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 La ville de Lyon sera détruite epub


Sébastien Leprestre 1985

Depuis le matin le chat, allongé sur la balustrade métallique du balcon, au dixième étage, regardait ce tracteur jaune tracer des sillons rectilignes dont les stries griffaient à peine la surface immense de la plaine de Corbas, marron foncé, presque noire.

Lazlo, debout derrière lui, caressait la fourrure rayée avec une tendresse absente. Elle aussi suivait des yeux la machine que la platitude kilométrique, lassant la distance, faisait paraître immobile. Lazlo y voyait une métaphore de son existence, vain effort auquel les dix étages au-dessous d'elle appelaient à renoncer. La mort en chute libre tordrait enfin l'horizon courbe de la vie.

"Voilà que je fais des phrases", ironisa-t-elle. Lazlo ne tenait plus à rien ni à personne - du moins en était-elle persuadée...

Elle s'imaginait là, en bas, bouillie sanglante sur la pelouse mal tenue. On s'interrogerait. Quelques amis regretteraient son abandon. Isis, peut-être, pleurerait. Le chat ? il se débrouillerait sans elle. Oui, pourquoi ne pas sauter ? Pauvre excuse, ce vertige qui tordait son ventre, cet évanouissement qui montait en elle comme à la piscine à l'instant de plonger. Fermer les yeux et enjamber la rambarde, quoi de plus simple ?

Lazlo ne pouvait pas. Vexée, elle devait s'avouer que la curiosité la retenait de ce côté-ci : à quoi ressembleraient les lendemains ? - cette question faisait qu'il y avait des lendemains, sans que pourtant Lazlo en attendît quoi ou qui que ce fût. Elle n'espérait pas : rien ne se passerait. Toutefois - et à cela elle ne pouvait résister- l'inexistence quotidienne se parait de formes changeantes qui engendraient parfois de neuves circonstances.

Sur le parking où Lazlo ne s'était pas écrasée, une automobile rouge s'arrêta. Ah ! c'était déjà l'heure de la réunion, il fallait se préparer. Gratouillant le chat entre les oreilles, Lazlo lança un dernier regard au tracteur qui semblait n'avoir pas bougé. Précipitamment, elle ouvrit la porte-fenêtre et, traversant l'appartement, prit position de l'autre côté, côté cour, disait-elle, en dérision d'un jardin aussi tristement agricole que la plaine de Corbas, ornementation colossale et douteuse de ce grand ensemble de logements populaires.

Derrière les cubes bétonneux des immeubles voisins, le soleil couchant ensanglantait le port Edouard Herriot dont les hautes grues, dressées sur l'eau grise, emprisonnaient l'œil dans le labyrinthe de leurs structures entrecroisées, l'empêchant d'apercevoir, plus loin que la courbure du Fleuve, la forteresse lointaine de Fourvière.

On sonna à la porte. Théodore entra, pressé, bougon, énervé, insensible à la gracieuse silhouette de Lazlo, à l’élancement un peu irréel de ce corps dont la pureté verticale se développait d'une seule ligne aux courbures comme  retenues. Un pantalon de velours gris-perle à petites côtes moulait les hanches étroites, le bassin frêle et plein à la fois, délicat et troublant épanouissement des jambes minces et allongées. Au dessus de la taille, un chandail blanc, en fine laine souple, laissait à peine deviner les seins que la large encolure ne dévoilait pas, même lorsque Lazlo se penchait. Son cou, oublieux ce jour-là du frileux foulard habituel, était nu, déshabillé, intime fragilité que les traits, à peine marqués des clavicules, faisaient converger vers le buste caché dont le rayonnement mystérieux provoquait une émotion douloureuse.

Lazlo secoua ses courtes boucles brunes et salua Théodore, tirant une étrange satisfaction de son regard aveugle : lorsque Théodore, ainsi plongé dans ses pensées, se concentrait en lui-même, les gens et les choses disparaissaient et ses yeux n'en percevaient que des formes indistinctes. Lazlo s'amusa de l'idée que, même nue ou demi-nue, elle serait demeurée invisible.

"Les autres arrivent", dit Théodore avec précipitation en courant à la cuisine avaler une tasse de café.

Lazlo écarta les rideaux : le crépuscule avait enfin mis le feu au Fleuve. Une lumière d'incendie baignait les HLM. Lazlo s'imaginait, cramponnée au balcon de la haute tour d'un château assailli par les vagues rougeoyantes. Sous la chaleur de l'embrasement, la tour se tordait, devenait courbe, soutenue seulement au-dessus du vide en éruption par les arcs-boutants des flammes gigantesques.

La sonnette retentit à nouveau. Théodore fit entrer les autres. Tout le monde s'installa autour de la table, 1ongue p1anche peinte en jaune de chrome, posée sur des tréteaux. Henri, le chef, ouvrit la séance par un de ces longs discours qu'il passait des jours à préparer et des nuits à écrire. Les phrases se suivaient, s'organisaient, s'imbriquaient en une structure solide et close, imperméable à toute intempérie d'opinion grâce à l'épais vernis des citations rituelles. Lazlo paressait, engourdie par le ronronnement de la machine à persuader, trop lasse pour jouer aux devinettes et essayer de déduire, à partir des intonations, des sous-entendus, du choix des citations, ce que serait le point d’arrivée d'Henri.

Mécaniquement, elle prenait des notes, laissant vagabonder son esprit, toujours rêveur. Elle songeait, habituelle récurrence, à son départ déjà lointain, fuite essentielle dont elle restait captive. Un long mur noir ferme une immense place vide. Une porte, une seule, entrebâillée, projette sur le pavé, également noir, un rayon de lumière oblique qui s'élargit d'abord, et se perd, absorbé par l'ombre. Lazlo sort. D'un geste, irrémédiable et hâtif, elle repousse la porte, abandonnant à elle-même la vaine clarté. Lazlo s'éloigne à pas rapides. Arrivée au milieu de la place, elle s'arrête et, très lentement, se retourne : à gauche, au loin, un infime éclaircissement de l'horizon, à ras du sol, annonce l'aube. Devant, le rempart des maisons est déjà presque indistinct, imperceptible nuance de gris foncé, comme une brume qui s'élèverait de l'horizontale noirceur. Une seule fenêtre est éclairée, point lumineux sans rayonnement, la sienne, celle de cette chambre où elle l'a laissé, prostré sur le lit défait de leur défaite, à l'heure exsangue de l'aboutissement de cette longue bataille d'amour qui les a déchirés, des mois durant. Jour après jour, Lazlo s'est durcie, a durci plutôt, et, cette nuit, il s'est brisé sur elle, légère et invincible dans sa solide armure de solitude. Lazlo se promet de ne plus jamais quitter cette armure. Tant pis pour l'amour ! tant pis pour sa chair qu'elle ne ravira plus d'une étreinte désirée! "La lune disparue brûle de froid dans le ciel vide", se murmure Lazlo, celle qui n'aimera plus. Elle rit à l'idée d'une scène de genre d'un goût douteux : au fond d'une alcôve voluptueuse, sur les dentelles mauves de la literie, est étendue une femme. De fer vêtue, malgré sa pose abandonnée. Un bel adolescent, nu et amoureux, se frotte douloureusement contre le froid métal de l'être aimé. Insensible et lascive à la fois, la femme écarte doucement les jambes et les noue complaisamment aux siennes...la femme de fer vêtue... Lazlo secoue la tête pour chasser la vision et se presse jusqu'à la gare. Le long voyage en chemin de fer apaise ses nerfs et brise sa souffrance...

Un rire bruyant secoua la table, arrachant Lazlo à ses pensées. Probablement, Henri venait de faire une plaisanterie ou un mauvais de jeu de mots. Il savait relâcher à temps la tension de la démonstration et faire éclater le rire en une récréation bienfaisante. Mais déjà, il reprenait son exposé tandis que les gloussements se prolongeaient. Le chef lança un coup d'œil mécontent à Evelyne dont les soubresauts nerveux le dérangeaient.

Le calme revint. Les phrases s'enchaînaient à nouveau, les souvenirs aussi.

Lazlo arrive à Lyon : deux collines, Fourvière et Croix-Rousse ; deux fleuves, Saône et Rhône, entre lesquels s'aplatit le long triangle de la presqu'île, et, au-delà du Rhône, la grande plaine des banlieues.

Lazlo a été mise en garde : la ville est triste et sale, fréquemment enveloppée de brumes humides ; les gens sont froids et peu communicatifs. Sans s'interroger sur la caricature, Lazlo l'a adoptée : le décor convient à son désespoir et elle n'a nulle envie de se lier à quiconque. Le programme lui va.

Après plusieurs semaines d'abandon aux cauchemars, Lazlo s'installe à Saint-Clair, faubourg misérable échappé d'un roman de Dickens, sale, noirâtre, nauséabond, surtout l'été quand prolifèrent de grosses mouches vertes. Le mouvement de rénovation dont la ville est agitée a oublié Saint-Clair, menacé de destruction par un projet d'autoroute. En quelques années la désaffection est arrivée à son terme : les artisans ont fui ; les commerces ferment ; les propriétaires n'entretiennent plus les maisons qu'ébranle le passage des énormes poids-lourds. Aussi les loyers sont-ils les plus bas de Lyon. Lazlo habite au troisième étage, à une hauteur suffisante pour que la triste grande rue disparaisse dans le paysage. Car il y a un paysage autour de cette misère : d'un côté, le Fleuve aux couleurs changeantes, cette eau inquiète, tourmentée loin en aval par les remous du Pont Poincaré. De l'autre côté, les dernières pentes du plateau de la Croix Rousse, colline égayée de buissons et d'arbres, parfois en fleurs. Lazlo, charmée par ces vues, jouit, presque abstraitement de la dualité de l'espace, à la fois répugnant et plaisant, fermé et ouvert, noirâtre et vert de toutes les nuances de la végétation et des eaux. Elle aime s'imprégner jusqu'à la nausée de l'atmosphère de la rue : saturée des trépidations des camions et des hurlements des voitures, elle traîne longuement dans cette tranchée bordée de sordides façades au rez-de-chaussée abandonné, fenêtres brisées, portes murées. Un jour, elle est entrée dans la maison inoccupée qui fait face à la sienne. Le long couloir découvre un escalier qui conduit à une terrasse, repérée depuis longtemps de ses fenêtres. La terrasse se creuse d'une grotte en rocailles. Lazlo aime s'asseoir là ; elle fume vaguement des cigarettes en observant le Fleuve. Parfois, elle prolonge son évasion et part dans la colline, territoire inconnu qui n'appartient qu'à elle...

Un grand frémissement remuait l'assemblée. Lazlo se secoua. Henri venait de finir. Tout le monde remuait sur sa chaise, comme au cinéma après la grande scène. Certains en profitaient pour aller enfin aux toilettes, d'autres se levaient pour dégourdir leurs jambes, ou toussaient avec le soulagement de ne plus se retenir. Puis chacun reprit sa place et, comme d'habitude, ce fut le silence... difficile de dire quelque chose après un exposé d'Henri. Il a toujours réfléchi à tout. Les arguments se soutiennent les uns les autres, rivetés en une construction impitoyable. Le silence se prolongeait. Lazlo commença à s'inquiéter : elle n'avait rien écouté et aurait été incapable de dire de quoi il avait été question. Comme les autres, elle faisait semblant de relire ses notes qui ne lui apprenaient rien : l'esprit ailleurs, elle n'avait recopié que des citations rebattues. Le regard d'Henri faisait le tour de la table, scrutait les visages, l'un après l'autre. A cette heure déjà tardive, car le discours avait duré longtemps, ces figures, rougies par la fatigue, gonflées par les réveils trop matinaux et les journées trop remplies, n'exprimaient plus rien.

Les yeux du chef, toujours un peu visqueux, s'arrêtèrent sur Lazlo, effleurant son cou nu. Lazlo le fixa froidement. Après un instant de tension imperceptible, il s'adressa à elle : "Bon, Lazlo, qu'est-ce que tu en penses?"

Soulagés, les autres s'amollirent sur leur chaise inconfortable et se tournèrent vers elle. "Ca y est", pensa Lazlo, "je suis faite " et elle sourit en se rappelant qu'au Lycée déjà, sa manie de ne pas baisser les yeux lui valait d'être interrogée à la place de ses camarades.

"Eh bien...", commença-t-elle. Et elle s'arrêta, dépitant les dix crayons déjà levés sur les cahiers pour noter son intervention. Il fallait absolument trouver quelque chose à dire. Une vieille ruse lui revint. Hésitant à dessein, elle articula, d'un ton volontairement dubitatif : "Tu crois que c'est aussi simple que cela ? Je me demande si..."

Comme prévu, Henri ne la laissa pas continuer et entreprit aussitôt de la convaincre qu'il avait raison, ou peut-être de se convaincre lui-même. Il repartit dans une grande tirade.

"Il faut que j'écoute cette fois", se morigéna Lazlo. Mais décidément, il y avait trop de choucroute sur les saucisses! Les démonstrations excessives écœuraient Lazlo qui ne parvenait plus à lutter contre le sommeil... Elle abandonna à nouveau.
 

1. De l'autre côté de Lazlo

"Alors, Lazlo ?", conclut Henri, suant et triomphant, couvert de regards admiratifs par l'assistance qui voit, avec soulagement, arriver la fin de la réunion.

"Je sais pas... ", répond-elle prudemment. "Oui, peut-être... Il faut que je réfléchisse... "

On lui lance des œillades mécontentes : qu'est-ce qu'elle a, celle-là, à faire l'originale ? La situation se crispe pendant que la jeune femme cherche paresseusement une échappatoire...Théodore vient à son secours et, avec circonspection, commence à argumenter à sa place :

"La question vaut d'être posée. Ce que veut dire Lazlo, c'est que..." Lazlo ne saura pas ce qu'elle voulait dire. Intéressée d'abord, elle décroche encore. "Décidément, je ne vaux rien aujourd'hui..."

Henri coupe la parole à Théodore. Les gens s'agitent. Théodore s'énerve, cherchant la complicité de Lazlo. machinalement, elle lui fait un sourire.

"Ah! tu peux rigoler", explose Rita avec la rage du fanatisme et l'hystérie propre à ces heures de la nuit. Tu l'as foutue, ta merde ! Et ça vocifère, ça criaille, ça dégénère. Henri, dépassé, finit par taper sur la table : "Bon, ça suffit pas la peine de s'exciter comme ça ! Que Théodore fasse un rapport écrit et sérieux sur ses objections. Alors, on pourra en reparler."

La séance se lève alors avec fracas, renversant les chaises. Echappant à Théodore qui voudrait l'intercepter, Lazlo s'enfuit, évite l'ascenseur pour ne pas faire avec les autres la longue descente, dégringole les dix étages, bondit dans son automobile et, à toute allure, rentre chez elle, à Saint-Clair. Elle se gare à côté du Fleuve. Marchant avec précaution sur le sol mal éclairé, elle rejoint la grand rue, ferme avec soin la porte de l'immeuble derrière elle, et monte les escaliers.

Sur sa porte, un mot des voisins du dessus : "On t’attend pour dîner".

"Ca va me changer les idées, se dit Lazlo,  joyeuse à l'idée "de voir enfin des figures humaines".

Mais n'est-il pas trop tard ? Elle se penche au-dessus de la rampe de l'escalier pour regarder si la fenêtre est encore éclairée. Oui, on entend des bruits excités. La concierge va encore grogner de ce tapage à deux heures du matin.

Lazlo gravit les trente marches supplémentaires. Elle est accueillie avec de grands sourires. Le repas est fini mais on lui a gardé une part de ce cochon confit au citron confectionné pour elle. L'invitée n'ose avouer qu'elle n'a pas faim, l'estomac encore noué de l'ennui de la réunion. On la fait assoir, on lui sert à boire, on l'égaye et, peu à peu, l'appétit revient.

"Alors, la conspiratrice", lui demande-t-on, "ça marche ?". Entre deux bouchées - décidément, il est délicieux ce cochon! - Lazlo grommelle : "ras-le-bol ! plein le dos ! ils m'ennuient ! si vous saviez comme ils m'ennuient ! il faudra me trouver autre chose... "

Les frères Schmidt, ses voisins, Willibald et Archibald, qu'on appelle Willy et Archie, connaissent tout de toutes les conspirations, même les plus secrètes ou les plus restreintes. Conspirent-ils eux-mêmes ? Lazlo ne l'a jamais su... à moins qu'ils ne poursuivent à travers les actions particulières une conspiration plus générale ? ou qu'ils s'amusent simplement à jouer avec Lyon, "terre classique des conspirateurs", comme ils disent ironiquement...

Sans hésitation ni explication, dès leur première rencontre, comme s'ils avaient reconnu un mot de passe tout-puissant qu'elle même aurait ignoré détenir, ils ont adopté Lazlo. Tout en bavardant, Lazlo se remémore le soir où elle a fait leur connaissance par l'intermédiaire de Théodore. A cette époque, elle vient d'arriver à Lyon. Elle vit dans un garni, non loin de la place des Terreaux : une petite chambre, mal éclairée, à peine séparée du couloir par une mince cloison. Presque toute la place est occupée par le lit, ce lit au matelas fatigué qui courbature le dos. La gérante observe les allées et venues de Lazlo, se demandant trop ouvertement ce que peut être cette jeune femme qui ne fait rien, sauf traîner dans sa chambre toute la journée, couchée tout habillée sur le lit, fumant des cigarettes.

Lazlo répugne à rester nue dans les draps dont le contact sur sa peau évoque celui qu'elle a laissé là-bas, irrémédiablement là-bas, où nul chemin ne conduit plus. Dès qu'elle s'éveille, elle saute du lit, s'habille à la hâte, descend boire un café  jamais au même endroit,  pour ne pas devenir une habituée à qui on commence par dire bonjour familièrement avant d'essayer d'engager la conversation. Puis, elle remonte se jeter sur son lit.

A la nuit seulement, elle sort, arpentant les rues, découvrant les escaliers des collines et ces passages qui traversent les maisons de part en part. Aux importunes sollicitations répond son regard absent, tellement lointain qu'il décourage les tentatives.

Un soir, vers minuit, glacée par la brume, elle entre au Moulin Joli, un des rares établissements encore ouverts. Lazlo, installée à côté du radiateur, à peine chaud, s'étonne de l'involontaire décor rococo où se joue la scène du hall de gare avant le départ du dernier train. Aux petites tables, nombreuses et serrées, on trouve tout : sorties du cinéma, derniers rendez-vous, vaines attentes, chahuts et froides solitudes.

Levant les yeux, elle découvre le lustre, colossal monument à trois branches dorées en forme de S, terminées par un globe. Il occupe le centre de la moulure qui ornemente le plafond : trois carrés à pans coupés s'inscrivent les uns dans les autres, délimitant l'espace du labyrinthe, géométrique assemblage de pentagones, de rectangles, de demi-cercles, dont les intersections sont marquées par de petites sphères. La figure centrale est perpendiculairement décorée de quatre visages, à moins que ce ne soient des masques.

"Certains prétendent que ce dessin a une signification symbolique", dit quelqu'un à côté de Lazlo. Elle tourne la tête. A la table voisine, un jeune homme termine le croquis du plafond. "Vous le voulez ?", propose-t-il. Elle accepte. L'inconnu entreprend le commentaire, fait surgir d'étranges formes en gommant certains traits, explique la manière dont les figures s'incluent sans se recouvrir et les exégèses métaphysiques qui en ont été faites.

Excité par son discours, l'homme lui demande "ce qu'elle fait dans la vie?". "Rien", répond-elle, se taisant sans effort.

L'inconnu tente de bavarder. Lazlo ne répond pas. Il se met alors à parler de Lyon, "la ville des conspirations" à cause, dit-il, de sa position de carrefour, de l'ancienne frontière entre le royaume de France et le Saint Empire, des brumes dissimulatrices, des traboules propices, de l'entrelacement des maisons et des cours. Il évoque de vieilles conjurations dont l'image commence à intéresser Lazlo. Il s'interrompt soudain et, désignant deux hommes qui viennent de s'assoir à sa table : "d'ailleurs, eux, vous en diront bien plus que moi." Les nouveaux venus ont l'air sympathique. Les présentations se font : Lazlo, Willy, Archie. "Mais Lazlo, c'est un nom de garçon ?" - "Qui le sait, ici ?", répond-elle, amusée.

A cette occasion, Lazlo apprend le nom de son bavard : Théodore. Il échange quelques mots avec les frères Schmidt qui, après avoir vidé leur verre, se retirent. Théodore raccompagne Lazlo et l'invite à "faire un tour, un jour prochain, à la foire aux conspirations". "Qu'est-ce que c'est ?", demande Lazlo, surprise.

"Une espèce de séance portes ouvertes. 'On' ne peut quand même pas avoir un bureau pour recevoir les gens qui apportent des renseignements ou en demandent ! Alors, certains Dimanches matin, 'on' se tient à un certain endroit pour établir les contacts nouveaux."

"Mais qui c'est 'on' ?"

Théodore explique que 'certaines personnes’ s'intéressent aux conspirations, non pour leurs particularités de but ou de forme, mais au contraire pour ce qu'elles ont en commun. "Ce sont les conspirateurs de la conspiration, les conspirateurs généraux, si vous voulez..."

Le Dimanche suivant, une brume fluide recouvre toute chose lorsque Lazlo traverse la Saône par le Pont du Change. Sur le quai, enveloppées de chauds habits, quelques personnes semblent perdues dans la contemplation de la rivière, presque anonymes au milieu de la foule qui se presse devant les marchands de peintures, photographies, lainages et autres babioles de ce marché de produits artisanaux. Lazlo ne les remarque pas tout de suite malgré le soin avec lequel elle les cherche. Cette jeune femme, là, qui. semble attendre quelqu'un, en est-elle ?

Frigorifiée, Lazlo allume une cigarette et observe : ils ne se parlent pas. De temps à autre, un passant s'approche de l'un d'entre eux et demande du feu. On voit bouger les lèvres mais les propos sont imperceptibles.

Lazlo a trop froid. Elle va partir, lorsqu'elle se sent saisie par la manche de son blouson : un petit garçon lui demande si elle est bien Lazlo et lui dit de le suivre. Elle obtempère, se laissant emporter par ce courant issu des spirales conspiratives. Son guide lui fait regagner la presqu'île, la conduit dans une rue étroite derrière la place des Terreaux et l'introduit dans la salle d'un café. Il fait chaud. Un gros poêle étend à travers la pièce les ramifications tentaculaires de ses tuyaux. D'antiques boiseries lambrissent les murs, ornées par endroits de vieilles publicités.

L'enfant se dirige vers un escalier à vis dont les marches métalliques sonnent sous leurs pas. Ils parviennent à une galerie : accrochée au fond du café, elle permet de se cacher des consommateurs, tout en surveillant, à travers la balustrade à claire-voie, les allées et venues.

Là, Théodore attend. Il souhaite la bienvenue à Lazlo : "excusez-moi de ne pas être venu, j'aimais mieux ne pas me montrer là-bas". Rassurée, elle a l'impression, après l'étrange promenade, de retrouver un ami.

"Réchauffez-vous", poursuit-il," ils ne vont pas tarder à arriver". Les frères Schmidt sont les premiers. Chaleureux et discrets à la fois, ils traitent Lazlo en petite sœur, ce qui ne lui déplaît pas. Il y a un appartement à louer dans leur immeuble à Saint-Clair, elle n'a qu'à le prendre. Pour la première fois depuis son départ Lazlo sourit. Elle prend rendez-vous pour visiter l'appartement. Ensemble, ils boivent des verres de vin blanc qu'une très vieille dame vient remplir régulièrement tandis que les autres les rejoignent peu à peu. La dernière est cette jeune femme, celle qui semblait attendre quelqu'un... Béatrice...elle est morte à présent...

"Quoi ?", s'étrangle Lazlo dont les rêveries ont croisé le cours de la conversation. "Quoi ? elle est morte ?" Lazlo repousse brusquement sa tasse et allume une cigarette. Il est très tard, ses yeux sont creusés de cernes. "Comment est- ce qu'elle est morte ?"

Willy, la voix un peu rauque, raconte qu'on a repêché le corps de Béatrice dans le fleuve. Un long séjour dans l'eau l'a rendue presque méconnaissable. La police l'a identifiée grâce à ses papiers d'identité, heureusement protégés par une pochette imperméable.

"Elle s'est jetée à l'eau ?", demande Lazlo.

"Non ! on l'a jetée, après l'avoir tuée : un mince lacet de cuir noir entourait encore son cou."

"Mais qui a fait cela ?"

Archie va dans le salon et revient avec une bouteille de Bourbon. Il boit au goulot et la fait passer aux autres.

"Affaire de conspiration", répond-il à la question de Lazlo, "enfin, probablement... tu sais, nous ne connaissions pas tous les secrets de Béatrice. Ces derniers temps, elle avait intégré une société occulte du quartier d'Ainay, un groupe qui se prend très au sérieux et ne recule pas devant de sanglantes cérémonies perpétrées au fond des profonds souterrains qui, depuis l'époque romaine, ont servi aux cultes ésotériques...''

"Elle m'en a parlé une fois", coupe Lazlo. Elle m'a décrit ces cryptes creusées dans le socle rocheux de l'Ile des Canabae. Elle disait que longtemps Ainay était resté une île...

"Oui, les Canabae... un grand fantasme de Béatrice", songe Archie à haute voix." Elle rêvait à ces marchands venus de loin que les Romains laissèrent installer leurs cabanes dans l'île. Les étrangers y avaient, protégés par les fleuves, leurs auberges, leurs entrepôts, leurs lieux de culte...des cultes très anciens venus de Mésopotamie. Là régna Mithra, et pendant plus longtemps qu'on ne pourrait le croire."

"Ces souterrains existent-ils vraiment ?", demande Lazlo. "Est-il vrai qu'on y accède par les caves de cette maison en face de l'église d'Ainay ? Vous savez, dans le prolongement de l'axe de l'église, une rue gagne la Saône en passant sous une voûte, curieusement aplatie. La maison en question est construite sur la voûte et prolongée de deux corps de bâtiments le long de la rue. Mais si ! vous voyez bien laquelle !", insiste-t-elle devant l'air soudain absent des frères Schmidt. "Aujourd'hui, elle a été séparée en deux, mais quand on regarde depuis le parvis de l'église, on voit bien que la voûte est la pièce centrale qui joint ces deux maisons parallèles...Mais écoutez-moi !", lance-t-elle aux deux hommes qui affectent de regarder par la fenêtre le puits noir de la cour. "Béatrice disait que dans les sous-sols de cette maison se terrent d'autres caves, plus profondes, d'où une ouverture secrète donne accès à tout un réseau qui parcourt l'île, rayonnant à partir d'une crypte située juste au-dessous du cœur de l'antique église : là, une galerie verticale s'enfonce dans le sol et conduit aux grottes cérémonielles..."

"Ne t'emballe pas", intervient Archibald pour l'arrêter. "Béatrice se moquait bien de toutes ces histoires de sorcellerie. Seulement, elle n'a jamais pu résister à ces géographies secrètes qui superposent les lieux réels et imaginaires. Elle était prête à tout pour qu'une lecture différente de l'espace lui enlève sa banalité quotidienne..."

"à tout...", souligne Lazlo, rêveuse.

"Comment a-t-elle repéré cette secte ? par quels moyens leurs mots de reconnaissance sont-ils tombés en sa possession ? elle n'a pas voulu le dire. Certains prétendent qu'elle-même est l'initiée de sombres mystères...Que s'est-il passé ensuite ? A-t-elle été la victime d'un sacrifice rituel ou punie de mort pour sa tentative d'infiltration ? On ne sait pas. On ne saura pas. Il ne faut pas chercher à savoir. La matière des conspirations est tissée de nuit, mais la nuit elle-même a ses zones d'ombre..."

Longtemps, ils évoquent Béatrice, l'étrange Béatrice qui inspire à tous des sentiments ambivalents. Ils parlent. Leur discours circule avec précaution au milieu des réticences. Lazlo songe, retenant une question insistante : quels liens existe-t-il entre Béatrice et les Schmidt ? y-a-t-il une conspiration générale dont ils seraient membres ? Jamais, elle n'a osé poser cette question.

Béatrice, lorsque Lazlo est allée la voir dans ce curieux quartier où est son repaire, lui a peut-être parlé de ces choses...la voix pâle de Béatrice dans l'embrasure de la fenêtre devant le jardin en fleurs..."ce qui me plaît dans l'occultisme, c'est qu'il soit occulte, caché. Les détails m'indiffèrent. Je ne crois pas aux résultats, sauf à ce résultat qui n'est pas cherché, l'isolement, le secret, la production d'un monde spécifique, singulier, unique..." Lazlo a protesté contre "les cérémoniaux grotesques et la charlatanerie des buts". Béatrice, sans répondre, a poursuivi, du ton de celle qui dévoile un mystère à quelqu'un qui ne le cherche pas : "Les formes du rituel n'ont aucune importance. Seulement, tu vois, il faut qu'il y ait un rituel pour couper, séparer de la réalité, faire passer dans ce monde qui n'existe que dans l'imaginaire des participants. Tout relève de ce principe, et pas seulement l'occultisme... l'amour lui-même..."

Souvent Lazlo repense à cet instant où elle a senti, très près, passer quelque chose d'essentiel, Parsifal assistant au dévoilement de la coupe, sans comprendre ni questionner...

"Tu rêves ? ", demande amicalement Archie, lui frottant le dessus de la tête avec affection. Ils se sont tus depuis un moment. Ensemble, ils ont prolongé des rêveries séparées, vidant la bouteille sans s'en rendre compte.

"Oui, je rêve", dit Lazlo.

"Tu sais", conclut Willibald, "Béatrice a peut-être souffert, mais je suis sûr qu'elle a été contente d'en finir...elle était lasse de planer au-dessus de ce monde... je crois qu'elle aspirait à percuter le sol..."

Lazlo redescend chez elle. La nuit est passée. La première grisaille de l'aube éclaircit le Fleuve. Elle se couche, certaine de s'endormir. Détendant son corps avec plaisir, elle cherche vainement le sommeil, malgré la fatigue et l'alcool.

Elle continue à penser à Béatrice, se rappelle l'étrange aventure de sa première visite à Béatrice, dans cette maison, à l'ombre de l'église Saint Irénée, à Saint-Just, sur la colline de Fourvière...Lazlo a pris le funiculaire, elle descend aux Minimes, admire -comme il se doit- le paysage des toits épandus à ses pieds, les tuiles jaunes et brunes des vieilles maisons que domine parfois une tour ou un pigeonnier. Lazlo suit la rue des Macchabées, arrive à une petite place où s'élève une maison noire dont le pignon s'éclaire d'une fenêtre en ogive. Une femme brune, debout dans l'embrasure de la fenêtre ouverte, coiffe ses longs cheveux. Lazlo a peut-être imaginé le petit miroir ovale cerclé d'or, au manche formé d'un entrelacement de nervures curvilignes également dorées, mais la femme brune, elle l'a vue, elle en est sûre, au troisième étage, dans le cadre tourmenté de la fenêtre. Lazlo traverse la place et s'étonne de découvrir une rue du moyen-âge, miraculeusement préservée de toute restauration hollywoodienne : les maisons, basses, trapues, noirâtres, semblent grimper la côte depuis des siècles et regardent la passante des yeux myopes de leurs arcades surbaissées, fermant devant elle la bouche épaisse de leur lourde porte. Lazlo rencontre la rue de Béatrice, rue Vide Bourse, une petite venelle enserrée par des murs de jardin, coulant entre eux comme le lit asséché de la rivière qu'appellent les pavés, petits et ronds, polis par le frôlement d'une eau disparue, de vrais galets, un peu inégaux, un peu disjoints... Lazlo avance lentement, posant ses pieds avec douceur sur les cailloux rêveurs, ravie de rencontrer un lieu aussi insolite, si proche de la ville, à l'intérieur même de la ville, corrige-t-elle en pensant aux immeubles modernes qui cernent ce village oublié.

Voyant une porte entrouverte, elle ne résiste pas, la pousse, pénètre dans un étroit passage entre les jardins clos. Elle longe des maisons, s'interrogeant sur la curieuse géographie qu'ignore le plan de la ville, au fond de sa poche. Cette mince ruelle qu'elle parcourt n'existe pas puisqu'elle n'est pas dessinée sur la carte... Lazlo rencontre une grille, et arrive dans la cour d'une école, à l'heure de la récréation. Les enfants jouent. Les maîtres bavardent en les surveillant du coin de l'œil. Lazlo hésite, puis, prenant un air détaché, entreprend la traversée, évitant les ballons qui se jettent dans ses jambes, sans que personne ne lui accorde la moindre attention... peut-être, se dit-elle, la ruelle m'a rendue invisible ? Elle sort : une rue banale, large et bitumée, aux immeubles carrés bien alignés. Surprise et désorientée, Lazlo s'interdit de consulter le plan, marche au hasard, emprunte un chemin dont la plaque, commode carte de visite, indique : rue des Pommières. L'égarée tombe en arrêt sous un magnolia blanc : d'une terrasse au-dessus d'elle, il constelle le ciel de ses fleurs parfumées qui émeuvent toujours la jeune femme. Elle allume une cigarette et, s'adossant au mur, se laisse pénétrer de la douceur poignante de l'arbre magique, emporter au loin, perdre dans les mirages, les images, les ravages des tempêtes de sable d'or... Elle est perdue. Rue du Manteau Jaune. Il n'y a plus de chemins, seulement des noms dont Lazlo s'émerveille : rue des Basses Verchères, rue des Anges, rue Trouvée, à laquelle fait écho dans sa tête une rue Désirée, en bas de la Croix Rousse. Elle erre, de plus en plus incertaine, interroge les rares passants : "la rue Vide Bourse, s’il vous plaît ?". On la regarde réprobateur. Elle entre dans un café : la salle est petite et le bar, immense. Surélevé et massif comme un autel dans une église, il occupe toute la place. Lazlo s'assoit à une petite table et se décide à sortir le plan. Pendant qu'elle le consulte, buvant son vin blanc à petits coups, des gens entrent, chargés de lourds paquets : ils les font passer à la patronne qui les hisse derrière le comptoir, et sortent en disant qu'ils repasseront tout à l'heure. D'autres, arrivés les mains nues, les croisent, en un incessant trafic : à mi-voix, ils parlent à la tenancière, obligée de se courber vers eux, du haut du meuble colossal dans les profondeurs duquel elle plonge alors pour, péniblement, en extraire un colis avec lequel ils repartent. Lazlo, intriguée, cherche vainement à surprendre les propos. Il lui semble que le bar n'est si grand que pour ménager un abri à ce curieux va et vient qu'observe, caché derrière ses lunettes rondes, un vieil homme, habillé de vêtements du Dimanche hors d'âge, le visage dissimulé par une large barbe grise, très lisse. Comme la patronne la regarde de manière soupçonneuse, Lazlo replie son plan, règle sa consommation et repart.

Sans difficulté, elle retrouve la rue Vide Bourse. De ce côté, la maison de Béatrice est à demi enterrée : les fenêtres du rez-de-chaussée ouvrent au ras des pavés qui brillent. A travers les barreaux qui les protègent, Lazlo aperçoit une grande cuisine, aux murs peints en bleu-pâle sur lesquels se reflètent les lumières fauves des cuivres. On dirait que Béatrice en fait collection: une longue batterie de cuisine s'accroche à une étagère ; de larges bassines reposent sur la table en bois sombre. Il y en a partout, jusque par terre, empilées. Et tout cela resplendit, transformant en incendie le mince rayon de soleil aventuré là, par le soupirail, et capturé, réfléchi, multiplié, par ces miroirs rougeoyants qui le portent à un paroxysme, exacerbé encore par le repoussoir bleu-pâle des murs. Lazlo contourne la maison. Une rue descend abruptement. Béatrice lui ouvre, la saisit par la main et l'entraîne dans le jardin discret...

A présent Béatrice est morte et la maison vide.

Lazlo reprend la maison, se laisse prendre par la maison. La famille de Béatrice, à qui appartient l'immeuble, ne fait pas de difficulté pour l'autoriser à y habiter : "autant qu'il y ait quelqu'un dans la maison !"

La première fois que la nouvelle occupante s'introduit chez Béatrice, elle court à l'étage : les livres de Béatrice sont toujours sur les murs. Les tables sont toujours couvertes de papiers en désordre. Seulement, là, sur le mur près de la fenêtre, un rectangle plus clair atteste la disparition du tableau que Lazlo avait hâte de revoir.

Elle scrute ses souvenirs. L'image revient : une ville, vue en perspective. Le site ressemble étrangement à celui de Lyon : la pente d'une colline barre la plaine, un peu comme le fait la Croix Rousse, et, perpendiculairement, s'étend un long promontoire sur lequel on s'attend à voir l’église de Fourvière. Entre les deux, coule une rivière, que rejoint une autre, venue de la droite du paysage. Si l'œil, sans doute abusé par la similitude des sites, croit reconnaître d'abord des monuments familiers que la grossièreté du trait ne permet pas d'identifier nettement, il doit s'avouer ensuite qu'il s'est trompé. Ce n'est pas Lyon : au lieu du confluent allongé, très bas en aval, on voit les deux fleuves déjà réunis, beaucoup plus haut, au cœur de la ville. Trois bras impétueux partent du plus large, presqu'à angle droit, et rejoignent l'autre rivière...A droite de ce delta perpendiculaire, le tableau montre un large damier de canaux.

"Qu'est-ce que c'est?", demandait Lazlo à Béatrice.

"C'est ma ville", répondait-elle, "une ville qui se serait alliée à l'eau, au lieu de la combattre. S'opposer à l'eau, pomper, endiguer, assécher, c'est tout ce que savent faire les villes. Au bord des mers, elles doivent passer des compromis avec la toute puissance de l'élément liquide, mais, dans les terres, elles triomphent sans pudeur. Vois Lyon, avec ses deux fleuves pitoyables dans le corset de pierre des digues, affaiblis par les barrages, surveillés en permanence... L'eau captive est aussi triste que les animaux en cage dont le regard se détourne..."

De fait le peintre -Béatrice, peut-être?- a fortement souligné la présence de l'eau. Les fleuves, très larges, affouillent les collines et rongent leurs berges. Ils restent tumultueux jusqu'au fond des canaux les plus tranquilles. De puissants remous les agitent, au sommet desquels frémissent des crêtes d'écume. Dans la lumière marine, les maisons mêmes semblent luisantes d'embruns. On dirait un chapelet d'îles en haute mer davantage qu'une ville.

Lazlo a souvent évoqué ce tableau qui, au cours de ses promenades, se superpose aux paysages lyonnais. Il n'y est plus. Quelqu'un l'a enlevé, bien qu'on ait laissé toutes les affaires de Béatrice. Lazlo prend une grande feuille de papier et tente de dessiner. Elle n'y parvient pas. Ses doigts malhabiles ne savent pas recréer l'enchantement aquatique. Après beaucoup d'efforts, un vague croquis finit par naître, tellement décevant que Lazlo le déchire.

Un jour qu'elle s'étonne devant Théodore de la disparition du tableau, il dit l'avoir emporté chez lui, "tu peux venir le voir quand tu veux". Lazlo, malgré son envie, hésite à accepter l'invitation. Théodore est trop attiré par elle et Lazlo trop sensible à sa présence, pour qu'elle ne craigne pas une relation refusée.

Elle est restée dans la nuit de cette place que ferme le rempart des maisons endormies, déchiré par la fenêtre dont la lumière devient peu à peu éclatante...fenêtre derrière laquelle...

Lazlo retourne souvent sur la place noire, sans oser avancer. Elle demeure longtemps là, à la circonférence du cercle de l'autre côté duquel, à une distance infranchissable, étincelle la fenêtre. Aucune autre lueur n'apparaît ailleurs, appartements vides ou volets clos. Personne ne passe, même au loin, dont on entendrait les pas ou devinerait la silhouette. La place est, à jamais, déserte et vide. Aucun bruit. Pas une voiture. Pas un frémissement sonore au ciel. Pas une stridulation d'insecte, ou ce bruit de fond qu'émettent d'habitude les villes. Le vent lui-même se tait, à moins qu'il n’évite ces lieux. Le seul signe de vie, au loin, oscille comme le fanal d'un navire pris dans la houle de mer. Là-bas se trouve la douleur de Lazlo...

Elle voudrait s'enfouir dans cette maison de Saint Just protégée par les murs du jardin, mais quelque chose - la maison ? Béatrice ? - la force à arpenter des itinéraires qu'elle découvre peu à peu.

La rue des Trois Artichauts l'attend, cachée dans un virage de la montée de Choulans, défendue des automobiles tapageuses par son départ oblique, en contrebas de la chaussée. Dédaignant la montée Saint Laurent qui la conduirait à la Saône, Lazlo prend le chemin des Fontanières, l'ancienne voie romaine de la Narbonnaise. Une vieille plaque de fonte, rongée de rouille, marque l'entrée dans le territoire de la commune de La Mulatière.

La promeneuse se laisser aller au soleil printanier et au ruissellement des sources qui, ici et là, après la pluie, coulent des murs en petites cascades. Longtemps, elle côtoie la façade d'un vieux bâtiment, un couvent sans doute, dont la suite régulière de fenêtres closes et aveugles l'inquiète peu à peu.

Le porche, marqué par deux bornes de pierre granuleuse, est fermé d'un portail massif, hérissé des têtes pyramidales et acérées de centaines de clous, et renforcé de barres de fer. Lazlo imagine les battants s'ouvrir avec fracas devant une voiture aux stores baissés qui bondit sous la voûte, arrachant à la vie des jeunes filles amoureuses, décoiffées et défaites par leur lutte contre le respectable enlèvement. Les hautes fenêtres grillagées qu'obturent des volets intérieurs parlent d'enfermement. Les murs interminables suintent les pleurs des belles captives.

Sans que Lazlo l'ait voulu, sa main saisit le gros heurtoir de bronze, peint du même vert épinard que la porte, le soulève. Il retombe. Un coup violent et sec retentit. "Je suis folle", pense-t-elle, "que vais-je dire ?". Elle partirait en courant, si elle ne craignait le ridicule d'être surprise en train de fuir, comme un galopin qui sonne aux portes. Elle attend, souhaitant qu'il n'y ait personne. L'écho s'est tu. Personne n'est venu. Lazlo se rassure.

La porte s'entrouvre. "Entrez", prononce avec difficulté une bouche malhabile. Elle entre : devant elle, un long porche, presqu'un tunnel, faiblement éclairé. Le verrou grince, refermé par un vieillard qui, à présent, la précède en silence, sa tête blanche penchée par une attitude de respect. Ses pieds avancent lentement, trébuchant sur les irrégularités du sol. Interloquée, elle suit.

Ils ont traversé le bâtiment dans toute sa largeur. Le vieillard se retourne sans relever la tête, ce qui le fait regarder Lazlo par en-dessous quoiqu'ils aient à peu près la même taille. Elle, frissonnante sous la légère tenue printanière que le soleil l'avait poussée à revêtir, se sent devenir abstraite sous ce regard indifférent.

Le concierge, statufié en une posture interrogative, se tait. Lazlo se fige peu à peu. Après un instant interminable, elle se décide : affectant une insouciance factice, elle dit "Bonjour !" et qu'elle s'excuse du dérangement. Elle aurait voulu voir le paysage. Oui, c'est ça, le paysage. Avec tous ces murs, on ne voit rien. Oui, juste jeter un coup d'œil et partir tout de suite, sans importuner davantage.

Sans un signe, toujours muet, le vieillard se remet en marche. Ils atteignent une cour gravillonnée où Lazlo, avec un frémissement, remarque de larges traces de roues. Derrière eux, la masse obscure du bâtiment ; sur les côtés, les derniers arbres du parc ; devant, la balustrade dont ils approchent. Lazlo s'accoude à ce balcon, au flanc du coteau. La lumière froide et l'humidité grise persistent à l'extérieur, quoiqu'elle se souvienne nettement d'un grand soleil. Pour se réchauffer, elle croise les bras sur sa poitrine glacée et s'attache au paysage : il n'y a rien. Elle devrait voir la descente des arbres vers la Saône, des constructions éparses, la rivière et le port. Rien. L'ambiance sinistre de la prison se condense en une buée immatérielle qui recouvre tout. La ville a disparu, emportant ses bruits.

Le vieillard attend, impavide. Sans un mot, elle fait demi-tour, presse le pas, arrive à l'énorme portail. Le concierge la suit avec une lenteur hésitante. Il la rejoint enfin, fait glisser le verrou, parfaitement huilé. Lazlo est déjà dehors. Elle regarde l'homme, lui lance un "Au revoir!" rapide et cérémonieux. Sans bruit, la porte s'est refermée. Il fait à nouveau grand soleil. La chaleur a tôt fait de recouvrir Lazlo. Assise sur la borne, elle a l'impression qu'une brume monte d'elle, de ces frissons humides dont elle est parcourue. Elle déboutonne son corsage : elle voudrait se mettre nue pour revivifier chaque parcelle de son corps.

Pressée de se reprendre, elle rebrousse chemin en hâte, mais ne peut résister à une vérification. S'aidant d'un poteau électrique, elle s'élève jusqu'au faîte d'un mur d'enceinte : en bas, la Saône, irisée par une faible brise. Le regard porte très loin aujourd'hui : tout a cette extrême netteté qui précède à Lyon les jours de pluie. On devine les Alpes...

Troublée, elle rentre rue Vide Bourse, jette par terre ses habits qui lui paraissent exhaler une odeur de moisi et, nue, s'étend au milieu du jardin, couchée sur une natte, à un endroit où ni les arbres, ni la maison n'interceptent le soleil. Elle demeure transie.

On sonne à 1a porte. Lazlo n'a pas envie d'être arrachée à la bienfaisante torpeur qui commence à l'envahir. Elle allume une cigarette. Par chance, l'importun abandonne. Quelques minutes plus tard, le téléphone prend le relais. "C'est insupportable...décidément, il faut que je le fasse couper..." Elle s'étire, allongeant les jambes le plus loin possible, comme les chats. Elle se met sur le ventre, appuyant sa chair contre les souples lanières de bambou dont le tressage forme une matière à la fois rigide et douce qui marquera son épiderme de multiples carreaux - à quelle partie d'échecs destinés ?. Elle étend les bras, s'écartelant, creusant les reins pour prolonger un contact plus étroit. Une vague envie d'amour la prend.

Sans transition, elle se retrouve sur la Place Noire. Il fait nuit, comme toujours. Lazlo est debout. Sa nudité s'émeut, peureuse et désolée. Au loin, brille l'éternelle lumière. Une nervosité douloureuse irrite Lazlo. Le moindre point de sa peau acquiert une sensibilité exacerbée. Son cœur tape à grands coups précipités ; ses jambes tremblent tandis qu'une violente douleur irradie son ventre. Après un long temps, la tension se relâche. Epuisée, Lazlo se laisse glisser à terre pour dormir.

2. Effleurements avec fleuve

Lazlo remonte à la surface. Elle est couchée dans son lit, à Saint-Clair. Elle n'éclaire pas. En tâtonnant, elle va à la cuisine, emplit une coupe de jus d'orange et boit d'un trait. Puis elle retourne se coucher et s'endort profondément. Au matin, comme d'habitude, le camion-poubelles fait trembler les vitres des fenêtres côté rue ; la vibration est tellement forte qu'elle se transmet aux cloisons. Lazlo ouvre à demi les yeux pour repérer le paquet de cigarettes et le briquet. Elle fume, somnolente et plonge à nouveau dans le sommeil. La matinée est déjà bien entamée lorsqu'elle s'éveille, mais pas encore assez pour sortir : une crainte incompréhensible empêche Lazlo de descendre aux heures où les gens sont au travail. Elle attend qu'il soit midi ou cinq heures pour éviter de se désigner à l'attention, dans ce quartier resserré entre la colline et le Fleuve où il est impossible d'échapper aux regards et de passer inaperçue.

Elle traîne paresseusement, déjeunant dans la grande salle, du côté des pentes où éclosent les tâches blanches des aubépines. Enfin, il est l'heure. Elle s'habille et va faire ses courses. Le journal est plein des mêmes éternelles  nouvelles. Lazlo saute délibérément la première page qu'elle a déjà lu cent fois et farfouille à l'intérieur.

Ah quand même ! quelque chose d'intéressant ! Une nouvelle maison a sauté cette nuit dans le quartier de la Guillotière, en bordure de la rue de l'Université. C'est la quatrième en quatre nuits. Chaque fois le scénario est identique : les habitants de l'immeuble reçoivent un coup de téléphone, les avertissant que la maison va exploser ; il faut évacuer d'urgence en prévenant les voisins. Ils sortent précipitamment et, avant que la police n'arrive, la maison, soigneusement minée, s'effondre. Et ce qui rend le journal perplexe -bien qu'il essaie de minimiser l'affaire- c'est que les attentats ne sont pas revendiqués. Aucune exigence ne les accompagne. On cherche en vain les mobiles des terroristes. Les trois premiers crimes ont eu lieu du côté de la Place du Pont. "Il s'agit manifestement de l'œuvre de déséquilibrés que la police ne tardera pas à appréhender", conclut le journal. "Curieuse histoire", pense Lazlo, espérant que cela continuera et, surtout, que les responsables garderont le même silence, si radicalement nihiliste.

La sonnette retentit, toujours violente. Willy lance un baiser rapide, tend une épaisse enveloppe et repart en courant. Une courte lettre est jointe au paquet : "Lazlo chérie, on s'est rappelé que tu en avais assez de tes conspirateurs de pacotille. On t'a cherché quelque chose. Ci-joint le dossier de la Conspiration des Horloges. Vois si ça te plaît et fais pour le mieux. Tes dévoués, Schmidt".

Lazlo sourit devant la gentillesse qui se dégage du mot griffonné à la hâte. Elle déchire l'emballage, trouve d'abord un tract : le texte, dense et ramassé, explique que si, à une heure convenue, tout le monde s'arrête de travailler, de fonctionner, et se contente de rester sans bouger là où il est, la société s'effondrera. INEXORABLEMENT, est-il souligné en grosses lettres rouges. Personne n'y pourra rien. Cette force terrible, chacun la détient. Il manque seulement la conviction et le signal. Le groupe travaille à faire naître la conviction et donnera le signal. Le tract continue, dressant un tableau tragique de ce qu'est la société marchande et de la dégénérescence progressive des êtres dont elle est responsable. L'appel, rédigé dans un style alerte, se termine ainsi : "Toutes les révolutions ont échoué parce qu'elles voulaient quelque chose. Faîtes confiance au néant. Pariez sur lui. Contentez-vous de ne rien faire et la prison s'écroulera".

Le thème est repris plus en détails dans un numéro du journal du groupe, "Le Tictac". Il contient : un article de fond sur la pensée déconstructive de Compagnon Horloger (1802-1850) - la reproduction de plusieurs tracts, assez semblables à celui que Lazlo vient de lire - un exposé sur "les questions organisationnelles" où l'auteur démontre la nécessité de la clandestinité la plus extrême, en raison de la radicalité du complot et du secret absolu qui devra entourer la proclamation de l'heure H : "à quoi bon s'organiser puisque l'on ne veut rien ? Plus encore, l'organisation est mauvaise en elle-même car elle tend à sécréter des buts qu'elle sera conduite ensuite à imposer..." etc. etc...

Enfin, Lazlo découvre une affiche en sérigraphie qu'elle s'empresse de coller sur son mur. De gros caractères noirs proclament fièrement :

CE QUE NOUS VOULONS : RIEN !

Et plus bas, en italiques :

L'heure sonnera à vos montres Seiko à quartz, l'heure de briser vos montres.

Dans une brève note manuscrite, Willy a jouté quelques indications pratiques : personne ne connait les effectifs du groupe, ni leurs lieux de réunion. Les affiches et les tract sont apparu depuis quatre à cinq mois, de manière presque confidentielle. La police politique n'a jamais mis la main sur personne, diffuseur ou colleur.

Au fond du paquet, il y a encore un livre peu épais, l'édition fac-simile du traité ''De la mesure du Temps par les Horloges", imprimé à La Haye en 1572, sans nom d'auteur ni privilège, et une brochure ronéotée : "Historique des Horloges dans l'Action Clandestine", qui va des fatidiques "douze coups de minuit" à la société des "Deux heures un quart", en passant par la description des mécanismes de mise à feu des bombes anarchistes. "Je ne suis pas sûr que cela te serve à quelque chose", a ajouté Willy, "c'est tout ce que j'ai trouvé."

Lazlo est intéressée. La résurgence du vieux mythe de la grève générale l'amuse, mais la radicalité apparente l'émeut : CE QUE NOUS VOULONS : RIEN !, cela lui plaît. Ces gens l'attirent. C'est autre chose que la mesquinerie bureaucratique d'Henri et de ses disciples !

Lazlo prend un crayon et écrit à l'adresse indiquée dans la revue pour la correspondance : elle donne des références, expose son intérêt, demande un rendez-vous. Pour ne pas avoir l'air de sous-estimer la question de la clandestinité, elle signe d'un faux nom. Elle se prépare à sortir pour jeter l'enveloppe dans une lointaine poste de banlieue lorsqu'on sonne à la porte. Elle cache les papiers dans un tiroir et, courant au judas, reconnait Théodore.

Il l'embrasse légèrement sur les joues. Elle le fait entrer dans la petite pièce qu'elle appelle "son boudoir" : une estrade triangulaire le divise en deux et élève le plancher à la hauteur de la fenêtre pour que le regard saisisse horizontalement la colline. Théodore, sans paraître y attacher trop d'importance, dit que Henri est furieux que Lazlo ait disparu. Quant aux autres, sa fuite semblent leur procurer une satisfaction inavouée.

"Ils m'énervent ! je ne veux plus les voir. Tout ça ne ressemble à rien, sauf le chat... Je ne les verrai plus."

Théodore lui demande si elle a "des arguments".

Lazlo écarquille les yeux : "Je m'en moque...j'ai fini avec eux !". Il propose de l'aider à faire une lettre de démission qui développera la divergence qu'elle a semblé manifester l'autre soir. "Si tu veux", répond-elle, indifférente. Théodore partira avec elle et rédigera le message en leur nom à tous deux. "Peu importe", conclut-elle, nouant les bras derrière la nuque et les dénouant aussitôt qu'elle aperçoit dans le miroir ses aisselles dénudées et ses seins qui pointent. Théodore n'a rien remarqué. Curieux Théodore qui l'accompagne à travers les péripéties de ses humeurs changeantes, sans rien demander d'elle.

Si ! Il demande qu'elle vienne chez lui "voir quelque chose".

"Quoi donc?", interroge-t-elle, curieuse.

"Quelque chose qui te plaira. Je ne peux rien dire. Il faut le voir." Lazlo insiste, réclame une indication, un ordre d'idées. Ils jouent un moment aux devinettes. "Chaud... froid...", répond Théodore. Il finit par avouer que "cela se rapporte à ce tableau qu'il y avait chez Béatrice". "Oh oui !", s'exclame rêveusement Lazlo. "Que j'aimerais que Lyon soit ainsi ! Chaque fois que je contemple la ville, je la vois comme ça maintenant, avec toute cette eau partout... J'irai, c'est sûr. J'irai plus tard. Viens te promener !"

Elle l'entraîne du côté du Fleuve. Un petit pont piétonnier passe au-dessus de la voie express et conduit aux berges, plantées de grands arbres. On oublierait la ville, s'il n'y avait le bruit assourdissant des voitures et l'odeur nauséabonde de l'égout qui lentement s'écoule dans le Rhône. Ils remontent vers l'amont, jusqu'aux deux ponts. Un canal latéral rase l'autoroute. Une écluse en ruines permet de le traverser lorsque l'eau n'est pas trop haute. Ils approchent du Fleuve.

D'énormes blocs de pierre, presqu'entièrement immergés, barrent le courant, ne laissant qu'un passage de quelques mètres de large, par lequel les eaux s'échappent en une chute dont la puissance est horizontale et non verticale, produite par l'élan comprimé des eaux resserrées et non par la hauteur dont elles tombent, à peine un mètre ou deux. Lazlo et Théodore s'assoient sur un rocher. Théodore regarde Lazlo qui contemple l'eau : le Fleuve s'engouffre avec violence dans l'étroit chenal et, au cœur même de ce tourbillon, se forme une langue verte, pâle, lisse, qui - et c'est cela qui fascine Lazlo- donne à la force la plus terrible l'apparence de l'immobilité. Un peu plus loin, cette langue s'élargit et s'agite d'épais remous d'un vert plus sombre. De gris contre-courants reviennent de l'aval, comme si le Fleuve, ivre de vertige, ne pouvait se résoudre à s'éloigner. Parfois, et Lazlo aime par dessus-tout ces instants, on voit arriver un tronc d'arbre : cherchant d'abord où se diriger, il accélère soudain et, en un éclair imperceptible, franchit d'un bond l'étroit passage, avant d'être englouti par les tourbillons et de décrire ensuite des cercles hésitants qui souvent le ramènent vers la chute dont il est a lors repoussé...

Le vacarme couvre les paroles éventuelles, refoulant les mots qui dérangeraient le délicat équilibre de la rencontre. Lazlo et Théodore restent longtemps l'un à côté de l'autre, très proches. Lazlo oublie le garçon tout en sachant, sans y réfléchir, qu'il est là. Elle lui prendrait la main si elle ne craignait de perturber l'harmonie de l'instant. Elle fixe la chute qui s'assombrit de temps à autres, peut-être au passage d'une ondine dont les longs cheveux dénoués absorberaient soudain la lumière...

Le jour tombe doucement. La pâleur verte de l'eau envahit l'horizon, à peine strié de gris jaune. Les promeneurs reviennent au bord du canal et remontent le chemin de terre qui le sépare de la voie ferrée. Avec le crépuscule, les feux, rouges et mauves, des signalisations ferroviaires prennent de plus en plus d'éclat. Lazlo sent contre elle la chaleur de Théodore qu'elle frôle souvent, tant ils marchent près l'un de l'autre, trébuchant sur le sol inégal dont les accidents la déportent vers Théodore qu'elle effleure de la hanche et du bras. Il ne fait rien pour mettre à profit ces hasards, et rien non plus pour les éviter. Comme Lazlo, il se laisse aller au courant.

Ils franchissent prudemment la voie ferrée. Un sentier herbu, enfoui dans les arbres, se discerne à peine. La maladresse accrue de leur marche aveugle multiplie les contacts entre eux. Une fois, en glissant, Lazlo touche le jeune homme de tout son corps.

En haut, passent des lueurs vrombissantes qu'ils finissent par rejoindre. Ils sont saisis par la clarté des réverbères et la tonitruante circulation automobile de la route de Genève qui, au-delà de Saint Clair, prolongea Grande Rue.

Lazlo aime ces contrastes, ces passages brutaux d'un monde à un autre. Résolument, elle s'écarte de Théodore, allume une cigarette, met les mains dans ses poches, et emplit sa tête du hurlement des moteurs attaquant la côte et du cri perçant des klaxons, à cette heure d'embouteillage. Forçant la voix, elle demande à Théodore ce qu'il sait de la "Conspiration des Horloges".

A vrai dire, pas grand chose. Il en a entendu parler. Le groupe est extrêmement fermé. Ils ne veulent pas recruter, ni consolider leur organisation pour ne pas devenir une force positive qui se ferait piéger.

"Je sais cela. Je leur ai écrit", informe Lazlo.

"Il y a peu de chances qu'ils te répondent. Il faudra t'accrocher...Tu veux qu'on essaye ?"

"Je m'accrocherai", réplique Lazlo, feignant de ne pas remarquer le "on" afin de ne s'engager à rien avec Théodore.

En bas de chez elle, elle l'embrasse franchement, s'appuyant imperceptiblement contre lui au souvenir de la promenade crépusculaire. Elle le laisse dans la rue et remonte : elle a envie d'être seule. Elle règle les lumières, éclaire des bougies, enfoncées dans des bouteilles vides, et se verse à boire, heureuse de la longue soirée devant elle. Les rideaux sont soigneusement tirés pour que les frères Schmidt la croient absente, ou reconnaissent à ce signal que Lazlo passe la soirée avec elle-même.

En sourdine, elle fait tourner les partitas pour violoncelle seul de Bach. Elle prend un livre qu'on lui a prêté et qui lui plaît à l'avance, "Terroristes temporels". Lazlo se sourit, contente. Elle voudrait tout à la fois écouter la musique, écrire, peindre, lire, ne rien faire...

Attrapant le flacon qui contient son Bourbon préféré, elle s'abandonne à la poignance grave du violoncelle : une jeune femme, vêtue de rouge sombre, danse lentement devant un grand miroir dressé à la verticale. Elle apparaît sur la surface argentée, disparaît, agace son reflet, le provoque, finit par l'embrasser. Du point d'impact, partent en étoile de minces fêlures qui s'allongent, atteignent les bords du miroir et s'élargissent alors, jusqu'à ce que les fragments ainsi délimités se séparent, se recourbant vers le centre, de sorte que la danseuse a maintenant neuf images, différentes et semblables, s'éloignant peu à peu d'un mouvement inexorable. Les morceaux, à présent complétement détachés, dansent avec la jeune femme. Ils tournoient lentement autour d'elle, elle qui précipite ses gestes, comme pour reprendre l'initiative. La ronde s'accélère, les figures s'éparpillent et semblent vouloir attirer la danseuse dans le labyrinthe de ses reflets démultipliés. De plus en plus rapide et agitée, elle parvient à en saisir un ; au bout de ses bras tendus, elle le tient devant elle et cherche vainement à enlacer son autre, tandis que les miroirs narquois, longs triangles étincelants, reflètent cette réflexion dont le mouvement devient chaotique, à la fois confus et retenu, décisif et indécis. Au dessus de la danseuse désemparée, les miroirs se croisent, éclairs d'acier, comme un froissement de poignards. Avec une force hésitante,  elle renverse sur le sol celui qu'elle tient encore, l'étend par terre et, sans le lâcher, d'un lent glissement onduleux, se couche dessus. La trop grand proximité l'empêche de rien voir... seulement son absence...une image noire...une place noire, où Lazlo, couchée par terre, fixe le sol sans le voir...Lazlo se sent happée à nouveau par le lieu, familièrement désespérant. Elle tente de lui échapper, se lève du fauteuil, essaye des activités qui lui faisaient tant envie tout à l'heure...Trop tard, elle a dérapé. Elle se cramponne au livre : les caractères d'imprimerie sont des tâches noires qui se dilatent, se confondent, envahissent la page...

La place l'a prise...Là, c'est elle, sur le pavé froid...Posant la tête sur ses bras repliés, elle fixe la ligne lointaine des maisons, là-bas, au bout du regard, et elle devine, perpendiculairement, la masse plus claire de la mer...de la mer ?...lorsqu'elle vivait ici, elle a cru, quelques fois, à la mer...

Que faire ? peut-être, traverser la place, marcher droit sur la lumière qui empêche le néant de se transformer en vide?... peut-être, pousser la porte pesante, monter les larges escaliers, entrer dans cette chambre où est resté le souvenir d'elle ?...Peut-être, à partir de ce souvenir, remonter la piste, suivre les traces à l'envers et, à la fin, retrouver Lazlo?...Elle s'agenouille, puis se dresse. Elle ne perçoit pas, sur le pavé luisant, le reflet de la lumière, qui semble ainsi tournée vers l'intérieur : vers quoi? vers qui? Est-il toujours là, celui dont elle est partie... ô yeux absents de la présence... est-il là, de l'autre côté de la lumière, veillant ce souvenir d'elle ? ou bien, a-t-il ouvert la fenêtre et jeté dehors ce fantôme qui gît désormais, disloqué sur les cailloux noirs, comme une poupée de porcelaine brisée ?

Lazlo debout ne peut avancer d'un pas, comme si la distance dévorait à l'avance toute idée de l’affronter. Elle regarde une fois, et une fois encore, souhaitant que ce soit la dernière et que le sommeil la délivre... filant l'étoile de la fenêtre avec une quenouille de peuplier calciné par la foudre..."file la laine, filent les nuits", chantonne-t-elle sur un vieil air de patronage...

Elle revient lentement non à elle, mais au lieu, dévasté comme par une tempête. Un typhon soudain a ravagé le calme trompeur. Démâté, le navire fait eau.

Il faudrait appeler aux pompes, Lazlo n'en a pas le courage. Elle va plutôt détacher le canot de sauvetage et s'éloigner, livrant le bateau aux indifférentes sirènes. En titubant, elle quitte l'appartement, descend lentement l'escalier, marche droit devant elle dans la rue déserte. Elle n'a pas l'énergie de continuer, fait demi-tour, monte dans son automobile sans savoir où elle va. Conduisant mécaniquement, sans même avoir le réflexe d'allumer une cigarette, elle se laisse absorber par le périphérique, puis l'autoroute du Sud.

La voiture roule le plus vite possible, fenêtres ouvertes pour faire entrer l'air de la nuit. Déjà les panneaux indicateurs du péage. Lazlo n'a pas le courage de rouler jusqu'à la mer. Elle sort à Vienne et rebrousse chemin en direction de Lyon. D'un coup, une immense fatigue l'envahit. Elle voudrait être couchée. La vitesse tombe.

Endormie, l'automobile se traîne.

3. Les rues de Lyon et les prisons

Lazlo, dans la maison de Saint Just, est éveillée par le carillon de la porte. Hésite. S'étire. Allume la première cigarette. Elle se sent bien dans cette alcôve d'où, comme d'une loge de théâtre, elle regarde la pièce : la pièce n'est qu'un décor vide ; par les trois fenêtres du jardin, entre la lumière du jour.

Lazlo déteste les volets fermés, les tentures, les rideaux. Il faut qu'elle aperçoive, la nuit, la faible luminescence de la ville et du ciel, le matin, la couleur de l'air. Ce n'est pas de la claustrophobie, plutôt un besoin de vigilance : rester sur ses gardes, surveiller l'ennemi, le jour qui point, le jour qui poigne.

Lazlo fume paresseusement pendant que la sonnette continue son tintement désagréable. Retrouver les lieux, se les rendre à nouveau familiers, les apprivoiser une fois encore : la longue table devant la fenêtre...repenser aux livres ouverts...aux papiers à demi-écrits...cette lettre commencée...les bibliothèques dans leur désordre dont on doit conjurer l'abandon...la vieille tapisserie gris-vert, d'abord indifférente, puis, lorsque les yeux accommodent, effrayante : les lignes courbes se transforment en têtes de dragon dont les gros yeux, répétés des dizaines de fois, la fixent de manière menaçante jusqu'à ce que le regard parvienne à recomposer les lignes pour faire à nouveau surgir le banal dessin géométrique...

Tout ce travail, ce matin, est perturbé par la sonnette. Lazlo ne peut pourtant pas sauter du lit ainsi. Elle doit, malgré l'intrusion sonore qui gêne les manœuvres difficiles qui actionnent le sas du réveil, elle doit faire entrer en elle la pensée qu'il va y avoir une nouvelle journée, une nouvelle mésaventure. La nuit emporte l'élan du jour. Au matin, Lazlo repart à zéro et parfois, fatiguée à l'avance du vain effort, ne se lève pas, fait la grève, renonçant à faire éclore la fleur de cette journée qui, au soir, rejoindra les autres dans la poubelle.

La sonnette s'est calmée et grelotte à présent avec discrétion, comme pour dire qu'il y a quelqu'un à la porte, un ami, qui attendra que Lazlo ait mis en ordre les rêves de la nuit, trié le butin rapporté de ces expéditions dangereuses, retrouvé et fixé à la lumière du jour les fugitives images. Le temps presse : Lazlo plonge les bras dans l'eau courante des rêves, que boit avidement le sol aride du désert matinal. Ses mains, tendues en un appel, les doigts à peine écartés, sortent ruisselantes, rarement vides, souvent désolées d'avoir perdu les fils fuyants des longues aventures ; parfois enfin, Lazlo ramène de longs écheveaux embrouillés qu'un travail opiniâtre, facilement lassé par une fibre qui casse ou un nœud trop difficile à défaire, anéanti par le moindre dérangement, parvient de temps en temps à carder et à filer en longues tresses chatoyantes...

Terrible corvée, d'ouvrir la journée, d'ouvrir le feu sur la journée ! Utilisant les propriétés du terrain, l'alcôve protectrice d'où la vue embrasse le champ de bataille, Lazlo, à l'abri de son lit, forteresse nocturne embastionnée de songes, observe les mouvements de l'ennemi, prépare la sortie, dispose ses troupes, prévoit les détails du nouveau combat. Epuisée par cette guerre sans fin, elle voudrait se retirer dans les plus profondes casemates du donjon et oublier, se faire oublier surtout de l'ennemi. C'est impossible : il attaquera, et Lazlo a appris de ses antérieures défaites, ce vieux principe militaire : "Château non défendu, château perdu".

Impossible d'éviter l'affrontement. Se préparer, ne pas courir, nue en chemise, sur les remparts dès le premier assaut car alors elle se fera prendre. Blessée, prisonnière, impuissante, enchaînée, elle suivra, lamentable, le char triomphant du quotidien, quadrige étincelant de Phébus trainant Artémis dans la poussière...

La sonnerie dérange Lazlo, trouble son besoin de silence et de tranquillité : la route n'est pas libre. Quelqu'un a déjà tendu une embuscade sans qu'elle ait pu se défendre. Le tintement cesse enfin. Le calme dure une dizaine de minutes que Lazlo met à profit pour s'armer : aspirant à pleins poumons la fumée de sa cigarette, elle se met à la fenêtre, contemple, sans parvenir à le voir, le paysage du jardin, se jette sous la douche brûlante.

On sonne derechef. Avec mauvaise humeur, elle enfile un kimono, descend l'escalier, ouvre la porte. Peter lui fait un grand sourire : "Excuse-moi ! j'ai bien pensé que je te réveillais, mais je ne pouvais pas faire autrement. Alors, je suis allé boire un café pour ne pas trop te bousculer."

Ils s'embrassent. Le mécontentement de Lazlo se dissipe au fur et à mesure que Peter lui raconte, pendant qu'elle déjeune : "Tu sais, ça continue à la Guillotière. La police est folle. On parle de mettre le quartier en état de siège. Du côté du Rhône, tout un pâté de maisons est détruit. Si tu voyais ça ! ce grand trou et tous ces gravats, comme après un bombardement ! Et toujours pas de victime ! les gens sont prévenus à temps...et on ne sait rien des terroristes ni de leurs mobiles..."

Lazlo écoute avec intérêt, avalant son thé brûlant avec voracité. "Prends ton temps", dit Peter." Quand tu auras fini, il faut que je t'emmène quelque part".

Sans demander d'explication, Lazlo acquiesce et s'habille : "On y va comment ?"

"A pieds", répond Peter. Ils sortent et, après quelques minutes, arrivent à la montée du Télégraphe. La rue caillouteuse grimpe abruptement le long de l'ancien rempart, dont le chemin de ronde est occupé par des jardins à demi-abandonnés. La côte s'adoucit, bordée à droite par un long mur. Une maison abandonnée s'y adosse, longue bâtisse horizontale. Ils montent un petit escalier et parcourent des pièces vides, à demi obscures, dont le plancher est arraché par endroits. Lazlo cherche à deviner ce qui peut se passer ici. Peter s'arrête. Dans le silence soudain, on entend le frôlement de pas précautionneux qui s'approchent. Une forme apparaît, indistincte.

"Je te laisse, va avec elle...", dit Peter, effleurant d'un baiser la bouche surprise de Lazlo. Il rebrousse chemin. La lente progression reprend, éclairée peu à peu. Dans la lumière retrouvée, Lazlo regarde son compagnon : c'est une femme. Elle paraît très jeune. Elle sourit à Lazlo pour lui donner confiance. Un passage bée devant elles : un terrain vague, conquis par les herbes, s'étend autour de la maison. Comme une chicane, la construction permet de franchir la clôture qu'elle chevauche : d'un côté, elle ouvre sur la rue, de l'autre, sur l'intérieur des murs. Pas de chemin tracé à travers la prairie déserte. Les deux femmes voient surgir des préfabriqués délabrés. Elles contournent ensuite un bâtiment massif qui ressemble à un couvent du siècle dernier, rencontrent les automobiles d'un parking et, par la large brèche du mur qu'emprunte la route, rejoignent une rue. "Rue des quatre vents'', déchiffre Lazlo. Son guide se tait. Lazlo la regarde à la dérobée. "Où allons-nous ?", demande-t-elle. D'un geste, sa compagne désigne le chemin devant elles et, afin sans doute d'atténuer ce refus de répondre, lui adresse un sourire mutin. Son visage s'arrondit alors, se creusant de fossettes qui la font paraître encore plus jeune à Lazlo, charmée et réconciliée.

Elle reconnaît les deux pavillons rectangulaires qui font sentinelle de part et d'autre de la longue et forte grille de l'entrée principale du cimetière de Loyasse. La jeune fille s'arrête et, d'un signe, invite Lazlo à suivre l'allée principale. Puis, comme celle qui a accompagné une amie sans intention - ou sans possibilité - d'entrer avec elle, elle embrasse Lazlo avec légèreté et s'en va. La grande allée tire droit au milieu des tombes, ornées ici de monuments majestueusement insignifiants. De nombreuses pierres tombales sont soulevées, portes ouvertes sur les abîmes obscurs. Lazlo s'interroge : on dirait, plaisante-t-elle, que les morts sont partis en vacances, oubliant de fermer derrière eux ! Ralentissant le pas pour jouir de la promenade, elle cherche à apercevoir ces hautes pyramides, à l'autre bout du cimetière, à l'endroit où les tombes abandonnent leur ordonnancement rectiligne et s'inclinent fortement, se penchant, basculant comme des navires saisis par la tempête ou comme poussées par de confuses forces telluriques...ce buste d'homme, plus grand que nature, posé sur la terre dont il semble sortir, alors que le tronc y serait enfoncé...

Rêvassant, Lazlo approche de la placette, au milieu de laquelle se dresse le monument aux pompiers morts. Elle attend que quelqu'un surgisse et la prenne à nouveau en charge. Craignant une surprise, elle scrute les alentours, architecture de cache-cache où les différences dans la hauteur des tombes, les variations de l'ornementation, les arbres plantés au hasard et l'entrelacement des passages constituent un dispositif labyrinthique, propice au secret.

Regardant sans les voir les inscriptions de la colonne centrale, Lazlo contourne le mémorial derrière lequel elle rencontre un jeune homme, très absorbé dans la lecture de la liste des pompiers morts au feu lors de la catastrophe de Feyzin. Il met un doigt sur les lèvres et s'élance à pas rapides qu'elle suit de loin, semblant flâner. Elle s'arrête même un instant devant des chats, confortablement roulés en boule dans des corbeilles de pierre. Méfiant ou trop somnolents, ils refusent de répondre aux appels de Lazlo.

Rattrapant son guide, elle se laisse conduire à un petit fortin qui se tient à l'angle du cimetière, au-dessus du vallon qui joint Saint Just à Vaise. Ce vestige des fortifications, ouvrage avancé du Fort de Loyasse, a été englobé par le cimetière qui l'a transformé en local de travail. L'homme tire à moitié le portail de fer et s'efface pour laisser passer Lazlo : elle est dans une cour intérieure, entourée de pièces voutées, humides casemates qui servent à ranger les outils et les machines des fossoyeurs. Il n'y a personne. Lazlo sursaute, en apercevant de vieux ossements sur un tas d'ordures. Il y a là une espèce de décharge où s'entassent débris de tombes dont la concession a expiré, restes de fleurs artificielles, bouts de clôtures à l'orfèvrerie ouvragée par la rouille, morceaux de cercueils à demi pourris, Elle s'exclame devant cette nature morte hétéroclite, regrettant une seconde de n'avoir pas d'appareil photographique... Le repaire des fossoyeurs...Lazlo a perdu son guide, resté à l'extérieur. Elle n'ose appeler.

Au flanc de la cour, un escalier accède au terreplein gazonné. De cette terrasse on domine sur trois côtés la forêt des tombes et, sur le quatrième, la route qui descend à Vaise. Lazlo franchit le talus du chemin de ronde. Elle entame l'exploration du couloir de pierre lorsqu'un pas derrière elle la fait se retourner.

Quelqu'un avance. Quelqu'un qui ressemble à Béatrice. Béatrice ? Béatrice est morte. On l'a retrouvée étranglée, emportée par le Fleuve. "On ne va pas me faire le coup des fantômes", se dit Lazlo, tremblante de surprise. Pour se donner une contenance, elle allume une cigarette et décide de voir venir.

"Oui, c'est bien moi !", dit l'apparition de l'air le plus naturel.

Lazlo l'admet en s'étonnant : "Pourtant..."

"Oui, c'est juste ce que j'ai voulu qu'on croie. La mise en scène était convaincante... attends, asseyons-nous, je vais te raconter."

Elles s'assoient sur le bord du rempart, les pieds pendant. Béatrice explique : "J'ai fini par me sentir prisonnière de ma propre vie. Chaque porte poussée ouvre sur de nouveaux détours, déambulés le long de souterrains infinis qu'interrompent de gigantesques escaliers pyramidaux, de l'autre côté desquels l'eau coule en cascade...J'ai erré, cherchant vainement la sortie. Oui, désespérément, j'ai cogné ma tête aux intrigues les plus puissantes. On m'a cru conspiratrice ! Conspiration et prison sont des lieux de solitude close. Alors, j'ai conspiré ma perte. J'ai pensé : puisque la prison s'étend partout, je dois quitter la prisonnière. Alors, j'ai mis à profit ma ressemblance avec une adepte d'un culte secret auquel je participais. Cette nuit-là, elle devait être sacrifiée à Mithra. J'ai volé ses papiers d'identité, remplacés par les miens. Ainsi, elle prendrait ma place dans la prison et je serais libre...Tout s'est passé comme prévu : le cadavre méconnaissable, les papiers d'identité, les bruits à propos de mes louches activités occultes...Béatrice n'existait plus. J'étais enfin débarrassée d'elle, je respirais : plus d'amis pour me lier, plus d'affaires pour m’attacher. Je suis libre. Je me suis échappée. Grammaticalement libre ! j'ai échappé à moi. Etrangère, je contemple la prison géante, ses quartiers, ses rues, ses communications. Les gens se heurtent à l'enceinte  sans la voir. Se frottant la tête, ils disent "pardon" et changent de direction. Il faut faire disparaître la prison. Mais comment ? puisque personne ne la voit. Donc, d'abord la faire apparaître, et puis, la nier..."

"La nier?", interroge Lazlo en écho.

"Oui ! Démolir, pas la peine. Derrière ce mur, il y a un autre mur et ainsi de suite, à l'infini. Que faire ? Arrêter de se cogner aux murs ! Arrêter tout ! S’asseoir au milieu de la cour : une prison où l'on ne se heurte plus aux murs, ne peut tenir. Elle s'effondre."

"Ca me fait penser à quelque chose", remarque Lazlo. "Ca ressemble un peu à la Conspiration des Horloges."

"C'EST la Conjuration des Horloges. Précisément. Conjuration, pas conspiration. J'y appartiens. C'est pour cela que tu es ici. J'ai reconnu ton écriture sur la lettre que tu as envoyée, ton écriture, et ce quelque chose que tu as de différent. Alors, je t'ai fait venir."

Lazlo est abasourdie par tout ce qu'elle vient d'apprendre, et un peu assommée par la précipitation confuse des paroles de Béatrice. Ne sachant que dire, elle demande la raison de la course de relais clandestine dont elle a été le tampon.

"Course de relais, oui, si tu veux. Supérieurement organisée, comme tu as vu : avant chaque passage, le guide vous voit arriver. Il vérifie que personne ne s'intéresse à vous. Puis, par un transfert bien dissimulé, il te prend en charge et te conduit au poste d'après, où il se passe la même chose. Nous sommes absolument clandestins : notre groupe ne doit pas exister ; personne ne doit savoir qui nous sommes. Nous lançons nos idées. Nous donnerons l'heure d'arrêter le temps. Comprends bien : apparaître, c'est se compromettre. Nous ne sommes pas candidats à la construction de nouvelles prisons ! Ouvrir les portes !, c'est tout. Ouvrir les portes et n'avoir jamais été là. Notre sens des responsabilités nous oblige à être irresponsables !".

Dans son exaltation, Béatrice a pris la main de Lazlo. Elle poursuit :

"S'il suffisait de mourir, ce serait facile. J'y ai pensé, bien sûr. J'aurais pu prendre la place de la victime au lieu de la mettre à la mienne. Mais, mourir dans la prison et pourrir dans son cimetière, enfermée...non, c'est impossible."

Un long silence, et Béatrice conclut :

"Si tu veux, viens avec nous. Ce ne sera pas une exception à la règle de ne pas recruter. Je le sais, tu es déjà des nôtres."

Lazlo frappe machinalement le mur avec ses pieds. Elle ne croit pas Béatrice : trop facile, d'imaginer la prison à l'extérieur de soi ! Lazlo tournoie sur la Place Noire dans le silence de laquelle résonne la voix de Béatrice. La Place Noire sera toujours là. Ses petits pavés frémissent et se forment en courtes ondulations de vagues froides, aux pieds de Lazlo. Béatrice - Béatrice ? - continue à parler :

"Tout but est une prison. Les conspirateurs s'organisent pour atteindre un objectif. Imbéciles! Architectes de prisons ! La civilisation est une entreprise de maçonnerie dont la perfection se mesure en nombre de milliers de kilomètres carrés de prison ! Nous, nous disons : ce que nous voulons, rien."

Rien, c'est encore trop, beaucoup trop, pense Lazlo, tandis qu'une faible marée fait refluer les vagues, aspirées par une légère agitation, là, au centre de la place. L'eau noire écume. Son mouvement circulaire se propage à la ligne des maisons qui s'incurve, éloignant à l'infini la fenêtre et sa lumière...

"Alors, veux- tu ?", demande Béatrice.

Décidément, se dit Lazlo, je n'arriverai jamais à écouter plus de trois mots à la suite...

"Je veux", répond-elle.

"Bon, il faut que tu voies Henri."

"Henri ?", s'étonne Lazlo.

"Oui, c'est lui qui a redécouvert Compagnon Horloger (1802-1850). Personne ne le connaît aussi bien. C'est Henri qui a mis sur pied 1a conjuration et organise le travail."

Henri ?, songe Lazlo, tous les chefs s'appellent-ils Henri ?

Elles conviennent d'un rendez-vous, la semaine suivante. Lazlo se dispose à s'en aller. Béatrice la retient : "Ne pars pas par là où tu es venue. Ne jamais remettre ses pas dans ses pas, sinon la trace, invisible d'abord, finit par devenir une piste."

Elle l'entraîne dans une cave, déplace des outils, démasque une ouverture. Béatrice s'empare d'une lampe : "nous sommes dans les galeries qui joignent les caveaux. Elles parcourent tout le cimetière."

Les deux femmes marchent longtemps, changent plusieurs fois de couloir. Béatrice semble connaître parfaitement l'irrégulier quadrillage, dépourvu pourtant de repères. Lazlo demande ce qu'on fait lorsqu'on perd sa route.

"On trouve une échelle, il y en a un peu partout. On cherche une tombe dont la pierre est soulevée, elles sont nombreuses. Et on passe discrètement son nez par le trou, pour voir où on est. Ce n'est pas difficile, le jour tout au moins...Voilà, nous arrivons. Nous avons franchi la rue qui sépare les deux cimetières. Nous allons sortir."

S'engageant dans une crypte dont le plafond montre un carré de lumière, elle dresse une échelle et commence à monter. Lazlo la suit, éblouie, distinguant à peine les caisses oblongues posées sur de grandes étagères, le long des murs. Béatrice sort précautionneusement la tête : "Ca va ! on peut y aller."

Elles sortent. Lazlo sourit en pensant au spectacle qu'elles donneraient à un promeneur. Béatrice a déjà disparu.

Lazlo se dirige vers les grands escaliers qui descendent de Fourvière à la Saône. En face, les dômes de la Croix Rousse brillent au soleil. Les dômes ?, s'étonne-t-elle, je n'aurais pas cru qu'il y en ait tant. Elle dégringole les marches en courant, très vite, sans regarder ses pieds ni réfléchir, car c'est ainsi qu'on tombe. Arrivée à Vaise, elle remonte la rivière par le bas du quai, large esplanade presqu'au niveau de l'eau unie, souvent inondée de ce fait, et recouverte d'un limon un peu vaseux qui fait songer à une plage. Accompagnée du cri perçant des mouettes, Lazlo gagne le pont de Serin, en face duquel, sur l'autre rive, le Fort Saint Jean enveloppe de ses murailles le rocher escarpé.

Une fois de plus, elle regrette de ne pas connaître l'entrée des souterrains qui, dit-on, joignent les deux côtés de la Croix Rousse, permettant de passer, avec rapidité et sûreté, de la Saône au Rhône, du Fort Saint Jean au Fort Saint Sébastien. On dit que cette galerie, creusée pour prendre à revers les émeutes croix-roussiennes, est assez haute pour qu'un homme à cheval n'ait pas besoin de se baisser.

Le Fort Saint Jean plaît particulièrement à Lazlo, avec ses tours carrées, ses décrochements, cet élan vertical des lignes qui évoque une forteresse de montagne, surprenante ici, à Lyon, au bord de la Rivière. Elle passe devant le porche d'entrée, aux trois voûtes successives, par lesquelles on aperçoit le rocher noir, toujours luisant d'humidité. Evitant ce trou d'ombre qui l'effraie un peu, elle grimpe le chemin en escaliers. Il sinue au milieu des arbres, au pied des remparts, dont la base s'élève rapidement avec le sol.

Comme d'habitude, le changement de perspective modifie complètement l'allure de cette forteresse, composée en superpositions. Les tours bastionnées disparaissent dans l'épaisseur du rocher. Lazlo a terminé l'ascension. E1le entreprend la longue traversée du plateau de la Croix Rousse. Elle avance sur le Boulevard, la tête ailleurs, inattentive à ce qui l'entoure, seule, réfléchissant à sa rencontre avec Béatrice...Hallucinante, sa vision des prisons !

Elle lève la tête vers les braves maisons bourgeoises du Boulevard (prisons !), regarde l'allée plantée d'arbres qu'elle parcourt (promenoir de prison !), fixe quelqu'un qui vient en face (prisonnier à la promenade !).

Le jeune homme, qu'elle n'a pas distingué des passants anonymes, 1'interpelle : "Bonjour Lazlo ! tu es dans les nuages ?"

C'est Théodore. Surprise et un peu mécontente, elle répond : "Oui, non...je rêvassais..."

"Viens avec moi", propose-t-il, "on est juste à côté de chez moi. Viens voir ce dont je t’ai parlé !"

Lazlo trouve qu'aujourd'hui elle s'est beaucoup laissée conduire. Elle refuse : "Plus tard, il faut que je rentre." Théodore l'accompagne. Ils marchent, l'un à côté de l'autre. Théodore se tait, pour ne pas troubler le silence de Lazlo. A la fin, elle en est énervée. Toujours, Théodore respecte ses caprices ! Elle se sent emprisonnée dans cette soumission.

"Qu'est-ce que tu dis ?", demande-t-il. Elle marmonne à mi-voix : prison - prison - prison...

Ils cheminent. Théodore se sent de plus en plus mal à l'aise, devinant Lazlo hostile. Muette et implacable, la tension monte. Comme ils arrivent enfin du côté du Rhône, Lazlo s'arrête : "Excuse-moi ! Je suis de trop mauvaise humeur. J'aime mieux rester seule. Viens me chercher tout à l'heure". Et, sans au revoir, elle se jette dans la rue Joséphin Soulary qui lui permettra de revenir à Saint Clair. Les petites maisons basses la reconnaissent. Lazlo leur sourit car elle sait qu'en réalité ce sont de très grandes maisons : leur façade apparente, ici, n'est que l'émergence d'énormes constructions qui s'étendent, horizontalement et verticalement, et s'entrecroisent, loin derrière et au-dessous, en un lacis de couloirs, d'escaliers et ruelles secrètes.

Certain chemin lui a parfois fait peur, au cours de nuits venteuses : on ne voit que le ciel. Les bruits, ne pouvant se connecter à la vision, cessent d'être identifiables. Privée de repères, elle a vécu là des heures inquiètes de tempête en forêt une nuit d'équinoxe privée de lune. Ce passage mystérieux conduit à un petit pavillon bas, percé de trois portes en arcades au rez-de-chaussée et de trois fenêtres à l'étage. Et, découverte inattendue !, en le contournant, on rencontre un escalier qui longe une très haute maison noire dont l'apparent pavillon de pierre jaune est le sixième ou le septième étage !

Lazlo sent la fatigue ankyloser ses jambes qui perdent leur allégresse habituelle. Cependant, une fois en bas, en route vers Saint Clair, la paresse qui la gagne se heurte à la vieille envie d'entrer dans les cours, de percer l'écran des façades et d'aller voir derrière. Ici -mais, décidément, elle n'ira pas aujourd'hui ! - elle trouverait ces deux escaliers qui se font face, à partir d'un perron carré, descendant d'un  côté vers le Fleuve par des degrés monumentaux, et barré de l'autre par une grille à laquelle Lazlo a coutume de se coller, en cet endroit désert, pour fumer des cigarettes devant ce parc solitaire au centre duquel s'élève un bâtiment courbe, en briques roses, dont les hautes fenêtres abandonnées s'achèvent en demi-cercles surhaussés.

Jamais, elle n'y a vu personne, ni le moindre signe de présence. Le délabrement du palais et le fouillis du jardin disent qu'ils ne sont là que pour elle. Un jour, elle escaladera la grille...Pas ce soir. Lazlo refuse d'être détournée. Elle accélère le pas et retrouve avec soulagement le cloaque familier de la Grande Rue.

Elle monte chez elle, fait couler un bain brulant dans lequel elle se vautre avec délices, aux sons des chœurs de Verdi. Elle traîne voluptueusement, mettant à profit le retard de Théodore. Elle prend un livre, à peine commencé, "Terroristes temporels". Captivée, elle en a lu plus de la moitié lorsqu'elle constate qu'il est tard. La nuit est tombée. Théodore l'a oubliée. Elle n'en éprouve ni satisfaction, ni dépit.

On frappe à la porte.

C'est Willibald : "Alors, on ne te voit plus ? Viens nous dire bonjour, on a du monde !"

"Un moment ! Je me fais belle et j'arrive", répond Lazlo par l'entrebâillement de la porte dont le battant cache sa tenue insouciante.

4· Les explosionnaires

L'invitation impromptue lui plaît. Excitée soudain, Lazlo a envie d'exprimer son allégresse. Elle va se faire belle. Plongeant dans ses armoires, elle choisit une ravissante robe noire, faite d'une matière légère et souple, presqu'élastique. Très près du corps, elle est à peine ouverte sur la poitrine et, au contraire, largement décolletée dans le dos, dénudé jusqu'au creux des reins. L'étoffe et la peau ont la même nuance mate qui chatoie cependant un peu à la lumière, et les deux sont si étroitement ajustées qu'elles semblent ne former qu'un seul tissu de couleur différente. Lazlo tourne la tête pour vérifier dans le miroir que la robe accompagne avec précision ses mouvements sans faire de pli ni bailler, en aperçus douteux parce qu'involontaires, sur la chair cachée. Lazlo aime être exactement déshabillée. Elle chausse des escarpins vernis noirs à petits talons et, dédaigneuse de maquillage, plaque sur son visage un loup de satin noir qui, par contraste, accentue la brillance de ses yeux. Ses bras, nus depuis l'épaule, restent dépourvus de bijou.

Joyeuse, Lazlo sonne à petits coups à la porte des Schmidt. Willibald affecte de s’évanouir en la voyant. Il la prend cérémonieusement par la main, pour la conduire dans la grande pièce : on lui fait un triomphe. Complice, Lazlo fleurète avec Archie et Willie dont les amies, Léonore pour le premier, Nastasie pour l'autre, les regardent en riant.

"Qu'est- ce que tu deviens ?", demande Nastasie.

La question embarrasse Lazlo. Archibald la tire d'affaire : "Il ne faut jamais faire ce genre de question à Lazlo."

"Surtout lorsqu'elle est aussi belle", renchérit Léonore. "C'est vrai", ajoute Nastasie, entrant dans le jeu, "ça la dispense de répondre."

Willy emplit les verres. Tendant le vin pâle vers la noirceur de Lazlo que la lumière accroche aux ciselures du cristal, ils boivent à elle. Saisissant la bouteille, elle verse à son tour le pétillant breuvage, et boit à eux.

Ils passent à table pour déguster un de ces plats dont les frères Schmidt ont le secret : ce soir, ce sont des truites sauvages aux morilles, nappées d'une délicate sauce au cumin, légèrement gratinée. Gais et pétulants, ils boivent, dînent, bavardent...

Pendant qu'Archie s'active à la cuisine où il prépare le thé, les autres vont à la fenêtre regarder couler ce Fleuve qu'on n'entend jamais : sur la sourde basse de l'autoroute, s'élève seulement la note rauque d'une grenouille. Soudain, le coup de tambour d'une explosion violente brise l'agréable monotonie. Un éclair rouge a jailli, loin en aval.

"Ca y est", constate Léonore, "c'est encore à la Guillotière. On va voir ?"

"Bof !" répondent les autres sans enthousiasme.

Willy compose un numéro de téléphone ; il parlemente à voix basse et revient: "Oui, c'est à la Guillotière, juste derrière l'église Saint-Louis."

S'installant confortablement, ils commentent l'événement. Lazlo interroge les Schmidt :

"Vous qui savez tout de ces affaires, de quoi s'agit-il ?"

Ils affirment leur ignorance, et leur curiosité :

"C'est vrai, il n’y a pas de signature ni de revendication, comme si les terroristes se désintéressaient de leurs actes. On a d'abord pensé que la police cachait quelque chose. Eh bien non, elle ne sait rien...Peut- on encore parler de 'terroristes’ ? De plus en plus, on les appelle 'les explosionnaires', puisque l'explosion quotidienne est la seule chose qu'on sache d'eux, leur unique existence, qui, apparemment, leur suffit..."

On revient en arrière : ça fait déjà quelque temps que l'affaire a commencé. Chaque nuit, une maison explose : elles se comptent maintenant en dizaines, et, jamais, il n'y a de victimes.

"Ca ressemble à un programme de Travaux Publics", remarque quelqu'un, "on aurait juste oublié de l'annoncer à l'avance..."

"Travaux Publics ?", dit Nastasie, "s'ils continuent encore quelques années, les explosionnaires finiront par exécuter le fameux décret de la Convention...!"

"Décret ?", "Convention ?", "Qu'est-ce que c'est cette histoire ?", s'exclament les autres.

"Comment ? vous ne connaissez pas cette affaire ? La ville de Lyon sera détruite, cela ne vous dit rien ?"

Et Nastasie monte sur la table et prend une pose majestueuse pour déclamer, d'une voix de crieur public :

Arrêté de la Convention du 21ème jour du 1er mois de l'an II de la République Française...

"Taratata Taratata Taratata Taratata Taratata Taratata Taratata", font les frères Schmidt, imitant le tambour.

Article premier : il sera nommé une commission extraordinaire composée de cinq membres pour faire punir, militairement et sans délai, la ville de Lyon...

"militairement et sans délai ! ô la belle expression !", interrompt Willy, ravi.

Attendez la suite :

Article deux : Tous les habitants de Lyon seront désarmés.

Article trois : La ville de Lyon sera détruite.

(Clameurs générales, bruits, tumulte. Tout le monde se lève et entoure la table. On dirait ce tableau classique, ‘Rouget de Lisle chantant la Marseillaise aux volontaires')

"Article quatre", reprend Nastasie, criant pour dominer les vociférations,

Article quatre : le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République.

Article cinq et dernier : Il sera élevé sur les ruines de Lyon une colonne qui attestera à la postérité les crimes et la punition de cette ville, avec cette inscription (et Nastasie prend une profonde inspiration pour scander :) "Lyon fit la guerre à la Liberté, Lyon n'est plus".

Et, dressée sur sa tribune improvisée, dominant les autres à présent déchaînés, elle entonne une parodique Carmagnole. La foule en délire, se simulant une séance historique du Club des Jacobins, arrache la déclamatrice de son piédestal et la porte en triomphe à travers l'appartement.

Willy chantonne, sur un air de 'La Fille du Tambour-Major’: "mili-tai-rement-et- sans-délai...", et reprend sans se lasser.

Léonore et Archie proclament sur tous les tons, forçant les accents toniques et rythmant violemment, comme un slogan de manifestation : "La vil’de Lyon sera détruite". Ils alternent, reprennent en chœur, pendant que Lazlo, armée de craie rouge, recopie sur le mur blanc de la cuisine cette phrase dont la pureté classique l'éblouit : Le nom de Lyon sera effacé du tableau des villes de la République.

Le calme revient peu à peu. Ils se servent à boire, lèvent leur verre "à la destruction de Lyon".

La conversation reprend :

"Et tu crois, Nastasie, que des gens ont formé aujourd'hui cette commission extraordinaire de cinq membres ? et que ces 'cinq’ ont établi un plan systématique de destruction qu'ils mettent en œuvre, nuit après nuit, se limitant à une seule maison à la fois pour frapper sans doute les imaginations ?

- "De cette manière", ironise quelqu'un, "ils n'auraient pas besoin de donner d'explications puisque 'nul n'est censé ignorer la Loi '..."

"Et, dans plusieurs années, lorsque la dernière maison serait tombée, ils élèveraient cette colonne ? oh ! je voudrais voir ça ! Quel gigantesque monument il faudrait concevoir, pour marquer verticalement cette immense plaine de ruines !"

"Mais, c'est fou, Nastasie", lance Léonore qui ne peut se faire à l'idée, "ils seraient fous, ces gens...Et puis, ils ne parviendront jamais à détruire la ville, même  s'ils continuent à échapper à la police...Il faudrait qu'ils se mettent à bombarder à la roquette du haut de Fourvière..."

"Impossible ! Dans l'hypothèse, ils ne s'en donneraient pas le droit. Ils se per mettraient seulement d'utiliser les moyens de l'époque : poudre, pioches, pics, explosifs, canons à la rigueur..."

"Peut-être ne sont-ils pas pressés. Supposez qu'ils veuillent avoir fini pour l'anniversaire du Décret ! Il reste presque dix ans d'ici 1992...Ce serait une sacrée farce commémorative !", s'esclaffe Archie..., "à raison d'une maison par jour, on peut calculer le temps nécessaire..."

"N'empêche ! ce serait fou", insiste Léonore, "prendre pour base un décret de la Convention de 1792 ! c'est de la démence...Qui aujourd'hui pourrait-être aussi rétro-thermidorien ? C'est absurde !"

"Tu sais, aucune conspiration n'est absurde. C'est la conspiration qui importe, pas son but. Et puis à Lyon, terre classique des conspirations, tout est possible..."

"Mais ce fameux décret", demande Lazlo, "a-t-il jamais été appliqué ?"

"Jamais ! enfin si, un peu, en partie..."

"Raconte! Raconte!", implore l'auditoire.

Nastasie s'empare du canapé, s'installe douillettement au milieu des coussins, les jambes croisées en tailleur. "Donnez-moi à boire", réclame-t-elle. On s'empresse : Lazlo lui tend un verre, Willy débouche une bouteille qu'il passe à Léonore... Nastasie boit à petits coups, excitant l'attente de son public. Archie la débarrasse du verre qu'il pose à côté d'elle.

"Raconte ! Raconte", supplient-ils.

Nastasie joue la star capricieuse. "Donnez-moi un baiser", exige-t-elle encore. On s'exécute avec plaisir. Nastasie est une brune délicieuse, vêtue ce soir-là, à son avantage, d'une combinaison-pantalon rouge sombre dont dépassent le col et les manches d'une chemise en dentelles. On l'embrasse et Willy en profite. Elle aussi. Tandis qu'elle se pâme sous ses baisers, on s'impatiente. On les sépare avec une brutalité simulée. Tout le monde se met en place.

Nastasie commence enfin :

"Je vous préviens, je saute les détails, je ne vais pas vous faire un cours d'histoire. La lutte entre les Montagnards et les Girondins, vous connaissez. Bon, nous sommes à Thermidor, les premiers triomphent. Danton est arrêté...Et les braves lyonnais, pratiquement le jour où les Girondins sont écrasés à Paris, lancent à la Convention une déclaration de guerre Girondine, condamnant les excès et la terreur. 'Vous êtes des contrerévolutionnaires', rétorque Paris. 'Non, c'est vous', répond Lyon, 'nous défendons contre vous les principes de la liberté que votre dictature enchaîne'...Bref, à jouer à c'est-çui-qui-dit-qui-1'est, les choses s'enveniment vite. Les lyonnais envoient des proclamations incendiaires aux départements voisins pour s'unir centre Paris, et même une Adresse au Peuple Français. Mais ils se restent à peu près seuls. Un rare sens de l'importunité, les a dressés contre Robespierre au moment où il est le plus fort ! Alors, ça devient beau. La Convention adopte le décret d'excommunication...

La ville de Lyon sera détruite !, interrompt l'auditoire, en un chœur dissonant.

"C'est cela", reprend Nastasie qui en a profité pour remplir son verre. "Paris charge l'armée des Alpes de prendre et de détruire Lyon. Cette pauvre armée, déjà insuffisante, est submergée de tâches pressantes. Kellermann envoie seulement une dizaine de milliers d'hommes, mal armés bien sûr, et peu déterminés : les Lyonnais ont crié tellement fort et leur rébellion parait tellement déterminée qu'on leur prête des forces colossales ; la paranoïa du complot royaliste les montre soutenus par toute la contre- révolution européenne. En fait, il n'en est rien. Les Lyonnais sont réduits à leurs propres moyens, qui sont dérisoires. Le peuple est resté à peu près indifférent aux appels enflammés des bourgeois. L'armée lyonnaise est aussi minable que celle que la Convention lui oppose. Les deux côtés se font si peur qu'ils cherchent, le plus longtemps possible, à éviter l'affrontement. Mais Paris tempête : il faut vaincre. Quelques milliers de soldats hésitants finissent par se heurter en une bataille incertaine, sous les applaudissements de la Convention qui salue la grande bataille de Lyon. Après plusieurs semaines de péripéties, les Thermidoriens prennent la ville, y installent la Terreur. Persuadés d'avoir investi le centre de la contre-révolution, ils perpètrent de grands massacres et liquident en masse. Les Commissaires n'oublient pas leur mission : détruire la ville. Ils établissent des plans de démolition...Seulement, ils manquent de moyens : pas assez d'argent, main d'œuvre insuffisante et techniques artisanales. Aussi, ils sélectionnent les bâtiments symboliques et font tomber les fameuses façades louis-quatorziennes de la place Bellecour et la forteresse Pierre-Scize, sur la Saône. Ils font sauter quelques maisons supplémentaires, un peu au hasard, et s'arrêtent..."

La narratrice s'arrête aussi.

"Alors, tu penses que des gens ont reconstitué cette Commission et recommencé le travail ?"

"Va savoir ! A Lyon, il y a toujours eu des sociétés secrètes de toutes sortes. Pourquoi pas celle-là ? Il y a quelque chose ici qui pousse aux conspirations. L'histoire ou la géographie ? Le climat ? Les brumes ? Les rues cachées entre les maisons ? Les collines qui disjoignent l'espace ? Les liaisons verticales en leur sein ? Va savoir...Comment pourrait-on ne pas conspirer ?"

"Cependant", intervient Willy, "toutes les explosions ont eu lieu, jusqu'à présent, à la Guillotière. C'est quand même curieux ! Dans l'hypothèse thermidorienne, ils auraient plutôt attaqué par Bellecour...Or, les explosionnaires agissent dans un quartier qui, à l'époque de la Convention, n'appartenait pas vraiment à la ville...Attendez..." Il ouvre un tiroir, en sort un plan de Lyon sur lequel il a reporté l'emplacement des explosions : "Vous voyez ! On dirait qu'elles encadrent la Guillotière. N'y aurait-il pas une sous-section Guillotière de la Commission qui ferait son travail chez elle, en ignorant le reste de la ville dont elle se séparerait par cette première délimitation ?"

La discussion se poursuit longtemps, abandonnant peu à peu la trop jolie hypothèse. Il est très tard, lorsque Lazlo rentre chez elle. Elle espère un peu trouver un mot de Théodore. Rien. Il a dû avoir autre chose à faire, pense-t-elle en s'endormant.

Les jours passent, se dirigeant gaiement vers le rendez-vous prévu avec les conspirateurs des Horloges.

Lazlo s'amuse : le journal apporte chaque jour les dernières nouvelles des explosionnaires. Elle marque les lieux sur le plan, pensant, sans trop savoir pourquoi, que c'est là qu'on trouvera la solution de la devinette.

Un après-midi, elle va se promener à la Guillotière. Elle est un peu déçue, ayant imaginé des destructions plus spectaculaires. Le quartier aurait presque son aspect habituel, s'il n'y avait cette ambiance d'état de siège, créée par l'intense quadrillage policier. Bafouée par les invisibles, la police soupçonne tout le monde. Des barrages au milieu des rues, obligent les passants à emprunter de menaçantes chicanes. On les contrôle. On les vérifie. Les premiers jours, les arrestations ont été nombreuses, mais la poursuite des explosions et l'absence totale de charges contre les prévenus, ont obligé à les relâcher très vite.

Lazlo, interpellée une dizaine de fois, doit, à chaque reprise, ouvrir son sac, sous les regards inquisiteurs et tendus des hommes en armes. Les habitants, effrayées par la police davantage encore que par les explosions, font la queue pour obtenir un relogement provisoire : la ville a mis à leur disposition les tours inoccupées des HLM des Minguettes. Des vieux refusent d'y partir, préférant, disent-ils, périr sous les décombres que d'abandonner leur quartier.

Partout, dans les files des contrôles, dans les cafés, dans les magasins, les gens discutent la même question : comment a lieu l'explosion. Les premières victimes l'ont abondamment raconté, avant d'être envoyées en vacances sur la côte d'Azur, aux frais de la ville : on est prévenu par téléphone ou par les voisins, mais on sait déjà que cela va arriver. Depuis quelques jours, on sentait quelque chose, une mystérieuse activité de la maison, une espèce de frémissement qui la parcourt, des bruits sourds dans ses profondeurs, comme des os qui craquent. On se tenait prêt.. On attendait. On a organisé à l'avance l'évacuation, envoyé les enfants en bas-âge dans la famille...Prévenir la police ? Non, on n'a rien dit : à quoi bon ? Ils n'auraient rien pu faire et on aurait eu des ennuis...Tenez, à tel endroit, le concierge leur a signalé l'approche de l'explosion : les habitants ont eu mille tracas. On voulait les forcer à rester. Un inspecteur disait que les explosionnaires ne feraient pas sauter la maison si les gens restaient dedans. Bien sûr, les gens ne voulaient pas en entendre parler. Ils ont subi des pressions. Il a même été question de murer les ouvertures pour les empêcher de sortir...Probable que les flics auraient été contents qu’il y ait enfin des victimes...

L'ébullition de la Guillotière contraste avec le calme du reste de la ville, à peine affecté dans son fonctionnement habituel. Seuls, quelques embouteillages supplémentaires répondent aux détournements du trafic automobile. Lazlo furète, interroge, écoute, rêvant à cette "Commission Extraordinaire" qui détruirait la ville pour exalter la mémoire de l'Incorruptible. Elle les voit siéger au fond d'une cave secrète, devant un grand portrait de Saint Just. Des lanternes sourdes éclairent le plan de la ville ; des barils de poudre sont empilés le long des murs...

Lazlo va rendre visite à Nastasie, amusée d'avoir été prise au sérieux : "Non, cela ne tient pas debout. Tout indique que ces choses ont un rapport avec la Guillotière  pas avec Lyon...mais qui pourrait vouloir détruire la Guillotière ? Ca n'a pas de sens..."

Lazlo lui emprunte des livres sur Lyon et les emporte chez elle. Lit. Se promène au bord du Fleuve. Monte dans la colline qu'embaument à présent les lilas. Elle seule sait que la colline existe. Non, pas tout à fait ; quelques enfants partagent son secret. Elle les rencontre dans la Grande Rue, qui vendent aux gens du quartier de gros bouquets de lilas dont ils refusent de dire la provenance.

Lazlo goûte ses promenades clandestines ; un sentier, tellement caché sous les fourrés épineux qu'il ressemble à un souterrain, la conduit à une petite prairie triangulaire d'où elle aperçoit un vallon inconnu, repli de la colline que jamais on ne devine d'en bas : de petites maisons cachent au milieu des arbres leur invraisemblable présence. Un jour, Lazlo s'enhardit à dépasser la prairie : un grand parc, peu entretenu, l'entoure. Elle avance avec circonspection car, de ses fenêtres, elle a souvent vu deux gros chiens courir là et elle craint de les rencontrer. Elle écoute attentivement et, au lieu d'aboiements, entend le son d'une flûte. S'approchant encore, elle s'immobilise dans un buisson : un château se dresse le long d'une terrasse dallée, bordée, vers le Fleuve, d'une rampe de pierre aux piliers cannelés. Assis dans des fauteuils de jardin, des gens bavardent nonchalamment. La flûte chante à nouveau ; c'est une toute jeune fille qui joue, habillée d'une tunique et d'un pantalon blancs. Des cheveux bouclés encadrent son visage rond, un peu enfantin, dont les lèvres se tendent vers l'instrument comme pour un baiser. Elle joue une phrase musicale et, sans bruit, prend la fuite, va se dissimuler un peu plus loin, et recommence la même phrase nostalgique.

Lazlo, enchantée, n'a ni le courage, ni l'envie de redescendre le sentier escarpé et difficile. Promeneuse innocente, elle sort du bois, avance sans bruit sur l'allée sablée qui passe à quelques mètres de la terrasse. Elle hésite à dire bonjour. Personne ne la voit, personne ne lui dit rien. Lazlo sourit silencieusement aux inconnus et disparaît derrière la maison, accompagnée par la flûte mutine. Un portail interdit la sortie. Lazlo revient en arrière, vers une brèche du mur, et rejoint Saint-Clair.

Théodore n'est pas venu la chercher. Au début, elle n'y a pas prêté attention mais, peu à peu, cette absence la préoccupe. Elle a dû le blesser, l'autre jour lorsqu'elle l'a brutalement congédié, désirant être seule. Il s'est sans doute lassé qu'elle soit toujours insaisissable. Pourtant, Lazlo ne veut pas perdre Théodore. Sa présence discrète, ce soutien invisible qu'il lui apporte, lui manquent. Lazlo cesse de sortir pour ne pas le rater lorsqu'il viendra. Il ne vient pas. Aller chez lui ? Elle ne connaît pas son adresse. D'ailleurs, irait-elle ? 1'horizon s'assombrit ; la lueur des incendies de la Guillotière ne suffit plus à l'éclairer. Pourtant, il s'est passé des choses curieuses : une maison a été coupée en deux selon une ligne oblique, une partie détruite, l'autre soigneusement épargnée. La coupure est très franche : des appartements ont été amputés d'une pièce ou deux, ou d'une fraction de pièce, comme si l'immeuble avait été un gâteau à la crème tranché par un couteau géant. Les effectifs de police augmentent encore : on parle d'évacuer préventivement le quartier, ou de le boucler par une ligne de barbelés.

Tous les jours, de façon de plus en plus machinale, au fur et à mesure que Théodore ne vient pas, Lazlo marque sur le plan la dernière explosion : en reliant les points, elle obtient une figure géométrique irrégulière dont la signification lui échappe.

Lazlo attend Théodore.

Elle s'aperçoit qu'elle tient terriblement à lui, sans en avoir eu conscience. Peut-être ne peut- elle rien faire avec lui, mais, maintenant, elle sait qu'elle ne peut rien faire sans lui...

L'obscurité de la Place Noire se répand sur Saint Clair. De l'autre côté du Fleuve, le rempart bétonneux du Palais de la Foire ressemble de plus en lus à cette muraille qui, au loin, barre la place, au centre de laquelle Lazlo a été oubliée, debout, seule de toute l'immensité de l'espace qui se presse autour d'elle et l'emprisonne. Cherchant des yeux la si petite et si inaccessible ouverture lumineuse, elle voit la place s'étendre dans toutes les directions, rond dans l'eau qui se propage en cercles concentriques, fuyant leur centre, où Lazlo, toujours plus seule, est livrée à un vertige croissant. Tout s'évanouit autour d'elle, à l'exception de ce dernier mètre carré sur lequel sont posés ses pieds vacillants. Elle ne tient plus debout. Le vide l'attire. Ses jambes mollissent. Elle va tomber. Elle tombe...et se heurte rudement au pavé. Couchée sur le côté - comme un cochon malade, se dit-elle - elle voit la ligne des maisons. Sans doute la lumière brille-t-elle encore...

 

Dans le jardin de la maison de Saint-Just, au bout de la rue Vide Bourse, une femme, couchée par terre, est éveillée par la pluie. Elle rentre dans la maison, où l'eau déborde de la baignoire, et se plonge dans le bain brûlant. Le téléphone sonne. Elle s'endort. La décontraction des muscles la fait glisser le long de la paroi lisse, l'eau la recouvre et entre dans ses narines. Lazlo sursaute et se dresse d'un coup. Elle se sèche à demi, allume une cigarette. Elle attrape la bouteille de Bourbon et, couchée sur le tapis épais, commence à boire, à moitié endormie, jusqu'à ce que, incommodée par le froid qui traque sa vaine nudité, elle gravisse péniblement l'escalier pour s'enfouir au fond du lit. Elle ironise sur le spectacle qu'elle offre aux murs : nue, titubante, serrant la rampe de la main droite et la bouteille de la gauche...Décidément, elle est jolie, Lazlo ! Les draps l'engloutissent. Théodore ne viendra pas. Il ne faut plus l'attendre...Une autre fois, peut-être. Vivre sans Théodore. Sémantiquement c'est facile, puisqu'elle n'a pas vécu avec lui! Lazlo se raisonne.

Elle détruit le monde et en reconstruit un autre dans lequel Théodore n'existe pas. Elle recommence plusieurs fois, insatisfaite du résultat. Elle passe et repasse le doigt sur la blessure pour voir si elle devient enfin insensible. A force de douloureux essais, elle rencontre un univers où le nom de Théodore n'a plus de sens, à peine un son. Alors, épuisée, elle s'endort. Pesamment. Durement. Violemment. Elle dort. La nuit s'achève, le jour s'écoule. C'est le soir, lorsque Lazlo, étonnée de sa légèreté et de son insouciance, saute du lit dans le jardin. Quelque chose s'est passé en elle. Théodore ! le nom jaillit soudain sans éveiller d'écho, pierre engloutie par l'eau sans provoquer la moindre ride...

Lazlo s'habille rapidement et sort pour jouir du crépuscule, cette heure préférée, qui rend la lumière si douce et estompe peu à peu les couleurs. Sans réfléchir, elle se dirige vers le chemin des Fontanières. Reconnaissant l'étrange couvent, elle change de côté et accélère le pas...La route s'incurve. Le mur se creuse d'une large entaille, en bas, là où raclait l'essieu des charrettes prenant le virage.

Une maison de deux étages garde éternellement les volets clos, scellés par la vigne vierge. Lazlo s'arrête, rêvant une jeune femme folle, enfermée par sa famille pour prévenir le scandale. On l'a emmurée ici, tout au bout du parc qui étouffe ses cris. Seul un passant l'entendrait, mais il y en a si peu...Peut-être la mystérieuse tour hexagonale à six étages, un peu plus loin, à une centaine de mètres, est-elle destinée au même usage ?...Et cette autre maison, celle qui n'a pas de porte et surplombe la route ?...Et les prisonnières le sauraient. Elles échangeraient des signes, en agitant les longues écharpes de soie, avec lesquelles elles finiraient par se pendre, lasses d'une captivité sans espoir...

Lazlo sursaute : elle a cru entendre un gémissement. Si la prisonnière était là, derrière les volets, attendant l'audacieuse venue de son amant, qui grimperait, accroché aux aspérités du mur, vers les yeux aveugles des fenêtres...

Décidément, ce quartier est maléfique, songe Lazlo en prenant la fuite.

Une traverse s'offre à elle, remontant vers Saint-Just. Lazlo s'y précipite, craignant de revenir sur ses revenir sur ses pas..."revenir sur ses pas"... L'expression la fait soudain penser à Béatrice. Béatrice ! Les Horloges ! Le rendez-vous est proche à présent. C'est demain ! elle a failli l'oublier. Pourtant...Comment 1'étonnante Béatrice est-elle sortie de ses pensées ? Lazlo, comment le tic-tac des Horloges s'est-il tu dans ta tête ? Mais il faut que je me prépare...qu'est-ce que je vais lui dire à ce nouvel Henri ? Et elle se dépêche de rentrer chez elle.

5. Où se nouent les horloges et les eaux

La porte de la maison refermée, il fait nuit. Avec application, Lazlo absorbe la collection complète du "Tictac", la revue du groupe. Sa lecture l'ennuie. Elle descend à la cuisine, s'invite à une légère collation, et fait du thé qu'elle emporte avec elle. Pour se changer les idées, elle prend le "Traité de la Mesure du Temps par les Horloges", et le parcourt, intriguée : c'est un manuel d'horlogerie, rien d'autre. Des gravures figurent des mécanismes compliqués dont les pièces sont désignées par des lettres. Le texte en explique la fonction et commente les machines. "Il doit y avoir un code", se dit Lazlo en reposant le livre.

Elle est plus heureuse avec les œuvres de Compagnon Horloger (1802-1850), dont les sept volumes s'entassent sur la table : l'auteur s'acharne à démontrer, dans le style emphatique de son époque, que le temps n'existe pas. C'est simplement une convention, explique-t-il pendant les premières centaines de pages, avant d'entreprendre l'analyse de sa nature :

Nous avons supposé pour simplifier, et rendre l'Idée plus aisément accessible au Lecteur qui, pénétré d'un noble idéal de Vérité et d'un juste courroux devant le spectacle du Monde, nous a suivi jusqu'ici, nous avons supposé, dis-je, que le Temps n'est qu'une convention.

Une récompense méritée t'attend, Lecteur, dans cette deuxième partie. Si tu as le rare courage de tirer la charrue de ton Intelligence à travers le champ austère de la Pensée, tes yeux éblouis verront enfin éclore, grâce à ce rude labourage, les fleurs dont nous aurons  ensemble semé les graines, les fleurs précieuses de la Vérité...

Et ainsi de suite. Lazlo lit très vite, sautant par-dessus les circonlocutions embrouillées : Compagnon Horloger (1802-1850) examine l'apparence naturelle de cette convention du Temps, implicite et évidente, pour faire ressortir qu'on se trouve devant une Croyance et non seulement une Convention. Plus encore, cette Croyance est constitutive du Monde. Que les gens cessent de croire au Temps et d'être les esclaves des Horloges, alors, ce monde-là disparaîtra.

Lazlo lit, prend des notes, s'arrête parfois pour réfléchir, crayonne abondamment le texte pour retrouver plus tard sans effort certaines phrases denses et ramassées, perdues dans le douteux galimatias.

Le jour arrive. Lazlo dort quelques heures. Il ne faut pas être en retard au rendez-vous. Elle enfile son vieux jean, délavé par de multiples lessives, passe le chandail blanc qu'elle préfère, celui qui dégage bien le cou, autour duquel elle noue un foulard bleu de nuit. Elle met aux pieds de légères chaussures de sport pour être prête à toutes les contremarches et, sautillant presque dans l'allégresse du matin, va s'offrir un café au bistrot le plus proche. Décidément, la journée s'annonce bien : le café est bon et, rare plaisir, il y a à la fois des croissants et des pains au chocolat.

Lazlo ronronne au soleil, s'enveloppant de fumée. Elle descend vers la Saône par la rue secrète des Genovéfains qui, attaquant de face la colline par une dure pente rectiligne, coupe et recoupe les lacets de la montée de Choulans sans jamais la croiser, s'interrompant à chaque intersection. L'automobiliste ne soupçonne pas ce chemin pavé, et le piéton évite sa trop raide inclinaison. Lazlo se laisse glisser, arrive à la Quarantaine.

Comme d'habitude, son regard se fait concupiscent pour caresser les remparts de pierre jaune qui, en bas de Saint Georges, escaladent encore la balme, en direction du Fort Saint Irénée. Elle avance, attendant que quelqu'un surgisse. Une jeune femme l'aborde, très moderne d'allure, avec ses cheveux soigneusement ébouriffés et son pantalon trop large qui s'arrête au-dessus de la cheville, découvrant les chaussettes fluorescentes: "Vous avez l'heure?", demande-t-elle. "Deux heures et quart", répond Lazlo d'un trait, sans regarder sa montre, au moment où l'horloge de l'Eglise proche sonne midi. "Merci", dit la jeune femme qui s'engage dans un couloir. Après une courte voûte, l'escalier s'élève à l'air libre le long de la maison. La première volée conduit à un jardin en terrasse sur lequel ouvrent les portes-fenêtres d'un appartement. Un chien aboie furieusement. Lazlo court pour rattraper son guide, déjà arrivé en haut, à une petite plate-forme qui, au-dessus des toits, domine la Saône, presqu'immobile aujourd'hui. Un vestibule dessert les appartements de l'étage et l'escalier continue, à l'intérieur cette fois ; Lazlo avise une porte entrebâillée et arrive, derrière la maison, dans une cour, assombrie d'être coincée entre les derniers étages et la colline, à la base de laquelle s'arrondissent les entrées des caves. Un peu d'herbe folle, quelques arbustes chétifs, des iris, heureusement en fleurs à cette saison, essayent d'avoir l'air d'un jardin. Sans s'attarder, Lazlo imite son guide et saute un muret : un escalier étroit se dirige vers le haut de la colline qu'on lui désigne d'un geste silencieux. Lazlo monte, rencontre un mur transversal qui, de ce côté, ferme le plateau. Un sentier en suit le pied, étroite corniche peu sûre au dessus de l'à-pic, par chance hérissé d'arbres qui arrêteraient probablement la chute. Lazlo progresse lentement, franchissant précautionneusement les ravines creusées par l'eau, hésitant à sauter d'un geste trop vif les ronces qui encombrent le chemin. Au bout d'une centaine de mètres, le sentier bifurque. Quelle direction prendre ?

"Par ici", indique une voix qui vient d'en bas. Lazlo redescend quelques marches : sur la véranda de bois d'une petite maison peinte en bleu, Béatrice l'attend. Traversant la maison, elles s'accoudent à la fenêtre pour contempler le vieux quartier Saint Georges aux hautes constructions resserrées qui dressent vers elles leurs cheminées. En se penchant complètement à droite - "attention!", prévient Béatrice, "tout est un peu pourri"- Lazlo aperçoit le bâtiment mitoyen, un peu en retrait : elle reconnaît ce ravissant château de poupée, si souvent admiré d'en bas. C'est un tout petit édifice rectangulaire en briques vernies, paré d'une délicieuse tourelle élancée dont le toit pointu brille de toutes ses tuiles, aux couleurs soigneusement assemblées..."On est en avance", dit Béatrice qui s'affaire dans la cuisine pour préparer le thé. Les deux jeunes femmes s'installent dans la grande pièce du rez-de-chaussée. Un plancher de bois rugueux aux lattes disjointes supporte de gros fauteuils de cuir usés. Assise en tailleur, Béatrice ne dit rien. Lazlo non plus. Elle est bien. Le thé est fort. Les oiseaux s'agitent dans les branches.

Décidément, Lyon est une drôle de ville, songe Lazlo, comparant l'image qu'elle a naguère partagée avec l'habitant pressé et le voyageur de passage, aux richesses cachées de l'espace dans lequel elle se meut à présent. Lyon, ville ingrate et banale ! La Place des Terreaux, flanquée de l'Hôtel de Ville avec ses clochetons lourdauds et, perpendiculairement, de la trop longue façade du Palais Saint Pierre, heureusement égayée par le surhaussement des terrasses carrées...L'inévitable rue de la République...La Place Bellecour "que les plus grandes manifestations n'ont jamais emplie"...Perrache, bien sûr, la gare par laquelle on arrive...Et puis, les lieux communs à l'usage du touriste : la Croix-Rousse et les Canuts, les deux fleuves et les deux collines qui se font face...Au début, Lazlo a essayé de se perdre dans les traboules de Saint Jean, dont les cartes postales et les visites organisées l'ont vite dégoûtée. Elle a erré sur les escaliers de la Croix-Rousse où, parfois, elle a senti l'ombre d'une complicité de la géographie. C'est peu à peu qu'elle a fait la grande découverte de la multiplicité de la ville, dissimulée par le plan. La superposition de plusieurs espaces en un même endroit de la carte enflamme l'imagination de Lazlo...

Béatrice rêve elle aussi. A quoi ?, se demande Lazlo, discrète. Elle voudrait l'interroger sur les choses mystérieuses et les endroits secrets avec lesquels sa disparition l'a fait rompre, lui parler des explosionnaires...Mais à cet instant, à cet endroit, la paresse est trop forte. "J'aurai bien le temps une autre fois", se dit Lazlo, sachant que ce ne sera sans doute pas le cas.

Béatrice décroise ses jambes engourdies et se lève : "Il est temps... Passe devant. Quelqu'un t'attend en bas. Je te retrouverai plus loin". Lazlo descend les escaliers extérieurs, dissimulés par des murs. Elle compte 147 marches, avant d'atteindre une cour sombre. Quelqu'un se met en marche devant elle. Ils sortent dans la rue. Lazlo se repère : elle est à une trentaine de numéros de la maison à travers laquelle elle a gagné la colline. Lazlo suit. L'itinéraire est commun : rue Tramassac, rue du Bœuf...Elle est passée là des dizaines de fois. Les gens vont et viennent, déchargent des camions, tiennent des magasins, font des achats, entrent dans les cours pour faire crépiter leur appareil photographique...Tout est trivial et ordinaire. Ici, l'espace de la conspiration coïncide momentanément avec l'espace du quotidien. Lazlo prend le plus vif plaisir à cette subversion de l'espace.

Elle se retourne : Béatrice, anodine, les file, vérifiant sans doute que personne ne s'intéresse à eux. Par la passerelle et les ruelles embrouillées du quartier Saint Vincent, ils atteignent la Place Sathonay dont les lions de pierre les accueillent. Comme elle le fait toujours, Lazlo salue les animaux polis. Elle trempe ses mains dans la vasque et mouille son visage. Le guide s’est arrêté. Elle dépasse, se laisse doubler par Béatrice à qui elle emboite le pas. Lentement, les deux conspiratrices remontent jusqu'aux Chartreux, et pénètrent dans une grande maison.

A l'entrée du porche monumental, deux escaliers de service se font face. Béatrice choisit celui de droite. Les marches sont hautes et fatigantes, l'ascension n'en finit plus...six étages au moins, avant de déboucher dans un couloir, large promenoir autour de la cour sur laquelle il ouvre par une verrière qui, filtrant la lumière, la transforme en éclairage d'hiver. Béatrice s'arrête devant la porte d'un placard à balais. Non, ce n'est pas un placard, c'est un étroit couloir. Une forte odeur de poussière jaillit du bois grossier des parois. Lazlo tente d'éviter le contact des planches pour sauver son pull blanc.

Une échelle de meunier conduit enfin aux combles: au fond, une rangée de cabanes en planches, un peu comme des cabines de bain dont les couleurs auraient disparu dans la grisaille générale, même pas des chambres de bonne, à peine des réduits pour entreposer de vieux débris. Lazlo derrière elle, Béatrice entre dans une de ces caisses cubiques : l'intérieur paraît sale, embarrassé de gravats et de tuiles cassées. L'attente dure plusieurs minutes désagréables. Dans l'ombre, une porte latérale s'ouvre.

"Entrez", entendent-elles. "C'est Henri", chuchote Béatrice.

Elles passent à côté. La pièce ressemble à une petite chambre, soigneusement aménagée et nettoyée. Une petite lucarne perce le zinc vertical du toit. Les cloisons ont été recouvertes d'un revêtement blanc et le plancher, d'un vieux tapis, usé mais propre. Une table, deux classeurs et plusieurs chaises composent l'ameublement, que complète, dans le coin, un petit poêle. Lazlo cherche à reconnaître Henri : "j'ai déjà vu cette tête quelque part", se dit-elle. Henri lui fait l'obligatoire discours de bienvenue, expliquant le caractère négatif de leur conspiration, "négatif et négateur", répète-t-il à plusieurs reprises avec un visible plaisir. A son habitude, Lazlo n'écoute pas, furetant des yeux, irrésistiblement attirée par la lucarne. "Nous n'avons pas de programme et nous n'en voulons pas", poursuit la voix grave, un peu lente, comme pour mieux se faire comprendre, rendue plaisante par un léger accent étranger.

"Arrêter le temps...Le supprimer pour que puissent s'exprimer les virtualités d'un autre monde. C'est tout. Nous sommes des passeurs, irresponsables de l'autre rive...des passeurs, rien d'autre..." L'expression ne déplaît pas à Lazlo. On lui pose des questions auxquelles elle répond brièvement. D'ailleurs, Béatrice a déjà parlé d'elle.

Dans le silence du grenier abandonné, un timbre grêle retentit. "Ah, ce sont les autres !". Deux hommes et une femme entrent alors. A sa plus grande surprise, Lazlo voit Théodore et Willibald. Ils affectent de ne pas la connaître, et elle fait de même. On les présente : "Arnulphe", pour Théodore, "Clitandre" pour Willy. La femme est nommée "Clo", ou quelque chose comme ça. "Au fait", demande Henri à Lazlo, "quel pseudonyme prends-tu?" Par espièglerie, elle intervertit les syllabes de son nom : "Lolaz", répond-elle. Ils acquiescent. Lazlo essaie vainement de saisir le regard de Théodore, d'obtenir un signe de complicité de cet Arnulphe qui l'ignore. L'angoisse revient : s'il était vraiment fâché ? S'il ne voulait plus lui parler ?...

La discussion s'engage. Lazlo manœuvre sa chaise pour s'approcher de Théodore, son Théodore déguisé en Arnulphe. Elle y parvient enfin et, furtivement, comme involontairement, appuie sa jambe contre la sienne. Il répond d'une pression imperceptible. Lazlo, soulagée qu'il soit toujours avec elle, cherche à s'intéresser aux paroles qui s'échangent...C'est toujours la même chose, la vieille question d'organiser des activités trop ambitieuses avec des effectifs trop faibles : écrire, imprimer, diffuser les tracts et le journal, dans les conditions dévorantes de la plus stricte clandestinité, est une impossible gageure qu'on tient au prix d'une tension excessive des forces...Lazlo regarde Henri dont, décidément, le visage lui dit quelque chose : il tranche, décide, retire des gens d'ici pour les mettre là...C'est un chef. Il a raison de s'appeler Henri...

Lazlo reçoit ses affectations : groupe de Diffusion N°2, groupe d'études "Seiko", groupe de Méthodes A. On la pourvoit de rendez-vous, de lieux et d'horaires qu'elle ne doit pas noter, à moins d'utiliser des codes compliqués. Surprise, elle se demande comment on peut faire tout cela à la fois. Elle approuve, toujours curieuse. La discussion dure longtemps. Rêvassant à demi, Lazlo met à profit ses lectures encore fraiches pour faire plusieurs interventions, écoutées avec approbation. Lorsqu'elle cite de mémoire une longue phrase de Compagnon Horloger (1802-1850), Henri lui fait un signe de félicitation. Elle comprend soudain à qui il la fait penser, à Compagnon Horloger lui-même, dont - mimétisme ou imitation ? - il a la tête, les cheveux dégarnissant largement le front et les tempes. Et cet accent étranger, cette manière d'hésiter un peu sur les consonnes en début de mot, cette ombre de bégaiement dont parle la biographie qu'elle a lue. Il a même, et elle s'en aperçoit lorsque, la réunion terminée, il les raccompagne jusqu'à la porte, cette légère claudication, si caractéristique qu'elle empêchait Compagnon Horloger de rester jamais totalement incognito. Profitant du brouhaha du départ, Lazlo chuchote à Théodore : "Je te vois?". Il répond sans bouger les lèvres : "Au Palais Saint Pierre".

Chacun s'en va par une sortie différente. C'est facile, car les combles immenses recouvrent plusieurs immeubles accolés : tout le pâté de maisons communique ainsi par en-haut, au-dessus des greniers. Un grand nombre d'échelles -qu'on peut d'ailleurs ôter à volonté pour éviter d'être découvert- assure les passages.

Au sortir de cet étouffement poussiéreux, Lazlo plonge avec plaisir dans la trépidation de la ville. Elle entre dans le jardin du cloître, où Théodore la rejoint bientôt : "Je croyais que tu ne me parlerais plus jamais", lui dit-elle, s'excusant pour l'autre jour, "j'avais les nerfs". Théodore explique qu'il s'est senti trop importun...

Elle demande : "Tu m'emmènes chez toi, voir ce que tu m'as promis ?" Il la regarde, encore un peu tristement : "c'est vrai? Tu veux? Je pensais que ça ne t'intéressais pas".

"Viens", répond-elle. Il hésite. Elle insiste : "Allez, viens, Arnulphe !" fait-elle, rieuse, en lui ébouriffant les cheveux.

Ils marchent lentement, comme pour éviter que l'effort les distraie de cette proximité retrouvée. La nuit tombe sur les portes murées de la Grand’Côte. Par ci par là, d'un café arabe aux néons violents s'échappe une musique, ou bien l'on voit une épicerie blafarde, dernières lumières parmi les maisons vides. L'abandon de la rue contraste avec son animation, à cette heure de sortie du travail où se mêle le courant qui descend vers la ville et celui qui monte à la Croix-Rousse. A mi-hauteur, on a déjà démoli : attendant les futures constructions, un terrain vague, rase pente talutée, sert de glacis au rempart des maisons du plateau. Lazlo s'interroge sur l'endroit où habite Théodore. Ils contournent la mairie, franchissent un long couloir qui conduit à une cour.

"C'est là", dit Théodore. "S'il faisait jour, tu verrais les jardins. Des vieillards attentionnés y font pousser des fleurs..."

Comme il fait nuit, il y a des chats...des chats partout, une trentaine, plus peut-être, profitant de la tranquillité de ce coin abrité des voitures...chats de la Croix-Rousse, tous un peu tordus, un peu borgnes, souvent maigres et galeux...Attendrie, Lazlo commente : "Leur père était alcoolique et leur mère faisait le trottoir ! On les a confiés à l'Assistance, dont ils se sont échappés très jeunes..."

A leur approche, les chats, circonspects, s'égaillent dans toutes les directions, sauf un, un vrai matou, borgne, zébré de noir et de fauve dont les lignes dessinent sur le museau un curieux masque strié : les oreilles dressées, il les regarde avancer précautionneusement pour ne pas renverser les gamelles que des mémés dévouées apportent tous les soirs.

Théodore prévient : "Attention, la minuterie est en panne !" A tâtons, ils grimpent les escaliers et, comme Lazlo trébuche, Théodore lui prend la main pour la guider. Malgré la simplicité fonctionnelle du geste, Lazlo est émue. Elle s'interdit de presser cette main qui l'entraîne. Ils vont ainsi jusqu'au dernier étage. Théodore ouvre la porte de droite, ils entrent dans la cuisine. "Tu veux boire quelque chose?", demande-t-il, "Il y a du Bourbon, et du chocolat pour croquer avec." Dans la pièce voisine, Lazlo s'appuie à la fenêtre : sur l'autre colline, on distingue la masse vague de l'église de Fourvière, si semblable à une forteresse d'ombre. Là, à droite, cette ligne de lumières, c'est le grand escalier qui va à la Rivière..."Si tu viens le jour, tu verras les jardins", répète Théodore, "il y a plein de fleurs". "Et de chats", ajoute-t-elle.

Ils s'assoient côte à côte sur la moquette, adossés au mur. La pièce est nue, à part un bouquet de fleurs posé par terre dans l'angle opposé à eux, et quelques photographies. Théodore met un disque : le Requiem de Verdi sort de l'ombre...Dans une vasque de marbre rose où se reflètent tous les arbres de la forêt, un visage commence à apparaître, entouré de cheveux rouges. Mais l'éclatement brutal des cuivres et des percussions trouble l'eau comme une bourrasque inattendue : le reflet se brouille...Une surface unie, lisse, dressée à la verticale s'illumine de faibles éclairs : sur cet écran, une jeune femme nue, qu'une grande vague de mer enveloppe et enroule, les yeux levés vers le ciel, la bouche voluptueusement entrouverte...Des pierres tombales, rongées de mousses rousses, s'ornent de feuilles mortes, savamment disposées par le hasard des vents pour mettre en valeur une fleur rouge oubliée...

La musique s'arrête. Lazlo remplit les verres. Les derniers échos sonores s'évanouissent, tandis que roulent encore les échos visuels qu'ils ont éveillés...Persistance rétinienne du rêve...Très près de Lazlo, Théodore garde les yeux fermés. Un long silence s'installe, les enveloppant comme un chaud édredon. Finalement, Théodore ouvre les yeux, allume une cigarette, s’ébroue, et sa voix encore songeuse dit : "Bon, allons-y..."

Lazlo se lève, saoulée par la musique et par l'instant, davantage que par l'alcool. A pas mal assurés, elle le suit sur le palier. Il la fait entrer dans l'appartement voisin, referme soigneusement la porte, et allume les lampes.

"Oh !...", s'exclame Lazlo, découvrant, accroché dans l'entrée, le tableau disparu de chez Béatrice, cette ville mêlée d'eau, deux collines et deux fleuves, qui fait penser à Lyon. "Est-ce que cela existe vraiment ?", demande-t-elle à Théodore. "Oui, viens voir", et il l'entraîne dans l'appartement : là, posée sur une table, se trouve une grande maquette, savamment éclairée. "Cette fois, c'est vraiment Lyon", fait Lazlo étonnée d'identifier les monuments bien connus : l'Hôtel de Ville, le Palais Saint Pierre, Saint Nizier, les Cordeliers, le quartier Saint Clair, en amont, identique à lui-même...Les collines ont leur aspect habituel, quoique les constructions y soient peut-être un peu plus denses. "C'est Lyon et ce n'est pas Lyon !". Si la scène est familière, le décor est nouveau.

A partir du bas de la Croix-Rousse, le Rhône tend vers la Saône trois bras successifs, de plus en plus larges. Le premier sépare la colline de la plaine, les autres divisent celle-ci en deux îles. Le regard cherche vainement le confluent, à la pointe effilée de la presqu'île, sans parvenir à accepter sa nouvelle place, bien plus haut, au niveau de Perrache...Le Quartier Saint-Jean, détaché de Fourvière par un bras de la Rivière, est une île, étirée de Saint-Paul à Saint-Georges, et rétrécie entre Saône et Saône. Sur la rive gauche du Rhône, deux larges canaux, s'en séparant un peu en aval de Saint-Clair, enserrent la ville de leur double enceinte : le canal extérieur suit à peu près le tracé des anciennes fortifications du dix-neuvième siècle, longe la voie ferrée et, tournant à angle droit, va rejoindre les fleuves à leur confluent. L'autre, trace, beaucoup plus près du Rhône, une ligne d'eau parallèle. Entre eux, plusieurs canaux transversaux délimitent de larges étendues construites. Lazlo, à demi attentive aux explications, regarde la ville, semblable et différente...Mais que dit Théodore ?

"Pendant des années, tout un groupe a travaillé à inventer une variante différente de Lyon, pas un fantasme romantique, avec des marais et des landes, ou une projection de Venise en bas des collines. Non, tu vois, le quadrillage des eaux est beaucoup moins dense, cela ferait plutôt penser à Bruges. Mais au large, la Terre remplace la Mer. L'eau est plus rare et, partant, plus présente...Ce n'est pas une autre ville : c'est Lyon, tel qu'il aurait pu être si, à certains moments, d'autres choix avaient été faits, si d'autres hasards étaient intervenus. Tout ceci -et Théodore balaie d'un geste la maquette- n'est pas seulement un site, mais une ville. Le Lyon actuel peut fonctionner là-dedans : la circulation automobile, le tout-à-l’égout, les habitations, les usines, tout est intégré. On a juste remplacé le vieil antagonisme entre la Terre et l'Eau par une alliance. Comment te dire? Ce n'est pas une fiction, c'est un autre état possible de la réalité."

Lazlo, penchée au-dessus de la maquette, voyage, jouant au jeu des différences. Un pont suspendu joint les deux collines, en franchissant la Saône. Du côté du Rhône, un long viaduc métallique prolonge le boulevard périphérique jusqu'à la Croix-Rousse qu'il traverse par un tunnel.

"Tu vois", et Théodore désigne le canal qui, ici, occupe le milieu de la rue de la République et coupe, longitudinalement cette fois, cette partie de la presqu'île, "c’est une coquetterie...Nous n'avons pas résisté à remplacer la voie piétonne et ses lentes sinuosités par une voie d'eau, bordée de larges trottoirs. D'ailleurs, ça ne posait pas de problème de compatibilité."

Lazlo, remettant à plus tard de revenir sur la vue d'ensemble, explore, revient sur la Place des Terreaux, "Terre-eaux", dit Théodore : c'est un long triangle battu sur son grand côté par l'eau qui s'élargit ici en une sorte de lac, avant de s'amincir à nouveau pour rejoindre la Saône, entre les maisons. "Voilà, c'est ce qui manque au Palais Saint Pierre !", s'exclame-t-elle en observant dans l'eau le reflet dansant de la longue façade...

Ailleurs, les massives colonnades de l'église Saint Pothin se mirent dans un lac carré, substitué au parvis...A la Part-Dieu, de larges étendues liquides entourent les grands buildings, reliés par des passerelles, d'où de légers escaliers en spirale descendent à de petites îles, aménagées en jardins. "Rue du Lac", commente Théodore, accompagnant la promenade : "Tu sais, ici, tout ce quartier était jadis un marécage, asséché peu à peu par de grands travaux d'urbanisme. On en a gardé ce caractère géométrique, finalement peu esthétique, qui marque toujours les opérations volontaristes. On a seulement donné à l'eau plus d'autonomie. Un réseau de drainage collecte les eaux du sous-sol et les conduit dans les canaux. En aval et en amont de la ville, un système d'écluses permet de contrôler le niveau des eaux..."

"Mais", intervient Lazlo, s'arrachant avec peine à son examen, "pourquoi un tel souci de réalisme ? Tu ne cesses de parler de ’compatibilité’ avec la ville actuelle...Tu causes canalisations, circulation, autoroutes...A quoi bon ? Pourquoi ne pas en avoir profité ? Pourquoi ne pas avoir laissé la poésie rebâtir la ville ? Pourquoi - et elle s'échauffe peu à peu - pourquoi n'y-a-t-il pas encore plus d'eau ? plus de lacs? plus d'îles? plus de ponts ? Pourquoi la lumière ici, à la différence du tableau de Béatrice, est-elle encore une lumière de terre ? Pourquoi Lyon les Eaux est-elle encore ancrée ? A quoi bon donner plus d'autonomie aux eaux pour les garder captives ?"

Théodore sourit de l'exaltation de Lazlo. "Tu rêves Lazlo...Notre travail est pratique".

"Pratique ?", s'irrite-t-elle, "qu'est-ce que cela veut dire ? Vous faites de l'urbanisme-fiction ?"

"Nous avons des urbanistes avec nous, bien sûr ; ce n'est pas l'essentiel. Ecoute bien : si nous parvenons à une approximation suffisante de la réalité, alors, cet état de choses que tu vois, Lyon les Eaux, comme tu dis joliment, devient possible..."

Lazlo s'exclame: "Possible ? Tu ne veux pas dire que vous allez démolir la ville et la refaire ?...A moins que ton travail 'pratique' ne consiste à préparer la reconstruction après le tremblement de terre ou le bombardement ?"

"Attends, Lazlo, il faut que je t'explique."

Elle s'installe sur un tabouret de bar d'où elle domine la ville, allume une cigarette : "Je suis prête."

"Voilà", commence Théodore, "si un rêve ne tient pas compte de la réalité, il existera à côté d'elle, sans l'influencer. Ils constitueront deux ensembles disjoints. La réalité continue. Ce qu'il faut, c'est remplacer la réalité par le rêve, faire glisser cet ensemble vers l'autre. Regarde, on a d'abord une intersection, elle grandit, et, finalement, le rêve recouvre la réalité." Sur le paquet de cigarettes, il dessine deux ensembles séparés : "Voilà, deux ensembles disjoints. A gauche, le rêve ; à droite, la réalité. Bien sûr, celui de gauche est plus grand, car il y a plus de choses dans le rêve que la réalité n'en imaginera jamais. Phase un : aucun rapport entre les deux. Phase deux: je les rapproche, on a une intersection. Phase trois..."

"Oui, je vois", coupe Lazlo qu'incommode la leçon de mathématiques. "Mais, concrètement, comment tu fais ? A gauche, Lyon les Eaux, à droite Lyon en Terres. Comment la première se substituera-t-elle à la seconde ? Comment ta maquette remplacera-t-elle la ville ?"

"Précisément, c'est là qu'intervient la 'compatibilité' dont je parlais tout à l'heure...Mais il faut que je te dise : nous ne sommes pas des urbanistes, mais une loge maçonnique..."

Lazlo s'esclaffe : "ah ! vous planchez !". "Attends -reprend Théodore- nous ne sommes pas des guignols. La franc-maçonnerie mystique s'interroge sur la réalité du monde. Cette quête se poursuit, souterrainement, depuis les Templiers qui importèrent en Occident de très lointains et anciens questionnements ! Souvent pourchassée, perturbée, interrompue, car la réalité n'aime pas qu'on la remette en cause."

Lazlo écoute, à présent attentive : "Notre réalité n'est qu'un état possible du monde. D'autres mondes existent ou peuvent exister. Pour les réaliser, on doit modifier la structure de l'espace-temps. La physique fondamentale le rend possible, nous l'avons établi il y a quelques années, en travaillant avec d'autres loges : une relation mathématique très précise, quoique formidablement compliquée, relie la quantité d'énergie nécessaire et le degré d'approximation..."

"Attends, je suis perdue. Tu veux dire que plus la compatibilité est grande, moins il y a besoin d'énergie ?"

"C'est exactement cela. Avec une approximation de la réalité supérieure à 90%, les moyens énergétiques actuels permettent d'envisager de réaliser cet autre état de choses..."

"...de le projeter en quelque sorte ?", complète Lazlo.

"Oui. C'est pourquoi nous avons dû être aussi scrupuleux. Il fallait faire des économies : chaque degré de compatibilité supplémentaire nous rapprochait des moyens disponibles. Par exemple, pour faire de Lyon quelque chose qui ressemblerait à Venise, il faudrait mille fois plus d'énergie que n'en produisent en un an toutes les centrales électriques du monde. Tu comprends pourquoi il fallait tenir compte de tout, afin que le changement micro-local envisagé s'intègre sans problème au fonctionnement actuel de la ville. Si tu crois que c'est amusant d'étudier le réseau d'égouts dans une ville semi-aquatique...Heureusement, les spécialistes se sont chargés de leur domaine. Comme certains des affiliés occupent des positions très importantes dans la réalité, nous avons eu des moyens très importants. On a détourné un ordinateur géant du CEA pour faire les simulations, tester la compatibilité et, finalement, assister le travail de réalisation de la maquette...Et, Lazlo", conclut-il en changeant de ton, "je vais te dire un secret : nous avons réussi !"

Lazlo sursaute et scrute anxieusement le visage de Théodore: "Comment ? Vous avez réussi ? Tu dérailles ! La ville est toujours là..."

Théodore a son air habituel. Lazlo le secoue : "On dirait que tu ne te rends pas compte de l'énormité que tu as dite !"

Théodore souri t: "Non, on n'a pas encore remplacé Lyon en Terres par Lyon les Eaux, bien sûr. Ca se verrait ! Mais ça viendra, ça viendra...Accompagne-moi." Lazlo, perplexe, descend avec lui dans la cave de l'immeuble. Théodore ouvre une solide porte de chêne qui dissimule une plaque d'acier blindé. Lentement, s'arrêtant à plusieurs reprises pendant des durées qu'il vérifie à sa montre, il forme une combinaison : la plaque glisse, démasquant une ouverture. Ils pénètrent dans une salle voûtée, brillamment éclairée. "Il fait un peu froid", dit Théodore en tendant un manteau à Lazlo, à cause des ordinateurs". Ils occupent tout un côté. Théodore s'installe à un pupitre, vérifie longuement les circuits. Des voyants clignotent. Il pianote des instructions.

Lazlo regarde autour d'elle : une énorme machine, revêtue d'un étrange métal, occupe le centre du laboratoire. Toutes sortes de tuyaux et de câbles pénètrent dans le cube irisé. Un peu impressionnée, elle demande : "Et ça ? Qu'est-ce que c'est ?"

"Là-dedans, il y a des oscillateurs électriques, des transformateurs, des condensateurs, des circuits électroniques, des appareils qui produisent d'invraisemblables champs de force...C'est LA machine !"

Lazlo est déçue. Elle aimerait que LA machine soit une incroyable combinaison d'engrenages et de pignons, de bielles et de manivelles, mêlant le bois et le fer en de redoutables craquements...ou bien, trouver le chaudron des sorcières de Macbeth dont les fumées troubles se condenseraient en cet autre état de choses dont parle Théodore...

Celui-ci a terminé. La machine, dit-il, arrive déjà à matérialiser Lyon les Eaux. Seulement, la dépense d'énergie est si énorme que pour l'instant sa durée de vie n'excède pas quelques heures.

Lazlo questionne : "Mais l'énergie, justement, d'où vient-elle ?"

"L'électricité est prise à EDF par des travaux soigneusement exécutés que les contrôles ne repèrent pas. Je te l'ai dit, notre groupe a des ramifications puissantes, nous avons des complices partout, à tous les niveaux. Précisément, j'attends un signal du dispatching d'EDF pour commencer : la consommation est telle que, à défaut d'une organisation rigoureuse et minutée, tout le réseau sauterait à cause de la surtension."

"Tu vas faire une expérience ?", interroge Lazlo excitée. "Et que devient la ville pendant ce temps ? Je veux dire, Lyon en Terres, là où nous sommes..."

"Elle continue sans changement. Ce sont des possibles différents qui existent en même temps..."

Il reste un moment silencieux, puis s'approche de Lazlo et, hésitant un peu : "Il va y avoir une expérience. Nous savons que nous avons déjà réussi à faire exister Lyon les Eaux, mais nous ne l'avons pas vu directement. Aujourd'hui, c'est une première, je dois passer là-bas pour que quelqu'un de Lyon en Terres voie Lyon les Eaux...Veux-tu m'accompagner ?"

"Là-bas ? A Lyon les Eaux ?", demande Lazlo qui ne parvient pas à le croire.

Théodore, se méprenant sur son hésitation, explique que les calculs établissent que le passage est possible. Il peut cependant exister des risques...

"Ne pas rentrer peut-être ?", interroge Lazlo avec espoir.

Les explications ne l'intéressent pas. Elle n'écoute plus Théodore, pressée d'arriver à Lyon les Eaux. Un message apparaît sur l'écran. Théodore télexe une réponse. Ils prennent place sur des fauteuils, hérissés de fils et d’appareils inconnus. "On dirait une chaise électrique!", s'esclaffe Lazlo.

On entend un ronronnement. Lazlo, tout à coup inquiète de leur solitude, demande : "Et si quelque chose ne marche pas ?"

"Ne t'inquiète pas ! On est sous contrôle. Des techniciens, connectés à l'ordinateur, surveillent tout et peuvent intervenir directement à partir de leurs terminaux".

Le ronronnement enfle et se transforme en rugissement, semblable au bruit d'un avion au décollage, à l'instant où le pilote donne toute la puissance, tandis qu'il retient la machine avant le bond décisif. Le pouls de Lazlo s'accélère. Un léger brouillard voile ses yeux, puis se dissipe. Le bruit s'est tu. Lazlo, très pâle, se tourne vers Théodore : "Et alors ? Que se passe-t-il ?"

"Alors, nous y sommes."

Ils défont les boucles qui les attachent au fauteuil.

"Combien de temps avons-nous ?"

"Trois heures en principe, mais disons deux heures et demie pour garder une marge de sécurité."

"Et si nous n'étions pas de retour à temps ?...Puisque tu dis que cet état de choses existe, indépendamment de l'expérience, pourquoi ne pourrions-nous pas rester ?"

"Parce que nous n'appartenons pas à Lyon les Eaux. La machine provoque, pour un certain temps, une intersection entre deux champs de réalité différents. C'est ce qui nous permet de passer. Dans trois heures, les deux réalités seront à nouveau disjointes. Il n'y aura plus place pour nous, enfin pour ces "nous" que nous sommes. Si nous restions, nous serions probablement désintégrés de manière très désagréable."

Théodore déverrouille la porte blindée. Lazlo lui a pris la main, se sentant très proche de lui dans cette curieuse aventure. Ils remontent. L'entrée de l'immeuble n'a pas changé. "Qu’est-ce-que tu fais ?" Théodore regarde les boites aux lettres: "Tu vois, je n'y suis pas..."

Dehors, ils sont surpris par le soleil, presque trop chaud en sortant de la cave glacée. "Tiens", s'étonne Lazlo, "il ne fait pas nuit, ici? Tu avais dit qu'on arrivait au même instant !"

"En principe, le passage est instantané", confirme Théodore. "Mais il y a une marge d'erreur d'une dizaine d'heures. Je ne crois pas que cela ait trop d'importance."

Les chats, paresseusement étirés, les regardent passer. Les mêmes chats ?, se demande Lazlo avec trouble. Elle se tourne vers Théodore: "Et tu dis qu'à cet instant, Lyon, le Lyon qu'on connaît, est toujours là? Au même endroit ? Avec les mêmes gens ?"

"Oui ! - affirme-t-il - l'intersection n'a pas d'effet. Souviens-toi des deux cercles que j'ai dessinés tout à l'heure : l'intersection est une partie commune dont les éléments appartiennent aux deux cercles à la fois, comme nous à présent, mais les deux cercles existent séparément".

"Alors, ce sont les mêmes chats ?"

"En un sens, oui...Regarde celui-là !" Et Théodore montre un vieux matou borgne, dont le masque bigarré, noir et fauve, présente des stries singulières. "Tu ne te le rappelles pas ? On l'a vu tout à l'heure !" Lazlo reconnaît ce masque.

Ils empruntent à présent le couloir qui conduit au Boulevard. "Alors, nous aussi on est ici ?", demande-t-elle, interloquée.

"Normalement oui : le changement de réalité est une action locale, sans effet sur le reste du monde. Rien de ce qui n'est pas Lyon, n'est modifié. Donc, les hasards et les causes qui t'ont fait arriver à Lyon n'ont pas changé. Donc tu es à Lyon, ici...Et ", ajoute-t-il après un silence pendant lequel Lazlo tente d'assimiler l'idée de son ubiquité, "il vaudrait mieux que tu ne te rencontres pas ! Tu connais le paradoxe temporel, l'homme qui se rencontre lui-même à un autre moment du temps...il a inspiré la science fiction. Mais, pour toi, ce serait un choc bien plus terrible : imagine, tu te rencontres au même moment du temps. Tu es la même et aussi, tu es dissemblable..."

"Et toi ?", interroge Lazlo.

"Moi ? Je ne sais pas. Peut-être n'ai-je pas de double à Lyon les Eaux. Effet idiosyncrasique : mon histoire et celle de ma famille sont tellement liées à Lyon en Terres et à ses circonstances, qu'elles seront probablement affectées par les modifications locales. Peut-être serai-je à Paris ou à l'étranger ? Peut-être n'existerai-je pas dans cette réalité là ?"

Pendant qu'ils bavardent, Lazlo observe intensément autour d'elle. Tout est pareil. Passant devant un marchand de journaux, elle lance un coup d'œil aux titres nationaux : ce sont ceux qu'elle a vus dans la journée. S'il ne faisait pas jour ici, alors que la nuit est déjà tombée là-bas, elle se croirait victime d'une mystification. Elle ne connaît pas suffisamment le quartier pour remarquer des différences de détail.

Théodore montre quelque chose sur leur gauche, indiquant un ensemble de tours et de parallélépipèdes : "regarde ce groupe d'immeubles, il n'existe pas là-bas".

"Je ne sais pas", dit Lazlo, évasive.

"Attends". Ils arrivent au bout du Boulevard, côté Saône. Lazlo pousse un cri : devant eux, un pont suspendu traverse la vallée, joignant les deux collines.

"C'est le pont de Dehaitre qui n'a été qu'un projet là-bas mais, ici, a été construit au milieu du dix-neuvième siècle. Et, dans les années 1930, il a été prolongé par un tunnel qui débouche dans 'notre' tunnel sous Fourvière..."

Le pont, partant du cours des Chartreux, s'éloigne de la colline, à laquelle l'appuient six arches de pierre, de plus en plus hautes. La dernière, fortement maçonnée, porte les piliers auxquels sont attachés les câbles qui tiennent le tablier de deux cents mètres de long, à environ quatre-vingt mètres de hauteur. Théodore sort un appareil photographique. Lazlo, très agitée, le tire par la main et l'entraîne en courant vers le pont.

Ils s'arrêtent au milieu, plongés dans une extase fébrile. Le point de vue est ahurissant. Théodore a monté le téléobjectif sur son appareil : dans le lointain un peu brumeux, on voit les buildings de la Part-Dieu, posés sur la surface argentée des lacs. Si les maisons cachent les canaux longitudinaux, les trouées transversales étincellent au-delà du Rhône. Des îles, couvertes de bâtiments, emplissent le cours du Fleuve. Et surtout, non loin d'eux, ils voient le premier bras du Rhône sortir de la Place des Terreaux, dont la surface est animée de vaguelettes. A leurs pieds, des maisons s'entassent dans le lit de la Saône, liées au rivage par de petits ponts en dos d'âne. Des vedettes circulent en tous sens et s'enfoncent dans le quartier Saint Paul, là où le vieux Lyon devient une île...Et autour d'eux, le paysage familier des toits, la colline de Fourvière, un peu différente toutefois, car les bois et les parcs ont souvent été remplacés par des immeubles. A leur grand regret, l'avancée de la Croix-Rousse cache les autres confluents.

Lazlo et Théodore se regardent. Leurs yeux brillent. Théodore prend Lazlo par la taille. "Viens, il faut trouver un taxi." Ils dévalent les escaliers jusqu'au quai et sautent dans un taxi-vedette auquel ils demandent de faire le tour des canaux.

"As-tu de l'argent ?", demande Lazlo.

"Bien sûr ! Tu oublies que c'est le même argent."

"Ah oui !", fait-elle, ne parvenant pas à penser qu'elle est à Lyon, dans cette vedette qui suscite inévitablement une illusion vénitienne, vite démentie par l'accent du pilote.

Assis sur la banquette arrière, ils se sont frôlés d'abord. Puis, lorsque l'embarcation s'est engagée, à ras de Fourvière, dans le canal du Bœuf qui caresse les vieux hôtels Renaissance, une pression irrépressible les a poussés l'un vers l'autre. Lazlo sourit à Théodore, radieuse. Son cœur tremble, ses jambes frémissent contre les siennes. Fugitivement, la pensée de la Place Noire la visite. Surprise, elle constate sa disparition : il n'y a plus de Place Noire.

Délivrée, Lazlo se jette dans les bras de Théodore. Ils échangent un long baiser incrédule et apeuré. Leurs lèvres se prennent, leur bouche se donne. Ils se séparent, en riant de désir, se reprennent. Ils ont tiré les rideaux sur leur fragile intimité. L'eau clapote le long du bateau qui parcourt Lyon. Ils se roulent l'un sur l'autre, n'en pouvant plus de se trouver enfin, dans ces longues caresses, exaspérées par la gêne que leur cause l'étroitesse de la cabine...

De temps à autre, le pilote, indifférent, a lancé un mot: "Saint Georges"..."le Grand Confluent"..."le Canal Extérieur"..."la Part-Dieu du Lac"..."le Rhône"...

Il n'a pas demandé d'indication. On lui a dit "le tour des canaux", l'itinéraire est standard.

Lazlo et Théodore s'enlacent avec une joie étonnée. Le cache-cache a pris fin ! Ils sont réunis ! Leur sang pulse à grands coups précipités, tam-tam ivre d'une nuit de transes...Soudain, le bateau s'immobilise. Ils ne bougent pas, cherchant à prolonger l'instant. A l'avant, le pilote tousse avec force pour attirer leur attention. Lorsqu'il se met à klaxonner, ils s'arrachent l'un à l'autre.

"Qu'y a-t-il ?", demande Théodore, les yeux encore aveuglés d'avoir regardé Lazlo si longtemps à moins de dix centimètres.

"C'est fini ! Nous sommes arrivés", grince le pilote, avec son accent traînant de stéphanois reconverti.

"Quoi ?", s'écrie Théodore qui s'étonne d'être déjà revenu au point de départ.

Le batelier pousse un grognement, à la fois complice et désapprobateur. Essayant de reprendre ses esprits, Théodore allume une cigarette et en tend une à Lazlo. Il regarde sa montre, sursaute : ils ont à peine le temps de retourner à la machine ! Ils paient et s'enfuient en courant, forçant leurs jambes molles à les porter, obligés de se déprendre pour aller plus vite. Les passants se retournent sur leur air égaré et leurs habits en désordre. Tout en courant, Lazlo s'efforce de rattacher une bretelle récalcitrante.

Ils arrivent enfin, faisant fuir les chats que leur précipitation effraie. Juste cinq minutes avant l'heure H du retour de Lyon en Terres. Ils s'installent dans les sièges et attendent impatiemment de rentrer pour s'enfuir et s'enfouir dans leur soudaine passion.

Les voyants rouges s'éclairent. Sans que Lazlo ait rien senti, elle les voit s'éteindre.

"Ca y est !", dit Théodore qu'un élan emporte vers elle. "Nous sommes revenus."

Il s'immobilise.

Il s'inquiète : "Lazlo, qu'est-ce que tu as ?"

Lazlo le regarde sans sourire. Un pli dur ferme ses lèvres, mordues de baisers, encore gonflées d'amour. Ses yeux fixent Théodore sans le voir, aveuglés par l'obscurité de l'éternelle Place Noire. Lazlo se traîne sur le pavé humide, cherche de ses doigts un trou entre deux pierres pour assurer sa prise et échapper à la glissade menaçante. Elle essaie de bloquer les pieds contre d'éventuelles protubérances, avance lentement la jambe droite en quête d'un nouvel appui. Nouant les muscles de ses bras fragiles et de ses mains, elle s'agrippe au rocher pendant que la jambe gauche progresse à son tour. Parfois, elle reste longtemps accrochée, sans bouger, tâtant le sol avec les pieds, puis reprend sa progression. Lazlo rampe sur le pavé. Depuis toujours, elle rampe, en direction de l'assombrissement de l'horizon, guidée par ce faible point lumineux qui vacille. Le froid la saisit, et la peur. Pourtant, il faut arriver au bout, pousser la porte opaque, s'effondrer dans l'escalier. Lazlo sait qu'elle ne pourra jamais gravir les vingt sept marches...Jamais...Tenter néanmoins de les atteindre, pour crever enfin comme un vieux chien. Alors, peut-être, la lumière s'éteindra-t-elle...

Théodore, glacé, la contemple. Il la prend dans ses bras et la porte jusqu'à l'automobile qui les reconduit à Saint-Clair. Tristement, il enlève à Lazlo ses habits, évitant soigneusement de regarder ce corps, à présent insensible. Il la couche, inquiet, et prend place à son chevet.

Lazlo rampe sans pouvoir se redresser, sans savoir si elle avance dans la bonne direction. Peut-être tourne-t-elle en rond ? Toute la nuit, Lazlo essaie de rejoindre son destin.

Théodore a dû partir. Il faut rendre compte de l'expérience...Quelle expérience ? Il a oublié ce qu'il devait faire. Il n'a rien vu, que Lazlo...Il rejoint le Comité qui l'attend, dans un château des Monts d'Or. Incapable de se détacher des yeux vides de Lazlo, il fait un rapport sans enthousiasme : "Tout s'est passé comme prévu. J'ai pris quelques photos, avant qu'un accident stupide ne fasse tomber l'appareil à l'eau. Je n'avais pas le temps d'en acheter un autre."

"Et la jeune femme ?", demande quelqu'un. Théodore explique qu'elle a subi un choc. "Elle est dans un état cataleptique". On s'inquiète. Si, au matin, ça ne va pas mieux, on lui fera subir des examens.

Théodore prend congé et rentre à vive allure à Saint-Clair.

Lazlo est toujours là, les yeux grands ouverts. Lazlo se traine par terre, sans que jamais la distance ne diminue. Le froid devient plus vif. Quelque part, ce doit être l'aube...

Elle s'endort jusqu'au soir, trouve sur son oreiller un mot de Théodore. Théodore ! Elle pense à lui avec une gêne croissante, au fur et à mesure que reviennent les souvenirs. Elle n'aime pas Théodore. Elle ne peut l'aimer. Lazlo ne comprend plus ce qui s’est passé dans le taxi. "Et en plus, on n'a rien vu !", se dit-elle avec une dérision calme. Elle se lève, s'habille, les souvenirs affluent...Lyon les eaux... le pont suspendu...les baisers de Théodore...son double là-bas...si elle s'était rencontrée ? Elle interroge les murs, leur demande comment ils font pour être les mêmes dans l'autre ville...Elle vague longtemps, mettant peu à peu de l'ordre dans sa tête.

Un peu rassérénée, elle sort, monte dans l'automobile sans pouvoir s'empêcher de chercher le pont suspendu. Elle sillonne la ville, évitant seulement la Guillotière, à cause des contrôles de police. Au retour, elle gare son véhicule au bord du Fleuve, qu'elle salue avec une amitié complice. "Le même Fleuve...?", murmure-telle.

Elle rentre. Un message codé l'attend, qu'elle déchiffre laborieusement avec la grille indiquée. Ce sont des rendez-vous. Lazlo se rappelle qu'elle a beaucoup de choses à faire. E1le va à la table et commence à écrire. A l’aube, elle se jette sur son lit.

La sonnette l’éveille, brutale vibration dont on ne peut se détacher. Lazlo allume rapidement une cigarette, court à la porte pour que cesse le bruit irritant. Le judas lui montre Théodore. Pourvu qu'il n'ait pas apporté de fleurs !, pense-t-elle avec un sourire sans ironie. Elle ouvre et s'enfuit dans son lit. Théodore la rejoint, les mains vides.

"J'étais inquiet", dit-il tristement.

Et un incompréhensible trouble les sépare.

Théodore repart...

Lazlo s'oblige à remuer : "Aujourd'hui, il ne faut pas que je rate mes rendez-vous..." Elle a encore un moment. "Je ne vais pas traîner comme un cochon malade", pense-t-elle avec détermination. Elle monte chez les frères Schmidt. Par chance, ils sont là, remarquent, sans poser de question, son air défait et ses yeux embrumés. Pour la distraire de pensées qu'ils devinent mornes, ils lui racontent les dernières nouvelles de la Guillotière.

6. Lazlo et Théodore

"Regarde", dit Willy à Lazlo, en lui montrant la carte, "les dernières explosions ont eu lieu exactement sur la ligne tracée par les précédentes, enfin, au moins sur les côtés Nord et Est. Ailleurs, ce n'est pas encore très clair".

"Si ça continue -remarque Lazlo, déjà intéressée- ce périmètre-là, sur la carte, deviendra une coupure sur le territoire, une espèce de glacis, entourant la Guillotière. Qu'est-ce que cela veut dire ?"

"Oui ! Là où le trait traverse un immeuble, on sait maintenant que les mystérieux dynamiteurs feront de même, découperont les appartements. Ce ne sont pas les immeubles qu'ils cherchent à démolir. Ils veulent autre chose. Mais quoi ?"

Archie explique que les effectifs de police atteignent des chiffres énormes. Des renforts sont arrivés. Tous les pays ont envoyé leurs meilleurs spécialistes de la lutte anti-terroriste. Des hélicoptères patrouillent en permanence au ras des toits. Chaque mètre d'égout est surveillé. Des postes de garde veillent dans chaque cave. Et malgré cela, les attentats continuent au même rythme. Les gens déménagent en hâte, quittant massivement le quartier. Les immeubles abandonnés sont immédiatement bouclés et les clochards ont vite appris que c'était zone de guerre, où il vaut mieux ne pas s'installer. L'un d'eux a été tué, alors qu'il fuyait, pris de panique devant les automitrailleuses qui convergeaient vers la maison où il comptait passer la nuit, les paras commandos sautant sur le toit, dans le nuage des bombes lacrymogènes.

La police, ajoute Willy, toujours bien renseigné, a eu, elle aussi, l'idée de joindre les explosions par un trait et de surveiller les immeubles qu'il désigne. La tâche est plus difficile qu'il ne paraît car chaque immeuble est encastré dans d'autres et le trait fatidique ne respecte pas la disposition des pâtés de maison...A l'Etat-major de crise, qui siège en permanence au Ministère de l'Intérieur, certains ont proposé de raser les maisons qui entourent et dissimulent la ligne du front, pour en rendre plus facile la surveillance.

"Il faudrait que j'aille voir Nastasie'', pense Lazlo. Elle n'aura pas le temps, dévorée par les multiples réunions qu'allongent encore les précautions rituelles. Souvent, le rendez-vous est annulé parce que quelqu'un a cru noter des individus suspects. Les heures crépusculaires, surtout, sont propices aux fantasmes, lorsque, en masse, les chiens sortent promener leur maître au bout d'une laisse : tour du pâté de maisons et pipi sur chaque arbre. Le promeneur peut être là pour épier, et la démarche vagabonde de l'animal, servir de prétexte à l'homme.

Lazlo s'engage à fond dans la conspiration. En fait, les Horloges la happent, coquillage abandonné sur le sable, entraîné par la vague. Lazlo est devenue l'un des pions qu'Henri déplace méticuleusement sur son tableau de planning. Elle jouit du bonheur de n'avoir plus rien à décider : on lui transmet ses tâches, leur heure et leur lieu, toujours compliqués. Lazlo apprend à se lever sans réfléchir, aux plus petites aurores, à avaler un café rapide et trop chaud, debout devant son réchaud : pendant que tout le monde dort encore, on distribue secrètement les tracts dans les boites aux lettres. L'opération se fait par groupe de quatre : deux pour diffuser, deux pour surveiller, l'un, dehors devant la porte, l'autre, dedans, l'oreille collée à l'ascenseur. Ensuite, ils repartent et s’assurent, au prix de minutieux détours, qu'ils ne sont pas suivis.

Derrière la perfection de l'organigramme, la faiblesse des effectifs produit de curieuses surprises. "Chacun doit devenir un spécialiste", proclame toujours Henri qui, aux organisations générales abordant toutes les dimensions de l'action, préfère des groupes spéciaux, "portant à la perfection l'exécution d'une tâche particulière." Lazlo, outre le groupe de diffusion, a été affectée à un noyau d'études théoriques et à un groupe "de méthodes" qui apprend les techniques de l'action clandestine. Elle constate que ce sont presque partout les mêmes personnes, chacune ayant - spécialisation oblige ! - un surnom spécifique. Ainsi Lazlo s'appelle "Lolaz" dans la conspiration, "Loulou" lorsqu'elle diffuse, "Lili" dans le groupe d'études, et "Olal" aux méthodes. Par souci de simplification, dit-elle, elle a demandé ces pseudonymes qui, à vrai dire, ont un peu choqué ses compagnons. De son côté, Théodore, en plus du nom d'Arnulphe, est désigné par "Ernest" dans l'un des groupes où ils sont ensemble, et par "Victor" dans l'autre. Lazlo apprend un jour qu'il signe "Christophe K." les articles qu'il donne à la revue.

Lazlo travaille honnêtement, rentrant à Saint-Clair à des heures tardives, parfois au petit jour, lorsque le rossignol de la colline, s'éveillant tout juste, commence à chanter. Elle a du mal à démêler l'embrouillamini des surnoms et des contacts, et s'amuse parfois de l'organigramme d'Henri et de la rigoureuse perfection dont il donne l'image : un nom par fonction, une fonction par groupe ! Hélas, la réalité ne correspond pas à la carte : tout le monde fait tout et sait tout, ce qu'Henri justifie en prétendant que "la séparation des fonctions enlève tout inconvénient à la confusion des personnes..."

En principe, l'organisation a deux pôles, secrets et symétriques, avec lesquels les contacts exigent les plus grandes précautions : le Comité et l'Imprimerie, la tête et les bras ; toute opération qui les met en relation devient d'une difficulté inouïe, nécessitant des agents de liaison spéciaux et différents, car ceux du Comité ne doivent avoir aucun rapport avec l'Imprimerie, et réciproquement. La confection d'un tract affole tous les rouages de la machine qui, gigantesque dans son principe, est dérisoire dans son fonctionnement : d'abord, le Comité décide le sujet et l'orientation du tract et, par son agent spécial, charge quelqu'un de le rédiger. Déjà deux contacts : courrier clandestin- longues promenades- contre filatures...Le projet, une fois écrit, doit retourner au Comité, par les mêmes moyens détournés, pour être vérifié. Ensuite, le texte est envoyé à la frappe, d'où l'agent spécial de l'Imprimerie le porte à ce lieu central. Quand les papiers sont tirés, le commissionnaire les dépose dans des lieux convenus à l'avance, où les groupes de diffusion les trouveront : dessous d'escaliers, caves, tuyaux déposés en tas sur un chantier, poubelles...

Lazlo, un peu perdue et très surmenée, s'absorbe dans ce monde clos, volontairement isolé du monde réel. A peine, de temps à autres, parvient- elle à s'échapper un instant pour faire une brève promenade au bord du Fleuve. Rythmée par les explosions régulières de la Guillotière, la machine conspirative brinquebale, supportant difficilement le surrégime.

Lazlo aperçoit souvent Théodore qui s'emploie, à travers les codes de l'action commune, à rester proche d'elle. Entre eux, il n'a plus été question de la folle promenade. Lazlo recherche la présence de Théodore, faisant confiance à l'envahissement du travail pour les maintenir à une distance qui aura l'air fortuite. Des souvenirs lui reviennent parfois, au cours des réunions auxquelles elle participe avec une distraction cachée : elle revoit le pont suspendu...les bras du Rhône jetés sur la ville, comme un instant plus tard, les bras de Théodore sur elle...Et puis, un trou, un éclair noir...Lazlo s'oblige alors à penser à autre chose, ou atterrit violemment dans la discussion.

L'idée de cette conspiration l'attire, mais les détails de la longue, et probablement vaine, préparation l'ennuient et la dégoûteraient sans doute si elle n'était prise dans ce dense réseau d'obligations, refermé sur lui-même. Elle se laisse aller à l'activisme forcené, s'avançant, indifférente et sans crainte, dans le labyrinthe.

Il arrive que certains rendez-vous rencontrent d'anciennes promenades. Lazlo affectionne ceux qui ont lieu au cimetière de Loyasse ou à sa forteresse. On longe d'abord l'enceinte du cimetière : des fentes verticales, s'élargissant en triangle dans l'épaisseur du mur, le percent à hauteur de vue. Chaque ouverture, par l'orientation de ses côtés et la grandeur de l'angle qu'ils forment, délimite un champ de vision qui lui est propre. Leur succession à intervalles réguliers offre à la promeneuse de changeant cadrages en plongée des paysages que composent, en contre-bas, les tombes, les arbres, les allées, dont les variations se détachent sur l'arrière plan du ciel, à l'horizon que rapproche la coupure verticale de l'extrémité du plateau. Ensuite, se dressent les murs en pierre dorée.

L'entrée du Fort est en retrait des remparts qui la défendent, parcourus à leur base par deux galeries de revers qui, se faisant face, entrecroisent leurs feux pour commander l'esplanade. La porte est grillée de larges barreaux que redoublent des ventaux en bois épais. Après avoir évité les détritus qui s'entassent devant l'entrée, décharge sauvage dans laquelle fouillent parfois des chiffonniers désœuvrés, on s'approche négligemment du mur et on s'adosse aux meurtrières. Faisant semblant de regarder les petits oiseaux, on allume une cigarette, lentement fumée, tandis que, à l'intérieur de la Forteresse, un messager, tapi dans la galerie, récite son texte. On ne voit pas le visage du locuteur mystérieux. Rarement, on en reconnaît la voix, déformée par le chuchotement et la résonance des pierres.

Ce jour-là, Lazlo est venue lentement, prenant prétexte des saintes précautions pour faire de grands détours. Il fait beau. Elle respire le calme de ce lieu écarté. Détendue, elle s'appuie contre le mur et regarde le bosquet touffu qui pousse là-haut, au sommet du rempart. Elle échange les mots de reconnaissance, et identifie Théodore. Après qu'il ait transmis son message, elle fait quelques pas en avant, et se retourne pour qu'il la voie par la meurtrière. L'allégresse de cet après-midi buissonnier fait tournoyer les volants de sa jupe. Elle s'approche de la muraille et chuchote : "Théodore, c'est moi, Lazlo."

"Arnulphe", répond-il, distant.

"Je veux te voir. On ne se voit plus jamais ! Tu me manques".

De l'autre côté, un silence. Théodore cherche à comprendre. Il a cru que Lazlo l'évitait délibérément, qu'elle lui en voulait de ce vertige auquel elle a cédé dans le taxi-vedette. Comme elle, il s'est abandonné à la rigueur conspirative, cherchant seulement à la voir le plus souvent possible.

"Qu'est-ce que tu veux ?", répond-il enfin.

Lazlo ressent une impression désagréable, à parler ainsi à la muraille : "Te voir ! Je veux te voir !...Pas parler ainsi, comme si j'étais venue visiter un prisonnier...Je veux que tu me parles de Lyon les Eaux..." Elle devine que, malgré l'inflation de rendez-vous et d'activités, Théodore continue à s'occuper de Lyon les Eaux, c'est obligé.

"Ecoute", dit Théodore," on ne peut pas parler comme ça". Lyon les Eaux, là où il a failli rencontrer Lazlo, où il l'a rencontrée...On ne peut l'évoquer de la sorte, sans se voir, avec cette muraille qui métaphorise leur actuelle séparation...

Il explique à Lazlo par où passer pour le rejoindre à l'intérieur de la Forteresse. Elle lui sourit, contente de le retrouver, et joyeuse qu'il viole pour elle les règles de sécurité. Lazlo contourne le bastion d'angle, fait quelques pas rue de l'Observance, enjambe sans difficulté le grillage dont a parlé Théodore. Des ouvertures béent sur les salles du rez-de-chaussée. Du seuil de la première, part une corniche qui saille sur le mur, au-dessus de la pente raide. Précautionneusement, car ses chaussures de ville à petits talons ne sont pas sûres, Lazlo pose les pieds. Se retenant avec les mains aux prises qu'offrent les pierres disjointes, elle franchit l'intervalle qui la sépare d'une porte ronde, ouverte sur le vide. Elle monte avec circonspection l'escalier, dont les marches, couvertes de terre glissent sous ses pas.

A gauche, sur le palier, un poste de tir pour canons, une énorme embrasure, commande la Croix-Rousse, la presqu'île et jusqu'à la Guillotière ; à droite, une enfilade de salles étend très loin la perspective des voûtes. Lazlo achève son escalade et gagne la terrasse livrée à la végétation. C'est un petit bois ; sur le sol, a poussé un gazon, tendre comme une moquette. Croisant les bras derrière la nuque, elle s'étend par terre, sur le dos, pour que le soleil la pénètre. Au bout d'un moment assez court, à peine le temps de fumer une cigarette, elle entend un bruit de pas. Elle songe à se relever, et renonce : elle est trop bien, ainsi vautrée dans l'herbe. Théodore s'assoit près d'elle, à califourchon sur la branche basse d'un arbre. Lazlo laisse le silence les rapprocher, avant de commencer à parler, regrettant qu'il la fuie ainsi, déplorant la perte de leur ancienne complicité...

Théodore regarde les jambes nues de Lazlo que sa jupe découvre très haut. Des pensées lui viennent...Il se lève d'un coup, et se met à marcher de long en large.

"Assieds-toi", dit Lazlo, "tu me donnes le vertige. Viens là, près de moi, et parle-moi de Lyon les Eaux."

"Je croyais que tu avais oublié."

Saisie par la tristesse de la voix, elle se redresse, pose ses mains sur les épaules du jeune homme et, le regardant dans les yeux : "Théodore, ne me demande pas de t'expliquer...Je voudrais t'aimer, mais je ne peux pas...J'ai besoin de toi, tu sais..." Elle se tait. Le silence et ses yeux parlent à sa place. Elle reprend : "J'aimerais retourner à Lyon les Eaux..."

Théodore est troublé par les mains de Lazlo.

Ses yeux ne peuvent quitter le décolleté du chemisier, largement ouvert par l'inclinaison du buste, tendu vers lui... Lyon les Eaux ! Retrouver Lazlo...! Lazlo ! Théodore en émoi se tait longtemps. Se ressaisissant peu à peu, il raconte qu'ils ont prolongé la durée de matérialisation de Lyon les Eaux et pour cela, multiplié les machines. La plus puissante sera ici, cachée dans des casemates murées depuis l'abandon du Fort par l'armée. Outre sa position dominante, le Fort présente un avantage décisif : il est juste au-dessus du tunnel du chemin de fer, ce qui facilitera considérablement le transport du matériel. En ce moment même, on aménage une gare secrète, on creuse des galeries pour la faire communiquer avec la salle de la Machine. Une autre installation, plus modeste, s'enfouira dans les profondeurs du Fort Saint-Irénée. De grands travaux, dissimulés sous des prétextes, sont en cours pour les approvisionner en électricité...Il en faut des quantités colossales, supérieures à la consommation de la ville et des banlieues. On va monter progressivement en puissance, et, lorsque la durée de la matérialisation atteindra vingt-quatre heures, elle deviendra irréversible.

"Mais que se passera-t-il alors ?", demande Lazlo. "D’un seul coup, les gens verront un autre Lyon, parcouru de canaux, de viaducs inconnus. Il y aura des remous terribles !"

"Non, pas du tout ! Les gens d'ici ne verront rien puis qu'ils seront restés à Lyon en Terres, cet état de choses que nous aurons renvoyé aux virtualités. Pour les habitants de Lyon les Eaux, la ville n'aura pas changé. Lyon les Eaux sera la seule réalité qui ait jamais existé..."

"Mais les peintures ? Les photos ? Les descriptions ?"

"Elles seront conformes, puisque personne n'aura vécu ailleurs."

Lazlo pense soudain à quelque chose, et se dresse, alarmée :

"Et toi, Théodore, si tu n'y étais plus ?"

"C'est possible", dit-il. Lazlo s'embrume, Théodore s'attriste : s'ils ne peuvent se rejoindre qu'à Lyon les Eaux, ce sera pour se perdre. Vingt-quatre heures leur seront accordées, une seule fois, pour leur dernière rencontre. Après, Lyon les Eaux remplacera Lyon en Terres et ils seront séparés, sans même garder le souvenir de leur amour...

"Ne pensons pas si loin...", se force-t-il à dire. "Il va y avoir un nouvel essai, bientôt. Je dois y retourner. Veux-tu venir avec moi ?", conclut-il d'un ton qu'il essaie de rendre dégagé, pendant que la bouche de Lazlo, la peau de Lazlo, les baisers de Lazlo qui lui brûlent le sang, font trembler sa voix.

"Oui, bien sûr !", répond-elle sans qu'il puisse deviner ses arrière-pensées.

Il l'emmène se promener dans les ruines de la Forteresse. Lazlo a envie de se mettre en vacances. Théodore refuse. Elle part seule, faisant virevolter sa jupe d'un léger déhanchement sautillant. Elle arrive au bord de la Saône, la descend longtemps au bord de l'eau, jusqu'à ce que, au-dessus de sa tête, s'enchevêtrent les ponts de la Mulatière, mêlant leurs lignes. Elle passe l'eau. Elle est presque au confluent, auquel on accède par un chemin qui traverse le chantier de dragage, confus système de chaînes de godets et de tapis roulants. Il n'y a personne. Elle atteint l'extrême pointe de la presqu'île, effilée au milieu du courant comme la proue d'un gigantesque bateau, tendue vers la large perspective des fleuves confondus. Quittant ses chaussures, elle entre dans l'eau, un pied dans la Saône, un pied dans le Rhône. Lazlo suit des yeux la rencontre des eaux, qui, aujourd'hui, se fondent très vite les unes dans les autres. Parfois, elle l'a vu, la violence du courant de l'un ou l'autre fleuve, les empêche de se mélanger. Jusqu'à loin en aval, ils juxtaposent leur couleur différente, sans parvenir à s'étreindre...

Lazlo se dit que cet endroit est aussi un autre endroit : à Lyon les Eaux, les fleuves sont déjà unis lorsqu'ils arrivent ici. Nulle eau ne viendrait de sa gauche, nulle magie n'imprégnerait ce lieu frontière. Elle se retourne. Embrassant du regard le boulevard liquide, tranquille aujourd'hui, elle rêve à son absence. Pourtant, pense-t-elle, ce seraient les mêmes eaux ! Elle-même, l'autre, l'elle de Lyon les Eaux, pourrait être ici à cet instant, en cet ici différent du même. Elle y est peut-être...celle qui est une autre Lazlo, délivrée de la Place Noire...Lazlo chasse l'image qui menace, et décide de rentrer. Le retour, sans qu'elle l'ait décidé, la ramène rue Vide Bourse.

Elle est bien dans la petite maison. Elle s'endort, épuisée par le surmenage que la conspiration a imposé à son organisme. Elle sommeille, paresse, lézarde, nue, dans le jardin clos, parfois dérangée par la sonnerie du téléphone, auquel elle ne répond pas. "Décidément, il faut que je le fasse couper", marmonne-t-elle, riant de cette redite. Elle traîne avec délices, renouant joyeusement avec sa vieille nonchalance.

Elle va se promener sur la voie de l'ancien chemin de fer de Chaponost. A présent, c'est un chemin de terre qui, entre ses talus, franchit subrepticement, une agglutination de longs immeubles verticaux sans caractère. Le miracle, c'est que les alentours de la voie sont peuplés d'arbres ; une véritable forêt s'élève de part et d’autre. Oh, elle ne va pas très loin, une dizaine, une vingtaine de mètres au plus. Seulement, lorsqu'on marche au milieu du chemin creux, les feuillages se referment comme une voûte, et tout le reste, dont on n'oublie pourtant pas l'existence, disparaît alors. Lazlo est charmée par cette forêt, factice et secrète. Elle marche lentement, car l'enchantement finit toujours trop vite, et on tombe dans un chaos de béton, parcouru de bitume rectiligne...

Une autre fois, elle descend à la Rivière. A l'entrée de la Mulatière, une ruelle étroite s'enfonce entre les maisons. Lazlo s'engage dans un souterrain qui dessert des caves. Un escalier tourne sur lui-même, et émerge du sol dans l'angle d'une petite place. Lazlo, émerveillée, s'étonne des maisons de bois qui l'entourent, et penchent vers elle leur balcon à claire-voie. On croirait un village de pêcheurs portugais. Le linge multicolore pend aux étendages, des enfants bruns jouent au ballon ; quelques hommes, assis sur les vérandas qu'ornent des fleurs grimpantes, fument gravement.

Théodore apparaît, sourit à Lazlo, et lui prend la main : "Finalement, on va mettre une machine ici, sous la colline." Il l'entraîne dans la ruelle qui, au pied de la falaise, se termine en un cul-de-sac, gardé par la tête de dragon d'une vieille pompe, blottie sous l'escalier qui, de là, s'élève à des jardins suspendus, bien au-dessus des toits. Les jeunes gens arrivent à un balcon qui surplombe la ruelle. Ils voient, en bas, la Rivière qui scintille. Derrière eux, une porte de fer que Théodore pousse sans effort : des sentiers que personne n'entretient escaladent un parc abandonné, parsemé de rocailles. Le château est sans doute caché dans les arbres car le mur d'enceinte, en haut, les arrête sans qu'ils aient rencontré la moindre construction. Ils sortent. Sans surprise, Lazlo reconnaît le chemin des Fontanières.

"Je te ramène ?", propose Théodore. "Ma voiture est là."

Il démarre.

"Tu connais ce bâtiment ?", demande Lazlo lorsqu’ils longent les murs du froid et sinistre couvent.

"Je n'y suis jamais entré. C'est une ancienne prison pour filles nobles. On y enfermait les amoureuses insoumises."

"Et maintenant, qu'est-ce que c'est ?"

"Je ne sais pas."

Quelque chose retient Lazlo de raconter son aventure et de parler du mystérieux  gardien. D'ailleurs, ils sont déjà loin, plongeant vers la ville, parmi les embouteillages. Lazlo court du Fleuve à la colline, avec l'impression de retrouver Saint Clair après une longue absence.  Elle appelle Théodore : "Viens voir !"

Au dernier étage de la maison d'en face, une fenêtre est ouverte sur une pièce basse, assez grande. De façon surprenante, la pièce n'est pas carrée, ni rectangulaire, oblique plutôt, comme dessinée en perspective. Les carreaux de couleur alternée qui recouvrent le sol, contribuent sans doute à produire cette illusion que les murs se resserrent, comme s'ils se rejoignaient quelque part, sous la colline. Sur le toit, un chat tente vainement d'attraper un pigeon. Dans la colline, courent deux gros chiens qui jouent à se fuir.

"Tu vois, c’est ma colline", sourit Lazlo, qui va chercher la bouteille de Bourbon. Ils se servent, et bavardent en buvant.

Théodore dit tout à coup : "Tout le monde s'est demandé où tu étais passée. Tu as raté les réunions. J'ai dit que tu étais malade et que, pour ne pas perdre ton temps, tu travaillais avec moi." Il sort une liasse de papiers : "Il faut que tu regardes ça. C'est un rapport sur l'organisation et le fonctionnement du groupe. Tu étais toute indiquée pour m'aider. Ton regard est encore neuf. Les autres sont usés par la routine."

Lazlo court à la boite aux lettres, remonte les messages. "Laisse tomber, tout est périmé !", prévient Théodore. "Jette plutôt un coup d'œil sur mon rapport. Je voudrais vraiment avoir ton avis." Lazlo étend les papiers sur la table, lit, annote, commente. Ensemble, ils analysent l'incroyable gaspillage des forces. Mis en confiance, ils délaissent peu à peu le ton officiel et, riant comme des collégiens, dissèquent le rigoureux organigramme, évoquant les bavures les plus comiques d'une clandestinité arbitraire. "Tu te rappelles ce rendez-vous donné à un arrêt de bus, un jour de grève ! J'étais seul sous l'abri. Tout les passants se tournaient vers moi pour me dire que ce n'était pas la peine. Je remerciais et je restais...!" Ils rient.." Et tu te rappelles cette autre fois où..." Hilare, Théodore raconte à Lazlo les petits secrets du Comité...

"Et Béatrice ?", demande-t-elle tout à coup,"...elle a beau m'avoir dit qu'elle s'est débarrassée d'elle, on croirait qu'elle s'est jetée dans la conspiration des Horloges comme elle serait entrée au couvent, pour s'oublier..."

Théodore remarque : "C'est parfois par là que ça commence, c'est toujours là que ça arrive..." Lazlo sent le sous- entendu. Elle s'avoue que tout ceci est bien pratique : pour la première fois, je ne me demande pas ce que je fais dans la vie, je n'ai pas à agir, je suis agie. Et, merveille, la lâcheté de ce renoncement est couverte par un noble idéal, et sanctifiée par la dureté de nos travaux...

Il est tard. Lazlo invite Théodore à dormir là, et arrange un lit dans la petite pièce, sur l'estrade d'où, au matin, il verra la colline. Elle l'embrasse tendrement en lui souhaitant bonne nuit.

La porte refermée, elle n'a pas envie de regagner sa chambre. Le Fleuve, ce soir, ne l'attire pas. Elle retourne à la fenêtre : de l'autre côté de la rue, la pièce est maintenant éclairée par la flamme, rare et tremblante, d'une bougie. Les carreaux luisent, et les murs latéraux convergent de plus en plus nettement, tandis que le fond de la pièce s'éloigne dans l'obscurité. L'image disparaît en un irrésistible fondu au noir.

Les pavés luisent faiblement. La Place Noire n'a pas changé. Seulement, cette fois, Lazlo n'essaiera pas de la traverser. C'est trop épuisant et tellement inutile...Jamais ses efforts tragiques n'approcheront l'éternelle petite lumière. En un sursaut de sa volonté, elle se contraint à tourner le dos pour ne plus la voir. Le geste est difficile, pour Lazlo, retenue par son propre regard comme une marionnette par ses fils. Les fils la tirent en arrière. Elle résiste. Ne pas se retourner sur cette lumière dont elle sent la présence dans son dos, picotement insistant, piqure d'aiguille qu'elle ferait cesser en tournant la tête. Lazlo se débat. Même, elle tente de s'éloigner du centre de la Place, pour atténuer le murmure de la source lumineuse...Orphée aveugle fuyant Eurydice...Au prix d'une douloureuse crispation des muscles, Lazlo fait un pas. Epuisée, elle s'arrête, incapable d'aller plus loin...Ne pas se retourner ! Faire un autre pas ! S'éloigner encore de quinze centimètres !...Elle ne peut. Orphée va rester aux enfers avec Eurydice captive. Devant Lazlo, le demi-cercle de la Place s'étend jusqu'aux limites de l'univers, formidable inertie à vaincre. Lazlo ne peut. Renonce. S'affale. Replie les jambes sous elle pour avoir moins froid...

Du silence, naît ce chœur de l'Orphée de Gluck, "l'Amour vaut mieux que la Liberté"...Lazlo ouvre à demi les yeux. Théodore s'affaire, lui donne une cigarette. "Je t'ai trouvée endormie par terre", explique-t-il, "alors je t'ai mise au lit."

Elle sourit pour le remercier. Ils déjeunent. Théodore, tendre et prévenant, sert le thé, offre à Lazlo des pains au chocolat qu'il est descendu acheter. Lazlo, encore dans les brumes du cauchemar, lance : "On est mignons comme des jeunes mariés ! "

Le visage de Théodore se ferme. Soudain pressé, il prétexte des obligations urgentes et s'enfuit. Lazlo, désolée, court à la fenêtre pour lui faire signe. Il sort dans la rue sans lever la tête, sans prendre le sourire qu'elle lui offre.

Et elle repart dans la frénétique routine des rendez-vous, réunions, diffusions, s'abrutissant de fatigue, s'engloutissant dans l'activité...

Avec une obstination méthodique, chaque nuit fait sauter une nouvelle maison à la Guillotière. Lazlo fait une croix sur le plan : parfois, elle dévie un peu de la ligne précédemment tracée, la plupart du temps, elle se met à l'endroit prévu. Si les dégâts ne sont pas encore considérables, l'effet moral l'est. Ce défi têtu qui refuse de se proclamer, bouleverse les idées : de nombreux groupes terroristes, parmi les plus connus, ont envoyé des communiqués pour se désolidariser de ces "destructions sans raison".

Paradoxalement, les habitants commencent à s'habituer. Ceux qui occupent des appartements au centre du quartier reviennent, puisqu'aucune explosion n'y a jamais été commise. Cela complique la tâche de la police qui a espéré un moment surveiller un quartier vide où l'on pourrait tirer à vue. Il n'y a toujours aucune victime, à part quelques policiers qui ont voulu jouer aux malins.

Comme les assurances ont indemnisé les biens et les immeubles détruits, les habitants se rassurent. Plus encore, ils semblent prendre goût à cette catastrophe tranquille, à ce jeu du chat et de la souris dont les explosionnaires sortent toujours vainqueurs. Pour une fois, Gnafron triomphe à tout coup du commissaire ! La police, démoralisée, en est réduite à se soupçonner elle-même, et consacre ses efforts à s'espionner. On murmure que DST, SDECE et brigades anti-terroristes se sont entretués, une nuit, sous l'œil goguenard des policiers en tenue. Les gendarmes auraient attendu la fin de la bataille pour intervenir, se contentant d'ailleurs d'emporter les morts et les blessés. Les services secrets étrangers sont évidemment suspectés, et des opérations de commando ont été exécutées en Lybie à titre de représailles. Certains excités ont même accusé la CIA, ce qui a conduit à renvoyer chez eux les conseillers américains qui, désorientés, faisaient pourtant le maximum !

Un jour, Henri finit par s'apercevoir qu'il se passe quelque chose dont Compagnon Horloger (1802-1850) n'a pas parlé. Alors, il met en action tous les rouages de l'organisation pour proclamer sa découverte, fouettant de ses reproches les conspirateurs exténués, coupables de n'avoir rien vu. Henri lance dans tous les groupes le mot d'ordre : étudier la question de la Guillotière, ce qu'elle veut dire, quel parti on peut en tirer pour la propagande et l'action. Les gens qui, pris par la routine, rechignent, sont sévèrement fustigés, accusés de "prétexter des tâches mesquines pour négliger les questions de fond !"

Ce jour-là, dans le groupe d'études "Seiko" auquel appartient Lazlo, la discussion patauge. Compagnon Horloger (1802-1850) a traité du temps, pas de l'espace. Or, c'est bien dans l'espace que s'inscrit le phénomène de la Guillotière. Du coup, on manque de citations et de références pour en parler.

Lazlo - faut-il le dire ? - rêvasse. Elle songe à Lyon les Eaux. Une idée la turlupine depuis son voyage : si elle allait voir Lazlo, la Lazlo de là-bas ? Il y a des chances de la trouver à Saint- Clair. Elle n’a pas peur de la rencontrer. Au contraire, elle est avide de savoir ce qu'elle est dans cette autre réalité, débarrassée de l'absurde hypothèque de la Place Noire...Elle a l'impression que Lazlo lui plaira...

"Qu'est-ce que tu en penses, Lili?", demande le secrétaire de séance.

Mais, de l'autre côté, quel effet fera-t-elle à Lazlo ? Peut-être celle-ci ne supportera pas un choc auquel elle ne s'attend pas ? Ou bien, Lazlo des Eaux repoussera Lazlo en Terres ? Non, elle ne supporterait pas de ne pas se plaire...

"Eh, Lili! Tu dors ?"

Elle sursaute, s'apercevant que c'est à elle que s'adresse la brutale interpellation. Jamais elle n'a pu s'habituer à ces pseudos absurdes. On la fixe, attendant ce qu'elle va dire. Sans réfléchir, elle énonce : "Les explosionnaires sonnent la cloche. L'horloge de la Guillotière marque les nuits qui passent...un colossal et solennel tic-tac..."

On s'étonne, hésitant entre la demande d'explication et le reproche.

"Ca y est", pense Lazlo," je vais encore me faire coincer !"

Théodore la sauve. Se levant d'un bond, il s'écrie: "Mais c'est génial ! L'explosion comme un tictac ! Ah ! Bravo ! Bravo, Lazlo !" Et, avec précipitation, il explique :

"Il faut s'approprier les explosions, revendiquer ces attentats dont personne n'assume la paternité. Deux raisons : premièrement, donner une image formidable de notre puissance. Les explosionnaires défient la police, sont supérieurement organisés. Nous récupérons cette image, et, du coup, devenons crédibles. Or, ce qui nous importe, c'est que les gens croient en nous, pour qu'ils acceptent de suivre le signal que nous donnerons. Et, deuxièmement, nous utilisons les explosions pour la publicité : lorsque la dernière maison sera tombée, il sera l'heure d'arrêter les horloges. La Guillotière est une mise en scène spatiale de la fin du temps ! Ah, bravo, Lazlo !"

Les autres, déroutés, interrogent, questionnent.

Lazlo saisit la balle et la renvoie à Théodore : "Les explosions n'ont pas lieu au hasard."

Elle montre le plan. Tout le monde s'exclame. Personne n'a eu cette idée. "Eh bien, lorsque tout ce périmètre sera terminé, rasé, démoli, nous proclamerons l'arrêt des horloges ! Ainsi les explosions feront passer notre propagande et notre action, de l'échelle artisanale où elles s'épuisent inefficacement, à une dimension industrielle et spectaculaire. Ainsi, nous aboutirons enfin. Nous-mêmes, pas les générations futures..."

En fin de compte, on les charge de préparer un rapport et de le soumettre au Comité. Restés seuls, Lazlo demande à Théodore :

"A part ça, de quoi s'agit-il vraiment ? On a trouvé à quoi ça pouvait nous servir, pas à quoi ça sert".

"Montre le plan..." Théodore l'étudie. "Non, je ne comprends pas..."

Le rapport leur fournit un prétexte pour s'isoler ensemble, à Saint-Clair. Pendant des heures, ils discutent, liant leur ancienne critique de la confusion du travail à l'audacieux projet. Assis côte à côte sur l'estrade d'où l'on voit la colline, ils boivent du thé et du bourbon, bavardant en toute confiance. Ensuite, Théodore écrit ce qu'ils ont dit. Lazlo relit, corrige.

Lorsqu'ils en ont assez et que leur tête épuisée réclame le repos, ils sortent se promener au bord du Rhône. Une fois, bravant les broussailles, ils s'enfoncent profondément dans les îles : dans une crique profonde, ils découvrent un petit remorqueur, tout noir, avec une grosse cheminée rouge à rayures jaunes, comme un remorqueur de dessin animé. "Des pirates...", plaisante-t-elle..."Va savoir", répond-il.

D'autres fois, par des passages au dessus du chemin de fer, ils s'introduisent dans les parcs qui descendent vers le Fleuve, s'asseyant sous les arbres, au-dessous des arcades de pierre qui soutiennent les terrasses des maisons bourgeoises dont les occupants ne descendent jamais...

En quelques jours, ils ont fini. Théodore tape à la machine le rapport définitif, tandis que Lazlo contemple, étonnée, sa présence, si vite devenue familière dans l'appartement livré à la solitude. Lazlo met de la musique, l'effleure parfois de ses seins, lorsqu'elle se penche sur lui pour regarder le texte que la machine à écrire objective, le séparant d'eux, le détachant à petits coups cliquetants de la chaude intimité complice.

"Ca va chauffer !", conclut Théodore, donnant un grand coup sur le clavier pour inscrire le point final qui fait un trou dans la feuille. "Viens, je t'invite au restaurant...Il faut en profiter avant que la bombe explose ! Tu vas voir...jamais Henri n'acceptera..."

Ils voient.

Théodore revient excédé de la réunion du Comité où il présentait le rapport. "C'est fou ! Ils savaient déjà où je voulais en venir...Ils n'ont rien écouté, attendant que j'aie fini pour se mettre à hurler. On s'est fait traiter d'aventuristes irresponsables...Henri, la main sur la pile des œuvres complètes de Compagnon Horloger (1802-1850), a parlé pendant deux heures pour dire que si nous revendiquions les explosions, la police nous tomberait dessus..."A quoi sert notre clandestinité -ai-je demandé- sinon à résister à de telles attaques ?". Henri répond que nous ne sommes pas assez forts : nous ne tiendrons pas le coup si la police met vraiment le paquet. Et puis, il n'y a pas que la police...Henri craint que les explosionnaires prennent très mal la chose : s'ils refusent d'en tirer profit, ce n'est pas pour nous laisser sortir les marrons du feu...En fait, Henri a encore plus peur d'eux que de la police. Une peur panique : la police est quand même liée par la légalité, hurlait-il. Eux, ils font ce qu'ils veulent ! Ils mettent des bombes partout...Il ne savait plus ce qu'il disait. Il nous a accusés de sabotage et de provocation...Bon, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?"

"Ce que tu veux", répond Lazlo..."N'est-ce pas demain que nous allons à Lyon les Eaux ?"

"Oui, demain..."

"Eh bien ! On verra en rentrant. Calme-toi, Théodore...Tu devrais aller te promener au bord du Fleuve, ça te fera du bien..."

Théodore sorti, Lazlo monte chez les Schmidt. Archie n'est pas là. Willy l'accueille avec gentillesse. Jusqu'alors, il a fait semblant d'ignorer leur commune affiliation à la conspiration des Horloges, comme si Clitandre et Lolaz n'avaient aucun rapport avec Willy et Lazlo. Jamais il n'a établi la moindre relation entre Lazlo et Lolaz, ni parlé en sa présence des affaires des Horloges. Ce jour-là, il sort de sa réserve :

"Ecoute, petite Lazlo, il ne faut pas te méprendre. Théodore doit être furieux de la réaction d'Henri. Et, en effet, elle est lâche, mesquine, bête, alors que votre plan est réellement génial. Henri est un pantin, mais il a raison, il a raison dans sa structure : la conspiration des Horloges est un tout petit navire, incapable d'affronter la haute mer. Théodore, toi aussi peut-être, a le goût des tempêtes, des vagues qui déferlent sur le pont, tandis que le bateau se couche, du vertige de la chute au fond du creux, et de l'hésitante remontée...C'est un romantique. Je ne lui reproche pas, seulement, dans ce cas, il sort de la structure, il parle à côté du critère qui détermine ici le vrai et le faux. Les Horloges sont une toute petite machine, tout juste capable de ronronner avec des hoquets, alors que Théodore veut qu'elle rugisse. Henri a tort mais il a raison...Réfléchis à cela avant de prendre position..."

Lazlo ne répond pas, comprenant ce que dit Willy dont elle admet le point de vue : elle est dans cette structure et ne veut pas s'investir dans la bataille pour changer cette machine qui, à tout prendre, endort son âme, l'anesthésie, lui procure - remarque-t-elle avec une lucidité cynique - un apaisement partiel. Elle détourne la conversation, revenant aux explosions de la Guillotière :

"Note bien Willy, que Théodore et moi avons noyé le poisson en lui donnant à boire "-une vieille expression de sa grand-mère qui lui revient- "Le problème était de comprendre l'affaire de la Guillotière, et nous avons répondu à côté, en faisant un plan pour en tirer parti".

Elle sort sa carte.

"Oui, je sais", élude Willibald, "j'ai fait pareil que toi. La police a fait pareil. Le problème est de savoir à quoi correspond ce tracé qui n'inclut aucun bâtiment significatif. Il passe au-dessous de la Préfecture, au-dessus des Facultés...On a cherché les liens qui existent entre ces maisons ou entre leurs habitants. On n'a rien trouvé. Rien du tout. Et ça continue à sauter, sans même qu'on devine par où passent les explosionnaires, dans ce quartier où tout est surveillé !"

"Mais qui peuvent-ils être ?",  demande Lazlo qui insiste :

"Enfin, Willy, toi et Archie, vous connaissez tout le monde, tous ceux qui conspirent, à un degré ou à un autre,  toutes les conspirations, même les plus secrètes, même les plus stupides...Je ne sais pas comment vous faites, mais vous savez tout : on ne peut pas célébrer une messe noire dans le salon le plus reculé de l'appartement le plus caché, sans que vous l'appreniez. A peine quelqu'un a-t-il l'idée de monter une propagande en faveur de la restauration de l’Empire Austro-hongrois, que vous êtes déjà au courant, avant même le premier tract...Alors, ne me dis pas que tu ne sais rien sur la Guillotière ?"

Willy affecte d'être flatté. Il ironise un moment sur l'importance que lui prête Lazlo et les pouvoirs qu'elle lui suppose. Il se moque gentiment d'elle : "Tu aimerais bien connaitre celui qui tient toutes les ficelles, alors tu inventes que c'est moi. Mais il n'y a peut-être pas de ficelles. Pourquoi des marionnettes et pas des automates ?". Il affirme qu'il n'a pas la moindre information, pas la moindre idée, pas le moindre soupçon.

Des gens ont été terriblement excités par ce terrorisme gratuit. Ils ont proposé leur aide et leur participation. Pas de réponse. Vexés, certains ont voulu imiter les explosionnaires pour montrer ce dont ils étaient capables : à leur première bombe, la police les a arrêtés. Les explosionnaires ont même su échapper au succès : ils n'ont rien dit, à leur habitude, laissant la mode se détruire d'elle-même. Leurs admirateurs, ne trouvant rien pour entretenir leur culte, se sont dégoûtés...

Archibald arrive. Il plaisante : "si c'était un racket ? Les sympathiques bandits font la preuve de leur puissance et de leur impunité, obligent à les prendre au sérieux, créent un suspense. A un moment qu'ils ont prévu, peut-être lorsque tout le tracé sera devenu un boulevard de ruines autour de la Guillotière, ils se décideront enfin à réclamer des choses extravagantes, sous la menace de détruire complètement la ville, ou Paris, ou Florence...Je ne sais pas quoi, des centaines de millions de dollars, ou des avions de chasse, ou la réhabilitation de Ravachol ?"

"Tu fais du roman !", lui lance Willy.

"Mais c'est du roman !", rétorque l'autre. Ils commencent à se disputer. Lazlo connaît leurs discussions, vite interminables. C'est la dispute qui leur plaît ; les arguments qu'ils échangent leur sont indifférents. Aujourd'hui, elle n'a pas envie d'assister au numéro.

Elle s'en va, assiste à une réunion. Personne ne lui parle de "l'affaire", en discussion au Comité. Elle sent cependant une ambiance inhabituelle. Une suspicion vague l'entoure. Elle rentre très tard et pense, encore une fois, à Lazlo, celle de Lyon les Eaux. Elle a de plus en plus envie de la rencontrer. Comment faire ? Peut-être se déguiser pour que l'autre, au moins, ne se reconnaisse pas ? Autrement, elle sera tellement choquée que le contact n'aura pas lieu...Elle s'imagine, ouvrant la porte, et se découvrant de l'autre côté...Non, ce n'est pas possible...Préoccupée par ses réflexions, Lazlo ne parvient pas à s'endormir.

Théodore lui, passe la nuit à s'agiter : il met la dernière main aux préparatifs, invente une excuse pour justifier aux yeux d'Henri leur absence commune, au moment où ils commencent à faire figure d'accusés. Demain, ils resteront six heures à Lyon les Eaux. Pour la première fois, la machine de Loyasse renforcera celle de la Croix Rousse. Tout est parfaitement au point. Tout...sauf Lazlo. Que va-t-il se passer cette fois ? Théodore n'est pas certain que Lyon les Eaux suffise à créer l'enchantement amoureux. Et puis, Lazlo est tellement imprévisible ! Lentement, l'angoisse monte en lui. Peut-être ne devrait-il pas emmener Lazlo ? Seulement, il y a cet espoir, cette probabilité d'amour...De plus, ses compagnons ne comprendraient pas : ils ont accepté d'inclure Lazlo dans l'expérience à titre de cobaye, pour examiner les effets du passage sur ceux qui appartiennent aux deux mondes. Théodore, lui, n'est pas significatif, puisqu'il n'a peut-être pas de double. Le malaise cataleptique de Lazlo, l'autre fois, a inquiété. Théodore doit emmener à nouveau la jeune femme pour déterminer si le choc était fortuit ou non. L'attente des baisers de Lazlo l'a fait accepter avec enthousiasme. A présent, il a peur. Il voudrait que l'expérience n'ait pas lieu. Il craint de ne pas la retrouver ou, pire encore, que, l'ayant retrouvée, il la perde au retour, de la même manière incompréhensible...

L'heure arrive, néanmoins.

Lazlo et Théodore rejoignent la cave de la Croix-Rousse. Deux hommes sont là, le visage masqué par une cagoule car Lazlo ne doit pas les voir. Théodore chuchote à son oreille que l'opération, aujourd'hui, est délicate : il faut coordonner les deux machines et contrôler les flux électriques mis en jeu. Il sera nécessaire de priver de courant toute une partie de la ville. Tout cela exige une attention minutieuse.

Les deux voyageurs s'assoient sur leur siège. A voix basse, Théodore explique à Lazlo que, ce coup-ci, il doit absolument rapporter des photographies, et exécuter certaines tâches qu'on lui a confiées. Il partira seul faire ce travail, et ils se retrouveront ensuite pour se promener, "disons, trois heures plus tard. " Lazlo acquiesce, elle en profitera pour aller rôder autour de Lazlo. Elle n'en parle pas à Théodore : il s'y opposerait, et finirait sûrement par la convaincre.

Le ronronnement, d'abord imperceptible, dévient un hurlement strident. Et c'est à nouveau le silence. Ils sortent. Autour d'eux, erre le fantôme de Lazlo et Théodore. Une gêne inconsciente les éloigne l'un de l'autre, attentifs à éviter tout frôlement ambigu. D'un commun accord, muettement exprimé par le choix de l'itinéraire, ils oublient le pont suspendu, et descendent à la Rivière par le jardin des Chartreux.

Lazlo demande à Théodore ce qu'il va faire pendant ces trois heures. "Je vais là-bas", répond-il évasivement en montrant la ville. "Rendez-vous devant l'Opéra."

Lazlo lui sourit: "Théodore, tu y seras ? C'est sûr ?"

"Naturellement ! Pourquoi me demandes-tu ça ?"

"Je ne sais pas...Tu me fuis...Tu m'évites...Je t’ennuie ?"

Théodore ne trouve rien à répondre, stupéfié par ce qu'il appelle en lui-même l'inconscience de Lazlo, ou peut-être, corrige-t-il, son innocence : on dirait qu'elle ne se rend pas compte de ce que cela signifie d'être ici, ensemble..."Bon, j'y vais, à tout à l'heure !", et, sans se retourner, il se dirige à grands pas vers les Terreaux.

Lazlo, d'abord troublée par ce départ, se laisse aller à l'excitation d'avoir trois heures devant elle. "Je vais faire des bêtises !", se dit-elle avec exultation.

Elle est décidée : elle ira voir Lazlo, celle d'ici, Lazlo des Eaux. Elle saute dans un taxi-vedette : "A Saint-Clair, s'il vous plaît." Commodément affalée sur le siège, elle allume une cigarette, s'installant, comme au cinéma, pour voir se dérouler le paysage. Une île partage en deux le cours de la Saône. De hauts immeubles baignent dans l'eau, ces immeubles qu'on voit partout à Lyon. En levant la tête, on se croirait dans une rue de Lyon en Terres. Mais, lorsqu'on la baisse, on voit la base des murs plonger dans la Rivière, se creusant parfois d'un porche pour recevoir des embarcations. Par endroits, les maisons s'écartent pour laisser la place à une passerelle. Mais la vedette s'approche déjà du premier confluent, celui des Terreaux. Devant, on aperçoit les remous produits par le choc, presque à angle droit, de la force du Rhône et de l'inertie de la Saône.

Un traînée plus sombre, un peu écumante, barre la rivière en oblique. Le pilote se déporte à droite, frôle les maisons pour arrondir le virage. La vedette tangue un peu, dépasse le confluent et fait un large demi-tour pour le franchir au plus près du courant. La trépidation du moteur augmente et ils pénètrent dans la presqu'île, approximativement entre la rue Constantine et la rue d'Algérie, remarque Lazlo.

Le chauffeur cherche lentement sa route entre les petits bateaux qui déchargent les marchandises. "C'est l'heure des livraisons !", grogne-t-il. Dans cette voie commerçante, les façades des maisons s'ouvrent en arcades, un peu au-dessus de l'eau. Une large galerie permet la circulation des piétons. A travers le va-et-vient des livreurs, montant et descendant précipitamment les quelques marches qui, du quai, conduisent à l'eau, Lazlo devine les vitrines illuminées des magasins. "Si j'ai le temps tout à l'heure", se dit-elle, "je viendrai lécher les vitrines..."

Enfin échappé à l'embouteillage, le taxi vedette arrive aux Terreaux. Lazlo admire : le fleuve, libéré des constructions, s'élargit en un bassin à peu près triangulaire, dont le grand côté, légèrement incurvé, est séparé de la place par une longue balustrade de pierre assortie à celle qui, là-haut, ferme la terrasse du Palais Saint-Pierre. Leur reflet, déformé par les vagues qui s'amortissent mollement, se superpose ou se redouble...Lazlo retrouve avec ravissement la fontaine aux chevaux de bronze : le socle circulaire s'exhausse de l'eau par des degrés du même marbre que la vasque. A quelques mètres, la bordure s'ouvre, s'avance en un perron d'où de grosses pierres plates posées dans l'eau, ici peu profonde, permettent de rejoindre l'île d'eau émergeant de l'eau. Lazlo félicite la fontaine de s'intégrer si bien à l'élément liquide. La blancheur de l'écume crachée par les chevaux contraste superbement avec la teinte sombre du Fleuve. Lazlo rêve aux hautes eaux, lorsque, la vasque immergée, les jets d'eau tombent directement dans le Fleuve dont alors les chevaux semblent sortir en jaillissant.

Mais la vedette a abandonné la place, vers laquelle Lazlo tourne vainement la tête. Elle s'est engagée le long de la façade latérale de l'Hôtel de Ville. Le Fleuve coule avec plus de force, entre les dernières maisons de la Croix-Rousse et le grand bâtiment. Ils laissent l'opéra sur leur droite. Déjà, le pilote négocie l'entrée dans le cours principal du Rhône, affrontant les turbulences. Ils remontent. Lazlo perd de vue les façades familières du quai lorsque le taxi se glisse entre deux îles. "Il faut que je visite tout cela", pense-t-elle en regardant passer les ponts au-dessus de sa tête. "On devrait voir Saint-Clair", mais le Fleuve n'est pas le même. Les îles, les bancs de sable, ont été consolidés et construits, barrant la vue et supprimant les repères. Comme ils sortent enfin de l'entrecroisement des réseaux de l'eau et de la pierre - tissu insolite, jeté sur la nue et majestueuse perspective -, Lazlo aperçoit Saint-Clair "comme un village de pêcheurs", dressant ses balcons devant la courbure du Fleuve.

Mais, en amont, le ciel est déchiré par la longue ligne oblique de la rampe en viaduc qui, au débouché du périphérique, franchit le Fleuve, et s'élève, au-dessus des toits, jusqu'au plateau de la Croix-Rousse. C'est stupéfiant ! Lazlo voudrait être là-haut, à cent mètres de hauteur, pour explorer le paysage ! Elle voudrait décrire en automobile ce cercle qui entoure la ville : après l'habituel Boulevard Périphérique, emprunter ce viaduc qui, sur plus d'un kilomètre, domine tout ce côté de Lyon, avant de s'enfoncer en tunnel sous le plateau dont il ressort pour se jeter dans le Boulevard de la Croix-Rousse, d'où il rejoint Fourvière par le pont suspendu de Dehaitre - ô le pont suspendu !

Une secousse arrache Lazlo à son voyage. Ils sont arrivés au débarcadère de Saint Clair. Lazlo paye, toujours surprise que l'argent qu'elle a emporté puisse servir ici. Elle entre dans la Grand Rue, étonnée de la trouver aussi strictement identique. Même l'odeur d’égout est au rendez-vous. Toutefois, en levant la tête, un bout de viaduc, au fond, rappelle Lyon les Eaux. Au moment d'entrer dans sa maison, dont la porte vert-foncé ouvre sur le même couloir marron, dallé de larges pierres claires, elle s'inquiète tardivement de n'avoir rien combiné à l'avance. Comment s'y prendre avec Lazlo ? Elle ne peut tout de même pas sonner chez elle et dire, comme si tout allait de soi : "Bonjour Lazlo ! C'est moi, Lazlo !" Elle se sent capable -elle se croit capable - de supporter la rencontre. Après tout, elle en a vu d'autres ! Mais Lazlo, qui ne s'attend à rien, comment réagira-telle ? "Qu'est-ce que je ferais, moi, s'il m'arrivait une chose pareille ?", se demande-t-elle. Elle ne sait pas. Elle ne parvient pas à imaginer sa réaction. "J'aurais dû emporter quelque chose pour me déguiser, au moins de grosses lunettes de soleil, cela lui aurait évité le choc", regrette-t-elle en s'approchant des boites aux lettres.

Et c'est le choc : pas de Lazlo.

Elle ne comprend pas : Théodore a pourtant affirmé qu'elle devait exister à Lyon les Eaux. Elle l'admet, puisque c'est par hasard qu'elle est arrivée ici, lors de sa fuite. Les circonstances qui l'ont conduite à Lyon ne sont pas lyonnaises et échappent donc aux effets de la transformation de la ville. Et cependant, elle ne se trouve pas ! Où diable suis-je passée ?

"Vous cherchez quelque chose ?", demande, d'un ton bougon, une très grosse femme, en robe de chambre sale, descendue vider sa poubelle.

"Oui ! Lazlo K. On m'a dit qu'elle habite là."

"Connais pas !", grommelle l'éléphantine matrone qui remonte l'escalier en soufflant fortement. Lazlo, sans bouger, attend que la porte du premier étage ait claqué. Elle a reconnu la locataire que le désœuvrement a poussé à s'emparer des fonctions de concierge, dont elle s'autorise pour jeter dans les boites aux lettres des mots ravageurs et sans orthographe ni ponctuation, relatifs aux poubelles, à la porte d'allée non fermée, aux bruits nocturnes et ainsi de suite. C'est bien elle, dont les aventures, réelles ou supposées, ont animé plus d'un repas joyeux. Willy déclare toujours qu'il fera une bande dessinée dont ce personnage caricatural sera l'anti-héroïne. On fabule sur son amant, un petit homme maigre, et on leur invente des péripéties grotesques...Pas de doute, c'est la mère Eléphantin qu'elle vient de voir ! Seulement, ce n'est pas la même puisqu'elle ne connaît pas Lazlo.

Abasourdie, elle contemple les boites aux lettres. Un nom finit par en surgir : Schmidt. Ouf ! Les frères Schmidt sont bien là ! Elle se décide : ils doivent connaître Lazlo. Où qu'elle soit à Lyon, elle ne peut pas ne pas conspirer, d'une manière ou d'une autre. Les Schmidt pourront donner son adresse. Lazlo monte lentement l'étrange escalier familier, réfléchissant à son absence. Dans l'enchaînement des causes et des hasards, elle cherche le maillon qui manque...Est-ce le Moulin Joli ? Elle a bien remarqué tout à l'heure qu'à sa place coule le Fleuve. Lazlo se force à poursuivre la réflexion : de ce fait, il se peut qu'elle n'ait pas rencontré Théodore...D'ailleurs, existe-t-il à Lyon les Eaux ?...Donc, elle n'a pas fait la connaissance des frères Schmidt au Moulin Joli...Tout s'est passé différemment. Ils ne lui ont pas proposé l'appartement du troisième étage, ou bien, ici, il n'était pas libre...Sa tête s'embrouille. Au troisième étage, elle regarde sa porte. Oui, c'est bien sa porte, aux gros panneaux rugueux. Il manque seulement, sur le sol, cette tâche blanche qu'a laissée le vinaigre, lorsque la bouteille qu'elle portait aux Schmidt lui a glissé des mains. A part ça, c'est pareil. Lazlo a l'idée d'essayer ses clés pour voir si elles ouvrent. Mais s'il y a quelqu'un...? Elle lit le nom écrit sur la plaque : Dumoulin. "Tant pis, je sonne !". Une femme, ni jeune ni vieille, ouvre. Lazlo demande si, par hasard, elle ne connaîtrait pas Lazlo K. On lui a dit qu'elle habitait cet immeuble...Par dessus l'épaule de la femme, elle entrevoit son couloir. Oui, cette horrible tapisserie qui représente des soldats de Napoléon, traités façon image d'Epinal...Elle n'a jamais eu le courage de la remplacer. Les actuels occupants non plus...à moins que ça leur plaise.

"Lazlo K. ? Encore une étrangère !", grogne-t-on à l'intérieur de l'appartement, "Non ! On connaît pas !". Et la porte se referme sèchement.

Encore un étage. Schmidt. "Pourvu qu'ils soient là !" Anxieuse soudain, elle se demande à quoi ils vont ressembler. Elle frappe. Archibald apparaît, il ressemble à Archibald. "Tiens Lazlo !", fait-il joyeusement, "Entre donc !" Et il s'efface pour la laisser passer. Lazlo doit faire un violent effort pour admettre que cet Archibald n'est pas Archibald et qu'elle non plus n'est pas Lazlo, celle qu'il connaît. Tout est tellement identique qu'elle a failli lui sauter au cou, l'entraîner à l'intérieur, et lui raconter, comme elle le ferait s'il était Archibald, l'invraisemblable histoire : "Il m'arrive une affaire complètement folle...Imagine-toi que..." Elle se reprend de justesse :

"Lazlo K. ?", interroge-t-elle.

"Oui bien sûr! Il n'y en a qu'une ! Rassure-toi, Lazlo chérie, tu es unique !", répond Archie, croyant à une plaisanterie. "Eh bien, justement, je la cherche..." "Je vais te la montrer", rétorque le jeune homme qui la conduit devant un miroir, ce miroir au rebord noir, marqueté d'argent, que Lazlo connaît si bien. Elle se dégage et, parlant très vite, explique qu'elle n'est pas Lazlo K.

"Quoi ?", sursaute l'autre, se demandant où elle veut en venir. "Lazlo ! Qu'est-ce que tu racontes ?" Embarrassée elle invente : elle est la sœur jumelle de Lazlo, Béatrice - le premier nom qui lui passe par la tête - Elle arrive de province et cherche à retrouver sa sœur, dont elle ignore l'adresse. Dans une lettre, Lazlo lui a parlé de ses amis Schmidt. Elle est venue les voir pour qu'ils lui donnent des indications.

Archibald n'en finit pas de s'exclamer devant l'incroyable nouvelle et l'absolue ressemblance entre les deux jeunes femmes. "Jamais Lazlo ne nous a parlé de toi", s'étonne-t-il, encore incrédule. Il se demande si Lazlo ne cherche pas à le mystifier. "Vous avez la même voix, le même regard, la même allure..."

"C'est ça les vraies jumelles", essaye-t-elle de plaisanter, pendant qu'à la dérobée, elle admire, elle aussi, l'invraisemblable gémellité : les meubles sont les mêmes, disposés aux mêmes endroits. Là au mur, est accrochée cette peinture qu'elle a offerte aux Schmidt : des maisons roses élancées se reflètent dans l'eau calme d'un petit port...

Lazlo se sent mal à l'aise. Elle coupe court, prétexte qu'elle est pressée. Il lui faudrait l'adresse.

"Oui bien sûr !", dit Archie, pas encore sorti de son ahurissement. "C'est loin. Dans les HLM de la banlieue Sud. Aux Minguettes", et il indique un numéro, rue des Martyrs, dixième étage. Lazlo tressaille, reconnaissant l'appartement d'où le chat...Là où d'ennuyeuses réunions...Qu'a-t-elle bien pu devenir pour échouer là-bas ?...Elle n'ose interroger davantage. Archie propose de la conduire, brûlant d'envie de les voir ensemble. Elle refuse : "Ne te dérange pas, je connais Lyon" et elle dit au revoir en hâte. Penché sur la rampe, Archibald lui crie de revenir avec Lazlo : "Faites-moi plaisir! Venez toutes les deux ensemble ! On fera des photos !"

Lazlo est déjà en bas. Elle respire à grands traits l'air fétide et pollué. Elle ira à pied au rendez-vous avec Théodore. A pas rapides et indifférents, elle marche, fumant cigarette sur cigarette. La dissimilitude du semblable ! Quel vertige ! A côté, le paradoxe temporel est une simple farce ! Lazlo n'est plus certaine à présent de vouloir rencontrer Lazlo. Peut-être est-ce préférable de ne pas l'avoir trouvée.

Prise par ses pensées, elle oublie le paysage. Sans s'en rendre compte, elle a quitté le Fleuve. L'eau est un canal qui passe derrière les lourds immeubles de Morand : le brutal parallélépipède retrouve dans son dos l'eau qu'il a chassée pour poser ses fondations. Un pont en dos d'âne enjambe le Fleuve et la conduit sur les terrasses de l'Opéra.

Théodore est déjà là, l'appareil photo en bandoulière, les poches débordant de plans et de cartes postales. Il est joyeux et excité d'avoir arpenté la ville dans tous les sens, et dépensé une fortune en taxis. "Mais qu'as-tu, Lazlo ? Tu es toute pâle ! Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Qu’as-tu fait pendant ce temps ?"

"Ce n'est rien...Je te raconterai plus tard". Il ne prend pas garde à son désarroi.

"Viens, on va se promener !", dit-il gaiement, la fièvre de l'exploration ayant chassé ses craintes et sa peur de Lazlo.

"Attends un peu ! Buvons d'abord quelque chose", réclame-t-elle.

Il la prend par la taille. Elle se laisse entraîner à une table, à l'extrémité de la terrasse, au bord de l'eau qui clapote doucement. En face, les derniers remous du violent virage du Fleuve s'alanguissent sur les degrés de la façade arrière de l'Hôtel de Ville. A leur gauche, s'étend la perspective de la rue de la République, ce tranquille canal aux molles ondulations ombragées.

Lazlo boit son verre d'un coup et refait surface. Elle sent sans déplaisir le bras de Théodore entourer ses épaules nues qui frémissent sous cette caresse retenue. Ils descendent les marches jusqu'à un de ces petits bateaux plats à moteur électrique, qui ont seuls le droit de circuler dans le canal de la République. Théodore demande au pilote d'aller "le plus lentement possible." Assis côte à côte, au fond de l'embarcation, l'exiguïté du siège les pousse l'un contre l'autre, à nouveau complices du délit qu'ils vont commettre. Troublant à peine l'eau, la barque dérive sans bruit sous les saules pleureurs entre lesquels l'œil refuse de voir les immeubles, banalement identiques.

La voix de Lazlo, très basse, un peu rauque, tout près de la bouche de Théodore, murmure : "Les saules ont tellement pleuré sur nous que leurs larmes baignent leur pied"...et, franchissant les quelques centimètres, les lèvres de Lazlo se posent sur celles de Théodore, sans cependant aller jusqu'au baiser. Théodore tremble. Très doucement, pour ne pas rompre le charme, il entrouvre les lèvres. Elle sent ce contact glisser en elle, s'y répandre, irradiant tous ses nerfs. Elle se détache et, s'abandonnant, se blottit contre lui. Théodore embrasse son cou nu. Il caresse  Lazlo avec une lenteur de plus en plus violente. Lazlo, lascive, se laisse enlacer...Un choc. Le bateau s'est arrêté un peu avant le deuxième confluent dont sa légèreté lui interdit d'affronter les tumultes. Ils le quittent et, étroitement pressés l'un contre l'autre, franchissent le mince pont métallique qui rejoint la Place Bellecour, où ils s'effondrent sur un banc, au milieu des baisers et des embrasements, indifférents aux passants, et aux eaux elles-mêmes. Des moments éternels passent ainsi...

"Il reste moins d'une heure !", s'écrie soudain Théodore d'une voix évanouie. "Il faut rentrer !" Ils se lèvent, et remontent à tâtons vers la Croix-Rousse, épaves délaissées par les vagues. Parfois, n'y tenant plus, ils s'enfoncent dans un couloir désert : ils se serrent alors à se briser les os, comme pour écraser dans cette sauvage étreinte leur désir exaspéré. Il faut repartir, reprendre la progression, en somnambules en proie au cauchemar. Sans savoir comment, ils regagnent la maison de la Croix-Rousse. Il reste dix minutes.

Théodore s'arrête devant la porte de la cave : que se passera-t-il lorsqu'ils seront revenus à Lyon en Terres ? "Lazlo ! Ne m'abandonne pas !...Lazlo !". Il l'embrasse, presque férocement. "Dis-moi ce qui s'est passé la dernière fois...Lazlo !" Affolée soudain elle aussi : "Je ne sais pas ! Je t'assure, je ne sais pas. Je ne peux rien expliquer. Je ne veux pas t'abandonner...Théodore !" Et elle l'étreint avec désespoir.

"Deux minutes !", râle-t-il tout à coup. Ils se précipitent. Ont à peine le temps de regagner leur siège. Déjà, les voyants s'éclairent...N'aurait-il pas fallu plutôt affronter ensemble la définitive désintégration ? Les techniciens s'approchent d'eux, regardent, étonnés, Théodore dont la chemise refuse de se ranger dans le pantalon, Lazlo qui se réajuste. Feignant de s'occuper des instruments, les hommes masqués détournent la tête des visages et des cous rouges et meurtris, des yeux vagues qui se cherchent.

"Attends-moi dehors, je te rejoins tout de suite", lance Théodore à Lazlo en débloquant la porte pour la laisser sortir. Elle s'assoit dans le jardin, au milieu des chats...ces chats d'ici qui sont aussi les chats de là-bas...Ses nerfs et ses sens se détendent, et la fatigue s'empare d'elle. Elle s'endort là, par terre, parmi les chats.

Théodore l'examine avec anxiété. Son sommeil calme le rassure. Avec un attendrissement passionné, il la porte dans l'automobile qui, rapidement, regagne la petite maison de Saint-Just.

Plus tard dans la nuit, Lazlo ouvre les yeux : elle reconnaît l'alcôve et la grande pièce aux trois fenêtres, qu'éclaire la lune décroissante, déjà haute dans le ciel. Théodore dort tout habillé sur la couverture  tout contre Lazlo, dont le sépare l'épaisseur de la literie. Elle effleure sa joue d'un baiser, lui sachant gré de cette délicatesse : Lazlo n’est pas certaine d'avoir envie que Théodore soit là, et qu'ils s'éveillent si proches l'un de l’autre, presqu'enlacés.

Avec accablement, elle sent monter en elle le refus de Théodore. ''Ca ne va pas recommencer !", proteste-t-elle.

Elle étouffe. Cette présence à côté d'elle l'angoisse.

Sans bruit, elle écarte le drap, en recouvre doucement Théodore, descend du lit avec précaution, gênée de cette contrainte. Elle enfile un peignoir et descend dans le jardin. La nuit est chaude. Lazlo fait les cent pas sur la petite pelouse, ne pouvant supporter le crissement des graviers. Elle fume des cigarettes, refusant les étoiles et la lune dont la beauté l'irrite. Lazlo marche. Elle essaye de retenir Théodore qui s'éloigne. Une fois encore, Lazlo fait les cent pas sur la Place Noire, devinant encore la silhouette fuyante de Théodore, chassé d'elle par une force de répulsion désespérante et implacable. Elle veut l'appeler, sa bouche reste muette : aucun son, jamais, ne trouble le silence de la Place Noire. Théodore a disparu. Lazlo reste là, immobile, scrutant son absence...

Quelques heures plus tard, Théodore arrive, inquiet de ne l'avoir trouvée nulle part, découragé de la deviner perdue. Avec une tendresse affligée, elle se serre contre lui, sans parvenir à franchir le fossé que la nuit a creusé entre eux. Théodore ne demande rien, assistant, sans le voir, au naufrage.

Lazlo a peur qu'il 1'abandonne : "Théodore ! Je ne peux pas ! Ici, je ne peux pas. Retournons là-bas pour nous aimer..."

Théodore ne sait plus. La violence du reflux redouté l'ébranle tellement qu'il doute même de Lyon les Eaux...

7. Controffensives

Heureusement, les jours suivants ne leur laissent pas de répit. Henri a lancé une riposte de grande envergure. Reprenant et enrichissant sa critique de "l'aventurisme irresponsable" de Théodore, il la prouve en examinant le comportement d’Arnulphe, cette "négligence criminelle" qui le fait disparaître pendant des jours, entraînant Lolaz avec lui, sous prétexte de rédiger son rapport provocateur et nuisible. Si encore, fulmine Henri, ce temps avait été consacré à un travail "utile à l'organisation" ! Henri, qu'on devine écumant de fureur, calcule combien de diffusions, de réunions, de rendez-vous, Arnulphe et Lolaz ont sacrifiés. Et il conclut triomphalement : "Arnulphe critique 'le gaspillage des forces’ pour proposer de reprendre à notre compte les explosions de la Guillotière, ce qui conduirait à la destruction immédiate du groupe. C'est un plan irresponsable ! La preuve en est donnée par le comportement irresponsable d'Arnulphe qui, déplorant le gaspillage, commence par gaspiller ses propres forces et celle de Lolaz en travaux nuisibles, inutiles et dangereux."

Henri n'oublie pas de renforcer l'argument en mettant à profit l'absence des deux coupables, le jour de Lyon les Eaux: "Après avoir lancé leur bombe, semé le désarroi et le doute dans l'Organisation, que font-ils ? Ils disparaissent ! Oui, un jour entier ! N'est-ce pas la preuve définitive et sans appel de leur irresponsabilité ? Peut-on prendre au sérieux, une seule minute, des gens qui ont une attitude et un comportement aussi rédhibitoirement irresponsables ?"

Et, après cette introduction vigoureuse, sinon convaincante, vient le coup de génie crapuleux : reprenant à son compte l'analyse d'Arnulphe et sa critique de "l'échelle artisanale de notre activité", Henri l'approuve : "Oui, c'est vrai, nous ne parviendrons à rien en travaillant de cette manière mesquine et épuisante. Arnulphe a raison de poser le problème, seulement il le résout mal : il veut des résultats immédiats ! Il veut que, du jour au lendemain, nous passions à cette 'échelle industrielle’ dont il souligne -à juste titre- la nécessité. Et il propose que nous nous jetions dans de dangereuses aventures, pour échapper au problème qu'il a lui-même soulevé ! Attention, Arnulphe !". Et Henri, d'un ton devenu patelin, met en garde Théodore "et ceux qui seraient tentés de le suivre" contre "les méfaits de l'impatience".

Et là, le vieux charlatan sort le lapin de son chapeau : "Il nous faut une solution réaliste, qui permette d'aller dans le sens d'un travail à l'échelle industrielle, sans nous mettre en danger". Et Henri propose alors d'abandonner la clandestinité "qui dévore toutes nos forces", d'ouvrir un local public "ayant pignon sur rue", de diffuser "au grand jour" les tracts et le journal, de recruter largement "de nouveaux adhérents enthousiastes dont les forces grossiront rapidement notre potentiel de propagande"...

En une habile conclusion, Henri suggère de donner la responsabilité de la mise en place de la nouvelle organisation du travail à...Arnulphe "auquel nous devons faire confiance, malgré ses erreurs qui proviennent, somme toute, d'un louable souci de développer notre activité..."

Théodore commence par protester, avec toute la rage de celui qui est dupé, et toute la colère qui s'est accumulée en lui depuis le retour de Lyon les Eaux. Il vient trouver Lazlo pour que, ensemble, ils combattent celui qu'il appelle "le vieux grigou" ou "le vieux singe". Lazlo reste évasive. Elle a eu de nouvelles discussions avec Willy. Lasse, elle n'a pas envie de se battre. Désabusée, elle ne comprend plus l'indignation de Théodore : "Il se fait des illusions ! Le plan de s'approprier les explosions de la Guillotière est bien trop beau, trop audacieux, pour des gens pris dans leur routine. On ne fera jamais grand chose avec eux, de toutes façons. Si Théodore veut de grandes choses, il n'a qu'à partir, comme je l'ai fait souvent..."

De plus en plus, Lazlo pense que l'orgueilleux slogan, "ce que nous voulons : rien", est faussement nihiliste. Vouloir "rien", c'est beaucoup trop. Il faudrait ne rien vouloir, comme les explosionnaires de la Guillotière. Décidément, c'est eux qu'aime Lazlo ! Si elle savait comment les rejoindre, elle plaquerait immédiatement Henri et toute sa bande. Seulement, les explosionnaires, eux, sont vraiment inexistants et insaisissables. Alors, il n'y a qu'à rester là, à suivre le petit traintrain mégalomane d'Henri...D'ailleurs, elle a envie d'assister au spectacle du "passage à la légalité", de voir comment les gens se comporteront et à quoi ressemblera la nouvelle forme d'organisation...

Théodore ne parvient pas à obtenir son concours. Aux premiers mots qu'elle prononce pour s'expliquer, elle voit Théodore s'enflammer, lui proposer de démissionner tous deux avec éclat...Elle fait alors marche arrière, élude les questions, évite les réponses, s'enveloppant de flou, comme d'encre une seiche pourchassée..."Je ne sais pas vraiment...Il faut voir ce que ça donne...Que faire d'autre ?..."

Lazlo se soumet, reconnaît vaguement s'être emballée, n'avoir pas réfléchi aux conséquences...On ne lui en demande pas plus, affectant de croire qu'Arnulphe l'a entraînée. Théodore se bat, seul contre tous, rédigeant des contre-rapports qu'on condamne sans discussion : "personne n'a raison contre l'organisation", répète Henri jour après jour, identifiant celle-ci à son chef. A plusieurs reprises, Lazlo est mise au pied du mur, lorsque les autres adoptent des motions condamnant "l'aventurisme d'Arnulphe". A contrecœur, elle s'abstient. Elle ne peut plus désormais soutenir Théodore, mais il est hors de question de céder aux pressions qui visent à les opposer. Elle ne vote pas contre Théodore. Comme Henri a donné des consignes de modération, les autres se contentent de cette abstention.

Après quelque temps, Théodore capitule, démoralisé par ce qu'il appelle en lui-même "la trahison de Lazlo". Comme il s'est bien battu, on lui accorde les honneurs de la guerre. Henri est trop content d'avoir gagné pour ne pas feindre d'être fair-play avec celui qui accepte de réaliser "le passage à la légalité" et la réédification de l'organisation.

L'orage semble dissipé. Les Horloges reprennent leur tic-tac mécanique. Et tout recommence, car la vieille garde ne digère pas l'abandon de la clandestinité : pendant des années, les gens se sont pénétrés de la nécessité du secret le plus absolu, de la fermeture la plus totale. Pour cela, ils ont tout sacrifié, accepté le surmenage le plus exagéré. Ils ne peuvent admettre qu'Henri dise "nous nous sommes trompés", se justifiant d'une pirouette : "Compagnon Horloger (1802-1850) avait raison à son époque. Aujourd'hui, les conditions sont différentes". Leur dévotion envers le Chef se change en haine.

Béatrice prend la tête de l'opposition, revendiquant l'inexistence, la non-inscription dans la réalité, au nom du vieux principe d'irresponsabilité : "Il faut être irresponsable, si l'on ne veut pas devenir un constructeur de prison...Vous tuez la révolution !"

Henri réplique qu'elle sacrifie l'action à la métaphysique, et lui oppose sa propre condamnation de "l'irresponsabilisme" de Théodore ! On ne peut pas critiquer et revendiquer l'irresponsabilité ! Et ainsi de suite, pendant de longues polémiques, enflammées et sordides, auxquelles Lazlo assiste, lointaine et indifférente. Elle rêvasse au milieu du tumulte, faisant semblant - vieille précaution! - de prendre des notes. Elle songe à Lazlo, Lazlo des Eaux, son double inconnu. Elle imagine sa surprise lorsqu'Archie -l'autre Archie- lui aura parlé de sa sœur jumelle. Et l'incompréhension d'Archie ! Comme il n'y a aucun indice, aucune preuve, aucune raison, Lazlo des Eaux finira sans doute par croire à une plaisanterie d'Archie qui lui-même pensera avoir été mystifié !..."Pourtant, Lazlo", lui murmure Lazlo, "nous sommes bien sœurs jumelles...toi, Lazlo des Eaux, moi, Lazlo en Terres..."

Parfois, cette évocation de sa visite à Saint-Clair la conduit à penser à Théodore : il ne vient plus la voir chez elle ; leurs relations se limitent à des contacts de travail, au cours desquels il évite de la regarder et de lui parler directement. Impuissante, elle souffre pour lui et se désole de leur séparation...

En fin de compte, Béatrice est exclue avec fracas, lors d'une séance dramatique. "Des prisonniers qui complotent la création de nouvelles prisons, voilà ce que vous êtes !", hurle-t-elle. "Vous trahissez, vous trahissez Compagnon Horloger (1802-1850) en donnant son nom à la prison que vous construisez !". Ses partisans, effrayés par son délire et ses outrances, l'abandonnent, et rejoignent Henri.

Quelques jours plus tard, on repêche dans la Saône le cadavre de Béatrice...

Pendant ce temps, Théodore court les avocats, les agences immobilières...pour mettre en œuvre "le passage à la légalité". Un jour, il demande à Lazlo de l'accompagner : il a trouvé un local, il voudrait avoir son avis. C'est rue Sainte Catherine, derrière la Place des Terreaux, là où, pense Lazlo, passe le premier bras du Fleuve. Ils montent au troisième étage : une grande salle de réunion, obscurcie par la proximité du bâtiment d'en face -une autre pièce - une petite cuisine - et, tout au bout, en retrait par rapport au reste, une dernière chambre, plus longue que large, miraculeusement ensoleillée, car la cour s'élargit du recul symétrique de la construction. En bas, à la hauteur du premier étage, deux petites terrasses opposées s'ornent chacune d'une statue de lion, patinée par la crasse. Les deux créatures de pierre se font face, à jamais proches et lointaines. Lazlo ne peut s'empêcher d'y trouver une allégorie de ce couple bizarre qu'elle forme avec Théodore...

"Attends, j'ai encore quelque chose à te montrer", dit celui-ci. Ils redescendent, vont au fond de la cour. Vus d'en bas, les lions ont l'air encore plus misérable. Un escalier dessert le bâtiment qui ferme le U de l'immeuble. Théodore, après s'être assuré que personne ne le voit, pousse une grille qui pivote en grinçant, ouvrant la cage du lion. De près, il est minable, couvert d'une lèpre malsaine qui dévore sa gueule. Théodore enjambe une fenêtre. Ils arrivent dans une petite pièce, encombrée de gravats, qui communique avec un atelier de grandes dimensions dont le plafond est supporté par des colonnes métalliques à chapiteaux pseudo-corinthiens. Le jour entre par de hautes fenêtres, en contre-bas d'une arrière-cour que Lazlo ne parvient à localiser. L'autre lion est encore plus mélancolique et pitoyable, avec ses pattes cassées, et ces verrues que font sur son dos les chiures des pigeons. Il tourne le dos à Lazlo et Théodore qui ont maintenant pénétré dans une pièce, jadis coquette, lambrissée jusqu'au plafond d'un bois qui a été rose, dont peut-être le lion est sorti un jour, pour s'approcher de l'autre, pour franchir d'un bond l'abîme qui les séparait. Ayant hésité, il a été pétrifié, condamné au pourrissement et à la décomposition...

Un escalier en bois conduit à des locaux qui, à l'étage supérieur, recouvrent à peu près le tiers de la surface de l'atelier. Lazlo remarque une grosse porte. Théodore actionne le loquet : les voilà dans une ruelle étroite qui se termine là. Théodore referme soigneusement le passage, derrière eux : "C'est une impasse", dit-il, parallèle à la rue Sainte Catherine, et au-dessus d'elle. Certains immeubles de la rue ouvrent là, au niveau de leur deuxième étage...Ce sera notre entrée secrète."

Lazlo lui prend le bras : "Offre-moi à boire", demande-t-elle, désireuse de prolonger leur réconciliation. Ils se rendent au Moulin Joli. Lazlo, assise contre Théodore, contemple une fois de plus les moulures du plafond, ces espaces partiels, disjoints, et pourtant inclus les uns dans les autres. Elle trouve dans un verre de whisky le courage de poser la question qui, depuis un moment, s'est formée dans sa tête. Sans regarder Théodore, elle interroge: "Où en êtes-vous?"

Avec empressement, Théodore répond : "Registre du Commerce"..."SARL"..."statuts"..."gérant minoritaire"..."sécurité sociale de Henri"...

Lazlo l'interrompt : "Non !...Je veux dire...Lyon les Eaux ?"

Un silence.

L'habituel silence.

Théodore finit son verre, allume une nouvelle cigarette, et, d'une voix en-dehors, comme s'il faisait le compte-rendu administratif d'une chose qui ne les concerne pas, raconte : les travaux se poursuivent ; la machine de Loyasse a atteint sa puissance maximale ; Lyon les Eaux arrive à présent à exister pendant dix heures ; cependant, les expériences sont ralenties par la nécessité de priver d'électricité des quartiers entiers pour éviter la surtension. Le jour du grand passage, cela n'aura plus d'importance : on coupera le courant à toute la ville...

Lazlo demande si, avant, il l'emmènera à nouveau : tout paraît aller à son terme, auquel, définitivement, disparaîtra Théodore. Lazlo veut une nouvelle chance. Théodore est pris au dépourvu. Il a abandonné l'idée, craignant que Lazlo ne veuille plus, trop effrayé d'ailleurs, de ce qui se passerait s'ils y retournaient ensemble. De plus, ses associés ont classé l'affaire : lors du dernier retour, ils ont voulu un bulletin de santé de Lazlo. Théodore s'est demandé s'il devait raconter ce qui leur était arrivé...Peut-être, s'agit-il d'un effet imprévu du passage qui demanderait des études supplémentaires ? Seulement, comme il n'avait nulle envie de parler de leur relation dramatique, il s'est tu, se limitant aux faits : après tout, le deuxième fois, Lazlo n'est pas tombée en catalepsie. Aussi n'a-t-il plus été question de Lazlo, déjà mêlée de trop près à un complot qu'elle aurait dû ignorer. A présent, il sera difficile de trouver un moyen...

Il répond enfin: "Moi j'y vais demain, mais tu ne peux pas m'accompagner. Peut-être, la prochaine fois, aurai-je inventé quelque chose, demain, ce n'est pas possible".

Lazlo déçue songe un moment. Puis, il lui vient une idée folle : "Rends moi un service ? Il faudrait mettre une lettre à la poste..."

Il sursaute : "Là-bas ?"

"Oui, là-bas..."

"Je ne sais pas si j'ai le droit, mais je le ferai si tu veux", acquiesce-t-il, avec réticence, se demandant de quoi il s'agit.

"Attends une minute !" Lazlo appelle le garçon pour qu'il lui rapporte à boire ; elle réfléchit à la manière dont elle va tourner sa lettre à Lazlo des Eaux. Faut-il parler de la mystérieuse sœur jumelle ? Non, cela ne ferait qu'embrouiller les choses : ne pas donner d'explication puisque la vérité est inconcevable. Elle ouvre un cahier et commence à écrire :

"Lazlo, je t'écris sans pouvoir te dire qui je suis, pardonne-moi ce mystère...Il faut que je te pose une question : connais-tu une Place Noire, toujours vide et silencieuse, fermée au loin, par la traînée sombre d'un rempart dans lequel scintille une petite lumière ?

"Lazlo, je t'en prie, réponds-moi, sans te demander qui je suis, ni de quel droit je te demande ce que tu as toujours tu...Réponds-moi, Lazlo, réponds-moi.

"Je n'ai pas d'adresse. S'il te plaît, entre dans le cloitre du Palais Saint Pierre et  sur le premier pilier à droite en entrant, écris seulement OUI (je connais ce cauchemar) ou NON (je ne le connais pas). Et, pour signer, trace un carré autour du mot que tu auras écrit, et dessine un petit cercle à chaque coin."

Elle arrache la page, qu'elle plie et glisse dans une enveloppe sur laquelle elle inscrit l'adresse communiquée par Archie, celui de là-bas, rue des Martyrs, aux Minguettes, et, surmontant sa répugnance à intervenir dans la vie de Lazlo, colle le timbre. "Tant pis pour elle !", se décide-t-elle. "Il faut bien que je sache ce qui m'attend". Elle s'imagine, plus tard, devenue Lazlo des Eaux, redécouvrant cette lettre mystérieuse, s'interrogeant une fois de plus sur l'écriture, si semblable à la sienne...Je saurai bien assez tôt ce que j'en aurai pensé !". Résolument, elle tend la lettre à Théodore.

Il demande s'il peut regarder. Sur la réponse affirmative - pourquoi lui cacher ?-, il lit l'adresse et tique :

"Tu sais ce que tu fais ?". Il faut bien qu'elle dise que oui.

Le silence revient, tandis que leurs pensées bruissent autour d'eux comme des feuilles sèches sur un arbre d'automne...

A son retour, Théodore l'informe qu'il a posté la lettre. "Emmène-moi avec toi la prochaine fois", implore Lazlo, "ou du moins, préviens-moi de ton départ". Théodore promet. Les affiliés ne voient pas l'utilité de la faire retourner : l'expérience est concluante, cela suffit ; on a déjà pris trop de risques en transférant deux fois une inconnue...Théodore enrage de n'avoir pas prévu le désir de Lazlo. Il aurait fait un rapport alarmé sur son état de santé, ou, au moins, dubitatif. Ainsi la troisième fois n'aurait posé aucun problème. Mais, comment prévoir quoi que ce soit avec Lazlo ? Et lui-même, il avait trop peur, pour envisager d'affronter une troisième fois l'épreuve...

Peu à peu, les Horloges de la conspiration se transforment en carillon. Théodore a installé le local, ouvert des bureaux. Le journal est vendu dans les rues. Les curieux affluent. On organise les volontaires. Henri triomphe : vous voyez que j'avais raison ! Certes, on est encore loin de l'échelle industrielle mais on a déjà quitté l'artisanat !

"Arrêtez vos montres quand sonnera l'heure ! Arrêtez-tout !", ces idées commencent à se faire connaître.

Lazlo voit très souvent Théodore. Il a inventé toutes sortes de commissions et de sous-commissions pour lesquelles il réclame l'aide de Lazlo. Il l'obtient sans peine, car le vieux singe se sert de Lazlo pour exploiter toutes les capacités de Théodore..."le poisson qu'on met devant le chat pour l'emmener où on veut !", ironise celui-ci qui se sert de la ruse d'Henri pour ne plus quitter Lazlo.

Un jour, il la prévient qu'il va repartir à Lyon les Eaux. Seul. On n'a pas autorisé la jeune femme à passer à nouveau. Lui-même ne devait pas y retourner. Seulement, on a noté, à Lyon en Terres, des phénomènes troublants : les bureaux de la ville ont signalé d'importantes infiltrations d'eau, surtout dans la presqu'île. C'est vers le confluent, heureusement presqu'inoccupé, que la montée des eaux est la plus forte. A Ainay, de nombreuses caves sont inondées. Il a fallu fermer le niveau inférieur du parking souterrain de la Place Bellecour. Du côté de Perrache, une vieille bâtisse s'est même effondrée, les fondations minées par l'humidité. Rien de catastrophique encore, sauf l'absence d'explication : il n'y a eu, en amont, ni pluies, ni inondations. L'argument officiel de "la remontée de la nappe phréatique", s'il permet de rassurer la population, ne rend pas compte des causes du phénomène. Certains affiliés se demandent si les expériences ne sont pas responsables, à l'approche du seuil critique. On dirait que, au lieu de coexister, Lyon les Eaux submerge Lyon en Terres.

"Le vieux scrupule de l'apprenti sorcier !", tente d'ironiser Théodore. On le fait passer là-bas une nouvelle fois pour interroger les contacts noués au cours des voyages précédents, et savoir si, de l'autre côté, à Lyon les Eaux, sont apparus des signes inquiétants de ce qui serait alors une dislocation de l'espace. Quelques uns se demandent si des erreurs dramatiques n'ont pas été commises, soit dans la formule mathématique, soit dans son application et si, au lieu de rester parallèles, les deux espaces-temps ne vont pas se percuter...

Lazlo lui prend la main : "Rends-moi encore un service. Cela ne te demandera pas beaucoup de temps. Entre dans le cloître du Palais Saint-Pierre. Regarde le premier pilier. Il devrait y avoir un message, écrit de telle façon." Théodore accepte.

Lazlo, anxieuse, s'accorde un jour de vacances pour attendre la réponse. A pas lents, elle se dirige vers la Guillotière abandonnée par la police que l'inutilité de ses efforts spectaculaires et ridicules a découragée. Il ne reste qu'une surveillance symbolique. Le périmètre des explosions, à présent définitif, a été largement publié et diffusé. Les maisons qui étaient à cheval sur le tracé ont été évacuées, et leurs propriétaires et locataires grassement indemnisés par la Ville et l'Etat, désireux de faire pardonner leur incapacité à protéger les biens.

L'explosion quotidienne est entrée dans les meurs. Les habitants, revenus dans leur quartier, demandent tous les matins en descendant l'escalier, "où cela a eu lieu cette fois", et, le soir, viennent voir en famille, comme ils visiteraient des travaux. On a renoncé à reconstruire. On se contente de déblayer les décombres.

"Tout le côté Nord est presque terminé", dit quelqu'un à Lazlo, avec la mine satisfaite de celui qui voit avancer un difficile ouvrage ! En gros, la démolition suit la rue Villeroi, sauf à l'approche du Rhône, où la ligne s'infléchit, sectionnant proprement les maisons. Un large boulevard s'est ainsi ouvert. On y mène jouer les enfants en bas âge. Les plus grands s'amusent au milieu des ruines. Les vieux viennent prendre le soleil.

Une seule maison est encore debout, à l'angle de la rue Villeroi et de l'avenue de Saxe. C'est là que sont concentrées les forces policières encore présentes : "Il faudra bien qu'ils y viennent, et alors, on les coincera", a déclaré le Préfet, sans conviction.

"Ils" ne viennent0 pas. Comme si "Ils" avaient créé exprès cet abcès de fixation, "Ils" profitent de la liberté d'action ainsi gagnée pour dynamiter les autres côtés de l'approximatif quadrilatère. Les gens, pris au jeu, espèrent chaque matin apprendre la chute de la maison policière. Certains prennent des paris clandestins, auxquels les explosionnaires restent indifférents, aussi insoucieux de la complicité présente de la population qu'ils 1'étaient, au début, de sa panique : ils vont leur chemin qu'ils ont déterminé eux-mêmes, et dont eux-seuls, connaissent le but, ou l'absence de but. Et, paradoxalement, c'est cela qui plaît, et pas seulement à Lazlo.

Ayant fait son tour de Guillotière, elle rend visite à une connaissance, qui travaille aux bureaux d'urbanisme de la ville. Intriguée, elle désire en savoir davantage sur les inondations signalées par Théodore. "Ah ! Tu es au courant ?", s'étonne son interlocuteur. "C'est inexplicable !" Il montre sur le plan les zones déjà atteintes, où des couleurs différentes indiquent les cotes. Il désigne l'extrémité de la presqu'île, colorée en rouge, le quartier d'Ainay, teinté en rose foncé: "En quinze jours, le niveau a monté de sept mètres. Peut-être est-ce pour cela qu'il y a eu toutes ces pannes d'électricité ?..." Lazlo remercie, échange quelques propos amicaux, et prend congé.

Toute la journée, elle déambule à travers la ville. On croirait qu'elle dit adieu aux lieux, vieux amis, seuls acteurs de ses aventures...Elle va partout, sans cependant se résoudre à passer sur la rive droite de la Saône. Elle voudrait revoir Saint Just, Loyasse, où elle n'est pas allée depuis longtemps. Quelque chose l'en empêche.

Elle suit le Rhône très loin en amont, jusqu'aux chutes de Miribel. Il fait nuit depuis plusieurs heures, lors qu'elle regagne Saint Clair. Un mot de Théodore l'attend : au cloitre Saint-Pierre, sur le premier pilier, il a vu un carré, dessiné à la craie, orné d'un cercle à chaque coin. Et dans ce carré, un seul mot : OUI.

Lazlo a un étourdissement. Ainsi, Lazlo des Eaux n'ignore pas le cauchemar de la Place Noire...Lazlo attendait une réponse négative. Elle croyait que les eaux auraient recouvert la Place Noire. Elle-même, n'en était-elle pas libérée, les deux fois où elle s'est rendue là-bas ? La Place Noire l'a-t-elle laissée tranquille parce qu'elle la tient déjà, entourant de ses vertiges Lazlo, l'autre, celle qu'elle sera bientôt...qu'elle sera ? Non, cela ne vaut pas la peine.

Un immense découragement l'envahit, d'où finit par naître une pensée : retourner là-bas avec Théodore, même si, pour l'emmener, il doit trahir ses compagnons. Retourner, espérer que l'enchantement se reproduira. Et cette fois, ils ne rentreront pas...Ils s'aimeront, jusqu'à ce que l'heure du retour les anéantisse. Il faut que Théodore vienne avec elle. Il le faut. Elle contemple le OUI sinistre, et voit que Théodore a ajouté quelques lignes, écrites à la hâte :

"Là-bas aussi, il se passe des choses incompréhensibles et inquiétantes. Il y a un problème. Quelque chose ne va pas. A bientôt."

Les jours suivants, Théodore est invisible. Agité, préoccupé, il ne vient aux bureaux qu'en courant. A peine s'il a le temps de lancer un rapide sourire à Lazlo...Elle le guette, et parvient à l'intercepter alors qu'il descend l'escalier. Tout en dégringolant les marches, il explique que les infiltrations augmentent, menacent la ville d'engloutissement, et que Lyon les Eaux aussi est menacée. Quelque chose a déraillé. Les expériences ont provoqué une déstabilisation de l'espace-temps. Les affiliés sont en pleine panique : ils craignent que Lyon les Eaux ne parvienne pas à devenir possible, tout en ayant rendu impossible l'existence de Lyon en Terres. Lazlo s'accroche à lui :

"Théodore, laisse tomber tout ça. Il n'y a plus rien à faire. Périsse Lyon où l'amour n'a pas de place ! Emmène-moi là-bas avec toi, tant qu'on peut encore passer. Qu'importe ce qui adviendra ! Emmène moi ! Partons !"

Ils sont déjà arrivés dans la rue. "Lazlo!", dit Théodore très vite, "je vais essayer !"

Lazlo veut le prendre dans ses bras.

Il est parti...

Pensive et angoissée, Lazlo descend la presqu'île, traverse la place Bellecour, et se dirige vers Ainay, bousculée par la foule agitée des passants qui vont en sens inverse. Un gros homme pressé la heurte et la fait tomber. Elle sort de ses pensées : il se passe quelque chose. Les gens courent. Ils fuient. On dirait la dislocation panique d'une manifestation après la première charge de police. Pourtant, aucune n'était prévue et, d'ailleurs, ce n'est pas dans ce quartier qu'on les fait.

Lazlo arrive à arrêter quelqu'un: "Qu'est-ce qu'il y a ?", demande-t-elle. L’homme, se dégageant d'une secousse brutale, reprend sa course et, sans se retourner, lance derrière lui : "Restez pas là !... l'inondation !"

Lazlo persiste. Non sans mal, elle se fraie un passage au milieu de la foule affolée qui la repousse contre les murs.

Enfin l'église d'Ainay ! l'eau recouvre le parvis, s'engouffre dans l'église. Le niveau monte très vite, affleure déjà la base des colonnettes du porche. A droite, venant de la Saône, l'eau jaillit de la voûte, en face de l'église. De longues et hautes vagues déferlent en saccades répétées.

Lazlo fait demi-tour. Les rues sont désertes à présent, mais non pas vides : des flots d'eau s'élancent sur elle, une fois d'abord, comme par accident, puis une autre et une autre, sur un rythme irrégulier qui s'accélère. L'assaillant par derrière, ils cherchent à la prendre dans leur ressac qui, pour un temps, libère la rue, jusqu'à l'attaque suivante. Prise aux jambes, ceinturée parfois, Lazlo résiste, s'accroche à une grille, se cale dans l'ouverture d'une porte, se retient à un réverbère. Lorsqu'elle ne trouve pas de prise, le flot l'entraîne, la jette contre les voitures, les murs, où elle trouve parfois un ancrage.

Meurtrie, trempée, glacée, elle progresse avec peine, sans pouvoir reprendre haleine entre deux de ces terribles étreintes. Elle prend pied rue Victor Hugo, encore à sec. Essoufflée, épuisée, Lazlo n'aura pas de répit : l'eau, venant de Perrache, s'élance sur elle, front liquide d'un mètre de hauteur dont la crête se recourbe comme si elle tendait vers Lazlo des milliers de griffes blanches pour la saisir et l'emporter.

De l'autre côté, la place Bellecour est déjà envahie par une eau violente, parcourue de vagues qui bondissent soudain très haut et se brisent avec la même brutalité rapide. Lazlo s'enfuit. Elle ne va pas loin. Le carrefour est infranchissable : un large fleuve court puissamment, emportant dans ses tourbillons des meubles, des morceaux de bois, des automobiles, avec lesquels il défonce les vitrines.

Elle revient en arrière. D'une ruelle latérale, un torrent déchaîné fonce sur elle.

Un porche s'ouvre, grotte obscure au pied de la falaise des façades. Poursuivie par la marée montante, Lazlo s'y engage sans réfléchir, pénètre dans une grande cour rectangulaire.

Lazlo est enfermée.

Les maisons barrent le passage. Aux quatre coins, les porches deviennent des bouches qui veulent la happer et dont sortent les langues violentes des flots ; elles se jettent sur Lazlo qui leur échappe, et se retirent pour revenir encore.

Cette cour, est-ce la prison, à Lazlo par les eaux destinée ? Dans cet espace clos, la vague suivante contrarie le retrait de la précédente, la heurtant avec des bruits sourds que domine parfois le tintement des vitres brisées. L'eau s'élève. Lazlo est plongée jusqu'à la taille dans les remous noirâtres dont elle ne sent plus le froid. Elle n'essaie pas de nager. De toute sa force, elle se cramponne aux barreaux des fenêtres d'un bâtiment bas qui s'étend au milieu de la cour. Barreau après barreau, elle avance. Le passage d'une fenêtre à une autre, surtout, est périlleux car il n'y a plus de prise jusqu’à ce que le bras tendu puisse saisir la barre de fer suivante. Lazlo s'approche ainsi d'un escalier de fer. Profitant d'une brève accalmie, elle s'élance, court, tombe. Le courant l'enlève, la submerge, la suffoque. Elle parvient à attraper la rampe, s'y accroche, se traîne à genoux sur les marches, atteint enfin la terrasse qui couvre le bâtiment.

A cette hauteur, à peine un étage, elle est sortie de l'eau qui bouillonne, moins d'un mètre en dessous. L'abri est précaire. Lazlo se tient au centre pour ne plus voir la masse tournoyante. La tête dans les mains, effondrée par terre, elle se cache des quatre gueules béantes qui vomissent, en spasmes de plus en plus impétueux, des paquets d'eau de plus en plus terribles.

Affrontant les vagues, la trop basse plateforme ressemble à un radeau pris dans la tempête. Lazlo glisse et s'agrippe à la balustrade qui en fait le tour. Elle n'en peut plus. Ses doigts crispés vont lâcher le fragile bastingage. Une vague plus forte l'emportera. Lazlo tombera dans l'eau noire. Un éclair d'ironie lui montre sa mince silhouette, coulant avec ce navire dont elle n'est pas capitaine, qui n'est pas même un navire.

C'est la terre qui coule...

Noces cataclysmiques de Lyon les Eaux et de Lyon en Terres...Lyon les Eaux, en proie à quelle symétrique catastrophe ?

Périsse Lyon ! Qui a pensé cela ?

Périsse Lazlo, l'amoureuse, à jamais emprisonnée dans la prison liquide...