est pas chose aisée;
Et quant à moi, je n'entends pas trop bien
Comme un cheval peut se nourrir de rien.
Richard s'éveille une heure avant l'aurore,
Se lève en hâte, et secoue avec soin
Sur ses habits, et mousse et paille et foin.
Autant en fait Lirine, et plus encore.
De sa cassette elle tire d'abord
Certain réchaud, qui porte un vase d'or,
Si bien sculpté que c'est une merveille.
Elle portait une liqueur vermeille
Dans un flacon qu'elle ouvrit promptement.
Elle en versa deux gouttes seulement
Sur le plat d'or, et la liqueur bouillonne
A gros bouillons jusqu'au soleil levant.
A haute voix alors elle fredonne
De certains mots que personne n'entend,
Et puis des pieds, des mains va s'agitant
Avec tel bruit, qu'à l'entour on frissonne.
Quand le soleil parut dans son éclat,
La fée ôta du feu le riche plat
De son réchaud; et puis de place en place
Elle courut autour de Richardet
Qui perd les sens, tant il est stupéfait.
Puis, l'aspergeant de cette eau sur la face,
Richard n'est plus qu'un gentil oiselet;
Elle, un faucon qui lui donne la chasse.
Le faucon plane accroché sur le dos
De l'oiselet captif sous ses ergots;
Puis sur la tour il vient tout droit s'abattre.
L'oiseau ne fait que crier y se débattre,
Et semble dire en douloureux accents:
Ah! qui pourra venir ici, combattre
Pour m'arracher à ces ongles perçants?
Despine accourt; et le vieux avec elle
Tire l'oiseau de la serre cruelle.
Despine est tendre; elle aime à caresser
Le rossignol, qui lui rend la pareille
Autant qu'il peut: lui becquetant l'oreille,
Le cou, la lèvre, et puis s'allant placer
Parmi ses blonds cheveux, d'où sans cesser
Il fait entendre une douce harmonie.
Emerveillé de cette mélodie,
Le négromant passé maître en son art
Rêve en lui-même, et reconnaît Richard.
Il prend l'oiseau dans les mains de Despine,
Et s'en allait l'étouffer sans égard;
Mais le faucon qui de loin l'examine,
Se précipite, et lui sautant aux yeux
En fait deux trous, en les crevant tous deux.
Le négromant aveuglé s'humilie,
Demande grâce et tremble pour sa vie.
La fée alors reprend ses premiers traits,
Et rend les siens à Richard, qui se pâme
Et meurt de joie en revoyant sa dame:
Ou s'il n'en meurt, il en était bien près.
Laissons-les là. Le bon Charle est en crise
Près du vallon où l'attend la traîtrise:
Allons le voir; nous reviendrons après.
[***]
La charité de Dieu, toujours féconde
En ses bienfaits, même ailleurs qu'en ce monde,
Voulait purger de tous mauvais levains
Le bon monarque et ses deux beaux-cousins;
Ne souffrant pas qu'entraînés dans l'abîme,
De Lucifer ils fussent la victime.
Dieu dirigea leur route tellement,
Que les Français trouvèrent à Bayonne
Le jubilé, que le saint père donne
A tout pécheur qui n'est pas mécréant.
Sincère aveu de tout dérèglement,
Vrai repentir et quelque pénitence,
Donnent le droit à la pleine indulgence.
Charles, qui sait combien a d'influence
Sur les petits la conduite des grands,
A ses vassaux voulut prêcher d'exemple.
La larme à l'œil prosterné dans le temple,
Il se confesse; et Renaud qui le suit,
Renaud couvert d'amoureuses souillures,
Mit au détail de tant d'œuvres impures
Depuis midi presque jusqu'à la nuit.
Le bon Roland fait le bien à sa guise,
Et fait grand bien: mais non pas dans 1'église.
Il prie, il prêche, il instruit en tout lieu,
Chantant à tous les louanges de Dieu.
Dans la ferveur qui brille sur sa face,
Les yeux, dit-on, toujours fixés au ciel,
Le saint transport de son âme était tel
Qu'il s'éleva dans l'air plus d'une brasse.
A cet aspect les soldats attendris
S'en vont chercher moines bruns, moines gris,
Ou blancs ou noirs: chacun pour se défaire
De son paquet, et montrant à son air
Un cœur touché de repentir sincère.
En ce moment le ciel parait plus clair;
Charles se sent, comme aussi son armée,
Le cœur joyeux plus qu'à l'accoutumée.
Toute la nuit, on reste à la cité
Dévotement, sages comme novices,
Le cierge en main, gagnant le jubilé.
Même Renaud lisait les exercices
De saint Ignace. O divine bonté!
Toi seule peut extirper tous nos vices;
Toi seule peut amender le méchant,
Le rendant bon d'abord qu'il se repent!
Le Mayençois, ce Ganelon si traître,
Plus que jamais s'efforçant de paraître
Ce qu'il n'est pas, marmottait le Pater
La tête basse; et puis le dos à l'air,
Le scélérat à grand bruit se flagelle,
Priant le Christ avec ferveur nouvelle
De le laver à fond de tout forfait.
Mais, tout contrit qu'il est, Renaud s'avance
A Ganelon, disant: Quitte ton fouet;
Tu m'as tout l'air d'un dévot contrefait:
Dieu n'aime pas la fausse pénitence.
Roland reprit: Mon beau-cousin, crois-moi,
Laisse-le faire. Est-il de bonne foi?
Certes il fait œuvre bien salutaire;
Est-ce grimace, et n'est-il pas sincère?
Il s'en punit comme ferait la loi.
A mon avis, c'est chose injuste et dure
De voir en mal ce qui se montre en bien:
Je ne le puis, et telle est ma nature.
Ton sang est doux, dit Renaud, mais le mien
Est d'autre sorte; et je crains ce vaurien
Le crucifix en main, le nez à terre,
Priant la Vierge, et jouant le chrétien,
Bien plus qu'armé de lance et cimeterre.
Je n'entends pas médire ainsi de lui;
J'ai fait ici mon bon jour aujourd'hui,
Mais qui ne sait que la gent mayençoise
Est une race infidelle et sournoise?
Que Ganelon en est le plus mauvais?
Et tu nous veux conduire à ses filets.
Parlons à Charle; obtenons qu'il se doute
De quelque piège, et prenne une autre route.
Roland repart: Eh! que peut Ganelon?
Qu'en peut-on craindre? embûche ou trahison?
Pour moi je ris de tout son savoir-faire.
Que contre nous, contre l'armée entière
Et contre Charle il invoque l'enfer:
Il n'y fera que de l'eau toute claire,
Et tombera bientôt sous notre fer.
Ainsi chacun à sa mode raisonne.
Le Mayençois tout au mieux les entend,
Sans dire mot, et tant et tant s'en donne
Avec son fouet, qu'il se met tout en sang.
Charles qui croit la pénitence bonne,
Tout attendri l'embrasse, et lui défend
De s'acharner à ce saint châtiment.
Renaud reprend la parole, et dit: Sire,
Vous me croirez peut-être trop méchant
Au prime abord, et blâmerez mon dire;
Mais je vous vois dans un péril trop grand.
C'est votre mort que cherche ce perfide;
Ami de bouche, et de cœur homicide;
A qui siérait d'avoir entre les bras
Au lieu du Christ l'image d'un Judas,
il vous conduit par fines impostures
A quelque endroit où force ni vertu
Ne pourront rien. Nous avons trop connu
Son cœur pervers en maintes aventures:
Croirons-nous donc, seigneur, que le vaurien
Devient ici pour nous un ami tendre?
Je ne crains point la mort, je ne crains rien
Que de mourir sans pouvoir me défendre.
Charles répond d'un air doux et serein:
Ne sais-tu pas, Renaud mon cher cousin,
Que le soupçon est tantôt médecine,
Tantôt poison? Croire que le pécheur
Ne change pas, quand même de bon cœur
Il se repent, c'est mauvaise doctrine.
A ce sujet Dieu pense comme moi:
Malheur à nous s'il jugeait comme toi!
Ganelon vient; il sanglotte, il soupire
Aux pieds de Charle, et lui dit: Noble sire,
Ne tardez pas, vengez-vous d'un félon
Qui vous a fait vilaine trahison.
Arbre gâté demande qu'on l'étête:
Prenez la hache, et tranchez une tête
Qui si souvent couva dans son cerveau
Le noir désir de vous voir au tombeau.
Accordez-lui, seigneur, ce qu'il demande,
Reprit Renaud, et ne différez pas:
Il ne faut pas que Ganelon attende
Cette faveur d'un si juste trépas:
Scions-le en deux sur le champ pour conclure.
Charles se tait, mécontent du propos,
Fait relever Ganelon; et l'assure
Qu'au jour suivant il marche à Roncevaux,
On va souper alors, puis on se couche:
Non pas Renaud; c'est une fine mouche,
Un vieux renard; il est tout en émoi,
Voyant l'eau trouble à l'entour de son roi.
De grand matin il part sans dire gare,
Puis tout le jour aux bois de la Navarre
Se tient caché sous des buissons épais.
De Roncevaux il était déjà près;
Des Mayençois il voit déjà les tentes,
Et les vilains avec mines contentes
Allant s'ébattre à l'entour des forêts.
Il songe alors qu'il faut qu'il se déguise
Pour s'introduire en trompant tous les yeux
Et que le soir il assomme un d'entr'eux
Dont il prendra l'habit et la devise.
Aussitôt fait que dit. Un faux chrétien
Vient à passer; Renaud lui fend la tête
Jusqu'au menton, et par droit de conquête
Prend son pourpoint, qui l'habille si bien
Qu'on jurerait que c'est vraiment le sien.
I1 entre au camp sous cette mascarade,
Et là chacun le croit un camarade.
De l'un à l'autre il s'en va maudissant
Son  cousin Charle, et dit en toute lettre:
Je vais donc voir périr ce gros gourmand!
Dans nos filets lui-même il se vient mettre,
Nous amenant son paladin Roland,
Ce fier louchard, et Renaud l'insolent
Qui tant de fois nous ont mis en détresse.
Mais il a beau faire et dire; il n'apprend
Rien de précis sur ce qui l'intéresse.
Il voit partout assurance, allégresse:
Même on lui dit que sans faute on s'attend
A voir périr Charle avec sa noblesse;
Mais voilà tout. Le quand et le comment,
On n'en sait rien dans cette populace:
A peu de gens Ganelon l'avait dit.
Ce ne sont pas choses d'un acabit
A s'en aller les crier sur la place.
Renaud chagrin quitte l'infâme race
Des Mayençois, et va chercher son roi
Qui ne lui veut jamais ajouter foi.
Il le trouva près du vallon perfide,
Et se planta devant son palefroi.
En lui criant: Ah sire! tournez bride.
Ce Roncevaux, repaire des vauriens.
Pour vous, pour nous, n'est plus qu'un cimetière,
Et croyez moi, je vous conte l'affaire
Tout comme elle est; c'est d'eux que je la tiens.
Je les ai vus, j'ai vu leur joie impie,
Et leur espoir de vous ôter la vie
Dans ce vallon. Le fait est évident:
Nous périrons, mais j'ignore comment.
Renaud se tait alors. L'armée entière
Frémit d'horreur ensemble et de colère.
Charle est pensif; puis, s'adressant soudain
A Ganelon, il dit d'un ton sévère:
Quand le soupçon éclate à la légère,
C'est un fantôme, une ombre, un songe vain.
Mais pose-t-il sur fondement solide?
N'y pas veiller c'est l'œuvre d'un stupide.
Défends-toi donc du dire de Renaud;
Et si le tien te laissait en défaut,
Tu peux compter sur le juste salaire
De ton forfait. Mais si, comme j'espère,
Tu réussis, Renaud me verra prêt
A le punir, tout mon cousin qu'il est.
I1 nous soutient, fixant sur toi la vue,
Que le complot est public dans ton camp,
Où, pour se mettre à l'œuvre, l'on attend
A Roncevaux l'heure de ma venue,
Sans redouter, dit-il, aucunement
Notre valeur en tout lieu si connue.
Réponds, réponds; le fait est important.
Lors Ganelon sans changer de visage,
Baissant les yeux et croisant les deux bras:
Sire, dit-il, je rirais d'un tracas
Extravagant, s'il ne faisait outrage
A ma candeur, ma foi, ma loyauté.
En cas pareil le plus léger nuage,
Une ombre, un fil, un rien, tout est compté.
Renaud vous dit que sous toutes mes tentes
On s'entretient de choses effrayantes,
De trahison, de forfait concerté,
Et que la voix publique y rend notoire
Contre vos jours la traîne la plus noire.
Un attentat qui menace des rois,
Est, comme on sait, tramé dans le silence.
Comment Renaud en a-t-il connaissance
Par le rapport de mille et mille voix?
Vous le savez, seigneur: quand la parole
A pris l'essor, c'est la flèche qui vole
Delà les mers et les monts et les bois,
Sans s'arrêter; et l'on veut que muette
Autour de Charle, aujourd'hui l'indiscrète
Dans mes quartiers se renferme par choix!
Renaud vous trompe; ou bien les Mayençois,
A mon insu, seigneur, en mon absence,
Auront conçu ce projet odieux.
Mais à mes yeux c'est pure extravagance,
Et le bon sens n'en jugera pas mieux.
N'a-t-on donc pas, sire, devant les yeux
Votre puissance et vos exploits fameux?
Le grand baron d'Anglant, puis-je le taire?
Et toi, Renaud, toi vrai foudre de guerre,
Vaillant héros tous les deux, qui toujours
Escortez Charle et veillez sur ses jours?
Ce fier Renaud aime à chercher querelle,
Et vous savez comme il hait ma maison:
Peut-être même eut-il jadis raison;
Mais moi, seigneur, mes gens, ma parentèle,
Nous sommes tous changés. Mais je vois bien
Que votre cœur, tout bon qu'il est, s'attache
Au souvenir de mon délit ancien,
Et me soupçonne ici de quelque tache:
Eh bien! seigneur, que tous mes Mayençois,
Nus, désarmés, sans chevaux, sans défense,
Aillent errer loin de votre présence
Comme troupeaux égarés dans les bois.
Mais le soupçon profite et s'alimente
De tous objets; et peut-être, seigneur,
Qu'en ce moment de trouble et d'épouvante,
D'un noir poison vous présageant l'horreur,
De tels forfaits consignés dans l'histoire
Vous rappelez la funeste mémoire:
Ne mangez rien, sire, ne buvez rien
Sans qu'avant vous j'en fasse les épreuves.
Après cela, si Renaud vous soutient
Que du complot on a de sûres preuves,
Prenez, prenez entre mes Mayençois
Nombre de gens, seigneur, à votre choix;
Entourez-les de flâme et de fumée;
Et si l'un d'eux fait entendre sa voix
Pour m'accuser, qu'aussitôt votre armée
Sous votre fer voye couler mon sang:
Rassurez-vous, seigneur, en le versant,
Toi, Pinabel, va dire à mes gendarmes
De s'éloigner sans chevaux et sans armes;
Tandis qu'ici j'invoquerai les cieux,
Leur adressant ma prière et mes vœux.
Si contre Charle et les siens je recèle
Au fond du cœur quelque trame infidèle,
Je veux, j'attends que la foudre des dieux
Tombe sur moi, me consume à leurs yeux.
A ce discours Renaud se déconcerte,
Perd patience, et crie: Alerte! alerte!
Vous laissez-vous tromper par ce vaurien?
Le scélérat ne veut que votre perte,
Le fait est sûr. Charles répond: Eh bien!
Que cela soit; pouvons-nous craindre rien,
Quand de ces lieux tout Mayençois déserte?
Le pauvre prince avait toute raison,
Ne sachant pas la terrible puissance
De cette poudre, ouvrage du démon
Dont un hermite eut par lui connaissance,
Et qu'il a mise aux mains de Ganelon.
Hélas! avant de voir réduire en cendre
Ce bon vieillard victime d'un félon,
Cherchons quelqu'un, sinon pour le défendre,
Pour le venger du moins; et sans attendre,
Je vois déjà Rolandin, Rinaldin,
Qui nonobstant la longueur du chemin,
A ce beau port de Bordeaux vont descendre:
Port que nature a tourné de sa main
En forme d'arc posé sur le terrain,
Et dont la corde est, dit-on, la Garonne
Qui dans la mer s'en va trouver sa fin.
Les deux cousins partent le lendemain,
Quittent Bordeaux et s'en vont à Bayonne:
C'était leur but; et dès qu'ils l'ont atteint,
La joie éclate en toute leur personne:
Même une mère avec moins de transport
Retrouverait un fils qu'elle a cru mort.
Les deux beautés qui suivent la fortune
De leurs époux, jouissent du bon temps.
Laissons chacun rire avec sa chacune;
Je ne sais pas s'ils riront trop longtemps.
Allons ailleurs; non à cette vallée
De Roncevaux qui m'attriste à la mort;
Cherchons au loin quelque heureuse contrée.
Nous pourrons bien la trouver: mais d'abord
Souffrez, messieurs, qu'ici je me repose:
Car je m'enroue, et j'ai besoin de pause.

CHANT XXV.

Le vieux gardien retrouve des yeux grâce à la magie de Lirine et se rallie. Mais le seul contact avec l'extérieur est l'hippogriffe que la sorcière Armodie, cousine d'Ulasse, utilise comme courrier. Lirine capture le bête et, montant dessus, ils s'échappent. Armodie, se devinant trahie, court au bord de la mer appeler à son aide tous les monstres de l'enfer qui, par peur de Richard, refusent. De dépit, Armodie se tue. Ulasse et ses innombrables armées cherchent à reprendre Despine et Richard se précipite contre Ulasse.
Charles, malgré l'opposition des Paladins et de l'armée entière, se met à table à Roncevaux. Ganelon s'éclipse, allume la mèche. Tout saute. Tout meurt. Rinaldin et Rolandin apprennent l'attentat, accourent, ramassent ce qui reste de l'armée et massacrent les Mayençais.

Lorsque par jeu, par simple badinage,
Un beau matin j'entrepris cet ouvrage
Que les neuf Sœurs qui m'ont prêté la main
Ont par bonté mis si près de sa fin,
Si j'avais eu le bien de vous connaître,
Vous que j'honore autant et plus peut-être
Qu'aucune reine, illustre Altieri,
D'un autre style il eût été nourri.
J'aurais laissé Richardet et Despine
Dans le néant, et vous auriez été
Le seul objet que ma Muse eût chanté.
Je sens qu'alors l'éclat de l'héroïne
D'un feu nouveau m'eût enflammé soudain;
Et le sujet élevant ma pensée,
On aurait vu voler ma renommée
Des bords de l'Inde au rivage africain.
Mais vous avez trop sublime existence,
Par la vertu comme par la naissance,
Par tous les dons, enfin, que quelquefois
Dieu départit à des âmes de choix:
Echantillons de l'éclat ineffable
Qui l'environne aux célestes lambris.
Et moi que suis-je? Un pauvre misérable:
On sait à peine au monde si je vis.
Pouvais-je donc avoir assez d'audace
Pour contempler votre éclat sans pareil,
Plus pur cent fois que celui du soleil?
Mais puisqu'enfin la fortune me place
Près du foyer dont les brillants rayons,
De mon esprit viennent fondre la glace,
Je ne dis pas qu'un beau jour je ne fasse
Votre portrait avec dignes crayons.
J'y montrerai le cortège des grâces
Et des vertus, accompagnant vos traces;
J'y montrerai l'innocence, la foi,
Et la raison qui règle leur emploi:
On les verra sous les modestes voiles
De votre front, comme on voit les étoiles
Sous le rideau d'un nuage léger
Qui ne les peut tout-à-fait ombrager:
J'exprimerai l'attrayante manière
Dont à coup sûr vous charmez les esprits;
Et je dirai par qui, par quelle mère
Tant de trésors vous ont été transmis.
Ah! que Phébus rende mes chants sublimes
En m'animant d'un feu digne de vous
Comme de lui! vous vivrez dans mes rimes
Après la mort, et vous et votre époux.
C'en est assez, reprenons notre histoire:
Le los d'autrui le plus pur, le plus clair,
S'éclipserait auprès de votre gloire.
Voyez un fleuve: il va perdre à la mer
Avec ses eaux son nom et sa mémoire.
Ainsi mon chant, s'il vous a pour objet,
Dans le néant met tout autre sujet.
[***]
Le vieux geôlier de Despine la belle
Etait aveugle, et le bon Richardet
Avait repris sa forme naturelle;
Lirine aussi: leur bonheur est complet,
Mais le bonheur n'est guère de durée:
On leur apprend que la tour est murée,
Et qu'on n'en peut sortir de nulle part.
Ah! plût à Dieu, dit l'affligé vieillard,
Que de ces lieux une fuite soudaine,
De mon délit put me sauver la peine!
J'y périrai sans forme de procès:
Je ne saurais m'en échapper jamais;
Ni vous non plus, pour qui c'est une fête
D'avoir tiré mes yeux hors de ma tête.
Point d'escalier ici ni de cordeau
Pour nous couler à terre ou pour descendre.
Nos aliments, notre vin et notre eau
Nous sont portés ici par un oiseau
Qui vient d'Egypte, et qu'il nous faut attendre.
Au point du jour une fée a le soin
D'ouvrir sa cage, et pour notre besoin
Il prend l'essor à la voix d'Armodie.
L'oiseau courier m'apporte de sa part
Ordres écrits, documents de magie,
Que je lui dois accuser sans retard.
Mais comment faire aujourd'hui, je vous prie?
Sans mon reçu l'oiseau retournera
Chez sa maîtresse. Elle soupçonnera
Quelque grabuge: elle est fine et rusée;
Elle saura démêler la fusée
Par son grand art, et sur le champ viendra
Nous mettre à mort. Elle est proche parente
Du prince Ulasse, et paraît si puissante,
Que son pouvoir au pays africain
Se fait, dit-on, respecter par Jupin.
Elle chérit à l'excès son cousin,
Et jour et nuit travaille, se tourmente
Pour opérer que Despine inconstante
Fasse l'oubli de sa première ardeur,
La change même en haine dans son cœur.
Je fus jadis élève de la fée,
Et j'en appris des secrets merveilleux.
Hélas! que puis-je à présent faire d'eux?
Je vins ici par l'air; une nuée
Guidait mon vol. Je vins être gardien
De cette belle; et pour qu'un si grand bien
Ne pût jamais échapper à ma vue,
Je fus doué de puissance absolue.
Comme il parlait, le soleil s'obscurcit;
Et l'on entend résonner à grand bruit
Le battement des deux énormes ailes
Du gros oiseau. Le vieillard tremble, et dit:
Nous périrons demain avant la nuit,
Et par des morts honteuses ou cruelles.
Lirine veut observer l'animal
Fendant les airs, et croit voir un cheval.
Tous les tuyaux des plumes de son aile,
Jusqu'au milieu, sans mentir semblaient faits
Pour tenir lieu de ces grossiers étais
Dont on soutient la vigne qui chancelle:
Ses longs ergots valaient au moins autant
Que des poignards: sa tête était de forme
A faire peur: son bec était énorme,
Sa queue aussi; le reste à l'avenant.
Lirine voit qu'au gros bec de la bête
Par un grand trou s'attache un anneau d'or;
Et tout de suite elle se met en tête
Qu'il peut servir à lui sauver la mort.
Tout le pouvoir et tout l'art de la belle
Sont à néant: il faut se passer d'eux;
Et sans regret coupant ses beaux cheveux,
Elle les tord en guise de ficelle;
Puis elle tourne autour du grand oiseau,
Pour enfiler sa corde dans l'anneau;
Puis de la main le flatte, le caresse,
L'œil bien fixé sur la griffe traîtresse
Et sur le bec. Mais l'animal s'enfuit.
La belle a beau crier. Petit! petit!
Il fuit toujours et ne veut pas l'entendre.
L'aveugle est là, qui ne pouvant comprendre
Ce qu'elle fait, croit qu'elle cherche à prendre,
Pour s'amuser, le magique papier
Dont la sorcière a chargé son courier.
Ce n'est qu'à moi, dit-il, qu'il peut le rendre,
Ma chère enfant; tel est l'ordre qu'il a:
N'y songez plus. Lirine sur cela:
Dans cet anneau que son bec laisse pendre,
J'enfilerai le cordon que voilà.
Le vieux repart: Cet enfilage-là
D'un coup de bec pourra-t-il vous défendre?
Et des ergots? Le fil y sert de peu.
Mon bon ami, dit-elle d'un air tendre,
Prends ma ficelle, enfile-la par jeu;
Enfile-la, puis laisse faire à Dieu.
Au temps passé, cheveux de vierge pure
Etaient un sort, une amulette sûre
Pour asservir et baleine et dragon,
Et les mener comme on mène un mouton.
Lirine sait la chose, et se figure
Que gouvernant cet animal si fort,
Elle pourra sortir de sa clôture.
On tente tout pour éviter la mort.
Le vieux barguigne; il trouve chose ardue
De seconder ce bizarre dessein.
A le gagner Lirine s'évertue,
Le caressant avec sa blanche main,
Et lui disant: Veux-tu pour le certain
Garder la vie et recouvrer la vue?
Aide-moi donc; nous sortirons enfin
De cette tour, et tu me verras prête
A replacer deux bons yeux dans ta tête.
A ce propos le pauvre vieux garçon,
Ragaillardi presque jusqu'au délire,
Droit à l'oiseau soudain se fait conduire.
Saisit l'anneau, l'enfile sans façon
De ce beau fil aussi sacré que blond.
L'oiseau se baisse, et presque le mordille;
Mais, connaissant que c'est cheveux de fille,
Il se retient et se livre au cordon.
Lirine alors sur la vaste terrasse
Du grand donjon, s'en va le manégeant,
Tantôt assise et tantôt chevauchant.
Elle descend, pour mesurer l'espace
Qu'offre le dos du monstre obéissant;
Et s'arrétant à la sixième brasse,
Elle avertit son monde sur le champ.
Si vous avez, dit-elle, le courage
De voyager avec moi par les airs,
Nous pourrons fuir la mort et l'esclavage;
Tous les chemins des cieux me sont ouverts:
Je conduirais le char de la grande Ourse;
Je guiderais le soleil dans sa course:
L'art ni le cœur ne me manqueront pas,
Mais pressons-nous, et partons sans débats.
Je monterai, s'il vous plaît, la première,
Despine ensuite; et d'un large ruban,
Pour la garder d'un étourdissement,
On aura soin de couvrir sa paupière.
Richard doit suivre; et puis notre vieillard,
Pour lui sauver la mort ou la misère,
De la voiture aura le dernier quart.
Lirine dit, et saute sans retard
Sur son oiseau. Richardet ceint la téte
De son amante, et la met sur la béte
Près de Lirine à qui rien ne fait peur.
Il place enfin l'aveugle, et puis s'élance
Sur l'animal: priant Dieu de grand cœur
De préserver par sa toute-puissance,
De tout échec le troupeau voyageur.
De l'éperon Lirine fait usage,
Et se sert bien aussi du fil fatal
Qu'elle secoue au bec de l'animal.
Soudain l'oiseau s'anime, s'encourage,
Et battant l'air de son vaste plumage,
S'élève aux cieux avec rapidité.
Mais dans sa fougue il se sent arrêté:
Lirine veut qu'il plane sous les nues;
Et le tenant les ailes étendues
Sans mouvement, l'abaisse à volonté.
Entre les bras de Richard, son amante
Tremblait de peur, et dans son épouvante
Une minute était pour elle un an.
On approchait de terre cependant:
On l'atteignit, et ce fut un délire
A s'en mourir; on ne peut le décrire.
On descendit justement sur ce pré
Où de Richard la monture enchantée
Se promenait, prenait l'air à son gré.
Au vieux aveugle alors la jeune fée
Donne à tenir son griffon, et s'en va
A la cabane, où dans une cassette
Pleine d'objets sans pair, elle trouva
Deux fins saphirs en forme de noisette:
Elle les place avec art dans les creux
Laissés au front du vieillard y et prononce
Qu'ils serviront comme les meilleurs yeux.
Le vieux s'incline à cette douce annonce,
Remerciant Lirine mille fois.
Il faut ici, dit-elle, de la poix;
Sans quoi vos yeux peut-être (et je le crois)
Un beau matin pourraient tomber à terre.
Sur quoi Maugis prend dans sa gibecière
Certain cérat juste pour le besoin.
Sa couleur est celle de la marasque;
Et sa substance est tenace à tel point,
Que s'il collait au fort d'une bourrasque
Quelque navire aux parois d'un rocher,
Rien ne pourrait jamais l'en détacher.
Il en enduit les deux trous; et Lirine
Y pose alors les deux magiques yeux,
Les deux saphirs, qui tiendront tout au mieux.
Ils sont vraiment de visière si fine,
Que le vieillard disait: Je vois là-haut
Une fourmi trottant sur la colline;
Puis, sous l'ombrage, un serin ou serine
Qui proprement s'épluche au bord de l'eau
D'une fontaine; et plus loin un levreau
Qui dort au gîte; une mouche dorée
Est sur son front. Voyez ce qu'une fée
Sait opérer! Les voyageurs sont là
Sans nul souci: se jugeant bien déjà
En sûreté; tandis qu'Arimodie
Aux bords du Nil soupçonne, se défie,
Ne voyant pas revenir l'épervier,
Ce grand oiseau qui lui sert de courier,
Elle consulte, et voit dans sa magie
Pourquoi, comment elle perd son faucon.
Rage et fureur la privent de raison;
Ses cheveux blancs qu'elle prend à poignée
Sont arrachés jusqu'au dernier flocon;
Sa tête enfin n'est pas plus épargnée,
De toute part battant murs et cloison.
Tremblants, muets, les gens de sa maison
Ne peuvent pas comprendre la détresse
Et la fureur de leur vieille maîtresse.
Elle passa dans cet affreux transport
Tout un grand jour entier. Puis elle sort
Seule, muette et le regard farouche,
Avec les traits, la pâleur de la mort.
Le Nil est près; elle y court, elle y touche
Par les chemins détournés; et d'abord
Qu'elle l'atteint à sa septième bouche,
Sa voix terrible en ébranle le bord.
Elle appelait ces esprits invisibles
Qui vont errants sous les eaux, dans les airs;
Elle évoquait ces substances nuisibles
Dont Dieu peupla l'abîme des enfers.
Elle se tait après ces cris horribles,
Baisse là tête, et roule de travers
Ses yeux hagards. Le ciel perd la lumière,
La mer se gonfle, et la nature entière
Rentre au chaos. L'orfraie et le hibou
Fendent les airs; et l'affreuse harpie
S'y joint bientôt, venant je ne sais d'où:
On les entend grogner comme la truie
Qui dans la fange enfonce jusqu'au cou.
L'un sur un roc, l'autre sur une souche
Vient se poser; l'autre comme une mouche
Va voltigeant tour à tour haut et bas.
Du fond des flots on voit venir par tas
Monstres divers, crocodile, baleine,
Et l'orque immense, ouvrant avec fracas
De noirs sillons sur la liquide plaine.
Près de la fée ils viennent se ranger:
Elle en jouit, et se sent soulager.
L'air s'épaissit sous l'amas de poussière
Que maint centaure élève jusqu'aux cieux
En piétinant autour de la sorcière.
Là sont le loup, le lion, la panthère,
Portant au dos reptiles venimeux
Au lieu de poil: enfin ce que la terre,
Au nord, au sud, a de monstres hideux,
En un clin-d'œil vient servir la mégère.
Esprits follets sont logés dans le corps
De ce bétail; et ce sont les plus forts
De tout l'enfer, en maligne trouvaille.
La fée amasse un tas d'algue et de paille;
Et là, l'œil louche et les crins hérissés,
Harangue ainsi la canaille infernale:
Vous que soumet ma baguette fatale,
Peuple d'enfer, j'ordonne, obéissez.
Défaites-moi d'un homme que j'abhorre:
Un homme seul. Il a mis à néant
Tous mes travaux. Que la mer le dévore!
Ou qu'en combat sous les coups d'un géant
Il reste mort! ou qu'au gré de ma haine
Dans mes cachots prisonnier on l'enchaîne!
C'est Richardet: un français, un chrétien.
Il m'a ravi Despine, et le gardien
Qui sous ma loi la retenait en cage;
Il m'a ravi mon oiseau de voyage;
Et l'insolent, pour combler mon chagrin,
Se rit en paix d'Ulasse mon cousin
Qui répondait avec tant de tendresse
A mes efforts pour garder sa maîtresse.
Ecoutez donc: je veux avoir Richard
Mort ou captif, et couper la racine
Du fol orgueil dont se nourrit Despine.
La fée alors se tait; et d'un regard
Fier et hautain fixe son assemblée.
L'orque se lève, et déclare d'emblée
Qu'à la besogne ils reculeront tous:
Richard, dit-elle, est plus puissant que nous.
Eh! qui de nous, ajoute une harpie,
S'irait frotter au fier cheval qu'il a?
Il nous mettrait lui tout seul à quia.
Lors un centaure à haute voix s'écrie:
Ne comptez pas, madame Arimodie,
Que j'aille là pour revenir manchot
Ou sur un pied; je ne suis pas si sot.
Sur ce propos chacun plia bagage;
Et la sorcière écoutant son transport,
Va se roulant, se tortillant de rage,
Se met en sang, et va cherchant la mort
Sur un écueil qui domine la plage.
Arimodie y monte avec effort;
Et là, coupant toute sa chevelure
Dont elle sait de reste la vertu,
Dans l'océan se jette à corps perdu.
Elle n'a plus l'amulette si sûre
De ce cheveu préservatif de mort
En tout péril: même quand une fée
Se trouverait en fournaise allumée.
Arimodie au ventre d'un requin
Perdit la vie; et le même matin,
Maugis et Lirine, en eurent la nouvelle;
Et cependant la route n'est pas belle:
On ne va pas vraiment par le jardin,
Des bords du Nil à ce mont de la Lune;
Mais quand on n'est chargé de chair aucune
Non plus que d'os, on fait bien du chemin.
Percer les bois sans toucher le feuillage,
Percer les murs sans y faire de trou,
Voler sans aile, et faire au loin voyage
En un clin-d'œil, sans qu'on sache par où,
C'est des démons le talent et l'usage.
Le vieux portier, qui grâce à deux saphirs
Voit tout au mieux, donna quelques soupirs
Au triste sort de la fée Armodie,
Dont il reçut force dons en sa vie.
Et puis il dit: Je voudrais aller voir
Au bord du Nil ma maison; et de suite
Chez Armodie ouvrir un sien tiroir
Où je prendrais certains secrets d'élite
Bons pour notre art. Ainsi donc, s'il vous plaît,
Je monterai sur l'oiseau toujours prêt
A nous servir. Et ne faites nul doute,
Mes chers amis, que par la même route
Je ne revienne incessamment ici.
Les deux beautés et Richard disent oui.
Soudain le vieux s'établit sur la béte
Qui prend l'essor; et tandis qu'il s'apprête
A traverser l'univers sans retard,
Despine dit à l'amant qu'elle adore,
Et qui pour elle est plus épris encore:
Je te vois donc enfin, mon cher Richard!
Dès aujourd'hui que ne pouvons-nous être,
Moi toute à toi, comme toi tout à moi!
Elle se tait, rougit; et son émoi
Par un éclat nouveau cherche à paraître
Dans ses beaux yeux. Richard demeure coi:
Contentement d'abord le pétrifie;
Puis il renaît, et dit: O toi, ma vie!
Tous nos tourments n'ont pas encor pris fin;
Mais j'entrevois notre bonheur prochain;
Le ciel prend soin de nous, ma douce amie.
On voit souvent la neige et les frimats
Au mois d'avril affliger nos climats;
Le laboureur n'en conçoit point de crainte,
Prévoyant bien qu'à ces tristes fraîcheurs
Vont succéder les zéphirs et les fleurs.
Nous ne pourrons sortir de cette enceinte
En sûreté, qu'après de fiers combats
Avec Ulasse et ses nombreux soldats.
Car à coup sûr il sait toute l'affaire
De point en point, par ce même lutin
Qui de l'Egypte est venu ce matin;
Et sans faillir tout son monde est en armes.
Je ne saurais avoir pour moi d'alarmes;
Mon bon cheval me sait bien préserver:
Mais je ne puis en croupe vous sauver;
Il serait fou d'en avoir la pensée.
Ma confiance est dans l'aide des cieux.
Dieu voit nos cœurs; il écoute mes vœux:
Prière juste est toujours exaucée,
La bonne fée et Maugis le sorcier
Vous garderont; et moi sur mon coursier
Je resterai sans jamais en descendre.
Sot qui marchant en pays ennemi
N'est pas toujours tout prêt à se défendre.
Ainsi souvent un pilote endormi,
A son vaisseau laisse faire calotte
Sous l'ouragan qui soudain le ballotte.
En terre hostile il ne faut qu'un moment
Pour se trouver au beau milieu des armes,
Sans avoir vu d'avance aucuns gendarmes.
Ici, ma mort et votre enlèvement,
Voilà le but de toute la contrée,
Soyons en garde; et pour parler d'amour,
Chère Despine, attendons le beau jour
Où nous pourrons marcher tête levée.
Il donne en garde à Lirine et Maugis
Sa tendre épouse; et tous deux de sourire,
Lui répondant qu'ils sauront la conduire,
Et le suivront avec elle à Paris.
Il part, et dit: Que vos loyaux services
Soient guerdonnés* [récompensés] par les astres propices!
Surtout Despine étant entre vos mains
En sûreté: c'est mon tout, c'est ma vie.
Dieu prend pitié du labeur des humains,
Déjà la nuit, par son ordre avertie,
A pleines mains répandait les pavots;
Et l'on voyait s'ouvrir le sein des flots
Aux fiers coursiers du char de la lumière.
Ainsi le ciel qui veille sur la terre,
Lui prodiguait le précieux trésor
Du doux repos, qui vaut bien mieux que l'or.
Ulasse alors qui sait au mieux l'affaire,
Avait posté maint et maint bataillon
Sur le qui-vive à l'entour du vallon.
Tous les recoins, les détours, les refuites,
Etaient farcis d'embuscades maudites;
Et Richardet se trouve sur les bras,
En tête, à dos, un monde de soldats;
Astres aux ciel, arbustes sur la terre,
Sont moins nombreux. Ulasse entend la guerre:
Et connaissant où Despine et Richard
Sont retirés, il suit à la sourdine
Le procédé du sage campagnard
Qui, pour sauver ses fruits de la rapine,
Entremêlant épine avec épine,
Sait les couvrir d'un utile rempart.
Ulasse ainsi cerne de toute part
Les deux époux; mais c'est pour leur ruine.
Pour prendre l'un et mettre l'autre à mort.
La nuit s'avance, et sa noire séquelle
Chasse le jour qui s'enfuit devant elle,
Et qui, pour prendre un plus rapide essor,
Semble doubler le ressort de son aile.
Les ennemis du vaillant paladin
Vont traversant rochers et précipices:
Ulasse est là, les place de sa main,
Et leur fait tout braver sous ses auspices.
Déjà l'Aurore est sur son trône d'or;
Elle tressait avec ses doigts de roses
Ses beaux cheveux, et les parait encor
De maintes fleurs sous ses traces écloses.
Un fin tissu d'argent et de coton
Couvre son sein: c'est un don de sa mère,
Quand elle mit cette fille si chère
Entre les bras du phrygien Titon.
Quand Richard voit s'élever la poussière
Sous le galop de deux mille coursiers,
Quand il distingue Ulasse et sa bannière,
Et le pays tout couvert de guerriers:
Le ciel te soit en aide, ma Despine,
Dit-il. Et vous cher Maugis, vous Lirine,
A mes périls mêlant un doux espoir,
Suppléez-moi; que tout votre pouvoir
S'arme pour elle et défende sa vie.
Lirine alors par œuvre de magie
Elève un fort ceint dans tout son pourtour
De murs épais; puis elle ouvre à l'entour
Fossés profonds, et d'une largeur telle
Que parmi nous, aucune citadelle
N'a les pareils. Un noir mélange y bout:
Liqueur d'enfer, qui s'enflamme, étincelle,
Comme la paille au grand soleil d'août.
Le merveilleux c'est que, contre l'usage,
La flamme au lieu de s'élever en l'air,
S'en va tout droit attaquer le visage
Des Africains, les chauffe au feu d'enfer,
La peur les prend; les voilà tous en fuite:
Chevreuil qui sent le tigre à sa poursuite,
Pour s'échapper a le pied moins léger.
Ulasse est là qui les rappelle: il crie
Comme un perdu; mais Richard qui survient
En toute hâte, au combat le défie:
Combat à mort. Lirine qui sait bien
Ce qu'il peut faire, arrête l'incendie.
Ulasse accourt avec joyeux maintien,
Certain qu'il est d'une illustre victoire,
Ou d'illustrer, s'il périt, sa mémoire.
Les deux guerriers promettent par serment
Que le vainqueur guerdonné dignement
Possédera Despine et sa couronne;
Puis tous les deux s'en vont prendre du champ.
Ils vont partir au signal qu'on leur donne;
Et moi je vais retrouver au plus tôt
Les beaux enfants de Roland et Renaud
Que j'ai laissés s'en allant à Bayonne.
[***]
Ils s'arrêtaient souvent pour faire voir
A leurs moitiés, ce riche et beau terroir.
Soudain on crie, on fait pleuvoir des pierres
Aux environs: passe-temps inhumain
De villageois, qui le long du chemin
Se délectaient en œuvres meurtrières.
Une matrone avait subi la mort,
Par ces brutaux sans pitié lapidée;
Une donzelle attendait même sort,
Sur un vieux tronc par les cheveux liée.
Ils lui criaient, leurs cailloux à la main:
Fausse traîtresse! avant qu'il soit demain,
De nos mâtins tu seras la pâture.
Le bras levé déjà la horde impure
Etait au point d'achever le forfait;
Mais Rinaldin s'élance comme un trait,
Et par plaisir descend de sa monture,
Criant bien haut: Elle n'a point méfait!
Et si quelqu'un ose lui faire injure
En effleurant seulement ses souliers,
Ce serait peu qu'il y perdit la vie;
Mais je le vais dépecer par quartiers.
Plus de cailloux, messieurs, je vous en prie,
Et retournez d'où vous êtes venus.
A ce propos, que font les malotrus?
Leur réponse est un déluge de pierres.
Mais sur l'acier qui couvre Rinaldin
Tous leurs cailloux se brisent comme verre.
Survint alors le vaillant Rolandin,
Qui s'escrimant de son fer redoutable,
En étendit quelques-uns sur le sable:
Le reste fuit; tout disparut soudain.
De ses liens la fille dégagée
Par le doux soin de Corèze et d'Argée,
N'osait se croire échappée à la mort;
Quand Rinaldin en gentille manière
Vient l'accoster, lui demandant d'abord
Pour quel délit on la fit prisonnière;
Ou si plutôt elle a sans aucun tort,
Comme il le croit, son innocence entière.
A basse voix et le cœur palpitant:
Si vous voulez, seigneur, dit la fillette,
Faire après moi quelque pas plus avant,
Vous trouverez ma simple maisonnette.
Le site en est riant, et les vergers
Sont bien garnis. Là de tous mes dangers
Vous apprendrez une histoire complette:
Vous en saurez tout ce que vous voudrez;
Et je m'attends que vous en pleurerez.
Partons: je suis pressé de vous entendre,
Dit Rinaldin. On part; et sans attendre,
Au lieu préfix on arrive à l'instant.
Sur un coteau la maison bien bâtie
S'environnait d'un travail élégant:
Jardins, vergers, fontaines et prairie,
Rien n'y manquait. La noble compagnie
S'en émerveille, et trouve tout charmant.
A peine assis tous autour d'une table
Dans le casin, un secret mouvement
Les fait bâiller, et le sommeil les prend:
Sommeil pesant, sommeil qui les accable.
Au grand jamais marmotte ni liron
N'eut de torpeur qui lui fut comparable;
C'était dormir de la bonne façon.
Deux jours entiers avec deux nuits entières,
Les quatre amants restent à sommeiller,
Sans qu'aucun bruit s'en vînt les réveiller.
Laissons-les là serrant bien les paupières;
Et retournons à ce triste vallon
De Roncevaux, où Charle et ses bannières
S'en vont périr par noire trahison.
Mettant le pied sur le terrain perfide
Le bon cheval de Charle en grand effroi
Saute en arrière et résiste à la bride;
Le grand Roland pâlit et s'intimide,
Le fier Renaud qui cède au même émoi
Se sent faiblir; et la maudite engeance
Des Mayençois le trouvait sans défense:
Quand il s'écrie: Arrêtez-vous, mon roi!
Mais quand du sort l'irréfragable loi
Nous précipite à notre fin dernière,
Raison, conseil, prévoyance, prière,
Rien ne nous peut détourner du chemin.
Charle étonné voit son armée entière
Qui lui résiste et blâme son dessein;
Il se courrouce, il montre un front sévère,
Et le tumulte est appaisé soudain.
Charle entre alors dans la tente royale,
Et dans le camp chacun se va loger.
On n'avait su que trop bien le ranger,
Selon le plan de la trame infernale.
Là se croyant en pleine sûreté,
On se désarme, on se va mettre à table;
Et l'on y trouve un repas délectable,
Avec flacons de vieux vin velouté.
Charle dînait avec sa baronnie,
Et, quoique vieux, tenait bien sa partie,
Grugeant au mieux poulet, caille et lapin.
Bons petits pieds! disait la bouche pleine
Le bon Roland à Renaud son cousin.
Quand Ganelon feint d'être en grande peine
D'une douleur poignante en sa bedaine;
Et finement il quitte le festin.
Avant qu'il fût demi-heure passée
La mine joue, et Charle et ses barons,
Enveloppés de flamme et de fumée,
Volent en l'air arec leurs pavillons.
En même temps la race forcenée
Des Mayençois, attaque avec fureur
Les bataillons français que l'empereur
Avait laissés autour de la vallée.
[***]
Au triste son de l'infernal réchaud,
Les endormis s'éveillent en sursaut:
Un vieux paraît; il est blanc comme neige;
Et deux garçons ailés lui font cortège.
Le grand vieillard conte d'un air béat
Aux paladins, comme ses soins prospères
Les ont sauvés de l'horrible attentat
De Ganelon contre Charle et leurs pères.
Ne pleurez point, leur dit-il, mes enfants,
S'attendrissant de leurs larmes amères;
Ne pleurez point. Vos illustres parents,
Exempts d'ennui, de péril, de souffrance,
Sont dans le sein du Dieu de bienfaisance.
Un jour sans nuit, sans brouillards ténébreux,
Un jour serein luit à jamais pour eux.
Divin vieillard, disent dans leur détresse
Les deux garçons, soupirant de tendresse,
Apprenez-nous comment ces chevaliers,
Comment Roland la fleur de tous guerriers,
Et qu'on croyait de nature immortelle,
Se sont soumis à cette mort cruelle.
Aurait-on vu ces héros s'avilir
Au dur aspect de ce trépas horrible?
Ou bien plutôt leur courage invincible
N'a-t-il pas su le fixer sans pâlir?
Ah mes enfants! l'infernale traîtrise,
Dit le vieillard, ne laisse point de prise
A la valeur. L'infâme Ganelon
Avait creusé sous le sable mobile,
Comme lapins creusent leur domicile,
Certains conduits secrets, que le félon
Avait remplis d'une poudre inflammable:
Volcan qui fait sauter tours et châteaux.
Or, au moment que les guerriers à table
S'entretenaient avec joyeux propos,
Ganelon court allumer ses fourneaux,
Et les guerriers que leur tente accompagne
Sont dispersés de toutes parts en l'air,
Comme l'on voit les feuilles, à l'hiver,
Quand l'aquilon soufle sur la campagne.
Roland, Renaud et le bon Charlemagne,
Volaient tous trois se tenant par la main.
Tous trois ainsi firent bien du chemin,
Et par les airs s'élevèrent de sorte
Que de leur tête ils heurtèrent la porte
Du paradis. Pierre est là qui les voit;
Il ouvre, et dit: Puisque Dieu vous reçoit
Dans son hospice, il ne veut pas sans doute
Que des bas lieux vous repreniez la route:
Entrez. Le saint savait l'affaire au mieux.
Les trois héros vivaient; mais leurs cheveux,
La barbe avec, étaient restés pour gage;
Et pour vrai dire, ils étaient étourdis
De leur grand vol. Pierre dit: Mes amis,
Mourez ici; ce terrestre assemblage
De chair et d'os, ferait au ciel tapage:
Mourez. Vos corps portés jusqu'à Paris
Y recevront sépulture honorée,
De marbre et d'or à l'entour décorée.
Comme en chantant le gentil oiselet
Sort du treillis qui lui laisse un passage,
Chaque âme quitte, et quitte sans regret,
L'étui grossier qui lui servait de cage.
Soudain les corps tombent sur le terrain,
Vous les verrez au milieu du chemin
Unis ensemble. Allez venger vos pères;
Allez punir des monstres sanguinaires:
Exterminez Ganelon et ses gens
Jusqu'au dernier; puis conduisez en France,
Sur des brancards, vos illustres parents.
Le vieux se tait après cette sentence,
Et disparaît. Les deux jeunes époux
A ce propos s'élancent, et frémissent
Comme les flots d'une mer en courroux,
Et vont criant d'un ton qui n'est pas doux:
Que Ganelon, que tous les siens périssent!
Le peu de Francs échappés au volcan.
Bientôt unis dans un commun élan,
A Pinabel donnaient sur les oreilles;
Et l'on voyait fuir que c'était merveilles
Les Mayençois qu'épargnait le trépas,
Quand Ganelon leur amène à grands pas
Tous ses guerriers, multitude infinie.
A cet aspect de la horde ennemie
Les bons sujets de Charles sont joyeux:
Leur roi n'est plus; il ne reste pour eux
D'autre bonheur que de perdre la vie.
Un pareil roi ne se voit pas deux fois
En ce bas monde, où tout est malencontre.
Les Francs bravant les nombreux Mayençois, 
Avec fureur volent à leur rencontre.
Ce fut entr'eux un tel flux et reflux
De coups mortels, que je meurs quand j'y pense.
Les gens de Charle étaient cent tout au plus;
Mais qui pourrait compter ceux de Mayence?
Laissons-les tous à leur gré se hacher.
Frappant sans cesse et d'estoc et de taille:
Je suis à bout, et je vais me coucher;
Je reviendrai demain à la bataille.

CHANT XXVI.

Désespoir de la France. Election de Richard comme roi. On lui envoie des messagers. Liesse.
Après un combat titanesque, Richard tue Ulasse dont les hommes se jettent sur lui. Il vainc et est proclamé roi. Mais, tandis que, dans l'allégresse générale, ils vont à Zimboé, Mélène, la fille d'Armodie, se venge. Elle va aux enfers cueillir l'eau du sommeil, en empoisonne la fontaine et s'empare de Despine.
A Paris, enterrement solennel de Charles et des Paladins. Châtiment de Ganelon. Liesse. Rinaldin et Rolandin partent chercher Richard.

Semer du mal pour recueillir du bien,
A parler vrai, c'est sottise ou folie.
Du châtiment, mauvaise œuvre est suivie,
Sans y manquer; et si quelque vaurien
Paraît tromper la divine justice
Dans le moment, elle n'y perdra rien,
Et le délai doublera le supplice.
Si Dieu voulait dissiper ce brouillard,
Voile trompeur dont s'aveugle un pendard
Qui, tout souillé de crimes et d'ordures,
Jouit en paix de ses œuvres impures;
Si tout-à-coup le pervers découvrait
Quelle vengeance est sur lui suspendue,
Je tiens pour sûr que sans faute il mourrait
D'excès d'angoisse en recouvrant la vue.
[***]
Quand Ganelon, traître impie aux chrétiens,
Fit voler Charle en l'air avec les siens,
S'il avait pu voir pendre sur sa tête
Aux mains de Dieu la foudre toute prête,
Il eut tenu bien loin de ses tonneaux
La mèche à qui tant d'illustres héros,
Même pleurés chez la gent sarrasine,
Durent soudain leur fatale ruine.
Je vous ai dit comme les deux cousins
Allaient frappant les guerriers de Mayence;
Et vous savez aussi que ceux de France
Etaient bien peu. Mais contre Ganelon,
Et les vilains qui suivent le félon,
N'ayant au cœur que l'esprit de vengeance,
Ils s'escrimaient contre eux à toute outrance.
Les beaux enfants de Roland et Renaud,
Ces deux héros brûlés dans la vallée,
Faisaient merveille au fort de la mêlée,
Et par les Francs furent connus bientôt.
S'expatriant aux jours de leur jeune âge,
Ils n'avaient pu digérer un affront
Que leur faisait, pour un refus d'hommage,
A s'irriter Charles un peu trop prompt.
A leur aspect le Français s'encourage
Plus que jamais; et Ganelon s'enfuit,
Vêtu de noir. Barbouillant son visage
De fange impure, il s'enfonce au réduit
Le plus épais, des bois du voisinage;
Mais Rinaldin à grands pas le poursuit;
Ses yeux de lynx percent jusqu'à la cache
Du scélérat; il l'atteint, il l'attache,
Et le traînant garotté, le conduit
Tout droit aux Francs. Imaginez la joie
Des bons Français quand ils tiennent leur proie.
On s'égosille à crier au pendard:
A la potence! à la hart! à la hart!
C'est un tapage à ne pouvoir s'entendre;
Et Rinaldin qui n’en fait pas semblant
En est choqué; mais il sait bien s'y prendre,
Parle des yeux avec un air riant,
Et fait si bien qu'à la fin on l'écoute.
Le scélérat sera, dit-il, sans doute
Supplicié; mais au cœur de Paris,
Non pas ici: lieu qu'on ne peut connaître,
Dans l'univers, que par l'œuvre du traître.
On lui prépare un solide logis
En fer épais, où le perfide en cage,
Dépouillé nu comme lorsqu'il naquit,
Est enfermé frémissant de dépit.
Et comme on craint qu'en quelque accès de rage
I1 ne s'écrase aux barreaux du treillage,
Ou ne les rompe afin de s'échapper,
De grosse laine on les fait étouper.
Là comme il peut le traître s'emménage,
Tout vieux qu'il est. Là chaque polisson
Va le vexer chacun à sa façon.
L'un par le toit vient le couvrir d'ordure;
L'autre lui crache au nez par les barreaux.
Le malheureux ne répond pas deux mots,
Baisse la tête et souffre toute injure.
Il voit fort bien, sans lire l'almanach,
Qu'on veut chômer la veille d'une fête
Qui doit bientôt terminer ce mic-mac,
Et sans faillir lui coûtera la tête
Avec l'honneur. Il essaya pourtant
De désarmer par touchantes prière
Ses ennemis, et dit en sanglotant:
Jetez mon corps, là, dans ces fondrières
Où sont les corps brûles par le volcan.
N'est-il pas juste, hélas! que je subisse
Le même sort et le même supplice
De ceux que j'ai trahis si méchamment?
Ils en auront au ciel contentement.
Mais Rinaldin crie en hochant la tête:
C'est dans Paris que se fera la fête.
Du haut des cieux Charles et ses amis,
Eux que ta haine a si bien poursuivis,
Riront de voir ta tête sous la hache,
Ou qu'une corde à ta gorge s'attache;
Si le bourreau faisant mieux son devoir
Ne t'ard tout vif, ou, prenant ses tenailles,
N'arrache avec, ton cœur et tes entrailles,
Pour t'embaumer après dans son saloir.
Te voilà bien, scélérat, dans ta cage!
Dit Rolandin transporté de courroux.
Vas, exhalant ton dépit et ta rage,
Vas à Paris, où vil jouet de tous
Tu recevras outrage sur outrage.
La mer a moins de sable sur la plage,
Que tu n'auras d'injures et de coups.
Femmes, enfants, vieillards, sur ton passage
Feront pleuvoir gourmades et cailloux.
De Roncevaux l'agile renommée
Jusqu'à Paris avait déjà volé,
Criant partout que Charles est brûlé,
Ses paladins avec, et son armée;
Que du bon roi, de Roland son neveu,
Il n'est resté vestige en aucun lieu;
Et que l'on croit, selon la voix commune,
Ce fier Renaud, lui qui servit si bien,
Et le roi Charle et le monde chrétien,
Enveloppé dans la même infortune;
Que les auteurs de ce noir attentat
Sont Ganelon et ses gens de Mayence,
Pour envahir à leur gré tout l'état
Du bon roi Charle et régner sur la France;
Enfin qu'avec un effroyable bruit
Tentes, soldats et tout ce qui s'ensuit,
Fut dans les airs lancé comme une flèche,
Quand à la mine on alluma la mèche.
A ces rumeurs tout Paris indigné
Court au palais dont Ganelon est maître,
La torche en main. Rien ne fut épargné,
Ni les enfants, ni la femme du traître:
Tout fut brûlé, des caves jusqu'aux toits.
Puis on court sus à tous les Mayençois;
Et tout autant qu'en offre chaque place,
Autant de morts. L'ardente populace
Veut venger Charle en prévenant les lois.
Mais Olivier convoque avec prudence
Les hauts barons, pour recueillir leurs voix
Sur les moyens de rétablir la France;
Et quand au Louvre ils sont rassemblés tous,
Il parle ainsi d'un ton modeste et doux:
Mes cheveux blancs, signes de mon grand âge,
A ce conseil me font vous appeler
Pour secourir l'empire en son naufrage;
Et le premier c'est à moi de parler.
C'est à regret que je perds l'avantage
De m'éclairer par les sages avis
Qui de ces bancs où je vous vois assis
Découleront comme l'or roule au Tage.
Mais, par respect pour un antique usage,
Et pour bannir d'entre nous tout ombrage,
Nobles Français, vous apprendrez de moi
Que nous perdons avec notre bon roi
Toute la fleur de sa chevalerie.
C'est sans combat et par trame inouïe
Que Ganelon, ce scélérat sans foi,
A trop bien su leur arracher la vie.
Ah! si le grand Roland n'était pas mort,
Ou que Renaud nous demeurât encor,
De quelle ardeur nous irions en personne
L'olive en main leur ceindre la couronne,
Par ses cousins ainsi renouvelant
Non-seulement de Charles la mémoire,
Mais ses vertus, sa majesté, sa gloire!
Ils ne sont plus; et Roland n'a laissé
Qu'un fils trop jeune, et qu'en lointaine terre
Haute valeur tient sans cesse exercé.
Son beau-cousin, dont Renaud fut le père,
Va bataillant aussi de tout coté.
Son bras puissant est partout redouté:
C'est justement ce qu'il faut à la guerre;
Mais pour régner c'est toute une autre affaire;
Il y faut sens avec maturité.
Régir autrui, se gouverner soi-même,
A la jeunesse est un art inconnu.
Courir les bois, ou s'exercer à nu
Dans une lutte, est son bonheur suprême.
Puis en délire ardent et continu,
Aux traits d'amour sans défense livrée,
De vain espoir à toute heure enivrée,
Elle ne sait réfléchir ni prévoir.
D'une autre part, le pénible devoir
Des souverains, accable la vieillesse
D'un poids trop lourd. Un roi dans son hiver
S'avilissant à la moindre détresse
Fuira la guerre; elle coûte trop cher;
Et la faiblesse accroît par l'avarice.
Tout est à prix chez lui, grâce et Justice.
Chargé d'ennuis encore plus que d'ans,
Sans choix, sans honte, il laisse l'exercice
De son pouvoir, à d'infâmes agents.
Pour moi, s'il faut dire ce que je pense,
Je donnerais la couronne aujourd'hui
A Richardet, pour le bien de la France.
Ce qu'il nous faut se trouve tout en lui:
Point de hauteur, d'orgueil ni de caprice;
Point de courroux que raison n'adoucisse;
Il est sensible et généreux et doux,
Et tout son cœur est à la France et nous.
Ses hauts exploits, son amour si fidelle
Pour l'africaine et royale pucelle,
Tant de combats, de courses, de travaux
Qu'il entreprit, qu'il mit à fin pour elle,
Ont attaché mon cœur à ce héros,
Le plus parfait qui vive sur la terre.
Tant de vertus et tant d'actes si beaux
N'ont-ils donc pas de quoi toucher et plaire?
On dit encor que par nouveaux exploits
I1 a conquis toute la Cafrerie,
Ce beau pays moitié de la Libye,
Où tant de biens abondent à la fois;
Qu'il règne aussi sur la Mauritanie,
Séjour brûlant, et sur l'Ethiopie
Qui voit le Nil étendre ses sept bras.
Ces bruits sont vrais, et je n'en doute pas,
Mais gardons-nous d'agir à la légère;
Le cas est grave. On se repent trop tard
D'un parti pris; et ce qu'il nous faut faire,
C'est, selon moi, d'envoyer à Richard
L'un d'entre nous, ou bien quelque estafette
Qui lui dira notre estime, et l'égard
Que nous avons pour sa vertu parfaite.
A tant se tut Olivier. Un bruit sourd
Se fait entendre, et le conseil prononce:
Vive Richard notre roi! Chacun court
Par la cité pour en faire l'annonce
De l'un à l'autre, et dans moins d'un clin d'œil
Air de gala prend la place du deuil.
Tout est en fête; et l'allégresse augmente
Quand Rinaldin tout-à-coup se présente
Avec le fils de Roland. Derrière eux
Bien garotté vient Ganelon le traître;
Et puis on voit sous manteaux noirs ou bleux
Brodés d'argent, Charle et les siens paraître
Défigurés, brûlés par le salpêtre.
Mais revenons au combat furieux
Du bon Richard avec le fier Ulasse.
[***]
Point de quartier: il faut que sur la place
L'un reste mort, et le prix du vainqueur
Sera Despine. Imaginez l'ardeur
Des deux rivaux! Ils avaient même audace
Par leur nature; et l'amoureux transport
Les échauffant, les plongeant dans l'ivresse,
Comme le vin anime la faiblesse,
En forcenés leur fait chercher la mort.
Ulasse était de race gigantesque:
Non celle-là monstrueuse et grotesque
Qu'en d'autres chants j'ai mis dessous vos jeux.
Il était roux, la barbe et les cheveux:
Rare couleur dans ce climat d'Afrique,
Où tout est noir jusqu'au chardonneret:
Petits yeux creux et lèvres en bourlet
Comme les bords d'un vieux vase de brique:
Nez écaché* [aplati]; c'était là trait pour trait
Tout son visage. Et quant à sa stature,
Elle avait bien dix brasses de hauteur.
Et voulait-on mesurer sa grosseur?
Quatre jaugeurs autour de sa ceinture
Y suffisaient à peine. Sa valeur
Comme sa force étaient outre nature.
Il arrachait sapins et chênes verts
Comme brins d'herbe, et d'une chiquenaude
Faisait voler en guise de bagnaude* [baguenaude]
Un gros rocher, même au-delà des mers.
Il faut savoir aussi qu'Arimodie,
Qui se donna pour pâture aux requins
En se noyant, avait su par magie
Incorporer les métaux les plus fins
Pour en pétrir une pâte aussi dure
Que diamant, et de la tête au pié
Pour son Ulasse en faire une doublure.
Ulasse encore eut de la créature
Epée et lance en présent d'amitié.
Malheur à nous, si Dieu dans sa pitié
Ne nous défend de leur égratignure!
Notre Richard était bien différent:
Leste, bien fait, et de juste mesure.
Son cimeterre était le mieux tranchant
Qu'on vit jamais; et quant à son armure,
C'était partout œuvre d'enchantement
Qui sous l'effort du coup le plus pesant
Le préservait de mort et de blessure.
Les combattants étant à pied tous deux,
Tirent l'épée et jettent leurs épieux.
Ceux que l'amour de l'escrime possède
Peuvent aller au Tasse, voir Tancrède
Vainqueur d'Argant pour l'honneur de la foi,
Et lui disant: Brave homme, cède-moi.
Mais au duel de Richard et d'Ulasse,
On se battait comme on voit les vilains
A coups pressés battre en grange leurs grains.
A dire vrai, l'escrime n'a sa place
Qu'en ces combats où le corps découvert
Laisse à l'estoc un champ toujours ouvert;
Mais quand on est à l'abri d'une atteinte,
Tant de partout on est garni de fer,
Le férailleur ne fait que battre l'air,
Et l'ennemi n'aura ni mal ni crainte.
L'amour mettant aux mains les deux rivaux,
Mettait le comble à leurs haines atroces,
Comme on le voit poussant les animaux
A la fureur, les rendre plus féroces.
Des doubles coups l'air au loin retentit:
Richardet frappe où la botte finit;
Et d'un revers veut terminant l'affaire
Couper la jambe à son fier adversaire.
De l'autre part Ulasse à tour de bras
Faisant marteau de son fier coutelas
Frappe Richard sur la tête, et Despine
S'écrie en pleurs: Le traître l'assassine!
Mais Richardet ne se rebute pas.
Autant que brave il est adroit, ingambe,
Et d'un revers abattant une jambe
A l'Africain, il le fait choir à bas
Sur les genoux. Le pauvre misérable
Croyait d'abord n'avoir fait qu'un faux pas
En trébuchant sur quelque tas de sable.
Et voulait faire encor force de bras;
Mais quand il voit l'énormité du cas,
Sa jambe à terre et son sang qui ruisselle,
I1 jure, il hurle, il blasphème, il chancelle.
Richard le va sans répit martelant;
Et ne pouvant jusqu'au cimier atteindre,
Avec fureur il le travaille au flanc
A coups pressés, pour l'achever de peindre.
Il perce enfin son haubert; et d'abord
Le frappe au cœur. Ulasse tombe mort.
A cet aspect la horde sarrasine
Manque à l'accord, vient fondre sur Richard.
Déjà, Maugis et Despine à l'écart
Ont par la main conduit aussi Lirine.
Richard ému se bat en forcené,
Prend à propos sa monture divine,
Et des payens ne fait qu'un déjeûné.
La multitude à vrai dire infinie
De combattants couchés, morts sur le pré,
Couvrait le Scric qui n'était que blessé;
Mais de son sang la terre était rougie.
Richard le voit, et courtois chevalier,
De sa Despine en fait le prisonnier:
Par grand amour de la fille, il fait taire
Sa juste haine et ses droits sur le père
A qui si bien était dû le trépas.
Despine accourt, le serre dans ses bras
La larme à l'œil, le flatte, le console,
Bande sa plaie; et le Scric stupéfait
D'un sort si doux, lui donne sa parole
De réparer tout le mal qu'il a fait.
La corde au cou, dit-il, que je périsse,
Ou que la mort tout vivant m'engloutisse,
Si mon propos n'est suivi de l'effet!
Il fait serment qu'au brave Richardet
Il donnera sa fille et sa couronne.
En ce moment une trompette sonne,
Et le héraut qu'on introduit soudain
Dit à Richard: Toute l'Ethiopie
Vous a choisi, seigneur, pour souverain.
Nous saluons en notre suzerain
La fine fleur de la chevalerie.
Richard sourit, et répond à cela
Que ce qu'on donne était à lui déjà;
Puis avec grâce et bienfaisant langage,
Courtoisement renvoyant le message,
Promet d'aller dans le royal palais
Se faire voir à ses nouveaux sujets.
Le héraut part plein de joie et de zèle,
Et va partout en semer la nouvelle.
Durant ceci, le Scric étant guéri
Parle à Richard, et d'un ton repenti:
Seigneur, dit-il, quand j'ai fait l'infamie
De vous trahir et de vous offenser,
Moi musulman, j'ai cru dans ma folie
Qu'à vous chrétien je ne pouvais laisser
Entre les mains le trésor de ma vie:
Je redoutais le courroux de mes dieux
En m'unissant à vous par de tels nœuds.
Mes dieux sont vains, et c'est un vrai délire
De ne pas vivre avec vous sous l'empire
De votre Dieu, le seul Dieu tout-puissant.
Je vous remets le plus pur de mon sang;
C'est ma Despine, et je prétends moi-même
M'unir bientôt à vous par mon baptême.
Béni soit Dieu durant l'éternité,
Dit Richardet, pour cette grâce insigne!
Mais songez bien à vous en rendre digne,
Et conformez de fait la volonté
Au bon propos. Je vous dis vérité,
Reprend le Scric; et si mon cœur recèle
Rien de contraire à mon discours pieux,
Puisse l'enfer m'engloutir à vos yeux!
Déjà s'avance une troupe fidelle
Des bonnes gens du Monomotapa:
Filles, enfants, vieillards, et cetera;
Ils ont en main guitares ou musettes,
Et sur le front œillets, roses, lilas.
Ils sont tout nus, hors quelques bandelettes
Pour enfermer ce qu'on ne nomme pas.
A sa Despine alors Richard s'adresse:
Allons, dit-il, allons à Zimboé;
C'est une grande, une belle cité,
Le rendez-vous de la haute noblesse:
Là vous attend le prix de la beauté;
Là par mes mains vous serez couronnée
Reine d'Afrique. Ah! si ma destinée,
Reprend Despine, est de m'unir à vous,
Cher Richardet, quel trône est aussi doux?
Disant ces mots elle appelle son père,
Et leur départ se fixe au premier jour.
C'était alors la saison de l'amour,
Temps où la nuit la plus sombre s'éclaire
A la faveur de ces flambeaux volants,
Ces vers luisants qui charment les enfants.
Les voyageurs que la foule importune
Ne marchent point par la route commune,
Et font le choix d'un guide bien instruit
Qui par chemins détournés les conduit.
Le bon Maugis sur une haquenée
Trotte en avant; et Lirine la fée
Va manégeant un noble destrier.
Fier et joyeux sur son divin coursier,
Richard la suit. Le Scric aussi chevauche
Entre sa fille et Richard. Celui-ci
Marche à sa droite, et Despine à sa gauche.
Tous cinq gaiment marchent à la merci
Du villageois qui leur montre la route.
Avec grand soin, Maugis regarde, écoute,
Observe tout, de peur de trahison:
Il en a vu plus d'un échantillon.
Ces soins pouvaient fort bien leur être utiles;
Car il fallait traverser trois cents milles
Et des déserts, pour trouver Zimboé.
Vers le midi les voilà dans un pré:
Ils y font halte au bord d'une onde claire
Comme cristal, et font très bonne chère
Avec gâteaux et beau fruit bien sucré.
Après dîner on cherche de l'ombrage:
Car le soleil brûle en ce pays-là.
On s'abrita sous le sombre feuillage
D'un vieux cyprès fait à point pour cela.
A peine est-on couché sur la verdure
Parmi les fleurs, qu'on y bâille d'abord.
Le bon Richard laisse là sa monture,
Ne songe à rien, ferme l'œil et s'endort.
Mélène était fille d'Arimodie,
Dont elle avait appris complètement
L'art qui soumet l'enfer à la magie.
Mais Armodie enfin se vit punie:
Ce fut le jour où merveilleusement
Du grand donjon Despine prit la fuite.
La vieille vit sa puissance détruite,
Cria, hurla, se déchira le flanc.
Alors Mélène à tout le peuple franc
Jure en son cœur une haine éternelle,
Et s'envenime encor quand elle apprend
Par un exprès, la fin prompte et cruelle
D'Arimodie. Elle part à l'instant,
Quitte l'Egypte, emportant avec elle
Vases divers remplis de sang humain,
De graisse humaine et de divers venin.
Elle sait bien que la sorcellerie
Ne servirait de rien contre Richard.
Elle s'en va jusqu'à la Cimmérie
Où le soleil s'éteint dans le brouillard.
Droit au Sommeil Mélène en sa manie
Va s'adresser, s'imbibant d'eau de vie
Tout le visage, et non sans avoir bu
Force café dont on sait la vertu.
Près de ce lac appelé Méotide,
Sur la main droite en face de l'Euxin,
Est une grotte, obscure, froide, humide,
Que le lierre a recouverte en plein;
Tout à l'entour s'élève maint sapin
Alternatif avec mainte fontaine:
A gros bouillons l'eau roule dans la plaine,
Et les rameaux vont s'agitant toujours.
L'oreille au guet c'est là que se promène
Le vieux Silence en souliers de velours,
Nu comme un ver, et velu comme un ours.
Il est sans barbe, et tient sa bouche close
Avec un doigt que sur la lèvre il pose;
Et de ce doigt imbibé de vieux oing
Que dans un vase il a pour le besoin,
Il va graissant loquet, porte et serrure.
Là résidait, bâillant outre mesure,
Dame Paresse: Accidie est son nom
Parmi les Grecs. Elle est couchée en rond,
Et pour manger à peine a le courage
De se mouvoir. Elle tient son visage
Entre ses mains; et n'a point pour joujoux
De petits chiens un gentil assemblage:
Marmotte et loir dorment sur ses genoux.
Le fin duvet des plus tendres fougères,
Du souterrain tapissait le plancher;
Et sans mentir on aurait cru marcher
Moelleusement sur des cendres légères.
Tous les parois sont couverts de pavots;
Et dans le fond de ce réduit bigarre
S'élève en marbre un perron, qui sépare
Deçà delà deux escaliers égaux.
Tous leurs degrés sont couverts d'une queue
De vieux renard à long poil; et je crois
Que moines gris en sandales de bois
Y marcheraient la valeur d'une lieue,
Qu'on entendrait sous leurs pas moins de bruit
Que si c'était ou fourmis ou cloportes.
Sur le pallier d'en haut on voit deux portes
En marbre fin du meilleur acabit:
L'une des deux est blanche, et l'autre noire;
Et toutes deux s'ouvrent à maints objets
Qui feraient peur aux gens du purgatoire.
Vous y verriez fillette quelquefois
Sur un beau corps porter la grosse tête
D'un vieux mâtin; puis quelque horrible béte,
Homme, poisson, quadrupède à la fois.
Soleil éteint, Lune toujours sanglante,
N'offrent aux yeux qu'horreur et qu'épouvante.
Entre les deux portails c'est là que dort
Paisiblement le frère de la Mort,
Sur un grand marbre, où près de lui repose,
Toujours ouvert, certain vase d'où sort
Mainte illusoire et fantastique chose,
A nos esprits donnant un vain essor.
C'est, m'a-t-on dit, ce qu'on appelle Songes:
Tantôt flatteurs, tantôt fâcheux mensonges.
Le dieu tenait ses deux ailes en croix
Sur sa poitrine; et dans les jolis doigts
De sa main blanche, il tenait la baguette
Qui fait dormir. Un flacon d'eau bien nette
Etait auprès; c'est la douce liqueur
Qui sur nos yeux distillant goutte à goutte,
Sait les fermer, met les sens en déroute,
Et sans faillir éteint toute vigueur.
De cette eau-là Mélène emplit sa tasse
Diligemment, et ne s'arrête pas,
Puis des deux mains elle arrache, elle entasse
Force pavots, qu'elle emporte à grands pas,
Sans négliger le commun narcotique
De la laitue, et puis vole en Afrique.
Elle y parvint lorsque Richard frappa
Le fier tyran du Monomotapa
D'un coup mortel. A ce coup la bagasse
Pensa mourir. Elle adorait Ulasse
Depuis longtemps; et lui-même à son tour,
Brûlant alors du feu de la jeunesse,
L'avait aimée avant qu'un autre amour
L'eut enchaîné: mais toujours la drôlesse
Persévérait dans sa folle tendresse.
Mélène enrage, et voulant épier
Tout ce que fait Richard, tout ce qu'il pense,
Elle endoctrine un esprit familier
Qui se mêlant au monde du quartier,
Découvre tout, et court en diligence
A qui l'attend dire le mot du guet,
Où va Richard, ce qu'il dit, ce qu'il fait.
Mélène court comme une énergumène
Droit au gazon qui borde la fontaine:
Elle y répand force coquelicot,
Y verse un peu de son suc de pavot,
Et va guetter Richardet et Despine
Dans quelque coin. Elle perd la raison
Quand il paraît; et dans l'onde argentine
Du clair ruisseau, jette tout son poison.
Il en advint ce sommeil si profond
Que vous savez; et Mélène en profite:
Elle saisit Despine tout de suite
Sans l'éveiller, et sur ses bras la met:
Double fardeau, que porte un farfadet
Jusqu'au pays qu'habite la coquine.
A dire vrai j'ai rêvé sur ceci,
Et j'ai trouvé que Mélène était fine.
Songez-y bien: quand je tue un rival,
Un ennemi, certes je lui fais mal;
Mais beaucoup moins qu'en lui laissant la vie
Pour en gémir. Ainsi fit l'ennemie
Du bon Richard qui dormait comme un loir.
Je sais trop bien quel affreux désespoir
A son réveil va le mettre en furie,
Et quel tapage en tous lieux il fera.
Aussi je veux m'aider de la manière
Du vieux Caton: je vais bien loin de là.
Je n'aime point les gens trop en colère;
Quoique à vrai dire, à bien juger l'affaire,
Richard me semble excusable en cela.
[***]
Vous savez bien qu'attenant la barrière
De la cité de Paris, j'ai tantôt
Laissé les fils de Roland et Renaud.
Le scélérat Ganelon vient derrière,
Bien dans sa cage; et puis maint paladin,
Les yeux baissés tout le long du chemin,
Du corps de Charle escorte la litière.
Moines, curés, évêques en prière,
Et hauts barons en longs habits de deuil,
Vont au devant et suivent le cercueil.
Charle au tombeau mettait Paris en larmes:
Larmes du cœur. Chacun pleurait en lui
Un bienfaiteur, un bon juge, un appui,
L'honneur du trône et la gloire des armes.
De tous côtés jeunes vierges en pleurs
Redemandaient cette pitié sévère
Qui châtiait de hardis suborneurs;
Et les vieillards, cette main salutaire
Toujours ouverte au vœu de la misère.
Partout c'était un concert de douleurs:
Gémissements, soupirs et plainte amère.
Mais qui dira les sanglots et les cris
Que de Roland et Renaud dans Paris
Fait éclater la perte irréparable?
On eût, je crois, fait déborder les puits,
En y versant les pleurs que boit le sable.
L'un racontait les géants abattus;
L'autre, les rois et les peuples vaincus;
Tous, mille exploits de prouesse incroyable.
En cet état la pompe du convoi
Suit les trois corps jusqu'à la grande église,
Où tous devoirs de piété requise
Etant remplis, on embaume le roi
Et ses cousins; puis on les met en terre;
Et sur le sol sacré qui les enserre
On pose une urne, où l'archevêque inscrit
En peu de mots l'épitaphe qui suit:
« C'est sous cette urne où repose la cendre
« De Charlemagne, et du seigneur d'Anglant
« Et de Renaud, que l'on voulut descendre
« En même tombe, étant également
« Occis tous trois par le même brigand.
« Dire rien d'eux serait œuvre trop vaine:
« Le monde entier ne contiendrait qu'à peine
« Le juste los d'un mérite si grand. »
Chacun, après la fonction finie,
Les yeux baissés s'en va rentrer chez soi
Pour soupirer, pleurer de compagnie
Avec les siens. On n'avait pas de quoi
Se réjouir. Cependant la tristesse
Est bien souvent mère de l'allégresse;
Peine et plaisir se tiennent par la main:
C'est l'acabit du caractère humain:
Salmigondis de joie et de chagrin.
De Richardet bientôt on fait la fête:
Les filles vont se guirlandant la tête,
Danser, chanter au nom du nouveau roi;
Et les garçons en fine et blanche veste
Font admirer leur air robuste et leste,
Courant, sautant, luttant dans un tournoi.
Les gens lettrés ne demeurent pas coi;
En prose, en vers chacun d'eux se signale.
Mais on entend une cloche fatale,
Le grand conseil annonce à Ganelon
L'arrêt, le lieu, le jour de son supplice:
Le peuple y court; il veut voir le félon
Par son trépas satisfaire à justice.
Dans le préau, sur deux poteaux de fer
Tout doucement on a posé la cage
Où le pervers tremble, frémit, enrage.
De toutes parts cailloux volent en l'air,
Au patient lancés par la canaille.
En mots grossiers on l'outrage, on le raille;
Il n'en peut plus de dépit et d'ahan.
Une charette apporte un sac de paille:
Paille bien sèche, et le bourreau l'étend
Dessous la cage; il l'allume à l'instant.
On applaudit quand la flamme pétille,
Le malheureux dans ses barreaux sautille
Comme grenouille attrapée au filet.
Il crie en vain; la flamme et la fumée
Viennent bientôt lui couper le siflet.
Il gambillait encor; mais c'en est fait,
Et dans le feu sa vie est consumée,
Comme un monceau de cendre que le vent
Parmi les airs disperse en un moment.
Ainsi finit la race abominable,
Du sang de Charle ennemie implacable.
Paris reprend son ancienne gaité;
Les deux cousins y font des fêtes telles
Qu'Apollon même, aidé du comité
Qu'à l'Hélicon tiennent les neuf Pucelles,
N'en saurait pas détailler la beauté.
On admirait Corèze avec Argée;
On les prenait pour deux divinités,
Ou tout au moins pour race mélangée
D'heureux mortels avec des déités.
Avec transport on court, on les salue,
On les entoure, et chacun s'évertue
A leur offrir bijoux et raretés.
Quinze grands jours en ces joyeusetés
Dames, seigneurs, gaîment se signalèrent;
Puis au conseil les barons s'assemblèrent.
Et Rinaldin dans un discours touchant:
Je veux, dit-il, parcourir tout l'empire
De la Libye, et trouver notre sire,
Ou tout au moins mourir en le cherchant,
Si je ne puis en France le conduire.
L'avis est bon, s'écria Rolandin,
Et je te suis partout, mon cher cousin.
Climats de feu, ni climats de la bise,
Fleuves ni lacs, obstacles ni dangers,
N'arrêteront mes pas dans l'entreprise.
Je suis le fils du grand comte d'Angers;
Je porte un cœur pour qui sont étrangers
Tous mouvements de vile couardise.
Tous les vieillards applaudissent en chœur
Au grand dessein de ce rare fait d'armes;
Puis en secret ils pleurent de bon cœur
D'être privés de deux pareils gendarmes.
Ceux-ci chez eux font seller leurs chevaux,
S'arment en hâte, et mangeant deux morceaux,
Par le jardin s'esquivent tout de suite,
Avant qu'on soit informé de leur fuite.
[...]
Là Garbolin nous dit en quatre mots
Comme, apprenant le départ des héros,
Les deux beautés leurs fidelles amies
Un jour entier restent évanouies;
Et les laissant s'arracher les cheveux,
Il s'en retourne à l'africaine plage
Peindre Richard signalant son courage
Dans des hasards qui semblent fabuleux.
Mais, selon moi, n'importe qu'une histoire
Soit vraie ou fausse; on peut bien se passer,
Quand elle plaît, de chercher à la croire.
Et puis la nuit du vieux temps est si noire,
Qu'on serait fou de vouloir la percer.
Un peintre adroit, dont la touche divine
Colore bien tout ce qu'il imagine,
Trace à nos yeux faits d'armes et d'amour
Qui, vrais ou faux, nous enchantent toujours.
Là se complaît l'art de la poésie,
Qui sait donner la couleur et la vie
Au moindre rien dont il s'est emparé.
Avec ce rien, elle inspire à son gré
Ou l'allégresse ou la mélancolie
A tout lecteur; même au plus assuré
Que ce qu'il lit est charlatanerie.
Mais le soleil se couche, il se fait tard:
Je ne peux plus m'amuser dans la rue;
Car la rosée enrhume; et l'heure indue
Me fait rentrer. Vous reverrez Richard
Et ses exploits, quand l'aurore venue
Aura chassé la nuit et le brouillard.

CHANT XXVII.

Rinaldin et Rolandin arrivés en Afrique cherchent l'aventure. Ils tuent un énorme dragon. Ils montent au sommet de l'Atlas capturer la déesse Fortune qui vient s'y ébattre. Elle leur échappe. Ils redescendent joyeux.
Richard sort de son sommeil magique et se désole de la nouvelle disparition de Despine.

En bonne foi je ne saurais vous dire
Si je vous vais ramener Richardet
Dans ce chant-ci. Garbolin est un sire
Qui ne tient pas toujours ce qu'il promet;
De jour en jour le drôle vous remet
Adroitement, pour mieux vous faire rire.
Je lui pardonne, et ferais comme lui:
Variété nous préserve d'ennui.
[***]
Or après lui je m'en vais vous apprendre,
Quant à présent, comme arrivant au port
Les deux cousins montent une bélandre,
La dirigeant droit au Levant d'abord,
Comme il convient; et puis virant de bord
Vont au détroit qui perçant deux montagnes,
Du continent sépare les Espagnes;
D'où voguant droit au rivage africain,
En peu de temps ils font bien du chemin.
Près de Bizerte ils mettent pied à terre,
Et s'assurant de deux nobles coursiers,
Dans leur allure égaux aux vents légers,
Vont à l'auberge où l'on fait bonne chère.
Là se trouvait conduit par le besoin
Un voyageur arrivé d'Arménie,
Triste à la mort et pleurant dans un coin.
Lors Rinaldin en manière polie
Requiert de lui l'objet de ses douleurs.
L'Arménien répond: Ma foi trahie
Est pour jamais la source de mes pleurs.
Je jouissais d'une charmante amie;
D'autres amants obtinrent ses faveurs;
Je cours le monde et tourmente ma vie
En regrettant l'ingrate qui m'oublie.
Frère, dit l'hôte écoutant ce propos,
Egaye-toi si tu n'as d'autres maux.
Femme n'est pas solide marchandise,
Comme maison sur fond de roche, assise.
L'homme et la femme ont chacun leurs défauts
On les relève, et ce n'est pas à faux.
L'une, dis-tu, t'a fait des tours infâmes;
N'en fis-tu pas autant à d'autres dames?
Vois-tu, la femme est un franc animal
Plein de malice et vide de cervelle.
Point de milieu, soit en bien, soit en mal,
Tout est excès, amour ou haine, en elle.
Son caractère est vraiment bestial,
Pétri d'orgueil, d'avidité, d'envie:
Son cœur est faux; et quiconque s'y fie
Mériterait qu'on lui cognât le nez.
Malgré tes soins, ses désirs effrénés
A d'autres nœuds l'entraîneront sans cesse.
Le pèlerin qui court au cabaret,
Le médecin qui sort du lazaret,
Sont moins pressés que ne l'est ta maîtresse
Qui dans son cœur veut faire un autre amant,
Tandis qu'encor dans tes bras la traîtresse
Par doux langage et regard séduisant
Sait t'arracher caresse sur caresse.
Tu devrais rire en guérissant du mal,
Je fus moi-même autrefois assez béte
Pour prendre femme; et craignant un rival,
A ma moitié je fracassai la tête.
J'en pleurnichai; mais ce fut un moment,
Et depuis lors je suis toujours content.
Vivre en ménage est certes, mon cher frère,
Pire cent fois que ramer en galère.
Tais-toi, maraud, dit à l'hôte Roland:
Le mariage est œuvre sainte et sage.
Et s'adressant après courtoisement
A l'étranger: Ne perdez pas courage,
Lui cria-t-il; vous pourrez, mon ami,
Vous attacher à dame moins volage.
Heureux encor d'avoir été trahi
Avant le nœud qui pour toujours engage!
Quand elles sont d'un certain acabit,
Malheur à qui veut en faire sa femme!
La tuera-t-il? c'est un grave délit:
Se taira-t-il? il passe pour infâme;
Dans tous les coins la populace en rit:
Le malheureux meurt plutôt qu'il ne vit,
N'osant choisir ou le crime ou le blâme.
De tout regret délivrez donc votre âme,
Ami: le temps est un bon médecin
Pour les amants; il aide la nature
Qui tend sans cesse à perdre le chagrin.
Les traits aimés s'effacent à la fin.
J'ai vu cent fois cette recette sûre,
Qui rend le calme aux amants, aux époux,
Guérir des gens plus malades que vous.
L'heure avançait; Rolandin qu'on appelle
Pour le repas entraîne l'étranger,
Non sans effort, à la salle à manger,
Disant: Laissons au dehors toute belle.
L'Arménien se déride au repas;
Et Rinaldin lui dit: N'auriez-vous pas
En voyageant appris quelque nouvelle
De Richardet? L'autre répond: Vraiment,
J'en sais plus d'une; et je crois qu'à présent
Il doit avoir subjugué la Libye
Malgré le noir Ulasse, qu'on publie
Avoir armé contre lui puissamment.
Mais que peut-il? Richard sous sa cuirasse
D'acier parfait, et sur son beau cheval,
La lance en main n'est-il pas bien l'égal
De Mars lui-même, et non pas d'un Ulasse?
Ce n'est pas là ce qu'enviera mon cœur
A Richardet; c'est son rare bonheur
D'avoir l'amour d'une amante fidelle:
Cette beauté, des beautés la plus belle,
Cette Despine, elle dont tous les traits
Des dieux de Gnide offrent tous les attraits,
Voilà le bien que nul autre n'égale.
Disant ces mots, en soupirs, en regrets,
L'Arménien tout de nouveau s'exhale.
Allons dormir, dit alors Rinaldin
A son cousin: déjà la nuit s'avance,
Et nous devons partir de grand matin.
Puis, en quittant le voyageur chagrin,
Chacun l'exhorte à prendre patience,
Car, voyez-vous, disent-ils, le destin
Du noir au blanc change sans qu'on y pense:
Tel pleure un jour qui rit le lendemain.
Sur ce propos qu'un salut accompagne,
Les deux cousins montent à leur quartier,
Font venir l'hôte, et prompts à le payer,
Chacun lui donne un beau doublon d'Espagne.
L'hôte se croit un trésor, et les prend
Pour hauts barons, et même plus encore.
Ils ont le soin de dire en se couchant
Que leurs chevaux soient sellés dès l'aurore;
Et puis tous deux s'endorment sur le champ.
L'aube du jour s'entrevoyait à peine
Que les guerriers quittent déjà tous deux
Le fin duvet si cher aux paresseux;
Et les voilà courant la pretentaine
Sur leurs coursiers, prêts à franchir sous eux
Fleuves, torrents, ou lacs, tout d'une haleine.
Ils vont tout droit au sud, entre Tanger
Et le pays des environs d'Alger.
Ils auront là tant d'épreuves diverses,
Combats, périls, fatigues et traverses,
Qu'on serait fou de vouloir les compter;
Mais les héros sauront tout surmonter,
Car si l'Afrique en monstres est fertile,
Force et valeur qui les vont affronter
Ne peuvent rien trouver de difficile.
Je vais pourtant choisir une entre mille
De tant d'horreurs: seule elle suffira
Pour bien juger de tout l'et cetera.
Un beau matin les paladins entrèrent
Dans un bois sombre au pied du mont Atlas,
Où les rameaux forment un entrelas* [entrelacs]
Qu'aucuns rayons jamais ne pénétrèrent.
Aucun sentier ne dirigeait leurs pas.
Sortant du bois, c'est une molle arène
Où des buissons bas, touffus, inégaux,
Font à tout coup trébucher leurs chevaux.
Un fier dragon, plus gros qu'une baleine,
Y va lançant le feu par les naseaux,
Et dans sa gueule un lion se démène
Pour s'échapper, comme rat et souris
Entre les dents d'un chat qui les a pris.
A cet aspect les deux coursiers frémissent,
Prennent la fuite et méprisent le frein.
Les cavaliers avec la lance en main
Sautent à terre, et si bien s'enhardissent
Qu'ils vont tout droit à pied (1e croira-t-on?)
Jusqu'à l'endroit où le monstre effroyable,
En se roulant, se jouant sur le sable,
Fait ruisseler tout le sang du lion.
Il avala d'un trait la pauvre bète.
Sitôt qu'il vit s'avancer les héros,
Ses siflements font frémir les échos:
Il bat les airs de l'aile et de la tète;
Et s'avançant tout droit sur ses ergots,
Des deux cousins croit faire deux morceaux.
Tout juste au bout de la plaine ensablée
Etait un plant de chênes, de sapins,
Qui fut utile aux deux braves cousins
Pour les sauver d'être engloutis d'emblée
Dans cette gueule ouverte à tout venant.
D'un arbre à l'autre ils allaient s'esquivant
Sans batailler, et toujours observant
De loin, de près, le monstre en sa volée.
Sur chacun d'eux tour à tour il planait,
Comprimant l'air sous sa pesante masse;
Et chacun d'eux prudemment se tenait
Clos et couvert, allant de place en place.
Le monstre est las: une bave de sang
Et de venin, formait un vaste étang
Sur le terrain; et les guerriers qu'il chasse
S'étaient fait suivre au fin fond des forêts.
Comme il s'appuie au tronc d'un vieux cyprès,
Rinaldin dit: Nous ferions à merveille,
Mon cher cousin, de lui gratter l'oreille,
Toi d'un côté, moi de l'autre. Il faut voir,
Dit Rolandin qui se met en devoir
La lance en main. L'autre avec la pareille:
Ma foi, dit-il, je veux faire un beau coup,
Et le ferai, je crois; Dieu sur le tout.
L'autre repart: Je veux voir bientôt morte,
Ou peu s'en faut, cette béte si forte.
Comme à la bague on enfile un anneau,
Les champions attaquent les oreilles
De l'animal, et le coup fut fort beau;
Mais il n'est point de cavernes pareilles
A celles-là. Les lances font merveilles
Pour s'enfoncer; mais à peine le bout
Atteint la chair; et le monstre farouche,
Moins agité d'un si terrible coup
Que face humaine au piquant d'une mouche,
A dire vrai ne sentit rien du tout.
Et s'il vous plaît, messieurs, point de dispute
Sur ce propos; croyez qu'en chaque coin
A tels objets les passants sont en butte
Dans la Libye. Elle est un peu trop loin,
Sans quoi j'irais en être le témoin,
Et vous dirais, Mettons-nous en voyage;
Mais ce n'est pas (et certes c'est dommage)
Comme de dire allons nous mettre au lit.
Au reste, on peut croire ou non mon récit,
Très peu m'importe, et je poursuis le conte.
Les deux cousins trouvèrent grand mécompte
En retirant leurs lances, sans y voir
Taches de sang qu'elles devaient avoir;
Et Rinaldin dit: Vois-tu quelle bête?
C'est un tonneau par ma foi que sa tête.
Non, c'est plutôt quelque gros bâtiment,
Et chaque oreille y tient lieu de fenêtre,
Où nos épieux longs de dix pieds peut-être,
Comme fétus sont entrés aisément
Sans que le monstre en sentît la piqûre.
Rolandin dit: Ma foi, je ne crois pas
Qu'au grand jamais on puisse d'un tel cas
Trouver d'exemple en aucune écriture.
Ce qui me pique encor plus, mon ami,
C'est cet étrange effet de nos deux lances:
Touchant le monstre, elles l'ont endormi.
Il disait vrai; l'animal assoupi
Donnait relâche à ses membres immenses.
Il ronfle, il soufle, et fait en respirant
Le bruit des flots qu'agite un ouragan.
Les deux cousins que ce sommeil rassure,
A petits pas s'approchent du serpent;
Et remarquant son écailleuse armure,
Rinaldin dit: Ma foi ce gros béta
Avec ceci va nous mettre à quia;
Nos héritiers y feront leur fortune.
Autant vaudrait se battre avec la lune,
Que de vouloir tirer un poil de là.
Rolandin rêve, et se tait: il observe
Ce vaste corps qui semble de métal.
Des plus grands coups l'écaille le préserve,
Hors où la patte au corps de l'animal
Vient s'emboîter. Il empoigne sa lance,
Montrant du doigt la place sans défense,
Et dit: Cousin, besognons maintenant;
Nous allons vaincre indubitablement.
La seule patte alors en évidence
C'était la droite; elle était toute en l'air,
Donnant beau jeu pour atteindre la chair
Sous la jointure où l'épaule commence.
Les paladins en même temps tous deux
Au corps du monstre enfoncent leurs épieux.
Il est atteint, il s'éveille: il s'élance
Aux deux garçons; mais ils ne sont plus là.
Ils ont repris leurs lances; et déjà
Vont s'esquivant à travers la saulsaie.
Le dragon hurle; il perd des flots de sang,
Et de sa queue en guise de croissant,
A droite, à gauche il abat la futaie;
Mais c'est en vain: les deux sages guerriers
Trompent sa rage à l'abri des halliers.
Elle en redouble et croît par sa durée,
Mais le terrain devient un lac de sang;
Et par degrés bientôt s'affaiblissant,
Le dragon tombe; et sa vue égarée,
De tout coté roulant avec effort,
Semble chercher qui lui donne la mort.
Il se tourmente, et de son cri sauvage
Fait retentir l'un et l'autre rivage.
On voit enfin tous ses membres roidis,
Tous les anneaux de sa queue aplatis;
Son mouvement s'éteint. Le monstre exhale
En expirant une odeur infernale
Qui des vainqueurs eut causé le trépas,
Si quelque saint que l'on ne connaît pas
N'eût fait soufler un vent de la rivière,
Qui dissipa la vapeur meurtrière.
Voulant aller voir le monstre de près,
Les paladins s'empêtrent et se lassent
Sous les rameaux touffus qui s'entrelacent.
Le sabre en main ils s'ouvrent un accès,
Font dans le bois grand abattis, et passent:
Mais excédés, affamés, et tous deux
Se regardant avec un air piteux:
Ah! quel tourment que la faim, mon cher frère!
Dit Rinaldin; j'en suis en pâmoison:
Elle me ronge en étrange manière;
Je mentirais si je disais que non.
Oh! par ma foi, mon cousin, si la tienne,
Dit Rolandin, est égale à la mienne,
En moins d'une heure ici c'est fait de nous;
Et ce trépas, cher ami, n'est pas doux.
Lors Rinaldin: J'aurais bien quelque envie,
Dit-il, d'aller tâter de ce dragon,
Si ce n'était la crainte du poison.
Cherchons ici quelque retraite amie,
Cabane, grotte, enfin quelque réduit
Qui nous abrite, au moins pendant la nuit.
Elle est bien près, mais on y voit encore:
Efforçons-nous, gagnons ce vert coteau.
Ils y marchaient dans un espoir nouveau
Quand un éclat de voix douce et sonore
Vient les frapper; et ne pouvant juger
Si ce chant-là vient de quelque berger
Ou de sa belle, ils vont à la rencontre
De la chanson. Une fille se montre:
Elle les voit, et disparaît soudain,
S'allant cacher au fond d'une tanière,
Et la fermant avec un bloc de pierre.
Aimable enfant, lui cria Rinaldin,
On doit asile à qui se meurt de faim:
Ouvrez, n'ayez nulle peur de nos armes,
Loin de vous nuire elles vous défendront.
Et Rolandin: Ne craignez point d'affront,
Dit-il; ouvrez, laissez-nous voir vos charmes.
En même temps il frappe de grand cœur
Avec sa lance à la porte de marbre.
On n'ouvre point; c'était prêcher un arbre:
La villageoise était mourant de peur;
Et n'ayant là compagnon de fortune
Qu'un bon vieillard accablé de langueur,
Elle laissait, sourde à toute clameur,
Les étrangers aboyer à la lune.
Mais Rinaldin lève sans peine aucune
La grosse pierre. Il entre, et dit: Voyez
Deux paladins qui jurent à vos piés
Amitié pure et service fidelle.
A ce serment le bon homme et la belle
Sont rassurés. Ils avaient un troupeau:
La fille y court, prend le plus bel agneau,
En quatre parts proprement le dépèce;
Le bon vieillard allume maint copeau,
Met comme il faut en place chaque pièce,
Prend les quartiers, les enfile d'un pieu,
Et de sa main les tourne autour du feu.
Le reste est mis au fond d'une marmite
Que sur le feu la fille fait bouillir,
En y joignant certaine herbe d'élite
Qu'un cuisinier n'a jamais su cueillir.
En attendant que la viande soit cuite,
La belle enfant va, vient, rode et s'agite
De tout côté, cherchant dans le manoir
Quelque escabelle où l'on se puisse asseoir.
Elle revient portant sur son épaule
Deux bons pliants tissus en bois de saule,
Et les présente aux deux jeunes héros
Si redoutés déjà par toute terre.
Ils mettent bas cimier, casque et visière;
On voit tomber leurs cheveux en anneaux;
On voit à plein leurs traits si doux, si beaux.
Et le vieillard qu'étonne leur figure:
Etes-vous donc, dit-il, des dieux nouveaux,
Vous qui passez toute humaine nature?
Nous sommes trop mortels, vieillard chéri,
Dit Rolandin; et sans ta courtoisie,
La mort venait nous arracher la vie.
La jeune fille avait durant ceci
L'oreille au guet et le cœur en souci,
Des beaux garçons raffolant en silence.
Nature instruit; et quand l'instinct commence
A pressentir les douceurs de l'hymen,
Jeune fillette avec son innocence
Brûle de plaire, et songe à dire amen.
Voyez un peu dans nos prés la génisse
En cent façons appeler le taureau;
Voyez un peu comme la plus novice,
Dès qu'il paraît, s'agite dans sa peau.
Il était tard: on apporte l'agneau;
On le dévore, et le souper s'achève
En un clin-d'œil. La fillette se lève,
Fait un salut et donne le bon soir,
S'allant coucher dans le fond du manoir.
Les paladins causent avec leur hôte,
Lui demandant si l'on pourrait avoir
Quelque prouesse à faire sur la côte.
Au temps passé nous n'en avions pas faute,
Dit le vieillard: tant et tant d'animaux
Et de géants infestaient nos montagnes
Que nous cherchions au loin d'autres campagnes
Pour faire paître et boire nos troupeaux.
Mais par hasard un certain qui se nomme
Sire d'Anglant, ou Roland, vint chez nous.
Monstres, géants, il les abattit tous.
Cette montagne est l'Atlas, qu'on renomme
Par tout pays. Quelquefois on y voit
Un rare objet; mais il faut être adroit.
Dire jusqu'où le mont porte sa crête,
Je n'oserais; je m'y casse la tête.
D'autres diront qu'il s'élève tout droit
Jusqu'au zénith, d'où l'on mettrait le doigt
Sur les fanaux de la voûte céleste.
Au temps jadis que j'étais jeune et leste,
De ce grand mont j'atteignis le sommet.
J'y vis un mage, admirai sa sagesse,
Et m'enrichis de maint rare secret
Dont j'ai depuis amusé ma vieillesse.
J'ai vu souvent à l'heure du matin
Du haut des cieux la Fortune descendre
A son palais sur l'Atlas, pour y prendre
Plaisirs divers. Si vous avez dessein
De monter là, daignez tous deux m'entendre.
A la moitié du mont l'air est si fin
Et si subtil, qu'on y respire à peine,
Ou même point: il fait manquer l'haleine;
Mais j'aurai soin de donner à chacun
Un outre plein d'air terrestre et commun.
Je veux vous dire aussi comme il faut faire
Pour discourir avec la déité
Que vous verrez si folle et si légère;
Sans cesse allant, venant de tout côté;
De tout repos ennemie éternelle,
Et s'entourant d'êtres aussi fous qu'elle,
Qui sans égard, sans pudeur, dans leurs jeux
Vont insultant les hommes et les dieux.
Mais il est tard; la nuit est avancée,
Et nous avons besoin d'un doux repos:
Moi, pour mon âge, et vous, pour vos travaux.
Le vieux se lève; il prend une brassée
De paille fraîche; il en forme deux lits
Pour les guerriers, dans un coin du taudis.
Dormez, dit-il, dormez jusqu'à l'aurore,
Dormez en paix: vous êtes entre amis.
Les deux cousins, qu'attendrissent encore
Les soins du vieux, lui donnent le bon soir
De tout leur cœur, et vont vaille que vaille
Tout habillés se coucher sur la paille,
Chacun des deux y dormit comme un loir.
Le temps si long pour quiconque travaille,
Fut court pour eux; et déjà le manoir
Est éclairé d'un rayon de lumière.
Tout était prêt; les outres étaient pleins:
Le vieux y joint un secours nécessaire,
Vivres grossiers, mais abondants et sains.
Il va porter le tout aux paladins,
Qui honteux d'être encor sur la litière,
Voudraient se voir déjà par les chemins.
Puis il leur dit comment ils devront faire
Avec la folle, et sans l'effaroucher,
L'entretenir s'ils peuvent l'approcher.
Quand vous serez au gré de votre envie
Au haut du mont, vous y verrez d'abord
Un grand palais qui vous paraîtra d'or;
Mais sa couleur à chaque instant varie:
Tantôt argent, pourpre, ou bien autrement.
Là point de toit; la déesse y descend
Tout droit du ciel. Le palais n'est pas sombre;
Il est percé de fenêtres sans nombre.
Vers le levant, la porte de l'enclos
Est à toute heure ouverte à la cohue.
La déesse a deux ailes sur le dos,
Deux à ses pieds; et du reste elle est nue.
Mais sur sa peau certaine huile épandue
La rend glissante, et trompe les efforts
De qui voudrait la saisir par le corps;
A l'arrêter toute peine est perdue.
Dans ce sachet de peau fine et velue
Prenez, dit-il, cette poudre menue,
Noire et gluante: un suivant de Bacchus
La rapporta des rives du Cocyte,
Comme les Grecs en ont l'histoire écrite.
Peut-être bien n'est-ce pas un abus.
Frottez-vous-en les mains, et cette adresse
Peut vous livrer la coureuse déesse.
Le vieux se tait; et ses hôtes joyeux
Vont gravissant sur le mont sourcilleux.
Vers le milieu voilà que le tonnerre
Naît sous leurs pieds et gronde sur la terre.
Les vents de mer, le fougueux aquilon,
Suivent l'orage et brouillent l'atmosphère;
Tandis qu'Atlas porte à son horison
Un air si sec, qu'il met en pâmoison
Les deux guerriers; mais, se servant de l'outre
Pour respirer, ils savent passer outre.
Ils ont l'aspect de ces murs lumineux
Percés partout, comme l'a dit le vieux,
De tant et tant de fenêtres dorées.
Ce palais semble ouvrage surhumain,
On croit pourtant que durant le festin
De tous les dieux en d'atroces contrées,
Le grand Atlas le bâtit de sa main.
Les deux cousins arrivent à la porte,
Entrent tout droit, parcourent le palais,
Sans jamais voir, ni de loin ni de près,
Rien qui n'ait 1'air d'une nature morte.
Rolandin dit en riant: Beau cousin,
Allons-nous-en par le plus court chemin:
Car, savons-nous si cette perronelle
Voudra venir? et puis si ce sera
Bon ou mauvais pour nous deux?...Alte là!
Nous en aller! nous serions plus fous qu'elle,
Dit Rinaldin: le bon vieux nous prendra
Pour deux enfants. Je n'entends point cela,
Et j'aime mieux souffrir toute détresse,
La faim, la soif, pour voir cette déesse
Dont nous faisons sur terre tant de cas.
Comme ils étaient dans ce grand altercas,
Voici venir par les airs l'immortelle
Tout-à-fait nue, ayant ses cheveux blonds
Pour vêtement; et maints jeunes garçons,
Ailes au dos, voltigeants autour d'elle.
Ils portaient tous un vase dans la main,
Chacun rempli de différent butin.
Perles, écus, y sont en loterie;
Et les heureux gagnent à ce beau jeu
Quelque ambe sec, mais de terne fort peu:
Et quant au quine il est chose inouïe;
C'est le phénix qu'on attendrait en vain;
Seul il vaudrait tout l'avoir de Jupin.
Enfin, de traits plus d'une urne est remplie,
Chacun portant ou la haine ou l'amour.
Sous son bras droit la déesse à son tour
Tient un grand vase, et de grande importance;
On aurait dit la corne d'abondance.
C'est comme un fleuve; il perd sans s'épuiser.
Quand les enfants vidaient leur escarcelle,
Ils la laissaient sur leur dos reposer;
Où bien cherchaient l'urne de l'immortelle
Pour en remplir la leur. Ils n'ont point d'yeux;
Les uns sont vifs, les autres paresseux,
On les nommait la troupe des Caprices,
Et la déesse en faisait ses délices.
Certaine vieille était au milieu d'eux,
Vilain paquet de rebutantes rides,
Cloaque impur d'exhalaisons fétides:
C'était l'Envie. Un autre objet hideux,
Au regard louche, an teint de pain d'épice,
L'entretenait la tenant par la main.
Ce monstre-là, c'est la noire Malice
Qui sert l'Envie, et selon son dessein,
En temps et lieu se montre au genre humain
Pour l'attirer dans les pièges du Vice.
Rinaldin prend aux cheveux un garçon
Par badinage et pour avoir sa tasse;
Il tire, il tire en vain. Le polisson
Prend sa volée, et la coupe se casse.
Mais Rolandin, qui dans sa main a pris
La poudre noire amassée au Tartare,
D'un bras nerveux saisit sans dire gare
La déité, qui jetant les hauts cris
Tourne en tous sens, comme fait la gazelle
Prise au lacet; sur quoi se moquant d'elle
Un beau vieillard avec beaux cheveux gris
Vient lui ravir sa corne d'abondance.
Elle sanglotte, et le vieux qui s'élance
Au bas du mont, va courir l'univers.
De ce moment les Vertus en souffrance,
Et les Beaux-Arts, vont avoir l'assurance
De n'être plus jugés tout de travers.
Les grandes cours ouvrant alors leur porte
Aux gens de bien, chasseront la cohorte
Des vils flatteurs, des sots, des ignorants.
Ce bon vieillard était le droit Bon-Sens
Que chacun croit avoir, et qu'on n'a guère:
C'est ce qui fait que tout va sur la terre
Tout de travers, faute de ses avis.
C'est lui qui sait à tout mettre son prix,
Tout discerner par règles immanquables;
Vice et vertu, biens faux ou véritables,
Et, sans jamais qu'il se méprenne en rien,
Faire à chacun le sort qui lui convient.
Tant et si bien la Fortune s'agite,
Après avoir gémi, pleuré beaucoup,
Qu'à Rolandin échappant tout-à-coup
Elle s'évade et rassemble sa suite,
Puis d'un ton rogue et fière de sa fuite:
Vas, insolent, dit-elle, un jour viendra
Que de ton fait ma sœur me vengera;
Ma sœur nommée en tous lieux la maudite.
Nous te donnons le choix pour un fétu,
Dit Rinaldin; ton amour ou ta haine
Nous sont tout un. Nous suivons la Vertu
Que nous donna le ciel pour souveraine.
Il ne nous faut que gloire; honneur et peine.
Garde tes dons pour qui veut du repos:
Ceux de Vertu semblent d'autant plus beaux,
Qu'ils ne sont pas des fruits de ton domaine.
Dame Fortune alors remonte aux cieux
En se mordant les doigts de telle rage,
Que les guerriers en rirent bien entr'eux.
Telle est la cane au bord d'un marécage,
Se débattant aux serres du faucon.
Les beaux-cousins visitent la maison
De la déesse, admirant les sculptures
Et les tableaux avec leurs écritures.
On y voyait le présent, l'avenir,
Et le passé: des têtes couronnées
A la charue à son gré condamnées,
Et des catins faites pour se flétrir
Aux mauvais lieux, s'élever jusque au trône
Pour en chasser noble et chaste matrone.
On y voyait les mitres, les chapeaux,
Prostitués aux intrigants, aux sots.
Là se voyait l'Ignorance, étalée
Dans son fauteuil, buvant d'excellent vin,
Tandis qu'ailleurs Vertu mourant de faim,
D'un tas de sots devenait la risée.
C'était partout chose comique à voir,
Mais les guerriers ont autre chose en tète:
De ces tableaux aucun ne les arrête;
Au beau palais ils donnent le bon soir.
Je n'aurais pas fait tout-à-fait de même:
J'aurais fort bien négligé l'avenir
Et le passé; mais j'aurais pris plaisir
A regarder le siècle dix-septième:
Règne du vice, ou la Vertu gémit,
Apollon pleure et les Muses languissent;
Le Mal-engin, le Mensonge fleurissent,
Et grasse à lard l'Ignorance jouit.
Ah! si j'osais ici donner carrière
A mon propos. Je vous ferais pâlir:
Tant vous verriez de Cacus s'établir
Sur l'Aventin! c'est une fourmilière.
Hercule encor viendra-t-il écraser
Ces favoris de la folle déesse,
Qui dans son sein les reçoit, les caresse,
Et rit de voir nos troupeaux s'épuiser?
Les Malandrins se font de nos lainages
De bons habits, et nos pauvres pasteurs
Restent tout nus parmi nos pâturages.
Mais si le ciel touché de nos douleurs
Veut mettre fin à tant de brigandages,
Nous sauverons, riches dans nos maisons,
Nos chers troupeaux et leurs douces toisons.
Les deux cousins descendaient la montagne
Si lestement, qu'on les eût pris fort bien
Pour des fuyards, eux qui n'ont peur de rien;
Ou pour deux cerfs qu'une meute accompagne.
Un air moins fin rétablissait le jeu
De leurs poumons, et les voilà dans peu
Au pied du mont auprès de leur vieil hôte.
Il jouissait de se voir côte à côte
De deux guerriers de si rare valeur;
Et sur le champ il leur sert avec joie
Des mets grossiers, mais donnés de grand cœur.
Rolandin dit: Le destin nous envoie
Parmi les noirs sur les bords africains,
Chercher Richard la fleur des paladins.
Enseignez-nous, s'il vous plaît, une route
Qui nous conduise à quelques beaux exploits;
Car un seul jour oisif sous le harnois,
Voilà le sort que notre cœur redoute.
Lors le vieillard: Ici près dans un bois,
Je sais, dit-il, qu'une femme réside
Qui par caresse attire les passants,
Et puis les fait égorger, la perfide,
Par ses géants. Hélas! depuis dix ans
J'ai vu périr aux mains de la traîtresse
Mon fils chéri, l'appui de ma vieillesse.
Ses traits sont beaux, ses yeux ont mille appas,
Mais redoutez sa dangereuse adresse.
Malheur à vous, si vous n'évitez pas
L'art imposteur d'une feinte caresse!
D'une Sirène elle a la douce voix;
La sienne encore est plus douce et plus tendre;
Le vent s'arrête, et les chantres des bois,
Emerveillés, se taisent pour l'entendre.
Elle sait trop l'art de donner des lois
A tous les cœurs. Tout en elle intéresse,
Gestes, discours; enfin c'est la déesse
De la Beauté. Je crains votre jeunesse.
Oh! par ma foi, s'écria Rinaldin,
Le cœur me bat de finir l'aventure;
Mais j'ai regret de faire du chagrin
A cette belle, ou nymphe, ou créature
Dont en tous lieux on pleurera la fin.
Oh! pour cela y répliqua Rolandin,
Rassure-toi: quelle que fut sa rage,
Je ne voudrais meurtrir son beau visage.
Sur ce propos ils quittent le vieillard
Sans différer, et de toute vitesse
S'en vont au bois, où ce soir je les laisse
Pour retourner à mon ami Richard.
[***]
Le malheureux gémit, se donne au diable,
Quand il apprend que durant son sommeil
On a ravi cette fille adorable
Dont il est fou. Jugez le beau réveil!
Un autre ici pour peindre sa détresse
Epuiserait tous les arts de la Grèce,
Vous détaillant tout ce qu'un pauvre amant
Peut dire et faire en si cruel moment;
Mais entre amis nous allons à la bonne,
Et nous contons les choses rondement,
Sans qu'Hélicon ni Parnasse en ordonne.
Au vrai, Richard prend la chose si mal,
Que sans adieu quittant ses camarades
Il perd la tête, il sort, monte à cheval,
Et court les champs par bonds et galopades.
Où courut-il? où fut-il s'arrêter?
Demain matin vous en saurez l'histoire,
Si vous daignez, mesdames, l'écouter.
Et si j'en ai conservé la mémoire.

CHANT XXVIII.

Richard, désespéré, quitte ses compagnons et erre misérablement. Le vieux, passant par là sur son griffon, le ramène à la vie. Sa magie leur apprend ce que la sorcière a fait de Despine : transformée en ourse, sous la garde d'un cruel géant, elle est dans l'île Tristan. Richard se met aussitôt en route, guidé par le vieux.
De leur côté, Rinaldin et Rolandin partent châtier une sorcière qui attire les garçons pour les tuer. Rinaldin tombe dans le piège amoureux et, nu, enchaîné, est trainé par un géant que le sage Rolandin combat et tue. Ayant assommé un lion qui courait après leurs chevaux, ils se mettent en selle et rencontrent le vieux sur son griffon, et Richard à sa suite. Ils échangent les nouvelles et tous se mettent en route pour l'ile Tristan. Affamés, ils trouvent un château entouré d'un profond fossé où un nain se goinfre en se moquant d'eux. Richard, puis le vieux et le griffon, tombent dans le fossé. Lirine qui les rejoint là, les délivre grâce à un stratagème.

L'Amour agit sans savoir ce qu'il fait,
Quand il agit sur notre fantaisie.
On juge bien la cause par l'effet,
Voyez un fou jeter à la voirie
Tout ce qu'il a, son or et ses bijoux:
Voyez l'amant dire à sa belle amie,
Prenez, prenez; et puis avec les fous
A l'hôpital il va finir sa vie.
Jamais le fou ne sait bien ce qu'il veut:
Et l'amoureux sait-il mieux ce qu'il peut?
Au plus brûlant soleil le fou s'arrête,
Comme portant tout l'hiver sur sa tête;
Et l'amoureux au plein midi d'été,
Pour dire un mot à sa divinité,
Va se planter au coin de quelque rue,
Comme un piquet, avec la tête nue.
L'amant, le fou, sont souvent en fureur,
Et tous deux font peu de cas de leur vie.
Tous les deux sont étincelants d'ardeur,
Tous deux toujours acteurs de tragédie.
Le fou par fois recouvre la raison;
Mais pour l'amant jamais de guérison:
C'est le seul point qui les différencie.
[***]
Quiconque aurait rencontré Richardet,
Les yeux hasards et la tête perdue,
Courant partout, sans arrêter la vue
Sur nul objet, l'aurait pris en effet
Pour un vrai fou. La flâme et la fumée
Sortent du haut de son casque brûlant:
Ses hurlements que de loin on entend
Semblent l'écho d'une mer irritée.
Vers le Ponant il chemine, appelant
A haute voix sa dame tant aimée:
Et c'est en vain; lui seul il se répond,
Mais ses clameurs vont réveiller au fond
Des antres creux maints animaux féroces,
Qui l'œil en feu s'en viennent l'assaillir.
Son bon cheval sait bien les accueillir,
Et brise à tous leurs mâchoires atroces
Avec ses pieds qui ne sauraient faillir.
Le bon Richard voyait sa fin prochaine,
N'ayant mangé ni bu depuis trois jours,
Et ne trouvant nulle part de secours
Qui l'assistât dans cette étrange peine.
Il s'abandonne et se laisse mener
Par son cheval qu'il ne peut gouverner.
Tandis qu'ainsi sa monture le traîne
En côtoyant l'atlantique Océan,
Et qu'il n'attend qu'une mort trop certaine,
Paraît en l'air sur son griffon volant
Ce bon vieillard le gardien de Despine,
Qui fut aveugle, et qui n'en voit que mieux
Par un bienfait de la sage Lirine.
Il voit Richard, et fond du haut des cieux
Auprès de lui. Le vieux n'est pas frivole;
Il a promis à Richard son retour,
Et de l'Egypte à la pointe du jour
Il est parti pour lui tenir parole.
Comme il était instruit à bonne école,
Voyant Richard en si piteux état,
Il juge bien que c'est quelque attentat
Qu'aura tramé la fille d'Armodie.
Il saute à terre: il embrasse Richard
Qui ne donnait aucun signe de vie;
Et le vieux craint d'être arrivé trop tard.
Lors délaçant le heaume et la visière,
Et d'un flacon qu'il porte à tout hasard
Versant une eau de vertu singulière,
Il la répand sur le bon paladin.
Richard reprend sa force dégradée,
Comme en été sous une douce ondée
Roses et lys refleurissent soudain.
Il voit le vieux en rouvrant la paupière,
Et sa douleur n'en est que plus amère.
Bon vieux, dit-il, je n'ai plus qu'à mourir:
On m'a ravi ma Despine, et peut-être
Des scélérats l'auront-ils fait périr.
Ah! que n'est-elle en ce séjour champêtre,
Où sous ta garde elle aimait à se voir!
Je revivrais en reprenant l'espoir.
Ah mon amie! quelles métamorphoses
De doux plaisirs en funeste tourment!
Seigneur, répond le vieux, ce sont là choses
Que le destin conduit secrètement,
Et ses décrets sont pour nous lettres closes.
A quelque saint qu'on se puisse vouer,
On n'y voit goutte, il le faut avouer;
Mais, comme on sait, la divine sagesse
Est toujours juste et fait tout pour le mieux.
Rassurez-vous, seigneur: votre détresse
Touche à sa fin que je lis dans les cieux.
Dans vos dangers qu'on peut dire sans nombre,
Sans doute un Dieu vous couvrit de son ombre,
Et vous donna la victoire en tout lieu.
Croyez-vous donc que ces bienfaits d'un Dieu
Vous réservaient à finir votre vie
Dans un désert? Loin de vous la folie
De le penser! Mais laissez-moi pourvoir
A découvrir ce qu'il nous faut savoir
Pour vous servir. Soudain il fait paraître
Un farfadet, et lui commande en maître
De l'informer où Despine peut être.
Mais le lutin rechignant à la loi,
Va rabâchant mainte fausse nouvelle.
Elle est, dit-il, sous la mer. — Mais laquelle?—
Je n'en sais rien. Puis il dit: Je la croi
Changée en ours; et déchirant le monde
Sur les chemins. Puis encor: Je la voi
Au fond d'un puits, et barbottant dans l'onde
Jusqu'au menton. Le vieillard est fâché;
Il met au jeu tout son pouvoir magique,
Et fait si bien, que le follet explique
En termes clairs ce qu'il avait caché.
Elle est, dit-il, au climat de l'Afrique,
Près de Congo, sur le vaste Océan,
Dans un îlot qu'on appelle Tristan.
Il raconta comment l'avait ravie
Par trahison la fille d'Armodie,
Et comme aussi Mélène sans pitié
D'un ours affreux lui donna la figure.
Despine perd sa blonde chevelure,
Son teint vermeil; et de la tête au pié
Elle fait peur, même à voir en peinture.
La malheureuse en pleure outre mesure.
Puis, ajoutant que l'ourse est sous la main
D'un fier géant, il disparaît soudain.
Jamais fiévreux, qui tandis qu'il sommeille
Est tourmenté par maint fantôme vain,
N'est si content de voir lorsqu'il s'éveille
S'évanouir ce cortège assassin,
Que Richardet apprenant que sa mie
Près de Congo se trouve encore en vie.
Il ne fut pas tardif à réparer
Par bon potage et bon vin sa faiblesse:
Cinq ou six coups bus sans désemparer,
Le mirent même à deux doigts de l'ivresse.
Partons, partons; quittons ces lieux déserts,
Dit-il au vieux, et parcourons les mers
Jusqu'à cette ile où respire ma belle
Près de Congo sous sa forme nouvelle.
Le bon vieillard monte sur le griffon
Qui prend son vol. Richard n'est pas en reste,
Et suit au trot: tant son cheval est leste!
Du haut de l'air le vieux sur son faucon
Montre à Richard la route qu'il faut prendre.
Prions le ciel qu'il veuille les défendre
Sur leur chemin de toute trahison.
Ils vont gaîment sans nulle défiance;
Et nous, allons trouver les deux cousins;
Ces deux héros la gloire de la France,
L'honneur, la fleur de tous ses paladins.
[***]
Ils arrivaient à ce bois où demeure
Celle qui flatte, attire les passants
Pour les occire; et c'était juste à l'heure
Où le soleil de ses rayons naissants
Vient colorer l'air, les mers et la terre.
Dans les forêts ils ont peu de lumière
Sous les rameaux partout s'entrelaçant;
Mais par degré la clarté plus entière
Guide leurs pas vers un pré fleurissant
Plein de troupeaux: on n'en vit jamais tant.
Dans le milieu sont jardins en arcades,
Etangs et lacs, et ponts et colonnades.
Là sur les eaux le cygne, le héron
Vont s'étalant; et la gente chevrette,
Deçà, delà, court à travers l'herbette.
Mille oiselets, sur l'arbre du limon,
Sur l'oranger développent leur aile:
L'air retentit des chants de Philomèle,
Et s'embaumant du doux parfum des fleurs,
Fait respirer les suaves odeurs
De nos jasmins et de celui d'Espagne,
Que le muguet, le lilas accompagne,
Et la jonquille, et la rose, et le lis.
Les voyageurs demeurent ébahis;
Et dans les sens se glisse avec mollesse
Je ne sais quoi qui dément leur prouesse.
Au bout du pré se trouve le palais
De celle-là qui se plaît à conduire
Ses amoureux à l'éternelle paix.
Comment est-il? Je ne puis le décrire,
Car ce serait à ne finir jamais:
Voici vraiment tout ce que j'en puis dire.
C'est qu'on n'a vu jamais, ni ne verra
En aucun lieu, rien d'égal à cela.
On peut entrer sans peine et sans mystère:
Cinq portes là s'ouvrent à tous venants;
Et l'on y voit donzelles, jeunes gens
S'évaltonnant en diverse manière.
On rit, on chante, on se lorgne: on fait mieux,
On se caresse en buvant du vin vieux
A pleine tasse, et faisant bonne chère.
Bref, ce n'est là que plaisirs et que jeux.
Rolandin dit: Gardons-nous bien, mon frère,
De l'accident dont nous parlait le vieux.
Je sens déjà du goût pour la sorcière,
Et je n'ai pas encor vu ses beaux yeux.
Allons-nous-en; je me crains en ces lieux.
Vois-tu? la femme est un paquet de bourre;
L'homme un charbon; le diable un ouragan.
Il les accouple, entre les deux se fourre,
Puis soufle, soufle, et les pousse en avant.
Celui qui fuit dans l'amoureuse guerre
Est le vainqueur, dit l'adage vulgaire;
Et par ma foi je trouverais bien dur
De trépasser dans ce désert obscur:
Le tout, pour suivre une brutale envie,
Au déshonneur de toute notre vie.
Allons-nous-en. Souviens-toi, beau cousin,
Que c'est le Christ qui montre le chemin.
Rinaldin rit, et dit: Mon très cher frère,
Tu parles là comme un vieux moine en chaire;
Non comme un jeune et brave paladin.
Moi je veux voir un peu si la fillette
A bonne grâce et quelques jolis traits.
Mais ne crains rien, ami, je te promets
De rester froid comme un anachorète.
On voit venir la dame du palais,
Rolandin fuit en détournant la vue;
Mais Rinaldin s'empresse et la salue:
En la voyant il perd honte et vertu,
Et ne sent plus dans son cœur trop ému
Que l'appétit de la voir toute nue.
La dame rit, le regarde et se tait;
Et Rinaldin, en bon Français qu'il est,
Sans hésiter la baise sur la joue.
Elle recule et fait un peu la moue:
Feinte pudeur vient rougir son beau front,
Comme il convient. La traîtresse en sait long!
Rinaldin perd tout-à-fait la cervelle,
Serre en tremblant les deux mains à la belle
Avec transport, et jure qu'il sera
De ses beautés adorateur fidelle,
Esclave, amant, tout ce qu'elle voudra.
Elle sourit, et sans pudeur ni honte
Elle l'entraîne au palais. Il la suit,
Parlant d'amour et de ce qui s'ensuit.
Va, malheureux, va recevoir ton compte
Chez celle-là qui sans foi ni vertu,
A l'âme noire et le cœur corrompu.
Ah Rinaldin! fuis ce séjour du crime
Où tu seras et captif et victime.
Mais le garçon se plaint du pas trop lent
De sa déesse: il voudrait que la belle
Volât en l'air, et lui-même avoir l'aile
D'un aquilon sans relâche souflant,
Pour la pousser en un clin-d'œil chez elle.
Elle résiste, et par de feints refus
Elle l'amuse et l'enflamme encor plus.
On les reçoit tous deux à l'arrivée,
Comme au théâtre on accueille les rois.
Vous savez bien que la toile est levée
A leur aspect, et qu'on voit à la fois,
Au doux concert des flûtes, des hautbois,
Se marier une pompe éclatante.
Tel, au concert des plus charmantes voix
Le palais joint sa parure brillante.
Durant ceci, le triste Rolandin
Rodait autour de cette infâme enceinte;
Tout occupé du sort de son cousin,
Pour qui son cœur connaît enfin la crainte.
Sais-je, dit-il, si le fer meurtrier,
Le vil cordeau, tranchant déjà sa vie,
N'ont pas été le prix de sa folie?
Il se dispose à monter l'escalier
Pour ramener soudain le prisonnier
S'il est vivant, ou pour tirer vengeance
De son trépas; mais du palais fatal
Un fier géant, sur un char triomphal,
Hors de la porte avec orgueil s'avance.
Le géant tient Rinaldin enchaîné,
Nu comme un ver, honteux et consterné.
Ce n'étaient point génisses ni cavales
Qui le traînaient: c'étaient, soumis au frein,
Deux forts lions, que le bon Rolandin
Croit arrêter avec leurs martingales.
Mais de la griffe en guise de grapin
Il en reçoit une atteinte si sure,
Qu'il était mort sans sa divine armure.
Il prend alors le cimeterre en main,
Et des lions l'affaire est bientôt faite.
Le gros géant descend de sa charette
Et fait briller sa masse d'acier fin,
A haute voix bravant le paladin:
Puis d'une force égale à son audace,
Sur le cimier il fait tomber la masse.
Le coup gauchit, par miracle; sans quoi
Le paladin en total désarroi
A son cousin eut tenu compagnie.
Mais de sa dague il transperce le flanc
Du grand mâtin, qui des flots de son sang
En trébuchant inonde la prairie,
Meurt en hurlant de rage; et Rolandin
Va sur le char détacher son cousin,
Et dans ses bras le serre avec tendresse.
Le malheureux, confus de sa faiblesse,
Ne sait que dire, et demande pardon.
Et Rolandin que la fureur possède,
Court au palais qu'il croit à l'abandon.
Il se trompait: sa force à qui tout cède
Ne peut forcer porte, mur, ni cloison:
Sa bonne épée est un faible remède.
Il se retourne et joue un autre jeu:
La masse en main il enfonce dans peu
Toute clôture, et la porte est ouverte.
Il monte: il voit chaque chambre déserte;
On redoutait et la masse et l'épieu;
On se cachait: mais la dame du lieu
Sort d'un sallon, faite au tour, demi-nue,
Et vraiment belle à mettre à mal un saint.
La scélérate éplorée, éperdue,
Criait merci; mais le fier Rolandin
N'écoute rien, et la tête coupée
Lui sert d'enseigne au bout de son épée.
Plus de palais alors. Le paladin
Est au milieu du bois où Rinaldin
Sous les rameaux recouvre son armure;
Mais le beau corps de la sorcière impure
N'est nulle part. Les guerriers étonnés
Se regardaient, admirant l'aventure;
Mais ils sont faits à toute étrange allure,
Et tous deux sont bientôt rassérénés.
Rinaldin prend ses harnois de batailles,
Et Rolandin à travers les broussailles
Observe tout. Il voit un vaste amas
Tout d'ossements humains. Il en approche,
Et lit ces mots écrits sur une roche
Qui tout autour bordait l'horrible tas:
« C'est en ces lieux qu'ont reçu le trépas
« Les amoureux de l'infâme Pornée.
(Tel est le nom de le méchante fée. )
« S'ils avaient su, fuyant ce triste bois,
« Se garantir d'une fatale ivresse,
« Ils auraient pu, conservant leur sagesse,
« De l'âge d'or suivre les douces lois.
« Voilà le sort que garde la cruelle
« A qui la suit, et s'amuse avec elle. »
Viens, Rinaldin, s'écrie à haute voix
Son beau-cousin; viens voir à quelle fête
Te réservait l'abominable béte
Si tu restais aux mains de son géant.
Rinaldin vient, et dit en se signant:
Loué soit Dieu, cousin, que ta prudence
T'ait préservé de mon extravagance!
Lors Rolandin: Apprends donc, mon ami,
A mépriser toute telle carogne.
J'en punis une à regret aujourd'hui.
Mettre une femme à mort, n'est pas besogne
De paladin; mais, comme celle-ci,
Quand elles ont méchanceté profonde,
C'est un devoir d'en délivrer le monde;
Et j'ai bien fait ce que j'ai fait ici:
Car on ne doit indulgence, à vrai dire,
Qu'à leur faiblesse incapable de nuire.
Mais au rebours, celles qui font métier
De dévaster un canton tout entier,
Ce sont fléaux et monstres sur la terre,
A qui l'on doit une éternelle guerre.
C'en est assez; suivons notre chemin,
Sans plus parler de ta folle luxure.
Bien obligé, repartit Rinaldin;
Car si ma femme apprenait l'aventure,
Elle en aurait un rude crève-cœur,
Et puis, qui sait? elle serait d'humeur
A se venger de moi par même injure.
Comme en causant ils marchaient à pas lents,
L'air retentit de longs hennissements,
Et Rinaldin voit du haut d'une roche
Sous les halliers, un lion qui s'approche
Donnant la chasse à deux beaux destriers:
Ceux-là qu'au bois ont perdus les guerriers.
Tous deux à pied suaient sous leur armure,
Rinaldin court, et Rolandin le suit.
Ils appelaient à grands cris leur monture,
En poursuivant le lion qui les fuit.
Ils font si bien, que devant qu'il soit nuit
Ils l'ont atteint; et tandis qu'on l'assomme,
Les deux chevaux sont accourus au bruit.
C'est Serpentin et Lefort qu'on les nomme,
Chacun selon leur divers acabit;
Et tous les deux, comme ayant de l'esprit,
Viennent fêter, flatter chacun leur homme.
Les deux cousins montés sur leurs coursiers
Trouvaient fort doux d'épargner leurs souliers,
Et devisaient à l'aise bien en selle,
Quand tout-à-coup paraît au haut des cieux
Un grand oiseau battant l'air de son aile;
Et sur son dos est assis un bon vieux
Qui par le frein le dirigeant sans peine,
Comme il lui plaît à son aise le mène.
Rinaldin dit: Quel est donc ce barbon
Qui va par l'air chevauchant un faucon?
Car il n'est pas de notre humaine espèce.
Ah! quel bonheur pour moi, si par adresse
Je l'enlevais du dos de son oiseau
Pour m'y placer! comme alors sans bateau
De l'Océan j'arpenterais la plaine!
Toute la terre, en moins d'une semaine,
Je la voudrais courir sur ce moineau.
Comme il parlait, le grand oiseau s'approche,
Un cavalier sur un beau destrier
Le suit de près, comme on suivrait un coche
Pour l'escorter. A l'aspect du cimier,
Les deux cousins ravisent le guerrier:
C'est justement celui qu'on les envoie
Chercher partout avec tant de travaux;
C'est Richardet. Imaginez la joie.
Arrêtez-vous, magnanime héros,
Lui cria-t-on: vous voyez dans ces plaines
Deux bons parents, qui par monts et par vaux
Vous vont cherchant à travers mille peines.
Alors l'oiseau sous la main du vieillard
Descend, se pose auprès d'eux; et Richard
Met pied à terre. On s'aborde, on s'embrasse;
Puis ils se font sans sortir de la place
Mille détails. Et quand Richard apprend
Que le roi Charle a péri dans son camp
Par le forfait du traître de Mayence,
Et que Renaud et le sire d'Anglant,
Ses chers amis, ont eu la même chance,
Il se lamente, il pleure à toute outrance.
Lors Rinaldin, à ses pieds prosterné,
Lui raconta comme au trône de France
Le grand conseil l'avait prédestiné:
Dont Paris fait telle réjouissance,
Qu'on y croit naître une seconde fois
Pour le bonheur. Ils font un mauvais choix,
Reprit Richard: je suis loin de suffire
A gouverner un aussi vaste empire.
Mais Rolandin avec humilité:
L'œuvre de tous est l'œuvre de Dieu même,
Dit-il; et quand le vœu du comité
Vous décerna la dignité suprême,
Dieu l'inspirait. C'est en vous qu'il nous rend
Le bon roi Charle, et Renaud, et Roland.
Votre refus, seigneur, serait offense
Au Dieu du ciel comme à l'état de France.
Sur ce propos Richard s'appaise un peu.
Mes chers amis, dit-il, en temps et lieu
Nous traiterons entre nous cette affaire;
Mais écoutez, Mélène la sorcière
Dessous sa loi par noir enchantement
Tient aujourd'hui celle qui m'est si chère.
Et ce beau corps frappé d'un talisman
Ne paraît plus qu'un tigre sanguinaire.
Vous me voyez la cherchant; et j'espère
La retrouver dans peu, rompre ses fers,
Et l'arracher à l'horrible figure
Que lui donna la magicienne impure.
Si je péris victime des enfers,
Souffrez, amis, que je vous recommande
Ce cher objet, et je vous le demande
Au nom de ceux qui vous sont les plus chers.
Mais poursuivons et marchons sans remise,
Déjà je vois plus d'un signe certain
Du prompt succès de la noble entreprise;
Car ce n'est pas un aveugle destin
Qui conduisant ici ces beaux gendarmes,
Fleur de la France et gloire de ses armes,
Les y rassemble avec ce bon vieillard,
Et cet oiseau qu'il soumet à son art.
Sans plus tarder on se remet en route.
La nuit venait. Ma foi, dit Rolandin,
Je voudrais bien ne pas la passer toute
Sous le couvert d'un chêne ou d'un sapin.
Je voudrais voir quelque hôtesse proprette
Qui me donnât bonne chère et bon lit.
Trois jours de jeûne éveillent l'appétit:
Depuis trois jours je suis à la diète.
Je suis marri, frère, de ta disette,
Lui répondit le sensible Richard;
Mais tu vois bien qu'ici de nulle part
On n'aperçoit maison ni maisonnette.
Sur son griffon dépéchons le vieillard,
Qui de si haut découvrira peut-être
Quelque cabane où trouver de quoi paître.
Aussitôt fait que dit; et le vieux part.
Au bout d'une heure abaissant sa volée
Il s'en revient, et dit: Si j'ai bien vu,
Une forêt dans son centre brûlée
Offre un logis fort bien entretenu;
Mais on ne peut y pénétrer d'emblée:
Un grand fossé l'entoure, un fossé d'eau,
Où l'on ne voit pont, barque ni radeau.
Allons, allons y dirent-ils tous ensemble;
Nous passerons le fossé sans efforts.
Moi, dit Richard, avec mon cheval d'amble
J'en suis bien sûr; il a le diable au corps.
Rinaldin dit: Nous avons confiance
De le sauter à pieds joints sans façon:
J'ai fait cent fois pareille expérience;
On me croyait des ailes au talon.
Ils vont grand train; l'ardeur qui les enflâme
Les fait bientôt arriver au donjon.
Le mur est bas et le fossé profond,
Et dans l'enceinte on ne voit pas une âme.
Un gros courtaut vient à paraître enfin,
Nonchalamment assis sur la muraille
Les pieds balants: avec une futaille
A ses côtés, et le verre à la main
Buvant razade à chaque paladin.
Grand bien te fasse, ami, dit Rinaldin:
Mais fais-nous part un peu de ta gogaille,
Je boirais bien un bon coup de ton vin.
Nenni ma foi, répond le gros coquin,
J'aime à nourrir les chiens, je leur fais fête,
Mais les passants, c'est pour les tenir loin
Que j'ai creusé ces fossés avec soin.
Lors Rolandin; Attends, vilaine béte,
Tu vas payer de ton énorme tête
Ton insolence et tes lâches propos.
Le nain ricanne, et réplique en deux mots:
Adieu, bon soir, messieurs; car voici l'heure
De mon souper; et rentre en sa demeure.
Richard s'indigne; il pique son cheval
Qui marche à faux et trébuche au canal.
Par grand miracle aucun ne se fracasse
Dans cette chute; et l'honnête vieillard,
Tendre et fidèle ami du bon Richard,
Veut à tout prix le tirer de la nasse.
Sur son faucon il y descend tout droit;
Mais du fossé le fond est trop étroit
Pour que l'oiseau puisse y jouer de l'aile;
Les voilà pris tous deux dans la tonnelle* [au piège],
Les deux cousins larmoyant bel et bien,
Disaient au vieux: N'est-il point de manière
Pour vous tirer de cette souricière?
Le vieux répond: Mon art ne m'en dit rien.
Survient alors le gros nain qui les guette
Du haut des murs; il riait aux éclats
De leur détresse. Il a dans sa pochette
Force cailloux, qu'il lance à tour de bras
Au bon Richard, serré dans la cunette* [canal]
Auprès du vieux; et puis quand il est las,
Il se remet à vider sa tinette,
Criant: Je trinque à toi, pauvre guerrier
Qui dans mes fers t'en viens à l'aveuglette!
Et puis après: A toi, vieux gargottier
Tombé du ciel pour peupler mon vivier!
Richard se tait; le bon vieux fait de même.
Les deux cousins cherchent quelque moyen
Pour les tirer de ce péril extrême:
Force et courage, hélas! n'y peuvent rien.
Le bon Richard enfin rompt le silence:
Mes chers amis, allez, dit-il, en France
Si vous m'aimez, et dites-y comment
Je suis cloué dans cette fondrière,
Mais commencez par l'île de Tristan,
Pour délivrer la beauté qui m'est chère.
Le petit nain jetant pierre sur pierre
A Richardet, l'allait presque assommant.
Lors Rolandin dit à son camarade:
Mon beau-cousin, allons battre l'estrade
Pour nos amis; cherchons quelque instrument
Qui leur fournisse un moyen d'escapade.
Ne vois-tu pas quels fruits on cueille ici?
Partons soudain, mais par diverse route,
De tout côté nous trouverons sans doute
Tigres, lions et panthères aussi;
Faute de mieux, découpant en lanière
Leurs fortes peaux, nous en ferons, mon frère,
Un bon cordage avec quoi, Dieu merci,
Nous tirerons nos compagnons d'affaire.
Aussitôt fait que dit. Ils vont ainsi
Courir le bois: l'un galoppe au midi,
L'autre au ponent. Rinaldin est en quête
Du grand lion dont il brisa la tête.
Rolandin cherche, et ne voit rien du tout.
Ils ont percé le bois de bout en bout
Quand Rinaldin s'arrête au pied d'un tremble
Pour écouter gens qui causaient ensemble.
Il court aux voix; il aperçoit Maugis,
Et puis Lirine avec le roi son père
Qu'il reconnaît à sa devise altière.
Venez, venez, dit-il, mes chers amis,
Venez sauver la gloire de la France,
Prête à s'éteindre avec le bon Richard,
Ou le venger, s'il est déjà trop tard
Pour opérer sa juste délivrance.
Il est gissant dans un fossé profond,
Avec un vieux qui vole par le monde
Bien à son aise assis sur un faucon.
Près des fossés un animal immonde,
Un nain trapu, les nargue en leur prison,
A tout moment leur jetant quelque pierre.
Richard tomba dans la fatale ornière
Qu'il espérait sauter; et le vieillard
Y descendit pour en tirer Richard
Notre bon roi. Voyez s'il est possible
De le sauver; mettez-y tout votre art:
Comme pour lui, c'est pour nous chose horrible
Que sa prison dans le fond d'un puisart.
Lirine alors regarde dans son livre,
Y voit la fosse, et le mur où s'enivre
En ricannant le monstre gras à lard.
Elle reprend soudain l'air d'assurance:
Allons, dit-elle, au fatal réservoir,
Mais le gros nain a beaucoup de pouvoir:
Il ne faut pas aller lui faire offense
De but en blanc, et le contrecarrer.
J'espère bien par subtile finesse
Dans son fossé lui-même l'empêtrer,
Et tout d'un temps alors en retirer
Les deux captifs; mais en usant d'adresse.
Il est ivrogne; et pour avoir du vin,
Il ne se sert que d'une villageoise
Qui sans manquer lui porte un baril plein
De deux jours l'un. Quand il voit la grivoise,
Sur le canal il lui jette un ponton
Large à peu près comme un gros aviron:
Sans hésiter elle y passe seulette
Si lestement, qu'elle a l'air d'un oiseau.
Tout aussitôt qu'elle a traversé l'eau,
Le gros coquin retire sa planchette,
Et n'allez, pas croire qu'il la remette
Avant de voir la fin de son tonneau.
C'est un joyau vraiment que la donzelle:
Beaux yeux, beau teint; mais qui s'y fie, a tort.
Le nain l'adore; il la suit, il l'appelle
Avec amour sa vie et son trésor.
Un peu par crainte, et plus par avarice,
Elle en a fait son époux sans façon,
Tandis qu'elle a par amoureux caprice
Le cœur épris d'un beau jeune garçon.
Le gros ivrogne en a quelque soupçon;
Il les sépare, et s'assurant du drôle
Il le retient enfermé dans sa geôle.
Le petit homme est négromant foncé;
Malheur à nous pour peu qu'il s'en défie:
En un clin d'œil il comble son fossé
Pour enterrer nos amis tout en vie.
Moi je voudrais, si vous le trouvez bon,
M'en aller seule au bord de la marée
Où passera la bourgeoise madrée.
Je lui ferai retrouver le garçon
Qu'elle aime tant, et vous allez voir comme;
Voici mon plan. Sitôt qu'elle aura vu
A son souper le vilain petit homme
Balbutier après avoir trop bu,
Bailler, s'étendre et commencer le somme,
Qu'elle ait le soin d'allumer un fanal
En remettant le pont sur le canal:
Par art magique il est chose légère:
C'en est assez; le reste est mon affaire.
Approchez-vous d'abord tout doucement,
Mais bien cachés; puis venez promptement
Quand vous verrez le signal. Cette idée
Me paraît bonne; et j'ai le doux espoir
Qu'à son succès le ciel voudra pourvoir.
Mais il est temps que j'aille à la marée.
Ils restent tous au bois. Lirine part,
Fait plus d'un mille; et puis elle s'arrête
Sous un bel arbre indiqué par son art.
Il est tout rouge: on n'en voit nulle part
Qui lui ressemble. Alors sans nul retard,
La villageoise un baril sur la tête
Vient lestement, et d'un air si gaillard,
Qu'on la croirait marchant à quelque fête.
La fée alors par son nom la nommant
Lui dit ces mots: Dieu te gard', Serpelline!
Celle-ci tremble et pâlit un moment;
Puis se ranime en regardant Lirine
Qui lui parait une essence divine.
Elle se jette à ses pieds, l'adorant
Comme on adore au temple une déesse.
Je viens ici, lui dit l'enchanteresse,
Pour ton bonheur. J'ai suivi ta jeunesse
Dès ton berceau; car je n'ignore rien.
Ouvre ton cœur, bel enfant, et convien
Que j'en ai su pénétrer le mystère;
Fais-en l'aveu: car je te crois sincère.
Depuis trois mois l'hymen unit ton sort
Au vilain nain, qui par l'appât de l'or
Et des bijoux séduisant ta jeunesse,
A séparé de toi le beau Lindor
Ton tendre amant, ton seul et vrai trésor,
Que le jaloux qui connaît ta tendresse
Tient à la chaîne, épuisé, presque mort.
Ta bouche rit? ton cœur est en détresse?
Tu crains, ma fille, et ce n'est pas à tort,
De ton mari la puissance et l'adresse.
Mais si tu veux, sans effort, sans émoi,
Tu tireras ton amant de la gêne;
J'en ai la force, et tu l'auras de moi.
Assez et trop il a souffert pour toi;
Il est bien temps de terminer sa peine.
La bouche ouverte et joignant les deux mains,
La villageoise écoutait ce langage,
Comme un aveugle écoute des voisins
Autour de lui criant, faisant tapage.
Lirine ajoute: Enfin reçois encor
Un pronostic qui doit plaire à ton âge;
L'odieux nain ne fera plus d'outrage
A tes appas; je te promets sa mort.
A ce discours Serpelline d'abord
Prend l'air riant; mais non sans quelque crainte
Que son jaloux, grand maître en toute feinte,
N'ait trop bien su par son art emprunter
Forme femelle en venant la tenter.
Elle a raison. Sage est qui se défie
Quand il s'agit de l'honneur, de la vie,
Ou d'autre objet d'importante valeur.
Lirine dit: La peur te rend muette;
Mais, mon enfant, ta ruine complette
Eût déjà dû suivre une juste peur:
Car je sais tout; je lis dans ta pensée.
Tu voudrais bien, et tu n'as pas grand tort,
De ce gros nain être débarrassée
Ce matin même, et caresser Lindor.
A ces doux mots Serpelline se fie;
Elle soupire, et dit: Ordonnez-moi
Ce qu'il vous plaît, vous serez obéie;
Je suis à vous, et mets de bonne foi
Entre vos mains mon amour et ma vie.
Tout bas alors Lirine lui fait part
De tout son plan, et Serpelline part.
En arrivant au bord de la tranchée
Elle sifla. Le nain vient au balcon,
La voit, l'appelle, et lui jetant le pont
La fait passer. Il a l'âme empêchée
Entre l'amour et l'appétit glouton.
L'un lui dit Bois; et l'autre lui dit, Baise.
Serpelline, qui n'était pas niaise,
De son baril fait sauter le bondon.
Un doux parfum s'exhale à l'environ,
Et le gros nain qui ne se sent pas d'aise,
Entre ses mains élevant le flacon:
A toi, dit-il, à toi, ma Serpelline!
Il boit; le vin coule sur son menton,
Et va bientôt inonder sa poitrine.
Sa bouche enfin ne sert plus de bouchon,
Mais dans ses mains il conserve la tonne.
D'amour alors le puissant aiguillon
Vient le piquer; et fixant sa friponne:
C'est, lui dit-il, œuvre de vrai cochon
De négliger si gentille personne
Pour godailler. Je t'en requiers pardon,
Quoique mon fait ne le mérite guère.
Mais je prétends jeter à la rivière
Ce gros baril: Je voudrais qu'il fût plein,
Et désormais je ne veux plus de vin.
Nenni, nenni, repart la mijaurée;
Garde-t-en bien, mon cher ami: je veux
Qu'à mon premier retour de la marée
Nous en vidions une cuve à nous deux.
L'eau, mon ami, triste boisson des gueux,
N'est pas pour toi, dont la richesse immense
De tous les rois surpasse l'opulence.
Mon cœur jouit, ami, quand je te voi
Boire à longs traits, noyant dans la bouteille
Le ver rongeur des soucis de la veille.
Tu prends alors certain je ne sais quoi,
Certain attrait, dont la douce merveille
Porte à mes sens une aise sans pareille.
Ah! quel bonheur de t'entendre conter
Tes beaux exploits, tes hautes entreprises,
Monstres divers que ton bras sut domter,
Jeunes beautés en liberté remises,
Tyrans vaincus et provinces conquises!
Oui, cher ami, le cœur bat dans mon sein
A ces récits, et je chéris la peine
De t'apporter de si loin ce bon vin.
A ce propos le gros porc se démène
En tressaillant de joie, et se remet
A son baril qu'il vide d'un seul trait.
Sa tête fume; il baragouine, il bâille,
Et, sans songer à rentrer au château,
S'étend et ronfle au pied de la muraille.
La villageoise alors ne fait qu'un saut
Jusqu'au palais. Elle allume un flambeau,
Saisit le pont, le jette en diligence
Sur les fossés, et Lirine s'avance.
Ses compagnons qui la guettaient de loin
Ne tardent pas à la suivre. Elle a soin
De passer l'eau sans bruit; elle s'approche
Du gros dormeur, et fouillant dans sa poche
Lui prend sa clef, son livre et ses papiers,
Court au palais, monte les escaliers,
Cherche partout, et s'empare avec joie
Dans un recoin, d'une échelle de soie
D'une longueur propre à descendre au fond
De ce fossé si large et si profond,
Où les captifs à la douleur en proie
Sont attendant que le ciel leur envoie
Quelque secours; et le ciel les entend.
Lirine va délivrer à l'instant
Le beau Lindor, le rendre à Serpelline;
Puis d'un gros cable avec soin garottant
Le nain qui dort, le jette à la piscine.
Il ne cessa jamais de sommeiller,
Et s'abima sans pouvoir s'éveiller.
Puis elle attache au mur la grande échelle,
Et la descend jusqu'au fond des fossés.
On vit alors vraiment chose nouvelle;
Et bien des gens ne croiront pas assez
Qu'un grand cheval monte avec quatre piés
Des échelons de soie ou filoselle.
Mais songez donc que ces fins échelons
Etaient tissus de la main des démons;
Vous cesserez bientôt d'avoir du doute.
C'est Richardet qui grimpe le premier,
Puis le bon vieux, et puis le beau coursier
A petits pas; et par la même route,
Le grand oiseau. Chacun arrive sain;
Frais et dispos; mais tous mouraient de faim,
Hors le cheval qui vit d'air. Serpelline
Et son Lindor leur apportent du vin,
Avec un pain fait de fleur de farine.
En ce moment, et Maugis, et Lirine,
Et le roi cafre, et le beau Rinaldin,
S'allaient donnant tant et tant d'accolades,
Qu'on voit au ciel cent fois moins de pléiades;
Et pour surcroît de bonheur, Rolandin
S'en vient les joindre. Il avait l'air chagrin
En arrivant; mais bientôt l'allégresse
De ses amis, dissipe sa tristesse.
La fée a lu que les papiers du nain
Ont des enfers reçu telle nature,
Qu'ils l'enverront par le plus court chemin
Droit chez Satan en piteuse posture.
Elle lança dans le canal profond
Tout le paquet qui tomba jusqu'au fond.
Dès qu'il l'atteint la terre se referme,
Et du gros nain comprimant l'épiderme
Son ventre éclate, et fait en s'éclatant
Un bruit si fort, que quiconque l'entend
Est étourdi. Bon, cria Serpelline:
Plus d'opium; et mon petit mari,
De tout sommeil, de tout mal est guéri.
Puis à Lindor en manière badine:
Voici, dit-elle, une veuve en grand deuil.
Oui, dit Lindor, mais en moins d'un clin d'œil
Habit de noce en va prendre la place.
Il disait vrai; le beau couple s'embrasse,
On les marie, on fête sans retard
Leur doux hymen. Alors le bon Richard
Leur dit ces mots: Vous me voyez en quête
De ce que j'aime; et c'est l'objet charmant
Que sous la peau d'une effroyable béte
Une sorcière en l'île de Tristan
Tient transformé: c'est là que je m'apprête
A la chercher. Faites-moi l'amitié
De vous y rendre avec moi par pitié.
Lindor reprit: Nous vous suivrons sans doute
Avec amour; et je sais une route
Qui vous pourra faire voir à gogo
Dans quatre jours la ville de Congo.
Allons, allons, dit Richard avec joie,
Par le plus court. Ils se mettent en voie
Le jour suivant. Laissons-les en chemin!
Allons à l'île où Despine est la proie
Du désespoir, hurlant soir et matin,
Et demandant la mort pour toute grâce.
Mais laissez-moi prendre jusqu'à demain
Quelque repos; car ma Muse est trop lasse.

CHANT XXIX.

Arrivés à l'île Tristan, Lirine explique à Richard ce qu'il doit faire. La tigresse l'attaque. Les Paladins tuent le géant qui la garde et aussitôt la tigresse câline Richard. Lirine puise de l'eau magique au fond d'une grotte, en arrose Despine qui reprend forme humaine et tombe dans les bras de Richard. La sorcière Mélène, furieuse, met le feu à leur bateau et à toute l'île mais le vieux, sur le griffon, va en chercher un autre.
Apparaît dans l'eau une demoiselle nue entourée de monstres marins. Elle appelle au secours. On la sort de l'eau. Les monstres la poursuivent. On en tue. Les autres abandonnent. Elle raconte son histoire, comment, alors qu'elle allait se marier, un roi de la mer l'a voulue ; comment, après son refus, il est mort de dépit ; comment sa mère s'est vengée en la condamnant à errer par les flots sous la surveillance de Protée qui détruit ceux qui viennent à son aide.
Ils embarquent et arrivent en France.

Qui vous peindrait Despine en sa détresse,
Avec la forme et l'air d'une tigresse?
Elle demande aux dieux un prompt trépas,
Et vers la mer elle porte ses pas
Pour y finir sa vie ou son supplice.
Despine y court, et, malgré le géant,
Croit y trouver quelque moment propice
Pour terminer sa peine en s'abimant.
La malheureuse est bientôt sur la plage,
La mer est calme; elle y voit son image:
Elle se voit, et reculant d'horreur
Court s'enfoncer dans les bois, où son cœur
Plein de Richard sent croître sa misère.
Elle gémit, sanglotte, et désespère
De le revoir dans ce lieu de douleur
Qu'elle parcourt en béte sanguinaire.
Elle voudrait l'appeler; ses accents,
Ses cris ne sont que des rugissements.
On les entend trop bien. Une autre béte,
Un léopard s'en vient lui faire fête;
Et renfermant ses grands ongles crochus
Par qui taureaux sont si bien décousus,
L'invite au jeu, doucement la mordille
Avec ses dents. La malheureuse fille
Reste immobile en gémissant tout bas:
Elle aimerait cent fois mieux le trépas.
Le jeu fini, voilà que le jour baisse;
Et le géant qui craint que la tigresse
Pendant la nuit ne prenne son essor,
L'attache au cou par une chaîne d'or,
Et dans la tour à sa suite l'entraîne.
Despine était dans cette horrible gêne;
Et, cependant Richard son tendre amant
Passait les mers, à l'aide d'un bon vent
Qui de sa nef ne quittait pas la poupe.
Avec Lirine il a dans sa chaloupe
Ses deux cousins, et Maugis, et le vieux
Dont le grand âge a blanchi les cheveux.
Tout juste à l'île ils viennent prendre terre
Dans ce moment qui n'est ni jour ni nuit,
Quand les objets qu'effleure la lumière
Tiennent encore à l'ombre qui s'enfuit.
En descendant Lirine les instruit
De ce qu'exige en ce lieu l'entreprise.
Pour y servir, mon art n'est plus de mise,
Dit-elle alors à Richard: la valeur,
La valeur seule et le bras d'un vainqueur
Pourront ici te rendre ton amie;
Mais il y faut tout l'effort d'un grand cœur.
Tu vas la voir; c'est un tigre en furie,
La pauvre fille, hélas, sans le savoir,
Triste jouet d'un magique pouvoir,
Va t'assaillir pour t'arracher la vie.
Il te faudra combattre en même temps
Un fier géant de force singulière.
Si tu l'abats, Richard, comme j'espère,
La béte alors cachant griffes et dents
Viendra lécher tes pieds avec tendresse,
Et de son cœur suivra les mouvements,
Mais sans quitter sa forme de tigresse.
Le difficile est de l'en dépouiller;
Et ce sera le fort de l'aventure.
Il faut pouvoir puiser d'une onde pure
Que dans un antre antique on voit couler.
L'antre est profond; j'ignore sa mesure;
Mais je le sais d'épines entouré.
Quand on aura lavé la créature
Avec cette eau, tout sera réparé.
J'espère tout de la bonté divine,
Reprit Richard. Allons, chère Lirine,
Faites-moi voir la tigresse à l'instant,
Et son gardien. Il dit, et s'achemine
Par la forêt. C'était précisément
Quand du donjon la grande porte s'ouvre.
Il voit venir Despine et le géant,
Sortant tous deux du détestable louvre.
Elle rugit à l'aspect de Richard,
Et contre lui s'élance comme un dard.
Le fier géant levant sa lourde masse,
Tout droit de front l'attaque, et d'autre part,
Au dos, en flanc, la béte le tracasse.
Quand Rinaldin qui se sent attendrir:
C'est trop, dit-il; l'un ou l'autre terrasse
Le grand Richard. Le verrai-je périr?
Soudain du tigre il empoigne la queue:
Il le voudrait éloigner d'une lieue,
Mais il s'abstient de toucher l'animal
Avec son fer: les traits de la Mort même
Sont d'un effet moins sûr et moins fatal.
Rolandin vient; il est armé de même,
Et ne craint rien: il goûte le système,
Et dans la lutte il sert bien son cousin.
La béte est forte et les couche au terrain
L'un après l'autre, et de la dent travaille
Sur tous les deux, mais n'y fait rien qui vaille.
Tandis, Richard qui n'est pas endormi
Cherche à frapper de mort son ennemi.
Et celui-ci s'escrimant de la masse,
Ne s'en veut plus tenir à la menace.
Mais Richardet voltige autour de lui,
Et son coursier tout au mieux le seconde,
Car ce cheval a tout l'esprit du monde.
Enfin Richard atteint le monstre au flanc,
Et le lui perce à travers sa tunique:
Rare tissu d'un gros cuir de serpent,
Le plus épais qu'on put voir en Afrique.
Le coup mortel pénètre jusqu'au cœur,
Le géant tombe: il mugit de douleur:
Ses hurlements font trembler le rivage.
Bientôt il perd sa force par degrés;
Le voilà mort. Le tigre perd sa rage,
Et de Richard s'en vient lécher les piés
Avec amour. Elle voulait lui dire,
Je suis Despine; elle ne le peut pas.
Richard lui dit: Dieu m'a daigné conduire
Auprès de toi, bientôt tu reprendras
Par sa bonté tes membres délicats,
Tes yeux charmants, ta chevelure blonde.
J'aurais été courir au bout du monde
Pour t'y trouver. Chère Despine, hélas!
Je n'ai sans toi que misère profonde.
Tendres amants! que je me sens toucher
En me peignant votre mésaventure!
L'un voit sa belle avec telle figure,
Qu'il n'oserait seulement y toucher
Du bout du doigt; et d'autre part la belle
En se montrant craint de l'effaroucher,
De l'éloigner, de le détacher d'elle.
Tous deux pourtant brûlent de s'approcher,
Et leur martyre en accroît de plus belle.
Lirine entrait à la tour, et déjà
Elle voyait lié sous un grillage
Un grand corbeau. Qu'est-ce donc que cela?
Se disait-elle; et du même treillage
Pendait un seau d'or pur, ou de vermeil
Qui répandait un éclat sans pareil.
Elle imagine alors d'en faire usage
Pour puiser l'eau de la grotte sauvage.
Elle détache aussitôt le corbeau;
Puis elle dit en s'emparant du seau:
Amis, allons à la caverne antique,
Le réservoir de cette onde magique.
Et toi, dit-elle au tigre, avant demain
Nous te verrons redevenir Despine.
Sur ce propos la troupe entre au chemin
Rude et pierreux qui mène au souterrain.
En arrivant la savante Lirine,
Passant le vase au bec de son corbeau,
Les fait tomber tous deux dans l'ouverture
De la caverne. Elle est vaste; et l'oiseau,
Pour arriver en tournant jusqu'à l'eau,
Va déployant toute son envergure:
Il s'épuisait à ce travail nouveau.
Tandis, Lirine arrangeait un rideau
De fin coton pour couvrir la tigresse
A point nommé; quand un Satyre affreux
Vient, et l'emporte avec tant de vitesse
Que Richardet est ma foi bien heureux
De se trouver en selle, et d'être en passe
De le poursuivre avec quelque succès.
Rinaldin court après de bonne grâce
Avec le Scric. Les autres sont auprès
De la caverne où pend la grande tasse.
Le vieux Satyre est plus vite qu'un daim,
Et voit pourtant que Richardet l'atteint.
Il laisse aller la tigresse: il s'arrête
Etourdiment; et de son arbalète
Décoche un trait, blesse le paladin.
Le monstre rit et célèbre la fête
De son triomphe en faisant un grand bond
Il en fait un, mais non pas un second;
Richard survient et lui coupe la tète.
Le bon Richard descend de son coursier
Le cou percé de la flèche traîtresse.
Il en souffrait; et la tendre tigresse
Eût bien voulu délacer son cimier
Pour étancher, pour panser la blessure.
Le coup était léger par aventure:
Le Scric accourt, désarme le guerrier,
Et se prépare à commencer la cure.
Durant ceci le fidelle corbeau
A rapporté le vase d'or plein d'eau;
Et quand la fée eut r'attaché l'oiseau,
En toute hâte on va suivre la piste
De Richardet. On le trouva bien triste
Et bien souffrant, sur le sable couché.
Mais ce n'est rien, et par vertu divine
Tout aussitôt que la bonne Lirine
De certaine herbe avec art l'a touché,
Il est guéri. Puis, étendant le voile
Sur la tigresse, elle imbibe la toile
De l'eau du puits froide comme un glaçon.
Ce fut un bain des pieds jusqu'à la tète,
Comme il fallait; et sans autre façon
Le poil, les dents, les griffes de la bête,
Tout disparut: c'est Despine vraiment
Qui se fait voir à son fidèle amant.
En feuilletant mainte et mainte aventure,
Je ne saurais trouver rien d'approchant,
Et je me mets en vain à la torture
Pour vous tracer le tableau si touchant
Du doux émoi, de l'allégresse pure
Des spectateurs de cet événement.
Mais qui peindrait l'extase, le délire
De deux amants si purs et si parfaits?
La bouche ouverte ils restent sans rien dire;
Leur vue est fixe à contempler leurs traits.
Despine enfin tour à tour pâlissante,
Et tour à tour confuse et rougissante,
Dit en tremblant: Richard! je te revoi;
Mon cher Richard! c'en est assez pour moi.
De ton amour ce que le mien désire,
C'est qu'à ton Dieu tu veuilles me conduire:
Il est le mien; Je l'adore, j'y croi,
Et j'ai l'espoir qu'après ma dernière heure
Il m'ouvrira la céleste demeure
Où qui le sert peut seul avoir des droits.
A ce discours de la beauté qu'il aime
Le bon Richard pleure comme un enfant,
Court à Despine, et dit en l'embrassant:
Je te promets aujourd'hui le baptême.
Lirine alors de son porte-manteau
Tire un habit de belle papeline* [sorte d'étoffe],
Tout battant neuf; et puis baisant Despine
Va l'habiller sous l'abri d'un ormeau,
Puis la ramène avec sa manteline.
En même temps le roi cafre et Lirine
Veulent tous deux qu'on les baptise aussi.
Le bon Richard dans une sainte extase
Adresse à Dieu son pieux grand merci;
Et quand il veut mettre la main au vase
Le ciel s'entr'ouvre, il en tombe un rayon
D'une éclatante et divine lumière,
Qui se répand sur l'île toute entière.
A la faveur du brillant échelon,
Il voit descendre, amenés par saint Pierre,
Charles, Renaud et Roland jusqu'à terre.
Ils ne portaient ni lance ni cimier,
Mais bien couronne et branches de palmier.
Ils célébraient par des hymnes de joie
Le roi du ciel. Et puis l'apôtre dit:
Soyez chrétiens; c'est Dieu qui nous envoie
Pour vous laver de tout ancien délit.
Tout aussitôt le roi cafre et les belles
Sont baptisés; l'apôtre les bénit;
Puis il remonte aux voûtes éternelles,
Emmenant Charle et Renaud et Roland,
Qui tous les trois adressent en partant
Un regard tendre à chaque néophite;
Et ce regard allume un feu divin
Dans tous les cœurs. Mélène se dépite,
Se tord les bras et s'arrache le crin:
Elle ne sait que faire; puis enfin,
Pour enlever tout espoir de la fuite
A ses captifs, elle va de sa main
Incendier y brûler leur brigantin
Et la forêt; puis, montant tout de suite
Sur un dragon, s'envole en enrageant
Jusqu'en Egypte; et là ne va songeant
Qu'à tourmenter ce bon Richard, l'élite
Des paladins. La flamme cependant
S'étend partout dans l'île de Tristan,
Consume tout; et l'on juge sans peine
Que c'est le fruit des fureurs de Mélène.
Mais le vieillard monté sur son faucon
Vole à Congo dans la même soirée.
Une galère était à la marée;
Il s'en empare: il y met à foison
Bon pain, bon vin, et mainte autre denrée.
La nef voguait à force d'aviron,
Et ne craignait tempête ni bonace.
Or vous saurez que la noire bagasse,
Autrement dit Mélène (entendons-nous)
Mettait les flots tout sens-dessus-dessous.
Le feu s'éteint; les deux jeunes époux
Vont en causant descendre à la marine;
Et Richardet raconte à sa Despine
Comment elle est nommée au gré de tous
Reine de France. A quoi répond la belle:
Trône et trésors pour moi sont bagatelle;
Vivre avec toi, Richard, c'est tout pour moi.
Le bon vieux Scric suivait, se tenant coi,
Triste et pensif; puis rompant le silence:
Mes chers enfants, dit-il la larme à l'œil,
Je sors enfin, grâce à la providence,
D'un triste état dont j'ai mené grand deuil.
Un songe obscur qui reste en ma mémoire
Me tourmentait, m' allait mettre au cercueil:
Il s'éclaircit; le songe est votre histoire.
Il leur raconte alors par le menu
Comme il voyait sa fille transformée,
Et puis Richard à l'île parvenu;
Et comme aussi la belle tant aimée
Devait reprendre et sa forme et sa peau,
A la faveur de quelques verres d'eau;
Finalement, comme sur cette grève
Tout s'est passé conformément au rêve.
Causant ainsi les voilà sur le bord
De la marée. On s'arrête; et d'abord
On voit sortir en pleurs du sein de l'onde
Une beauté s'égratignant bien fort,
Et s'arrachant sa chevelure blonde.
Despine dit: D'où vous vient ce transport,
Ma belle enfant? Hélas! je suis, dit-elle,
Sans nul espoir du moindre réconfort.
Depuis trois ans par une loi cruelle
Je suis contrainte à vivre dans les mers,
Triste jouet de cent monstres divers.
A m'entourer ils s'acharnent sans cesse;
Et d'une nef si j'ose m'approcher
Tendant les bras en signe de détresse,
Malheur à ceux qui voudraient m'arracher
A mes tyrans. Ils s'élancent en foule,
Et plus puissants que la plus forte houle,
De toutes parts effondrent le bateau.
A cet aspect j'ai vu pâlir de crainte
Les mariniers; et, l'horrible troupeau
Pour les meurtrir s'élevant à fleur d'eau,
J'ai vu la mer de leur sang toute teinte.
Le cœur m'en saigne; et pour sauver mes jours
Je ne veux plus implorer de secours.
Comme elle parle encore, on voit les bêtes
Insolemment montrer leurs grosses têtes.
Ma belle enfant, dit Richard, croyez-vous
Que vainement notre pitié travaille
A vous servir? fiez-vous mieux à nous.
Vos vils gardiens ne sont que poissonnaille;
N'ayez pas peur: nos sabres, nos épieux
Vous sauront bien sauver en dépit d'eux.
Puis, s'adressant à sa chère Despine:
Retirez-vous, dit-il, avec Lirine,
Et gardons-nous qu'un de ces animaux
Ne vous assaille en s'élançant des flots.
Mais cette enfant rougit de se voir nue,
Et par pudeur n'ose approcher des bords,
Qu'elle ait de quoi bien couvrir son beau corps.
Pour l'enhardir et hâter sa venue,
Lirine alors lui jette dans la mer
Un ample drap tissu de rouge et vert,
Dont s'enveloppe aussitôt la fillette
En le baisant; et dès que la pauvrette
A bien couvert ses membres et son sein
Plus blancs qu'ivoire, et que lis ou jasmin,
Sa modestie est enfin satisfaite,
Et d'un pas leste elle vole au terrain.
Les bons guerriers leurs lances à la main
Lui font rempart; et bientôt sur la rive
On voit sauter monstres si grands, si gros,
Qu'à peine l'onde atteignait à leur dos.
Tous enragés de voir la fugitive
Leur échapper, ils font craquer leurs dents
Avec un bruit, avec des hurlements
Dont retentit au loin la Cafrerie.
Mais qui peindrait l'audace, la furie,
L'agilité, l'effort des loups marins?
D'un même saut ils s'élancent à terre,
Où les uns vont heurter les paladins
Sans redouter lance ni cimeterre;
Les autres vont croisant tous les chemins
Pour attraper, déchirer la pucelle
Qui s'enfuyait invoquant tous les dieux.
Déjà Richard et ses deux beaux neveux
Ont fait des loups déconfiture telle,
Qu'on aurait dit, Il ne s'en verra plus;
Mais à tout coup il en vient de plus belle.
Les paladins, ennuyés et recrus
Du chamaillis, montent sur la colline
Sans faire état du troupeau qui les suit.
Sa marche est lente et ne fait qu'un vain bruit.
Ils peuvent bien sortir de la marine
Ces chiens de mer; mais ils vont pas à pas
Avec deux mains ou deux pieds courts et plats;
Et ce qu'ils ont dans la grande piscine
De force énorme, à terre ils ne l'ont pas:
Les guerriers sont au haut de la colline,
Que les mâtins rampent encore au bas.
Sur le sommet s'élève la fabrique
D'un beau palais: c'est une œuvre magique
Du bon Maugis; et de ce lieu charmant
Les trois beautés chantant la chansonnette,
Aux trois guerriers viennent s'offrir gaîment.
Despine seule a l'air d'être inquiète,
Et conservant un reste de tourment,
Songe au danger qu'a couru son amant.
Traversant l'air sur son oiseau docile
Le vieux arrive, et leur conte comment
C'est à la mer un tel déchaînement,
Qu'il n'aurait pu leur amener à l'ile
La nef qu'il fut à Congo leur chercher.
Il l'a conduite en manière subtile,
Par longs détours, jusques sous un rocher
Placé si loin, que malgré leur furie
Monstres marins n'en pourront approcher.
Sur ce propos toute la compagnie
Fut au palais, où chacun s'empressa
De faire fête à la nouvelle amie:
Puis tous ensemble à table on se plaça;
Et là chacun poliment la pressa
De raconter son étrange aventure.
En rougissant la pauvre créature
Couvre son front avec sa blanche main:
Un long soupir s'échappe de son sein;
Puis elle dit: Si telle est votre envie,
Vous entendrez l'histoire de ma vie.
Je vous dois tout, le jour, la liberté;
Je ne vois plus ces monstres sanguinaires
Garants trop surs de ma captivité:
Je répandrais des larmes trop amères,
Un seul instant si j'avais résisté
Au moindre vœu de mes dieux tutélaires.
[***]
C'est en Ecosse où j'ai reçu le jour,
Dans Aberden, qu'on nomme la déesse
Et du rivage et des mers d'alentour.
Permettez-moi de taire ma noblesse;
On est plus libre en cachant ce qu'on est:
Contentez-vous d'un seul mot, s'il vous plaît.
Mon sang est pur, mon origine ancienne;
Et sans débat l'Ecosse reconnaît
Qu'il en est peu d'égales à la mienne.
J'ai ma maison assise à cet endroit
Où l'Océan dans ses ondes reçoit
Un large fleuve; et toute la journée,
Surtout à l'heure où le soleil couchant
Donne aux objets un coloris touchant,
D'un grand balcon donnant sur la marée
Je contemplais le spectacle attachant
Des cieux, du fleuve, et du pré verdoyant.
Il arriva qu'un grand seigneur d'Irlande,
Et sans mentir c'était le fils du roi,
Voulut s'unir en mariage à moi.
Bientôt mon père en reçut la demande
Par députés chargés de beaux présents:
Mon père aussi les renvoya contents
Au jeune prince; et moi-même pour gage
D'un pur amour, je lui donnai par eux
Un bracelet tissu de mes cheveux.
Il vint alors presser le mariage
Dans Aberden. Nous nous aimions tous deux
De telle ardeur, qu'entre nous le langage
Ne servait plus; les soupirs parlaient mieux.
Vous qui du sort ne craignez plus l'outrage,
Tendres amants, que vous êtes heureux!
(Disant ces mots, elle fixait les yeux
Sur Richardet, en forme de présage.)
Nous approchions du joli mois de mai:
Et c'était là l'époque à point nommé
Où j'allais suivre à l'irlandaise plage
Mon cher époux. Mais voyez quel destin !
Laissant flotter ma chevelure blonde
Au gré des vents, je vois sortir de l'onde
Un gros poisson portant visage humain.
Il me regarde, il me fixe, il me nomme,
Louant mes traits, mes cheveux et mon teint.
Je voulais fuir à l'aspect d'un tel homme;
La peur m'arrête et me cloue au terrain.
Lui tout en pleurs me dit: Pourquoi, la belle,
Voulez-vous fuir un amant si fidelle?
Vous ignorez à qui votre mépris
Va sans faillir donner la mort. Je suis
Le fils du dieu que l'océan révère;
Il y peut tout : ce qu'il peut, je le puis.
Je suis mortel, ayant eu pour mère
Une mortelle illustre comme vous.
Son pouvoir est sans bornes parmi nous;
Les flots, les vents, elle commande à tous.
Ah! suivez-moi : cessez d'être cruelle
Au tendre amant qui vous donne aujourd'hui
Tous les trésors de la mer avec lui:
Ceux de la terre auprès sont bagatelle.
Me fuirez-vous comme on fuirait un ours ?
N 'ayez pas peur de mes écailles vertes :
C'est un habit que nous portons toujours;
Sous ce manteau nous sommes plus alertes .
Voyez Doris, Galatée et Thétis :
Ainsi que moi toutes en sont couvertes;
Et leur beau corps est plus blanc que les lis.
Puissiez-vous voir les trésors que recèle,
Pour le plaisir de sa cour immortelle,
Le dieu Neptune en son vaste palais!
C'est là que l'air ne s'obscurcit jamais;
Là chaque jour dans toute sa parure
Phébus s'asseoit au festin de nos dieux.
Pouvez-vous bien, divine créature,
Vous refuser à régner en des lieux
Pour qui Phébus abandonne les cieux?
Depuis longtemps je n'ose vous instruire
Du feu si pur dont je brûle pour vous;
Mais aujourd'hui qu'on vous offre un époux,
Je ne puis plus vous celer mon martire.
Je suis venu par un dernier effort
Vous implorer, vous demander la mort
Si mon aveu doit ici vous déplaire :
De votre main elle me sera chère.
Il s'interrompt alors et reste coi.
J'avais repris quelque peu de courage :
Seigneur, lui dis-je, un autre nœud m'engage,
Et je ne puis disposer de ma foi
Pour étre à vous; je ne suis plus à moi.
Il pleure alors, me presse, me conjure
D'abandonner mon époux, et me jure
D'étre à jamais esclave sous ma loi.
En ce moment paraît une déesse,
Sur un beau char traîné par des dauphins
Dont elle tient les rênes dans ses mains.
C'était Thétis sans doute, la maîtresse
Des vastes mers, avec toute sa cour.
Mille tritons qui nageaient à l'entour
Faisaient sonner leurs trompes contournées,
Nacres de perle avec art façonnées.
Elle m'aborde, et d'un air d'amitié
Par doux propos m'invite à la pitié
Pour mon amant, et me donne parole
Que je vivrai contente sous les mers:
Tout ce qu'on dit de leurs dangers divers
N'étant que fable et mensonge frivole;
Et les objets sur terre les plus beaux,
Auprès de ceux qu'offre le sein des flots,
N'étant au vrai que pure babiole.
Elle me peint les fêtes et les jeux
Qu'on y rencontre, et veut que j'y descende,
M'y promettant des secrets merveilleux.
Moi qui suis toute à mon prince d'Irlande,
Malgré ma peur j'exhortai l'amoureux
A se soumettre au sort quand il commande;
Puis honorant la dame de mon mieux,
Et lui faisant révérence polie,
Je me retire, et les laisse tous deux
Menant tel deuil, que l'amant malheureux,
Ne tarda guère à s'arracher la vie.
Savoir comment, je ne l'ai point appris;
Mais ce jour-là sur les flots en furie
Mille vaisseaux laissèrent leurs débris;
Et jusqu'au bout des côtes d'Angleterre
L'air retentit des clameurs de la mère
Se lamentant du trépas de son fils.
Vous croyez bien que je n'osai paraître
A mon balcon après ce triste jour:
Je me cachais à tous d'avoir fait naître
En m'y montrant, un si bizarre amour.
Mais toutefois je me sentais flattée
Au fond du cœur, de me voir convoitée,
Non-seulement par cavaliers divers,
Mais même encor par les monstres des mers.
Ah! que ma joie était vaine et trompeuse!
Et toi, beauté, fatal présent des cieux,
Qui vas partout faisant la guerre aux yeux,
Et rends la femme ou folle ou malheureuse,
Que je te hais! Mais, mesdames, pardon
Si parmi vous je m'emporte au murmure
Contre l'attrait vainqueur, dont la nature
Avec amour vous prodigua le don.
La fin du mois amena de l'Irlande,
A point nommé, le prince Dornadil
Qui traversa le détroit sans péril.
Dans Aberden l'allégresse en fut grande,
Et tout le jour concerts harmonieux
De toutes parts s'élevaient jusqu'aux cieux.
Le lendemain, ne me sentant pas d'aise,
Je m'embarquai sur la nef irlandaise.
L'air était pur, le ciel était serein,
Le vent prospère et la mer sans secousse;
Mais tout-à-coup Eole se courrouce,
Et laisse errer les Aquilons sans frein,
La mer se gonfle et l'onde m'environne:
Un flot m'enlève, et, sans que de personne
Je sois aidée en ce péril pressant,
Me précipite au gouffre menaçant.
Je crois mourir et tombe évanouie;
Mais je reprends mes sens, j'ouvre les yeux,
Et je me vois au sein d'une prairie
De mille fleurs et d'arbres embellie,
Ou mille oiseaux chantent à qui mieux mieux.
Je ne vois plus la mobile surface
De l'océan: c'est un tapis de glace
Que je prenais pour la voûte des cieux.
Là le soleil est bien plus radieux,
L'air bien plus pur qu'aux climats de la terre.
J'admirais tout; quand une femme altière,
Au regard dur, au maintien dédaigneux,
Avec hauteur m'ordonne de la suivre.
Dans mon effroi je la suis; je me livre
A sa conduite, appelant tous les dieux
A mon secours. J'entre dans un bocage
De noirs cyprès; et sous leur triste ombrage
Tout à l'entour d'une urne de cristal
Je vois brûler maint lugubre fanal.
En crêpes noirs une dame voilée
Se lamentait, pleurante, échevelée;
Et, partageant sa peine avec respect,
Toute sa cour se lamentait avec.
A mon abord, les nymphes, la déesse,
De mes habits viennent me dépouiller;
Chacune en prend, en emporte une pièce,
Je me taisais, je n'osais sourciller;
Je rougissais de me voir toute nue,
Même au milieu de femmes comme moi;
Et je cherchais à soustraire à leur vue
Mon faible corps qui transissait d'effroi.
Au pied de l'urne alors je suis trainée
Par les cheveux, et sur ses bords je voi
Ma triste histoire avec soin burinée.
J'y lus l'amour du jeune homme marin,
Son désespoir, la mort que de sa main
Pour mon refus lui-même il s'est donnée;
Et je donnai des larmes à sa fin.
Malgré son deuil, la mère infortunée
Voyant mes pleurs semblait se radoucir;
Mais d'un air sec m'adressant la parole
Elle me dit: Fille superbe et folle,
C'est aujourd'hui trop tard te repentir
De ce mépris dont tu vois la victime.
Mon fils est mort; mais tu ne fuiras pas
De ton orgueil la peine légitime,
Peut-être encor pire que le trépas.
Elle se tait. Un doux zéphir se lève,
Et nous apporte au niveau de la grève,
Parmi les ilots par son soufle entr'ouverts.
La dame au son de sa voix redoutée
Appelle alors tous les monstres des mers
Qu'en un clin-d'œil conduit le vieux Protée.
Je te remets, dit-elle, cet enfant;
De rocs en rocs je veux toujours qu'elle erre
Parmi les flots de l'humide élément;
Et si jamais elle s'échappe à terre,
Je jure ici par le sacré trident,
Que sans faillir, Neptune à ma prière,
Changeant soudain tout ton cortège en pierre,
Te laissera sans honneur, sans emploi.
Et toi, dit-elle en s'adressant à moi,
Va sans secours, sans ami, sans amie,
Au sein des flots passer ta triste vie.
Disant ces mots la dame disparaît,
Je reste seule; et, suivant son arrêt,
Je vais pleurer errante et balottée
De mer en mer sous la loi de Protée.
Je ne sais pas comment si loin de lui
Il aura pu me laisser aujourd'hui:
Peut-être enfin touché de ma souffrance
Un dieu propice endort sa vigilance.
Mais je connais l'astucieux vieillard;
Je le connais, et je crains qu'il n'ait l'art
De m'attirer encor sous sa puissance.
Il sait changer de formes à son choix;
Je l'en ai vu changer cinq ou six fois
En un clin-d'œil: je tremble que sa ruse
Le déguisant trop bien, il ne m'abuse.
Ne craignez rien, belle enfant, dit Richard:
Assurez-vous que le malin vieillard
Est désormais sans moyen de vous nuire.
Des bords français je saurai vous conduire
Jusqu'au climat qui vous donna le jour.
Richard se tait. On soupe; on se retire,
En attendant que Phébus de retour
Rende l'air pur et le départ facile.
Les trois beautés seules, au même asile
Passent la nuit ensemble décemment;
Car il est dit que l'hymen de Despine
Ne se fera qu'à Paris seulement.
On juge bien que Richard s'en chagrine,
Mais il voulait que Paris dans ses murs,
En unissant avec lui l'héroïne,
Vit que leurs feux furent chastes et purs.
Au point du jour le vieillard monte en selle
Sur son faucon, et vole de plus belle.
Tout lui riait: l'horizon était clair:
Plus d'ouragan: les monstres de la mer,
Pétrifiés autour de la falaise,
Formaient un roc, et le vieux s'abaissant
Va se poser sur leur tête à son aise.
Le reste était couvert par le jussant.
De là le vieux sans tarder davantage
Vole au navire, et l'amène au rivage:
Il y conduit les nobles passagers:
Son art lui dit qu'au but de leur voyage
Il sauront tous arriver sans dangers.
Protée est loin: la honte et l'épouvante
L'ont ramené sous la mer de Scarpante.
Les jeunes gens montés sur leur vaisseau
Joyeusement commencent le voyage.
Il était long; mais le temps était beau;
Les mariniers ramaient avec courage.
Sortant du golfe on découvre un coteau;
On s'évertue, on aborde à la plage.
C'était Angole: on y passe la nuit.
Le lendemain ils doublent le parage
Du cap Lopez; et puis comme il s'ensuit
Passent la ligne, et voguent vers Gorée,
Pour éviter la côte de Guinée,
Repaire alors de brigands odieux;
Puis traversant le climat du tropique,
Et derrière eux laissant bientôt l'Afrique,
L'Espagne enfin se présente à leurs yeux.
En traversant le détroit ils descendent
A Gibraltar, où prenant un repos
De quelques jours, les trois guerriers demandent
Au bon Maugis s'il est frais et dispos,
Pour s'en aller par terre en diligence
Jusqu'à Paris annoncer leur retour.
Maugis est prêt, et part le même jour:
Un beau coursier par magique puissance
Se trouva là tout juste en ce moment,
Et l'emporta plus vite que le vent.
Tandis qu'il va courant vers la Provence,
Les six amants navigent de leur mieux
Droit au pays de France, et derrière eux
Laissent bientôt Grenade et Catalogne;
Mais sans entrer au golfe de Gascogne,
Qui si souvent a perdu les nochers.
Ne courons pas au devant des dangers,
Dit Richardet; c'est assez qu'à toute heure
Près du bonheur on en trouve à foison.
La nef alors touchait au Roussillon,
On croit Richard: on débarque, on demeure
En terre ferme, et l'on tourne le dos
Au brigantin, ainsi qu'aux matelots
Qu'on paye bien: puis on marche à Narbonne
Sans se nommer; car les nobles héros
Voulaient cacher leur gloire et leur personne.
Mais un quidam se trouva par hasard
Sur leur chemin, et reconnut Richard.
Moi je m'en vais chez moi reprendre haleine,
Et raccorder un peu mon violon,
Avec ferveur invoquant Apollon
Et les neuf Sœurs qu'abreuve l'Hippocrène.
Puisse demain leur sublime vertu,
En ranimant mon esprit abattu,
D'heureux tableaux garnir ma fantaisie!
Et vous, beautés, vous dont la courtoisie
Daigna toujours se plaire à mes chansons,
Ecoutez-en demain les derniers sons,
Car si jamais j'obtins votre suffrage,
Plus que jamais demain j'y prétendrai.
Le cœur me dit qu'à ma dernière page,
Sans y faillir, demain je recevrai
Le prix flatteur qui m'anime à l'ouvrage.

CHANT XXX.

Maugis, parti devant, prévient Paris qui prépare un tournois. Les héros arrivent dans l'enthousiasme général. Enfin Richard et Despine sont mariés. Bonheur. Mais Mélène la sorcière n'a pas renoncé : elle enlève Maugis et, ne pouvant s'attaquer directement aux époux, vole le grimoire de Lirine. Le lendemain, à la chasse, Despine d'un côté, Richard de l'autre, s'égarent à la poursuite d'une bête et se retrouvent enfermés dans une caverne, ensemble sans se voir. Désolation à Paris. Lirine impuissante, envoie le vieux en Egypte chez la sorcière. Il trouve son grimoire et prend le chemin du retour. Il libère Despine et Richard et le griffon les emmène tous à Paris. Liesse universelle.

Femme en travail se sentant délivrée
N'a jamais eu plus de soulagement,
Que je n'en ai moi-même en ce moment
Voyant la fin de mon œuvre assurée.
Elle sera peut-être déchirée
Par le beau monde, et j'en ai du chagrin;
Mais après tout j'en aurai vu la fin.
Et puis, voyez; prudemment je m'engage
A la cacher au fond de mon tiroir,
Où quelque ami tout seul pourra la voir.
Un bon ami, discret, fidelle et sage,
D'un œil sinistre épluchant mon ouvrage,
N'en sera pas le détracteur malin.
Mais s'il allait tomber en telle main
Que je sais bien, quelle capilotade
On en ferait! Tel l'agneau sous la dent
Du loup cruel, est mis en marmelade.
Laisse-toi donc enfermer, pauvre enfant,
Sans murmurer; un temps viendra, j'espère,
Qui répandant un jour pur dans les cieux
Te tirera des coffres de ton père,
Et te pourra montrer à tous les yeux,
D'un voile d'or obtenant la parure.
Je pourrai bien alors être au tombeau;
Mais avec toi qui sait si la nature
Ne voudra pas me rendre un jour nouveau?
Laissons cela. Choses non advenues,
Au destin seul peuvent être connues;
N'en parlons plus. Les vents sont déchaînés;
La mer est trouble, et ses flots mutinés
Vont submergeant quiconque s'y hasarde.
Les dieux jumeaux ne nous ont plus en garde
Le bon Pollux et son frère Castor
Ne soignent plus aujourd'hui notre sort.
Dans ton réduit, et soumis au silence,
Console-toi: tu verras l'orateur
Et le poète avoir pareille chance.
Garde-toi bien de prendre de l'humeur
Quand tu verras la stupide ignorance,
Du pourpre auguste étalant la couleur
Sur ses habits, rire et faire bombance
Et s'engraisser: c'est elle maintenant
Qui nous domine et gouverne la terre.
Mais qu'ai-je dit? Non non, mon cher enfant,
Déride-toi: je vois qu'un jour prospère
Incessamment va se lever pour toi.
L'Arno t'apporte une plus juste loi
Qui, grâce au ciel, finira ta misère;
Et ce bienfait est du grand Corsini [Clément XII].
Malgré son rang et l'auguste tiare
Qui ceint son front, tu seras accueilli
Avec bonté; mais il doit être avare
De te montrer, et sans te laisser voir
Te serrera d'abord dans son tiroir.
Là tu seras à l'abri de l'envie
Qui, te voyant en si haute faveur,
Loin de pouvoir troubler encor ta vie,
En séchera de honte et de douleur.
Tu vas bientôt oublier ton martire,
A tes tableaux vois Corsini sourire:
Il aimera cet amant si loyal,
Ce bon Richard, qui sauva sa princesse
Par le moyen du grand miroir fatal;
Il chérira Renaud dans sa vieillesse:
Du grand Roland il plaindra la détresse
Dans sa folie; et sensible à tes chants,
Il s'en fera répéter les accents.
Enfin il est venu le jour prospère
Qui l'asseyant sur le trône de Pierre,
En fait au gré de la commune voix
Le ferme appui de la foi qui chancelle.
Jour d'allégresse! où sous les saintes lois
De l'héritier des clefs et de leurs droits,
Tout va reprendre une face nouvelle.
Fraude, ignorance, injustice, faux zèle,
Qui dans leurs fers tenaient le monde entier,
S'en vont pieds nus, sans maille ni denier.
Et sans espoir de rentrer en service,
Laissant l'honneur et la place, à justice
Et vérité. Les vertus à leur tour.
Ne craignant plus de paraître au grand jour,
Quittent le deuil, et couronnent leur tête
De vives fleurs comme en un jour de fête.
De toutes parts leur éclat radieux
Vient embellir et Rome et l'Italie.
L'âge à venir verra d'un œil d'envie
Celui qui fut longtemps si désastreux.
Ah! si le ciel daigne écouter nos vœux,
Du bon CLEMENT qu'il conserve la vie
A tout jamais! ou si l'ordre des cieux
Borne ses jours, du moins qu'ils soient nombreux!
Mais nous avons une histoire avancée
Qu'il faut reprendre. Elle touche à sa fin,
Le jour aussi. Phébus descend grand train
A l'océan; et déjà Galatée
Va lui frayer un facile chemin.
Le bon Glaucus qu'a blanchi la vieillesse
Marche devant, et de sa verte main
Ouvre les flots au char de la déesse.
[***]
Un beau coursier qu'on ne voit jamais las
Portait Maugis, comme j'ai dit, en selle,
Et galoppait d'une vitesse telle
Qu'en le voyant on ne le croirait pas.
Jambes de cerf, de chevreuil, de gazelle,
Serviraient mal à courir si grand train.
Mais, voyez-vous, quand le diable s'en mêle,
En peu de temps on fait bien du chemin.
Dès que Maugis entre à la capitale
Du peuple franc, tous d'une ardeur égale
Autour de lui se rassemblent d'abord.
On s'ingénie, on suppose, on devine
Qu'il est venu pour leur dire le sort
De l'héritier du trône et de Despine;
Et c'est partout un délire, un transport
Quand on apprend qu'ils sont tous deux en France.
De toutes parts c'était fête et bombance,
Logis déserts et cabarets bien pleins:
Voilà Paris. On y chante, on y danse
Comme des fous au son des tambourins.
On y voyait maint vieillard à lunettes,
S'associant à gentilles fillettes,
Porter un verre en ses tremblantes mains,
Et de l'Espagne avaler les bons vins.
Dans leurs couvents moinillons et nonnettes,
Dans leur collège écoliers et régents,
Faisant entr'eux ballets et chansonnettes,
S'évaltonnaient en joyeux passe-temps.
Dames, seigneurs, descendaient de leurs rangs,
Et laissant là l'orgueil des étiquettes,
Venaient danser avec les bonnes gens.
Là vous verriez le fripier, l'aubergiste,
Improviser ensemble à qui mieux mieux.
L'un, de Richard se fait l'apologiste,
S'égosillant à proclamer la liste
De tant et tant de monstres furieux
Qu'il a vaincus; et son antagoniste
Va célébrant Despine et ses beaux yeux.
Force badauds, dont la foule s'arrête
Pour les entendre, applaudissent de loin,
Comme de près, à leur sot baragouin.
C'était partout allégresse, air de fête.
Vive à jamais, criait-on à tû-tête,
Et soit béni ce couple si charmant!
Mais sans relâche on cria tant et tant
Qu'on s'enroua: force fut de se taire.
Les pieds, les mains, la tête, s'agitant,
Font le service et ne reposent guère.
Ainsi voit-on au départ d'un vaisseau,
Pères, parents, épouses sur la plage,
Criant vivat aux gens de l'équipage,
Puis, quand la vague éloigne le bateau,
Et de la voix ne permet plus l'usage,
Signes divers: un mouchoir, un chapeau,
Savent encor suppléer au langage.
Le grand conseil tenu par Olivier,
De tous côtés dépêche maint courier
Pour inviter guerriers, princes et belles
A se trouver aux joutes solennelles
Qui se tiendront pendant un mois entier.
Là le vainqueur, en délaçant son heaume,
Aura pour prix un superbe collier
Qui sans mentir vaudra tout un royaume,
Ou peut s'en faut. Lui, sur son beau coursier
Sort de la ville, et marche à la rencontre
De son seigneur, conduisant une montre
De damoiseaux bien faits et bien parés,
Sur des chevaux dont les mors sont dorés.
Un beau panache orne leur tête altière:
Les étriers, la selle toute entière,
Et le poitrail, et la têtière encor,
Tout le harnois est étincelant d'or.
Corèze, Argée, et les dames comme elles,
Etalaient là de si riches atours
En falbalas, fontanges et dentelles,
Perles, rubis sur brocard et velours,
Qu'un mois entier des revenus de France
N'en pourrait pas acquitter la dépense.
Mais à vrai dire elles avaient de quoi,
N'imitant pas tant d'autres que je voi,
Qui pour briller pendant une journée,
Doivent jeûner le reste de l'année.
Dans chaque place et dans tous les quartiers
Sont tout sellés maints superbes coursiers;
Et l'on ne voit que calèche et berline
Sur le chemin qui mène au Lyonnois:
On compterait aussi bien sur ses doigts
Les sables fins qui bordent la marine.
Tant de seigneurs, de dames, à la fois
Veulent sortir et font foule à la porte,
Qu'il s'en faut bien que le printemps apporte
Autant de fleurs. Là paraissent d'abord
Avec éclat dans un char les deux belles:
J'entends Corèze, Argée; et derrière elles
La sœur d'Astolphe, et Blanche aux cheveux d'or,
Du grand Roland la nièce encor fillette.
Et puis après on voit venir Clarette,
De Rinaldin la mère: elle a toujours
La larme à l'œil; mais pendant les grands jours
Elle a quitté son deuil et fait toilette.
Pour abréger, vous pouvez être surs
Que toute belle à l'envi sort des murs.
En même temps force gens de village
Viennent porter poulets gras et fromage,
Vin champenois (honneur de tout festin),
Et fruits nouveaux qui pendent au branchage;
Et mainte fille un panier à la main
Porte en chantant figue, poire et raisin.
Déjà Richard avait passé la ville
Des Lyonnais, et courait le pays
Bride abattue; et le griffon agile
Fendait les airs, laissant tout ébahis
Les regardants. Le vieillard est assis
Sur son chignon, d'où bientôt il se montre
Aux bons Français assemblés près Paris,
Et l'air joyeux s'en vient à leur rencontre.
Vous allez voir bientôt votre seigneur,
Leur dit le vieux; il accourt, il s'empresse,
Impatient de montrer son bon cœur
A des sujets dignes de sa tendresse.
Sur ce propos voilà que Rolandin,
Tout en sueur vient avec Rinaldin,
Suivant Richard qui conduit sa Despine.
Or à part soi que chacun imagine
Ce qui pourrait le plus combler ses vœux;
Il jugera comme l'on fut heureux
A leur aspect: c'était un vrai délire,
Et je n'ai pas moyen de le décrire.
Enfant perdu qui le paraît aux yeux
De ses parents à la douleur en proie,
Donne à peu près une semblable joie.
Près d'eux Richard ne reste qu'un moment:
Il entre en ville, ou dans le même instant
Grand carillon annonce sa venue.
Chacun accourt et chacun s'évertue
A le fêter. Le vieillard se traînant
Le dos en voûte et la tête chenue,
Vient par des pleurs faire entendre ses vœux.
Soyez, dit-il, soyez toujours heureux,
Charmants époux; et que la mort cruelle
Jamais ne rompe une chaîne si belle.
Tout le clergé, l'archevêque au milieu,
Avec ferveur autour d'eux se signale,
Et les conduit jusqu'à la cathédrale.
Là Richardet s'humiliant à Dieu,
Demande en humble et dévote prière,
Constant désir et moyen de lui plaire,
Avec sagesse et trésor de lumière
Pour gouverner la France avec succès.
Puis il publie, arrivant au palais,
Que dès demain en forme solennelle
Accomplissant les serments qu'il a faits,
Il s'unira pour jamais à sa belle.
A peine aux cieux l'aurore paraît-elle,
Ne répandant qu'un éclat incertain,
Richard se lève, et prenant par la main
Sa tendre amie, il la mène à l'église.
Au même instant les dames sans remise
Suivent leurs pas, négligeant le travail
De la coiffure, et tout son attirail.
Parfums, pompons restent sur la toilette;
Après la messe on la fera complette,
Et la parure aura certes son tour;
Mais dans ce trouble, au petit point du jour,
On laisse là falbalas, cannetille,
Et comme on peut à la hâte on s'habille.
Le vieux évêque et ses vieux assistants,
A peine au temple arrivèrent à temps.
Les beaux époux en dévote manière
Viennent à pied tous les deux, et d'abord
Y font refus des sièges brodés d'or,
Joignent les mains, se courbent jusqu'à terre,
S'agenouillant pour l'acte solennel
Au parquet nu des marches de l'autel.
Le bon prélat en deux mots les exhorte;
Puis gravement demande au jeune roi
Si pour épouse il veut Despine; à quoi
Richard répond un Oui de voix si forte,
En ton si clair, qu'on l'entend de la porte.
Puis à Despine on propose le cas:
Elle répond Oui, mais un Oui bien bas.
C'en est assez; la messe va se dire.
D'abord après les rites accomplis,
Le couple heureux au palais se retire.
Chacun les suit, les fête, les admire,
Leur souhaitant au nom de tout Paris
Bonheur constant et faveurs infinies.
Je ne dis rien des chants, des symphonies,
Danses et jeux, qu'en de semblables cas
Vous savez bien qu'on trouve à chaque pas.
Je ne dis rien non plus des bagatelles
Dont ce jour-là tous les jeunes maris
Vont festoyant leurs épouses nouvelles,
Qui paraissant en ignorer le prix
Se défendaient par maintes simagrées,
Et rappelaient leurs mères à grands cris
Pour être au fort du péril rassurées.
Avec un grain de bon sens au cerveau,
On voit à plein ici quel est le sceau
Que la nature empreint au cœur des belles.
L'ardent désir dont brûlent les donzelles,
Et que le diable allume dans leurs sens,
C'est celui-là que par de faux semblants
Elles ont soin de déguiser en elles
Avec tant d'art et de telle façon,
Qu'elles ont l'air de parler tout de bon.
Je ne veux point parler de la bombance
Qu'on fît alors au palais: car je pense
Qu'il est pénible à qui se meurt de faim
D'être attentif au récit d'un festin.
Rien ne serait plus fâcheux à vrai dire,
Plus ennuyeux, que d'entendre ou de lire
Tous les détails de ce banquet charmant,
Sans rien avoir à mettre sous la dent;
Vous en auriez sûrement la pépie.
N'en parlons point. La table est desservie,
Et les époux se tenant par la main
Dans leur boudoir au palais se retirent,
Brûlant du feu qui couve dans leur sein
Depuis longtemps. Jugez ce qu'ils y firent,
Et de quel cœur ils s'y reproduisirent,
Quoique à leur gauche un coup de foudre vînt
Troubler Despine au plus fort, du mystère.
Le jour entier, et puis la nuit entière,
Dans son réduit le couple heureux se tint.
Avec raison. Qu'avait-il mieux à faire
Que de jouir d'un si charmant destin?
Or cependant sur un gentil roussin
Entre à Paris la méchante sorcière,
En longue barbe, en robe de bleu clair,
Et sous les traits d'un marchand d'outre-mer.
Pendant la nuit la maudite mégère
Fait enchaîner par ses suppôts d'enfer
Le bon Maugis, qui n'a pour sa défense
Qu'un farfadet d'inégale puissance.
Tout endormi Maugis est emporté
En un clin-d'œil par la noire cohorte
Au bord du Nil, et là bien garotté
Dans une tour sans fenêtre ni porte.
La fée impie en voulait faire autant
Aux deux époux; mais un esprit céleste
Veillait pour eux. La coquine est si leste,
Qu'elle y parvint; vous allez voir comment.
Pour assurer le tour qu'elle imagine,
Elle s'en va dérober à Lirine
Tout son grimoire, œuvre de négromant.
Les deux époux devaient le jour suivant
Aller chasser dans les bois de Versaille. 
Tout citoyen qui sait vaille que vaille
Lancer un dard et mener un cheval,
Va sur les lieux attendre le signal;
Et par milliers au fort de la broussaille,
Hardis mâtins, lévriers et faucons,
Sont embusqués dans tous les environs.
Dans les maisons la bouillante jeunesse
Gaspille tout de la cave au grenier
Pour se fournir d'armes de toute espèce;
Et puis il faut un vigoureux coursier
Qui n'aille pas, bronchant dans un hallier,
Faire au chasseur une honte complette.
La mère enfin, pour parer l'écuyer,
De rubans neufs dépouille sa toilette;
Et puis le soir le père en vieux routier
Endoctrina le novice à sa guise.
Attends, dit-il, que le fier sanglier
Par les mâtins ait l'oreille bien prise;
Approche alors et viens pour le percer.
Mais songe bien, mon fils, à te placer
Tout près du flanc pour ne point donner prise;
Puis sur le cou, justement au milieu,
En le tournant enfonce ton épieu.
Après avoir épuisé sa doctrine,
Le bon vieillard raconte les beaux tours
Qu'à mainte chasse il fit dans ses beaux jours.
A ses récits le garçon fait la mine
D'être attentif; mais dans le fond du cœur
Il les maudit, il s'en ennuie, il bâille,
Et se voudrait déjà voir à Versaille.
C'était le temps où las de ses travaux
Le villageois oubliait ses fatigues
En se gorgeant de raisins et de figues,
Et reliait* [cerclait] ses cuves, ses tonneaux,
Pour conserver la liqueur qui bouillonne.
Le citadin profitait de l'automne,
Raccommodant ses filets, ses réseaux,
Et s'apprêtait pour la chasse aux oiseaux.
Au rendez-vous, Richardet et Despine
Sont sans faillir à la pointe du jour,
Et sur le champ la trompette argentine
Donne un signal qui s'entend à l'entour.
Chacun se place au poste qu'on lui donne,
Relais, piqueux, et jeunes amateurs;
Et la forêt dans son pourtour résonne
Des cris mêlés des chiens et des chasseurs.
Déjà Richard court à bride abattue
Par la forêt après un sanglier,
Et court si bien sur son brave coursier
Qu'en moins de rien sa cour le perd de vue.
Il s'abandonne au plus fourré du bois,
Brûlant d'avoir lui seul, s'il est possible,
L'honneur d'abattre un monstre si terrible.
Il n'entend plus ni le cor ni la voix.
En même temps Despine s'aventure
Après un cerf de superbe ramure;
A le poursuivre elle veut s'aheurter:
Fleuve, fossé, buisson garni d'épine,
Rien ne la peut dans sa course arrêter;
Et toute en pleurs la sensible Lirine,
Ne voyant plus celle qu'elle aime tant,
Au rendez-vous retourne en palpitant.
On voit alors la chasse interrompue:
Il faut chercher Despine et Richardet,
De tous côtés on court, on s'évertue,
Mais c'est en vain. Un trompette se tue
Au haut d'un mont à sonner sans effet.
Tous les chasseurs à l'envi s'époumonnent
Pour rappeler par le son de leurs cors
Les deux époux, qui si loin s'abandonnent:
Rien ne répond à de si grands efforts;
Tout est muet. Et cependant sous l'onde,
Phébus déjà mouillait sa tresse blonde;
Un sombre voile obscurcit le vallon;
Tandis qu'au ciel la tremblante lumière
De ces fanaux qu'il étale à foison,
Semble embellir l'azur de l'atmosphère;
Et les bergers quittant les prés fleuris,
Au haut des monts vont parquer leurs brebis
Jusqu'au lever de l'aurore nouvelle.
Richard courait cependant de plus belle
Après le monstre. Ils avaient traversé
Tous les halliers; et bientôt dans un antre
Hors des forêts le monstre est enfoncé.
Sans hésiter Richard descend: il entre,
Perce la grotte, et se voit dans un pré
Où dès l'abord il trouve une autre roche.
Elle l'attire: il marche, il approche,
La trouve ouverte, et veut en essayer,
Ne songeant plus du tout au sanglier.
Là pour Richard il n'est point de sortie;
Et sa Despine arrive au même endroit,
Suivant le cerf qui l'y mène tout droit.
Les voilà donc enfermés pour la vie.
Ils sont ensemble, et ne sauraient se voir:
Tel est leur sort. Mais lorsque l'un soupire,
L'autre l'entend; et ce triste pouvoir
Est pour tous deux un surcroît de martyre.
L'un dit: Cruelle, hélas! pourquoi me fuir?
Et l'autre dit: Veux-tu donc me trahir,
Ingrat époux? C'est en cette manière
Que chaque jour, que chaque nuit entière
Ils vont errer sous la grotte en arrêt.
Mais retournons à Paris s'il vous plaît,
Toute la ville a bien changé de face:
Plus de plaisirs; la douleur les remplace.
Lirine est là qui veut mourir de faim:
D'autres voudraient se donner une fin
Plus prompte encor. On est sans espérance
Depuis qu'on a perdu le bon Maugis,
Et le livret qu'à Lirine on a pris.
Dans le chagrin de s'en voir séparée
Elle paraît toute décolorée;
Puis, reprenant peu-à-peu ses esprits:
Père, dit-elle au vieillard qu'elle appelle,
Tu vois l'effet d'un noir enchantement!
En nous rendant Richard avec sa belle,
Seul tu pourras finir notre tourment.
Cherche en ton livre; et si pour l'aventure
Tu n'y saurais trouver méthode sûre,
Cours en Egypte: et là par doux accord
Change le cœur de la sorcière impie
Qui sans pitié veut arracher la vie
Aux deux époux, ou donne-lui la mort:
Termine enfin par force ou par adresse
Notre cruelle et trop juste détresse.
Le vieux promet qu'il partira le soir
Sur le griffon; ajoutant qu'il espère
Au bord du Nil faire bien son devoir
Sans que la fée en perce le mystère;
Et qu'il saura de méchante qu'elle est
La rendre douce; ou bien se tiendra prêt
A besogner en telle autre manière
Qu'il jugera convenir à l'affaire.
Incessamment arrivaient à Paris
Beaux cavaliers venant de tout pays.
Il n'était bruit aux marches d'Angleterre
Que du tournoi que Richard a promis;
Et le guerrier qui pour fêter la noce
Vint le premier, fut le prince d'Ecosse.
On ne vit pas arriver l'Irlandais;
Et de partout ducs et barons anglais
Viennent en foule y montrer leur courage.
Mais on ne sait si Richardet voyage,
Ou s'il n'est pas dans quelque piège affreux
Tenu captif. Les Français sont en larmes,
Et l'Etranger partage leurs alarmes.
Plus de tournoi, de fêtes ni de jeux;
Ce n'est partout que prières et vœux.
Le bon vieillard près du parc de Mélène
Est arrivé justement à minuit
Sur son oiseau, que d'une bonne chaîne
Dans une grotte il attache sans bruit.
Puis au palais il entre en diligence,
Et voit partout fillettes et garçons
S'évaltonner en diverses façons,
Riant, chantant, formant des chœurs de danse.
Tout aussitôt changeant son apparence
L'adroit vieillard paraît un jouvenceau;
Et se mêlant à ce joyeux troupeau,
Il fait à tous courtoise révérence,
Puis il demande à quelle occasion
Se font ces jeux. C'est, lui répondit-on,
Premièrement pour fêter la prison
De Richardet. Et puis c'est que madame,
D'un beau garçon sera ce soir la femme.
Elle en est folle, et folle à tel excès,
Qu'elle n'a plus rien autre chose en tête.
A lui complaire on la voit toujours prête.
Quand furieuse elle se met en frais
Pour exciter quelque horrible tempête,
Un seul coup-d'œil va calmer cet excès:
D'un seul coup-d'œil madame est appaisée.
Et la tigresse est changée en brebis;
Au lieu de grêle il tombe une rosée
De sucs d'œillet, et de rose et de lis.
Le vieux demande alors comment se nomme
Cet amoureux. A quoi chacun répond
Qu'on n'en sait rien; et que ce qui confond
Toute la cour, c'est de voir ce jeune homme,
Un inconnu, peut-être un pélerin,
Donner la loi, parce qu’il est blondin,
A celle-là qui sans cette folie
Devait se voir la reine de Libye.
Ces jours derniers, dit un jeune garçon,
A son retour après un long voyage,
Dans son beau char traîné par un griffon,
Elle amena ce nouveau personnage
Qu'elle appelait Dornadil son mignon,
Vous avez vu quelquefois sur le frêne
Ou sur l'ormeau le vignoble attaché;
Sur un vieux mur, sur l'érable ou le chêne,
Vous avez vu le lierre accroché:
Plus fortement encore elle le serre
Dans ses bras nus. Il ne s'en émeut guère.
Elle voudrait qu'il n'en sortît jamais;
Et lui, voudrait déserter son palais.
Mais par l'amour notre dame pressée
Lui servira ce soir un tel gâteau,
Que sans faillir dès le premier morceau
Il changera d'humeur et de pensée.
Le jeune gars se retire à ces mots
Parmi les siens, tandis que son propos
Rappelle au vieux l'écossaise pucelle
Qu'il vit sortir de l'humide élément.
Il songe alors que l'amant de la belle,
Qu'une tempête avait séparé d'elle
Pourrait fort bien être ce même amant,
Ce jouvenceau dont Mélène est éprise.
En ruminant, le bon vieillard s'avise
D'un tour nouveau, mais qui veut du secret.
Il disparait: c'est peu qu'il se déguise;
Il n'est plus rien, rien qu'un grain de millet,
Pour épier par-là si la sorcière
Porte toujours sur elle son livret,
Ou si plutôt la matoise le serre
Dans quelque cache ou dans quelque coffret.
Il s'insinue en toutes les cachettes;
Il suit la fée, il fouille en ses pochettes,
Tâte, retâte, et par aucun moyen
Ne sent, ne touche et ne découvre rien.
Si quelque espoir en quelque coin l'attire,
C'est une erreur, c'est un nouveau martire.
Le jour se passe, et la belle est au lit;
Mais non pas seule, et son mignon l'y suit.
Le vieux qui guette a bien vu que la fée
Sous son chevet, avant d'être couchée,
Soigneusement prenait certain écrit.
Elle en lut peu; puis avec un sourire
En même place aussitôt le remit.
Disant: Ce soir il n'est pas temps de lire.
Puis appelant Vénus et les Amours
Elle entre au lit en souriant toujours.
Le vieux témoin s'est abstenu de dire
Ce qui s'y fit: on le devinera.
Or vous savez qu'après tel exercice,
Sans y faillir un doux sommeil viendra.
Il vint sans faute, et remplit son office
Si bien, qu'à voir la mine qu'avaient là
Les endormis, on les eût crus sans vie.
L'adroit vieillard profitant de cela
Prend le paquet sans que l'on s'en défie.
Il reconnaît le recueil de magie
Qui de Mélène assure le pouvoir;
Et dans ce livre il trouve un cordon noir
Dont aussitôt prudemment il la lie.
Un vase est là, rempli d'une liqueur
Que le grimoire enseigne à mettre en pâte.
Il fait la drogue; il frotte le dormeur
Qui se réveille, et s'habille à la hâte,
Prend en horreur la dame du palais,
Et fuit loin d'elle à travers les forêts.
Le vieux l'y joint, et tous les deux ensemble
Vont à leur aise au pas que bon leur semble,
Tantôt rapide et tantôt nonchalant,
A cette grotte où le griffon attend.
Chemin faisant le bon homme raconte
Au jouvenceau les périls et le sort
De la beauté qu'en son cruel mécompte
Il voit déjà victime de la mort
A l'Elysée attendre qu'il arrive.
Le vieux lui peint aussi le grand oiseau
Avec lequel par un sentier nouveau
Des bords français ils atteindront la rive.
Disant ces mots il entre au souterrain
De son oiseau, le détache, le monte;
A l'irlandais donne aussitôt la main,
Le met en croupe; et le griffon soudain
Prenant son vol, la traversée est prompte.
Or, que dira Mélène? quelle honte,
Que de regrets, que de pleurs, quel chagrin!
Attendrons-nous ici qu'elle s'éveille?
Ou voulons-nous aller à cette tour
Où git Despine, et là prêter l'oreille
Aux cris touchants qu'elle y fait nuit et jour?
Vous la verriez dans sa mortelle peine
Suivre Richard du matin jusqu'au soir.
Richard la suit; il court à perdre haleine,
Entend Despine, et ne la peut pas voir.
A mon avis, s'il faut que je m'explique,
Je laisserais Mélène à sa douleur;
Je laisserais cette tour diabolique:
Toutes les deux sont un vrai crève-cœur.
Notre bon vieux s'en vient à tire d'aile:
Je l'attendrais; car il est important
De voir s'il sait quelque bonne nouvelle,
Et je voudrais m'ébattre en attendant.
[***]
Voici la fleur de nos hôtelleries:
Jeunes galants et fillettes jolies,
Venez m'y suivre, et mettons de côté
Tout souvenir de récit lamentable
Propre à flétrir et jeunesse et beauté.
Bon! les voilà. Nous voilà tous à table.
Aimable orgie et festin délectable!
Apporte-nous, garçon, du meilleur vin
De la maison: d'abord une feuillette;
Et puis encor, qu'un gros flacon bien plein
Soit toujours là dans les mains de Nicette.
Fort bien, l'ami...Buvons. Quelle vertu!
Et quel montant!...Oh diable! il m'a mordu.
Mais ce n'est pas, s'il plait à Dieu, morsure
De gros mâtin faisant fière blessure.
Et puis encor quand ce serait, vois-tu,
Il est si bon que j'en veux toujours boire,
Sous ses assauts dussé-je être abattu,
Et d'Actéon rappeler la mémoire.
Garçon! garçon! le vin de Serraval
Je l'aime fort; j'en voudrais un bocal,
Et non pas plus, car il porte à la tête.
Je ne veux pas broncher comme une béte
En m'en allant. Toi, Nicette, va donc
Hâter un peu ton patron qui lanterne
Hors de propos, et sert mal sa taverne.
Mais il arrive avec ce vin si bon:
Dieu soit loué! Voyez comme il pétille,
Mes chers amis, et voyez comme il brille
Dans la caraffe. Un rubis, un grenat,
Auprès de lui perdraient tout leur éclat.
Sur mon honneur c'est une panacée.
Comme il me vient élever la pensée!
Salut à vous, la gloire et le trésor
De l'univers, beautés de bon accord,
De bonne humeur, douces, fringantes, vives,
Salut à vous; et non pas aux rétives
Qu'on voit faisant la grimace au bon vin.
Que celles-ci ne trouvent dans le monde
Pour les fêter, que l'animal immonde
Qui va rongeant les bourgeons du raisin!
Tandis qu'ici jambon et mortadelle
Au meilleur vin donnent un prix nouveau,
Simonne, à toi! tire de ton cerveau
Quelque amusante et gaillarde nouvelle.
Simonne dit: La mémoire me fault.
Puis, appelant son mari clair et haut...
Raconte-leur le joli tour d'adresse
Que fit hier notre diseur de messe.
[***]
Le mari vient: c'était l'hôte. Il se mit
Au plus haut bout, afin qu'on l'entendit
De tout côté; puis quelque temps demeure
A se gratter, se moucher; puis il dit:
Apprenez donc qu'un prêtre à tant par heure,
Curé de plus, était franc libertin,
Passionné des femmes et du vin.
Un jour, épris pour la jeune Jeannette,
I1 oublia sa cure et son latin.
C'est à vrai dire une brave fillette:
Taille élevée, et pourtant rondelette,
Blancheur de crème et regard assassin,
Voilà Jeannette; et quand elle est frisée,
Elle rendrait un mort dispos et sain:
Ce lui serait, m'a-t-on dit, chose aisée.
On peut juger comme le prestolet
Se trouva pris: un merle à la pipée
Ne l'est pas mieux; ni la grive, attrapée
Dans quelque vigne aux mailles d'un filet.
Il ne dit plus psaume ni litanie;
Et le serment qu'il avait fait à Dieu
De vivre chaste, il le fausse, il l'oublie,
Scandalisant les bonnes gens du lieu.
Jeanne pourtant n'entend ni point ni peu
Ce grand amour, quoi que le curé fasse.
Elle lui voit tout le visage en feu;
Elle peut voir comment il la pourchasse;
Elle peut voir qu'il en sèche sur pié:
Mais la fillette ignorante et bonnasse
N'y comprend rien, et n'en a pas pitié.
Le pauvre diable incessamment soupire;
Et Jeanne croit seulement qu'il respire.
Alors voilà qu'un riche villageois
Des environs, de Jeannette a fait choix
Pour l'épouser. Il la demande au père;
Et celui-ci l'accorde aux premiers mots
Du prétendant. Filles et bestiaux,
A trop garder ne nous profitent guère.
Le fiancé se nomme Anelié:
De corps trapu, mais d'esprit délié,
Il ne hait pas femme sotte, mais fraîche.
Dès qu'à Jeannette il a donné l'anneau,
Il va si bien secouant l'arbrisseau,
Qu'il n'y resta ma foi pas une pêche.
Tout juste alors on lui fait un procès;
Il est forcé de s'en aller aux plaids.
Le jour venu: Ça, dit-il, ma Jeannette,
Je vais trouver mon juge. Il pourra bien
Me retenir longtemps sur la sellette:
Dieu veuille encor que ce soit pour mon bien!
Voilà mon grain, mon vin, ma tirelire:
Divertis-toi, je ne t'interdis rien,
Hors un seul point qui s'entend sans rien dire:
Garde mon cœur, conserve-moi le tien.
Jeannette est simple, elle n'est point ingrate.
Pendant deux jours elle fit bien du noir,
Ne vit personne, et pas même sa chate.
Mais, comme on dit, quand l'œil ne peut plus voir
Le cœur demeure; et la bonne Jeannette,
Redevenant gaillarde et joliette,
Reçoit du monde et bannit le chagrin.
Avec raison l'amoureux chapelain,
Dom Prise (car c'est le nom dont on l'appelle)
Trouva pour lors l'occasion fort belle,
Débarrassé comme il l'est, Dieu merci,
D'un grand fardeau (je parle du mari).
Sans hésiter il accourt chez Jeannette,
Il la console; il la plaint en ami,
Que son époux la laisse ainsi seulette..
Le drôle vient et revient tant et tant,
Qu'il s'aperçoit qu'elle est grosse d'enfant.
Il rit sous cape: il voit son entreprise
Prendre un bon tour; mais le rusé coquin
Lève les yeux au ciel, étend la main
Sur sa tonsure, et d'un air de surprise:
Que vois-je ici? dit-il; ton cher époux
N'est qu'une béte, ou c'est le roi des fous.
Eh! qu'est-ce donc, reprit la créature?
C'est ton mari qui sans le moindre soin,
Quand il devrait se pendre à ta ceinture,
Te laisse en proie au plus pressant besoin.
Le beau plaisir, quand tu seras en couche
D'un avorton, et qu'entre tes beaux bras
C'est un vrai monstre alors que tu tiendras,
Monstre qui n'a qu'une moitié de bouche
Et de menton, le reste à l'avenant.
Quel crève-cœur de voir ton pauvre enfant
Laissant tomber ses entrailles à terre;
Manchot, boiteux, à peine se traînant,
Et tout cela, par le fait de son père!
Qu'entends-je? ô ciel! cria la tendre mère,
En s'arrachant brin à brin ses cheveux.
Dom Prise alors: Rassure-toi, ma chère;
Il en est temps. Nous pouvons à nous deux
En moins de rien raccommoder l'affaire
A la boutique où chacun tout au mieux
Peut besogner: ce n'est pas grand mystère.
A ce propos Jeanne ouvre ses grands yeux,
Disant: Ami, si tu sais le remède,
Faisons-le vite, et Dieu nous soit en aide!
Prisque reprend: Ce n'est pas du cérat
Qu'il faut ici pour mettre en bon état
Ton fils manqué...Le conte allait sans faute
Au dénouement, quand on interrompt l'hôte,
Ce sont des cris qui viennent de partout.
Chacun s'émeut; on est bientôt debout,
On laisse là l'hôte et l'hôtellerie;
On va savoir dehors ce qui se crie.
C'est qu'on voyait le vieux sur son oiseau,
Portant en croupe et Richard et Despine,
Et puis encore un gentil damoiseau:
Tous l'air joyeux et faisant bonne mine.
Ils fendent l'air, ils sont déjà tout près,
L'oiseau s'abat au balcon du palais.
Qui peut vous dire avec quelle affluence
Le peuple vient demander par quel tour
Le vieux a pu délivrer de la tour
Les deux époux, le trésor de la France?
Qui vous peindrait tous les transports d'amour
Des bons Français? Chaque baron s'empresse,
Court à l'envi pour saluer Richard,
Et sur son sein la larme aux yeux le presse.
Puis on proclame, on fixe sans retard
Au lendemain, jeux, fêtes et batailles.
Chaque maison tapisse ses murailles;
L'air retentit des doux sons du hautbois:
Les chevaliers brûlant d'impatience,
Voudraient déjà s'armer pour les tournois;
Et les coursiers attendant le harnois
Frappent la terre et hennissent d'avance.
Les deux époux au comble du bonheur
En rendaient grâce à l'amour de bon cœur.
Richard habille en reine sa Despine,
Et sur le trône avec elle s'asseoit.
Le peuple entier qu'avec grâce il reçoit,
A leurs genoux avec amour s'incline,
Leur souhaitant mille ans cent et cent fois.
On compterait plus aisément, je crois,
Tous les canaux par où le Nil s'écoule
Que tant de vœux qui s'élèvent en foule.
Tendres amants! que de ses plus beaux nœuds
Le dieu d'hymen tresse vos blonds cheveux!
D'un feu divin que sa torche nourrie
Brûle en vos cœurs sans s'éteindre jamais!
Que loin de vous il repousse les traits
De l'inquiète et sombre jalousie!
Et sous vos yeux, qu'en des liens si doux
Croisse une race aussi belle que vous!
Si dans les cœurs les mortels savent lire,
Vous daignerez faire grâce à mes chants.
J'ai peint de cœur les revers si touchants
De votre sort; et si je n'ai su dire
Ce qu'il fallait, c'est que ma faible lyre
Manque d'accords pour de si hauts accents.
Arrêtez-vous au cœur, non aux présents;
A mes efforts je vous verrai sourire.

FIN