03/10/2020
Esambe Josilonus
Esambe Josilonus
©2020
Très-humbles et très-respectueuses Remontrances relatives aux impôts que présentent au Roi les gens tenant sa Cour des Aides6 Mai 1775 pdf

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Le texte est dans : Auger [Dionis de la Tour ?], 1779, Mémoires pour servir à l'histoire du droit public de la France en matière d'impôts, ou Recueil de ce qui s'est passé de plus intéressant à la Cour des Aides depuis 1756 jusqu'au mois de juin 1775, [Bruxelles], pp 628-696. Auger précise : Le Roi a demandé et retiré la minute desdites Remontrances comme on le verra ci-après. On en a découvert une copie qui a été imprimée format in-12 en 1778. C'est sur cette édition que celle-ci est prise. Auger reprend aussi les notes de l'édition in-12.
Le texte, précautionneux et subtil, est plein de sinuosités. Il ne comprend ni subdivisions ni sous-titres, ni coupures. C'est moi qui les ajoute, ainsi que les soulignements : je mets en rouge les passages qui explicitent l'administration clandestine, cet Etat parallèle et profond qui, couvert du nom du Roi et allié aux Puissants exerce un gouvernement bien plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale et, sous prétexte des impératifs financiers du Roi, pressure le peuple à son propre profit.



Résumé

Supprimée par Maupéou en 1771 et rétablie avec les autres Cours souveraines par le changement de règne, la Cour de Justice offre au jeune Roi, non seulement une leçon de fiscalité, mais une analyse de la pratique des impôts : la Cour ne se permet pas de discuter le montant excessif des impositions ; chargée du contentieux relatif aux impôts, elle tire ce fil et montre que la manière de prélever écrase encore plus le peuple que le prélèvement lui-même. Le contentieux est soustrait à la "justice réglée" et les exacteurs sont juges et partie.
Comment en est-on arrivé là ? parce que depuis un siècle les besoins financiers du roi, souvent dramatiques (guerres), ont fait primer la fin sur les moyens. Le roi, pour avoir du comptant au plus vite, a demandé au ministre et aux fermiers de faire rentrer l'argent à tout prix, ce qui n'a été possible que par la mise en place de réseaux de commissaires et de commis qui, jouissant d'un pouvoir discrétionnaire sur les contributeurs en ont abusé pour eux-mêmes, de sorte que "la Finance" est devenue une calamité publique et pèse sur le peuple sans soulager le roi puisque les frais sont énormes. Ces administrations de l'ombre, se substituant au Roi (dont le nom les protège et dont les besoins justifient leur existence et leurs abus), se sont soustraits à la Justice, ont remplacé les représentants du peuple par leurs commis et se sont environné de ténèbres. Ce "système despotique" est doublement clandestin, quant aux opérations (les devoirs des contributeurs ne sont pas publiés) et quant aux personnes : une pyramide de commissions, avec tout en haut le Ministre et les Intendants de Finance qui, empruntant l'autorité du Conseil du Roi, par évocation ou jugement direct, tranchent arbitrairement sans que personne n'ose protester, aveuglé par le nom du Roi.
La Cour des Aides a l'habileté de ne rien remontrer à son profit et de se cantonner à la cause du peuple : qu'on l'écrase, soit, mais que cela se fasse avec justice. La Cour, en tant qu'institution, aurait des motifs de se plaindre  des années Maupéou, elle ne leur reproche que d'avoir profité de la "suspension de la Justice" pour aggraver l'arbitraire et supprimer les freins que, difficilement, les Cours maintenaient ou introduisaient.

I. Impôts indirects et Fermes

Ces impôts sont absurdes parce qu'ils suscitent la fraude et la contrebande, et donc la répression et la vexation des hommes sans protection qui sont l'immense majorité.
Les lois qui les régissent sont inconnues et incertaines, ce qui rendrait l'arbitraire inévitable, si même il n'était pas recherché. Les contribuables ne peuvent pas se défendre car le contentieux est confisqué par l'Intendant et jugé en dernier ressort par le Conseil des finances (en fait, un seul homme, un intendant des finances), directement ou par évocation ou cassation (qui, contre toute règle, juge le fond). Cette invasion va jusqu'à attaquer l'état de la noblesse (à propos de l'exemption du droit du franc-fief).
Les visites domiciliaires, les règles de la preuve (PV des commis) ont des effets d'autant plus nocifs que les amendes alimentent la vénalité des commis et des témoins.
Puisqu'il faut percevoir des droits excessifs, il faut être soumis à des lois rigoureuses ; mais au moins, faut-il que ce soient des lois précises. Donc : simplifier et, en attendant, rendre publics tarifs et règles.

II. Impôts directs et Régies

Aussi monstrueux soient-ils, les impôts indirects n'affectent pas la constitution de la monarchie, à la différence des directs : les vices de leur répartition font partie d'un système général d'administration qui abuse du prétexte de votre autorité contre cette autorité elle-même.

* Despotisme ?
Il y a despotisme quand les exécuteurs ont un pouvoir sans borne et le transmettent graduellement à leurs agents inférieurs : le citoyen du dernier ordre gémit toujours sous l'autorité du despote du dernier grade. Au contraire, dans un pays policé, quoique soumis à une puissance absolue, il ne doit y avoir aucun intérêt, ni général, ni particulier, qui ne soit défendu ; et tous les dépositaires de la puissance souveraine doivent être soumis à trois sortes de freins, celui des lois, celui du recours à l'autorité supérieure, celui de l'opinion publique.
Eh bien, VM, ici et maintenant, Des branches entières d'administration sont fondées sur des systèmes d'injustices, sans qu'aucun recours, ni au public ni à l'autorité supérieure, soit possible. C'est ce despotisme des administrateurs, et surtout ce système de clandestinité que nous devons dénoncer : les ténèbres entourent les opérations et les opérateurs.
Les représentants du peuple ont été anéantis ou subordonnés, les représentations en faveur d'un collectif regardées comme témérité punissable ou association illicite. Restaient les Cours, on les a renvoyées à la justice contentieuse, leur interdisant de parler pour le peuple.
Pour que tous les abus soient possibles, on a rendu obscure l'action de l'administration (par exemple : décisions relatives aux grands chemins, rôles d'imposition au 20ème). Si néanmoins une affaire éclate, la clandestinité des personnes dissimule leur responsabilité : le subdélégué est couvert par l'intendant, l'intendant par le ministre, le ministre par VM, en forme d'arrêts du Conseil.
Le ministre lui-même n'a aucun état dans le royaume, aucune autorité directe. C'est cependant en lui que réside toute la puissance, parce que c'est lui qui certifie la signature de Votre Majesté. Il peut tout, et ne répond de rien : car le nom respectable dont il lui est permis de se servir, ferme la bouche à quiconque oserait se plaindre. Les ministres, depuis un siècle, ont attiré à eux tant d'affaires qu'il s'est établi un nouveau genre de puissance intermédiaire, celle des commis, personnages absolument inconnus dans l'Etat, et qui cependant parlant et écrivant au nom des ministres, ont comme eux un pouvoir absolu, un pouvoir irrésistible, et sont même encore plus qu'eux à l'abri de toutes recherches, parce qu'ils sont beaucoup moins connus.

* taille
Si la taille est maintenue fixe, elle est augmentée de nombreux accessoires. La répartition en cascade est caractérisée par la clandestinité :
1- le brevet fixe le montant total et sa répartition entre les généralités) : il est décidé en Conseil de finance que domine absolument le Contrôleur Général et l'Intendant de Finances ;
2- les commissions établissent la répartition entre élections en Conseil des Finances, avec avis des intendants qui ne sont pas la voix de leur province car, d'une part, ils doivent ménager leur position précaire et ne pas déplaire aux Puissants ; et, d'autre part, ils dépendent de leurs agents subalternes pour s'informer.
3- le département du montant dû par l'Election entre les paroisses est fait par l'intendant en présence d' "Elus" oisifs : initialement représentants du peuple, ce sont à présent des officiers délibératifs, présidés par l'Intendant qui décide. Enfin, ils ne connaissent plus que la taille proprement dite, les accessoires relevant de l'Intendant seul dont on ne peut appeler à la Cour des Aides
4- le rôle répartit le montant dû par la paroisse entre les contribuables : là aussi les représentants ont été évincés : asséeurs-collecteurs supplantés par commissaires
de l'Intendant ; les diminution légitimes (calamités etc.) deviennent des grâces de l'Intendant.
Fixés sans consultation ou sans consultation réelle, les montants et leur répartition ne sont pas publics. Les ordres relatifs à chaque circonscription sont envoyés aux exécuteurs. Le public ne les connaît pas et aucun recours ne lui est ouvert (clandestinité).

* capitation et vingtième
Les impôts sur la personne doivent être proportionnée aux facultés qu'il est difficile d'évaluer. Ils sont donc propices à l'arbitraire.
Le vingtième de guerre, devenu perpétuel, est inquisitoire et clandestin (rôles non publics). [En tant qu'impôt de quotité], il occasionne plus de frais et d'injustice que n'importe quel type de répartition. L'estimation des biens est faite par des préposés incapables de savoir ce qu'ils valent et auxquels tout le monde ment. L'arbitraire du préposé est protégé du contentieux par son transfert au Conseil qui suit l'avis de l'Intendant.
Le vrai but du dixième (et des vingtièmes qui lui ont succédé) : après avoir épuisé les roturiers taillables, faire payer les  nobles et les privilégiés. L'administrateur ménage les Puissants et exploite les autres.

* solutions
Inutile de s'attaquer aux abus qui renaîtront toujours. Réformer ce système d'administration despotique et clandestin est presque impossible car l'intérêt des ministresréuni à celui de tous les gens puissants l'emporte sur celui du roi réuni à celui du peuple : dépenses excessives, lettres de cachet...
[et de leur appareil]
Reste à se demander : Comment établir une relation entre le roi et la nation qui ne soit pas interceptée ?
Les personnes qui ont le plus besoin de s'adresser au roi ne savent pas faire et toute requête est renvoyée pour s'informer à celui contre qui elle est dirigée. Les intérêts collectifs ne peuvent pas s'exprimer. Il faut donc rétablir des représentants et des représentations. Il faut rendre publiques les réclamations contre l'administration comme on le fait des appels judiciaires afin de combattre la séparation entre l'administration et la justice.
Les partisans intéressés du système diront que ce sont les actions de VM elle-même qu'on veut soumettre à la censure publique. Objection redoutable car, en entretenant la clandestinité, les citoyens opprimés... ne savent jamais si ce n'est pas manquer à la puissance suprême que de l'invoquer.
Ecoutez le peuple et, comme Charlemagne, prenez la nation entière comme conseil,  ce sera un traité entre le roi et la nation contre la médiation perverse et destructrice de l'administration.



SIRE,

Votre Cour des Aides vient de réclamer pour elle-même et pour toute la magistrature, contre quelques articles de l'acte de son rétablissement ; mais il lui reste un devoir plus important à remplir : c'est la cause du peuple que nous devons à présent plaider au tribunal de Votre Majesté. Nous devons vous présenter un tableau fidèle des droits et des impositions qui se lèvent dans votre royaume, et qui sont l'objet de la juridiction qui nous est confiée : nous devons faire connaître à Votre Majesté, au commencement de son règne, la vraie situation de ce peuple, dont le spectacle d'une cour brillante ne lui rappelle point le souvenir.
Qui sait même si les témoignages de joie et de tendresse que Votre Majesté a reçus, dans le moment de son avènement, de tous ceux qui ont pu approcher de sa personne, de ce peuple un peu moins malheureux que celui des provinces, ou déjà heureux par ses espérances, ne l'entretiennent pas dans une erreur funeste sur le sort du reste de la nation ?
Cette nation, Sire, a toujours son zèle et son attachement pour ses maîtres, en faisant les plus grands efforts pour maintenir la splendeur de leur trône ; mais au moins faut-il que Votre Majesté sache ce que ces secours immenses coûtent au malheureux peuple.
Cependant l'examen approfondi de tous les impôts serait un travail infini, auquel Votre Majesté ne peut pas se livrer elle-même. Nous présenterons des mémoires particuliers sur chaque objet ; et Votre Majesté pourra en renvoyer la discussion à ceux qu'elle honorera de sa confiance. Mais, dans ce jour, Sire, dans ce jour précieux où nous parlons à Votre Majesté pour être entendus d'elle-même, nous nous bornerons à lui rendre sensibles les causes générales et fondamentales de tous les abus, et à établir des vérités assez simples pour que Votre Majesté puisse s'en convaincre ; qu'elle puisse, pour ainsi dire, s'en pénétrer ; et quand vos intentions seront connues, quand vos instructions auront été données, ce sera à vos ministres à s'y conformer dans l'examen détaillé qui sera fait avec eux des différentes parties. Aucune considération ne doit nous arrêter, Sire, quand nous avons des objets si importants à présenter à Votre Majesté. C'est cependant avec regret que nous nous verrons obligés de porter nos regards sur ce temps malheureux où l'absence des ministres de la justice et le silence des lois ont laissé une libre carrière à l'avidité des financiers et au despotisme des administrateurs.
Votre Majesté a fait cesser les malheurs publics, et nous voudrions que le souvenir en fût entièrement effacé par cet acte éclatant de votre justice.
Si nous n'avions à nous plaindre que de la persécution soufferte par les magistrats, et même si nous n'avions à dénoncer que les infractions faites pendant ces temps de trouble à l'ordre judiciaire, nous penserions que tout étant réparé, tout doit être enseveli dans l'oubli.
Mais il est une importante vérité, Sire, que nous ne pouvons éviter de mettre sous vos yeux sans trahir notre devoir c'est que la prétendue nécessité d'affermir l'autorité souveraine a servi de prétexte à des exactions exercées avec impunité sur vos sujets : Qu'il a été fait une ligue entre les ennemis des tribunaux et ceux qui faisaient gémir le peuple sous le poids des impôts arbitraires ; que ceux-là ont prêté leur appui pour anéantir la magistrature, et leur ministère pour la remplacer et que le prix de ce funeste service a été de livrer le peuple à leur cupidité.
Il nous est douloureux, Sire, d'avoir à vous dénoncer ce système d'oppression dans des jours de clémence.
Mais des lois onéreuses au peuple ont été promulguées dans la forme qu'on regardait alors comme légale, et elles subsistent encore aujourd'hui, puisque Votre Majesté a validé tout ce qui s'était fait pendant l'inaction de la justice.
Nous voyons aussi plusieurs places importantes encore occupées par ceux qui ont abusé de leur pouvoir ; et si de nouveaux abus excitent l'animadversion de la justice, on ne manquera pas de faire valoir, en faveur des coupables, le prétendu mérite de s'être sacrifié pour le maintien de l'autorité royale ; et sous prétexte de les mettre à l'abri de la vengeance de leurs ennemis, on voudra mettre leur administration à l'abri des recherches de la justice.
Il est donc bien important, Sire, d'affranchir Votre Majesté du fardeau d'une reconnaissance si préjudiciable à son peuple, et de lui faire connaître que ceux qui prétendaient travailler pour l'autorité royale, ont réellement et efficacement travaillé pour s'arroger sur tous les ordres de l'Etat un pouvoir exorbitant, et inutile au service de Votre Majesté.
Nous désirerions, Sire, que d'autres que nous pussent vous faire parvenir ces fâcheuses vérités.
Que n'est-il possible que Votre Majesté abandonne aujourd'hui ces funestes maximes de gouvernement, ou plutôt cette politique introduite depuis un siècle par la jalousie des ministres, qui a réduit au silence les ordres de l'Etat, excepté la seule magistrature ! Que n'est-il possible à la nation elle-même de s'expliquer sur ses intérêts les plus chers !
Alors, Sire, avec quelle joie nous remettrions en d'autres mains le soin de vous faire connaître tous les excès auxquels s'est porté ce même ministère qui voulait nous anéantir !
Mais, puisque nous seuls jouissons encore de ce droit antique des Français, de ce droit de parler à nos rois, et de réclamer avec liberté contre l'infraction des lois et des droits nationaux, nous ne devons point user envers nos ennemis d'une générosité qui nous rendrait coupables envers la nation entière.

 [ I. Impôts indirects et Fermes]

Le premier tableau que nous ayons à présenter à Votre Majesté, est celui des droits connus sous le nom de Droits des Fermes.
Nous ne vous annonçons pas, Sire, une vérité nouvelle, en vous disant que ces droits sont moins onéreux par les sommes mêmes que le trésor royal reçoit du peuple, que par les frais de la régie et les gains des fermiers, qui certainement sont trop forts, puisque les ministres du dernier règne ont su en reprendre une partie, non pas pour le profit de Votre Majesté, mais pour en gratifier leurs favoris.
Cette vérité qui est dans la bouche du public entier, ne peut pas être ignorée de Votre Majesté.
Elle sait aussi qu'indépendamment des sommes d'argent tirées de ses sujets, l'Etat est privé, par les droits des fermes, d'une multitude de citoyens, les uns employés à faire la fraude, les autres à l'empêcher. Eh ! quels citoyens ? Ceux précisément qui pourraient être les plus utiles, les uns par la force du corps et le courage, les autres par l'Industrie et l'activité ; car il est notoire que le métier de commis, et peut-être même le métier de fraudeur, malgré ses risques, valent mieux que le métier de soldat ; et que les places de finances procurent à ceux qui les obtiennent des avantages plus certains et plus considérables que l'agriculture, le commerce et les manufactures ; qu'il ne reste donc dans ces professions utiles que ceux qui n'ont pas eu assez de bonheur ou de talent pour parvenir à la finance,
Votre Majesté n'ignore pas non plus qu'outre les droits payés sur chaque denrée, il en est dont la production est défendue ou gênée dans le royaume pour l'intérêt de la ferme ; que tel est le tabac, dont la culture est interdite à vos sujets, pendant qu'il s'en achète tous les ans de l'étranger pour plusieurs millions ; que tel aussi est aujourd'hui le sel, denrée d'un bien plus grand prix, et un des dons les plus précieux que la nature ait faits à la France, si la main du financier ne repoussait sans cesse ce présent que la mer ne cesse d'apporter sur nos côtes ; qu'il est des parages où la fabrication du sel n'est permise qu'à quelques privilégiés, et que les commis de la ferme assemblent les paysans, dans certains temps de l'année, pour submerger celui que la mer a déposé sur le rivage ; que sur d'autres côtes la fabrication du sel, permise en apparence, est cependant assujettie à de telles contraintes que le fermier peut ruiner, et ruine réellement, celui qui l'entreprend contre son gré ; que presque partout l'excès du prix du sel prive le peuple de l'avantage qu'il pourrait tirer de cette précieuse denrée pour les salaisons, pour la nourriture et la conservation des bestiaux, et pour une infinité d'arts utiles, même pour l'engrais des terres.
Votre Majesté sait aussi que les autres droits sur les denrées nuisent tous à la production et au commerce ; que la France produirait plus de vins sans les droits d'aides ; qu'il s'y fabriquerait plus de marchandises sans les droits de traite. Le détail de ces privations serait infini ; et nous reconnaissons, Sire, que nous ne pourrions vous en donner un tableau complet, car chaque jour nous en apprend de nouvelles ; mais cette esquisse suffit pour faire connaître le tort que les droits des fermes font à votre royaume, indépendamment des sommes que le peuple paye pour le gain des fermiers, et pour les frais de régie.
Il n'est pas possible non plus que Votre Majesté ne soit pas instruite de la rigueur des lois pénales prononcées contre la contrebande. Elle sait que ceux qui se rendent coupables de ce délit, ne sont quelquefois point habitués à le regarder comme un crime ; qu'il y a des provinces entières où les enfants y sont élevés par leurs pères, n'ont jamais acquis d'autre industrie, et ne connaissent d'autres moyens pour subsister ; et que quand ces malheureux sont pris, ils subissent le genre de captivité destiné aux grands crimes, et quelquefois la mort. Nous ne doutons pas que Votre Majesté ne soit attendrie au récit de ces cruautés, et qu'elle n'ait demandé comment, dans l'origine, on a pu prononcer la peine de mort contre des citoyens pour un intérêt de finance.
Mais il est encore une autre tyrannie dont il est possible que Votre Majesté n'ait jamais entendu parler, parce qu'elle n'offre point un spectacle si cruel, et qui cependant n'est pas moins insupportable au peuple, parce qu'elle est sentie par tous les citoyens du dernier état, par ceux qui vivent tranquillement de leur travail et de leur commerce : elle consiste en ce que chaque homme du peuple est obligé de souffrir journellement les caprices, les hauteurs, les insultes même des suppôts de la ferme. On n'a jamais fait assez d'attention à ce genre de vexations, parce qu'elles ne sont éprouvées que par des gens obscurs et inconnus. En effet, si quelques commis manquent d'égards pour des personnes considérées, les chefs de la finance s'empressent de désavouer leurs subalternes, et de donner satisfaction ; et c'est précisément par ces égards pour les grands, que la finance a eu l'art d'assujettir à un despotisme sans bornes et sans frein tous les hommes sans protection. Or la classe des hommes sans protection est certainement la plus nombreuse dans votre royaume ; et ceux qui ne paraissent protégés par personne, sont ceux qui ont plus ce droit à la protection immédiate de Votre Majesté.
Il est donc de notre devoir de développer à Votre Majesté les vraies causes de cette servitude à laquelle le peuple est soumis dans toutes les provinces. Cette cause est, Sire, dans la nature du pouvoir que les préposés de la ferme ont en main ; pouvoir arbitraire à beaucoup d'égards, et avec lequel par conséquent il leur est trop aisé de se rendre redoutables.
Premièrement, le Code de la Ferme générale est immense et n'est recueilli nulle part. C'est une science occulte que personne, excepté les financiers, n'a étudié ni pu étudier. En sorte que le particulier à qui on fait un procès, ne peut ni connaître par lui-même la loi à laquelle il est assujetti, ni consulter qui que ce soit : il faut qu'il s'en rapporte à ce commis même, son adversaire et son persécuteur.
Comment veut-on qu'un laboureur, un artisan, ne tremble pas, ne s'humilie pas sans cesse devant un ennemi qui a contre lui de si terribles armes?
D'autre part, les lois de la ferme ne sont pas seulement inconnues, elles sont aussi quelquefois incertaines. Il y a beaucoup de droits douteux que le fermier essaie d'exercer suivant les circonstances. On conçoit que les employés de la ferme font ces essais par préférence sur ceux qui ont le malheur de leur déplaire ; on conçoit aussi qu'on ne les fait jamais que sur ceux qui n'ont pas assez de crédit pour se défendre. Enfin il est d'autres lois malheureusement trop certaines, mais dont l'exécution littérale est impossible par l'excès de leur rigueur. Le fermier les a obtenues, sachant très-bien qu'il ne les fera pas exécuter ; et il s'est réservé d'en dispenser quand il le voudra, mais à condition que cette dispense, sans laquelle le particulier redevable des droits sera ruiné, serait une faveur accordée arbitrairement ou par lui, ou par ses préposés.
Tel est un des systèmes favoris de la finance, qu'il faut absolument dévoiler à Votre Majesté. Oui, Sire, on a entendu le financier dire au citoyen : Il faut que la Ferme ait des grâces à vous accorder et à vous refuser ; il faut que vous soyez obligé de les lui venir demander. Ce qui est dire en termes équivalents : Ce n'est pas assez d'apporter votre argent pour satisfaire notre avidité, il faut satisfaire par des bassesses l'insolence de nos commis. Or , quand il serait vrai que l'avidité du fermier tournât au profit du roi, il est certain au moins que l'insolence de cette multitude de commis qui inondent les provinces, lui est absolument inutile.
Nous nous sommes plus étendus, Sire, sur les abus de ce genre, que sur les autres, soit parce qu'ils ne sont pas assez connus, soit parce que nous croyons qu'il est impossible d'y remédier sans porter obstacle aux recouvrements. Enfin, Sire, nous croyons qu'on n'a jamais mis sous vos yeux les moyens employés par la Ferme générale pour réussir dans ses contestations contre les particuliers.
Le premier de ces moyens, Sire, il ne faut pas se le dissimuler, est de n'avoir point de juge, ou ce qui est à peu près la même chose, de n'avoir pour juge que le tribunal d'un seul homme.
Les Cours des Aides et les Tribunaux qui y ressortissent sont, par leur institution, juges de tous les impôts ; mais la plus grande partie de ces affaires ont été évoquées, et sont renvoyées devant un seul commissaire du Conseil, qui est l'intendant de chaque province et, par appel, au Conseil de finance, c'est-à-dire à un conseil qui réellement ne se tient ni en présence de Votre Majesté, ni sous les yeux du chef de la justice, auquel n'assistent ni les conseillers d'Etat, ni les maîtres des requêtes, et qui n'est composé que d'un contrôleur général et d'un seul intendant des finances ; où par conséquent l'intendant des finances est presque toujours le seul juge car il est rare qu'un contrôleur général ait le temps de s'occuper des affaires contentieuses.
Nous rendons justice, Sire, avec tout le public, aux magistrats qui occupent à présent ces places ; mais les vertus personnelles d'un homme mortel ne doivent point nous rassurer sur les effets d'une administration permanente.
Ce que nous déférons à Votre Majesté, est un système de justice arbitraire sous lequel le peuple gémit depuis un siècle, et gémirait sans cesse, si on ne réclamait que dans le temps où le pouvoir est dans la main de ceux qui veulent en abuser. Il faut donc profiter du moment heureux où la justice de Votre Majesté a présidé à tous ses choix, pour établir en présence de Votre Majesté et de ses ministres, la maxime incontestable, que ce n'est point donner des juges au peuple que de ne lui donner que le tribunal d'un seul homme. Or, pour tous les genres d'affaires qui ont été enlevées par des évocations à la justice réglée, ce tribunal d'un seul homme est le seul qui ait été donné au peuple. Dans les provinces, c'est l'intendant qui prononce sur le sort des citoyens, seul dans son cabinet, et souvent dans son travail avec le directeur des fermes ; et à Paris, où se jugent les appels, c'est encore l'intendant des finances qui statue irrévocablement, seul dans son cabinet, et souvent dans son travail avec le fermier général ; et sur cela, Sire, nous croyons pouvoir interpeller la bonne foi de ceux mêmes à qui ce pouvoir exorbitant est confié : c'est à eux que nous demandons s'il n'est pas vrai que cette justice arbitraire soit la seule qu'on rende à vos sujets dans toutes les matières évoquées.
Ajoutons que dans celles qui ne sont pas encore évoquées, et où le recours à la justice réglée semble encore permis, le fermier général a trouvé le moyen de rendre ce recours illusoire, et que ce n'est pour le malheureux peuple qu'une occasion de faire des frais inutiles, par l'usage introduit de porter les requêtes en cassation contre les arrêts des Cours des Aides, au Conseil des finances, c'est-à-dire toujours à ce tribunal composé du seul contrôleur général et du seul intendant des finances. Car, d'une part, les fermiers soutiennent que dans le Conseil le mal jugé doit être un moyen de cassation lorsqu'il s'agit des droits du roi, et que tous les droits qui leur sont affermés doivent jouir de ce privilège. D'autre part, on a établi au Conseil des finances une jurisprudence sur les cassations absolument contraire aux lois certaines et constamment observées dans le vrai Conseil de Votre Majesté : c'est qu'en cassant un arrêt de Cour souveraine, on juge le fond sans le renvoyer à un autre tribunal. Dès lors il ne reste plus de différence entre la requête en cassation présentée à votre Conseil, et l'appel interjeté à un juge supérieur ; et le recours au Conseil n'est qu'un degré de juridiction de plus.
Tel est donc l'ordre des juridictions pour tous les droits des fermes. Sur les objets évoqués, comme le contrôle et les francs-fiefs, on se pourvoit d'abord devant la seule personne de l'intendant de la province, ensuite devant la seule personne de l'intendant des finances ; et sur les objets non évoqués comme les aides, on se pourvoit d'abord en l'Election, ensuite à la Cour des Aides, mais toujours, à la fin, devant la seule personne de l'intendant des finances.
Nous savons qu'on donne des motifs plausibles de ces évocations et de ces attributions. On dira à Votre Majesté qu'on a voulu épargner aux fermiers et à leurs adversaires les frais et la longueur de la justice réglée, et qu'on a voulu aussi éviter une partialité que les financiers prétendent toujours avoir éprouvée de la part des juges ordinaires. On vous expliquera même la cause de cette prétendue partialité, en avouant que les droits sont si rigoureux, et les règlements pour la régie sont si contraires à l'ordre judiciaire commun, que ces règlements ne peuvent être bien observés que par des juges qui, étant bien initiés dans l'administration, ont senti la nécessité de les faire exécuter.
Mais si le premier de ces motifs était sincère, on aurait proposé aux Cours des Aides d'enregistrer des lois qui établissent une procédure abrégée et sans frais : lois que ces Cours adopteraient avec empressement, mais qu'on ne leur a jamais proposées, parce qu'on n'a pas voulu perdre des prétextes d'évocation. Et, quant au reproche de partialité, s'il était vrai qu'on n'eût eu d'autres intentions que de donner aux fermiers des juges initiés dans l'administration, les appels des intendants et les requêtes en cassation se porteraient au vrai Conseil de Votre Majesté, qui est composé de magistrats qui ont administré les provinces, et non pas au seul contrôleur général et au seul intendant des finances.
Il faut donc avouer que le vrai motif des évocations, la vraie intention du gouvernement, est de ne donner d'autres juges au fermier pour tous ces procès, que le ministre et les administrateurs des finances, c'est-à-dire, qu'on a voulu que le fermier fût son juge à lui-même, et celui de tout le public, toutes les fois qu'il aurait un crédit prépondérant dans les bureaux.
Nous n'entrerons point, Sire, dans le détail de toutes ces évocations, parce que l'énumération en serait infinie, et que nous nous faisons quelque peine d'insister trop longtemps sur cet objet qui nous est personnel, puisqu'il intéresse notre juridiction. D'ailleurs, il nous serait impossible de donner des preuves de la plupart des abus qu'entraîne cette administration, parce que ces affaires n'étant portées à aucun tribunal réglé, l'abus le plus constaté par la notoriété publique ne l'est par aucune pièce juridique ; mais Votre Majesté suppléera aisément, à cet égard, aux remontrances des Cours, en écoutant le témoignage universel du public. C'est par-là qu'elle apprendra jusqu'à quel point les financiers ont abusé de leur pouvoir arbitraire dans la régie de tous les droits compris dans le bail des fermes, sous le nom de domaine, qui sont tous enlevés à la connaissance de la justice réglée.

Elle saura que ceux qu'on nomme droits de contrôle, d'insinuation, de centième denier, droits qui portent sur tous les actes passés entre les citoyens, s'arbitrent suivant la fantaisie du fermier ou de ses préposés ; que les prétendues lois en cette matière sont si obscures et si incomplètes, que celui qui paye ne peut jamais savoir ce qu'il doit ; que souvent le préposé ne ne le sait pas mieux, et qu'on se permet des interprétations plus ou moins rigoureuses, selon que le préposé est plus ou moins avide, et qu'il est notoire que tous ces droits ont eu sous un fermier une extension qu'ils n'avaient pas eue sous les autres ; d'où il résulte évidemment que le fermier est le législateur souverain dans les matières qui sont l'objet de son intérêt personnel : abus intolérable, et qui ne se serait jamais introduit, si ces droits étaient soumis à un tribunal quel qu'il fût : car quand on sait qu'on aura des juges, il faut bien avoir des lois fixes et certaines.
Votre Majesté saura que dans les derniers temps ces extensions ont été portées à un tel excès, que, pour s'y soustraire, les particuliers sont réduits à faire des actes sous signature privée plutôt que par devant notaires, et que dans les cas où il est indispensable de contracter en forme authentique, on exige souvent des rédacteurs d'altérer les actes par des clauses obscures ou équivoques, qui donnent ensuite lieu à des discussions interminables : en sorte qu'un impôt établi sous le spécieux prétexte d'augmenter l'authenticité des actes et de prévenir les procès, force au contraire vos sujets à renoncer souvent aux actes publics, et les entraîne dans des procès qui sont la ruine de toutes les familles.

Quant au droit de franc-fief, qui est aussi nommé droit domanial, c'est une finance qui s'exige des roturiers ou non nobles, pour les fiefs qu'ils possèdent; et ce droit a été aussi soumis à la justice arbitraire.
Ce droit est une année de revenu qu'on fait payer tous les vingt ans pour jouir tranquillement dans les dix-neuf autres années.
Mais quand il y a mutation pendant les vingt ans, on fait payer le droit entier au nouvel acquéreur, sans accorder à l'ancien aucune indemnité pour les années pendant lesquelles il devait jouir ; usage qui est peut-être aujourd'hui consacré par quelque règlement, mais qui certainement a été dans l'origine une concussion.
Votre Majesté saura aussi qu'on a ajouté huit sous pour livre à un droit qui est de la totalité du revenu ; qu'on fait l'évaluation des biens sans déduction des frais, et bien d'autres injustices de détail. Mais ce qui étonnera le plus Votre Majesté, sera d'apprendre que, sous prétexte du payement de ce droit, le fermier général fait juger aujourd'hui par la justice arbitraire la question d'état la plus intéressante, celle de la noblesse.
On a attribué aux intendants la connaissance des contestations sur les francs-fiefs, comme sur le contrôle et autres droits semblables ; c'est-à-dire, qu'on a voulu les constituer juges de l'exécution de la loi bursale, de la quotité du droit pour le franc-fief, et à présent, quand le particulier soutient qu'il n'en doit aucun parce qu'il est noble, et qu'il plaît au fermier de contester sa noblesse, on veut que cette contestation soit portée au même tribunal : en sorte que le gentilhomme dépend du jugement d'un seul homme pour jouir de l'état qui lui a été transmis par ses ancêtres.
Il est aisé de concevoir jusqu'où ont dû être portés les abus d'une telle justice ; et Votre Majesté en sera plus convaincue par des faits que la notoriété publique pourra lui apprendre.
Elle saura, par exemple, qu'en 1725 le feu roi avait exigé de tous ceux qui avaient été anoblis sous le règne précédent, un droit de confirmation à cause de son avènement à la couronne ; mais que la loi n'avait pas prononcé la peine de déchéance contre ceux par qui ce droit n'aurait pas été payé ; que cette déchéance a depuis été prononcée par des arrêts du Conseil non revêtus de lettres-patentes, comme si on pouvait être condamné à perdre son état d'après des arrêts qui n'ont point le caractère de lois enregistrées : qu'enfin ces arrêts, dont le dernier est de l'année 1730, avaient toujours été réputés purement comminatoires, et que les fermiers-généraux eux mêmes avaient avoué publiquement qu'ils n'avaient jamais été exécutés. En effet, l'exécution en paraissait impossible, parce qu'il répugne à tous les principes de punir la faute de n'avoir pas payé une taxe par la déchéance de la noblesse, peine infamante à laquelle on ne condamne jamais que ceux qui sont convaincus de crimes capitaux ; et qu'il est encore moins possible de faire tomber cette peine sur les enfants de celui qui n'a pas payé, de déclarer déchus de la noblesse des citoyens qui l'ont reçue avec la naissance, et ont toujours vécu conformément à cet état, parce que leur père a négligé autrefois de satisfaire à une loi bursale dont il n'a peut-être pas eu connaissance.
Ce sont là de ces rigueurs auxquelles tout le monde se refuse : la justice, ainsi que l'humanité, ne permettent jamais l'exécution littérale de semblables lois : voilà pourquoi cet arrêt du Conseil de 1730, et tant d'autres lois du même genre, sont restés sans effet. Mais telle est, Sire, la nature du pouvoir arbitraire, que la justice et l'humanité elle-même perdent tous leurs droits quand un seul homme est sourd à leurs voix. Il s'est trouvé un fermier qui a voulu faire revivre cet arrêt de 1730, oublié depuis qu'il existe, et un ministre qui lui a abandonné toutes les familles qui n'avaient pas payé le droit de confirmation.
Ainsi celui dont le père ou l'aïeul ont obtenu l'anoblissement le plus glorieux pour le prix de leur sang et de leurs services, et qui ayant, à leur exemple, passé sa vie dans la dispendieuse profession des armes, ne s'est pas trouvé en état de payer la taxe, pourra aujourd'hui être déchu des droits de la noblesse, quoiqu'il en ait rempli les devoirs ; et sa famille sera reléguée par l'impitoyable financier dans la classe des roturiers, tandis que peut-être ce financier lui-même, anobli par une charge vénale, jouira des mêmes privilèges que la plus haute noblesse.
Votre Majesté voit, par cet exemple, jusqu'à quel point un ministre dur a pu abuser des évocations autrefois trop légèrement accordées ; et elle croira aisément qu'on ne s'en est pas tenu à abuser des anciennes, et que, surtout pendant l'absence de la magistrature, on a profité des malheurs publics pour soumettre de nouveaux genres d'affaires au pouvoir arbitraire sans craindre aucunes réclamations.

Nous donnerons pour exemple les visites domiciliaires qui se font pour la recherche du tabac de contrebande.
Le prix excessif qu'on a mis au tabac a donné, depuis quelques années un tel attrait à la fraude, que pour l'empêcher on a employé des moyens qui tous les jours deviennent plus violents, et cependant sont toujours inutiles. Les fermiers-généraux ont obtenu de ces lois qui exciteraient une guerre intestine dans le royaume si on voulait les faire exécuter littéralement : leurs commis sont autorisés à faire les visites les plus sévères dans toutes les maisons indistinctement, et sans aucune exception, sans respect pour le rang, pour la naissance, pour les dignités. De semblables lois avaient déjà été obtenues par les Fermiers en différents temps, et pour différents objets ; mais il existait toujours un frein contre l'excès de l'abus, c'est celui de la justice réglée, qui peut sévir contre le commis qui abuse du droit que lui a donné la toi. Aujourd'hui ce frein n'existe plus ; le dernier ministère a saisi le moment de l'absence de la Cour des Aides pour enlever ce genre d'affaires à la justice réglée, et l'attribuer à des commissaires du Conseil.

 Il est, Sire, bien d'autres évocations semblables : on pourrait citer celle des droits sur les cartes, celles des droits de la caisse de Poissy, et tant d'autres. Nous n'avons voulu en donner à Votre Majesté que quelques exemples ; le reste est réservé pour les mémoires particuliers. Quand la totalité aura été mise sous les yeux de Votre Majesté et de ses ministres, nous espérons, Sire, qu'eux-mêmes reconnaîtront la nécessité de ne les pas laisser subsister.  
Il semble cependant que le fermier général aurait pu se dispenser d'employer tant de moyens illégaux pour se soustraire à la justice réglée, quand on considère les moyens légaux qui lui ont été donnés pour réussir contre ses adversaires, dans quelque justice que ce soit. Ces moyens sont tels qu'il n'est plus permis aux juges de chercher où est la vérité, ni où est la justice, et qu'ils sont presque toujours forcés de juger d'après des pièces qui, aux yeux de la raison, seraient légitimement suspectes.
C'est ce que Votre Majesté va voir clairement, quand nous lui aurons exposé par quelle voie le fermier découvre et constate les fraudes ; car c'est à la découverte de la fraude que tendent presque tous ses procès.

Nous allons être obligés, Sire, de vous entretenir du détail fastidieux d'une guerre continuelle qui se fait entre les deux espèces d'hommes les plus méprisables; d'une part, des contrebandiers, et de l'autre, des espions ; mais comme c'est le peuple innocent qui en souffre, et que ce tableau peut faire impression à Votre Majesté, nous ne croyons pas devoir le lui épargner.
Les moyens de découvrir la fraude se réduisent aux procès-verbaux des commis, et à la déclaration.
Quant aux procès-verbaux des commis, voici ce que la loi a établi : le fermier-général a droit d'exercer, par le ministère de ses commis, et avec quelques formalités de justice, les plus rigoureuses recherches dans les chemins, et souvent jusque dans les maisons des particuliers.
Si dans ces visites les commis croient avoir trouvé une fraude, ils en dressent procès-verbal ; et sur ce procès-verbal, signé de deux commis, les faits sont regardés comme constants, et la fraude comme prouvée.
Si le particulier accusé de fraude par le procès-verbal prétend que les commis sont calomniateurs, il ne peut le soutenir en justice qu'en souscrivant en faux ; et il est nécessaire d'expliquer à Votre Majesté ce que c'est qu'une inscription de faux.
Il ne suffit pas à l'accusé de prétendre que les faits allégués contre lui sont dénués de preuve ; il faut qu'il prouve directement le contraire. Or, cette preuve, par sa nature, est le plus souvent impossible. Comment prouver un fait négatif ? Comment prouver aux commis la fausseté des faits par eux allégués, quand tout s'est passé dans l'intérieur d'une maison, sans autre témoin que l'accusé et les commis eux-mêmes ?
De plus, les formalités prescrites pour l'inscription de faux sont d'un détail infini, et l'omission d'une seule prive l'accusé de la juste défense.
De plus, il faut, pour être admis à s'inscrire en faux, consigner une amende que la plupart des gens du peuple sont hors d'état de payer.
De plus, on ne leur donne qu'un temps très-court pour se déterminer, c'est-à-dire pour consulter des gens de lois, pour chercher des preuves juridiques, pour emprunter l'argent nécessaire pour la consignation.
Il est donc vrai, il est évident, il est reconnu qu'un homme du peuple n'a aucun moyen possible pour se pourvoir contre des procès-verbaux signés de deux commis.
On a souvent vu qu'un de ces commis ne savait ni lire ni écrire : on lui avait seulement appris à former les caractères de son nom. Les fermiers-généraux ont soin d'en avoir un par brigade qui sache écrire : c'est celui là qui rédige le procès verbal ; un de ses camarades le signe ; et il ne leur paraissait pas nécessaire que celui-là sut lire ce qu'on lui donnait à signer.
Votre Cour des Aides, informée de cet abus quelque temps avant la dispersion de la magistrature, rendit un arrêt de règlement qui défendit aux commis qui ne savaient pas lire de signer les procès-verbaux. Les fermiers généraux osèrent s'en plaindre, comme d'un règlement qui rendait leur régie impossible ; et nous croyons, Sire, que pendant l'absence de la Cour des Aides, cet arrêt à été mal exécuté.
Mais il est un autre abus auquel la Cour des Aides ne peut pas remédier par son autorité, parce qu'il consiste dans une convention secrète entre le fermier et ses commis : convention expressément défendue par les ordonnances, mais dont on ne peut jamais avoir de preuves juridiques.
Il est notoire que, malgré la défense de la loi, le fermier promet à ses commis une part dans les amendes auxquelles ils font condamner les particuliers par leurs procès-verbaux, et que c'est là une partie de leur solde.
Ainsi la fraude est réputée prouvée contre un citoyen par la seule affirmation de deux hommes qui, non seulement sont aux gages du fermier-général son adversaire, mais attendent un salaire proportionné à la somme à laquelle ce citoyen sera condamné.
Telle est la voie juridique pour constater la fraude par les procès-verbaux. Mais il fallait aussi aux fermiers des moyens pour découvrir où elle peut être, et pour diriger les démarches de leurs commis. C'est pour y parvenir qu'on a voulu qu'il put se trouver dans chaque société de marchands, dans chaque maison, dans chaque famille, un délateur qui avertît le financier qu'en tel lieu et en telle occasion il y aura une prise à faire. Ce délateur ne se montre point ; mais les commis, avertis par lui, vont surprendre celui qui a été dénoncé et acquièrent la preuve, ou plutôt se la fabriquent eux-mêmes par leur procès-verbal. Quand un avis a réussi, il est donné une récompense au dénonciateur, c'est à-dire, à un complice, à un associé, à un commensal, à la femme qui a dénoncé son mari, au fils qui a dénoncé son père.
Daignez, Sire, réfléchir un instant sur le tableau de la régie des fermes.
Par la foi accordée aux procès-verbaux, le prix est continuellement mis au parjure ; par les délations, c'est à la trahison domestique qu'on promet récompense.

Tels sont les moyens par lesquels plus de cent cinquante millions arrivent tous les ans dans les coffres de Votre Majesté.
Ce n'est point à nous, Sire, de vous indiquer d'autres impôts qui puissent remplacer ce produit immense : ce n'est pas même à nous à examiner si les seules ressources de l'économie pourraient y suppléer.
Il est cependant nécessaire de venir au secours d'un peuple opprimé par cette monstrueuse régie ; et s'il est vrai que l'économie seule ne suffise pas pour que Votre Majesté puisse renoncer au produit entier de ses fermes, il est au moins bien des adoucissements qu'on pourrait apporter aux malheurs publics, si la diminution des dépenses permettait le sacrifice d'une portion des revenus. Voilà pourquoi nous avons dû mettre sous vos yeux le terrible spectacle du plus beau royaume de l'univers gémissant sons une tyrannie qui fait tous les jours de nouveaux progrès.
On loue, Sire, et on implore en même temps votre bienfaisance ; mais nous, défenseurs du peuple, c'est votre justice que nous devons invoquer ; et nous savons que presque tous les sentiments dont l'âme d'un roi est susceptible, l'amour de la gloire, celui des plaisirs, l'amitié même, le désir si naturel à un grand prince de rendre heureux ceux qui approchent de lui, sont des obstacles perpétuels à la justice rigoureuse qu'il doit à ses peuples, parce que ce n'est qu'aux dépens du peuple qu'un roi est vainqueur de ses ennemis, magnifique dans sa Cour, et bienfaisant envers ceux qui l'environnent.
Et si la France, et peut-être l'Europe entière, est accablée sous le poids des impôts ; si la rivalité des puissances les a entraînées à l'envi dans des dépenses énormes qui ont rendu ces impôts nécessaires ; et si ces dépenses sont encore doublées par une dette nationale immense, contractée sous d'autres règnes ; il faut que Votre Majesté se souvienne que vos ancêtres ont été couverts de gloire, mais que cette gloire est encore payée par les générations présentes ; qu'ils captivèrent les cœurs par leur libéralité, qu'ils étonnèrent l'Europe par leur magnificence, mais que cette magnificence et cette libéralité ont fait créer les impôts et les dettes qui existent encore aujourd'hui.
Il faut aussi que Votre Majesté se rappelle sans cesse que le vertueux Louis XII, malgré sa passion pour la guerre, ne se crut jamais permis, d'employer les moyens qui auraient été onéreux à ses sujets, et que malgré la bonté qui était sa vertu caractéristique, il eut le courage de s'exposer aux reproches d'avarice de la part de ses courtisans parce qu'il savait que si l'économie d'un roi peut être censurée par quelques hommes frivoles ou avides, sa prodigalité fait couler les larmes d'une nation entière.
Cette grande vérité, Sire, est aujourd'hui reconnue de toutes les nations à qui l'expérience de bien des siècles a appris à ne demander à leurs rois que les vertus qui feront le bonheur des hommes : et si, à votre avènement, toute la France a fait éclater, par ses acclamations, son amour pour le sang de ses maîtres, la sévérité de notre ministère, Sire, nous oblige de vous avouer qu'une partie de ces transports était aussi due à l'opinion qu'on a conçue de Votre Majesté, dès ses plus tendres années, et à l'espérance qu'une sage économie ferait bientôt diminuer les charges publiques.
Cependant, Sire, tandis que cette économie vous est demandée par les vœux universels de toute la nation, ceux qui ne font consister la grandeur souveraine que dans 1e faste, sont toujours ceux qui approchent le plus près du trône : et pendant que le misérable à qui la dureté des impôts arrache la subsistance est éloigné de vos regards, les objets de votre bienfaisance et de votre magnificence sont continuellement sous vos yeux. Il a donc fallu leur opposer le tableau effrayant, mais non exagéré, de la situation des peuples.
Puisse-t-il vous être toujours présent, Sire ! s'il l'eût été aux rois vos prédécesseurs, Votre Majesté pourrait suivre aujourd'hui les sentiments de son cœur : et quand on lui fait connaître que l'humanité répugne à la rigueur des lois bursales établies dans son royaume, elle ne balancerait pas à les révoquer, et ne serait pas arrêtée par cette nécessité de payer les dettes de l'Etat, qui fait sans cesse obstacle à la réformation des abus les plus odieux.
Au reste, Sire, sans entreprendre de proposer à Votre Majesté cette réformation générale des droits des fermes, il pourra vous être présenté sur plusieurs parties des mémoires particuliers qui seront discutés avec vos ministres ; car il n'est pas possible que Votre Majesté entre elle-même dans le détail de tout ce qui a été inventé par les fermiers généraux pour faire payer les droits, et par les fraudeurs pour s'y soustraire.
Mais ce que nous pouvons demander à présent à Votre Majesté elle-même, c'est de faire examiner les extensions de tous les droits, faites sous le dernier ministère, et les évocations accordées avec une profusion dont il n'y avait pas d'exemple.
Vous nous avez ordonné, Sire, de nous soumettre sans examen à tout ce qui a reçu le caractère de loi pendant que nous étions éloignés de nos fonctions, et qu'une force majeure nous a empêchés de veiller aux droits et aux intérêts du peuple : il est donc nécessaire que Votre Majesté elle-même daigne en prendre le soin ; et dans l'examen qu'elle fera faire, nous la supplions de faire distinguer avec grande attention ce qui est réellement utile à la perception, de ce qui n'a été introduit que par la complaisance aveugle du ministère pour les financiers, et pour satisfaire leur despotisme.
Il est juste surtout que Votre Majesté fasse retrancher de ces nouvelles lois tout ce qui établit une justice arbitraire. Nous convenons que puisqu'il faut percevoir des droits excessifs, il faut être soumis à des lois rigoureuses; mais au moins, faut-il que ce soient des lois précises : car aucun motif, aucune considération, aucun intérêt, ne peuvent autoriser Votre Majesté à faire dépendre le sort du peuple de l'avidité du fermier, ou du caprice l'administrateur. 

Enfin, Sire, quoique notre fonction ne soit point de vous donner des projets, et que sous devions éviter surtout de nous livrer à des systèmes incertains, il est cependant une vérité si importante, si évidente, et tellement faite pour être sentie par Votre Majesté elle-même, que nous nous croyons obligés de la mettre sous vos yeux : c'est qu'il y aurait un avantage certain pour Votre Majesté, et immense pour le peuple, à simplifier les droits qui existent, et les lois qui en assurent la perception.
Nous avons déjà observé que la procédure établie pour les fermes est un code effrayant par son immensité : or, il n'est aucun homme versé, soit dans la jurisprudence, soit dans l'administration, qui n'atteste qu'il n'y a bonnes lois que dans les lois simples.
Si on considère les droits dont la perception a donné lieu à ce code, on verra que ces droits mis sur chaque denrée sont différents, suivant le genre de commerce qui s'en fait, suivant les lieux où ils se perçoivent, suivant la qualité des personnes. La fraude, toujours active et toujours industrieuse, en profite et se fait jour, pour ainsi dire, à travers les sinuosités de la loi. La finance invente tous les jours de nouveaux moyens pour la poursuivre et ces moyens employés contre les fraudeurs gênent tous les citoyens dans la propriété de leurs biens, et dans la liberté de leurs personnes.
C'est ce qui a fait multiplier à l'infini ces commis qui portent une curiosité si importune sur toutes les actions de la vie ; c'est ce qui a fait accorder aux financiers le droit de visiter les marchandises, d'entrer jusques dans les maisons, de violer le secret des familles ; c'est aussi cette inégalité des droits perçus dans les différents pays qui a obligé les rois vos prédécesseurs à couper leur royaume dans tous les sens, par des lignes qu'il faut faire garder, comme autant de frontières, par une armée innombrable de commis.
Voilà, Sire, à quoi on remédierait en simplifiant les droits ; les fermiers de Votre Majesté y gagneraient une grande partie des frais de régie, et la contrebande deviendrait aussi plus difficile : car rien ne la favorise autant que la complication des droits et l'obscurité des règlements ; et le peuple en retirerait l'avantage d'être moins tourmenté par les recherches, qui ne sont nulle part plus incommodes que dans les pays que l'on regarde comme sujets à la fraude, et nommément dans les limites de ce qu'on appelle le pays des cinq grosses fermes, le pays d'aides, le pays des grandes gabelles, etc.
Cependant, Sire, nous ne prétendons pas dire à Votre Majesté que cette simplification soit un ouvrage facile. On voit avec évidence, dans la spéculation, qu'elle est possible, et qu'elle sera très-utile à l'Etat ; mais pour y procéder, il faut connaître dans le plus grand détail, non seulement le produit de chaque droit dans chaque territoire, mais la vraie source de ce produit, et prévoir avec justesse quelle augmentation ou quelle diminution chaque changement apportera dans le recouvrement. Ce n'est pas seulement le produit actuel qu'il faut connaître, mais le produit passible. Il faut calculer non seulement les intérêts de la ferme, mais ceux du cultivateur, du fabricateur, du commerçant et du consommateur de chaque denrée.
Nous osons cependant assurer Votre Majesté que ce travail peut se faire, malgré toutes ces difficultés. Il existe certainement des matériaux immenses, et dans les registres de la ferme générale, et dans les bureaux des ministres et des intendants des finances, et même chez beaucoup de commerçants : il n'est question que de déterminer par qui et comment ils seront employés.
Sera-ce les fermiers-généraux eux-mêmes qu'on chargera de ce travail ? C'est ce qu'on a voulu faire plus d'une fois, Sire. C'est à eux qu'on a demandé des projets ; mais nous devons avertir Votre Majesté qu'en même temps que la simplification des droits est avantageuse à la ferme, les plus habiles fermiers ont en cela un intérêt personnel contraire à celui de la ferme, parce que la science qu'on rendra inutile est celle qu'ils ont acquise avec de grands travaux, et que par cette science profonde, et la complication de la machine qu'ils font mouvoir, ils se sont rendus nécessaires au gouvernement, et font tous les jours la loi aux ministres.
D'ailleurs, peut-on douter que les financiers, érigés en législateurs, n'ajoutent à la rigueur des droits tout ce qui servira à cimenter ce despotisme intolérable et inutile au service de Votre Majesté, auquel ils ont déjà asservi la nation ?
Il faut certainement consulter tous les fermiers-généraux ; et malgré l'observation que nous venons de faire à Votre Majesté, on en a déjà vu qui ont montré assez d'amour pour le bien public pour y sacrifier tous les intérêts et tous les préjuges de leur état : et cependant, en les consultant, il ne faut jamais oublier en quoi leur intérêt est contraire à celui du peuple et à celui de Votre Majesté.
Vous avez beaucoup, Sire, à attendre dans ce détail, du zèle et des lumières des Magistrats chargés de l'administration de vos finances ; nous croyons même qu'il est important qu'il soit fait sous leur direction.
Mais sera-ce par eux mêmes ? Un travail si étendu peut-il être fait par un seul homme ? et cet homme peut-il être celui dont le temps est déjà consommé par le courant des affaires journalières de son administration ?
Ils emploieront sans doute des coopérateurs : mais si c'est un bureau attaché à la seule personne du magistrat, on tombera toujours dans les inconvénients déjà si souvent éprouvés, d'être dans la dépendance d'un seul homme pour défenseur du peuple contre tous les efforts réunis de toute la finance ; à quoi il faut ajouter que sa mort entraînera un jour la perte de toutes les connaissances acquises et de tous les travaux faits dans la partie de l'administration qu'il serait peut-être le plus nécessaire d'éclairer.
Il serait juste, Sire, que tous les détails de la régie des fermes fussent connus de Votre Majesté pour qui les droits sont perçus, et du peuple qui les paye ; et que quand ce peuple vous adresse ses plaintes, quand il demande du soulagement au malheur qu'il éprouve, le remède pût vous en être indiqué, et que Votre Majesté pût en juger par elle-même.
Puisque cela est impossible dans l'état actuel de la complication des lois, il faut certainement travailler à les simplifier ; mais jusqu'à ce que ce travail soit achevé, jusqu'à ce que ce nouveau corps de lois soit donné à la France, n'est-il aucun frein qu'on puisse mettre à ce despotisme des fermiers, fondé sur l'ignorance où est tout le public, des lois et de leurs règles ? Il en est un, Sire, et vous pouvez ordonner dès-à-présent aux fermiers-généraux de faire publier des tarifs exacts et circonstanciés des droits qu'ils ont à percevoir, et une collection courte, claire et méthodique des règlements qu'il faut observer, et qu'il importe au public de connaître.
Peut-être dira-t-on à Votre Majesté que ce travail sera long et difficile : cependant si on veut être de bonne foi, on conviendra qu'il n'est aucune partie des droits affermés dont plusieurs fermiers et plusieurs directeurs ne soient spécialement occupés ; que chacun d'eux a sur sa partie un traité complet qui lui sert à fournir, d'un moment à l'autre, les mémoires dont la ferme générale a besoin ; qu'ils ont aussi des instructions abrégées qui servent à diriger leurs commis : et il serait juste que le public en eût communication, puisque le public a sans cesse à se défendre des entreprises de ces commis. Le travail est donc fait, il n'y a plus qu'à le publier.
Mais nous devons prévenir Votre Majesté que les fermiers ne se prêteront peut-être qu'avec répugnance à cette publication ; et cette répugnance même en prouvera la nécessité. On ne veut pas que le public lui-même connaisse ses droits, on veut le tenir dans une soumission aveugle pour la ferme générale ; on craint qu'il ne se forme dans chaque province des praticiens qui, après avoir étudié les lois financières, pourront guider les particuliers dans leurs contestations contre le fermier. Or, il est de votre devoir, Sire, de procurer cette facilité à vos malheureux sujets. Vous leur devez l'appui des lois; et cet appui devient illusoire, quand les Lois ne sont pas connues de ceux qui ont le droit de les invoquer.
En vous présentant, Sire, le tableau général des droits des fermes, nous n'avons pas voulu entrer dans le détail d'aucune affaire particulière. Nous nous croyons cependant obligés de supplier Votre Majesté de prendre en considération les remontrances qui furent faites au Roi, au mois d'août 1770, et qui, jusqu'à présent, sont restées sans réponse.
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Note de l'édition in-12 reprise par Auger : Il s'est trouvé ici une lacune dans le manuscrit sur lequel on a imprimé, et qui avait pour objet les lettres de cachet. Pour en tenir lieu, l'Editeur pourrait-il se permettre de pénétrer les intentions secrètes de la Cour des Aides ? Il lui semble que cette Cour n'a pas osé dire tout ce qu'elle espérait sur les Lettres de cachet. S'ensuit une longue note dans laquelle l'éditeur développe ces intentions secrètes que, si Dionis est l'auteur du Recueil, il connaît bien puisqu'il appartenait à la Cour.

Pourquoi n'oserions nous pas espérer, Sire, que cette importante vérification pourra vous déterminer à l'acte de justice qui illustrera le plus le commencement de votre règne ; à choisir les hommes les plus dignes de la confiance de la nation, et les charger de l'examen de tous les ordres qui retiennent encore aujourd'hui des citoyens dans l'exil ou dans la captivité ?
Nous portons encore plus loin nos espérances, et si Votre Majesté se détermine à faire faire cet examen, nous ne doutons pas qu'à cette occasion on n'établisse des principes dans une matière où l'on n'en connut jamais.
Il en résultera au moins cette vérité, que des ordres attentatoires à la liberté des citoyens ne doivent jamais être accordés à des particuliers, ni pour leurs intérêts personnels, ni pour venger leurs injures, parce que dans un pays où il y a des lois, les particuliers n'ont pas besoin d'ordres extrajudiciaires, et que d'ailleurs de tels ordres sont donnés aux puissants contre les faibles, sans réciprocité, ce qui est la plus criante de toutes les injustices.
Peut-être pensera-t-on qu'il y a des cas privilégiés où c'est pour d'ordre public qu'il faut des actes d'autorité qui ne soient point revêtus des formalités de la justice.
On dira qu'il est quelquefois utile de suppléer à la lenteur de la justice réglée, qui laisserait évader des coupables ; que pour la police et la sûreté des grandes villes, il faut pouvoir s'assurer des gens légitimement suspects ; que souvent l'intérêt public se réunit à celui des familles pour séquestrer de la société un sujet qui ne pourrait que la troubler, et contre lequel on n'a d'autres preuves que celles qui sont administrées par cette famille même qui cherche à se soustraire à l'infamie d'une procédure légale.
Mais quand on aura discuté toutes ces considérations en votre présence, et qu'on aura mis sous vos yeux les abus qui en ont été faits, vous reconnaîtrez, Sire, que ce sont de vains prétextes qui n'auraient jamais dû faire livrer à la puissance arbitraire la liberté des citoyens, ou du moins qu'il faut réserver aux opprimés la faculté de réclamer contre la violence.
Vous reconnaîtrez que s'il est des cas où ce soit la justice elle-même qui vous demande des ordres prompts et secrets, parce qu'on craint que la lenteur de la procédure ne favorise la fuite des criminels, un roi législateur pourrait donner à la justice plus d'activité, sans employer des moyens illégaux, et qu'alors la célérité requise ne priverait pas celui qui aurait été injustement arrêté, de son recours contre le calomniateur.
Que si l'ordre public veut qu'on s'assure d'un homme légitimement suspect, la légitimité des soupçons doit être constatée, en sorte que celui qui a été la victime bien innocente de ces précautions politiques, puisse demander et obtenir une indemnité, et qu'il sache au moins pourquoi et par qui cette violence est exercée.
Enfin, que quand on use de ménagement pour une famille qui est venue implorer elle-même les secours du gouvernement contre un sujet qui la déshonore, il n'est pas encore nécessaire que ce genre de justice soit sans aucun recours.
En effet, ce n'est que l'éclat des procédures qu'on veut éviter. Or, sans faire des procédures publiques, il est possible de consigner les motifs de l'ordre du roi dans un acte signé de celui qui a expédié l'ordre, et de ceux qui l'ont obtenu ; de conserver cet acte au moins pendant la détention du prisonnier, et de lui en donner communication.
Ce prisonnier, quel que soit son crime, devrait être admis à présenter sa justification, et même à demander que les causes de l'ordre rigoureux fussent examinées de nouveau par d'autres que par ceux qui l'ont fait décerner, et qu'il en fût rendu un nouveau compte au roi, qui choisirait, pour cet examen, les hommes de la réputation la plus intacte et la plus imposante.
Et comme il est très-difficile, et même souvent impossible à un prisonnier de faire parvenir sa réclamation jusqu'au roi, il serait nécessaire de faire faire de temps en temps, et toujours par des personnes étrangères à l'administration, et de l'intégrité la plus reconnue, une visite de toutes les prisons royales, et une revue exacte de toutes les lettres de cachet.
Quand on saura que ces précautions sont prises par Votre Majesté, contre les surprises qui pourraient lui être faites, et surtout quand on se rappellera que votre règne aura commencé par un examen sévère de tout ce qui a été reproché à la précédente administration, croyez, Sire, que les abus de ces ordres donnés en votre nom seront très-rares.
Nous ne pouvons que vous faire entrevoir les avantages qui résulteront de cette recherche, mais si elle s'exécute, vous jugerez par la reconnaissance de la nation, de l'importance du bienfait. 

Nous nous sommes livrés, Sire, à une digression que nous ne nous reprochons point, puisqu'elle a été pour nous l'occasion de vous présenter des réflexions peut-être utiles sur le genre d'abus qui a le plus excité de plaintes de la part d'une partie de la nation, et sur lequel il est le plus facile de lui donner satisfaction.
Il est temps de revenir aux impôts.

[ II. Impôts directs et Régies]

Les vexations occasionnées pour la perception des droits de ferme ont une excuse : c'est la nécessité de procurer à Votre Majesté le revenu considérable qui est le produit de ces droits ; mais il semble qu'il ne devrait pas en être de même des impositions qui se lèvent directement sur le peuple. Si la somme qu'on veut lever était fixée comme elle le devrait toujours être, on n'aurait plus qu'à choisir la forme de répartition la plus juste, la plus simple, la moins dispendieuse. L'administration est donc inexcusable, quand elle introduit dans la levée de ces impôts un despotisme aussi inutile qu'odieux ; quand elle ajoute à l'impôt même des frais de régie qui sont toujours supportés par le peuple.
Voilà cependant, Sire, ce qu'on éprouve dans la levée de tous les impôts directs, de la taille, de la capitation, du vingtième ; et une partie de ces inconvénients se fait même sentir dans toutes les prestations de service corporel qui s'exigent du peuple, comme la milice et la corvée.
Mais la discussion de ces abus nous conduira nécessairement à de bien plus grandes questions. La perception des droits sur les denrées ne tient pas à la forme du gouvernement de l'Etat ; mais la répartition des impôts tient essentiellement à la constitution de la monarchie. Les vices de cette répartition font partie d'un système général d'administration qui depuis longtemps s'introduit dans votre royaume ; et le remède ne peut se trouver que dans la réformation qu'il plaira à Votre Majesté d'apporter dans l'administration générale.
Ainsi, nous examinerons la régie de chaque impôt direct, et Votre Majesté y verra le développement de ce système funeste ; mais il faut auparavant remonter à l'origine : il faut faire connaître à Votre Majesté le principe général et ses conséquences ; et peut-être serez-vous étonné, Sire, quand vous verrez jusqu'à quel point on a abusé du prétexte de votre autorité contre cette autorité elle-même.

[a- despotisme]

Vous nous permettrez, Sire, de nous servir du terme de despotisme, tout odieux qu'il est ; dispensez nous de recourir à des circonlocutions embarrassantes, quand nous avons des vérités importantes à vous rendre sensibles. Le despotisme contre lequel nous réclamons aujourd'hui, est celui qui s'exerce à votre insu par des émissaires de l'administration, gens absolument inconnus à Votre Majesté.
Non, Sire, nous ne venons point offrir à Votre Majesté, des dissertations inutiles, et peut être dangereuses sur les limites de sa puissance souveraine : c'est au contraire le droit de recourir à cette puissance que nous allons revendiquer pour tous les citoyens ; et nous ne nommerons despotisme que le genre de l'administration qui tend à priver vos sujets de ce droit qui leur est si précieux, et soustraire à votre justice ceux qui oppriment le peuple.
L'idée qu'on s'est faite du despotisme ou de la puissance absolue, dans les différents temps et chez les différents peuples, n'est pas la même.

On parle souvent d'un genre de gouvernement qu'on nomme le despotisme oriental : c'est celui dans lequel non-seulement le souverain jouit d'une autorité absolue et illimitée, mais chacun des exécuteurs de ses ordres use aussi d'un pouvoir sans bornes. Il en résulte nécessairement une tyrannie intolérable : car il est une différence infinie entre la puissance exercée par un maître dont le véritable intérêt est celui de son peuple, et celle d'un sujet qui, enorgueilli de ce pouvoir auquel il n'était pas destiné, se plaît à en aggraver le poids sur ses égaux : genre de despotisme qui étant transmis graduellement des ministres de différents ordres, se fait sentir jusqu'au dernier citoyen, en sorte qu'il n'est personne, dans un grand empire, qui puisse s'en garantir. Le vice de ce gouvernement est tout à la fois dans la constitution et dans les mœurs.
Dans la constitution, parce que les peuples qui y sont sujets n'ont ni tribunaux, ni corps de lois, ni représentants du peuple. Point de tribunaux : voilà pourquoi l'autorité est exercée par un seul homme. Point de lois fixes et positives : voilà pourquoi celui qui a l'autorité en main, statue d'après ses propres lumières, c'est à-dire ordinairement d'après ses affections. Point de représentants du peuple : voilà pourquoi le despote d'une province peut l'opprimer contre la volonté et à l'insu du souverain, et avec assurance de l'impunité.
Les mœurs contribuent aussi à cette impunité : car les peuples soumis à ce genre de despotisme sont toujours des peuples en proie à l'ignorance. Personne ne lit, personne n'entretient de relation ; les cris de l'opprimé ne se font point entendre au-delà du pays qu'il habite ; l'innocent n'a donc point en sa faveur de recours à l'opinion publique, qui est un frein si puissant contre la tyrannie des subalternes.
Telle est donc la malheureuse situation de ces peuples, que le souverain même le plus juste ne peut faire sentir les effets de sa justice qu'à ceux qui approchent de lui, ou dans le petit nombre d'affaires dont il peut prendre connaissance par lui même.
Tout ce qu'il peut faire pour le reste de ses sujets, est de choisir le moins mal qu'il peut les dépositaires de son autorité et de les exhorter aussi à faire les meilleurs choix qu'ils pourront pour les places inférieures. Mais quelque chose qu'il fasse, le citoyen du dernier ordre gémit toujours sous l'autorité d'un despote du dernier grade, et lui est aussi soumis que les grands de l'Etat le sont au souverain lui-même. 

Il semble qu'une telle forme de gouvernement ne peut pas exister chez les nations qui ont des lois, des mœurs et des lumières : aussi dans les pays policés, lors même que le prince jouit d'un pouvoir absolu, la condition des peuples doit être très-différente.
Quelqu’absolue que soit l'autorité, la justice peut être rendue par délibération et dans les tribunaux astreints à des lois certaines. Si les juges s'écartent de ces lois, on peut recourir à des tribunaux supérieurs, et enfin à l'autorité souveraine elle-même.
Tous les recours sont possibles, parce que tous les actes d'autorité sont écrits, constatés, déposés dans des registres publics ; qu'il n'est point de citoyen qui ne puisse trouver un défenseur éclairé, et que le public même est le censeur des juges.
Et non seulement la justice est rendue aux particuliers ; mais les corps, les communautés, les villes les provinces entières peuvent aussi l'obtenir, et pour pouvoir défendre leurs droits, doivent avoir des assemblées et des représentants. Ainsi, dans un pays policé, quoique soumis à une puissance absolue, il ne doit y avoir aucun intérêt, ni général, ni particulier, qui ne soit défendu ; et tous les dépositaires de la puissance souveraine doivent être soumis à trois sortes de freins, celui des lois, celui du recours à l'autorité supérieure, celui de l'opinion publique.
Cette distinction entre les différents genres de pouvoir absolu n'est point nouvelle. Ces définitions ont été souvent données par des jurisconsultes, par les auteurs tant anciens que modernes qui ont écrit sur la législation. Elles sont le résultat de ce qu'on lit dans les histoires et les relations des différents pays ; mais il nous était nécessaire de les retracer, parce que nous avons une grande vérité à en déduire. Nous devons faire connaître à Votre Majesté, que le gouvernement qu'on veut établir en France est le vrai despotisme des pays non policés, et que chez la nation la plus instruite, dans le siècle où les mœurs sont les plus douces, on est menacé de cette forme de gouvernement où le souverain ne peut pas être éclairé, lors même qu'il le veut le plus sincèrement.

La France, ainsi que le reste de l'Europe occidentale, était régie par le droit féodal ; mais chaque royaume a éprouvé différentes révolutions depuis que ce gouvernement est détruit.
Il est des nations qui ont été admises à discuter leurs droits avec le souverain, et les prérogatives y ont été fixées.
Dans d'autres, l'autorité absolue a tant prévalu qu'aucun des droits nationaux n'a été examiné ; et il en résulte au moins un avantage pour ces pays, c'est qu'il n'y a aucun prétexte pour y détruire les corps intermédiaires, et enfreindre la liberté naturelle à tous les hommes, de délibérer en commun sur des intérêts communs, et de recourir à la puissance suprême contre les abus des puissances subalternes. En France, la nation a toujours eu un sentiment profond de ses droits et de sa liberté. Nos maximes ont été plus d'une fois reconnues par nos rois ; ils se sont même glorifiés d'être les souverains d'un peuple libre : cependant, les articles de cette liberté n'ont jamais été rédigés ; et la puissance réelle, la puissance des armes qui, sous le gouvernement féodal, était dans les mains des grands, a été totalement réunie à la puissance royale.
Alors, quand il y a eu de grands abus d'autorité, les représentants de la nation ne se sont pas contentés de se plaindre de la mauvaise administration ; ils se sont crus obligés à revendiquer les droits nationaux. Ils n'ont pas parlé seulement de justice, mais de liberté ; et l'effet de leurs démarches a été que les ministres, toujours attentifs à saisir les moyens de mettre leur administration à l'abri de tout examen, ont eu l'art de rendre suspects, et les corps réclamants et la réclamation elle-même.
Le recours au roi contre ses ministres a été regardé comme un attentat à son autorité
. Les doléances des états, les remontrances des magistrats ont été transformées en démarches dangereuses, dont le gouvernement devait se garantir. On a persuadé aux plus puissants rois de la terre qu'ils avaient à craindre jusqu'aux larmes d'un peuple soumis ; et c'est sous ce prétexte qu'on a introduit en France un gouvernement bien plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale : c'est l'administration clandestine par laquelle, sous les yeux d'un souverain juste, et au milieu d'une nation éclairée, l'injustice peut se montrer ; disons plus, elle se commet notoirement. Des branches entières d'administration sont fondées sur des systèmes d'injustices, sans qu'aucun recours, ni au public ni à l'autorité supérieure, soit possible.
C'est ce despotisme des administrateurs, et surtout ce système de clandestinité que nous devons dénoncer à Votre Majesté ; car nous n'aurons point la témérité de discuter les autres droits sacrés du trône.
Il nous suffit que Votre Majesté ait désavoué, dans l'acte de rétablissement de la magistrature, les maximes de tyrannie qui avaient été exécutées sous un ministère aujourd'hui proscrit ; et nous nous conformerons aux intentions de Votre Majesté, en n'agitant point des questions qui n'auraient jamais dû être élevées.  

Mais ce n'est point blesser la juste subordination que de mettre sous vos yeux une suite d'infractions faites à la liberté nationale, à la liberté naturelle de tous les hommes, qui vous mettent aujourd'hui dans l'impossibilité d'entendre vos sujets, et d'éclairer la conduite de vos administrateurs.
1° On a cherché à anéantir les vrais représentants de la nation.
2°. On est parvenu à rendre illusoires les réclamations de ceux qu'on n'a pas encore pu détruire.
3°. On veut même les rendre impossibles. C'est pour y parvenir que la clandestinité a été introduite. Il en est de deux genres : l'une qui cherche à dérober aux yeux de la nation, à ceux de Votre Majesté elle-même, les opérations de l'administration ; l'autre qui cache au public la personne des administrateurs.

Voilà, Sire, le précis du système que nous dénonçons à Votre Majesté, et que nous allons développer.

Nous annonçons comme la première démarche de ce despotisme, celle d'anéantir tous les représentants de la nation ; et si Votre Majesté veut bien réfléchir sur la réunion de plusieurs faits dont aucun n'est douteux, elle y trouvera la démonstration de cette vérité. Les assemblées générales n'ont point été convoquées depuis cent soixante ans, et longtemps auparavant elles étaient devenues très rares, nous oserons même dire presque inutiles, parce qu'on faisait sans elles ce qui rendait leur présence le plus nécessaire, l'établissement des impôts.
Quelques provinces avaient des assemblées particulières, ou états provinciaux ; plusieurs ont été privées de ce précieux privilège ; et dans ces provinces où les états existent encore, leur ministère est resserré dans des bornes qui deviennent tous les jours plus étroites. Ce n'est pas une assertion téméraire de dire que dans nos provinces on entretient entre les dépositaires du pouvoir arbitraire et les représentants des peuples, une espèce de guerre continuelle, où le despotisme fait tous les jours de nouvelles conquêtes.
Les provinces qui n'avaient pas d'états provinciaux étaient nommées pays d'élection ; et il existait réellement des tribunaux nommés élections, composés de personnes élues par la province elle même, qui, au moins pour la répartition des impôts, remplissaient quelques-unes des fonctions des états provinciaux. Ces tribunaux existent encore sous le nom d'élections ; mais ce nom est tout ce qui leur reste de leur institution primitive.
Ces officiers ne sont plus réellement élus par la province, et tels qu'ils sont, on les a mis dans la dépendance presque entière des intendants pour les fonctions qui leur restent. Nous aurons une autre occasion de parler des élections, en parlant de l'impôt de la taille ; nous ferons même connaître à Votre Majesté en quoi elles différaient des états provinciaux : il suffit d'observer à présent que les vrais élus des provinces n'existent plus.
Il restait au moins à chaque corps, à chaque communauté de citoyens, le droit d'administrer ses propres affaires ; droit que nous ne disons point qui fasse partie de la constitution primitive du royaume, car il remonta bien plus haut ; c'est le droit naturel, c'est le droit de la raison. Cependant, il a été aussi enlevé à vos sujets ; et nous ne craindrons pas de dire que l'administration est tombée à cet égard dans des excès qu'on peut nommer puérils.
Depuis que des ministres puissants se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d'assemblée nationale, on en est venu, de conséquence en conséquence, jusqu'à déclarer nulles les déclarations des habitants d'un village, quand elles ne sont pas autorisées par l'intendant : en sorte que si cette communauté a une dépense à faire, quelque légère qu'elle soit, il faut prendre l'attache du subdélégué de l'intendant, par conséquent suivre le plan qu'il a adopté, employer les ouvriers qu'il favorise, les payer suivant son arbitrage : et si la communauté a un procès à soutenir, il faut aussi qu'elle se fasse autoriser par l'intendant : il faut que la cause de la communauté soit plaidée à ce premier tribunal avant d'être portée à la justice ; et si l'avis de l'intendant est contraire aux habitants, ou si leur adversaire a du crédit à l'intendance, la communauté est déchue de la faculté de défendre ses droits.
Voilà, Sire, par quels moyens on a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu'aux sentiments de citoyens ; on a, pour ainsi dire, interdit la nation entière, et on lui a donné des tuteurs.
L'anéantissement des corps réclamants était un premier pas pour anéantir le droit de réclamation lui-même. On n'a cependant pas été jusqu'à prononcer en termes exprès que tout recours au prince, toutes démarches pour les provinces, fussent défendus : mais Votre Majesté n'ignore pas que toute requête dans laquelle les intérêts d'une province ou ceux de la nation entière sont stipulés, est regardée comme une témérité punissable, quand elle est signée d'un seul particulier ; et comme une association illicite, quand elle est signée de plusieurs. Il avait cependant fallu donner à la nation une satisfaction apparente, quand on avait cessé de convoquer les états ; aussi les rois avaient-ils annoncé que les Cours de justice tiendraient lieu des États, que les magistrats seraient les représentants du peuple.
Mais après leur avoir donné ce titre pour consoler la nation de la perte de ses anciens et véritables représentants, on s'est souvenu dans toutes les occasions que les fonctions des juges étaient restreintes à leur seul territoire et à la justice contentieuse ; et on a mis les mêmes limites au droit de représentation.
Ainsi, tous les abus possibles peuvent être commis dans l'administration sans que le roi en soit jamais instruit, ni par les représentants du peuple, puisque dans la plupart des provinces il n'y en a point ; ni par les Cours de justice, puisqu'on les écarte comme incompétentes dès qu'elles veulent parler de l'administration ; ni par les particuliers, à qui des exemples de sévérité ont appris que c'est un crime d'invoquer la justice de leur souverain.
Malgré tous ces obstacles, le cri public, genre de réclamation qu'on ne peut jamais tout-à-fait étouffer, était toujours à craindre pour les administrateurs : et peut-être a-t-on craint aussi qu'un roi ne voulût, de son propre mouvement, se faire rendre compte de tous les secrets de l'administration. On a donc voulu que ce compte fût impossible à rendre, ou au moins qu'il ne pût être rendu que par les seuls administrateurs, sans être exposé à aucune contradiction ; et c'est pour cela qu'on a fait tant d'efforts pour introduire partout l'administration clandestine.
Pour prouver cette vérité dans toute son étendue, il faudrait entrer dans le détail de toutes les parties du gouvernement ; mais quelques exemples suffiront pour la rendre sensible.
Nous les choisirons dans les impôts qui font notre principal objet, et nous n'hésiterons point de citer les administrations qui ont le plus mérité l'approbation publique : car nous devons toujours faire connaître à Votre Majesté les vices intrinsèques d'une administration, quoiqu'ils soient réparés pendant un temps par les qualités personnelles de l'administrateur.

Par exemple, il est reconnu dans toute l'Europe que rien n'a plus signalé le dernier règne, que la construction des chemins qui facilitent le commerce, et doublent la valeur des biens du royaume.
Le gouvernement a cru jusqu'à présent que la corvée était nécessaire pour ce grand ouvrage ; et la corvée n'est autorisée par aucune loi du royaume. Il semble qu'il aurait fallu la faire reconnaître juridiquement : et alors on aurait pu établir des règles certaines et publiques sur la répartition de ce travail, souvent plus accablant pour le peuple que la taille elle-même.
Ce n'est pas le parti qu'on a pris : on craignait, disait-on, la sensation qu'exciterait dans le royaume une loi qui, en réglant la corvée, semblerait l'autoriser. En conséquence toutes les opérations se sont faites en secret ; et il ne parait pas même un arrêt du Conseil imprimé, concernant une imposition qui depuis si longtemps fait gémir les peuples. Chaque province n'apprend que le projet d'un chemin est arrêté, que quand on en commence l'exécution ; et si le choix de cette route est contraire au bien de la province, il est trop tard pour s'y opposer. Si le travail est réparti avec injustice ou avec trop de dureté, ceux qui voudraient se plaindre, n'ont ni les juges légaux devant qui se pourvoir, ni règles certaines à opposer à la rigueur des ordres qu'il ont reçus, ni moyens juridiques pour constater l'injustice qui leur a été faite.
On dit aujourd'hui que Votre Majesté veut adoucir la rigueur de la corvée ; on y substitue une imposition d'un autre genre. La nation attend ces changements avec confiance, et déjà avec reconnaissance ; et nous osons espérer que ce qui sera substitué à la corvée ne sera point infecté de la même clandestinité. Nous avons cependant dû vous représenter les abus qu'entraînait cette administration, comme un des exemples les plus frappants du système général.

Il en est de même du vingtième ; et à cet égard, l'abus a encore moins de prétexte : car on pourrait dire sur la corvée, que la célérité nécessaire pour les ouvrages ne permettait pas d'attendre la discussion de toutes les injustices particulières : mais le vingtième est une imposition mise tous les ans sur les mêmes terres depuis près de quarante années, presque sans interruption. Croirait-on que depuis ces quarante années les rôles de cette imposition ne sont point encore déposés dans aucuns registres où les particuliers puissent les consulter ?
Ce n'est point une formalité omise par négligence ; car cet abus fut représenté au roi par sa Cour des Aides, en 1756. Le ministre de ce temps céda à l'évidence : le feu roi consentit que ce dépôt fût fait ; mais les ministres qui sont venus, après avoir employé, pendant plusieurs années, tous les détours possibles pour s'opposer indirectement à l'effet de cette parole sacrée, ont fini par obtenir qu'elle soit expressément révoquée.
Nous ne rapporterons point ici tout ce qui s'est passé à ce sujet, pour ne pas fatiguer Votre Majesté du récit d'une affaire finie : si, cependant, Votre Majesté voulait en être instruite, ces faits ne sont point oubliés, et il serait aisé de les mettre sous ses yeux.
Mais aujourd'hui nous nous contenterons d'observer que la plupart des infidélités des préposés du vingtième sont nécessairement inconnues et impunies, à la faveur de cette clandestinité. Par exemple, quand un préposé trahit l'intérêt du fisc en ménageant le contribuable qu'il veut favoriser, et que, pour cacher aux ministres cette prévarication, il remplit le vide en augmentant injustement les autres cotes, ceux qui se trouvent lésés ne peuvent faire connaître cette iniquité, parce qu'ils ne le pourraient que par l'inspection du rôle entier et que ce rôle est secret.
Votre Majesté voit, par cet exemple, que le genre d'abus qui favorise la clandestinité des rôles est précisément celui qui est le plus contraire à l'intérêt du roi, à l'intérêt de finance, à l'intérêt fiscal. Ce n'est donc point pour cet intérêt que les administrateurs ont fait défendre le dépôt des rôles ; c'est donc uniquement pour mettre leur administration à l'abri de tout examen, et pour procurer l'impunité à leurs préposés.
Et quand toutes les précautions prises pour cet objet se trouvent insuffisantes, quand les vexations sont si évidentes qu'on ne saurait les pallier, il arrive encore le plus souvent que ceux qui en sont coupables obtiennent l'impunité par l'effet de l'autre genre de clandestinité, de celle que nous avons nommée clandestinité de personnes, et qui consiste en ce que le plus souvent on ne sait pas, on ne peut pas même découvrir, à qui chaque abus d'autorité doit être imputé.

L'administration de votre royaume se fait, Sire, auprès de la personne de Votre Majesté, par les ministres aidés de leurs commis, et dans certaines parties, par les intendants des finances, aidés pareillement de leurs commis : dans les provinces, elle se fait par les intendants et leurs subdélégués.
Nous allons considérer ces différentes personnes, en commençant par le dernier ordre, et ceux qui approchent le plus près du peuple.
Le subdélégué d'un intendant est un homme sans qualité, sans pouvoir légal, qui n'a le droit de signer aucune ordonnance : aussi toutes celles qu'il fait rendre sont signées par l'intendant. On sait cependant dans les provinces que c'est le subdélégué qui a prononcé sur beaucoup de détails dans lesquels l'intendant lui-même ne peut pas entrer. Si ce subdélégué abuse de son pouvoir, ce n'est qu'à l'intendant qu'on peut se pourvoir : mais comment les gens du peuple oseraient-ils exercer ce recours, quand ils voient que c'est sous le nom de l'intendant lui-même que l'ordonnance a été rendue, et que sans doute ce magistrat supérieur se croira compromis, et obligé de soutenir son ordonnance ?
Ce qui se passe à cet égard du subdélégué à l'intendant, est aussi ce qui se passe de l'intendant au ministre, et du ministre à Votre Majesté elle-même.
L'intendant évite autant qu'il peut de prononcer en son nom. Dans toutes les affaires qui pourraient le compromettre, il prend le parti de faire rendre un arrêt du conseil, ou de se faire autoriser par une lettre du ministre ; et le particulier de la province qui voudrait se pourvoir contre le jugement de l'intendant, et porter ses plaintes au conseil ou au ministre, reste sans réplique, quand il se voit condamné d'avance par une décision du ministre ou un arrêt du conseil.
Pour les intendants des finances qui sont placés entre les intendants des provinces et les ministres, ce sont des puissances tout-à-fait inconnues de tous ceux qui sont éloignés de la capitale et du séjour de la cour 
; on sait en général que ces magistrats existent, et qu'ils ont une grande autorité dans le royaume ; cependant on ne voit point quels sont les genres d'affaires pour lesquels il faut recourir à eux, parce que réellement il n'en est aucun qui dépende directement d'eux, et personne spécialement ne leur est subordonné et n'est tenu de reconnaître leurs ordres. C'est dans leur travail avec le contrôleur général qu'ils font toute leur administration, en lui faisant signer des lettres ou de ces arrêts du conseil qu'on nomme arrêts de finance ; et le particulier qui croit avoir à se plaindre de ces décisions ne peut s'en prendre, ni à l'intendant des finances qui ne signe rien et ne peut être tenu de rien, puisque le ministre n'est pas obligé à suivre son avis, et s'en écarte quelquefois ; ni au contrôleur général qui dirait avec raison qu'il ne peut pas répondre de tout ce que lui font signer les six intendants des finances.
Enfin, le ministre lui-même n'a aucun état dans le royaume, aucune autorité directe. C'est cependant en lui que réside toute la puissance, parce que c'est lui qui certifie la signature de Votre Majesté. Il peut tout, et ne répond de rien : car le nom respectable dont il lui est permis de se servir, ferme la bouche à quiconque oserait se plaindre.
Ainsi, pendant que l'habitant d'un village n'ose se pourvoir contre la vexation d'un subdélégué qui s'est fait autoriser par l'ordonnance d'un intendant, nous, habitants de la capitale, nous personnellement, magistrats chargés par état de faire parvenir la vérité aux oreilles de Votre Majesté, combien de fois nous nous sommes vus taxés d'audace pour avoir réclamé contre les ordres surpris au roi par ses ministres !
Osons dire à Votre Majesté la vérité toute entière. Il en a été mis sous nos yeux, dont la fausseté était physiquement démontrée ; et d'autres dans lesquelles il était évident que ce nom sacré avait été prostitué pour des sujets indignes de l'attention du roi ; et quand nous avons fait voir clairement les petites passions subalternes qui avaient fait obtenir ces ordres, les petites vengeances, les petites protections, ne nous a-t-on pas dit que c'était manquer à la majesté royale, que de révoquer en doute qu'un ordre signé du roi fût réellement donné par lui-même ? Et si Votre Majesté voulait que ces faits, que nous ne faisons qu'alléguer, fussent articulés et prouvés, nous serions en état de la satisfaire.
De plus, ces mêmes ministres ont attiré à eux, depuis un siècle, le détail de tant d'affaires de tous les genres, qu'il leur est impossible de les expédier eux-mêmes.
Il s'est donc établi un nouveau genre de puissance intermédiaire entre vos ministres et vos autres sujets, qui n'est ni celle des commandants, ni celle des intendants des provinces ; c'est celle des commis, personnages absolument inconnus dans l'Etat, et qui cependant parlant et écrivant au nom des ministres, ont comme eux un pouvoir absolu, un pouvoir irrésistible, et sont même encore plus qu'eux à l'abri de toutes recherches, parce qu'ils sont beaucoup moins connus.

Ainsi, un particulier sans appui, sans aucune relation avec la cour, par exemple, un homme qui vit dans sa province, peut recevoir l'ordre le plus rigoureux, sans savoir ni par qui cet ordre a été décerné pour en obtenir la révocation, ni quelles en sont les causes pour faire entendre sa justification.
L'ordre est signé du roi ; mais ce particulier obscur sait bien que le roi n'a jamais entendu prononcer son nom. La signature du roi est certifiée par un ministre ; il sait aussi qu'il n'est pas connu des ministres. Il ignore si c'est par l'intendant de sa province que l'ordre a été obtenu, ou si un de ses ennemis a trouvé accès auprès des commis de Versailles, du premier, du second ou du troisième rang ; ou si c'est un de ces ordres en blanc qui sont quelquefois donnés aux différentes puissances de chaque province ; il l'ignore, et il reste dans l'exil, peut-être dans les fers.
Nous avons cru nécessaire, Sire, de présenter à Votre Majesté ces notions de différents genres de despotisme, et surtout de clandestinité : nous pouvons à présent en faire l'application aux trois impositions directes, la taille, la capitation, le vingtième.

[b- la taille]

La taille, le plus ancien des impôts directs, est celui qui se lève sur les roturiers non-privilégiés dans les provinces qu'on appelle pays d'élection, c'est-à-dire, dans celles qui n'ont point d'états provinciaux ; et comme la taille est personnelle, on la fait payer aussi aux fermiers des ecclésiastiques, des nobles et des privilégiés. Ainsi c'est une imposition qui est aujourd'hui supportée par presque tous les propriétaires des terres.
On a joint à la taille plusieurs impositions qu'on nomme accessoires, et tous les ans on en ajoute de nouvelles. Ces accessoires égalent à présent, ou même surpassent le principal de la taille. On dit que depuis longtemps le principal de la taille n'est jamais augmenté : cependant le peuple qui en supporte le poids, se plaint souvent de l'augmentation. Ce n'est qu'une dispute de mots : on n'augmente pas le principal, mais on augmente les accessoires.
Il faut exposer à Votre Majesté comment se font, chaque année, l'imposition et la répartition de la taille et de ses accessoires.
Il y a quatre opérations.
1°. Le brevet de la taille contient l'imposition sur toutes les généralités : ainsi, soit qu'on veuille lever une somme accessoire à la taille sur tout le royaume ou sur quelque généralité en particulier, c'est par ce brevet qu'elle s'impose, et c'est aussi par ce brevet qu'on répartit entre les généralités la somme totale imposée sur le royaume. C'est au Conseil que s'arrête le brevet de la taille.
2°. Les commissions contiennent l'imposition sur toutes les élections. Par conséquent si on veut lever une somme sur quelque élection en particulier, c'est par les commissions qu'on l'impose. C'est aussi dans les commissions qu'est faite la répartition entre les élections de la somme imposée sur chaque généralité. Les commissions, ainsi que le brevet, sont envoyés du Conseil.
3°. Ce qu'on appelle le département, est l'acte par lequel on impose chaque paroisse ou communauté. On impose donc au département les sommes qu'on veut lever sur une paroisse en particulier, ce qui arrive souvent pour constructions de presbytères, rejet de frais de justice ou autres dépenses ; et c'est aussi au département que se fait la répartition entre les paroisses de la somme imposée sur l'élection. Le département se fait dans la province même  et c'est aujourd'hui par l'intendant seul, et sans aucun recours. Les élus et autres personnes qui ont droit d'assister à l'assemblée du département, n'y ont plus de voix délibérative ; et les Cours ne peuvent plus prendre connaissance de ce qui s'y passe.
4°. Le rôle de la taille contient l'imposition sur chaque contribuable, ou ce qui est la même chose, la répartition entre les contribuables de la somme imposée sur toute la paroisse ou communauté. Le rôle de la taille se fait par les contribuables eux-mêmes, c'est-à-dire par ceux qui sont à leur tour asséeurs ou collecteurs. Cependant l'intendant a droit d'imposer, d'autorité et d'office, un contribuable qu'il croit favorisé par les collecteurs. Il a aussi le droit d'envoyer dans les paroisses des commissaires qui font assembler les habitants, qui font faire en leur présence le rôle de la taille qu'on appelle alors rôle d'office. La fonction de ces commissaires devrait se terminer à instruire les contribuable des règlements faits pour la confection des rôles, et à les obliger à s'y conformer : cependant l'autorité d'un homme envoyé par l'intendant est telle dans les provinces, que ces commissaires font faire le rôle comme ils veulent ; et cela est tellement reconnu, que souvent les intendants donnent des instructions imprimées pour prescrire à leurs commissaires les règles suivant lesquelles ils veulent que la répartition soit faite. Au reste, quoique les cotes d'office soient faites par les intendants, et les rôles d'office par les commissaires, cette quatrième répartition n'est pas autant soumise à l'autorité arbitraire que les trois premières ; car les particuliers lésés ont droit de se pourvoir en justice.

Nous allons considérer ces quatre opérations, d'abord sous l'aspect d'impositions ensuite sous celui de répartitions.

comme impositions
En les considérant comme impositions, on voit évidemment que pendant que les Cours ne cessent de soutenir que leur enregistrement libre est nécessaire pour l'établissement des impôts, pendant que cette maxime est regardée par la nation comme son unique ressource depuis qu'elle n'a plus de représentants et que les rois eux-mêmes sont convenus en mille occasions du principe ; il s'impose cependant tous les ans de nouvelles sommes sur le peuple sans enregistrement et par des actes d'autorité arbitraire, tels que le brevet de la taille, les commissions et l'opération du département.
S'il faut donner à Votre Majesté une idée des abus qui peuvent résulter de cette forme arbitraire d'imposition, il est un fait récent et notoire que nous pouvons choisir pour exemple. Depuis 1771, on a imposé comme accessoires de la taille les sommes qu'on a cru nécessaires, tant pour le remboursement des offices de magistrature qu'on voulait supprimer, que pour le payement des gages des officiers par qui on voulait faire tenir les nouveaux tribunaux : aujourd'hui la magistrature est rétablie, et les nouveaux tribunaux sont détruits ; cependant l'imposition subsiste.
On pense peut-être, Sire, dans votre Conseil, que la suite des opérations faites pendant ces quatre années entraîne encore aujourd'hui une dépense trop considérable pour être prise sur les revenus ordinaires de Votre Majesté ; et à cet égard ces opérations peuvent être comparées à une guerre qui a fait créer des impôts qu'on laisse encore subsister quelque temps après la paix pour payer les dettes contractées. Bientôt la cause cessera, et devons-nous espérer qu'alors l'imposition sera aussi supprimée ? Oui, Sire, nous l'espérons, nous ne nous permettrons pas même d'en douter ; mais nous devons avouer que notre espérance n'est fondée que sur la confiance personnelle que toute la nation a dans votre justice : car depuis longtemps personne en France ne se flatte de voir jamais cesser un impôt qui peut être renouvelé tous les ans par un acte secret d'autorité arbitraire, comme le brevet de la taille ; et si Votre Majesté voulait se faire rendre compte de toutes les impositions générales ou particulières qui se lèvent dans le royaume, et qui ont été ainsi établies par l'autorité arbitraire, elle verrait peut-être que la plupart ont eu pour motifs des besoins momentanés qui ont cessé, et que cependant on a continué de lever l'impôt.
A présent, Sire, nous allons considérer les quatre opérations l'une après l'autre sous le second aspect, c'est-à-dire comme répartition.

comme répartition
Commençons par le brevet de la taille, qui contient la première répartition entre les généralités.
Nous avons déjà dit qu'il s'arrête au Conseil de finance. Mais Votre Majesté sait qu'à l'exception du contrôleur général et d'un intendant des finances, aucun de ceux qui assistent à ce conseil ne peut être instruit de la situation des provinces, ni des besoins de l'Etat : c'est donc le ministre seul qui fixe tous les ans la somme de l'imposition et la première répartition.
Nous ignorons, Sire, et toute la France ignore par quel principe ce ministre se détermine : nous savons seulement qu'avant la fixation du brevet, personne, dans le royaume, n'a vu prendre aucune information de l'état des provinces.
Le brevet de la taille est donc réellement un acte fait par l'autorité arbitraire, sans avoir pris des connaissances suffisantes pour l'objet qui exigerait le plus que tous les ordres de l'Etat fussent consultés.
Il en est à peu près de même des commissions qui contiennent la seconde répartition puisqu'elles se font au même Conseil de finances, par conséquent par la seule volonté du ministre et de l'intendant des finances.
Il y a cependant une différence en ce qu'avant d'expédier les commissions, on demande l'avis des intendants de chaque province. C'est donc sur le rapport du seul intendant qu'on statue sur le sort de chaque province. Or, cet intendant lui-même est obligé de s'en rapporter à des subalternes car il ne peut pas connaître lui seul et par lui-même l'état de toute sa généralité.
D'ailleurs, il faut observer que cet intendant a souvent un intérêt contraire à celui de sa province. En effet, on ne saurait dissimuler que l'intendant est un homme qui court la carrière de la fortune ; qu'il a sans cesse besoin des grâces de la cour ; qu'il ne peut les obtenir que par un ministre à qui souvent on est sûr de plaire en lui facilitant les moyens de tirer tout le parti possible des impôts.
Il est vrai aussi que l'état précaire et incertain de ces magistrats les oblige à de grands égards pour tous les gens de leur province qui ont du crédit à la cour.

Nous sommes cependant bien éloignés, Sire, d'élever des doutes sur la sincérité des avis que les intendants envoient à votre Conseil : nous ne doutons pas qu'ils n'aient le zèle et le courage nécessaires pour défendre les intérêts de la province qui leur est confiée : nous croyons aussi que la plus exacte justice préside aux comptes qu'ils vous rendent des facultés réciproques de toutes les élections de leur généralités.
Il faut cependant avouer qu'il n'est pas juste que ce soit par les seuls intendants que la situation des peuples vous soit présentée, et qu'il est étonnant que ni les Cours ni les particuliers de chaque province n'aient été admis à donner des mémoires en faveur du peuple, avant la fixation du brevet et des commissions.
Nous observons encore à Votre Majesté que ce brevet et ces commissions sont non seulement des actes d'autorité arbitraire, mais aussi des actes clandestins dans leur exécution ; car jamais ni le brevet ni les commissions ne sont imprimés ni annoncés publiquement : on envoie seulement les commissions à l'élection, qui doit s'y conformer, lors du département, pour faire la troisième répartition. La province n'apprend donc son sort que dans le moment de ce département, c'est-à-dire quand tout est irrévocablement terminé. Elle ne connaît jamais le sort des autres provinces, car nulle part dans le royaume on ne voit le tableau général.
Ainsi non seulement les provinces sont jugées sans être entendues lorsqu'on arrête ce brevet et les commissions ; mais il leur est absolument et physiquement impossible de se pourvoir devant Votre Majesté elle-même par opposition.
Si une province en effet est imposée à des sommes excessives pour des besoins imaginaires, pour des dépenses insensées, elle n'en est avertie que dans l'instant où ces sommes vont être levées. Si cette même province a été traitée injustement dans la répartition générale, soit parce que sa situation n'a pas été assez bien connue, soit par l'effet d'une prédilection du ministre pour d'autres provinces, non seulement il ne lui est pas permis de se pourvoir contre l'injustice, mais il ne lui est pas même possible de la connaître.
Cette clandestinité, Sire, est un système très-réfléchi ; car il est nécessaire de rappeler à Votre Majesté qu'en l'année 1768 la Cour des Aides avait ordonné à chaque élection de lui envoyer tous les ans, dans la huitaine après le département, un état contenant la somme totale des impositions à répartir sur les paroisses ; lequel état devait contenir le montant principal de la taille et de ses accessoires, de la capitation et des sommes qui s'imposent au marc la livre d'icelles, et devait donner une connaissance exacte des sommes réparties chaque année sur les tailles.
La Cour des Aides, Sire, voulait avoir ce tableau général uniquement pour le présenter au roi ; et il est bon d'observer qu'il n'était pas possible qu'elle en fît d'autre usage car des lois enregistrées et observées depuis plus d'un siècle ne lui permettent pas de faire aucun acte d'autorité sur ce qui se passe au département.
Croirez-vous, Sire, que l'administration a eu le crédit de faire casser un tel arrêt ? Il est difficile de deviner sous quel prétexte ; car vraisemblablement on n'alla pas jusqu'à dire au feu roi, en termes exprès, qu'on voulait empêcher que personne ne pût lui faire connaître la situation de son peuple : nous ne croyons pas non plus qu'on ait osé avancer en sa présence la maxime barbare et trop souvent proférée, que le peuple supporte, toujours aisément son malheur, pourvu que le gouvernement ait l'art de le lui cacher.
Permettez nous, Sire, une dernière réflexion sur l'arbitraire de ces deux répartitions.

On conçoit aisément que des ministres à qui le despotisme était cher, aient voulu s'arroger eux-mêmes, sous le nom du Conseil de Votre Majesté, le droit d'imposer arbitrairement la somme qu'il leur plairait sur le peuple ; mais on ne conçoit pas quel intérêt ils ont pu avoir à priver le peuple du droit de se faire entendre sur la répartition. Aussi croyons-nous que ces ministres si impérieux n'auraient pas établi eux-mêmes la forme de répartition qui existe aujourd'hui, si les réflexions que nous venons de faire à Votre Majesté leur eussent été présentées dans toute leur simplicité.
Mais il est un aveu que nous devons faire à Votre Majesté, dans ce jour où nous nous sommes prescrit le devoir de lui dire toute espèce de vérité sans aucune réticence ; c'est que nos prédécesseurs ont eu vraisemblablement à se reprocher de n'avoir pas dévoilé, autant qu'ils l'auraient dû, ce système de clandestinité dans le temps qu'il fut introduit.
Alors il n'y avait déjà plus d'états-généraux ni provinciaux, ni même de représentants des provinces chargés par le peuple de faire la répartition des impôts. Cette répartition se faisait par des juges subrogés à ces anciens représentants de la nation ; et il y avait appel de ces juges aux Cours des Aides. Ces magistrats réclamèrent, mais leurs efforts se terminèrent à demander l'exécution des lois qui étaient alors en vigueur, c'est-à dire à demander que la répartition fût faite par eux, au lieu de l'être par le Conseil.
Ces réclamations ne parurent donc qu'une dispute de juridiction, une affaire personnelle à ces Cours, et peu intéressante pour l'Etat. Mais si ces mêmes Cours avaient revendiqué pour le peuple entier le droit naturel qu'ont tous les hommes d'être entendus avant d'être jugés ; si elles avaient insisté sur la nécessité de connaître l'état des provinces avant d'asseoir les impositions ; si elles avaient surtout fait connaître aux rois la différence du despotisme à la clandestinité ; il ne nous paraît pas possible que le système actuel eût été adopté, ni par les rois, ni par les principaux ministres ; car ils n'y ont aucun intérêt ; et les administrateurs subalternes sont les seuls qui en profitent puisque ce sont eux qui, à la faveur des ténèbres, peuvent se rendre indépendants de l'autorité supérieure.

Nous allons passer à la troisième répartition, celle qui se fait au département, entre les paroisses ou communautés de chaque élection.
Autrefois cette répartition n'était pas arbitraire ; elle se faisait par les élus qui étaient alors des personnes réellement élues par la province. On ne pouvait cependant pas assimiler l'assemblée de ces élus à une assemblée d'états provinciaux, et la différence est bien sensible. Des états provinciaux accordent ou refusent des dons gratuits ; des états provinciaux règlent toutes les parties de l'administration ; des états provinciaux sont les défenseurs de tous les droits de la province, et ces droits sont ordinairement ceux dont la conservation était promise à chaque province lors de sa réunion à la couronne. La fonction des élus ne s'étendait pas à tous ces objets ; ils faisaient au département, comme asséeurs généraux de la province, la répartition de l'imposition entre toutes les paroisses et communautés, comme dans chaque paroisse ou communauté il y a des asséeurs particuliers qui répartissent entre tous les contribuables la somme imposée sur la communauté.
Il faut observer, pour prévenir toute équivoque, que ces anciens élus avaient aussi la fonction que ceux qui portent aujourd'hui le nom d'élus ont conservée, celle de juge dans le tribunal de l'élection ; mais ce n'est pas sous cet aspect que nous les considérons ici, c'est comme asséeurs-généraux de la province.
Or cette fonction d'asséeurs-généraux a excité la jalousie de l'administration ; et voici les différents coups qui ont été portés successivement à la liberté nationale dans cette partie.
Premièrement on a supprimé les vrais élus, ceux qui étaient réellement choisis par le peuple, et on leur a substitué des officiers nommés par le gouvernement, et propriétaires d'offices vénaux.
Secondement on a fait entrer l'intendant de la province au département, on lui a donné la présidence, et on a fini par ôter la voie délibérative aux élus et à tous ceux qui ont droit d'assister au département. On a aussi défendu aux Cours supérieures de prendre connaissance de ce qui s'y passe : en sorte qu'aujourd'hui la répartition qui se fait au département est l'ouvrage du seul intendant, sans recours et sans appel.
Votre Majesté remarquera aisément que la seconde opération rendait la première inutile. En effet, on conçoit aisément que le despotisme ait voulu faire supprimer les vrais élus tant qu'ils ont eu un pouvoir ; mais depuis que le commissaire du Conseil est devenu maître absolu au département, et que personne n'y a plus que voix consultative, il n'y a aucune raison, et même aucun prétexte pour ne pas rendre aux provinces le droit d'y envoyer des représentants qui puissent défendre leurs intérêts.
Troisièmement enfin, il fut fait, en 1767, une dernière entreprise dont il faut rendre compte à Votre Majesté.
Dans cette année, l'esprit de clandestinité prévalut à un tel point, qu'on voulut que la répartition qui se fait, au département fût cachée à tous ceux qui ont droit d'y assister.
Dans cette vue, on imagina de faire deux brevets de taille, l'un qui fut porté au département, l'autre qui resta secret, et dont l'intendant seul fit la répartition dans son cabinet. On ne mit dans le premier brevet que la taille principale qui, dit-on, ne varie jamais, et sur laquelle par conséquent il est inutile de consulter la province ; et on réserva pour le brevet secret tous les accessoires, toutes les impositions nouvelles, tout ce qui est sujet à variation d'une année à l'autre ; on y fit entrer même toutes les diminutions sur les accessoires de la taille accordées à des malheureux que des désastres ont mis dans l'impossibilité de pouvoir payer, diminutions qui leur sont dues, mais qui ne doivent être accordées qu'à ceux à qui on les doit réellement, si on rapporte en augmentation sur les uns ce qui a été diminué sur les autres. Voilà, Sire, sur quoi on a voulu que l'intendant pût statuer seul, sans la présence importune de ceux qui assistent au département.
Votre Cour des Aides fit au feu roi, dans l'année 1768, des remontrances dans lesquelles le système de ces deux brevets fut développé ; mais comme, depuis plus d'un siècle, la Cour des Aides ne prend aucune connaissance juridique de ce qui se fait au département, elle ne put que faire des remontrances, et ne rendit aucun arrêt. Ces remontrances furent vraisemblablement renvoyées par le feu roi aux administrateurs, c'est-à-dire à ceux mêmes qui avaient voulut introduire cette clandestinité dans la répartition.
Mais à présent que nous espérons que Votre Majesté voudra bien nous entendre, nous attestons que de toutes les opérations faites par le despotisme, il n'en est aucune où ce funeste esprit de clandestinité se soit plus manifesté que dans ce système des deux brevets. En effet, puisque les élus n'ont plus de voix délibérative au département, qu'ils n'y ont plus aucun pouvoir, nous ne concevons pas quelles intentions honnêtes on a pu avoir en écartant de pareils témoins.

Il nous reste, Sire, à vous parler de la quatrième et dernière répartition, de celle qui se fait entre les contribuables par le rôle de chaque paroisse.
Quand les règlements sur la taille ont été faits, le despotisme n'avait pas encore fait tous les progrès qu'on a vus depuis, et dont nous parlerons à l'occasion de la capitation et du vingtième : ainsi on ne croyait pas encore que l'autorité arbitrative pût statuer sur le sort de chaque particulier individuellement. Cette autorité ne s'est donc pas encore entièrement emparée de cette quatrième répartition ; cependant elle y a déjà porté plusieurs atteintes.
Nous en avons déjà indiqué deux principales ; l'une consiste dans l'usage où sont plusieurs intendants de faire faire tous, ou presque tous, les rôles en présence des commissaires ; l'autre consiste dans les diminutions accordées par l'autorité du seul intendant.
Quant aux rôles par les commissaires, ou rôles d'office, il est certain que la présence du commissaire dans une assemblée de gens de la campagne est trop imposante pour laisser, ni aux collecteurs la liberté de faire leur rôle suivant leur âme et conscience, ni aux particuliers qui se croient lésés, celle de se pourvoir. Cet inconvénient avait été prévu par la Cour des Aides, lorsque ces rôles par les commissaires furent permis. Elle pensa qu'il ne faudrait en faire que rarement et pour quelque cas extraordinaire, par exemple, quand on vient de faire un nouveau règlement sur la confection des rôles et qu'on veut l'expliquer aux habitants des communautés. Cette Cour crut y pourvoir en défendant aux commissaires de ne rien recevoir des contribuables, et pensa que ces commissions ne seraient pas fréquentes quand elles ne seraient pas utiles, et que les intendants ne seraient pas engagés à les multiplier par le désir de donner des places à leurs protégés ; cependant dans plusieurs généralités, tout se fait par commissaires, et sûrement on les paye fort cher. On a donc rendu inutile la précaution prise par la Cour des Aides. Il n'y a cependant pas d'apparence que les intendants fassent supporter des frais par le roi ; mais il est vraisemblable qu'on impose sur les paroisses une somme destinée à cette dépense. C'est une concussion, puisque la loi l'a défendu : c'est cependant ce que l'intendant peut toujours faire impunément, puisque l'imposition absolue des paroisses se fait au département où il est le maître.
Quant aux diminutions accordées aux particuliers qui ont fait des pertes, nous avons déjà observé qu'on les regarde comme des grâces provenues de la libéralité du roi, et que c'est sous ce prétexte qu'on les fait annoncer par l'intendant au département.
Car si ce ne sont pas des grâces, et que la somme dont un particulier est diminué se rapporte sur le général des habitants, ce doit être à ceux qui font les rôles, à statuer sur les diminutions : autrement, une diminution serait une gratification que l'intendant accorderait à ses favoris, en la faisant payer par le peuple. C'est encore ce que la Cour des Aides a prévu, et à quoi elle a voulu pourvoir, en ordonnant expressément que les modérations ou décharges accordées par l'intendant, ne pourront en aucun cas être réimposées sur les redevables ; mais les intendants ont encore éludé cette disposition en faisant cette réimposition au département où ils sont les maîtres ; et nous avons déjà observé qu'ils ont eu grand soin de faire mettre les diminutions dans le brevet secret, de peur que leur conduite à cet égard ne fût critiquée.
Au fond, la diminution accordée à un particulier sur son imposition n'est point une grâce, c'est une justice ; et souvent même une nécessité ; car il est nécessaire de faire une remise à celui que la grêle ou un incendie a mis dans l'impossibilité physique de payer ; ce ne serait donc point de la puissance arbitraire des intendant que devraient dépendre les diminutions, et ils devraient encore moins faire une telle opération dans un acte secret et clandestin où toutes les injustices sont à couvert. La Cour des Aides a dévoilé et démontré clairement tous ces artifices et les abus qui en doivent résulter dans ses remontrances de 1768, sur lesquelles nous avons déjà observé qu'il n'a pas été rendu justice au peuple, parce que l'examen en fut renvoyé aux auteurs des abus qu'on dénonçait ; et les intendants sont restés maîtres d'accorder des grâces à leurs protégés aux dépens du peuple, sous le nom de diminution d'imposition.

Il est encore d'autres injustices et d'autres infractions aux règlements commises dans la confection des rôles des tailles ; il est peut-être aussi des changements nécessaires à apporter aux lois existantes. On dit que la plupart de vos administrateurs le pensent, et peut-être votre Cour des Aides le pensera-t-elle de même. Ces changements exigeront une longue discussion, qui doit être faite avec vos ministres ; mais dès à présent nous devons demander à Votre Majesté elle-même d'obvier au moins à la clandestinité des trois premières répartitions.
Nous supplions Votre Majesté de commencer par se faire représenter les remontrances faites par sa Cour des Aides en 1768. Elle y verra la discussion des brevets de taille ; elle y verra aussi spécialement ce qui concerne les diminutions ; et nous espérons qu'après que ces éclaircissements auront été mis sous les yeux de Votre Majesté, tout système de clandestinité et d'iniquité ne subsistera plus.
Mais ce n'est point à cela, Sire, que se termineront nos demandes et nos espérances sous le règne de Votre Majesté : nous la supplions aussi de rendre à ces assemblées provinciales, qu'on nomme départements, la consistance et l'authenticité qu'elles n'ont plus depuis un siècle.
Nous la supplions d'y faire porter toutes les impositions qui se lèvent chaque année sur la province, sans aucune exception, c'est-à-dire non seulement la taille et ses accessoires, mais la capitation, le vingtième, ce qui s'impose pour la construction des presbytères et autres dépenses locales, et même la milice et la corvée. Nous la supplions d'ordonner que toutes ces impositions soient annoncées publiquement, que les répartitions soient faites, que les rôles en soient publiés dans un temps qui permette à ceux qui se croient lésés de recourir à votre justice.
Enfin, Sire, il nous semble qu'il est temps de rendre à vos peuples le droit qu'ils avaient anciennement de nommer des représentants pour assister à cette assemblée où il est statué sur le sort de la province.
Nous avons déjà fait connaître que la présence de ces élus ne pourra point faire comparer l'assemblée du département à des états provinciaux : ainsi le despotisme lui-même n'en pourra prendre aucun ombrage.
Elle ne portera non plus aucun préjudice aux élus en titre d'office, qui ne perdront rien des fonctions actuellement attachées à leurs charges.
Enfin, cet établissement n'apportera aucun changement à cette assemblée provinciale qu'on nomme le département ; il peut donc être fait dès à présent, sans aucune dépense, sans aucune opération préalable. Ce n'est point, Sire, une innovation que nous proposons à Votre Majesté, puisque c'est l'ancienne constitution du royaume que nous la supplions de faire revivre, en accordant chaque province ce qui est accordé partout à chaque particulier, le droit d'être entendu avant d'être jugé.
On a supprimé les anciens élus parce qu'ils avaient une puissance en qualité d'asséeurs des impositions, et qu'il y avait alors des ministres qui voulaient détruire toute puissance qui n'était pas émanée d'eux ; mais aujourd'hui que c'est l'intendant qui fait cette assiette de sa seule autorité, les prétextes cessent ; et si jusqu'à présent les rois n'ont pas rendu cette justice à la nation, c'est sans doute parce qu'elle ne leur a jamais été demandée ; nous avons déjà avoué que dans tous les temps les magistrats ont trop peu insisté sur le rétablissement de ce qui est étranger à leur juridiction : voilà pourquoi dans le temps qu'on donna aux intendants voix prépondérante aux départements, les Cours ne firent pas observer que puisque cet acte de despotisme était fait, il fallait au moins rendre aux provinces le droit de choisir elles mêmes leurs élus. Peut-être demandera-t-on de quelle utilité sera à la nation la simple assistance de ces représentants qui n'auront aucun pouvoir réel ; mais ignore-t-on à combien d'abus la seule présence d'un homme considéré peut mettre obstacle ? Les administrateurs du dernier règne ne l'ignoraient certainement pas, puisque par leur système des deux brevets, ils ont voulu dérober leurs opérations à la connaissance même des élus en titre d'office, qui certainement ne leur imposaient pas autant que des gens choisis par la province.
D'ailleurs, il n'est pas vraisemblable qu'on refuse à de véritables élus le droit de recourir à Votre Majesté, quand leurs représentations n'auront pas été écoutées du département puisqu'elles y seront sans pouvoir. Ils ne pourront jamais retarder l'exécution, mais ils jouiront du droit naturel qu'ont tous vos sujets, et il leur sera permis d'en faire usage pour le bien de la province.
Nous devons aussi prévenir Votre Majesté que si ces élus, choisis par la province, font rarement des représentations contre la conduite des intendants, ou même si celles qu'ils feront se trouvent quelquefois mal fondées, il ne faudra pas en conclure que leur existence soit inutile, car le vrai bien qu'ils auront fait sera le mal que leur présence aura empêché.
Nous pensons donc, Sire, que si Votre Majesté veut bien rendre aux provinces ces antiques représentants, et qu'il ne soit fait par leur ministère aucune plainte bien fondée de l'administration, ce sera une première preuve de l'utilité de cet établissement ; et que si, malgré la rareté ou le peu de succès de leurs plaintes, l'administration fait encore des efforts et cherche des prétextes pour se débarrasser de cette censure incommode, ce sera le complément de cette preuve.
Enfin, quand nous avons représenté les inconvénients des deux premières représentations qui se font arbitrairement dans votre Conseil, nous ne vous avons indiqué aucun moyen d'y remédier, parce que jusqu'à présent il n'y a personne dans les provinces qui en connaisse assez bien la situation pour la faire connaître à votre Conseil. Mais quand il y aura, dans le ressort de chaque élection, des citoyens qui auront assisté avec mission dans un département où la répartition de tout ce qui se lève sur la province aura été faite en leur présence, ils seront en état de donner des mémoires instructifs ; et nous ne doutons pas que Votre Majesté ne leur permette et ne leur ordonne même de faire passer de tels mémoires aux ministres de la finance, et à tous ceux qui composent le Conseil : alors, les intendants auront des contradicteurs, et le peuple des défenseurs.
Et nous croyons, Sire, que les intendants qui régissent à présent vos provinces, ne craindront point d'être exposés à cette contradiction.
Nous croyons qu'eux et les ministres qui composent actuellement votre Conseil, désireront ardemment d'être éclairés et guidés dans une opération aussi importante que la répartition des impôts, qui cependant jusqu'à présent ne se pouvait faire qu'au hasard.

Les deux autres impositions dont nous allons entretenir Votre Majesté, sont établies sur des principes différents de ceux de la taille. Nous avons déjà observé que la taille est le plus ancien des impôts directs, et que pendant longtemps ce fut le seul ; elle fut créée par Charles VII, pour subvenir à la solde des troupes réglées qui, vers ce siècle, furent établies dans presque toute l'Europe.
Cependant la noblesse était toujours assujettie au service militaire de fief : il était donc juste qu'elle fût exempte de la taille.
Mais dans les siècles suivants, le service militaire fut tout-à-fait oublié, et la noblesse ne servit plus l'Etat que dans des troupes enrégimentées et soudoyées.
Dans le même temps on commença à moins respecter les privilèges de la noblesse, parce qu'étant accordés à des charges vénales, ils devinrent le partage de la richesse.
Alors les administrateurs des finances conçurent le projet de les enfreindre; mais ce fut d'abord indirectement ; et la plus forte de ces infractions fut d'imposer les roturiers pour les biens qu'ils tenaient à ferme des nobles ou autres exempts. Enfin Louis XIV, dans ses dernières guerres, créa deux impôts auxquels les nobles et les privilégiés furent assujettis directement en leur nom ; ce fut d'abord la capitation, et ensuite le dixième.

[c- capitation et vingtième]

Nous nous étendrons peu sur la capitation ; nous croyons que ce que nous aurions à en dire serait superflu. En effet, cette imposition est trop vicieuse, sous quelque aspect qu'on la considère, pour que les ministres de Votre Majesté n'en soient pas convaincus.
Elle a été établie dans des temps malheureux où l'on saisissait sans examen toutes les ressources qui se présentaient. En 1713, lors de la paix faite après une guerre malheureuse, Louis XIV ne crut pas pouvoir remplir l'engagement qu'il avait pris avec ses peuples de la supprimer ; et cette imposition a eu depuis le même sort que beaucoup d'autres ; on a mieux aimé conserver un impôt vicieux et enregistré, que d'en substituer un plus raisonnable, mais qu'il aurait fallu soumettre à la critique de l'enregistrement.
D'ailleurs, un intérêt encore plus puissant a rendu cette imposition plus précieuse que toutes les autres aux yeux de quelques administrateurs ; c'est l'arbitraire qui y règne. Il est tel que les excédents de capitation dont la somme est incertaine et variable, sont entièrement à la disposition des administrateurs ; et c'est cette somme qui est réservée depuis longtemps pour les dépenses favorites et secrètes.
Votre Majesté concevra aisément pourquoi on a fermé les yeux sur les inconvénient évidents de la capitation. Peut-être dira-t-on aujourd'hui à Votre Majesté que ces excédents de capitation sont nécessaires, parce que ce sont les seuls fonds avec lesquels on puisse faire des dépenses utiles pour les provinces. Si cela est, il faudrait que Votre Majesté s'informât des moyens qu'on employait avant que la capitation fut connue en France.
Au fond, Sire, non seulement la capitation de vos sujets est fixée à la volonté d'un seul homme, non seulement les rôles en sont secrets, mais ceux qui sont chargés de cette répartition, et qui voudraient ne la pas faire arbitrairement, n'ont aucune règle qui puisse les guider.
Autrefois un gentilhomme de chaque généralité devait être associé à l'intendant pour faire les rôles de la noblesse ; cette formalité est tombée en désuétude, et il faut y avoir peu de regret car ce gentilhomme n'était point choisi par la province ; il était nommé par le gouvernement, et toujours sur la présentation de l'intendant ; ainsi ce n'était qu'un témoin oisif de ses opérations.
Il est cependant quelques ordres de citoyens dont la capitation n'est point arbitraire. Par exemple, la capitation des taillables est devenue un accessoire de la taille.
On permet aussi dans quelques grandes villes, aux communautés d'artisans, de répartir cette imposition sur elles-mêmes, et on a remédié par ce moyen à l'arbitraire pour la répartition entre les contribuables. Mais d'après quelle loi, d'après quelle règle la somme générale doit-elle être imposée sur chaque corps d'artisans ? C'est ce que nous ignorons, et ce qui vraisemblablement dépend tout-à-fait de la volonté des administrateurs.
Il est aussi d'autres sujets de votre Majesté dont la capitation est fixée ; ce sont ceux qui la payent par retenue sur les gages de leurs offices. Mais si celle-là n'est pas arbitraire, elle est injuste. Elle ne le serait pas, si la capitation réelle était un impôt réel qui affectât chacun des biens des contribuables. Elle est injuste, puisque c'est un impôt personnel qu'on devait proportionner à toutes les facultés de ceux qui sont imposés.
Or, il y a souvent une très grande différence de fortune entre ceux qui possèdent une charge semblable, cependant ils payent la même capitation. Pour celle qui ne se lève ni par retenue des gages, ni par contribution des corps et communautés, ni comme accessoire de la taille, c'est un impôt absolument arbitraire, c'est un asservissement honteux de tous les citoyens aux administrateurs.
Si nous voulions faire connaître à Votre Majesté tous les abus qui en ont résulté, nous craindrions d'être soupçonnés d'exagération.
Par exemple, serait-on cru de Votre Majesté, si on lui alléguait qu'on a vu des intendants se glorifier d'avoir menacé des habitants de leurs généralités de les doubler à la capitation, s'ils ne se prêtaient à des arrangements que sans doute ces administrateurs croyaient utiles à la province, mais auxquels ils n'avaient pas le droit de forcer directement des citoyens ?
Il nous est impossible, Sire, de vous donner la preuve de tous les faits de ce genre, puisqu'un des vices principaux de cette imposition est la clandestinité. Il est cependant un abus qui se commet tous les ans, et qui est d'un genre si grave, que nous nous croyons obligés d'en avertir Votre Majesté, quoique nous ne puissions pas le prouver ; mais il sera aisé à Votre Majesté de le vérifier. Daignez, Sire, faire constater s'il est vrai que dans beaucoup de villes on impose chaque année tous les officiers de justice à une capitation plus forte que celle qu'on peut leur faire payer ; ce qui les force à venir demander une grâce à l'intendant, et les met ainsi dans la dépendance absolue de ce magistrat.
Et sur qui s'exerce cette tyrannie ? Sur les juges qui ont à statuer sur le sort des hommes, par conséquent sur l'ordre des citoyens auquel il serait le plus nécessaire de conserver sa liberté et son indépendance.
Voilà, Sire, à quoi servent les impositions arbitraires et clandestines, et jusqu'où peuvent se porter des despotes qui sont sûrs de n'être ni surveillés ni critiqués.
En effet, sans diminuer le pouvoir des intendants, si on les obligeait seulement à publier les rôles de la capitation, il ne serait pas possible qu'ils y laissassent voir une cote sur chaque juge, qui serait diminuée tous les ans, excepté dans l'année où ce juge leur aurait déplu.
Nous ne vous disons rien de plus, Sire, sur la capitation ; nous sommes seulement obligés de revendiquer notre juridiction sur cet objet. La capitation est un impôt ; par conséquent votre Cour des Aides devrait en connaître, et elle ne peut se dispenser de réclamer son droit dans toutes les occasions, parce qu'elle ne doit jamais renoncer volontairement à aucune portion de la juridiction qui lui a été donnée pour le bien du peuple et pour le maintien de la justice.
Mais ce que nous demandons bien plus vivement à Votre Majesté, c'est de révoquer tout-à-fait la capitation, qui est une source intarissable d'injustices, ou au moins d'en changer entièrement la nature ; et nous rendrons, Sire, aux magistrats municipaux de Paris et aux intendants des provinces, la justice de croire qu'ils désirent ardemment d'être déchargés de cette répartition fantastique, et aussi désagréable pour des magistrats qui aiment la règle, qu'elle est chère à ceux qui veulent en abuser.

Il est temps, Sire, de parler à Votre Majesté du vingtième, cet impôt qui est aujourd'hui l'objet des plus fortes réclamations du peuple, parce qu'il avait été regardé comme une ressource extraordinaire réservée pour les temps malheureux, jusqu'au moment ou l'on a profité de l'absence de la magistrature pour en faire un impôt perpétuel.
Nous serions exposés, Sire, aux reproches les plus justes de toute la nation, si nous ne faisions les plus grands efforts pour obtenir de Votre Majesté d'en fixer la durée.
S'il est vrai que la prolongation de cette imposition pendant la paix fut nécessaire pour payer les dettes de la guerre, fallait-il ôter aux peuples l'espérance d'en voir le terme ? Et quelle nécessité d'accabler la nation par cette perspective de perpétuité ?
Depuis quarante ans cette imposition a été renouvelée presque sans discontinuation ; et Votre Majesté sait combien peu de résistance a éprouvé chacun de ces renouvellements. C'était seulement une occasion de mettre sous les yeux du roi la malheureuse situation de son peuple ; aurait-on dû priver de cette consolation un peuple si réellement malheureux ?
Mais nous ne craignons pas, Sire, que sous votre règne, des représentations faites pour le peuple ne soient qu'une simple consolation.
Nous supplions Votre Majesté de se rappeler ce qui vient de lui être dit de la capitation.
Si, après la guerre de 1701, le terme de cette imposition eût été fixé, et qu'on se fût contenté de la prolonger par des renouvellements successifs, peut-être se serait-il trouvé un moment favorable où les Cours en auraient fait reconnaître les abus ; et au moins les administrateurs ne se seraient pas portés à tant d'excès, s'ils avaient eu à craindre qu'à chaque renouvellement leur conduite fût critiquée.
C'est ce qui était arrivé, Sire, à l'occasion du vingtième, avant qu'il fût rendu perpétuel.
On avait reconnu en 1765 que cet impôt, déjà si onéreux par lui même, l'était devenu encore davantage par l'inquisition qu'on exerçait pour le lever ; et dans le temps d'un renouvellement, le Parlement de Paris y avait remédié par une clause qui ne fut point désapprouvée par le roi, et qui fut imitée par toutes les autres Cours. L'objet du Parlement était de mettre un terme aux inquisitions, et pour cela on défendit d'augmenter les cotes de l'année 1763.
Mais cette clause qui remédiait aux abus, déplut à ceux qui voulaient les conserver ; aussi quand l'impôt a été rétabli en notre absence, la clause n'a été mise ni dans la loi même, ni dans l'enregistrement fait par ceux qui occupaient nos places.
Le peuple n'a pas tardé à ressentir les cruels effets de cet impôt rétabli sans la clause de 1763 ; car dans l'instant même presque tous les sujets de Votre Majesté ont vu augmenter considérablement leurs cotes, sans qu'il leur fût donné aucune raison de cette augmentation subite ; et on a annoncé dans tout le royaume de nouvelles recherches, et une rigueur dont il n'y avait pas encore eu d'exemples ; comme si les administrateurs avaient voulu se venger de la contrainte où ils avaient été depuis 1763 jusqu'en 1771 ; oserons-nous dire, Sire, comme s'ils avaient voulu faire sentir au peuple tout ce qu'il avait perdu en perdant ses anciens magistrats.
Les choses en sont venues au point qu'aujourd'hui la perpétuité même de l'impôt est moins accablante pour le peuple que le despotisme qu'il entraîne.
Voilà, Sire, l'objet duquel il est nécessaire que Votre Majesté daigne s'occuper ; et nous croyons qu’il n'en est aucun qui soit plus digne de son attention ; car c'est la nature même des impositions qu'il faut examiner : ce sont les principes fondamentaux de cette partie de l'administration que nous allons tâcher d'éclaircir.
En effet, si nous ne demandions à Votre Majesté que de fixer la durée du vingtième, ce serait uniquement votre amour pour vos peuples que nous aurions à invoquer ; mais pour faire connaître la nécessité de rétablir la clause de 1763, ou d'y substituer quelque autre disposition équivalente, il faut donner à Votre Majesté une notion simple et juste de cet impôt, qui a été connu en France au commencement de ce siècle, sous le nom de dixième, et depuis sous celui de vingtième, de sou pour livre du dixième, etc.; et pour rendre cette définition claire et sensible, il faut remonter au principe, il faut déterminer la vraie nature des impôts réels.

On nomme, Sire, impôt réel celui qui se lève non sur la personne des contribuables, mais sur leurs biens ; en sorte que c'est chaque bien, chaque fonds de terre qui est imposé proportionnellement à son produit.
Toutes les fois qu'on veut établir un tel impôt, il semble qu'on doit commencer par déterminer la somme totale que le roi veut percevoir sur son peuple, et chercher ensuite la forme de répartition et de perception la moins dispendieuse pour le roi, et qui livre le moins le peuple au pouvoir arbitraire et aux vexations qui en sont la suite nécessaire.
Ce n'est point là ce qu'on a fait dans l'imposition du dixième et des vingtièmes. On, a voulu voulu que chaque particulier portât au trésor royal une certaine portion de son revenu ; et pour faire exécuter cette loi, on a établi, surtout dans les derniers temps, une régie qui a le double défaut de coûter au roi des frais considérables, et de soumettre le peuple au pouvoir arbitraire.
Sur cela nous représentons à Votre Majesté, premièrement qu'une imposition réelle dont la somme totale n'est pas fixée est une injustice commise envers la nation ; secondement, que ce genre d'imposition est vicieux en lui-même parce qu'il entraîne nécessairement, et les frais et l'arbitraire.
Nous osons dire à Votre Majesté qu'un tel impôt est une injustice commise envers la nation, d'après le grand principe qu'un roi ne doit jamais imposer sur ses sujets ni plus ni moins que ce qu'exigent les besoins de l'Etat. En effet, si un impôt tel que le dixième ou les vingtièmes produit moins qu'il ne faut pour le besoin de l'Etat, il faut chercher d'autres ressources, et on en trouve qui sont moins onéreuses au peuple qu'un impôt direct. Si, au contraire, le dixième ou vingtième produit plus qu'il n'est nécessaire, vous ne pouvez pas douter, Sire, que ce surplus ne soit employé à des dépenses pour lesquelles il n'aurait pas été juste de mettre un nouvel impôt sur vos peuples.
Nous avons dit aussi que ce genre d'imposition entraîne nécessairement les frais et l'arbitraire. Pour rendre cette vérité sensible, il faut faire connaître à Votre Majesté les différentes formes de répartitions employées dans les différentes provinces pour les impositions dont la somme est fixée. Nous en examinerons, le plus sommairement qu'il nous sera possible, les avantages et les inconvénients réciproques, et il sera aisé de se convaincre que l'imposition du vingtième réunit tous les inconvénients ; qu'elle occasionne plus de frais, plus de despotisme et plus d'injustices de tous les genres qu'aucune espèce de répartition, et que la clause de 1763 était un remède nécessaire à apporter à des abus qui ne pouvaient plus être supportés.

Il est des pays où, quand la somme des impositions est déterminée, on en laisse faire chaque année la répartition par les contribuables eux-mêmes. Il en est d'autres où l'on fait un cadastre, c'est-à-dire, une évaluation fixe de tous les biens des contribuables, d'après laquelle les sommes imposées chaque année se trouvent réparties par une simple opération d'arithmétique, et sans que personne s'en mêle. Il y a des raisons de préférence pour et contre ces deux systèmes de répartition.
On peut dire, en faveur de la répartition annuelle par les contribuables qu'elle n'entraîne aucuns frais et ne soumet point le peuple au despotisme des préposés envoyés par le gouvernement.
Ou peut dire aussi que les contribuables sont les seuls qui puissent faire la répartition avec justice, parce qu'il n'est point de cultivateur qui ne connaisse très-bien la valeur de la terre de son voisin, et qu'il est impossible qu'un étranger acquière jamais cette connaissance ; aussi soutient-on que tous les cadastres sont injustes, qu'on en convient dans les provinces cadastrées, et que cette injustice provient, ou de ce que le cadastre a été fait originairement par des gens incapables de le bien faire parce qu'ils étaient étrangers à la paroisse, ou de ce que depuis que le cadastre est fait, il est survenu des variations dans la valeur des biens, ce qui peut arriver et arrive très-souvent par mille causes différentes.
Les partisans du cadastre disent que dans les provinces cadastrées il n'y a non plus ni frais de répartition ni arbitraire. Il est vrai que dans le temps de la confection du cadastre il y a des frais énormes, et une autorité despotique dans la personne des commissaires au cadastre qui ont à statuer sur le sort de tous les particuliers ; mais ce temps malheureux une fois passé, la tranquillité du peuple est assurée pour toujours. En effet, dans les pays de cadastres, non seulement il n'y a ni frais ni arbitraire, mais il n'y a point non plus de procès ; au lieu que la répartition annuelle entre les contribuables est une source intarissable de divisions, de haines et de contestations.
Quant à l'objection que les contribuables ont plus de connaissances de leurs facultés réciproques que ne peut en avoir un commissaire étranger, on répond qu'ils ont aussi des intérêts personnels et des passions qui les empêchent d'opérer avec justice. Or on prétend avoir remédié à tout à la fois en faisant faire le cadastre par un commissaire. Cet homme, étranger à la paroisse, ne doit avoir d'autre intérêt que celui de la justice ; et si les connaissances du local lui manquent, il y supplée en écoutant contradictoirement les contribuables, dont l'universalité a toujours intérêt à contredire chaque déclaration particulière.
On dit aussi, en faveur du cadastre et contre la répartition annuelle par les contribuables, que cette connaissance de leurs facultés réciproques qu'ont les contribuables ne peut servir que pour la répartition entre les habitants d'une même communauté ; mais il y a aussi des répartitions à faire entre les communautés de chaque province, et entre toutes les provinces du royaume, et on soutient que celles-là ne peuvent être faites avec justice que par un cadastre, et par des commissaires envoyés par le gouvernement.
Il est bon de faire observer à Votre Majesté que cette dernière objection contre la répartition par les contribuables, n'a lieu que parce qu'on ne veut pas que les communautés et les provinces aient des représentants ; car si elles en avaient, rien n'empêcherait que toutes les communautés ne s'assemblassent par ces représentants, et ne répartissent elles-mêmes sur elles-mêmes la somme imposée sur la province, comme les habitants d'une communauté peuvent répartir eux mêmes et sur eux-mêmes la somme imposée sur la communauté. Peut être réunirait-on tous les avantages en faisant faire un cadastre par les contribuables eux-mêmes, et non par des commissaires ; dès qu'il serait fait, il n'y aurait plus jamais ni frais, ni arbitraire, ni procès ; et comme il aurait été fait par ceux qui connaissent par eux-mêmes la valeur des biens, et entre qui l'intérêt commun est que chacun soit imposé avec justice, il y a lieu de croire que cette répartition serait plus juste que toute autre.
Ce genre de cadastre aurait encore un avantage ; c'est que quand il y surviendrait une variation dans la valeur des biens, qui rendrait nécessaire une réformation de cadastre, la communauté elle-même verrait cette nécessité et pourrait procéder à cette réformation, sans attendre qu'elle fût ordonnée par le gouvernement.
Enfin, en faisant faire ainsi le cadastre, on y gagne tous les frais de la confection qui sont énormes, et qui le plus souvent empêchent d'employer cette forme de répartition. En effet ces frais sont premièrement ceux du séjour d'un commissaire étranger successivement dans tous les villages d'une province, et ceux-là n'auraient pas lieu ; secondement, ceux de l'arpentage, et nous croyons aussi qu'on pourrait s'en passer car nous concevons que l'arpentage est nécessaire à un commissaire étranger qui, ne connaissant pas par lui même la valeur des terres, ne peut que s'informer en général de celles qui sont bonnes, mauvaises ou médiocres, et imposer chaque fonds à raison du nombre d'arpents qu'il contient, et qu'il croit être de bonne, mauvaise ou médiocre qualité ; mais les gens du pays qui ont la Science directe de la valeur de chaque pièce de terre, n'ont pas besoin de ce travail, et peuvent faire leur cadastre sans arpentage préalable.
Disons plus, le cadastre se fera de lui-même sans que le gouvernement l'ordonne, pourvu que l'impôt réparti sur les contribuables soit un impôt réel, un impôt dont chaque cote s'applique à chaque pièce de terre, et que chacune de ces pièces de terre soit exactement désignée. En effet, quand il y aura eu une fois un rôle bien fait dans une paroisse, tous les fonds s'y trouveront évalués. On saura que le rôle de cette année était bien fait, parce qu'une communauté d'habitants est un publie, et qu'aucun public ne se refuse à une vérité évidente. Ce rôle reconnu pour bon sera donc le cadastre.
Si jusqu'à présent l'impôt de la taille qui se répartit par les contribuables  n'a pas produit de cadastre entre les taillables, malgré les rôles qui se font tous les ans, c'est que la taille n'est point un impôt réel, que les cotes ne s'appliquent point à chaque bien, qu'on impose chaque contribuable pour la totalité des biens qu'il possède, ce qui change d'une année à l'autre ; qu'on fait aussi entrer dans le motif de la cote le commerce et l'industrie ; qu'il y a des privilèges personnels, en sorte que le bien pour lequel on a imposé une année le roturier taillable est possédé une autre année par un exempt ; ainsi les rôles d'une année sont inutiles pour les années suivantes.
Voilà, Sire, à peu près ce qu'il y a à dire sur les deux formes usitées pour la répartition d'une imposition dont la somme est fixée. Il peut y avoir sur cela différentes opinions, entre lesquelles nous ne prendrons aucun parti car nous ne voulons présenter à Votre Majesté sur cet objet, que des vérités incontestables.
Or, la vérité incontestable est que l'impôt du dixième ou des vingtièmes, l'impôt où l'on n'a point une somme à répartir, mais où l'on exige de tous les particuliers une certaine portion du produit de leurs biens, a par sa nature plus d'inconvénients, entraîne plus de frais, occasionne plus d'injustices qu'aucune des différentes répartitions dont nous venons de donner le tableau.
Voilà ce qu'il faut démontrer à Votre Majesté; et nous lui ferons connaître ensuite qu'à ces vices dérivant de la nature de l'imposition, on a ajouté en France une clandestinité inutile.

Nous avons observé que dans les répartitions entre les contribuables il n'y a point de frais et point d'arbitraire, mais qu'il y a des procès continuels ; et que dans le cadastre il n'y a ni frais, ni arbitraire, ni procès, lorsque le cadastre est fait ; mais que la confection exige de grands frais, et que l'autorité arbitraire y préside, à moins qu'on ne fasse faire le cadastre par les contribuables eux-mêmes.
Dans l'impôt du vingtième, si on veut le percevoir avec exactitude, on a tous les ans et continuellement les mêmes frais de régie qui sont nécessaires une fois pour la confection d'un cadastre : il faut aussi que le peuple soit soumis à perpétuité à ce pouvoir arbitraire auquel il est soumis pour un temps pendant la confection du cadastre. Enfin, il y a continuellement des procès, comme dans les pays où la répartition se fait tous les ans par les contribuables et n'a pas encore produit une évaluation certaine.
Tous ces inconvénients de l'imposition du vingtième ont une cause commune ; c'est que dans le système de cet impôt le roi a en son nom un procès continuel avec chaque particulier de son royaume, et que ce procès dépend de l'évaluation de chaque pièce de terre.
Il faudrait donc, pour que l'impôt fût bien perçu, qu'il y eût dans chaque lieu un homme du roi chargé de stipuler ses intérêts. Il faudrait donc couvrir la France entière d'une armée de commis ; et si jusqu'à présent le nombre de ces commis n'est pas si considérable c'est que l'impôt n'est pas encore perçu avec toute la rigueur dont il est susceptible, et à laquelle il est certain qu'on le portera un jour, si Votre Majesté n'y met un frein en corrigeant la loi. Aussi il est certain que cette rigueur et les frais qu'elle entraîne, ont continuellement augmenté depuis que cet impôt existe excepté pendant le temps qu'a duré la clause de 1763. Outre ces frais perpétuels, nous disons qu'il y a aussi un arbitraire perpétuel ; car il n'est pas possible que le pouvoir de ces préposés ne soit pas arbitraire. Ils ont, dit-on, l'intendant pour juge ; mais est-il possible que l'intendant prononce en connaissance de cause sur autant de procès qu'il y a de fonds de biens dans sa généralité ? Et comment tous ces procès pourraient-ils être instruits ?
Il faut donc absolument qu'il s'en rapporte au préposé. Ce préposé est donc le vrai juge des peuples. Or, peut-on douter, Sire, que le gouvernement ne donne à chacun de ces préposés une gratification lorsqu'il a fait augmenter la totalité des cotes du vingtième dans son département ? En effet, sans cet encouragement, quel serait l'homme qui irait s'exposer gratuitement à la haine de tout un pays ? Cependant, il s'ensuit que non-seulement un pouvoir arbitraire préside à cette imposition, mais que celui à qui ce pouvoir est confié a intérêt de vexer le peuple ; et néanmoins il faut avouer que cet encouragement à la vexation n'est pas encore suffisant pour l'intérêt de la finance ; car il y a toujours des contribuables qui savent donner au préposé des motifs encore plus puissants pour les ménager.
Et daignez, Sire, considérer à cette occasion, que tel est le double inconvénient des impositions arbitraires : on y vexe le faible, sous prétexte de l'intérêt du roi ; et on y favorise le puissant ou l'intrigant, contre l'intérêt du roi.
Enfin, nous disons aussi que le vingtième doit être, comme la taille, une source intarissable de procès.
Il est évident que cela doit arriver jusqu'à ce que le procès général du roi avec tous les particuliers de son royaume soit irrévocablement terminé, c'est à-dire, qu'on ait fait un cadastre par le moyen des rôles du vingtième. Or nous croyons, Sire, qu'il ne se fera jamais par cette voie, ou que ce ne sera que très lentement et très imparfaitement : en voici la raison, que Votre Majesté trouvera sensible.
Il est reconnu qu'il n'y a que les habitants d'un pays qui connaissent réciproquement la valeur de leurs biens ; le cadastre ne peut donc être bien fait que quand il l'est par eux, ou au moins avec eux.
Aussi avons-nous indiqué comme la meilleure méthode pour faire faire un cadastre, celle d'en charger les communautés elles-mêmes.
Cependant, nous avons aussi observé que quand on envoie un commissaire au cadastre, ce commissaire peut s'aider des lumières des habitants, parce que l'intérêt général du pays est que l'opération soit bien faite, et que la déclaration de chaque particulier ait pour contradicteur la communauté entière.
Mais un préposé au vingtième ne peut s'aider des lumières de personne, parce que personne n'a intérêt à l'éclairer, et qu'au contraire l'intérêt général est de tromper cet homme, qui est l'ennemi commun de tout le pays.
Nous avons aussi annoncé à Votre Majesté qu'à ces inconvénients qui dérivent de la nature de l'imposition d'un dixième ou d'un vingtième, on a joint sans nécessité ceux de la clandestinité : on y trouve même les deux genres de clandestinité que nous avons définis, celle des opérations, et celle des personnes.
Clandestinité d'Opérations.
Nous avons déjà exposé à Votre Majesté avec quelle ténacité le ministère a empêché que les rôles du vingtième ne fussent déposés, ce qui était avouer qu'on voulait qu'il y eût impunité toutes les fois qu'il aurait été accordé des faveurs ou exercé des déprédations.

Clandestinité de Personnes.
Il faut qu'à cet égard, Votre Majesté sache ce qui s'était introduit pendant le dernier ministère. Autrefois, celui qui se croyait trop imposé, s'adressait à l'intendant de la province ; on savait bien que l'intendant s'en rapporterait au préposé ; mais au moins l'intendant, le préposé, le contribuable, habitaient dans la même province où le bien était situé ; ainsi, on pouvait s'entendre contradictoirement, et il n'était pas impossible de vérifier des faits allégués de part et d'autre.
Sous le dernier ministère, il a semblé que les ministres eux-mêmes fussent jaloux de cette autorité des intendants des provinces ; et il y a eu un instant où ceux qui s'adressaient à l'intendance, recevaient pour réponse qu'actuellement c'était au conseil du roi qu'il fallait s'adresser directement ; comme s'il était possible que le conseil résidant auprès de la personne du roi statuât sur la valeur d'un arpent de vigne ou de pré, situé à l'extrémité du royaume.
Quel serait donc le recours du particulier qui serait vexé par la cupidité ou l'animosité d'un préposé ? On verrait évidemment que l'injustice qu'on éprouve ne peut être que le fait du directeur du vingtième ; et cependant ce directeur répondrait froidement que cela ne le regarde pas ; que les rôles ont été faits au bureau général, et que ceux qui se croient trop imposés, n'ont qu'à faire le voyage de Paris pour se plaindre.
Cet abus, Sire, n'est pas ancien ; c'est sous le dernier ministère qu'il a été introduit : nous croyons qu'il ne subsiste plus sous le ministère actuel, et nous espérons qu'on ne le verra plus reparaître sous votre règne. Cependant, il était nécessaire de faire savoir à Votre Majesté qu'il a existé ; et que l'esprit de despotisme et de clandestinité a pu se porter jusqu'à cet excès. 

Il nous reste actuellement à expliquer à Votre Majesté :
1°. Comment il est possible que ceux qui ont voulu, dans l'origine, établir en France un impôt réel, aient choisi la forme du dixième ou du vingtième, malgré les inconvénients que nous venons d'exposer.
2°. Pourquoi on n'a pas changé la nature de cet impôt, quand l'expérience en a fait reconnaître les abus.
3°. Quel a dû être l'effet de la clause de 1763, pendant qu'elle a eu lieu.
Nous ne devons pas, Sire , calomnier la mémoire des ministres qui, en l'année 1710, imaginèrent et firent établir le dixième. On était alors dans une situation forcée  et la régie fut si douce dans ces commencements que les inconvénients ne se firent pas sentir.
Le dixième fut imposé dans un temps où les calamités d'une guerre malheureuse étaient réunies à celles de la famine. Il n'était pas question de fixer alors la somme qu'on voulait lever sur le peuple : on levait ce qu'on pouvait ; et s'il eût été possible de lever des sommes bien plus considérables que ce que produisait le dixième, on les aurait employées utilement aux besoins de l'Etat, qui étaient réels et excessifs.
Mais le grand objet qu'on se proposait pour lors, était de faire payer le dixième par ceux qui n'étaient pas déjà épuisés par la taille, c'est-à-dire  par la noblesse et les privilégiés. Or la plupart avaient affermé leurs biens, et les baux étaient sincères parce que jusqu'alors on n'avait eu aucun intérêt à en faire de simulés. Il ne fut donc fait aucune inquisition des facultés de chaque particulier ; on ne monta point de régie dispendieuse ; chacun donna sa déclaration ; l'intendant en fut juge et il pouvait suffire, parce que toutes les déclarations appuyées sur des baux n'étaient pas suspectes, et que pour les autres on ne fit aucunes, ou presque aucunes, recherches.
Quand la même imposition fut établie en 1733, au commencement d'une guerre offensive, après vingt ans de paix ; et quand après une interruption de peu d'années, elle fut renouvelée en 1741, au commencement d'une autre guerre, et surtout quand le dixième ou le vingtième fut continué pendant la paix pour gagner les dettes de la guerre, il aurait fallu commencer par fixer la somme que le roi voulait percevoir, celle qui était nécessaire pour les besoins de l'Etat.
Ce n'est point ce qui fut fait. Les ministres voulurent tirer de l'imposition tout le parti possible ; et d'autre part, les particuliers, qui se voyaient imposés d'après leurs baux, employèrent aussi toutes les ruses possibles pour se soustraire à l'imposition par des baux simulés, des pots de vin, etc. Et ce fut alors que le gouvernement établit une inquisition aussi impraticable qu'odieuse, aussi onéreuse à Votre Majesté pour les frais, que préjudiciable au peuple par les vexations.
C'est alors qu'il aurait fallu reprendre les vrais principes des impôts réels, changer entièrement la nature de l'imposition du vingtième, et y substituer un autre impôt réel qui n'entraînât ni les frais perpétuels de régie, ni un perpétuel despotisme ; mais alors il existait un autre intérêt que celui de la finance, celui des administrateurs.
En effet, d'après le tableau que nous venons de tracer, il est évident que les administrateurs ont dans cette partie un pouvoir qu'on ne voit nulle part : car nous pensons, Sire, que dans les pays même où le peuple est soumis au despotisme le plus décidé, et où la volonté du ministre peut faire le sort de toute une province, on n'a pas réservé à ce ministre le pouvoir de statuer lui-même sur le sort de chaque particulier de l'Etat.
C'est cependant ce que nous voyons en France. Il n'est aucun propriétaire de biens dans le royaume qui n'ait à solliciter les faveurs de l'administrateur du vingtième, ou à craindre les effets de son ressentiment. Or, il n'est pas dans l'humanité que celui qui est revêtu d'un pouvoir si exorbitant s'en démette volontairement ; et si cela arrive quelque jour, il faudra que celui qui fera ce sacrifice soit doué d'une vertu peu commune.
Voilà, Sire, pourquoi l'impôt du vingtième subsiste tel qu'il est ; voilà pourquoi il a toujours été protégé ; voilà pourquoi on a voulu en faire la base de toutes les autres impositions, malgré les abus évidents que l'expérience aurait dû faire connaître.
C'était donc la réclamation générale qui devait obliger à réformer une imposition si vicieuse, et c'est ce qui est arrivé en 1763.
Cependant, Sire, il faut avouer que le cri public ne fut pas encore aussi prompt ni aussi énergique qu'il aurait dû l'être ; parce que la politique du despotisme est toujours d'avoir de grands ménagements pour ceux qui peuvent se faire entendre. La réclamation fut donc lente, parce que ce n'étaient pas les gens puissants qui avaient le plus à se plaindre de la régie du vingtième ; et ceci mérite, Sire, que Votre Majesté fasse de profondes réflexions.
Ce ne fut donc qu'en 1763 que le Parlement enregistra une prorogation du vingtième, à la charge que les premiers et seconds vingtièmes, tant qu'ils auront lieu, seront perçus sur les rôles actuels, dont les cotes ne pourront être augmentées, à peine contre les contrevenants d'être poursuivis extraordinairement.
Nous ne devons point dissimuler à Votre Majesté que cette fameuse clause de 1763 changeait entièrement la nature de l'imposition, et la convertissait en un cadastre ; et c'est pour cela qu'elle remédiait à tous les abus, et qu'elle remplissait toutes les conditions que nous avons annoncées comme nécessaires pour l'établissement d'un impôt réel.
1°. La somme imposée sur le peuple par le roi était fixée.
2°. Il n'y avait plus de despotisme des préposés à craindre.
3°. Les préposés étant devenus inutiles, le gouvernement devait s'épargner tous les frais de régie.
Cette clause ne pouvait donc être critiquée qu'en disant que les rôles de 1763 n'étaient pas assez bien faits pour en faire un cadastre, mais c'était avouer que le travail fait depuis bien des années avec tant de dépenses avait été inutile pour l'objet qu'on s'était proposé ; car les administrateurs n'avaient cessé d'annoncer que, par leurs recherches sur le vingtième, ils auraient bientôt une évaluation de tous les biens du royaume qui rendrait à l'avenir les répartitions simples et justes et préviendrait tous les procès. On aurait donc conclu que la méthode employée était mauvaise, et qu'il fallait recourir à une autre forme d'imposition.
C'est à quoi les administrateurs ne voulaient pas consentir. En conséquence ils se contentèrent de murmurer en secret contre la clause de 1763. Ils prétendaient qu'elle était injuste, parce qu'elle laissait subsister des impositions injustes ; qu'on ne pourrait plus décharger ceux qui étaient trop imposés, puisqu'on ne pouvait plus augmenter ceux qui ne l'étaient pas assez. Mais, tant que l'ancienne magistrature a existé, on s'est bien gardé de proposer au feu roi de remédier à ces inconvénients par une loi contraire à la clause, parce qu'il était aisé de prévoir que l'examen de cette loi produirait une explication qui pourrait faire découvrir les vices d'une imposition qu'on voulait conserver.
On prit donc le parti d'attendre des moments favorables ; et cependant on conserva depuis 1763 jusqu'en 1771, aux frais du roi, tous les bureaux et tous les commis que la clause semblait avoir rendu inutiles.
On ne fit point non plus le dépôt des rôles qui cependant, par cette clause, devenait plus nécessaire que jamais : car puisque les rôles devenaient le cadastre de tout le royaume, il fallait les rendre publics. Le moment désiré arriva ; ce fut celui de l'anéantissement de la magistrature. Un vingtième fut rendu perpétuel sans la clause de 1763, ni aucune autre clause équivalente, ce qui a fait revivre tous les abus à la fois, et ce qui a donné lieu à la nouvelle inquisition sous laquelle le peuple gémit depuis quatre ans.
Nous nous plaignons, Sire, premièrement de la perpétuité de l'impôt, secondement de l'abolition de la clause de 1763, et nous supplions Votre Majesté, ou de la rétablir, ou d'y suppléer par une loi qui ait les mêmes effets, qui fixe la somme totale de ce qui sera payé par le peuple, qui dispense Votre Majesté des frais de régie, et qui ne laisse pas le royaume entier soumis au despotisme des administrateurs et des préposés du vingtième.

 Les trois impositions que nous venons d'examiner sont les seuls impôts directs qui se lèvent dans votre royaume ; et s'il s'en lève d'autres dans quelques provinces sous différents noms, ce sont des faits dont nous n'avons point de connaissance, et que nous n'avons pas eu occasion de vérifier. Nous avons aussi indiqué à Votre Majesté les prestations de service corporel, comme la milice et la corvée, et nous n'en dirons pas davantage ; s'il y a des abus, nous ne doutons pas que les ministres qui président à ces administrations, et en qui le public a le plus de confiance, ne travaillent à les réformer.
Le logement des gens de guerre est encore une autre espèce de service exigé du peuple, et dont la Cour des Aides n'a point de connaissance juridique.
Nous protestons à Votre Majesté que nous sommes bien éloignés de chercher à étendre notre juridiction dans ce moment où nous ne devons être occupés que des intérêts des peuples ; mais ce n'est empiéter sur les droits d'aucune puissance, que d'avertir Votre Majesté en qui résident tous les genres de puissance de ce qui s'est passé à cet égard.
Et dans ce jour, Sire, où nous présentons à Votre Majesté le tableau des impositions, nous ne pouvons vous laisser ignorer que, sous vos yeux et dans votre capitale, il se lève une taxe sur beaucoup de maisons, sous le nom de logement de gens de guerre, qui est un véritable impôt réel établi sur vos sujets sans aucune loi, et sans qu'on connaisse les règles d'après lesquelles s'en fait l'assiette.
Nous savons que le produit de cette imposition est destiné au logement des troupes, qui est un service militaire ; mais ce n'est pas une raison suffisante pour que l'autorité militaire préside à la répartition. Quand la taille fut créée sous Charles VII, elle fut destinée destinée à la solde des troupes ; on n'imagina cependant pas de l'établir sans aucune loi expresse, ni la faire répartir, juger et lever par les gens de guerre.
Nous ignorons si, sous le même prétexte, on a établi de semblables taxes dans les provinces, et nous n'avons pas cherché à nous en informer ; nous espérons que ce sera Votre Majesté elle-même qui se fera rendre compte de tout ce qui concerne cette singulière imposition ; et quant à la ville de Paris, nous la supplions de faire vérifier : 1°. par quelle loi l'impôt qu'on y lève a été établi originairement ; 2°. suivant quelle loi il s'augmente tous les jours ; 3°. par qui et suivant quelle règle se fait la taxe de chaque maison ; 4°. à qui peut s'adresser le propriétaire qui se plaint de sa taxe. Quand Votre Majesté sera déterminée sur cet objet, nous ne doutons pas qu'elle ne fasse connaître ses intentions par une loi publique ; car le public a droit de demander à connaître les lois auxquelles on veut le soumettre.
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Auger : Il y a encore ici une lacune dans le manuscrit sur lequel on a imprimé : il paraît qu'il était question des vexations de plusieurs Ministres et Préposés des Finances.

[d- solutions]

Nous protestons à Votre Majesté qu'en rapportant ces faits particuliers, notre intention n'est point d'armer sa sévérité contre les coupables ; mais il faut bien faire connaître quelle a été la conduite des dépositaires du pouvoir arbitraire pendant qu'ils se sont affranchis de la censure de la justice réglée ; et nous regardons, Sire, ce moment où le despotisme se croyant assuré de l'impunité, s'est montré à découvert, comme un moment précieux à saisir pour démontrer au roi, ami de la justice, les excès dont nous sommes menacés.
En effet, Sire, quand nous remontons à la source des abus, et que nous proposons à Votre Majesté des remèdes inutiles depuis longtemps, comme celui de faire porter les impositions de tous les genres au département qui se fait dans chaque province, ou d'admettre à ce même département des représentants du peuple oubliés depuis plusieurs siècles, nous prévoyons bien qu'on dira à Votre Majesté que ce sont des nouveautés que nous voulons introduire dans l'administration.
Il faut donc que Votre Majesté voie clairement que si nous lui proposons ce qu'on appelle des nouveautés, et ce qui cependant n'est que le rétablissement des anciennes, c'est parce que les progrès et les véritables innovations que fait tous les jours le despotisme rendent le rétablissement des vrais principes absolument nécessaire. Il ne faut point vous le dissimuler, Sire, puisque vous voulez faire le bonheur perpétuel de cette nation, qui dans l'instant de votre avènement s'est jetée dans vos bras avec une confiance si touchante, ce n'est point à la réformation dès abus particuliers que vous devez borner vos soins, c'est le système de l'administration qu'il faut attaquer.
On sait que Votre Majesté aime la justice, on sait que vos ministres actuels veulent la faire fleurir ; mais tant que le bien que vous ferez au peuple ne sera fondé que sur votre justice, personnelle ou sur celle de vos ministres, ce ne sera qu'un bien passager, et la génération future verra le despotisme se venger sur le peuple de la contrainte qu'il aura éprouvée sous votre règne. Il faut donc que le temps de ce règne soit employé à donner au peuple des préservatifs contre le despotisme, et surtout contre la clandestinité.
Ce n'est point des faits particuliers que nous avons dû nous plaindre, ou au moins nous n'avons dû les employer que comme preuves du système général, et nous devons invoquer cet amour de la justice dont Votre Majesté est pénétrée, pour obtenir des lois qui fassent le bonheur perpétuel de votre royaume, des lois telles que cette justice qui est dans votre cœur survive à Votre Majesté elle même, et se fasse sentir à nos derniers neveux.
Voilà, Sire, les vues générales qu'ont dû vous présenter des magistrats qui, comme les autres citoyens, ont été témoins du malheur du peuple, et qui, ayant consacré leur vie aux jugements des procès occasionnés par les impôts, ont vu de plus près quelques unes des causes de ce malheur.
Nous vous présentons ces réflexions avec confiance, parce que nous savons que le sentiment qui nous les a dictées les fera agréer de Votre Majesté. Mais nous reconnaissons qu'en agitant un si grand nombre de questions, nous avons pu tomber dans quelques erreurs ; et comment aurions nous pu les éviter, puisque depuis si longtemps les administrateurs ne cherchent qu'à se couvrir d'un voile impénétrable, et que le vice principal de leurs opérations est cette clandestinité qui ne permet de rien éclaircir et de rien constater ? Mais nous aurions mal rempli notre ministère, si la crainte de nous tromper sur quelques détails nous avait empêchés de mettre sous vos yeux une masse de vérités utiles et incontestables ; et vous même, Sire, nous oserons le dire à Votre Majesté, vous tomberiez dans des pièges que vous tendent les ennemis de votre peuple, si la découverte de ces légères erreurs vous rendait suspectes les vérités qu'il était si important de vous faire connaître.
Nous n'aurions pas non plus la témérité de croire que d'autres que nous ne puissent pas vous fournir d'autres lumières ; et nous n'imiterons point, Sire, la présomption coupable de ces administrateurs qui, depuis plus d'un siècle, ont cherché à écarter du trône tous ceux qui pouvaient éclairer le roi, comme si la vérité ne devait parvenir au souverain que par leur organe.
Nous pensons, Sire, comme toute la nation, sur les ministres que Votre Majesté a appelés auprès d'elle ; mais il est encore bien des vérités qui ne vous parviendront ni par les ministres, ni par les magistrats.

 C'est sur le peuple que pèsent les impôts, et leur complication est telle que chaque province, chaque corps, chaque profession, est soumise à quelque loi bursale qui lui est particulière, et a des griefs personnels à exposer à Votre Majesté. Il n'est pas juste qu'un ministre statue seul et sans contradicteur sur cette multitude d'objets ; et il n'est pas possible non plus qu'un corps de magistrature soit seul auprès de Votre Majesté l'interprète de cette quantité énorme de différents intérêts.
La preuve la plus réelle que nous puissions donner à Votre Majesté de la sincérité de notre zèle, est de lui faire connaître dans quel cas et jusqu'à quel point elle doit être en garde contre les ministres et les autres administrateurs, et comment elle peut être garantie de la séduction par d'autres moyens que par les magistrats qui depuis longtemps jouissent seuls dans le royaume du droit de représentation, et sont quelquefois insuffisants pour remplir dans toute son étendue cet important ministère.
La confiance que nous inspire l'administration actuelle, ne doit point nous fermer la bouche. Nous croyons au contraire devoir saisir le moment où Votre Majesté est entourée des hommes les plus instruits et les plus irréprochables ; et nous espérons qu'ils se réuniront à nous, et qu'ils désireront autant que nous-mêmes, que Votre Majesté se fasse éclairer sur l'usage du pouvoir qui leur est confié, et dont ils ne veulent point abuser.
Il est certain qu'à beaucoup d'égards, et peut-être sur le plus grand nombre des objets, les ministres d'un roi méritent sa confiance plus que personne ; car on peut dire, en général, que tout ce qui intéresse la gloire de son règne intéresse aussi celle de leur ministère. Ainsi, le souverain ne peut pas douter que ses ministres ne prennent le plus sincère intérêt au succès de ses armes, au maintien de son autorité dans l'intérieur de son royaume, à sa considération chez les puissances étrangères.
Mais sur d'autres objets l'intérêt du ministre n'est pas toujours celui du roi. Par exemple, quand il est question d'asservir les peuples à tous les suppôts de l'administration, sous prétexte de maintenir l'autorité royale, ou d'étendre cette administration jusque aux les plus petits objets, il y a une grande différence entre ces deux intérêts : car il n'est pas étonnant qu'un sujet devenu ministre soit flatté des plus petits détails de la puissance, qu'il ait partout des amis à protéger et des ennemis à persécuter ; que son orgueil se repaisse de la multiplicité des hommages qu'entraîne la multiplicité des pouvoirs ; mais un roi est trop grand, trop puissant, trop supérieur à ses sujets, pour être mu par ces petites passions ; et il ne peut voir son autorité intéressée que dans des objets dignes de lui.
Il est un troisième genre d'affaires dans lequel les ministres non-seulement n'ont pas le même intérêt que le roi, mais en ont un absolument contraire. De ce nombre, sont toutes celles où il est question d'introduire l'administration clandestine ; car l'intérêt du roi est toujours d'éclairer la conduite de ses ministres, et celui des ministres est quelquefois de n'être pas éclairés.
Il est enfin un grand nombre d'objets sur lesquels, l'intérêt du roi étant contraire à celui des ministres, le peuple a le même intérêt que le roi ; mais tous les grands de l'Etat, tous les gens considérés, tous ceux qui approchent du roi, ou qui sont à portée de se faire entendre de lui, ont les mêmes intérêts que les ministres ; et voilà, Sire, ce qui mérite le plus votre attention, ce qui doit même être l'objet de vos profondes réflexions ; car il n'est que trop vrai que l'intérêt des ministres réuni à celui de tous les gens puissants, l'emporte presque toujours sur celui du roi réuni à celui du peuple.
C'est ce que nous avons déjà fait voir au sujet du vingtième et de la capitation. Ces deux impositions, où les ministres et leurs subordonnés se sont réservé le droit de taxer vos sujets ou de modérer leurs taxes arbitrairement et à volonté, donnent lieu à un despotisme odieux à la France, et honteux pour une nation libre ; despotisme contraire aux vrais intérêts de Votre Majesté, même à l'intérêt fiscal, que les despotes sacrifient toujours aux considérations qui leur sont personnelles ; mais despotisme très-utile à tous les gens considérables, parce que ce sont toujours eux qui sont traités favorablement par les intendants, par les autres despotes de cette partie.
Tel est aussi l'excès des dépenses. On se propose, sans cesse d'y mettre un frein, et tout le monde applaudit dans la spéculation à ces projets de réformation ; mais dans l'exécution, tous les ministres, tous les ordonnateurs des dépenses s'y refusent, et ils sont appuyés par toutes les puissances de la cour, et même de la capitale, parce que ce sont toujours des gens puissants qui ont part aux faveurs des ministres.
Tel est encore l'abus des lettres de cachet accordées sur la demande des particuliers, et que chaque personne puissante dans le royaume se croit en droit d'obtenir. Et nous-mêmes magistrats, qui nous regardons comme les représentants du peuple, mais qui sommes aussi du nombre de ces gens considérés qui ont accès chez les ministres, n'avons-nous pas à nous reprocher de n'avoir jamais réclamé avec assez d'énergie contre les abus de ce genre ?
Mais sur tous ces objets, Sire, il existe nécessairement deux partis dans un royaume ; d'un côté , tous ceux qui approchent du souverain ; de l'autre, tout le reste de la nation. Il faut donc qu'un roi qui veut être juste puise ses sentiments dans son propre cœur, et ses lumières dans celles de la nation entière.
Mais comment établir une relation entre le roi et la nation, qui ne soit pas interceptée par tous ceux dont un roi est entouré ?

Nous ne devons point vous le dissimuler, Sire, le moyen le plus simple, le plus naturel, le plus conforme à la constitution de cette monarchie, serait d'entendre la nation elle-même assemblée, ou au moins de permettre des assemblées de chaque province ; et personne ne doit avoir la lâcheté de vous tenir un autre langage ; personne ne doit vous laisser ignorer que le vœu unanime de la nation est d'obtenir ou des états généraux, ou au moins des états provinciaux.
Mais nous savons aussi que depuis plus d'un siècle la jalousie des ministres, et peut-être celle des courtisans, s'est toujours opposée à ces assemblées nationales ; et si la France est assez heureuse pour que Votre Majesté se détermine un jour, nous prévoyons qu'on fera naître encore des difficultés de formes.
Ces difficultés seront aisément surmontées quand Votre Majesté le voudra ; elles ne sont pas de nature à faire un obstacle réel à ce qui vous est demandé par les vœux ardents de ce peuple que vous aimez. Il est cependant possible qu'elles retardent encore pendant quelque temps le rétablissement de ces états tant désirés ; et, en attendant, n'existera-t-il aucune autre voie par laquelle les vœux du peuple puissent parvenir à un roi qui veut les entendre ?
Dans ce moment, Sire, nous ne vous parlons point une langue qui vous soit étrangère. Toute l'Europe a su que le premier sentiment de Votre Majesté, lors de son avènement à la couronne, a été de faciliter à tous ses sujets les approches de son trône, et qu'elle s'est fait une règle de recevoir tous les mémoires qui lui sont présentés ; mais la clandestinité de l'administration s'oppose sans cesse à ce désir mutuel que le roi et la nation auraient à s'entendre, et rend inutile ce premier sentiment d'un jeune roi, si précieux pour le peuple qu'il doit gouverner.
Vous recevez, Sire, les requêtes de tous vos sujets ; mais les grands abus ne peuvent jamais vous être présentés, parce que le tableau des opérations du gouvernement n'existe nulle part. Il faut donc, pour que votre Majesté puisse être instruite par les requêtes qu'elle reçoit, que l'administration ne se tienne plus cachée, il faut que tous les actes d'autorité faits en votre nom, soient connus et du public et des particuliers qui ont droit de s'en plaindre ; il faut que les motifs soient également publiés, et qu'à chacun de ces actes d'autorité soit annexé le nom de celui de qui il est émané, et qui doit répondre de l'abus qu'il a fait de son pouvoir ; sans cela les requêtes présentées au roi n'ont qu'un objet vague, et les abus d'autorité resteront toujours ignorés et impunis.
Vous recevez les requêtes de tous vos sujets ; mais il ne leur est permis de recourir à votre justice que pour les affaires personnelles ; et cependant les corps, les provinces, l'Etat lui-même restent sans défenseurs. Il faut donc, Sire, en attendant que Votre Majesté ait rétabli les états, qu'il existe au moins des députés de chaque province, choisis par la province elle-même, qui remplissent auprès de Votre Majesté et de son conseil intime, une des fonctions que les procureurs-généraux remplissent dans les Cours ; celle de stipuler les intérêts du public, et surtout de la province qui leur aura donné mission. Cet établissement n'exige point indispensablement celui d'une assemblée d'états dans chaque province ; nous avons déjà observé à Votre Majesté qu'on distinguait anciennement les pays d'états des pays d'élections ; ces derniers, sans avoir d'états, élisaient des représentants ; et rien n'empêcherait de rétablir cet antique usage. En effet, la nécessité évidente a fait appeler auprès du conseil des députés du commerce de chaque province ; les intérêts du commerce sont-ils donc les seuls que chaque province ait à stipuler ?
Vous recevez les requêtes de tous vos sujets ; mais ignorez-vous, Sire, que le plus grand nombre de vos sujets, et nommément ceux qui auraient le plus besoin de votre protection, sont absolument hors d'état de l'implorer, parce qu'ils n'ont ni la capacité nécessaire pour faire eux-mêmes un mémoire, ni les facultés nécessaires pour le faire faire par un autre, ni les relations nécessaires pour le faire parvenir à Votre Majesté ? Et quelle est la ressource de ceux qui languissent dans les prisons, et qu'on se gardera bien d'en laisser sortir, quand on prévoira que le premier usage qu'ils feront de leur liberté, sera d'implorer votre justice ? Il faudrait donc que les représentants de chaque province fussent spécialement autorisés à se constituer les défenseurs des pauvres, des faibles, des opprimés, surtout des captifs ; comme en justice réglée les procureurs et avocats généraux sont les défenseurs nés des absents, des interdits, des mineurs, de tous ceux, en un mot, qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes.
Vous recevez les requêtes de tous vos sujets : mais il est une importante vérité, Sire, que nous oserons vous dire aujourd'hui, parce qu'il n'est pas possible que l'expérience d'une année ne vous en ait déjà convaincu ; c'est que ce recours de tous les particuliers à la seule personne du roi est absolument illusoire, parce qu'il n'est pas possible que Votre Majesté seule statue en connaissance de cause sur les plaintes et les demandes, souvent indiscrètes, de plusieurs millions d'hommes.
Il faut donc que ces requêtes soient renvoyées, et elles le sont, dans les différents départements. Or, vous savez, Sire, que c'est renvoyer chaque requête précisément à celui contre qui elle est dirigée
 ; car on ne recourt à Votre Majesté elle-même, que quand on a épuisé toutes les autres voies, et que c'est du ministre qu'on veut se plaindre. Or, nous venons de faire connaître que sur des objets très importants le ministère entier, et même tous ceux qui approchent de votre personne, ont un intérêt contraire à celui de Votre Majesté et à celui de la nation.
Puisque ce sont les lumières de toute la nation qu'il faudrait communiquer à Votre Majesté, serait-il possible que ce fut la nation elle-même qui fît le premier examen de toutes ces requêtes, et que ce fût son suffrage qui indiquât à Votre Majesté celles qui méritent son attention personnelle ?
Ici nous devons nous arrêter, Sire ; nous avons osé avancer que le recours de tous les sujets à la seule personne du roi est illusoire, parce que c'est une vérité évidente, dont Votre Majesté elle-même est certainement convaincue ; mais si nous allions jusqu'à proposer d'admettre une réclamation publique contre les abus de l'administration, ne serions-nous pas taxés de témérité ? Tous les ennemis de la liberté publique, et surtout ceux qui ont le privilège de parler en votre nom, ne diraient-ils pas que ce sont les actions de Votre Majesté elle-même qu'on veut soumettre à la censure publique ?
Une telle objection est faite pour nous imposer le silence le plus respectueux.
Nous vous demandons cependant, Sire, qu'il nous soit seulement permis de vous rendre compte de ce qui se passe sous nos yeux dans l'administration de la justice contentieuse.

Celui qui se pourvoit en Cour souveraine a le droit de faire imprimer ses mémoires et de les faire publier ; et quand il est appelant de la sentence d'un tribunal inférieur, le mémoire imprimé est nécessairement la critique du jugement de ce tribunal. Nous n'ignorons pas non plus que les particuliers qui se pourvoient à Votre Majesté elle-même contre un arrêt de Cour souveraine par demande en cassation, en révision ou autrement, usent du même droit, et qu'il s'imprime et se publie des mémoires signés d'avocats au conseil où les particuliers critiquent les arrêts de Cour souveraine par lesquels ils se croient lésés.
Nous savons, Sire, que cette publicité des mémoires n'est pas unanimement approuvée : on dit qu'il est même des magistrats qui la regardent comme un abus, et qui soutiennent que les mémoires ne devraient être faits que pour l'instruction des juges qui doivent prononcer sur chaque procès, mais que le public ne doit pas se constituer le juge des tribunaux.
Pour nous, Sire, nous avons toujours cru et nous croyons toujours devoir répondre à Votre Majesté et à la nation, de la justice que nous rendons aux particuliers ; et s'il est vrai que quelques magistrats ne pensent pas de même, nous qui venons d'avertir Votre Majesté qu'elle doit récuser le témoignage des ministres quand ils soutiennent l'administration clandestine, nous devons avouer qu'il faut aussi récuser celui des juges, quand ils s'opposent à la publicité des mémoires.
Au fond, l'ordre commun de la justice en France est qu'elle soit rendue publiquement. C'est à l'audience publique que se portent naturellement toutes les clauses ; et quand on prend le public à témoin par des mémoires imprimés, ce n'est qu'augmenter la publicité de l'audience. Si on objectait que la profusion avec laquelle se publient les mémoires est une nouveauté introduite depuis peu d'années, ce reproche d'innovation ne serait pas une objection suffisante ; car il y a des nouveautés utiles : et si l'on avait rejeté les innovations, nous vivrions encore sous l'empire de l'ignorance et de la barbarie. Mais d'ailleurs, bien loin que cet usage puisse être regardé comme une innovation dangereuse, nous pensons, Sire, que c'est le rétablissement de l'ancien ordre judiciaire de ce royaume, qu'il tient peut-être à la constitution primitive de la monarchie ; et cette observation ne sera pas indigne de votre attention.
Une très ancienne monarchie a toujours subi des révolutions de bien des genres, surtout quand elle a été fondée dans des siècles d'ignorance, et qu'elle a subsisté jusqu'au siècle le plus éclairé. Si on considère sous cet aspect l'histoire de cette nation, on verra que le progrès des lumières a mis une différence infinie entre les mœurs et les lois de différents âges.
Du temps de nos premiers ancêtres, toutes les conventions des hommes étaient verbales, et il fallait que la foi due aux témoins suppléât à des actes que personne n'aurait su dresser. On n'avait aussi que des lois mal rédigées, et consistant souvent dans une tradition incertaine, et qui laissait tout à l'arbitrage du juge.
Les abus de cette justice arbitraire étaient énormes. Ce fut vraisemblablement l'excès du mal qui fit recourir au remède le plus simple et le plus efficace, la publicité. Les rois rendirent eux-mêmes la justice à la nation assemblée dans le champ de Mars, avec un éclat et une authenticité dont il n'y a pas eu d'exemple dans les temps modernes ; et à leur exemple, les grands de l'Etat la rendirent aussi, chacun dans leur territoire, en présence du peuple.
Il faut observer que dans ce premier âge, l'administration n'était pas encore séparée de la justice contentieuse ; l'une et l'autre étaient exercées par le roi lui même, aidé des suffrages publics. Ces monarques si redoutés permettaient donc qu'on vînt se plaindre publiquement à eux des fautes de leurs ministres ; ils ne craignaient point les humbles requêtes de ceux qui venaient implorer leur appui, mais ils voulaient se garantir des séductions de ceux qui interposent leur puissance précaire entre le roi et le peuple.
Dans l'âge suivant, on commença à écrire les actes qui fixent l'état des hommes et leurs obligations ; et il se forma aussi un corps de jurisprudence écrite à laquelle il fallut se conformer dans les jugements. Cet âge, qu'on peut nommer celui de l'écriture, eut de grands avantages sur celui qui avait précédé, puisqu'alors les droits des citoyens furent fondés sur des titres constants, et qu'on espéra de n'être plus jugé par les fantaisies des hommes, mais par la loi elle-même.
Cependant ce nouvel ordre judiciaire eut d'autres inconvénients inconnus aux siècles antérieurs. On eut des lois précises ; mais l'étude en devint si compliquée que personne, excepté ceux qui s'y livrèrent entièrement, ne put ni faire la fonction de juge, ni avoir connaissance de ses propres affaires. Il s'éleva dans la nation un nouvel ordre de citoyens qui furent les gens de loi : les uns furent subrogés aux grands de l'Etat dans la fonction de rendre la justice, les autres se chargèrent de stipuler les droits particuliers ; et la nation, dont la plus grande partie était encore livrée à l'ignorance, fut obligée de leur accorder une confiance aveugle.
Ce fut alors que la justice cessa d'être aussi publique que dans les premiers temps. Elle se rendit cependant encore publiquement dans les audiences tenues dans l'enceinte de chaque tribunal.
Mais quand les détails d'un procès exigèrent un examen de pièces, les juges procédèrent à cet examen dans des délibérations secrètes, et  on perdit l'avantage d'avoir le public pour témoin de la conduite des juges.
Nous observons encore que ce fut dans cet âge que l'administration fut séparée de la justice contentieuse ; les procès et surtout les appels s'étant multipliés, et la jurisprudence étant devenue une science profonde, il ne fut plus possible que la justice fût rendue par le roi ni par les grands. Les rois se reposèrent de cette fonction sur les magistrats, jurisconsultes et gradués ; mais ils se réservèrent l'administration ; et comme elle s'exerce par des lettres du prince, au lieu de proclamations publiques autrefois usitées, tout se fit dans le secret du cabinet.

Note de l'édition in-12 : Il n'est pas inutile d'observer que c'est dans le second âge qu'on crut pouvoir se passer des Etats ; car jusqu'alors il fallait absolument que les Rois assemblassent la Nation pour lui faire entendre leurs volontés. Bientôt les Ministres trouvèrent le moyen de rendre ces assemblées de plus en plus rares parce qu'il leur convenait d'écarter de leur gestion des contradicteurs ; ensuite ils trouvèrent si commode de travailler dans l'obscurité qu'ils cherchèrent à épaissir les  voiles dont ils s'étaient couverts, c'est ce qui a donné naissance à cette administration clandestine qui a fait tant de progrès depuis la cessation des Etats-Généraux jusqu'aux derniers temps : c'est donc dans l'âge de l'écriture qu'a commencé en France la clandestinité de l'administration ; et si c'est dans celui de l'impression qu'elle a fait de grands progrès, c'est que jusqu'à présent le recours contre l'Administration par des Mémoires publics et imprimés n'a pas été permis.

Enfin est venu un troisième âge, que nous nommerons celui de l'impression ; c'est celui où l'art de l'imprimerie a multiplié les avantages que l'écriture avait procurés aux hommes, et en a fait disparaître les inconvénients.
Les connaissances s'étant étendues par l'impression, les lois écrites sont aujourd'hui connues de tout le monde ; chacun peut entendre ses propres affaires. Les légistes ont perdu cet empire que leur donnait l'ignorance des autres hommes. Les juges eux-mêmes peuvent être jugés par un public instruit ; et cette censure est bien plus sévère et plus équitable quand elle peut être exercée dans une lecture froide et réfléchie, que quand les suffrages sont entraînés dans une assemblée tumultueuse.
L'art de l'imprimerie a donc donné à l'écriture la même publicité qu’avait la parole dans le premier âge, au milieu des assemblées de la nation. Mais il a fallu plusieurs siècles pour que la découverte de cet art fit tout son effet sur les hommes. Il a fallu que la nation entière ait pris le goût et l'habitude de s'instruire par la lecture, et qu'il se soit formé assez de gens habiles dans l'art d'écrire, pour prêter leur ministère à tout le public et tenir lieu de ceux qui, doués d'une éloquence naturelle, se faisaient entendre de nos pères dans le champ de Mars et dans les plaids publics.
Ce moment est arrivé, Sire; vos sujets en éprouvent les effets dans la justice réglée, depuis que l'usage est établi d'instruire et d'intéresser le public par des mémoires imprimés ; et Votre Majesté pourrait faire jouir du même privilège, du même avantage, ceux de ses sujets qui se plaignent de l'administration.
Il semble que le recours à votre conseil ou à vos ministres contre un intendant, contre un commandant de province, pourrait être aussi public que le recours aux Cours souveraines contre un tribunal inférieur ; et puisqu'on se pourvoit à la personne même de Votre Majesté par des mémoires imprimés et en présence du public, contre des arrêtés rendus en votre nom dans les Cours supérieures, dans ces Cours si anciennement révérées, dans ces Cours composées d'un grand nombre de magistrats, dans ces Cours où les arrêts ne passent qu'à la pluralité des suffrages, et après une longue discussion ; pourquoi ne pourrait-on pas se pourvoir avec la même publicité contre d'autres actes d'autorité qui sont aussi faits en votre nom, mais qui ne sont que l'ouvrage d'un seul homme, qui ont été enfantés dans le secret, et sans aucune discussion préalable ?
La différence est, dit-on, qu'on sait que Votre Majesté ne tient jamais en personne ses Cours de justice, mais qu'on ignore toujours si les actes d'autorité sortis du cabinet, ne sont pas pas son propre ouvrage ; et telle est depuis longtemps la politique des ministres, que leur personne est toujours à couvert, et que le nom de Votre Majesté dont il est permis de se revêtir, ou une signature qui ressemble à la vôtre, et sur laquelle le respect ne permet pas d'élever aucun doute, ont mis dans la même classe les actes de votre volonté personnelle, et ceux qui se prodiguent à votre insu ; en sorte que les citoyens opprimés craignent toujours de s'écarter du respect en se plaignant de l'injustice, et ne savent jamais si ce n'est pas manquer à la puissance suprême que de l'invoquer.
Voilà donc, Sire, où l'on en est réduit par la clandestinité des personnes
, cette branche du système général que nous avons développé à Votre Majesté.
La France a le bonheur d'avoir un maître dont le premier désir a été d'être éclairé, et qui a voulu permettre à tous ses sujets de recourir à sa justice personnelle contre tous les abus d'autorité ; et quand on démontre à Votre Majesté, quand elle-même a reconnu par son expérience que ce recours est impossible, par le nombre infini des requêtes auxquelles il donne lieu, et que le seul moyen de faire parvenir la voix du peuple jusqu'au roi, est de permettre à chaque citoyen d'invoquer le témoignage du public, comme dans les tribunaux où s'exerce la justice réglée, on croit pouvoir opposer à notre zèle un obstacle invincible, on croit devoir nous imposer silence en prononçant le nom sacré de Votre Majesté, et on veut que des milliers d'injustices soient impunies à perpétuité, qu'elles soient à l'abri de toutes réclamations, qu'il soit impossible de vous les manifester par la crainte imaginaire qu'il n'y ait une occasion où l'on parle avec trop peu de respect d'un ordre qui se trouvera émané de Votre Majesté elle-même : comme si l'on pouvait douter de l'extrême circonspection dont useront toujours ceux qui vous adresseront leurs requêtes, et ceux qui, par état, seront chargés de les rédiger et de les signer.
Cependant, Sire, puisqu'on allègue cette crainte, toute chimérique qu'elle est, puisqu'on veut se prévaloir du respect personnel dû à Votre Majesté, il ne nous est pas possible d'insister davantage ; mais c'est là le cas où Votre Majesté doit se déterminer elle-même. 

Nous avons rappelé l'exemple de ces anciens rois, qui ne croyaient point leur autorité blessée par la liberté donnée à leurs sujets de venir implorer leur justice en présence de la nation assemblée.
C'est à vous à juger, Sire, si ce sera affaiblir votre puissance, que d'imiter en cela Charlemagne, ce monarque si fier, et qui porta si loin les prérogatives de sa couronne.
C'est à son exemple que vous pouvez encore régner à la tête d'une nation qui sera toute entière votre Conseil ; et vous en tirerez bien plus de ressources, parce que vous vivez dans un siècle bien plus éclairé.
Daignez songer enfin, Sire, que le jour que vous aurez accordé cette précieuse liberté à vos sujets, on pourra dire qu'il a été conclu un traité entre le roi et la nation contre les ministres et les magistrats ; contre les ministres, s'il en est d'assez pervers pour vouloir vous cacher la vérité ; contre les magistrats, s'il en est jamais d'assez ambitieux pour prétendre avoir le privilège exclusif de vous la dire. 

Ce sont là,
SIRE,
Les très-humbles et très-respectueuses remontrances qu'ont cru devoir présenter à Votre Majesté,
Vos très humbles, très obéissants, très fidèles et très affectionnés serviteurs et sujets, les gens tenant votre Cour des Aides.

A Paris, en la Cour des Aides, le 6 mai 1775.

 

ledit Seigneur Roi a dit [30 Mai]

Je me suis fait rendre compte de vos différentes Remontrances...
Sur les secondes Remontrances dans lesquelles vous traitez de tous les impôts et même de presque toutes les parties de l'administration, vous n'attendez pas que je vous fasse une réponse détaillée sur chaque article. Je m'occuperai successivement de faire les réformes nécessaires sur tous les objets qui en seront susceptibles ; mais ce ne sera pas l'ouvrage d'un moment, ce sera le travail de tout mon règne.
Cependant, comme il y a quelques objets sur lesquels vous avez désiré savoir promptement mes intentions, le Garde des Sceaux va vous les faire connaître.

Qu'après ce discours du Roi, M. le Garde des Sceaux [Hue de Miromesnil] a pris la parole et a dit :

Messieurs,
Le Roi sait toujours gré à ses Cours du zèle qu'elles lui témoignent en lui donnant des avis fidèles sur l'administration de son royaume et sur tous les objets de leur compétence.
SM n'ignore pas que l'excès des impôts est un des plus grands malheurs de ses sujets et elle regarde comme le premier de ses devoirs celui de soulager son peuple, soit par des diminutions d'imposition, soit en corrigeant les abus qui peuvent se trouver tant dans la répartition que dans la perception. Mais Le Roi sait aussi que s'il existe réellement des abus, il ne faudrait les faire connaître que dans le moment où l'on peut y remédier et qu'il est dangereux d'augmenter l'animosité des Contribuables  contre ceux dont le ministère est nécessaire pour la levée des impôts. SM ne doute pas que vous n'ayez fait les mêmes réflexions, et votre intention en faisant ces Remontrances n'a certainement pas été de les rendre publiques mais seulement d'instruire la religion de SM. Vous ne serez donc pas étonnés des mesures extraordinaires que le Roi a prises pour en empêcher la publication. Ce que vous désirez, est que le Roi s'occupe de venir au secours du peuple, et à cet égard vous pouvez être certain que vos vœux seront remplis ; mais vous ne desirez pas qu'il reste dans vos registres un monument propre à perpétuer le souvenir des malheurs que le Roi voudrait faire oublier...

Le récit [du PP] fini,

La Cour a arrêté qu'il serait fait registre de la réponse du Roi, elle a en même temps fait des protestations contre l'enlèvement illégal de la minute des Remontrances du 6 mai, déclarant ladite Cour qu'il n'a jamais dû être fait d'autre usage desdites Remontrances que de les présenter au Roi, et néanmoins qu'elle ne peut se dispenser  de réclamer contre cet acte irrégulier d'autorité.

Elle a arrêté en outre qu'elle continuerait de faire connaître audit Seigneur Roi les abus d'autorité introduits dans la répartition et perception des impôts et notamment de lui présenter les Mémoires annoncés dans lesdites Remontrances du 6 Mai...