03/10/2020
Le texte, précautionneux et subtil, est plein de sinuosités. Il ne comprend ni subdivisions ni sous-titres, ni coupures. C'est moi qui les ajoute, ainsi que les soulignements : je mets en rouge les passages qui explicitent l'administration clandestine, cet Etat parallèle et profond qui, couvert du nom du Roi et allié aux Puissants exerce un gouvernement bien plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale et, sous prétexte des impératifs financiers du Roi, pressure le peuple à son propre profit. |
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RésuméSupprimée par Maupéou en 1771 et rétablie avec les autres
Cours souveraines par le changement de règne, la Cour de Justice offre
au jeune
Roi, non seulement une leçon de fiscalité, mais une analyse de la
pratique des
impôts : la Cour ne se permet pas de discuter le montant excessif
des
impositions ; chargée du contentieux relatif aux impôts, elle tire
ce fil
et montre que la manière de prélever écrase encore plus le peuple que
le
prélèvement lui-même. Le contentieux est soustrait à la "justice
réglée" et les exacteurs sont juges et partie. I. Impôts indirects et Fermes Ces impôts sont absurdes parce qu'ils suscitent la fraude et
la contrebande, et donc la répression et la vexation des hommes
sans protection qui sont l'immense majorité. II. Impôts directs et Régies Aussi monstrueux soient-ils, les impôts indirects n'affectent pas la constitution de la monarchie, à la différence des directs : les vices de leur répartition font partie d'un système général d'administration qui abuse du prétexte de votre autorité contre cette autorité elle-même. *
Despotisme ? * taille * capitation et
vingtième * solutions |
Votre Cour des Aides vient de réclamer pour
elle-même et
pour toute la magistrature, contre quelques articles de l'acte de son
rétablissement ; mais il lui reste un devoir plus important à
remplir :
c'est la cause du peuple que nous devons à présent plaider au tribunal
de Votre
Majesté. Nous devons vous présenter un tableau fidèle des droits et des
impositions qui se lèvent dans votre royaume, et qui sont l'objet de la
juridiction qui nous est confiée : nous devons faire connaître à
Votre
Majesté, au commencement de son règne, la vraie situation de ce peuple,
dont le
spectacle d'une cour brillante ne lui rappelle point le souvenir.
Qui sait même si les témoignages de joie et
de tendresse que
Votre Majesté a reçus, dans le moment de son avènement, de tous ceux
qui ont pu
approcher de sa personne, de ce peuple un peu moins malheureux que
celui des
provinces, ou déjà heureux par ses espérances, ne l'entretiennent pas
dans une
erreur funeste sur le sort du reste de la nation ?
Cette nation, Sire, a toujours son zèle et
son attachement
pour ses maîtres, en faisant les plus grands efforts pour maintenir la
splendeur de leur trône ; mais au moins faut-il que Votre Majesté
sache ce
que ces secours immenses coûtent au malheureux peuple.
Cependant l'examen approfondi de tous les
impôts serait un
travail infini, auquel Votre Majesté ne peut pas se livrer elle-même.
Nous
présenterons des mémoires particuliers sur chaque objet ; et Votre
Majesté
pourra en renvoyer la discussion à ceux qu'elle honorera de sa
confiance. Mais,
dans ce jour, Sire, dans ce jour précieux où nous parlons à Votre
Majesté pour être
entendus d'elle-même, nous nous bornerons à lui rendre sensibles les causes générales et fondamentales de tous les
abus,
et à établir des vérités assez simples pour que Votre Majesté puisse
s'en
convaincre ; qu'elle puisse, pour ainsi dire, s'en pénétrer ;
et
quand vos intentions seront connues, quand vos instructions auront été
données,
ce sera à vos ministres à s'y conformer dans l'examen détaillé qui sera
fait
avec eux des différentes parties. Aucune considération ne doit nous
arrêter,
Sire, quand nous avons des objets si importants à présenter à Votre
Majesté. C'est
cependant avec regret que nous nous verrons obligés de porter nos
regards sur
ce temps malheureux où l'absence des ministres de la justice et le
silence des
lois ont laissé une libre carrière à l'avidité des financiers et au
despotisme des
administrateurs.
Votre Majesté a fait cesser les malheurs
publics, et nous
voudrions que le souvenir en fût entièrement effacé par cet acte
éclatant de votre
justice.
Si nous n'avions à nous plaindre que de la
persécution soufferte
par les magistrats, et même si nous n'avions à dénoncer que les
infractions faites
pendant ces temps de trouble à l'ordre judiciaire, nous penserions que
tout étant
réparé, tout doit être enseveli dans l'oubli.
Mais il est une importante vérité, Sire, que
nous ne pouvons
éviter de mettre sous vos yeux sans trahir notre devoir c'est que la
prétendue
nécessité d'affermir l'autorité souveraine a servi de prétexte à des
exactions
exercées avec impunité sur vos sujets : Qu'il a été
fait une ligue entre les ennemis des tribunaux et ceux qui
faisaient gémir le peuple sous le poids des impôts arbitraires ;
que
ceux-là ont prêté leur appui pour anéantir la magistrature, et leur
ministère
pour la remplacer et que le prix de ce funeste service a été de livrer
le
peuple à leur cupidité.
Il nous est douloureux, Sire, d'avoir à vous
dénoncer ce système
d'oppression dans des jours de clémence.
Mais des lois onéreuses au peuple ont été
promulguées dans
la forme qu'on regardait alors comme légale, et elles subsistent encore
aujourd'hui,
puisque Votre Majesté a validé tout ce qui s'était fait pendant
l'inaction de la
justice.
Nous voyons aussi plusieurs places
importantes encore
occupées par ceux qui ont abusé de leur pouvoir ; et si de
nouveaux abus
excitent l'animadversion de la justice, on ne manquera pas de faire
valoir, en
faveur des coupables, le prétendu mérite de s'être sacrifié pour le
maintien de
l'autorité royale ; et sous prétexte de les mettre à l'abri de la
vengeance de leurs ennemis, on voudra mettre leur administration à
l'abri des
recherches de la justice.
Il est donc bien important, Sire, d'affranchir Votre
Majesté du fardeau d'une reconnaissance si
préjudiciable à son peuple, et de lui faire connaître que ceux qui
prétendaient
travailler pour l'autorité royale, ont réellement et efficacement
travaillé pour s'arroger sur tous les ordres
de l'Etat un pouvoir
exorbitant, et inutile au service de Votre Majesté.
Nous désirerions, Sire, que d'autres que
nous pussent vous
faire parvenir ces fâcheuses vérités.
Que n'est-il possible que Votre Majesté
abandonne
aujourd'hui ces funestes maximes de gouvernement, ou plutôt cette
politique introduite depuis un siècle
par la jalousie
des ministres,
qui a réduit au silence les ordres de l'Etat, excepté la seule
magistrature !
Que n'est-il possible à la nation elle-même de s'expliquer sur ses
intérêts les
plus chers !
Alors, Sire, avec quelle joie nous
remettrions en d'autres
mains le soin de vous faire connaître tous les excès auxquels s'est
porté ce
même ministère qui voulait nous anéantir !
Mais, puisque nous seuls jouissons encore de
ce droit
antique des Français, de ce droit de parler à nos rois, et de réclamer
avec liberté
contre l'infraction des lois et des droits nationaux, nous ne devons
point user
envers nos ennemis d'une générosité qui nous rendrait coupables envers
la
nation entière.
Le premier tableau que nous ayons à
présenter à Votre
Majesté, est celui des droits connus sous le nom de Droits des Fermes.
Nous ne vous annonçons pas, Sire, une vérité
nouvelle, en
vous disant que ces droits sont moins onéreux par les sommes mêmes que
le
trésor royal reçoit du peuple, que par les frais de la régie et les
gains des
fermiers, qui certainement sont trop forts, puisque les ministres du
dernier
règne ont su en reprendre une partie, non pas pour le profit de Votre
Majesté,
mais pour en gratifier leurs favoris.
Cette vérité qui est dans la bouche du
public entier, ne
peut pas être ignorée de Votre Majesté.
Elle sait aussi qu'indépendamment des sommes
d'argent tirées
de ses sujets, l'Etat est privé, par les
droits des fermes, d'une multitude de citoyens, les uns employés à
faire la fraude,
les autres à l'empêcher. Eh ! quels citoyens ? Ceux
précisément
qui pourraient être les plus utiles, les uns par la force du corps et
le
courage, les autres par l'Industrie et l'activité ; car
il est notoire que le métier de commis, et peut-être même le métier
de fraudeur, malgré ses risques, valent mieux que le métier de
soldat ; et
que les places de finances procurent à ceux qui les obtiennent des
avantages plus
certains et plus considérables que l'agriculture, le commerce et les
manufactures ; qu'il ne reste donc dans ces professions utiles
que
ceux qui n'ont pas eu assez de bonheur ou de talent pour parvenir à la
finance,
Votre Majesté n'ignore pas non plus qu'outre
les droits
payés sur chaque denrée, il en est dont la production est défendue ou
gênée
dans le royaume pour l'intérêt de la ferme ; que tel est le tabac,
dont la
culture est interdite à vos sujets, pendant qu'il s'en achète tous les
ans de
l'étranger pour plusieurs millions ; que tel aussi est aujourd'hui
le sel,
denrée d'un bien plus grand prix, et un des dons les plus précieux que
la
nature ait faits à la France, si la main du financier ne repoussait
sans cesse
ce présent que la mer ne cesse d'apporter sur nos côtes ; qu'il
est des
parages où la fabrication du sel n'est permise qu'à quelques
privilégiés, et que
les commis de la ferme assemblent les paysans, dans certains temps de
l'année,
pour submerger celui que la mer a déposé sur le rivage ; que sur
d'autres
côtes la fabrication du sel, permise en apparence, est cependant
assujettie à
de telles contraintes que le fermier peut ruiner, et ruine réellement,
celui qui
l'entreprend contre son gré ; que presque partout l'excès du prix
du sel
prive le peuple de l'avantage qu'il pourrait tirer de cette précieuse
denrée
pour les salaisons, pour la nourriture et la conservation des bestiaux,
et pour
une infinité d'arts utiles, même pour l'engrais des terres.
Votre Majesté sait aussi que les autres
droits sur les
denrées nuisent tous à la production et au commerce ; que la
France
produirait plus de vins sans les droits d'aides ; qu'il s'y
fabriquerait plus
de marchandises sans les droits de traite. Le détail de ces privations
serait
infini ; et nous reconnaissons, Sire, que nous ne pourrions vous
en donner
un tableau complet, car chaque jour nous en apprend de nouvelles ;
mais
cette esquisse suffit pour faire connaître le tort que les droits des
fermes
font à votre royaume, indépendamment des sommes que le peuple paye pour
le gain
des fermiers, et pour les frais de régie.
Il n'est pas possible non plus que Votre
Majesté ne soit pas
instruite de la rigueur des lois pénales prononcées contre la
contrebande. Elle
sait que ceux qui se rendent coupables de ce délit, ne sont quelquefois
point
habitués à le regarder comme un crime ; qu'il y a des provinces
entières
où les enfants y sont élevés par leurs pères, n'ont jamais acquis
d'autre
industrie, et ne connaissent d'autres moyens pour subsister ; et
que quand
ces malheureux sont pris, ils subissent le genre de captivité destiné
aux
grands crimes, et quelquefois la mort. Nous ne doutons pas que Votre
Majesté ne
soit attendrie au récit de ces cruautés, et qu'elle n'ait demandé
comment, dans
l'origine, on a pu prononcer la peine de mort contre des citoyens pour
un
intérêt de finance.
Mais il est encore une autre tyrannie dont
il est possible
que Votre Majesté n'ait jamais entendu parler, parce qu'elle n'offre
point un spectacle
si cruel, et qui cependant n'est pas moins insupportable au peuple,
parce
qu'elle est sentie par tous les citoyens du dernier état, par ceux qui
vivent
tranquillement de leur travail et de leur commerce : elle consiste
en ce
que chaque homme du peuple est obligé de souffrir journellement les
caprices,
les hauteurs, les insultes même des suppôts de la ferme. On n'a jamais
fait
assez d'attention à ce genre de vexations, parce qu'elles ne sont
éprouvées que
par des gens obscurs et inconnus. En effet, si quelques commis manquent
d'égards pour des personnes considérées, les chefs de la finance
s'empressent
de désavouer leurs subalternes, et de donner satisfaction ; et c'est précisément par ces égards pour les grands,
que la
finance a eu l'art d'assujettir à un despotisme sans bornes et sans
frein tous
les hommes sans protection. Or la classe des hommes sans protection est
certainement la plus nombreuse dans votre royaume ; et ceux qui ne paraissent protégés par
personne, sont ceux qui ont plus ce droit à la protection immédiate de
Votre
Majesté.
Il est donc de notre devoir de développer à
Votre Majesté
les vraies causes de cette servitude à laquelle le peuple est soumis
dans toutes
les provinces. Cette cause est, Sire, dans la nature du pouvoir que les
préposés de la ferme ont en main ; pouvoir arbitraire à beaucoup
d'égards,
et avec lequel par conséquent il leur est trop aisé de se rendre
redoutables.
Premièrement, le
Code de la Ferme générale est immense et
n'est recueilli nulle part. C'est une science occulte que personne,
excepté les
financiers, n'a étudié ni pu étudier. En sorte que le particulier à qui on
fait un
procès, ne peut ni connaître par lui-même la loi à laquelle il est
assujetti,
ni consulter qui que ce soit : il faut qu'il s'en rapporte à ce
commis
même, son adversaire et son persécuteur.
Comment veut-on qu'un laboureur, un artisan,
ne tremble pas,
ne s'humilie pas sans cesse devant un ennemi qui a contre lui de si
terribles
armes?
D'autre part, les
lois de la ferme ne sont pas seulement inconnues, elles sont aussi
quelquefois incertaines.
Il y a beaucoup de droits douteux que le fermier essaie d'exercer
suivant les
circonstances. On conçoit que les employés de la ferme font ces essais
par
préférence sur ceux qui ont le malheur de leur déplaire ; on
conçoit aussi
qu'on ne les fait jamais que sur ceux qui n'ont pas assez de crédit
pour se
défendre. Enfin il est d'autres lois malheureusement trop certaines,
mais dont
l'exécution littérale est impossible par l'excès de leur rigueur. Le
fermier
les a obtenues, sachant très-bien qu'il ne les fera pas exécuter ;
et il
s'est réservé d'en dispenser quand il le voudra, mais à condition que
cette
dispense, sans laquelle le particulier redevable des droits sera ruiné,
serait
une faveur accordée arbitrairement ou par lui, ou par ses préposés.
Tel est un des systèmes favoris de la
finance, qu'il faut
absolument dévoiler à Votre Majesté. Oui, Sire, on a entendu le
financier dire
au citoyen : Il faut que la Ferme
ait des grâces à vous accorder et à vous refuser ; il faut que
vous soyez
obligé de les lui venir demander. Ce qui est dire en termes
équivalents : Ce n'est pas assez d'apporter votre
argent pour satisfaire notre avidité, il faut satisfaire par des
bassesses
l'insolence de nos commis. Or , quand
il serait vrai que l'avidité du fermier tournât au profit du roi, il
est
certain au moins que l'insolence de cette multitude de commis qui
inondent les
provinces, lui est absolument inutile.
Nous nous sommes plus étendus, Sire, sur les
abus de ce
genre, que sur les autres, soit parce qu'ils ne sont pas assez connus,
soit
parce que nous croyons qu'il est impossible d'y remédier sans porter
obstacle
aux recouvrements. Enfin, Sire, nous croyons qu'on n'a jamais mis sous
vos yeux
les moyens employés par la Ferme générale pour réussir dans ses
contestations contre
les particuliers.
Le premier de ces moyens, Sire, il ne faut
pas se le
dissimuler, est de n'avoir point de juge, ou ce qui est à peu près la
même
chose, de n'avoir pour juge que le tribunal d'un seul homme.
Les Cours des
Aides et les Tribunaux
qui y ressortissent sont, par leur institution, juges de tous les
impôts ;
mais la plus grande partie de ces affaires ont été évoquées, et sont
renvoyées
devant un seul commissaire du Conseil, qui est l'intendant de chaque
province
et, par appel, au Conseil de finance, c'est-à-dire à un conseil qui
réellement
ne se tient ni en présence de Votre Majesté, ni sous les yeux du chef
de la
justice, auquel n'assistent ni les conseillers d'Etat, ni les maîtres
des
requêtes, et qui n'est composé que d'un contrôleur général et d'un seul
intendant des finances ; où par conséquent l'intendant des
finances est
presque toujours le seul juge car il est rare qu'un contrôleur général
ait le
temps de s'occuper des affaires contentieuses.
Nous rendons justice, Sire, avec tout le
public, aux
magistrats qui occupent à présent ces places ; mais les vertus personnelles d'un homme mortel ne
doivent point
nous rassurer sur les effets d'une administration permanente.
Ce que nous déférons à Votre Majesté, est un
système de
justice arbitraire sous lequel le peuple gémit depuis un siècle, et
gémirait sans
cesse, si on ne réclamait que dans le temps où le pouvoir est dans la
main de
ceux qui veulent en abuser. Il faut donc profiter du moment heureux où
la
justice de Votre Majesté a présidé à tous ses choix, pour établir en
présence
de Votre Majesté et de ses ministres, la maxime incontestable, que ce
n'est
point donner des juges au peuple que de ne lui donner que le tribunal
d'un seul
homme. Or, pour tous les genres d'affaires qui ont été enlevées par des
évocations à la justice réglée, ce tribunal d'un seul homme est le seul
qui ait
été donné au peuple. Dans les provinces, c'est l'intendant qui prononce
sur le
sort des citoyens, seul dans son cabinet, et souvent dans son travail
avec le
directeur des fermes ; et à Paris, où se jugent les appels, c'est
encore
l'intendant des finances qui statue irrévocablement, seul dans son
cabinet, et souvent
dans son travail avec le fermier général ; et sur cela, Sire, nous
croyons
pouvoir interpeller la bonne foi de ceux mêmes à qui ce pouvoir
exorbitant est
confié : c'est à eux que nous demandons s'il n'est pas vrai que
cette
justice arbitraire soit la seule qu'on rende à vos sujets dans toutes
les
matières évoquées.
Ajoutons que dans
celles qui ne sont
pas encore évoquées, et où le recours à la justice réglée semble encore
permis,
le fermier général a trouvé le moyen de rendre ce recours illusoire, et
que ce
n'est pour le malheureux peuple qu'une occasion de faire des frais
inutiles, par
l'usage introduit de porter les requêtes en cassation contre les arrêts
des
Cours des Aides, au Conseil des finances, c'est-à-dire toujours à ce
tribunal
composé du seul contrôleur général et du seul intendant des finances.
Car,
d'une part, les fermiers soutiennent que dans le Conseil le mal jugé
doit être
un moyen de cassation lorsqu'il s'agit des droits du roi, et que tous
les
droits qui leur sont affermés doivent jouir de ce privilège. D'autre
part, on a
établi au Conseil des finances une
jurisprudence sur
les cassations absolument contraire aux lois certaines et constamment
observées
dans le vrai Conseil de Votre Majesté : c'est qu'en cassant un
arrêt de
Cour souveraine, on juge le fond sans le renvoyer à un autre tribunal.
Dès lors il ne reste plus de différence entre la requête en cassation
présentée
à votre Conseil, et l'appel interjeté à un juge supérieur ; et le
recours au
Conseil n'est qu'un degré de juridiction de plus.
Tel est donc l'ordre des juridictions pour
tous les droits
des fermes. Sur les objets évoqués, comme le contrôle et les
francs-fiefs, on
se pourvoit d'abord devant la seule personne de l'intendant de la
province,
ensuite devant la seule personne de l'intendant des finances ; et
sur les
objets non évoqués comme les aides, on se pourvoit d'abord en
l'Election,
ensuite à la Cour des Aides, mais toujours,
à la fin,
devant la seule personne de l'intendant des finances.
Nous savons qu'on donne des motifs
plausibles de ces
évocations et de ces attributions. On dira à Votre Majesté qu'on a
voulu épargner
aux fermiers et à leurs adversaires les frais et la longueur de la
justice
réglée, et qu'on a voulu aussi éviter une partialité que les financiers
prétendent toujours avoir éprouvée de la part des juges ordinaires. On
vous
expliquera même la cause de cette prétendue partialité, en avouant que
les
droits sont si rigoureux, et les règlements pour la régie sont si
contraires à
l'ordre judiciaire commun, que ces
règlements ne
peuvent être bien observés que par des juges qui, étant bien initiés
dans l'administration,
ont senti la nécessité de les faire exécuter.
Mais si le premier de ces motifs était
sincère, on aurait
proposé aux Cours des Aides d'enregistrer des lois qui établissent une
procédure abrégée et sans frais : lois que ces Cours adopteraient
avec
empressement, mais qu'on ne leur a jamais proposées, parce qu'on n'a
pas voulu
perdre des prétextes d'évocation. Et, quant
au reproche
de partialité, s'il était vrai qu'on n'eût eu d'autres intentions que
de donner
aux fermiers des juges initiés dans l'administration, les appels des
intendants
et les requêtes en cassation se porteraient au vrai Conseil de Votre
Majesté,
qui est composé de magistrats qui ont administré les provinces, et non
pas au
seul contrôleur général et au seul intendant des finances.
Il faut donc avouer que le vrai motif des
évocations, la
vraie intention du gouvernement, est de ne donner d'autres juges au
fermier pour
tous ces procès, que le ministre et les administrateurs des finances,
c'est-à-dire, qu'on a voulu que le fermier
fût son juge
à lui-même, et celui de tout le public, toutes les fois qu'il aurait un
crédit
prépondérant dans les bureaux.
Nous n'entrerons point, Sire, dans le détail
de toutes ces
évocations, parce que l'énumération en serait infinie, et que nous nous
faisons
quelque peine d'insister trop longtemps sur cet objet qui nous est
personnel,
puisqu'il intéresse notre juridiction. D'ailleurs, il
nous serait impossible de donner des preuves de la plupart des abus
qu'entraîne
cette administration, parce que ces affaires n'étant portées à aucun
tribunal
réglé, l'abus le plus constaté par la notoriété publique ne l'est par
aucune
pièce juridique ; mais Votre Majesté suppléera aisément, à
cet
égard, aux remontrances des Cours, en écoutant le
témoignage universel du public. C'est par-là qu'elle apprendra
jusqu'à
quel point les financiers ont abusé de leur pouvoir arbitraire dans la
régie de
tous les droits compris dans le bail des fermes, sous le nom de
domaine, qui
sont tous enlevés à la connaissance de la justice réglée.
Votre Majesté saura que dans les derniers
temps ces
extensions ont été portées à un tel excès, que, pour s'y soustraire,
les
particuliers sont réduits à faire des actes sous signature privée
plutôt que
par devant notaires, et que dans les cas où il est indispensable de
contracter en
forme authentique, on exige souvent des rédacteurs d'altérer les actes
par des clauses
obscures ou équivoques, qui donnent ensuite lieu à des discussions
interminables :
en sorte qu'un impôt établi sous le spécieux prétexte d'augmenter
l'authenticité
des actes et de prévenir les procès, force au contraire vos sujets à
renoncer
souvent aux actes publics, et les entraîne dans des procès qui sont la
ruine de
toutes les familles.
Ce droit est une année de revenu qu'on fait
payer tous les
vingt ans pour jouir tranquillement dans les dix-neuf autres années.
Mais quand il y a mutation pendant les vingt
ans, on fait
payer le droit entier au nouvel acquéreur, sans accorder à l'ancien
aucune
indemnité pour les années pendant lesquelles il devait jouir ;
usage qui
est peut-être aujourd'hui consacré par quelque règlement, mais qui
certainement
a été dans l'origine une concussion.
Votre Majesté saura aussi qu'on a ajouté
huit sous pour livre
à un droit qui est de la totalité du revenu ; qu'on fait
l'évaluation des
biens sans déduction des frais, et bien d'autres injustices de détail.
Mais ce
qui étonnera le plus Votre Majesté, sera d'apprendre que, sous prétexte
du
payement de ce droit, le fermier général
fait juger
aujourd'hui par la justice arbitraire la question d'état la plus
intéressante, celle
de la noblesse.
On a attribué aux intendants la connaissance
des contestations
sur les francs-fiefs, comme sur le contrôle et autres droits
semblables ; c'est-à-dire,
qu'on a voulu les constituer juges de l'exécution de la loi bursale, de
la
quotité du droit pour le franc-fief, et à présent, quand le particulier
soutient qu'il n'en doit aucun parce qu'il est noble, et qu'il plaît au
fermier
de contester sa noblesse, on veut que cette contestation soit portée au
même
tribunal : en sorte que le gentilhomme dépend du jugement d'un
seul homme
pour jouir de l'état qui lui a été transmis par ses ancêtres.
Il est aisé de concevoir jusqu'où ont dû
être portés les
abus d'une telle justice ; et Votre Majesté en sera plus
convaincue par des
faits que la notoriété publique
pourra lui apprendre.
Elle saura, par exemple, qu'en 1725 le feu
roi avait exigé
de tous ceux qui avaient été anoblis sous le règne précédent, un droit
de
confirmation à cause de son avènement à la couronne ; mais que la
loi
n'avait pas prononcé la peine de déchéance contre ceux par qui ce droit
n'aurait pas été payé ; que cette déchéance
a depuis
été prononcée par des arrêts du Conseil non revêtus de
lettres-patentes, comme
si on pouvait être condamné à perdre son état d'après des arrêts qui
n'ont point
le caractère de lois enregistrées : qu'enfin ces arrêts,
dont le
dernier est de l'année 1730, avaient toujours été réputés purement
comminatoires,
et que les fermiers-généraux eux mêmes avaient avoué publiquement
qu'ils n'avaient
jamais été exécutés. En effet, l'exécution en paraissait impossible,
parce
qu'il répugne à tous les principes de punir la faute de n'avoir pas
payé une
taxe par la déchéance de la noblesse, peine infamante à laquelle on ne
condamne
jamais que ceux qui sont convaincus de crimes capitaux ; et qu'il
est
encore moins possible de faire tomber cette peine sur les enfants de
celui qui
n'a pas payé, de déclarer déchus de la noblesse des citoyens qui l'ont
reçue
avec la naissance, et ont toujours vécu conformément à cet état, parce
que leur
père a négligé autrefois de satisfaire à une loi bursale dont il n'a
peut-être pas
eu connaissance.
Ce sont là de ces rigueurs auxquelles tout
le monde se
refuse : la justice, ainsi que l'humanité, ne permettent jamais
l'exécution
littérale de semblables lois : voilà pourquoi cet arrêt du Conseil
de
1730, et tant d'autres lois du même genre, sont restés sans effet. Mais telle est, Sire, la nature du pouvoir
arbitraire, que la justice et l'humanité elle-même perdent tous leurs
droits
quand un seul homme est sourd à leurs voix. Il s'est trouvé un
fermier qui
a voulu faire revivre cet arrêt de 1730, oublié depuis qu'il existe, et
un
ministre qui lui a abandonné toutes les familles qui n'avaient pas payé
le
droit de confirmation.
Ainsi celui dont le père ou l'aïeul ont
obtenu
l'anoblissement le plus glorieux pour le prix de leur sang et de leurs
services, et qui ayant, à leur exemple, passé sa vie dans la
dispendieuse
profession des armes, ne s'est pas trouvé en état de payer la taxe,
pourra aujourd'hui
être déchu des droits de la noblesse, quoiqu'il en ait rempli les
devoirs ;
et sa famille sera reléguée par l'impitoyable financier dans la classe
des
roturiers, tandis que peut-être ce financier lui-même, anobli par une
charge
vénale, jouira des mêmes privilèges que la plus haute noblesse.
Votre Majesté voit, par cet exemple, jusqu'à
quel point un
ministre dur a pu abuser des évocations autrefois trop légèrement
accordées ;
et elle croira aisément qu'on ne s'en est pas tenu à abuser des
anciennes, et
que, surtout pendant l'absence de la
magistrature, on a profité des malheurs publics pour soumettre de
nouveaux
genres d'affaires au pouvoir arbitraire sans craindre aucunes
réclamations.
Le prix excessif qu'on a mis au tabac a
donné, depuis
quelques années un tel attrait à la fraude, que pour l'empêcher on a
employé des
moyens qui tous les jours deviennent plus violents, et cependant sont
toujours
inutiles. Les fermiers-généraux ont obtenu de ces lois qui exciteraient
une
guerre intestine dans le royaume si on voulait les faire exécuter
littéralement :
leurs commis sont autorisés à faire les visites les plus sévères dans
toutes
les maisons indistinctement, et sans aucune exception, sans respect
pour le rang,
pour la naissance, pour les dignités. De semblables lois avaient déjà
été
obtenues par les Fermiers en différents temps, et pour différents
objets ;
mais il existait toujours un frein contre l'excès de l'abus, c'est
celui de la
justice réglée, qui peut sévir contre le commis qui abuse du droit que
lui a
donné la toi. Aujourd'hui ce frein n'existe plus ; le dernier
ministère a
saisi le moment de l'absence de la Cour des Aides pour enlever ce genre
d'affaires
à la justice réglée, et l'attribuer à des commissaires du Conseil.
Il semble cependant que le fermier général
aurait pu se
dispenser d'employer tant de moyens illégaux pour se soustraire à la
justice réglée,
quand on considère les moyens légaux qui lui ont été donnés pour
réussir contre
ses adversaires, dans quelque justice que ce soit. Ces moyens sont tels
qu'il
n'est plus permis aux juges de chercher où est la vérité, ni où est la
justice,
et qu'ils sont presque toujours forcés de juger d'après des pièces qui,
aux
yeux de la raison, seraient légitimement suspectes.
C'est ce que Votre Majesté va voir
clairement, quand nous
lui aurons exposé par quelle voie le fermier découvre et constate les
fraudes ;
car c'est à la découverte de la fraude que tendent presque tous ses
procès.
Les moyens de découvrir la fraude se
réduisent aux
procès-verbaux des commis, et à la déclaration.
Quant aux procès-verbaux des commis, voici
ce que la loi a
établi : le fermier-général a droit d'exercer, par le ministère de
ses commis,
et avec quelques formalités de justice, les plus rigoureuses recherches
dans
les chemins, et souvent jusque dans les maisons des particuliers.
Si dans ces visites les commis croient avoir
trouvé une
fraude, ils en dressent procès-verbal ; et sur ce procès-verbal,
signé de
deux commis, les faits sont regardés comme constants, et la fraude
comme
prouvée.
Si le particulier accusé de fraude par le
procès-verbal
prétend que les commis sont calomniateurs, il ne peut le soutenir en
justice qu'en
souscrivant en faux ; et il est nécessaire d'expliquer à Votre
Majesté ce
que c'est qu'une inscription de faux.
Il ne suffit pas à l'accusé de prétendre que
les faits
allégués contre lui sont dénués de preuve ; il faut qu'il prouve
directement le contraire. Or, cette preuve, par sa nature, est le plus
souvent
impossible. Comment prouver un fait négatif ? Comment prouver aux
commis
la fausseté des faits par eux allégués, quand tout s'est passé dans
l'intérieur
d'une maison, sans autre témoin que l'accusé et les commis
eux-mêmes ?
De plus, les formalités prescrites pour
l'inscription de
faux sont d'un détail infini, et l'omission d'une seule prive l'accusé
de la juste
défense.
De plus, il faut, pour être admis à
s'inscrire en faux,
consigner une amende que la plupart des gens du peuple sont hors d'état
de
payer.
De plus, on ne leur donne qu'un temps
très-court pour se
déterminer, c'est-à-dire pour consulter des gens de lois, pour chercher
des
preuves juridiques, pour emprunter l'argent nécessaire pour la
consignation.
Il est donc vrai, il est évident, il est
reconnu qu'un homme du peuple n'a aucun moyen possible
pour se pourvoir contre des procès-verbaux signés de deux commis.
On a souvent vu qu'un de ces commis ne
savait ni lire ni
écrire : on lui avait seulement appris à former les caractères de
son nom.
Les fermiers-généraux ont soin d'en avoir un par brigade qui sache
écrire :
c'est celui là qui rédige le procès verbal ; un de ses camarades
le signe ;
et il ne leur paraissait pas nécessaire que celui-là sut lire ce qu'on
lui
donnait à signer.
Votre Cour des Aides, informée de cet abus
quelque temps
avant la dispersion de la magistrature, rendit un arrêt de règlement
qui
défendit aux commis qui ne savaient pas lire de signer les
procès-verbaux. Les
fermiers généraux osèrent s'en plaindre, comme d'un règlement qui
rendait leur
régie impossible ; et nous croyons, Sire, que pendant l'absence de
la Cour
des Aides, cet arrêt à été mal exécuté.
Mais il est un autre abus auquel la Cour des
Aides ne peut
pas remédier par son autorité, parce qu'il consiste dans une convention
secrète
entre le fermier et ses commis : convention expressément défendue
par les ordonnances,
mais dont on ne peut jamais avoir de preuves juridiques.
Il est notoire que, malgré la défense de la
loi, le fermier
promet à ses commis une part dans les amendes auxquelles ils font
condamner les
particuliers par leurs procès-verbaux, et que c'est là une partie de
leur solde.
Ainsi la fraude
est réputée prouvée contre un citoyen par la seule affirmation de deux
hommes
qui, non seulement sont aux gages du fermier-général son adversaire,
mais
attendent un salaire proportionné à la somme à laquelle ce citoyen sera
condamné.
Telle est la voie juridique pour constater
la fraude par les
procès-verbaux. Mais il fallait aussi aux fermiers des moyens pour
découvrir où
elle peut être, et pour diriger les démarches de leurs commis. C'est
pour y parvenir
qu'on a voulu qu'il put se trouver dans chaque société de marchands,
dans chaque
maison, dans chaque famille, un délateur qui avertît le financier qu'en
tel
lieu et en telle occasion il y aura une prise à faire. Ce délateur ne
se montre
point ; mais les commis, avertis par lui, vont surprendre celui
qui a été
dénoncé et acquièrent la preuve, ou plutôt se la fabriquent eux-mêmes
par leur
procès-verbal. Quand un avis a réussi, il est donné une récompense au
dénonciateur, c'est à-dire, à un complice, à un associé, à un
commensal, à la
femme qui a dénoncé son mari, au fils qui a dénoncé son père.
Daignez, Sire, réfléchir un instant sur le
tableau de la
régie des fermes.
Par la foi accordée aux procès-verbaux, le
prix est
continuellement mis au parjure ; par les délations, c'est à la
trahison
domestique qu'on promet récompense.
Ce n'est point à nous, Sire, de vous
indiquer d'autres impôts
qui puissent remplacer ce produit immense : ce n'est pas même à nous à
examiner
si les seules ressources de l'économie pourraient y suppléer.
Il est cependant nécessaire de venir au
secours d'un peuple
opprimé par cette monstrueuse régie ; et s'il est vrai que l'économie
seule ne
suffise pas pour que Votre Majesté puisse renoncer au produit entier de
ses
fermes, il est au moins bien des adoucissements qu'on pourrait apporter
aux
malheurs publics, si la diminution des dépenses permettait le sacrifice
d'une
portion des revenus. Voilà pourquoi nous avons dû mettre sous vos yeux
le terrible
spectacle du plus beau royaume de l'univers gémissant sons une tyrannie
qui fait
tous les jours de nouveaux progrès.
On loue, Sire, et on implore en même temps
votre bienfaisance ;
mais nous, défenseurs du peuple, c'est votre justice que nous devons
invoquer ; et nous savons que presque tous les sentiments dont
l'âme d'un
roi est susceptible, l'amour de la gloire, celui des plaisirs, l'amitié
même,
le désir si naturel à un grand prince de rendre heureux ceux qui
approchent de
lui, sont des obstacles perpétuels à la justice rigoureuse qu'il doit à
ses
peuples, parce que ce n'est qu'aux dépens
du peuple qu'un roi est vainqueur de ses ennemis, magnifique dans sa
Cour, et bienfaisant
envers ceux qui l'environnent.
Et si la France, et peut-être l'Europe
entière, est accablée
sous le poids des impôts ; si la rivalité des puissances les a
entraînées
à l'envi dans des dépenses énormes qui ont rendu ces impôts
nécessaires ;
et si ces dépenses sont encore doublées par une dette nationale
immense, contractée
sous d'autres règnes ; il faut que Votre Majesté se souvienne que
vos
ancêtres ont été couverts de gloire, mais que cette gloire est encore
payée par
les générations présentes ; qu'ils captivèrent les cœurs par leur
libéralité, qu'ils étonnèrent l'Europe par leur magnificence, mais que
cette
magnificence et cette libéralité ont fait créer les impôts et les
dettes qui
existent encore aujourd'hui.
Il faut aussi que Votre Majesté se rappelle
sans cesse que
le vertueux Louis XII, malgré sa passion pour la guerre, ne se crut
jamais permis,
d'employer les moyens qui auraient été onéreux à ses sujets, et que
malgré la bonté
qui était sa vertu caractéristique, il eut
le courage de s'exposer aux reproches d'avarice de la part de ses
courtisans
parce qu'il savait que si l'économie d'un roi peut être censurée par
quelques hommes
frivoles ou avides, sa prodigalité fait couler les larmes d'une nation
entière.
Cette grande vérité, Sire, est aujourd'hui
reconnue de toutes
les nations à qui l'expérience de bien des siècles a appris à ne
demander à leurs
rois que les vertus qui feront le bonheur des hommes : et si, à
votre avènement,
toute la France a fait éclater, par ses acclamations, son amour pour le
sang de
ses maîtres, la sévérité de notre ministère, Sire, nous oblige de vous
avouer
qu'une partie de ces transports était aussi due à l'opinion qu'on a
conçue de
Votre Majesté, dès ses plus tendres années, et à l'espérance qu'une
sage économie
ferait bientôt diminuer les charges publiques.
Cependant, Sire, tandis que cette économie
vous est demandée
par les vœux universels de toute la nation, ceux qui ne font consister
la
grandeur souveraine que dans 1e faste, sont toujours ceux qui
approchent le plus
près du trône : et pendant que le misérable à qui la dureté des
impôts
arrache la subsistance est éloigné de vos regards, les objets de votre
bienfaisance
et de votre magnificence sont continuellement sous vos yeux. Il a donc
fallu
leur opposer le tableau effrayant, mais non exagéré, de la situation
des
peuples.
Puisse-t-il vous être toujours présent, Sire
! s'il l'eût
été aux rois vos prédécesseurs, Votre Majesté pourrait suivre
aujourd'hui les sentiments
de son cœur : et quand on lui fait connaître que l'humanité
répugne à la rigueur
des lois bursales établies dans son royaume, elle ne balancerait pas à
les
révoquer, et ne serait pas arrêtée par cette nécessité de payer les
dettes de
l'Etat, qui fait sans cesse obstacle à la réformation des abus les plus
odieux.
Au reste, Sire, sans entreprendre de
proposer à Votre Majesté
cette réformation générale des droits des fermes, il pourra vous être
présenté
sur plusieurs parties des mémoires particuliers qui seront discutés
avec vos
ministres ; car il n'est pas possible que Votre Majesté entre elle-même
dans le
détail de tout ce qui a été inventé par les fermiers généraux pour
faire payer
les droits, et par les fraudeurs pour s'y soustraire.
Mais ce que nous pouvons demander à présent
à Votre Majesté
elle-même, c'est de faire examiner les extensions de tous les droits,
faites
sous le dernier ministère, et les évocations accordées avec une
profusion dont
il n'y avait pas d'exemple.
Vous nous avez ordonné, Sire, de nous
soumettre sans examen
à tout ce qui a reçu le caractère de loi pendant que nous étions
éloignés de
nos fonctions, et qu'une force majeure nous a empêchés de veiller aux
droits et
aux intérêts du peuple : il est donc nécessaire que Votre Majesté
elle-même daigne en prendre le soin ; et dans l'examen qu'elle
fera faire,
nous la supplions de faire distinguer avec grande attention ce qui est
réellement utile à la perception, de ce qui n'a été introduit que par
la
complaisance aveugle du ministère pour les financiers, et pour
satisfaire leur
despotisme.
Il est juste surtout que Votre Majesté fasse
retrancher de
ces nouvelles lois tout ce qui établit une justice arbitraire. Nous convenons que puisqu'il faut percevoir
des droits excessifs, il faut être soumis à des lois rigoureuses; mais
au
moins, faut-il que ce soient des lois précises : car aucun
motif,
aucune considération, aucun intérêt, ne peuvent autoriser Votre Majesté
à faire
dépendre le sort du peuple de l'avidité du fermier, ou du caprice
l'administrateur.
Enfin, Sire, quoique
notre fonction ne soit
point de vous
donner des projets, et que sous devions éviter surtout de nous livrer à
des
systèmes incertains, il est cependant une vérité si importante, si
évidente, et
tellement faite pour être sentie par Votre Majesté elle-même, que nous
nous
croyons obligés de la mettre sous vos yeux : c'est qu'il y aurait
un
avantage certain pour Votre Majesté, et immense pour le peuple, à
simplifier les
droits qui existent, et les lois qui en assurent la perception.
Nous avons déjà observé que la procédure
établie pour les
fermes est un code effrayant par son immensité : or, il n'est
aucun homme versé,
soit dans la jurisprudence, soit dans l'administration, qui n'atteste
qu'il n'y
a bonnes lois que dans les lois simples.
Si on considère les droits dont la
perception a donné lieu à
ce code, on verra que ces droits mis sur chaque denrée sont différents,
suivant
le genre de commerce qui s'en fait, suivant les lieux où ils se
perçoivent, suivant
la qualité des personnes. La fraude, toujours
active et toujours industrieuse, en profite et se fait jour, pour ainsi
dire, à
travers les sinuosités de la loi. La finance invente tous les jours de
nouveaux
moyens pour la poursuivre et ces moyens employés contre les fraudeurs
gênent
tous les citoyens dans la propriété de leurs biens, et dans la liberté
de leurs
personnes.
C'est ce qui a fait multiplier à l'infini
ces commis qui
portent une curiosité si importune sur toutes les actions de la
vie ;
c'est ce qui a fait accorder aux financiers le droit de visiter les
marchandises, d'entrer jusques dans les maisons, de violer le secret
des
familles ; c'est aussi cette inégalité des droits perçus dans les
différents
pays qui a obligé les rois vos prédécesseurs à couper leur royaume dans
tous les
sens, par des lignes qu'il faut faire garder, comme autant de
frontières, par
une armée innombrable de commis.
Voilà, Sire, à quoi on remédierait en
simplifiant les droits ;
les fermiers de Votre Majesté y gagneraient une grande partie des frais
de
régie, et la contrebande deviendrait aussi plus difficile : car rien ne la favorise autant que la
complication des droits et l'obscurité des règlements ; et le
peuple
en retirerait l'avantage d'être moins tourmenté par les recherches, qui
ne sont
nulle part plus incommodes que dans les pays que l'on regarde comme
sujets à la
fraude, et nommément dans les limites de ce qu'on appelle le pays des
cinq
grosses fermes, le pays d'aides, le pays des grandes gabelles, etc.
Cependant, Sire, nous ne prétendons pas dire
à Votre Majesté
que cette simplification soit un ouvrage facile. On voit avec évidence,
dans la
spéculation, qu'elle est possible, et qu'elle sera très-utile à
l'Etat ;
mais pour y procéder, il faut connaître dans le plus grand détail, non
seulement
le produit de chaque droit dans chaque territoire, mais la vraie source
de ce
produit, et prévoir avec justesse quelle augmentation ou quelle
diminution chaque
changement apportera dans le recouvrement. Ce n'est pas seulement le
produit actuel
qu'il faut connaître, mais le produit passible. Il faut calculer non
seulement
les intérêts de la ferme, mais ceux du cultivateur, du fabricateur, du
commerçant et du consommateur de chaque denrée.
Nous osons cependant assurer Votre Majesté
que ce travail
peut se faire, malgré toutes ces difficultés. Il existe certainement
des
matériaux immenses, et dans les registres de la ferme générale, et dans
les
bureaux des ministres et des intendants des finances, et même chez
beaucoup de commerçants :
il n'est question que de déterminer par qui et comment ils seront
employés.
Sera-ce les fermiers-généraux eux-mêmes
qu'on chargera de ce
travail ? C'est ce qu'on a voulu faire plus d'une fois, Sire.
C'est à eux qu'on
a demandé des projets ; mais nous devons avertir Votre Majesté
qu'en même temps
que la simplification des droits est avantageuse à la ferme, les plus
habiles
fermiers ont en cela un intérêt personnel contraire à celui de la
ferme, parce
que la science qu'on rendra inutile est celle qu'ils ont acquise avec
de grands
travaux, et que par cette science profonde,
et la
complication de la machine qu'ils font mouvoir, ils se sont rendus
nécessaires au
gouvernement, et font tous les jours la loi aux ministres.
D'ailleurs, peut-on douter que les
financiers, érigés en
législateurs, n'ajoutent à la rigueur des droits tout ce qui servira à
cimenter
ce despotisme intolérable et inutile au service de Votre Majesté,
auquel ils
ont déjà asservi la nation ?
Il faut certainement consulter tous les
fermiers-généraux ;
et malgré l'observation que nous venons de faire à Votre Majesté, on en
a déjà
vu qui ont montré assez d'amour pour le bien public pour y sacrifier
tous les
intérêts et tous les préjuges de leur état : et cependant, en les
consultant, il ne faut jamais oublier en quoi leur intérêt est
contraire à celui
du peuple et à celui de Votre Majesté.
Vous avez beaucoup, Sire, à attendre dans ce
détail, du zèle
et des lumières des Magistrats chargés de l'administration de vos
finances ;
nous croyons même qu'il est important qu'il soit fait sous leur
direction.
Mais sera-ce par eux mêmes ? Un travail
si étendu
peut-il être fait par un seul homme ? et cet homme peut-il être
celui dont
le temps est déjà consommé par le courant des affaires journalières de
son
administration ?
Ils emploieront sans doute des
coopérateurs : mais si
c'est un bureau attaché à la seule personne du magistrat, on tombera
toujours dans
les inconvénients déjà si souvent éprouvés, d'être dans la dépendance
d'un seul
homme pour défenseur du peuple contre tous les efforts réunis de toute
la
finance ; à quoi il faut ajouter que sa mort entraînera un jour la
perte
de toutes les connaissances acquises et de tous les travaux faits dans
la partie
de l'administration qu'il serait peut-être le plus nécessaire
d'éclairer.
Il serait juste, Sire, que tous les détails
de la régie des
fermes fussent connus de Votre Majesté pour qui les droits sont perçus,
et du
peuple qui les paye ; et que quand ce peuple vous adresse ses
plaintes,
quand il demande du soulagement au malheur qu'il éprouve, le remède pût
vous en
être indiqué, et que Votre Majesté pût en juger par elle-même.
Puisque cela est impossible dans l'état
actuel de la
complication des lois, il faut certainement travailler à les
simplifier ;
mais jusqu'à ce que ce travail soit achevé, jusqu'à ce que ce nouveau
corps de
lois soit donné à la France, n'est-il aucun frein qu'on puisse mettre à
ce
despotisme des fermiers, fondé sur l'ignorance où est tout le public,
des lois et
de leurs règles ? Il en est un, Sire, et vous pouvez ordonner
dès-à-présent
aux fermiers-généraux de faire publier des
tarifs exacts et circonstanciés des droits qu'ils ont à percevoir, et
une
collection courte, claire et méthodique des règlements qu'il faut
observer, et
qu'il importe au public de connaître.
Peut-être dira-t-on à Votre Majesté que ce
travail sera long
et difficile : cependant si on veut être de bonne foi, on
conviendra qu'il
n'est aucune partie des droits affermés dont plusieurs fermiers et
plusieurs
directeurs ne soient spécialement occupés ; que chacun d'eux a sur
sa
partie un traité complet qui lui sert à fournir, d'un moment à l'autre,
les
mémoires dont la ferme générale a besoin ; qu'ils ont aussi des
instructions abrégées qui servent à diriger leurs commis : et il
serait
juste que le public en eût communication, puisque le public a sans
cesse à se
défendre des entreprises de ces commis. Le travail est donc fait, il
n'y a plus
qu'à le publier.
Mais nous devons prévenir Votre Majesté que
les fermiers ne
se prêteront peut-être qu'avec répugnance à cette publication ; et
cette répugnance
même en prouvera la nécessité. On ne veut
pas que le public lui-même connaisse ses droits, on veut le tenir dans
une
soumission aveugle pour la ferme générale ; on craint qu'il ne se
forme
dans chaque province des praticiens qui, après avoir étudié les
lois
financières, pourront guider les particuliers dans leurs contestations
contre
le fermier. Or, il est de votre devoir, Sire, de procurer cette
facilité à vos malheureux
sujets. Vous leur devez l'appui des lois; et cet appui devient
illusoire, quand
les Lois ne sont pas connues de ceux qui ont le droit de les invoquer.
En vous présentant, Sire, le tableau général
des droits des
fermes, nous n'avons pas voulu entrer dans le détail d'aucune affaire
particulière. Nous nous croyons cependant obligés de supplier Votre
Majesté de
prendre en considération les remontrances qui furent faites au Roi, au
mois
d'août 1770, et qui, jusqu'à présent, sont restées sans réponse.
...........................................................................................................................................................................
Note de l'édition in-12 reprise par Auger : Il s'est trouvé ici une lacune dans le manuscrit sur lequel on a imprimé, et qui avait pour objet les lettres de cachet. Pour en tenir lieu, l'Editeur pourrait-il se permettre de pénétrer les intentions secrètes de la Cour des Aides ? Il lui semble que cette Cour n'a pas osé dire tout ce qu'elle espérait sur les Lettres de cachet. S'ensuit une longue note dans laquelle l'éditeur développe ces intentions secrètes que, si Dionis est l'auteur du Recueil, il connaît bien puisqu'il appartenait à la Cour.
Pourquoi n'oserions nous pas espérer, Sire,
que cette
importante vérification pourra vous déterminer à l'acte de justice qui
illustrera le plus le commencement de votre règne ; à choisir les
hommes
les plus dignes de la confiance de la nation, et les charger de
l'examen de tous
les ordres qui retiennent encore aujourd'hui des citoyens dans l'exil
ou dans
la captivité ?
Nous portons encore plus loin nos
espérances, et si Votre
Majesté se détermine à faire faire cet examen, nous ne doutons pas qu'à
cette
occasion on n'établisse des principes dans une matière où l'on n'en
connut
jamais.
Il en résultera au moins cette vérité, que
des ordres
attentatoires à la liberté des citoyens ne doivent jamais être accordés
à des
particuliers, ni pour leurs intérêts personnels, ni pour venger leurs
injures,
parce que dans un pays où il y a des lois, les particuliers n'ont pas
besoin
d'ordres extrajudiciaires, et que d'ailleurs de tels ordres sont donnés
aux puissants
contre les faibles, sans réciprocité, ce qui est la plus criante de
toutes les
injustices.
Peut-être pensera-t-on qu'il y a des cas
privilégiés où
c'est pour d'ordre public qu'il faut des actes d'autorité qui ne soient
point revêtus
des formalités de la justice.
On dira qu'il est quelquefois utile de
suppléer à la lenteur
de la justice réglée, qui laisserait évader des coupables ; que
pour la police
et la sûreté des grandes villes, il faut pouvoir s'assurer des gens
légitimement suspects ; que souvent l'intérêt public se réunit à
celui des
familles pour séquestrer de la société un sujet qui ne pourrait que la
troubler, et contre lequel on n'a d'autres preuves que celles qui sont
administrées par cette famille même qui cherche à se soustraire à
l'infamie d'une
procédure légale.
Mais quand on aura discuté toutes ces
considérations en
votre présence, et qu'on aura mis sous vos yeux les abus qui en ont été
faits,
vous reconnaîtrez, Sire, que ce sont de vains prétextes qui n'auraient
jamais
dû faire livrer à la puissance arbitraire la liberté des citoyens, ou
du moins
qu'il faut réserver aux opprimés la faculté de réclamer contre la
violence.
Vous reconnaîtrez que s'il est des cas où ce
soit la justice
elle-même qui vous demande des ordres prompts et secrets, parce qu'on
craint
que la lenteur de la procédure ne favorise la fuite des criminels, un
roi
législateur pourrait donner à la justice plus d'activité, sans employer
des
moyens illégaux, et qu'alors la célérité requise ne priverait pas celui
qui aurait
été injustement arrêté, de son recours contre le calomniateur.
Que si l'ordre public veut qu'on s'assure
d'un homme légitimement
suspect, la légitimité des soupçons doit être constatée, en sorte que
celui qui
a été la victime bien innocente de ces précautions politiques, puisse
demander et
obtenir une indemnité, et qu'il sache au moins pourquoi et par qui
cette
violence est exercée.
Enfin, que quand on use de ménagement pour
une famille qui
est venue implorer elle-même les secours du gouvernement contre un
sujet qui la
déshonore, il n'est pas encore nécessaire que ce genre de justice soit
sans aucun
recours.
En effet, ce n'est que l'éclat des
procédures qu'on veut
éviter. Or, sans faire des procédures publiques, il est possible de
consigner les
motifs de l'ordre du roi dans un acte signé de celui qui a expédié
l'ordre, et
de ceux qui l'ont obtenu ; de conserver cet acte au moins pendant
la
détention du prisonnier, et de lui en donner communication.
Ce prisonnier, quel que soit son crime,
devrait être admis à
présenter sa justification, et même à demander que les causes de
l'ordre rigoureux
fussent examinées de nouveau par d'autres que par ceux qui l'ont fait
décerner,
et qu'il en fût rendu un nouveau compte au roi, qui choisirait, pour
cet
examen, les hommes de la réputation la plus intacte et la plus
imposante.
Et comme il est très-difficile, et même
souvent impossible à
un prisonnier de faire parvenir sa réclamation jusqu'au roi, il serait
nécessaire
de faire faire de temps en temps, et toujours par des personnes
étrangères à
l'administration, et de l'intégrité la plus reconnue, une visite de
toutes les
prisons royales, et une revue exacte de toutes les lettres de cachet.
Quand on saura que ces précautions sont
prises par Votre
Majesté, contre les surprises qui pourraient lui être faites, et
surtout quand on
se rappellera que votre règne aura commencé par un examen sévère de
tout ce qui
a été reproché à la précédente administration, croyez, Sire, que les
abus de
ces ordres donnés en votre nom seront très-rares.
Nous ne pouvons que vous faire entrevoir les
avantages qui
résulteront de cette recherche, mais si elle s'exécute, vous jugerez
par la reconnaissance
de la nation, de l'importance du bienfait.
Nous nous sommes livrés, Sire, à une
digression que nous ne
nous reprochons point, puisqu'elle a été pour nous l'occasion de vous
présenter
des réflexions peut-être utiles sur le genre d'abus qui a le plus
excité de
plaintes de la part d'une partie de la nation, et sur lequel il est le
plus
facile de lui donner satisfaction.
Il est temps de revenir aux impôts.
Les vexations occasionnées pour la
perception des droits de
ferme ont une excuse : c'est la nécessité de procurer à Votre
Majesté le
revenu considérable qui est le produit de ces droits ; mais il
semble
qu'il ne devrait pas en être de même des impositions qui se lèvent
directement
sur le peuple. Si la somme qu'on veut lever était fixée comme elle le
devrait
toujours être, on n'aurait plus qu'à choisir la forme de répartition la
plus
juste, la plus simple, la moins dispendieuse. L'administration est donc
inexcusable, quand elle introduit dans la levée de ces impôts un
despotisme
aussi inutile qu'odieux ; quand elle ajoute à l'impôt même des
frais de régie
qui sont toujours supportés par le peuple.
Voilà cependant, Sire, ce qu'on éprouve dans
la levée de
tous les impôts directs, de la taille, de la capitation, du
vingtième ; et
une partie de ces inconvénients se fait même sentir dans toutes les
prestations
de service corporel qui s'exigent du peuple, comme la milice et la
corvée.
Mais la discussion de ces abus nous conduira
nécessairement
à de bien plus grandes questions. La
perception des
droits sur les denrées ne tient pas à la forme du gouvernement de
l'Etat ;
mais la répartition des impôts tient essentiellement à la constitution
de la
monarchie. Les vices de cette
répartition font partie d'un système général d'administration qui
depuis longtemps
s'introduit dans votre royaume ; et le remède ne peut se trouver
que dans
la réformation qu'il plaira à Votre Majesté d'apporter dans
l'administration
générale.
Ainsi, nous examinerons la régie de chaque
impôt direct, et
Votre Majesté y verra le développement de ce système funeste ;
mais il
faut auparavant remonter à l'origine : il faut faire connaître à
Votre
Majesté le principe général et ses conséquences ; et
peut-être serez-vous étonné, Sire, quand vous verrez jusqu'à quel point
on a
abusé du prétexte de votre autorité contre cette autorité elle-même.
Vous nous
permettrez, Sire, de nous
servir du terme de despotisme, tout odieux qu'il est ;
dispensez
nous de recourir à des circonlocutions embarrassantes, quand nous avons
des
vérités importantes à vous rendre sensibles. Le
despotisme contre lequel nous réclamons aujourd'hui, est celui qui
s'exerce à
votre insu par des émissaires de l'administration, gens
absolument
inconnus à Votre Majesté.
Non, Sire, nous ne
venons point
offrir à Votre Majesté, des dissertations inutiles, et peut être
dangereuses sur
les limites de sa puissance souveraine : c'est au contraire
le
droit de recourir à cette puissance que nous allons revendiquer pour
tous les
citoyens ; et nous ne nommerons despotisme que le genre de
l'administration qui tend à priver vos sujets de ce droit qui leur est
si
précieux, et soustraire à votre justice ceux qui oppriment le peuple.
L'idée qu'on s'est faite du despotisme ou de
la puissance
absolue, dans les différents temps et chez les différents peuples,
n'est pas la
même.
On parle souvent d'un genre de gouvernement
qu'on nomme le despotisme oriental : c'est celui dans lequel non-seulement le souverain
jouit d'une
autorité absolue et illimitée, mais chacun des exécuteurs de ses ordres
use aussi
d'un pouvoir sans bornes. Il en résulte nécessairement une tyrannie
intolérable : car il est une
différence
infinie entre la puissance exercée par un maître dont le véritable
intérêt est
celui de son peuple, et celle d'un sujet qui, enorgueilli de ce pouvoir
auquel
il n'était pas destiné, se plaît à en aggraver le poids sur ses
égaux :
genre de despotisme qui étant transmis graduellement des ministres de
différents
ordres, se fait sentir jusqu'au dernier citoyen, en sorte qu'il
n'est
personne, dans un grand empire, qui puisse s'en garantir. Le vice de ce
gouvernement
est tout à la fois dans la constitution et dans les mœurs.
Dans la constitution, parce que les peuples
qui y sont
sujets n'ont ni tribunaux, ni corps de lois, ni représentants du
peuple. Point
de tribunaux : voilà pourquoi l'autorité est exercée par un seul
homme.
Point de lois fixes et positives : voilà pourquoi celui qui a
l'autorité en
main, statue d'après ses propres lumières, c'est à-dire ordinairement
d'après
ses affections. Point de représentants du peuple : voilà pourquoi
le
despote d'une province peut l'opprimer contre la volonté et à l'insu du
souverain, et avec assurance de l'impunité.
Les mœurs contribuent aussi à cette
impunité : car les
peuples soumis à ce genre de despotisme sont toujours des peuples en
proie à l'ignorance.
Personne ne lit, personne n'entretient de relation ; les cris de
l'opprimé
ne se font point entendre au-delà du pays qu'il habite ;
l'innocent n'a
donc point en sa faveur de recours à
l'opinion
publique, qui est un frein si puissant contre la tyrannie des
subalternes.
Telle est donc la malheureuse situation de
ces peuples, que
le souverain même le plus juste ne peut faire sentir les effets de sa
justice qu'à
ceux qui approchent de lui, ou dans le petit nombre d'affaires dont il
peut
prendre connaissance par lui même.
Tout ce qu'il peut faire pour le reste de
ses sujets, est de
choisir le moins mal qu'il peut les dépositaires de son autorité et de
les
exhorter aussi à faire les meilleurs choix qu'ils pourront pour les
places
inférieures. Mais quelque chose qu'il fasse,
le citoyen
du dernier ordre gémit toujours sous l'autorité d'un despote du dernier
grade,
et lui est aussi soumis que les grands de l'Etat le sont au souverain
lui-même.
Il semble qu'une telle forme de gouvernement
ne peut pas
exister chez les nations qui ont des lois, des mœurs et des
lumières :
aussi dans les pays policés, lors même que le prince jouit d'un pouvoir
absolu,
la condition des peuples doit être très-différente.
Quelqu’absolue que soit l'autorité, la
justice peut être
rendue par délibération et dans les tribunaux astreints à des lois
certaines. Si
les juges s'écartent de ces lois, on peut recourir à des tribunaux
supérieurs,
et enfin à l'autorité souveraine elle-même.
Tous les recours sont possibles, parce que
tous les actes d'autorité
sont écrits, constatés, déposés dans des registres publics ; qu'il
n'est point
de citoyen qui ne puisse trouver un défenseur éclairé, et que le public
même
est le censeur des juges.
Et non seulement la justice est rendue aux
particuliers ;
mais les corps, les communautés, les villes les provinces entières
peuvent
aussi l'obtenir, et pour pouvoir défendre leurs droits, doivent avoir
des
assemblées et des représentants. Ainsi, dans
un pays
policé, quoique soumis à une puissance absolue, il ne doit y avoir
aucun
intérêt, ni général, ni particulier, qui ne soit défendu ; et tous les dépositaires de la puissance
souveraine doivent être soumis à trois sortes de freins, celui des
lois, celui
du recours à l'autorité supérieure, celui de l'opinion publique.
Cette distinction entre les différents
genres de pouvoir
absolu n'est point nouvelle. Ces définitions ont été souvent données
par des
jurisconsultes, par les auteurs tant anciens que modernes qui ont écrit
sur la
législation. Elles sont le résultat de ce qu'on lit dans les histoires
et les
relations des différents pays ; mais il nous était nécessaire de
les
retracer, parce que nous avons une grande vérité à en déduire. Nous devons faire connaître à Votre Majesté, que
le gouvernement
qu'on veut établir en France est le vrai despotisme des pays non
policés,
et que chez la nation la plus instruite, dans le siècle où les mœurs
sont les
plus douces, on est menacé de cette forme de gouvernement où le
souverain ne
peut pas être éclairé, lors même qu'il le veut le plus sincèrement.
La France, ainsi que le
reste de l'Europe
occidentale, était
régie par le droit féodal ; mais chaque royaume a éprouvé différentes
révolutions
depuis que ce gouvernement est détruit.
Il est des nations qui ont été admises à
discuter leurs
droits avec le souverain, et les prérogatives y ont été fixées.
Dans d'autres, l'autorité absolue a tant
prévalu qu'aucun
des droits nationaux n'a été examiné ; et il en résulte au moins
un avantage
pour ces pays, c'est qu'il n'y a aucun prétexte pour y détruire les
corps
intermédiaires, et enfreindre la liberté naturelle à tous les hommes,
de
délibérer en commun sur des intérêts communs, et de recourir à la
puissance
suprême contre les abus des puissances subalternes. En France, la
nation a toujours
eu un sentiment profond de ses droits et de sa liberté. Nos maximes ont
été
plus d'une fois reconnues par nos rois ; ils se sont même
glorifiés d'être
les souverains d'un peuple libre : cependant, les articles de
cette liberté
n'ont jamais été rédigés ; et la puissance réelle, la puissance
des armes
qui, sous le gouvernement féodal, était dans les mains des grands, a
été
totalement réunie à la puissance royale.
Alors, quand il y a eu de grands abus
d'autorité, les représentants
de la nation ne se sont pas contentés de se plaindre de la mauvaise
administration ;
ils se sont crus obligés à revendiquer les droits nationaux. Ils n'ont
pas parlé
seulement de justice, mais de liberté ; et l'effet de leurs
démarches a
été que les ministres, toujours attentifs à
saisir les
moyens de mettre leur administration à l'abri de tout examen, ont eu
l'art de
rendre suspects, et les corps réclamants et la réclamation elle-même.
Le recours au roi
contre ses
ministres a été regardé comme un attentat à son autorité. Les
doléances
des états, les remontrances des magistrats ont été transformées en
démarches dangereuses,
dont le gouvernement devait se garantir. On a persuadé aux plus
puissants rois de
la terre qu'ils avaient à craindre jusqu'aux larmes d'un peuple
soumis ; et c'est sous ce
prétexte
qu'on a introduit en France un gouvernement bien plus funeste que le
despotisme, et digne de la barbarie orientale : c'est
l'administration
clandestine par laquelle, sous les yeux d'un souverain juste, et au
milieu d'une
nation éclairée, l'injustice peut se montrer ; disons plus, elle
se commet
notoirement. Des branches entières d'administration sont fondées sur
des
systèmes d'injustices, sans qu'aucun recours, ni au public
ni à l'autorité
supérieure, soit possible.
C'est ce
despotisme des
administrateurs, et surtout ce système de clandestinité que nous devons
dénoncer à Votre Majesté ; car nous n'aurons point la témérité de
discuter
les autres droits sacrés du trône.
Il nous suffit que
Votre Majesté ait désavoué, dans l'acte de rétablissement de la
magistrature, les
maximes de tyrannie qui avaient été exécutées sous un ministère
aujourd'hui proscrit ;
et nous nous conformerons aux intentions de Votre Majesté, en n'agitant
point des
questions qui n'auraient jamais dû être élevées.
Mais ce n'est point blesser la
juste subordination que de mettre sous vos yeux une suite
d'infractions faites à la liberté nationale, à la liberté naturelle de
tous les
hommes, qui vous mettent aujourd'hui dans l'impossibilité d'entendre
vos
sujets, et d'éclairer la conduite de vos administrateurs.
1° On a cherché à anéantir les vrais
représentants de la
nation.
2°. On est parvenu à rendre illusoires les
réclamations de
ceux qu'on n'a pas encore pu détruire.
3°. On veut même les rendre impossibles. C'est
pour y parvenir que la clandestinité a été
introduite.
Il en est de deux genres : l'une qui cherche à dérober aux yeux de
la
nation, à ceux de Votre Majesté elle-même, les opérations de
l'administration ;
l'autre qui cache au public la personne des administrateurs.
Voilà, Sire, le précis du système que nous dénonçons à Votre Majesté, et que nous allons développer.
Nous annonçons comme la première démarche de
ce despotisme,
celle d'anéantir tous les représentants de la nation ; et si Votre
Majesté
veut bien réfléchir sur la réunion de plusieurs faits dont aucun n'est
douteux,
elle y trouvera la démonstration de cette vérité. Les assemblées
générales
n'ont point été convoquées depuis cent soixante ans, et longtemps
auparavant
elles étaient devenues très rares, nous oserons même dire presque
inutiles, parce
qu'on faisait sans elles ce qui rendait leur présence le plus
nécessaire,
l'établissement des impôts.
Quelques provinces avaient des assemblées
particulières, ou
états provinciaux ; plusieurs ont été privées de ce précieux
privilège ;
et dans ces provinces où les états existent encore, leur ministère est
resserré
dans des bornes qui deviennent tous les jours plus étroites. Ce n'est
pas une
assertion téméraire de dire que dans nos provinces on entretient entre
les
dépositaires du pouvoir arbitraire et les représentants des peuples,
une espèce
de guerre continuelle, où le despotisme fait tous les jours de
nouvelles conquêtes.
Les provinces qui n'avaient pas d'états
provinciaux étaient
nommées pays d'élection ; et il existait réellement des tribunaux
nommés élections,
composés de personnes élues par la province elle même, qui, au moins
pour la répartition
des impôts, remplissaient quelques-unes des fonctions des états
provinciaux. Ces
tribunaux existent encore sous le nom d'élections ; mais ce nom
est tout
ce qui leur reste de leur institution primitive.
Ces officiers ne sont plus réellement élus
par la province,
et tels qu'ils sont, on les a mis dans la dépendance presque entière
des intendants
pour les fonctions qui leur restent. Nous aurons une autre occasion de
parler des
élections, en parlant de l'impôt de la taille ; nous ferons même
connaître
à Votre Majesté en quoi elles différaient des états provinciaux :
il
suffit d'observer à présent que les vrais élus des provinces n'existent
plus.
Il restait au moins à chaque corps, à chaque
communauté de
citoyens, le droit d'administrer ses propres affaires ; droit que
nous ne
disons point qui fasse partie de la constitution primitive du royaume,
car il
remonta bien plus haut ; c'est le droit naturel, c'est le droit de
la
raison. Cependant, il a été aussi enlevé à vos sujets ; et nous ne
craindrons pas de dire que l'administration est tombée à cet égard dans
des
excès qu'on peut nommer puérils.
Depuis que des ministres puissants se sont
fait un principe
politique de ne point laisser convoquer d'assemblée nationale, on en
est venu,
de conséquence en conséquence, jusqu'à déclarer nulles les déclarations
des habitants
d'un village, quand elles ne sont pas autorisées par l'intendant :
en
sorte que si cette communauté a une dépense à faire, quelque légère
qu'elle
soit, il faut prendre l'attache du subdélégué de l'intendant, par
conséquent suivre
le plan qu'il a adopté, employer les ouvriers qu'il favorise, les payer
suivant
son arbitrage : et si la communauté a un procès à soutenir, il
faut aussi
qu'elle se fasse autoriser par l'intendant : il faut que la cause
de la communauté
soit plaidée à ce premier tribunal avant d'être portée à la
justice ; et
si l'avis de l'intendant est contraire aux habitants, ou si leur
adversaire a
du crédit à l'intendance, la communauté est déchue de la faculté de
défendre
ses droits.
Voilà, Sire, par quels moyens on a travaillé
à étouffer en
France tout esprit municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu'aux
sentiments
de citoyens ; on a, pour ainsi dire,
interdit la nation
entière, et on lui a donné des tuteurs.
L'anéantissement des corps réclamants était
un premier pas
pour anéantir le droit de réclamation lui-même. On n'a cependant pas
été jusqu'à
prononcer en termes exprès que tout recours au prince, toutes démarches
pour
les provinces, fussent défendus : mais Votre Majesté n'ignore pas
que toute requête dans laquelle les intérêts
d'une province ou
ceux de la nation entière sont stipulés, est regardée comme une
témérité
punissable, quand elle est signée d'un seul particulier ; et comme
une
association illicite, quand elle est signée de plusieurs. Il avait
cependant
fallu donner à la nation une satisfaction apparente, quand on avait
cessé de
convoquer les états ; aussi les rois avaient-ils annoncé que les
Cours de justice
tiendraient lieu des États, que les magistrats seraient les
représentants du
peuple.
Mais après leur
avoir donné ce titre
pour consoler la nation de la perte de ses anciens et véritables
représentants,
on s'est souvenu dans toutes les occasions que les fonctions des juges
étaient
restreintes à leur seul territoire et à la justice contentieuse ;
et on a
mis les mêmes limites au droit de représentation.
Ainsi, tous les
abus possibles
peuvent être commis dans l'administration sans que le roi en soit
jamais
instruit, ni par les représentants du peuple, puisque dans la
plupart
des provinces il n'y en a point ; ni par les Cours de justice,
puisqu'on
les écarte comme incompétentes dès qu'elles veulent parler de
l'administration ; ni par les particuliers, à qui des exemples de
sévérité
ont appris que c'est un crime d'invoquer la justice de leur souverain.
Malgré tous ces obstacles, le cri
public, genre de réclamation qu'on ne peut jamais tout-à-fait
étouffer,
était toujours à craindre pour les administrateurs : et peut-être
a-t-on craint
aussi qu'un roi ne voulût, de son propre mouvement, se faire rendre
compte de
tous les secrets de l'administration. On a donc voulu que ce compte fût
impossible à rendre, ou au moins qu'il ne pût être rendu que par les
seuls
administrateurs, sans être exposé à aucune contradiction ; et
c'est pour
cela qu'on a fait tant d'efforts pour introduire partout
l'administration
clandestine.
Pour prouver cette vérité dans toute son
étendue, il
faudrait entrer dans le détail de toutes les parties du
gouvernement ;
mais quelques exemples suffiront pour la rendre sensible.
Nous les choisirons dans les impôts qui font
notre principal
objet, et nous n'hésiterons point de citer les administrations qui ont
le plus
mérité l'approbation publique : car nous devons toujours faire
connaître à
Votre Majesté les vices intrinsèques d'une administration, quoiqu'ils
soient
réparés pendant un temps par les qualités personnelles de
l'administrateur.
Le gouvernement a cru jusqu'à présent que la
corvée était
nécessaire pour ce grand ouvrage ; et la corvée n'est autorisée
par aucune
loi du royaume. Il semble qu'il aurait fallu la faire reconnaître
juridiquement : et alors on aurait pu établir des règles certaines
et publiques
sur la répartition de ce travail, souvent plus accablant pour le peuple
que la
taille elle-même.
Ce n'est pas le parti qu'on a pris : on
craignait, disait-on,
la sensation qu'exciterait dans le royaume une loi qui, en réglant la
corvée, semblerait
l'autoriser. En conséquence toutes les opérations se sont faites en
secret ; et il ne parait pas même un arrêt du Conseil imprimé,
concernant
une imposition qui depuis si longtemps fait gémir les peuples. Chaque
province
n'apprend que le projet d'un chemin est arrêté, que quand on en
commence
l'exécution ; et si le choix de cette route est contraire au bien
de la
province, il est trop tard pour s'y opposer. Si le travail est réparti
avec
injustice ou avec trop de dureté, ceux qui voudraient se plaindre,
n'ont ni les
juges légaux devant qui se pourvoir, ni règles certaines à opposer à la
rigueur
des ordres qu'il ont reçus, ni moyens juridiques pour constater
l'injustice qui
leur a été faite.
On dit aujourd'hui que Votre Majesté veut
adoucir la rigueur
de la corvée ; on y substitue une imposition d'un autre genre. La
nation
attend ces changements avec confiance, et déjà avec
reconnaissance ; et
nous osons espérer que ce qui sera substitué à la corvée ne sera point
infecté
de la même clandestinité. Nous avons cependant dû vous représenter les
abus
qu'entraînait cette administration, comme un des exemples les plus
frappants du
système général.
Il en est de même du vingtième ; et à
cet égard, l'abus
a encore moins de prétexte : car on pourrait dire sur la corvée,
que la célérité
nécessaire pour les ouvrages ne permettait pas d'attendre la discussion
de
toutes les injustices particulières : mais le vingtième est une
imposition
mise tous les ans sur les mêmes terres depuis près de quarante années,
presque sans
interruption. Croirait-on que depuis ces quarante années les rôles de
cette imposition
ne sont point encore déposés dans aucuns registres où les particuliers
puissent
les consulter ?
Ce n'est point une formalité omise par
négligence ; car
cet abus fut représenté au roi par sa Cour des Aides, en 1756. Le
ministre de
ce temps céda à l'évidence : le feu roi consentit que ce dépôt fût
fait ; mais les ministres qui sont venus, après avoir employé,
pendant plusieurs
années, tous les détours possibles pour s'opposer indirectement à
l'effet de
cette parole sacrée, ont fini par obtenir qu'elle soit expressément
révoquée.
Nous ne rapporterons point ici tout ce qui
s'est passé à ce
sujet, pour ne pas fatiguer Votre Majesté du récit d'une affaire
finie :
si, cependant, Votre Majesté voulait en être instruite, ces faits ne
sont point
oubliés, et il serait aisé de les mettre sous ses yeux.
Mais aujourd'hui nous nous contenterons
d'observer que la
plupart des infidélités des préposés du vingtième sont nécessairement
inconnues
et impunies, à la faveur de cette clandestinité. Par exemple, quand un
préposé
trahit l'intérêt du fisc en ménageant le contribuable qu'il veut
favoriser, et
que, pour cacher aux ministres cette prévarication, il remplit le vide
en
augmentant injustement les autres cotes, ceux qui se trouvent lésés ne
peuvent
faire connaître cette iniquité, parce qu'ils ne le pourraient que par
l'inspection du rôle entier et que ce rôle est secret.
Votre Majesté voit, par cet exemple, que le
genre d'abus qui
favorise la clandestinité des rôles est précisément celui qui est le
plus contraire
à l'intérêt du roi, à l'intérêt de finance, à l'intérêt fiscal. Ce
n'est donc
point pour cet intérêt que les administrateurs ont fait défendre le
dépôt des
rôles ; c'est donc uniquement pour mettre leur administration à
l'abri de
tout examen, et pour procurer l'impunité à leurs préposés.
Et quand toutes les précautions prises pour
cet objet se
trouvent insuffisantes, quand les vexations
sont si
évidentes qu'on ne saurait les pallier, il arrive encore le plus
souvent que ceux
qui en sont coupables obtiennent l'impunité par l'effet de l'autre
genre de
clandestinité, de celle que nous avons nommée clandestinité de
personnes, et
qui consiste en ce que le plus souvent on ne sait pas, on ne peut pas
même
découvrir, à qui chaque abus d'autorité doit être imputé.
L'administration de votre royaume se fait,
Sire, auprès de
la personne de Votre Majesté, par les ministres aidés de leurs commis,
et dans certaines
parties, par les intendants des finances, aidés pareillement de leurs
commis : dans les provinces, elle se fait par les intendants et
leurs
subdélégués.
Nous allons considérer ces différentes
personnes, en
commençant par le dernier ordre, et ceux qui approchent le plus près du
peuple.
Le subdélégué d'un
intendant est un
homme sans qualité, sans pouvoir légal, qui n'a le droit de signer
aucune
ordonnance : aussi toutes celles qu'il fait rendre sont signées
par l'intendant.
On sait cependant dans les provinces que c'est le subdélégué qui a
prononcé sur
beaucoup de détails dans lesquels l'intendant lui-même ne peut pas
entrer. Si
ce subdélégué abuse de son pouvoir, ce n'est qu'à l'intendant qu'on
peut se pourvoir :
mais comment les gens du peuple oseraient-ils exercer ce recours, quand
ils
voient que c'est sous le nom de l'intendant lui-même que l'ordonnance a
été
rendue, et que sans doute ce magistrat supérieur se croira compromis,
et obligé
de soutenir son ordonnance ?
Ce qui se passe à
cet égard du subdélégué
à l'intendant, est aussi ce qui se passe de l'intendant au ministre, et
du
ministre à Votre Majesté elle-même.
L'intendant évite
autant qu'il peut
de prononcer en son nom. Dans toutes les affaires qui pourraient le
compromettre, il prend le parti de faire rendre un arrêt du conseil, ou
de se
faire autoriser par une lettre du ministre ; et le particulier de
la
province qui voudrait se pourvoir contre le jugement de l'intendant, et
porter
ses plaintes au conseil ou au ministre, reste sans réplique, quand il
se voit
condamné d'avance par une décision du ministre ou un arrêt du conseil.
Pour les
intendants des finances qui
sont placés entre les intendants des provinces et les ministres, ce
sont des
puissances tout-à-fait inconnues de tous ceux qui sont éloignés de la
capitale
et du séjour de la cour ; on sait en général que ces
magistrats
existent, et qu'ils ont une grande autorité dans le royaume ;
cependant on
ne voit point quels sont les genres d'affaires pour lesquels il faut
recourir à
eux, parce que réellement il n'en est aucun qui dépende directement
d'eux, et
personne spécialement ne leur est subordonné et n'est tenu de
reconnaître leurs
ordres. C'est dans leur travail avec le contrôleur général qu'ils font
toute
leur administration, en lui faisant signer des lettres ou de ces arrêts
du conseil
qu'on nomme arrêts de finance ; et le particulier qui croit avoir
à se
plaindre de ces décisions ne peut s'en prendre, ni à l'intendant des
finances qui
ne signe rien et ne peut être tenu de rien, puisque le ministre n'est
pas
obligé à suivre son avis, et s'en écarte quelquefois ; ni au
contrôleur général
qui dirait avec raison qu'il ne peut pas répondre de tout ce que lui
font
signer les six intendants des finances.
Enfin,
le ministre lui-même n'a aucun état dans le royaume,
aucune autorité directe. C'est cependant en lui que réside toute la
puissance,
parce que c'est lui qui certifie la signature de Votre Majesté. Il peut
tout,
et ne répond de rien : car le nom respectable dont il lui est permis de
se
servir, ferme la bouche à quiconque oserait se plaindre.
Ainsi, pendant que l'habitant d'un village
n'ose se pourvoir
contre la vexation d'un subdélégué qui s'est fait autoriser par
l'ordonnance d'un
intendant, nous, habitants de la capitale, nous personnellement,
magistrats chargés
par état de faire parvenir la vérité aux oreilles de Votre Majesté,
combien de fois
nous nous sommes vus taxés d'audace pour avoir réclamé contre les
ordres
surpris au roi par ses ministres !
Osons dire à Votre Majesté la vérité toute
entière. Il en a
été mis sous nos yeux, dont la fausseté était physiquement
démontrée ; et d'autres
dans lesquelles il était évident que ce nom sacré avait été prostitué
pour des
sujets indignes de l'attention du roi ; et quand nous avons fait
voir
clairement les petites passions subalternes qui avaient fait obtenir
ces ordres,
les petites vengeances, les petites protections, ne
nous a-t-on pas dit que c'était manquer
à la majesté royale, que de révoquer en doute qu'un ordre signé du roi
fût
réellement donné par lui-même ? Et si Votre Majesté
voulait que
ces faits, que nous ne faisons qu'alléguer, fussent articulés et
prouvés, nous
serions en état de la satisfaire.
De plus, ces mêmes
ministres ont
attiré à eux, depuis un siècle, le détail de tant d'affaires de tous
les genres,
qu'il leur est impossible de les expédier eux-mêmes.
Il s'est donc
établi un nouveau
genre de puissance intermédiaire entre vos ministres et vos autres
sujets, qui
n'est ni celle des commandants, ni celle des intendants des
provinces ; c'est celle des commis, personnages
absolument
inconnus dans l'Etat, et qui cependant parlant et écrivant au nom des
ministres, ont comme eux un pouvoir absolu, un pouvoir irrésistible, et
sont
même encore plus qu'eux à l'abri de toutes recherches, parce qu'ils
sont beaucoup
moins connus.
Ainsi, un particulier sans appui, sans
aucune relation avec
la cour, par exemple, un homme qui vit dans sa province, peut recevoir
l'ordre
le plus rigoureux, sans savoir ni par qui cet ordre a été décerné pour
en
obtenir la révocation, ni quelles en sont les causes pour faire
entendre sa
justification.
L'ordre est signé
du roi ; mais
ce particulier obscur sait bien que le roi n'a jamais entendu prononcer
son
nom. La signature du roi est certifiée par un ministre ; il sait
aussi
qu'il n'est pas connu des ministres. Il ignore si c'est par l'intendant
de sa
province que l'ordre a été obtenu, ou si un de ses ennemis a trouvé
accès auprès
des commis de Versailles, du premier, du second ou du troisième
rang ; ou
si c'est un de ces ordres en blanc qui sont quelquefois donnés aux
différentes
puissances de chaque province ; il l'ignore, et il reste dans
l'exil, peut-être
dans les fers.
Nous avons cru nécessaire, Sire, de
présenter à Votre
Majesté ces notions de différents genres de despotisme, et surtout de
clandestinité
: nous pouvons à présent en faire l'application aux trois impositions
directes,
la taille, la capitation, le vingtième.
La taille, le plus ancien des impôts
directs, est celui qui
se lève sur les roturiers non-privilégiés dans les provinces qu'on
appelle pays
d'élection, c'est-à-dire, dans celles qui n'ont point d'états
provinciaux ; et comme la taille est personnelle, on la fait payer
aussi
aux fermiers des ecclésiastiques, des nobles et des privilégiés. Ainsi
c'est
une imposition qui est aujourd'hui supportée par presque tous les
propriétaires
des terres.
On a joint à la taille plusieurs impositions
qu'on nomme
accessoires, et tous les ans on en ajoute de nouvelles. Ces accessoires
égalent
à présent, ou même surpassent le principal de la taille. On dit que
depuis longtemps
le principal de la taille n'est jamais augmenté : cependant le
peuple qui
en supporte le poids, se plaint souvent de l'augmentation. Ce n'est
qu'une dispute
de mots : on n'augmente pas le principal, mais on augmente les
accessoires.
Il faut exposer à Votre Majesté comment se
font, chaque
année, l'imposition et la répartition de la taille et de ses
accessoires.
Il y a quatre opérations.
1°. Le brevet de la
taille contient l'imposition sur toutes les généralités :
ainsi, soit qu'on
veuille lever une somme accessoire à la taille sur tout le royaume ou
sur
quelque généralité en particulier, c'est par ce brevet qu'elle
s'impose, et
c'est aussi par ce brevet qu'on répartit entre les généralités la somme
totale
imposée sur le royaume. C'est au Conseil que s'arrête le brevet de la
taille.
2°. Les commissions
contiennent l'imposition sur toutes les élections. Par conséquent
si on
veut lever une somme sur quelque élection en particulier, c'est par les
commissions qu'on l'impose. C'est aussi dans les commissions qu'est
faite la répartition
entre les élections de la somme imposée sur chaque généralité. Les
commissions,
ainsi que le brevet, sont envoyés du Conseil.
3°. Ce qu'on appelle
le département, est l'acte par lequel on impose chaque paroisse ou
communauté.
On impose donc au département les sommes qu'on veut lever sur une
paroisse en
particulier, ce qui arrive souvent pour constructions de presbytères,
rejet de frais
de justice ou autres dépenses ; et c'est aussi au département que
se fait
la répartition entre les paroisses de la somme imposée sur l'élection.
Le
département se fait dans la province même et
c'est aujourd'hui par l'intendant seul, et sans aucun
recours. Les
élus et autres personnes qui ont droit d'assister à l'assemblée du
département,
n'y ont plus de voix délibérative ; et les Cours ne peuvent plus
prendre
connaissance de ce qui s'y passe.
4°. Le rôle de la
taille contient l'imposition sur chaque contribuable, ou ce qui est
la même
chose, la répartition entre les contribuables de la somme imposée sur
toute la paroisse
ou communauté. Le rôle de la taille se fait par les contribuables
eux-mêmes, c'est-à-dire
par ceux qui sont à leur tour asséeurs ou collecteurs. Cependant
l'intendant a
droit d'imposer, d'autorité et d'office, un contribuable qu'il croit
favorisé
par les collecteurs. Il a aussi le droit d'envoyer dans les paroisses
des
commissaires qui font assembler les habitants, qui font faire en leur
présence le
rôle de la taille qu'on appelle alors rôle d'office. La fonction de ces
commissaires devrait se terminer à instruire les contribuable des
règlements
faits pour la confection des rôles, et à les obliger à s'y
conformer :
cependant l'autorité d'un homme envoyé par l'intendant est telle dans
les provinces,
que ces commissaires font faire le rôle comme ils veulent ; et
cela est
tellement reconnu, que souvent les intendants donnent des instructions
imprimées
pour prescrire à leurs commissaires les règles suivant lesquelles ils
veulent que
la répartition soit faite. Au reste, quoique les cotes d'office soient
faites
par les intendants, et les rôles d'office par les commissaires, cette
quatrième
répartition n'est pas autant soumise à l'autorité arbitraire que les
trois premières ;
car les particuliers lésés ont droit de se pourvoir en justice.
Nous allons considérer ces quatre opérations, d'abord sous l'aspect d'impositions ensuite sous celui de répartitions.
comme impositions
En les considérant comme impositions, on
voit évidemment que pendant que les Cours ne
cessent de
soutenir que leur
enregistrement libre est nécessaire pour l'établissement des impôts,
pendant
que cette maxime est regardée par la nation comme son unique ressource
depuis
qu'elle n'a plus de représentants et que les rois eux-mêmes sont
convenus en mille
occasions du principe ; il s'impose cependant tous les ans de
nouvelles
sommes sur le peuple sans enregistrement et par des actes d'autorité
arbitraire, tels que le brevet de la taille, les commissions et
l'opération du
département.
S'il faut donner à Votre Majesté une idée
des abus qui
peuvent résulter de cette forme arbitraire d'imposition, il est un fait
récent et
notoire que nous pouvons choisir pour exemple. Depuis 1771, on a imposé
comme
accessoires de la taille les sommes qu'on a cru nécessaires, tant pour
le
remboursement des offices de magistrature qu'on voulait supprimer, que
pour le
payement des gages des officiers par qui on voulait faire tenir les
nouveaux
tribunaux : aujourd'hui la magistrature est rétablie, et les
nouveaux
tribunaux sont détruits ; cependant l'imposition subsiste.
On pense peut-être, Sire, dans votre
Conseil, que la suite
des opérations faites pendant ces quatre années entraîne encore
aujourd'hui une
dépense trop considérable pour être prise sur les revenus ordinaires de
Votre Majesté ;
et à cet égard ces opérations peuvent être comparées à une guerre qui a
fait créer
des impôts qu'on laisse encore subsister quelque temps après la paix
pour payer
les dettes contractées. Bientôt la cause cessera, et devons-nous
espérer
qu'alors l'imposition sera aussi supprimée ? Oui, Sire, nous
l'espérons, nous
ne nous permettrons pas même d'en douter ; mais nous devons avouer
que
notre espérance n'est fondée que sur la confiance personnelle que toute
la
nation a dans votre justice : car depuis longtemps personne en
France ne
se flatte de voir jamais cesser un impôt qui
peut être
renouvelé tous les ans par un acte secret d'autorité arbitraire,
comme
le brevet de la taille ; et si Votre Majesté voulait se faire
rendre
compte de toutes les impositions générales ou particulières qui se
lèvent dans
le royaume, et qui ont été ainsi établies par l'autorité arbitraire,
elle
verrait peut-être que la plupart ont eu pour motifs des besoins
momentanés qui
ont cessé, et que cependant on a continué de lever l'impôt.
A présent, Sire, nous allons considérer les
quatre
opérations l'une après l'autre sous le second aspect, c'est-à-dire
comme
répartition.
comme répartition
Commençons par le brevet de la taille, qui
contient la
première répartition entre les généralités.
Nous avons déjà dit qu'il s'arrête au
Conseil de finance.
Mais Votre Majesté sait qu'à l'exception du contrôleur général et d'un
intendant des finances, aucun de ceux qui
assistent à
ce conseil ne peut être instruit de la situation des provinces, ni des
besoins
de l'Etat : c'est donc le ministre seul qui fixe tous les ans la
somme de
l'imposition et la première répartition.
Nous ignorons, Sire, et toute la France
ignore par quel
principe ce ministre se détermine : nous savons seulement qu'avant
la fixation
du brevet, personne, dans le royaume, n'a vu prendre aucune information
de
l'état des provinces.
Le brevet de la taille est donc réellement
un acte fait par
l'autorité arbitraire, sans avoir pris des connaissances suffisantes
pour l'objet
qui exigerait le plus que tous les ordres de l'Etat fussent consultés.
Il en est à peu près de même des
commissions qui contiennent la seconde répartition puisqu'elles se font
au même
Conseil de finances, par conséquent par la seule volonté du ministre et
de
l'intendant des finances.
Il y a cependant une différence en ce
qu'avant d'expédier
les commissions, on demande l'avis des intendants de chaque province. C'est donc sur le rapport du seul intendant qu'on
statue sur
le sort de chaque province. Or, cet intendant lui-même est obligé de
s'en
rapporter à des subalternes car il ne peut pas connaître lui
seul et par
lui-même l'état de toute sa généralité.
D'ailleurs, il
faut observer que cet
intendant a souvent un intérêt contraire à celui de sa province. En
effet, on
ne saurait dissimuler que l'intendant est un homme qui court la
carrière de la
fortune ; qu'il a sans cesse besoin des grâces de la cour ;
qu'il ne
peut les obtenir que par un ministre à qui souvent on est sûr de plaire
en lui
facilitant les moyens de tirer tout le parti possible des impôts.
Il est vrai aussi
que l'état
précaire et incertain de ces magistrats les oblige à de grands égards
pour tous
les gens de leur province qui ont du crédit à la cour.
Nous sommes cependant bien éloignés, Sire,
d'élever des
doutes sur la sincérité des avis que les intendants envoient à votre
Conseil :
nous ne doutons pas qu'ils n'aient le zèle et le courage nécessaires
pour
défendre les intérêts de la province qui leur est confiée : nous
croyons aussi
que la plus exacte justice préside aux comptes qu'ils vous rendent des
facultés
réciproques de toutes les élections de leur généralités.
Il faut cependant avouer qu'il n'est pas
juste que ce soit
par les seuls intendants que la situation des peuples vous soit
présentée, et
qu'il est étonnant que ni les Cours ni les particuliers de chaque
province
n'aient été admis à donner des mémoires en faveur du peuple, avant la
fixation
du brevet et des commissions.
Nous observons encore à Votre Majesté que ce
brevet et ces commissions sont non seulement
des actes d'autorité
arbitraire, mais aussi des actes clandestins dans leur exécution ;
car
jamais ni le brevet ni les commissions ne sont imprimés ni annoncés
publiquement : on envoie seulement les commissions à
l'élection,
qui doit s'y conformer, lors du département, pour faire la troisième
répartition.
La province n'apprend donc son sort que dans le moment de ce
département, c'est-à-dire
quand tout est irrévocablement terminé. Elle ne connaît jamais le sort
des autres
provinces, car nulle part dans le royaume on ne voit le tableau
général.
Ainsi non seulement les provinces sont
jugées sans être
entendues lorsqu'on arrête ce brevet et les commissions ; mais il
leur est
absolument et physiquement impossible de se pourvoir devant Votre
Majesté
elle-même par opposition.
Si une province en effet est imposée à des
sommes excessives
pour des besoins imaginaires, pour des dépenses insensées, elle n'en
est
avertie que dans l'instant où ces sommes vont être levées. Si cette
même
province a été traitée injustement dans la répartition générale, soit
parce que
sa situation n'a pas été assez bien connue, soit par l'effet d'une
prédilection
du ministre pour d'autres provinces, non seulement il ne lui est pas
permis de
se pourvoir contre l'injustice, mais il ne lui est pas même possible de
la
connaître.
Cette
clandestinité, Sire, est un système
très-réfléchi ; car il est nécessaire de rappeler à Votre
Majesté
qu'en l'année 1768 la Cour des Aides avait ordonné à chaque élection de lui envoyer tous les ans, dans la
huitaine après le département, un état contenant la somme totale des
impositions à répartir sur les paroisses ; lequel état devait
contenir le
montant principal de la taille et de ses accessoires, de la capitation
et des sommes
qui s'imposent au marc la livre d'icelles, et devait donner une
connaissance
exacte des sommes réparties chaque année sur les tailles.
La Cour des Aides, Sire, voulait avoir ce
tableau général
uniquement pour le présenter au roi ; et il est bon d'observer
qu'il
n'était pas possible qu'elle en fît d'autre usage car des lois
enregistrées et
observées depuis plus d'un siècle ne lui permettent pas de faire aucun
acte
d'autorité sur ce qui se passe au département.
Croirez-vous, Sire, que l'administration a
eu le crédit de
faire casser un tel arrêt ? Il est difficile de deviner sous quel
prétexte ; car vraisemblablement on n'alla pas jusqu'à dire au feu
roi, en
termes exprès, qu'on voulait empêcher que personne ne pût lui faire
connaître
la situation de son peuple : nous ne croyons pas non plus qu'on
ait osé avancer
en sa présence la maxime barbare et trop souvent proférée, que le
peuple
supporte, toujours aisément son malheur, pourvu que le gouvernement ait
l'art
de le lui cacher.
Permettez nous, Sire, une dernière réflexion
sur
l'arbitraire de ces deux répartitions.
On conçoit aisément que des ministres à qui
le despotisme
était cher, aient voulu s'arroger eux-mêmes, sous le nom du Conseil de
Votre
Majesté, le droit d'imposer arbitrairement la somme qu'il leur plairait
sur le
peuple ; mais on ne conçoit pas quel intérêt ils ont pu avoir à
priver le
peuple du droit de se faire entendre sur la répartition. Aussi
croyons-nous que
ces ministres si impérieux n'auraient pas établi eux-mêmes la forme de
répartition qui existe aujourd'hui, si les réflexions que nous venons
de faire
à Votre Majesté leur eussent été présentées dans toute leur simplicité.
Mais il est un aveu que nous devons faire à
Votre Majesté,
dans ce jour où nous nous sommes prescrit le devoir de lui dire toute
espèce de
vérité sans aucune réticence ; c'est que nos prédécesseurs ont eu
vraisemblablement à se reprocher de n'avoir pas dévoilé, autant qu'ils
l'auraient dû, ce système de clandestinité dans le temps qu'il fut
introduit.
Alors il n'y avait déjà plus
d'états-généraux ni
provinciaux, ni même de représentants des provinces chargés par le
peuple de
faire la répartition des impôts. Cette répartition se faisait par des
juges
subrogés à ces anciens représentants de la nation ; et il y avait
appel de
ces juges aux Cours des Aides. Ces magistrats réclamèrent, mais leurs
efforts
se terminèrent à demander l'exécution des lois qui étaient alors en
vigueur, c'est-à
dire à demander que la répartition fût faite par eux, au lieu de l'être
par le Conseil.
Ces réclamations ne parurent donc qu'une
dispute de
juridiction, une affaire personnelle à ces Cours, et peu intéressante
pour l'Etat.
Mais si ces mêmes Cours avaient revendiqué pour le peuple entier le
droit
naturel qu'ont tous les hommes d'être entendus avant d'être
jugés ; si
elles avaient insisté sur la nécessité de connaître l'état des
provinces avant
d'asseoir les impositions ; si elles avaient surtout fait
connaître aux
rois la différence du despotisme à la clandestinité ; il ne nous
paraît
pas possible que le système actuel eût été adopté, ni par les rois, ni
par les
principaux ministres ; car ils n'y ont aucun intérêt ; et les administrateurs subalternes sont les seuls qui
en
profitent puisque ce sont eux qui, à la faveur
des ténèbres, peuvent se rendre indépendants de l'autorité supérieure.
Nous allons passer à la troisième
répartition, celle qui se
fait au département, entre les paroisses ou communautés de chaque
élection.
Autrefois cette répartition n'était pas
arbitraire ; elle
se faisait par les élus qui étaient alors des personnes réellement
élues par la
province. On ne pouvait cependant pas assimiler l'assemblée de ces élus
à une assemblée
d'états provinciaux, et la différence est bien sensible. Des états
provinciaux
accordent ou refusent des dons gratuits ; des états provinciaux
règlent
toutes les parties de l'administration ; des états provinciaux
sont les défenseurs
de tous les droits de la province, et ces droits sont ordinairement
ceux dont
la conservation était promise à chaque province lors de sa réunion à la
couronne. La fonction des élus ne s'étendait pas à tous ces
objets ; ils
faisaient au département, comme asséeurs généraux de la province, la
répartition de l'imposition entre toutes les paroisses et communautés,
comme
dans chaque paroisse ou communauté il y a des asséeurs particuliers qui
répartissent
entre tous les contribuables la somme imposée sur la communauté.
Il faut observer, pour prévenir toute
équivoque, que ces
anciens élus avaient aussi la fonction que ceux qui portent aujourd'hui
le nom
d'élus ont conservée, celle de juge dans le tribunal de
l'élection ; mais
ce n'est pas sous cet aspect que nous les considérons ici, c'est comme
asséeurs-généraux de la province.
Or cette fonction d'asséeurs-généraux a
excité la jalousie
de l'administration ; et voici les différents coups qui ont été
portés successivement
à la liberté nationale dans cette partie.
Premièrement on a supprimé les vrais élus,
ceux qui étaient
réellement choisis par le peuple, et on leur a substitué des officiers
nommés
par le gouvernement, et propriétaires d'offices vénaux.
Secondement on a fait entrer l'intendant de
la province au
département, on lui a donné la présidence, et on a fini par ôter la
voie
délibérative aux élus et à tous ceux qui ont droit d'assister au
département.
On a aussi défendu aux Cours supérieures de prendre connaissance de ce
qui s'y
passe : en sorte qu'aujourd'hui la répartition qui se fait au
département est
l'ouvrage du seul intendant, sans recours et sans appel.
Votre Majesté remarquera aisément que la
seconde opération
rendait la première inutile. En effet, on conçoit aisément que le
despotisme
ait voulu faire supprimer les vrais élus tant qu'ils ont eu un
pouvoir ; mais
depuis que le commissaire du Conseil est devenu maître absolu au
département, et
que personne n'y a plus que voix consultative, il n'y a aucune raison,
et même aucun
prétexte pour ne pas rendre aux provinces le droit d'y envoyer des
représentants
qui puissent défendre leurs intérêts.
Troisièmement enfin, il fut fait, en 1767,
une dernière
entreprise dont il faut rendre compte à Votre Majesté.
Dans cette année, l'esprit de clandestinité
prévalut à un
tel point, qu'on voulut que la répartition qui se fait, au département
fût
cachée à tous ceux qui ont droit d'y assister.
Dans cette vue, on imagina de faire deux
brevets de taille,
l'un qui fut porté au département, l'autre qui resta secret, et dont
l'intendant
seul fit la répartition dans son cabinet. On ne mit dans le premier
brevet que
la taille principale qui, dit-on, ne varie jamais, et sur laquelle par
conséquent il est inutile de consulter la province ; et on réserva
pour le
brevet secret tous les accessoires, toutes les impositions nouvelles,
tout ce
qui est sujet à variation d'une année à l'autre ; on y fit entrer
même
toutes les diminutions sur les accessoires de la taille accordées à des
malheureux que des désastres ont mis dans l'impossibilité de pouvoir
payer,
diminutions qui leur sont dues, mais qui ne doivent être accordées qu'à
ceux à
qui on les doit réellement, si on rapporte en augmentation sur les uns
ce qui a
été diminué sur les autres. Voilà, Sire, sur quoi on a voulu que
l'intendant
pût statuer seul, sans la présence importune de ceux qui assistent au
département.
Votre Cour des Aides fit au feu roi, dans
l'année 1768, des
remontrances dans lesquelles le système de ces deux brevets fut
développé ;
mais comme, depuis plus d'un siècle, la Cour des Aides ne prend aucune
connaissance
juridique de ce qui se fait au département, elle ne put que faire des
remontrances, et ne rendit aucun arrêt. Ces remontrances furent
vraisemblablement renvoyées par le feu roi aux administrateurs,
c'est-à-dire à
ceux mêmes qui avaient voulut introduire cette clandestinité dans la
répartition.
Mais à présent que nous espérons que Votre
Majesté voudra
bien nous entendre, nous attestons que de toutes les opérations faites
par le
despotisme, il n'en est aucune où ce funeste esprit de clandestinité se
soit
plus manifesté que dans ce système des deux brevets. En effet, puisque
les élus
n'ont plus de voix délibérative au département, qu'ils n'y ont plus
aucun
pouvoir, nous ne concevons pas quelles intentions honnêtes on a pu
avoir en
écartant de pareils témoins.
Il nous reste, Sire, à vous parler de la
quatrième et
dernière répartition, de celle qui se fait entre les contribuables par
le rôle
de chaque paroisse.
Quand les règlements sur la taille ont été
faits, le
despotisme n'avait pas encore fait tous les progrès qu'on a vus depuis,
et dont
nous parlerons à l'occasion de la capitation et du vingtième :
ainsi on ne
croyait pas encore que l'autorité arbitrative pût statuer sur le sort
de chaque
particulier individuellement. Cette autorité ne s'est donc pas encore
entièrement
emparée de cette quatrième répartition ; cependant elle y a déjà
porté plusieurs
atteintes.
Nous en avons déjà indiqué deux
principales ; l'une
consiste dans l'usage où sont plusieurs intendants de faire faire tous,
ou presque
tous, les rôles en présence des commissaires ; l'autre consiste
dans les
diminutions accordées par l'autorité du seul intendant.
Quant aux rôles par les commissaires, ou
rôles d'office, il
est certain que la présence du commissaire dans une assemblée de gens
de la
campagne est trop imposante pour laisser, ni aux collecteurs la liberté
de
faire leur rôle suivant leur âme et conscience, ni aux particuliers qui
se
croient lésés, celle de se pourvoir. Cet inconvénient avait été prévu
par la
Cour des Aides, lorsque ces rôles par les commissaires furent permis.
Elle
pensa qu'il ne faudrait en faire que rarement et pour quelque cas
extraordinaire, par exemple, quand on vient de faire un nouveau
règlement sur
la confection des rôles et qu'on veut l'expliquer aux habitants des
communautés.
Cette Cour crut y pourvoir en défendant aux commissaires de ne rien
recevoir
des contribuables, et pensa que ces commissions ne seraient pas
fréquentes quand
elles ne seraient pas utiles, et que les intendants ne seraient pas
engagés à
les multiplier par le désir de donner des places à leurs
protégés ;
cependant dans plusieurs généralités, tout se fait par commissaires, et
sûrement
on les paye fort cher. On a donc rendu inutile la précaution prise par
la Cour des
Aides. Il n'y a cependant pas d'apparence que les intendants fassent
supporter
des frais par le roi ; mais il est vraisemblable qu'on impose sur
les
paroisses une somme destinée à cette dépense. C'est une concussion,
puisque la
loi l'a défendu : c'est cependant ce que l'intendant peut toujours
faire
impunément, puisque l'imposition absolue des paroisses se fait au
département
où il est le maître.
Quant aux diminutions accordées aux
particuliers qui ont
fait des pertes, nous avons déjà observé qu'on les regarde comme des
grâces provenues
de la libéralité du roi, et que c'est sous ce prétexte qu'on les fait
annoncer
par l'intendant au département.
Car si ce ne sont pas des grâces, et que la
somme dont un
particulier est diminué se rapporte sur le général des habitants, ce
doit être
à ceux qui font les rôles, à statuer sur les diminutions :
autrement, une
diminution serait une gratification que l'intendant accorderait à ses
favoris,
en la faisant payer par le peuple. C'est encore ce que la Cour des
Aides a
prévu, et à quoi elle a voulu pourvoir, en ordonnant expressément que
les
modérations ou décharges accordées par l'intendant, ne pourront en
aucun cas
être réimposées sur les redevables ; mais les intendants ont
encore éludé
cette disposition en faisant cette réimposition au département où ils
sont les
maîtres ; et nous avons déjà observé qu'ils ont eu grand soin de
faire
mettre les diminutions dans le brevet secret, de peur que leur conduite
à cet
égard ne fût critiquée.
Au fond, la diminution accordée à un
particulier sur son
imposition n'est point une grâce, c'est une justice ; et souvent
même une
nécessité ; car il est nécessaire de faire une remise à celui que
la grêle
ou un incendie a mis dans l'impossibilité physique de payer ; ce
ne serait
donc point de la puissance arbitraire des intendant que devraient
dépendre les
diminutions, et ils devraient encore moins faire une telle opération
dans un
acte secret et clandestin où toutes les injustices sont à couvert. La
Cour des
Aides a dévoilé et démontré clairement tous ces artifices et les abus
qui en
doivent résulter dans ses remontrances de 1768, sur lesquelles nous
avons déjà
observé qu'il n'a pas été rendu justice au peuple, parce que l'examen
en fut
renvoyé aux auteurs des abus qu'on dénonçait ; et les intendants
sont
restés maîtres d'accorder des grâces à leurs protégés aux dépens du
peuple,
sous le nom de diminution d'imposition.
Il est encore d'autres injustices et
d'autres infractions
aux règlements commises dans la confection des rôles des tailles ;
il est
peut-être aussi des changements nécessaires à apporter aux lois
existantes. On
dit que la plupart de vos administrateurs le pensent, et peut-être
votre Cour
des Aides le pensera-t-elle de même. Ces changements exigeront une
longue
discussion, qui doit être faite avec vos ministres ; mais dès à
présent nous
devons demander à Votre Majesté elle-même d'obvier au moins à la
clandestinité des
trois premières répartitions.
Nous supplions Votre Majesté de commencer
par se faire
représenter les remontrances faites par sa Cour des Aides en 1768. Elle
y verra
la discussion des brevets de taille ; elle y verra aussi
spécialement ce
qui concerne les diminutions ; et nous espérons qu'après que ces
éclaircissements
auront été mis sous les yeux de Votre Majesté, tout système de
clandestinité et
d'iniquité ne subsistera plus.
Mais ce n'est point à cela, Sire, que se
termineront nos
demandes et nos espérances sous le règne de Votre Majesté : nous
la supplions
aussi de rendre à ces assemblées provinciales, qu'on nomme
départements, la consistance
et l'authenticité qu'elles n'ont plus depuis un siècle.
Nous la supplions d'y faire porter toutes
les impositions
qui se lèvent chaque année sur la province, sans aucune exception,
c'est-à-dire
non seulement la taille et ses accessoires, mais la capitation, le
vingtième,
ce qui s'impose pour la construction des presbytères et autres dépenses
locales, et même la milice et la corvée. Nous la supplions d'ordonner
que
toutes ces impositions soient annoncées publiquement, que les
répartitions soient
faites, que les rôles en soient publiés dans un temps qui permette à
ceux qui
se croient lésés de recourir à votre justice.
Enfin, Sire, il nous semble qu'il est temps
de rendre à vos
peuples le droit qu'ils avaient anciennement de nommer des
représentants pour
assister à cette assemblée où il est statué sur le sort de la province.
Nous avons déjà fait connaître que la
présence de ces élus
ne pourra point faire comparer l'assemblée du département à des états
provinciaux : ainsi le despotisme lui-même n'en pourra prendre
aucun
ombrage.
Elle ne portera non plus aucun préjudice aux
élus en titre
d'office, qui ne perdront rien des fonctions actuellement attachées à
leurs
charges.
Enfin, cet établissement n'apportera aucun
changement à
cette assemblée provinciale qu'on nomme le département ; il peut
donc être
fait dès à présent, sans aucune dépense, sans aucune opération
préalable. Ce
n'est point, Sire, une innovation que nous proposons à Votre Majesté,
puisque
c'est l'ancienne constitution du royaume que nous la supplions de faire
revivre,
en accordant chaque province ce qui est accordé partout à chaque
particulier, le droit d'être entendu avant
d'être jugé.
On a supprimé les anciens élus parce qu'ils
avaient une
puissance en qualité d'asséeurs des impositions, et qu'il y avait alors
des
ministres qui voulaient détruire toute puissance qui n'était pas émanée
d'eux ; mais aujourd'hui que c'est l'intendant qui fait cette
assiette de
sa seule autorité, les prétextes cessent ; et si jusqu'à présent
les rois n'ont
pas rendu cette justice à la nation, c'est sans doute parce qu'elle ne
leur a
jamais été demandée ; nous avons déjà avoué que dans tous les
temps les
magistrats ont trop peu insisté sur le rétablissement de ce qui est
étranger à
leur juridiction : voilà pourquoi dans le temps qu'on donna aux
intendants
voix prépondérante aux départements, les Cours ne firent pas observer
que
puisque cet acte de despotisme était fait, il fallait au moins rendre
aux
provinces le droit de choisir elles mêmes leurs élus. Peut-être
demandera-t-on
de quelle utilité sera à la nation la simple assistance de ces
représentants qui
n'auront aucun pouvoir réel ; mais ignore-t-on à
combien d'abus la seule présence d'un homme considéré peut mettre
obstacle ? Les administrateurs du dernier règne ne
l'ignoraient certainement
pas, puisque par leur système des deux brevets, ils ont voulu dérober
leurs
opérations à la connaissance même des élus en titre d'office, qui
certainement ne
leur imposaient pas autant que des gens choisis par la province.
D'ailleurs, il n'est pas vraisemblable qu'on
refuse à de
véritables élus le droit de recourir à Votre Majesté, quand leurs
représentations n'auront pas été écoutées du département puisqu'elles y
seront
sans pouvoir. Ils ne pourront jamais retarder l'exécution, mais ils
jouiront du
droit naturel qu'ont tous vos sujets, et il leur sera permis d'en faire
usage pour
le bien de la province.
Nous devons aussi prévenir Votre Majesté que
si ces élus,
choisis par la province, font rarement des représentations contre la
conduite des
intendants, ou même si celles qu'ils feront se trouvent quelquefois mal
fondées, il ne faudra pas en conclure que leur existence soit inutile,
car le
vrai bien qu'ils auront fait sera le mal que leur présence aura empêché.
Nous pensons donc, Sire, que si Votre
Majesté veut bien
rendre aux provinces ces antiques représentants, et qu'il ne soit fait
par leur
ministère aucune plainte bien fondée de l'administration, ce sera une
première preuve
de l'utilité de cet établissement ; et que si, malgré la rareté ou
le peu
de succès de leurs plaintes, l'administration fait encore des efforts
et
cherche des prétextes pour se débarrasser de cette censure incommode,
ce sera
le complément de cette preuve.
Enfin, quand nous avons représenté les
inconvénients des
deux premières représentations qui se font arbitrairement dans votre
Conseil,
nous ne vous avons indiqué aucun moyen d'y remédier, parce que jusqu'à
présent il
n'y a personne dans les provinces qui en connaisse assez bien la
situation pour
la faire connaître à votre Conseil. Mais quand il y aura, dans le
ressort de chaque
élection, des citoyens qui auront assisté avec mission dans un
département où la
répartition de tout ce qui se lève sur la province aura été faite en
leur
présence, ils seront en état de donner des mémoires instructifs ;
et nous
ne doutons pas que Votre Majesté ne leur permette et ne leur ordonne
même de
faire passer de tels mémoires aux ministres de la finance, et à tous
ceux qui composent
le Conseil : alors, les intendants auront des contradicteurs, et
le peuple
des défenseurs.
Et nous croyons, Sire, que les intendants
qui régissent à
présent vos provinces, ne craindront point d'être exposés à cette
contradiction.
Nous croyons qu'eux et les ministres qui
composent
actuellement votre Conseil, désireront ardemment d'être éclairés et
guidés dans
une opération aussi importante que la répartition des impôts, qui
cependant jusqu'à
présent ne se pouvait faire qu'au hasard.
Cependant la noblesse était toujours
assujettie au service
militaire de fief : il était donc juste qu'elle fût exempte de la
taille.
Mais dans les siècles suivants, le service
militaire fut
tout-à-fait oublié, et la noblesse ne servit plus l'Etat que dans des
troupes enrégimentées
et soudoyées.
Dans le même temps on commença à moins
respecter les privilèges
de la noblesse, parce qu'étant accordés à des charges vénales, ils
devinrent le
partage de la richesse.
Alors les administrateurs des finances
conçurent le projet
de les enfreindre; mais ce fut d'abord indirectement ; et la plus
forte de
ces infractions fut d'imposer les roturiers pour les biens qu'ils
tenaient à
ferme des nobles ou autres exempts. Enfin Louis XIV, dans ses dernières
guerres,
créa deux impôts auxquels les nobles et les privilégiés furent
assujettis
directement en leur nom ; ce fut d'abord la capitation, et ensuite
le
dixième.
Nous nous étendrons peu sur la
capitation ; nous
croyons que ce que nous aurions à en dire serait superflu. En effet,
cette
imposition est trop vicieuse, sous quelque aspect qu'on la considère,
pour que
les ministres de Votre Majesté n'en soient pas convaincus.
Elle a été établie dans des temps malheureux
où l'on
saisissait sans examen toutes les ressources qui se présentaient. En
1713, lors
de la paix faite après une guerre malheureuse, Louis XIV ne crut pas
pouvoir
remplir l'engagement qu'il avait pris avec ses peuples de la
supprimer ;
et cette imposition a eu depuis le même sort que beaucoup
d'autres ; on a mieux aimé conserver un
impôt vicieux et enregistré, que
d'en substituer un plus raisonnable, mais qu'il aurait fallu soumettre
à la critique
de l'enregistrement.
D'ailleurs, un intérêt encore plus puissant
a rendu cette
imposition plus précieuse que toutes les autres aux yeux de quelques
administrateurs ; c'est l'arbitraire qui y règne. Il est tel que
les
excédents de capitation dont la somme est incertaine et variable, sont
entièrement à la disposition des administrateurs ; et c'est cette
somme
qui est réservée depuis longtemps pour les dépenses favorites et
secrètes.
Votre Majesté concevra aisément pourquoi on
a fermé les yeux
sur les inconvénient évidents de la capitation. Peut-être dira-t-on
aujourd'hui
à Votre Majesté que ces excédents de capitation sont nécessaires, parce
que ce sont
les seuls fonds avec lesquels on puisse faire des dépenses utiles pour
les
provinces. Si cela est, il faudrait que Votre Majesté s'informât des
moyens qu'on
employait avant que la capitation fut connue en France.
Au fond, Sire, non seulement la capitation
de vos sujets est
fixée à la volonté d'un seul homme, non seulement les rôles en sont
secrets, mais
ceux qui sont chargés de cette répartition, et qui voudraient ne la pas
faire arbitrairement,
n'ont aucune règle qui puisse les guider.
Autrefois un gentilhomme de chaque
généralité devait être
associé à l'intendant pour faire les rôles de la noblesse ; cette
formalité est tombée en désuétude, et il faut y avoir peu de regret car
ce
gentilhomme n'était point choisi par la province ; il était nommé
par le gouvernement,
et toujours sur la présentation de l'intendant ; ainsi ce n'était
qu'un
témoin oisif de ses opérations.
Il est cependant quelques ordres de citoyens
dont la
capitation n'est point arbitraire. Par exemple, la capitation des
taillables
est devenue un accessoire de la taille.
On permet aussi dans quelques grandes
villes, aux
communautés d'artisans, de répartir cette imposition sur elles-mêmes,
et on a remédié
par ce moyen à l'arbitraire pour la répartition entre les
contribuables. Mais d'après
quelle loi, d'après quelle règle la somme générale doit-elle être
imposée sur chaque
corps d'artisans ? C'est ce que nous ignorons, et ce qui
vraisemblablement
dépend tout-à-fait de la volonté des administrateurs.
Il est aussi d'autres sujets de votre
Majesté dont la
capitation est fixée ; ce sont ceux qui la payent par retenue sur
les
gages de leurs offices. Mais si celle-là n'est pas arbitraire, elle est
injuste. Elle ne le serait pas, si la capitation réelle était un impôt
réel qui
affectât chacun des biens des contribuables. Elle est injuste, puisque
c'est un
impôt personnel qu'on devait proportionner à toutes les facultés de
ceux qui
sont imposés.
Or, il y a souvent une très grande
différence de fortune
entre ceux qui possèdent une charge semblable, cependant ils payent la
même
capitation. Pour celle qui ne se lève ni par retenue des gages, ni par
contribution des corps et communautés, ni comme accessoire de la
taille, c'est
un impôt absolument arbitraire, c'est un asservissement honteux de tous
les citoyens
aux administrateurs.
Si nous voulions faire connaître à Votre
Majesté tous les
abus qui en ont résulté, nous craindrions d'être soupçonnés
d'exagération.
Par exemple, serait-on cru de Votre Majesté,
si on lui
alléguait qu'on a vu des intendants se glorifier d'avoir menacé des
habitants de
leurs généralités de les doubler à la capitation, s'ils ne se prêtaient
à des arrangements
que sans doute ces administrateurs croyaient utiles à la province, mais
auxquels ils n'avaient pas le droit de forcer directement des
citoyens ?
Il nous est impossible, Sire, de vous donner
la preuve de
tous les faits de ce genre, puisqu'un des vices principaux de cette
imposition est
la clandestinité. Il est cependant un abus qui se commet tous les ans,
et qui
est d'un genre si grave, que nous nous croyons obligés d'en avertir
Votre
Majesté, quoique nous ne puissions pas le prouver ; mais il sera
aisé à Votre
Majesté de le vérifier. Daignez, Sire, faire constater s'il est vrai
que dans
beaucoup de villes on impose chaque année tous les officiers de justice
à une
capitation plus forte que celle qu'on peut leur faire payer ; ce
qui les
force à venir demander une grâce à l'intendant, et les met ainsi dans
la dépendance
absolue de ce magistrat.
Et sur qui s'exerce cette tyrannie ?
Sur les juges qui
ont à statuer sur le sort des hommes, par conséquent sur l'ordre des
citoyens
auquel il serait le plus nécessaire de conserver sa liberté et son
indépendance.
Voilà, Sire, à quoi servent les impositions
arbitraires et
clandestines, et jusqu'où peuvent se porter des despotes qui sont sûrs
de
n'être ni surveillés ni critiqués.
En effet, sans diminuer le pouvoir des
intendants, si on les
obligeait seulement à publier les rôles de la capitation, il ne serait
pas possible
qu'ils y laissassent voir une cote sur chaque juge, qui serait diminuée
tous
les ans, excepté dans l'année où ce juge leur aurait déplu.
Nous ne vous disons rien de plus, Sire, sur
la
capitation ; nous sommes seulement obligés de revendiquer notre
juridiction sur cet objet. La capitation est un impôt ; par
conséquent votre
Cour des Aides devrait en connaître, et elle ne peut se dispenser de
réclamer
son droit dans toutes les occasions, parce qu'elle ne doit jamais
renoncer
volontairement à aucune portion de la juridiction qui lui a été donnée
pour le
bien du peuple et pour le maintien de la justice.
Mais ce que nous demandons bien plus
vivement à Votre
Majesté, c'est de révoquer tout-à-fait la capitation, qui est une
source
intarissable d'injustices, ou au moins d'en changer entièrement la
nature ;
et nous rendrons, Sire, aux magistrats municipaux de Paris et aux
intendants
des provinces, la justice de croire qu'ils désirent ardemment d'être
déchargés
de cette répartition fantastique, et aussi désagréable pour des
magistrats qui
aiment la règle, qu'elle est chère à ceux qui veulent en abuser.
Nous serions exposés, Sire, aux reproches
les plus justes de
toute la nation, si nous ne faisions les plus grands efforts pour
obtenir de Votre
Majesté d'en fixer la durée.
S'il est vrai que la prolongation de cette
imposition
pendant la paix fut nécessaire pour payer les dettes de la guerre,
fallait-il
ôter aux peuples l'espérance d'en voir le terme ? Et quelle
nécessité
d'accabler la nation par cette perspective de perpétuité ?
Depuis quarante ans cette imposition a été
renouvelée
presque sans discontinuation ; et Votre Majesté sait combien peu
de
résistance a éprouvé chacun de ces renouvellements. C'était seulement
une
occasion de mettre sous les yeux du roi la malheureuse situation de son
peuple ;
aurait-on dû priver de cette consolation un peuple si réellement
malheureux ?
Mais nous ne craignons pas, Sire, que sous
votre règne, des
représentations faites pour le peuple ne soient qu'une simple
consolation.
Nous supplions Votre Majesté de se rappeler
ce qui vient de
lui être dit de la capitation.
Si, après la guerre de 1701, le terme de
cette imposition
eût été fixé, et qu'on se fût contenté de la prolonger par des
renouvellements successifs,
peut-être se serait-il trouvé un moment favorable où les Cours en
auraient fait
reconnaître les abus ; et au moins les administrateurs ne se
seraient pas
portés à tant d'excès, s'ils avaient eu à craindre qu'à chaque
renouvellement leur
conduite fût critiquée.
C'est ce qui était arrivé, Sire, à
l'occasion du vingtième,
avant qu'il fût rendu perpétuel.
On avait reconnu en 1765 que cet impôt, déjà
si onéreux par
lui même, l'était devenu encore davantage par l'inquisition qu'on
exerçait pour
le lever ; et dans le temps d'un renouvellement, le Parlement de
Paris y
avait remédié par une clause qui ne fut point désapprouvée par le roi,
et qui
fut imitée par toutes les autres Cours. L'objet du Parlement était de
mettre un
terme aux inquisitions, et pour cela on défendit d'augmenter les cotes
de
l'année 1763.
Mais cette clause qui remédiait aux abus,
déplut à ceux qui
voulaient les conserver ; aussi quand l'impôt a été rétabli en
notre
absence, la clause n'a été mise ni dans la loi même, ni dans
l'enregistrement
fait par ceux qui occupaient nos places.
Le peuple n'a pas tardé à ressentir les
cruels effets de cet
impôt rétabli sans la clause de 1763 ; car dans l'instant même
presque
tous les sujets de Votre Majesté ont vu augmenter considérablement
leurs cotes,
sans qu'il leur fût donné aucune raison de cette augmentation
subite ; et
on a annoncé dans tout le royaume de nouvelles recherches, et une
rigueur dont
il n'y avait pas encore eu d'exemples ; comme si les
administrateurs avaient
voulu se venger de la contrainte où ils avaient été depuis 1763
jusqu'en
1771 ; oserons-nous dire, Sire, comme
s'ils avaient voulu faire sentir au peuple tout ce qu'il avait perdu en
perdant
ses anciens magistrats.
Les choses en sont venues au point
qu'aujourd'hui la
perpétuité même de l'impôt est moins accablante pour le peuple que le
despotisme
qu'il entraîne.
Voilà, Sire, l'objet duquel il est
nécessaire que Votre
Majesté daigne s'occuper ; et nous croyons qu’il n'en est aucun
qui soit plus
digne de son attention ; car c'est la nature même des impositions
qu'il
faut examiner : ce sont les principes fondamentaux de cette partie
de
l'administration que nous allons tâcher d'éclaircir.
En effet, si nous ne demandions à Votre
Majesté que de fixer
la durée du vingtième, ce serait uniquement votre amour pour vos
peuples que
nous aurions à invoquer ; mais pour faire connaître la nécessité
de rétablir
la clause de 1763, ou d'y substituer quelque autre disposition
équivalente, il
faut donner à Votre Majesté une notion simple et juste de cet impôt,
qui a été
connu en France au commencement de ce siècle, sous le nom de dixième,
et depuis
sous celui de vingtième, de sou pour livre du dixième, etc.; et pour
rendre
cette définition claire et sensible, il faut remonter au principe, il
faut
déterminer la vraie nature des impôts réels.
On nomme, Sire, impôt réel celui qui se lève
non sur la
personne des contribuables, mais sur leurs biens ; en sorte que c'est
chaque bien,
chaque fonds de terre qui est imposé proportionnellement à son produit.
Toutes les fois qu'on veut établir un tel
impôt, il semble
qu'on doit commencer par déterminer la somme totale que le roi veut
percevoir sur
son peuple, et chercher ensuite la forme de répartition et de
perception la
moins dispendieuse pour le roi, et qui livre le moins le peuple au
pouvoir
arbitraire et aux vexations qui en sont la suite nécessaire.
Ce n'est point là ce qu'on a fait dans
l'imposition du
dixième et des vingtièmes. On, a voulu voulu que chaque particulier
portât au
trésor royal une certaine portion de son revenu ; et pour faire exécuter cette loi, on a établi,
surtout dans les
derniers temps, une régie qui a le double défaut de coûter au roi des
frais
considérables, et de soumettre le peuple au pouvoir arbitraire.
Sur cela nous représentons à Votre Majesté,
premièrement
qu'une imposition réelle dont la somme totale n'est pas fixée est une
injustice
commise envers la nation ; secondement, que ce genre d'imposition
est
vicieux en lui-même parce qu'il entraîne nécessairement, et les frais
et
l'arbitraire.
Nous osons dire à Votre Majesté qu'un tel
impôt est une
injustice commise envers la nation, d'après le grand principe qu'un roi
ne doit
jamais imposer sur ses sujets ni plus ni moins que ce qu'exigent les
besoins de
l'Etat. En effet, si un impôt tel que le dixième ou les vingtièmes
produit
moins qu'il ne faut pour le besoin de l'Etat, il faut chercher d'autres
ressources, et on en trouve qui sont moins onéreuses au peuple qu'un
impôt
direct. Si, au contraire, le dixième ou vingtième produit plus qu'il
n'est nécessaire,
vous ne pouvez pas douter, Sire, que ce surplus ne soit employé à des
dépenses pour
lesquelles il n'aurait pas été juste de mettre un nouvel impôt sur vos
peuples.
Nous avons dit aussi que ce genre
d'imposition entraîne
nécessairement les frais et l'arbitraire. Pour rendre cette vérité
sensible, il
faut faire connaître à Votre Majesté les différentes formes de
répartitions
employées dans les différentes provinces pour
les impositions dont la somme est fixée. Nous en examinerons, le
plus
sommairement qu'il nous sera possible, les avantages et les
inconvénients
réciproques, et il sera aisé de se convaincre que l'imposition du
vingtième
réunit tous les inconvénients ; qu'elle occasionne plus de frais,
plus de
despotisme et plus d'injustices de tous les genres qu'aucune espèce de
répartition, et que la clause de 1763 était un remède nécessaire à
apporter à
des abus qui ne pouvaient plus être supportés.
Il est des pays où, quand la somme des
impositions est
déterminée, on en laisse faire chaque année la répartition par les
contribuables
eux-mêmes. Il en est d'autres où l'on fait un cadastre, c'est-à-dire,
une
évaluation fixe de tous les biens des contribuables, d'après laquelle
les
sommes imposées chaque année se trouvent réparties par une simple
opération d'arithmétique,
et sans que personne s'en mêle. Il y a des raisons de préférence pour
et contre
ces deux systèmes de répartition.
On peut dire, en faveur de la répartition
annuelle par les
contribuables qu'elle n'entraîne aucuns frais et ne soumet point le
peuple au
despotisme des préposés envoyés par le gouvernement.
Ou peut dire aussi que les contribuables
sont les seuls qui
puissent faire la répartition avec justice, parce qu'il n'est point de
cultivateur qui ne connaisse très-bien la valeur de la terre de son
voisin, et
qu'il est impossible qu'un étranger acquière jamais cette
connaissance ; aussi
soutient-on que tous les cadastres sont injustes, qu'on en convient
dans les
provinces cadastrées, et que cette injustice provient, ou de ce que le
cadastre
a été fait originairement par des gens incapables de le bien faire
parce qu'ils
étaient étrangers à la paroisse, ou de ce que depuis que le cadastre
est fait,
il est survenu des variations dans la valeur des biens, ce qui peut
arriver et
arrive très-souvent par mille causes différentes.
Les partisans du cadastre disent que dans
les provinces
cadastrées il n'y a non plus ni frais de répartition ni arbitraire. Il
est vrai
que dans le temps de la confection du cadastre il y a des frais
énormes, et une
autorité despotique dans la personne des commissaires au cadastre qui
ont à
statuer sur le sort de tous les particuliers ; mais ce temps
malheureux une
fois passé, la tranquillité du peuple est assurée pour toujours. En
effet, dans
les pays de cadastres, non seulement il n'y a ni frais ni arbitraire,
mais il
n'y a point non plus de procès ; au lieu que la répartition
annuelle entre
les contribuables est une source intarissable de divisions, de haines
et de
contestations.
Quant à l'objection que les contribuables
ont plus de
connaissances de leurs facultés réciproques que ne peut en avoir un
commissaire
étranger, on répond qu'ils ont aussi des intérêts personnels et des
passions
qui les empêchent d'opérer avec justice. Or on prétend avoir remédié à
tout à
la fois en faisant faire le cadastre par un commissaire. Cet homme,
étranger à
la paroisse, ne doit avoir d'autre intérêt que celui de la
justice ; et si
les connaissances du local lui manquent, il y supplée en écoutant
contradictoirement les contribuables, dont l'universalité a toujours
intérêt à contredire
chaque déclaration particulière.
On dit aussi, en faveur du cadastre et
contre la répartition
annuelle par les contribuables, que cette connaissance de leurs
facultés
réciproques qu'ont les contribuables ne peut servir que pour la
répartition
entre les habitants d'une même communauté ; mais il y a aussi des
répartitions à faire entre les communautés de chaque province, et entre
toutes
les provinces du royaume, et on soutient que celles-là ne peuvent être
faites
avec justice que par un cadastre, et par des commissaires envoyés par
le
gouvernement.
Il est bon de faire observer à Votre Majesté
que cette
dernière objection contre la répartition par les contribuables, n'a
lieu que
parce qu'on ne veut pas que les communautés et les provinces aient des
représentants ; car si elles en avaient, rien n'empêcherait que
toutes les
communautés ne s'assemblassent par ces représentants, et ne
répartissent
elles-mêmes sur elles-mêmes la somme imposée sur la province, comme les
habitants
d'une communauté peuvent répartir eux mêmes et sur eux-mêmes la somme
imposée
sur la communauté. Peut être réunirait-on tous les avantages en faisant
faire un
cadastre par les contribuables eux-mêmes, et non par des
commissaires ;
dès qu'il serait fait, il n'y aurait plus jamais ni frais, ni
arbitraire, ni
procès ; et comme il aurait été fait par ceux qui connaissent par
eux-mêmes la valeur des biens, et entre qui l'intérêt commun est que
chacun
soit imposé avec justice, il y a lieu de croire que cette répartition
serait plus
juste que toute autre.
Ce genre de cadastre aurait encore un
avantage ; c'est
que quand il y surviendrait une variation dans la valeur des biens, qui
rendrait nécessaire une réformation de cadastre, la communauté
elle-même
verrait cette nécessité et pourrait procéder à cette réformation, sans
attendre
qu'elle fût ordonnée par le gouvernement.
Enfin, en faisant faire ainsi le cadastre,
on y gagne tous
les frais de la confection qui sont énormes, et qui le plus souvent
empêchent
d'employer cette forme de répartition. En effet ces frais sont
premièrement
ceux du séjour d'un commissaire étranger successivement dans tous les
villages
d'une province, et ceux-là n'auraient pas lieu ; secondement, ceux
de l'arpentage,
et nous croyons aussi qu'on pourrait s'en passer car nous concevons que
l'arpentage est nécessaire à un commissaire étranger qui, ne
connaissant pas
par lui même la valeur des terres, ne peut que s'informer en général de
celles
qui sont bonnes, mauvaises ou médiocres, et imposer chaque fonds à
raison du
nombre d'arpents qu'il contient, et qu'il croit être de bonne, mauvaise
ou
médiocre qualité ; mais les gens du pays qui ont la Science
directe de la
valeur de chaque pièce de terre, n'ont pas besoin de ce travail, et
peuvent
faire leur cadastre sans arpentage préalable.
Disons plus, le cadastre se fera de lui-même
sans que le
gouvernement l'ordonne, pourvu que l'impôt réparti sur les
contribuables soit
un impôt réel, un impôt dont chaque cote s'applique à chaque pièce de
terre, et
que chacune de ces pièces de terre soit exactement désignée. En effet,
quand il
y aura eu une fois un rôle bien fait dans une paroisse, tous les fonds
s'y
trouveront évalués. On saura que le rôle de cette année était bien
fait, parce qu'une
communauté d'habitants est un publie, et qu'aucun
public ne se refuse à une vérité évidente. Ce rôle reconnu pour bon
sera
donc le cadastre.
Si jusqu'à présent l'impôt de la taille qui
se répartit par
les contribuables n'a pas produit de
cadastre entre les taillables, malgré les rôles qui se font tous les
ans, c'est
que la taille n'est point un impôt réel, que les cotes ne s'appliquent
point à
chaque bien, qu'on impose chaque contribuable pour la totalité des
biens qu'il
possède, ce qui change d'une année à l'autre ; qu'on fait aussi
entrer
dans le motif de la cote le commerce et l'industrie ; qu'il y a
des privilèges
personnels, en sorte que le bien pour lequel on a imposé une année le
roturier taillable
est possédé une autre année par un exempt ; ainsi les rôles d'une
année sont
inutiles pour les années suivantes.
Voilà, Sire, à peu près ce qu'il y a à dire
sur les deux
formes usitées pour la répartition d'une imposition dont la somme est
fixée. Il
peut y avoir sur cela différentes opinions, entre lesquelles nous ne
prendrons
aucun parti car nous ne voulons présenter à Votre Majesté sur cet
objet, que
des vérités incontestables.
Or, la vérité incontestable est que l'impôt
du dixième ou
des vingtièmes, l'impôt où l'on n'a point
une somme à répartir,
mais où l'on exige de tous les particuliers une certaine portion du
produit de
leurs biens, a par sa nature plus d'inconvénients, entraîne plus de
frais,
occasionne plus d'injustices qu'aucune des différentes répartitions
dont nous venons
de donner le tableau.
Voilà ce qu'il
faut démontrer à
Votre Majesté; et nous lui ferons connaître ensuite qu'à ces vices
dérivant de
la nature de l'imposition, on a ajouté en France une clandestinité
inutile.
Nous avons observé que dans les répartitions
entre les
contribuables il n'y a point de frais et point d'arbitraire, mais qu'il
y a des
procès continuels ; et que dans le cadastre il n'y a ni frais, ni
arbitraire, ni procès, lorsque le cadastre est fait ; mais que la
confection exige de grands frais, et que l'autorité arbitraire y
préside, à
moins qu'on ne fasse faire le cadastre par les contribuables eux-mêmes.
Dans l'impôt du vingtième, si on veut le
percevoir avec exactitude,
on a tous les ans et continuellement les mêmes frais de régie qui sont
nécessaires une fois pour la confection d'un cadastre : il faut
aussi que
le peuple soit soumis à perpétuité à ce pouvoir arbitraire auquel il
est soumis
pour un temps pendant la confection du cadastre. Enfin, il y a
continuellement des
procès, comme dans les pays où la répartition se fait tous les ans par
les
contribuables et n'a pas encore produit une évaluation certaine.
Tous ces inconvénients de l'imposition du
vingtième ont une
cause commune ; c'est que dans le système
de cet impôt le roi a en son nom un procès continuel avec chaque
particulier de
son royaume, et que ce procès dépend de l'évaluation de chaque pièce de
terre.
Il faudrait donc, pour que l'impôt fût bien
perçu, qu'il y
eût dans chaque lieu un homme du roi chargé de stipuler ses intérêts.
Il
faudrait donc couvrir la France entière d'une armée de commis ; et
si
jusqu'à présent le nombre de ces commis n'est pas si considérable c'est
que
l'impôt n'est pas encore perçu avec toute la rigueur dont il est
susceptible,
et à laquelle il est certain qu'on le portera un jour, si Votre Majesté
n'y met
un frein en corrigeant la loi. Aussi il est certain que cette rigueur
et les frais
qu'elle entraîne, ont continuellement augmenté depuis que cet impôt
existe
excepté pendant le temps qu'a duré la clause de 1763. Outre ces frais
perpétuels, nous disons qu'il y a aussi un arbitraire perpétuel ;
car il
n'est pas possible que le pouvoir de ces préposés ne soit pas
arbitraire. Ils
ont, dit-on, l'intendant pour juge ; mais est-il possible que
l'intendant
prononce en connaissance de cause sur autant de procès qu'il y a de
fonds de
biens dans sa généralité ? Et comment tous ces procès
pourraient-ils être
instruits ?
Il faut donc
absolument qu'il s'en
rapporte au préposé. Ce préposé est donc le vrai juge des peuples.
Or,
peut-on douter, Sire, que le gouvernement ne donne à chacun de ces
préposés une
gratification lorsqu'il a fait augmenter la totalité des cotes du
vingtième
dans son département ? En effet, sans cet encouragement, quel
serait
l'homme qui irait s'exposer gratuitement à la haine de tout un
pays ? Cependant,
il s'ensuit que non-seulement un pouvoir arbitraire préside à cette
imposition,
mais que celui à qui ce pouvoir est confié a intérêt de vexer le
peuple ;
et néanmoins il faut avouer que cet encouragement à la vexation n'est
pas
encore suffisant pour l'intérêt de la finance ; car il y a
toujours des
contribuables qui savent donner au préposé des motifs encore plus
puissants
pour les ménager.
Et daignez, Sire, considérer à cette
occasion, que tel est
le double inconvénient des impositions arbitraires : on y vexe le
faible, sous
prétexte de l'intérêt du roi ; et on y favorise le puissant ou
l'intrigant, contre l'intérêt du roi.
Enfin, nous disons aussi que le vingtième
doit être, comme
la taille, une source intarissable de procès.
Il est évident que cela doit arriver jusqu'à
ce que le
procès général du roi avec tous les particuliers de son royaume soit
irrévocablement terminé, c'est à-dire, qu'on ait fait un cadastre par
le moyen
des rôles du vingtième. Or nous croyons, Sire, qu'il ne se fera jamais
par
cette voie, ou que ce ne sera que très lentement et très
imparfaitement :
en voici la raison, que Votre Majesté trouvera sensible.
Il est reconnu qu'il n'y a que les habitants
d'un pays qui
connaissent réciproquement la valeur de leurs biens ; le cadastre
ne peut donc
être bien fait que quand il l'est par eux, ou au moins avec eux.
Aussi avons-nous indiqué comme la meilleure
méthode pour
faire faire un cadastre, celle d'en charger les communautés
elles-mêmes.
Cependant, nous avons aussi observé que
quand on envoie un
commissaire au cadastre, ce commissaire peut s'aider des lumières des
habitants,
parce que l'intérêt général du pays est que l'opération soit bien
faite, et que
la déclaration de chaque particulier ait pour contradicteur la
communauté
entière.
Mais un préposé au vingtième ne peut s'aider
des lumières de
personne, parce que personne n'a intérêt à l'éclairer, et qu'au
contraire
l'intérêt général est de tromper cet homme, qui est l'ennemi commun de
tout le pays.
Nous avons aussi annoncé à Votre Majesté
qu'à ces inconvénients
qui dérivent de la nature de l'imposition d'un dixième ou d'un
vingtième, on a joint
sans nécessité ceux de la clandestinité : on y
trouve même les deux genres de clandestinité que nous avons définis,
celle des
opérations, et celle des personnes.
Clandestinité
d'Opérations.
Nous avons déjà exposé à Votre Majesté avec
quelle ténacité
le ministère a empêché que les rôles du vingtième ne fussent déposés,
ce qui
était avouer qu'on voulait qu'il y eût impunité toutes les fois qu'il
aurait
été accordé des faveurs ou exercé des déprédations.
Clandestinité
de
Personnes.
Il faut qu'à cet égard, Votre Majesté sache
ce qui s'était
introduit pendant le dernier ministère. Autrefois, celui qui se croyait
trop
imposé, s'adressait à l'intendant de la province ; on savait bien
que
l'intendant s'en rapporterait au préposé ; mais au moins
l'intendant, le
préposé, le contribuable, habitaient dans la même province où le bien
était situé ;
ainsi, on pouvait s'entendre contradictoirement, et il n'était pas
impossible
de vérifier des faits allégués de part et d'autre.
Sous le dernier
ministère, il a
semblé que les ministres eux-mêmes fussent jaloux de cette autorité des
intendants
des provinces ; et il y a eu un instant où ceux qui s'adressaient
à l'intendance,
recevaient pour réponse qu'actuellement c'était au conseil du roi qu'il
fallait
s'adresser directement ; comme s'il était possible que le
conseil
résidant auprès de la personne du roi statuât sur la valeur d'un arpent
de
vigne ou de pré, situé à l'extrémité du royaume.
Quel serait donc le recours du particulier
qui serait vexé
par la cupidité ou l'animosité d'un préposé ? On verrait
évidemment que l'injustice
qu'on éprouve ne peut être que le fait du directeur du vingtième ;
et
cependant ce directeur répondrait froidement que cela ne le regarde
pas ;
que les rôles ont été faits au bureau général, et que ceux qui se
croient trop
imposés, n'ont qu'à faire le voyage de Paris pour se plaindre.
Cet abus, Sire, n'est pas ancien ;
c'est sous le
dernier ministère qu'il a été introduit : nous croyons qu'il ne
subsiste
plus sous le ministère actuel, et nous espérons qu'on ne le verra plus
reparaître sous votre règne. Cependant, il était nécessaire de faire
savoir à Votre
Majesté qu'il a existé ; et que l'esprit de despotisme et de
clandestinité
a pu se porter jusqu'à cet excès.
Il nous reste actuellement à expliquer à
Votre Majesté :
1°. Comment il est possible que ceux qui ont
voulu, dans
l'origine, établir en France un impôt réel, aient choisi la forme du
dixième ou
du vingtième, malgré les inconvénients que nous venons d'exposer.
2°. Pourquoi on n'a pas changé la nature de
cet impôt, quand
l'expérience en a fait reconnaître les abus.
3°. Quel a dû être l'effet de la clause de
1763, pendant
qu'elle a eu lieu.
Nous ne devons pas, Sire , calomnier la
mémoire des
ministres qui, en l'année 1710, imaginèrent et firent établir le
dixième. On était
alors dans une situation forcée et
la régie fut si douce dans ces commencements que les inconvénients ne
se firent
pas sentir.
Le dixième fut imposé dans un temps où les
calamités d'une
guerre malheureuse étaient réunies à celles de la famine. Il n'était
pas question
de fixer alors la somme qu'on voulait lever sur le peuple : on
levait ce
qu'on pouvait ; et s'il eût été possible de lever des sommes bien
plus considérables
que ce que produisait le dixième, on les aurait employées utilement aux
besoins
de l'Etat, qui étaient réels et excessifs.
Mais le grand
objet qu'on se
proposait pour lors, était de faire payer le dixième par ceux qui
n'étaient pas
déjà épuisés par la taille, c'est-à-dire par
la noblesse et les privilégiés.
Or la plupart avaient affermé leurs biens, et les baux étaient sincères
parce
que jusqu'alors on n'avait eu aucun intérêt à en faire de simulés. Il
ne fut
donc fait aucune inquisition des facultés de chaque particulier ;
on ne monta
point de régie dispendieuse ; chacun donna sa déclaration ;
l'intendant en fut juge et il pouvait suffire, parce que toutes les
déclarations appuyées sur des baux n'étaient pas suspectes, et que pour
les
autres on ne fit aucunes, ou presque aucunes, recherches.
Quand la même imposition fut établie en
1733, au
commencement d'une guerre offensive, après vingt ans de paix ; et
quand
après une interruption de peu d'années, elle fut renouvelée en 1741, au
commencement d'une autre guerre, et surtout quand le dixième ou le
vingtième
fut continué pendant la paix pour gagner les dettes de la guerre, il
aurait
fallu commencer par fixer la somme que le roi voulait percevoir, celle
qui
était nécessaire pour les besoins de l'Etat.
Ce n'est point ce qui fut fait. Les
ministres voulurent
tirer de l'imposition tout le parti possible ; et d'autre part,
les
particuliers, qui se voyaient imposés d'après leurs baux, employèrent
aussi
toutes les ruses possibles pour se soustraire à l'imposition par des
baux simulés,
des pots de vin, etc. Et ce fut alors que le gouvernement établit une
inquisition aussi impraticable qu'odieuse, aussi onéreuse à Votre
Majesté pour
les frais, que préjudiciable au peuple par les vexations.
C'est alors qu'il aurait fallu reprendre les
vrais principes
des impôts réels, changer entièrement la nature de l'imposition du
vingtième, et
y substituer un autre impôt réel qui n'entraînât ni les frais
perpétuels de régie,
ni un perpétuel despotisme ; mais alors il
existait un autre intérêt que celui de la finance, celui des
administrateurs.
En effet, d'après le tableau que nous venons
de tracer, il
est évident que les administrateurs ont dans cette partie un pouvoir
qu'on ne
voit nulle part : car nous pensons, Sire, que dans les pays même
où le
peuple est soumis au despotisme le plus décidé, et où la volonté du
ministre
peut faire le sort de toute une province, on n'a pas réservé à ce
ministre le
pouvoir de statuer lui-même sur le sort de chaque particulier de
l'Etat.
C'est cependant ce que nous voyons en
France. Il n'est aucun propriétaire de biens
dans le royaume qui
n'ait à solliciter les faveurs de l'administrateur du vingtième, ou à
craindre
les effets de son ressentiment. Or, il n'est pas dans l'humanité
que
celui qui est revêtu d'un pouvoir si exorbitant s'en démette
volontairement ; et si cela arrive quelque jour, il faudra que
celui qui
fera ce sacrifice soit doué d'une vertu peu commune.
Voilà, Sire, pourquoi l'impôt du vingtième
subsiste tel
qu'il est ; voilà pourquoi il a toujours été protégé ; voilà
pourquoi
on a voulu en faire la base de toutes les autres impositions, malgré
les abus évidents
que l'expérience aurait dû faire connaître.
C'était donc la réclamation générale qui
devait obliger à
réformer une imposition si vicieuse, et c'est ce qui est arrivé en 1763.
Cependant, Sire, il faut avouer que le
cri public ne fut pas encore aussi prompt ni aussi énergique qu'il
aurait dû
l'être ; parce que la politique du despotisme est toujours d'avoir
de
grands ménagements pour ceux qui peuvent se faire entendre. La
réclamation
fut donc lente, parce que ce n'étaient pas les gens puissants qui
avaient le
plus à se plaindre de la régie du vingtième ; et ceci mérite,
Sire, que
Votre Majesté fasse de profondes réflexions.
Ce ne fut donc qu'en 1763 que le
Parlement enregistra une prorogation du vingtième, à
la charge que les premiers et seconds
vingtièmes, tant qu'ils auront lieu, seront perçus sur les rôles
actuels, dont
les cotes ne pourront être augmentées, à peine contre les contrevenants
d'être
poursuivis extraordinairement.
Nous ne devons point dissimuler à Votre
Majesté que cette
fameuse clause de 1763 changeait entièrement la nature de l'imposition,
et la
convertissait en un cadastre ; et c'est pour cela qu'elle
remédiait à tous
les abus, et qu'elle remplissait toutes les conditions que nous avons
annoncées
comme nécessaires pour l'établissement d'un impôt réel.
1°. La somme imposée sur le peuple par le
roi était fixée.
2°. Il n'y avait plus de despotisme des
préposés à craindre.
3°. Les préposés étant devenus inutiles, le
gouvernement
devait s'épargner tous les frais de régie.
Cette clause ne pouvait donc être critiquée
qu'en disant que
les rôles de 1763 n'étaient pas assez bien faits pour en faire un
cadastre, mais
c'était avouer que le travail fait depuis bien des années avec tant de
dépenses
avait été inutile pour l'objet qu'on s'était proposé ; car les
administrateurs n'avaient cessé d'annoncer que, par leurs recherches
sur le vingtième,
ils auraient bientôt une évaluation de tous les biens du royaume qui
rendrait à
l'avenir les répartitions simples et justes et préviendrait tous les
procès. On
aurait donc conclu que la méthode employée était mauvaise, et qu'il
fallait
recourir à une autre forme d'imposition.
C'est à quoi les administrateurs ne
voulaient pas consentir.
En conséquence ils se contentèrent de murmurer en secret contre la
clause de
1763. Ils prétendaient qu'elle était injuste, parce qu'elle laissait
subsister
des impositions injustes ; qu'on ne pourrait plus décharger ceux
qui
étaient trop imposés, puisqu'on ne pouvait plus augmenter ceux qui ne
l'étaient
pas assez. Mais, tant que l'ancienne magistrature a existé, on s'est
bien gardé
de proposer au feu roi de remédier à ces inconvénients par une loi
contraire à
la clause, parce qu'il était aisé de prévoir que l'examen de cette loi
produirait une explication qui pourrait faire découvrir les vices d'une
imposition qu'on voulait conserver.
On prit donc le parti d'attendre des moments
favorables ;
et cependant on conserva depuis 1763 jusqu'en 1771, aux frais du roi,
tous les
bureaux et tous les commis que la clause semblait avoir rendu inutiles.
On ne fit point non plus le dépôt des rôles
qui cependant,
par cette clause, devenait plus nécessaire que jamais : car
puisque les
rôles devenaient le cadastre de tout le royaume, il fallait les rendre
publics.
Le moment désiré arriva ; ce fut celui de l'anéantissement de la
magistrature. Un vingtième fut rendu perpétuel sans la clause de 1763,
ni
aucune autre clause équivalente, ce qui a fait revivre tous les abus à
la fois,
et ce qui a donné lieu à la nouvelle inquisition sous laquelle le
peuple gémit
depuis quatre ans.
Nous nous plaignons, Sire, premièrement de
la perpétuité de
l'impôt, secondement de l'abolition de la clause de 1763, et nous
supplions
Votre Majesté, ou de la rétablir, ou d'y suppléer par une loi qui ait
les mêmes
effets, qui fixe la somme totale de ce qui sera payé par le peuple, qui
dispense Votre Majesté des frais de régie, et qui ne laisse pas le
royaume
entier soumis au despotisme des administrateurs et des préposés du
vingtième.
Le logement des gens de guerre est encore
une autre espèce
de service exigé du peuple, et dont la Cour des Aides n'a point de
connaissance
juridique.
Nous protestons à Votre Majesté que nous
sommes bien
éloignés de chercher à étendre notre juridiction dans ce moment où nous
ne devons
être occupés que des intérêts des peuples ; mais ce n'est empiéter
sur les
droits d'aucune puissance, que d'avertir Votre Majesté en qui résident
tous les
genres de puissance de ce qui s'est passé à cet égard.
Et dans ce jour, Sire, où nous présentons à
Votre Majesté le
tableau des impositions, nous ne pouvons vous laisser ignorer que, sous
vos
yeux et dans votre capitale, il se lève une taxe sur beaucoup de
maisons, sous
le nom de logement de gens de guerre, qui est un véritable impôt réel
établi
sur vos sujets sans aucune loi, et sans qu'on connaisse les règles
d'après
lesquelles s'en fait l'assiette.
Nous savons que le produit de cette
imposition est destiné
au logement des troupes, qui est un service militaire ; mais ce
n'est pas
une raison suffisante pour que l'autorité militaire préside à la
répartition.
Quand la taille fut créée sous Charles VII, elle fut destinée destinée
à la
solde des troupes ; on n'imagina cependant pas de l'établir sans
aucune
loi expresse, ni la faire répartir, juger et lever par les gens de
guerre.
Nous ignorons si, sous le même prétexte, on
a établi de
semblables taxes dans les provinces, et nous n'avons pas cherché à nous
en
informer ; nous espérons que ce sera Votre Majesté elle-même qui
se fera
rendre compte de tout ce qui concerne cette singulière
imposition ; et
quant à la ville de Paris, nous la supplions de faire vérifier :
1°. par
quelle loi l'impôt qu'on y lève a été établi originairement ; 2°.
suivant
quelle loi il s'augmente tous les jours ; 3°. par qui et suivant
quelle
règle se fait la taxe de chaque maison ; 4°. à qui peut s'adresser le
propriétaire qui se plaint de sa taxe. Quand Votre Majesté sera
déterminée sur
cet objet, nous ne doutons pas qu'elle ne fasse connaître ses
intentions par
une loi publique ; car le public a droit de demander à connaître
les lois
auxquelles on veut le soumettre.
............................................................................................................................................
Auger : Il y a encore ici une lacune dans le manuscrit sur lequel on a imprimé : il paraît qu'il était question des vexations de plusieurs Ministres et Préposés des Finances.
Nous protestons à Votre Majesté qu'en
rapportant ces faits
particuliers, notre intention n'est point d'armer sa sévérité contre
les coupables ;
mais il faut bien faire connaître quelle a été la conduite des
dépositaires du pouvoir
arbitraire pendant qu'ils se sont affranchis de la censure de la
justice réglée ;
et nous regardons, Sire, ce moment où le despotisme se croyant assuré
de
l'impunité, s'est montré à découvert, comme un moment précieux à saisir
pour
démontrer au roi, ami de la justice, les excès dont nous sommes
menacés.
En effet, Sire, quand nous remontons à la
source des abus,
et que nous proposons à Votre Majesté des remèdes inutiles depuis
longtemps,
comme celui de faire porter les impositions de tous les genres au
département qui
se fait dans chaque province, ou d'admettre à ce même département des
représentants
du peuple oubliés depuis plusieurs siècles, nous prévoyons bien qu'on
dira à
Votre Majesté que ce sont des nouveautés que nous voulons introduire
dans
l'administration.
Il faut donc que Votre Majesté voie
clairement que si nous
lui proposons ce qu'on appelle des nouveautés, et ce qui cependant
n'est que le
rétablissement des anciennes, c'est parce que les progrès et les
véritables
innovations que fait tous les jours le despotisme rendent le
rétablissement des
vrais principes absolument nécessaire. Il ne faut point vous le
dissimuler,
Sire, puisque vous voulez faire le bonheur perpétuel de cette nation,
qui dans
l'instant de votre avènement s'est jetée dans vos bras avec une
confiance si
touchante, ce n'est point à la réformation
dès abus
particuliers que vous devez borner vos soins, c'est le système de
l'administration qu'il faut attaquer.
On sait que Votre Majesté aime la justice,
on sait que vos
ministres actuels veulent la faire fleurir ; mais tant que le bien
que vous
ferez au peuple ne sera fondé que sur votre justice, personnelle ou sur
celle
de vos ministres, ce ne sera qu'un bien passager, et la génération
future verra
le despotisme se venger sur le peuple de la contrainte qu'il aura
éprouvée sous
votre règne. Il faut donc que le temps de ce
règne soit
employé à donner au peuple des préservatifs contre le despotisme, et
surtout
contre la clandestinité.
Ce n'est point des faits particuliers que
nous avons dû nous
plaindre, ou au moins nous n'avons dû les employer que comme preuves du
système
général, et nous devons invoquer cet amour de la justice dont Votre
Majesté est
pénétrée, pour obtenir des lois qui fassent le bonheur perpétuel de
votre royaume,
des lois telles que cette justice qui est dans votre cœur survive à
Votre Majesté
elle même, et se fasse sentir à nos derniers neveux.
Voilà, Sire, les vues générales qu'ont dû
vous présenter des
magistrats qui, comme les autres citoyens, ont été témoins du malheur
du
peuple, et qui, ayant consacré leur vie aux jugements des procès
occasionnés
par les impôts, ont vu de plus près quelques unes des causes de ce
malheur.
Nous vous présentons ces réflexions avec
confiance, parce
que nous savons que le sentiment qui nous les a dictées les fera agréer
de
Votre Majesté. Mais nous reconnaissons qu'en agitant un si grand nombre
de
questions, nous avons pu tomber dans quelques erreurs ; et comment
aurions
nous pu les éviter, puisque depuis si longtemps les administrateurs ne
cherchent qu'à se couvrir d'un voile impénétrable, et que le vice
principal de
leurs opérations est cette clandestinité qui
ne permet
de rien éclaircir et de rien constater ? Mais nous aurions mal
rempli
notre ministère, si la crainte de nous tromper sur quelques détails
nous avait
empêchés de mettre sous vos yeux une masse de vérités utiles et
incontestables ;
et vous même, Sire, nous oserons le dire à Votre Majesté, vous
tomberiez dans
des pièges que vous tendent les ennemis de votre peuple, si la
découverte de
ces légères erreurs vous rendait suspectes les vérités qu'il était si
important
de vous faire connaître.
Nous n'aurions pas non plus la témérité de
croire que
d'autres que nous ne puissent pas vous fournir d'autres lumières ;
et nous
n'imiterons point, Sire, la présomption coupable de ces administrateurs
qui,
depuis plus d'un siècle, ont cherché à écarter du trône tous ceux qui
pouvaient
éclairer le roi, comme si la vérité ne devait parvenir au souverain que
par
leur organe.
Nous pensons, Sire, comme toute la nation,
sur les ministres
que Votre Majesté a appelés auprès d'elle ; mais il est encore
bien des
vérités qui ne vous parviendront ni par les ministres, ni par les
magistrats.
La preuve la plus réelle que nous puissions
donner à Votre
Majesté de la sincérité de notre zèle, est de lui faire connaître dans quel cas et jusqu'à quel point elle doit être
en garde
contre les ministres et les autres administrateurs, et comment elle
peut être
garantie de la séduction par d'autres moyens que par les magistrats qui
depuis
longtemps jouissent seuls dans le royaume du droit de représentation,
et sont
quelquefois insuffisants pour remplir dans toute son étendue cet
important ministère.
La confiance que nous inspire
l'administration actuelle, ne doit
point nous fermer la bouche. Nous croyons au contraire devoir saisir le
moment
où Votre Majesté est entourée des hommes les plus instruits et les plus
irréprochables ; et nous espérons qu'ils se réuniront à nous, et
qu'ils
désireront autant que nous-mêmes, que Votre Majesté se fasse éclairer
sur
l'usage du pouvoir qui leur est confié, et dont ils ne veulent point
abuser.
Il est certain qu'à beaucoup d'égards, et
peut-être sur le
plus grand nombre des objets, les ministres d'un roi méritent sa
confiance plus
que personne ; car on peut dire, en général, que tout ce qui
intéresse la
gloire de son règne intéresse aussi celle de leur ministère. Ainsi, le
souverain ne peut pas douter que ses ministres ne prennent le plus
sincère
intérêt au succès de ses armes, au maintien de son autorité dans
l'intérieur de
son royaume, à sa considération chez les puissances étrangères.
Mais sur d'autres
objets l'intérêt
du ministre n'est pas toujours celui du roi. Par exemple, quand il est
question
d'asservir les peuples à tous les suppôts de l'administration, sous
prétexte de
maintenir l'autorité royale, ou d'étendre cette administration jusque
aux les
plus petits objets, il y a une grande différence entre ces deux intérêts :
car il n'est pas étonnant qu'un sujet devenu ministre soit flatté des
plus
petits détails de la puissance, qu'il ait partout des amis à protéger
et des ennemis
à persécuter ; que son orgueil se repaisse de la multiplicité des
hommages
qu'entraîne la multiplicité des pouvoirs ; mais un roi est trop
grand,
trop puissant, trop supérieur à ses sujets, pour être mu par ces
petites passions ;
et il ne peut voir son autorité intéressée que dans des objets dignes
de lui.
Il est un troisième genre d'affaires dans
lequel les
ministres non-seulement n'ont pas le même intérêt que le roi, mais en
ont un
absolument contraire. De ce nombre, sont
toutes celles
où il est question d'introduire l'administration clandestine ; car
l'intérêt du roi est toujours d'éclairer la conduite de ses ministres,
et celui
des ministres est quelquefois de n'être pas éclairés.
Il est enfin un
grand nombre
d'objets sur lesquels, l'intérêt du roi étant contraire à celui des
ministres,
le peuple a le même intérêt que le roi ; mais tous les grands de
l'Etat, tous les
gens considérés, tous ceux qui approchent du roi, ou qui sont à portée
de se
faire entendre de lui, ont les mêmes intérêts que les ministres ;
et voilà, Sire, ce qui mérite le plus votre attention, ce qui doit même
être l'objet
de vos profondes réflexions ; car il n'est que trop vrai que l'intérêt des ministres réuni à celui de tous les
gens puissants,
l'emporte presque toujours sur celui du roi réuni à celui du peuple.
C'est ce que nous avons déjà fait voir au
sujet du vingtième
et de la capitation. Ces deux impositions, où les ministres et leurs
subordonnés
se sont réservé le droit de taxer vos sujets ou de modérer leurs taxes
arbitrairement et à volonté, donnent lieu à un despotisme odieux à la
France,
et honteux pour une nation libre ; despotisme contraire aux vrais
intérêts
de Votre Majesté, même à l'intérêt fiscal, que les despotes sacrifient
toujours
aux considérations qui leur sont personnelles ; mais despotisme
très-utile
à tous les gens considérables, parce que ce sont toujours eux qui sont
traités
favorablement par les intendants, par les autres despotes de cette
partie.
Tel est aussi l'excès
des dépenses. On se propose, sans cesse d'y mettre un frein, et
tout le
monde applaudit dans la spéculation à ces projets de réformation ;
mais
dans l'exécution, tous les ministres, tous les ordonnateurs des
dépenses s'y
refusent, et ils sont appuyés par toutes les puissances de la cour, et
même de
la capitale, parce que ce sont toujours des gens puissants qui ont part
aux faveurs
des ministres.
Tel est encore l'abus
des lettres de cachet accordées sur la demande des particuliers, et
que chaque
personne puissante dans le royaume se croit en droit d'obtenir. Et
nous-mêmes magistrats,
qui nous regardons comme les représentants du peuple, mais qui sommes
aussi du
nombre de ces gens considérés qui ont accès chez les ministres,
n'avons-nous pas
à nous reprocher de n'avoir jamais réclamé avec assez d'énergie contre
les abus
de ce genre ?
Mais sur tous ces
objets, Sire, il
existe nécessairement deux partis dans un royaume ; d'un côté ,
tous ceux
qui approchent du souverain ; de l'autre, tout le reste de la
nation.
Il faut donc qu'un roi qui veut être juste puise ses sentiments dans
son propre
cœur, et ses lumières dans celles de la nation entière.
Mais
comment établir une relation entre le roi et la nation,
qui ne soit pas interceptée par tous ceux dont un roi est entouré ?
Mais nous savons aussi que depuis plus d'un
siècle la
jalousie des ministres, et peut-être celle des courtisans, s'est
toujours
opposée à ces assemblées nationales ; et si la France est assez
heureuse
pour que Votre Majesté se détermine un jour, nous prévoyons qu'on fera
naître
encore des difficultés de formes.
Ces difficultés seront aisément surmontées
quand Votre
Majesté le voudra ; elles ne sont pas de nature à faire un
obstacle réel à
ce qui vous est demandé par les vœux ardents de ce peuple que vous
aimez. Il
est cependant possible qu'elles retardent encore pendant quelque temps
le
rétablissement de ces états tant désirés ; et, en attendant,
n'existera-t-il aucune autre voie par laquelle les vœux du peuple
puissent
parvenir à un roi qui veut les entendre ?
Dans ce moment, Sire, nous ne vous parlons
point une langue
qui vous soit étrangère. Toute l'Europe a su que le premier sentiment
de Votre
Majesté, lors de son avènement à la couronne, a été de faciliter à tous
ses
sujets les approches de son trône, et qu'elle s'est fait une règle de
recevoir
tous les mémoires qui lui sont présentés ; mais la
clandestinité de l'administration s'oppose sans cesse à ce désir mutuel
que le
roi et la nation auraient à s'entendre, et rend inutile ce
premier sentiment
d'un jeune roi, si précieux pour le peuple qu'il doit gouverner.
Vous recevez, Sire, les requêtes de tous vos
sujets ;
mais les grands abus ne peuvent jamais vous être présentés, parce que
le
tableau des opérations du gouvernement n'existe nulle part. Il faut
donc, pour
que votre Majesté puisse être instruite par les requêtes qu'elle
reçoit, que
l'administration ne se tienne plus cachée, il faut que tous les actes
d'autorité
faits en votre nom, soient connus et du public et des particuliers qui
ont
droit de s'en plaindre ; il faut que les motifs soient également
publiés,
et qu'à chacun de ces actes d'autorité soit annexé le nom de celui de
qui il
est émané, et qui doit répondre de l'abus qu'il a fait de son
pouvoir ;
sans cela les requêtes présentées au roi n'ont qu'un objet vague, et
les abus
d'autorité resteront toujours ignorés et impunis.
Vous recevez les requêtes de tous vos
sujets ; mais il ne leur est permis de
recourir à votre justice que pour
les affaires personnelles ; et cependant les corps, les provinces,
l'Etat
lui-même restent sans défenseurs. Il faut donc, Sire, en
attendant que
Votre Majesté ait rétabli les états, qu'il
existe au
moins des députés de chaque province, choisis par la province
elle-même, qui remplissent
auprès de Votre Majesté et de son conseil intime, une des fonctions que
les
procureurs-généraux remplissent dans les Cours ; celle de stipuler
les intérêts
du public, et surtout de la province qui leur aura donné mission.
Cet
établissement n'exige point indispensablement celui d'une assemblée
d'états dans
chaque province ; nous avons déjà observé à Votre Majesté qu'on
distinguait anciennement les pays d'états des pays d'élections ;
ces
derniers, sans avoir d'états, élisaient des représentants ; et
rien n'empêcherait
de rétablir cet antique usage. En effet, la nécessité évidente a fait
appeler auprès
du conseil des députés du commerce de chaque province ; les
intérêts du commerce
sont-ils donc les seuls que chaque province ait à stipuler ?
Vous recevez les requêtes de tous vos
sujets ; mais
ignorez-vous, Sire, que le plus grand nombre de vos sujets, et
nommément ceux qui
auraient le plus besoin de votre protection, sont absolument hors
d'état de
l'implorer, parce qu'ils n'ont ni la capacité nécessaire pour faire
eux-mêmes
un mémoire, ni les facultés nécessaires pour le faire faire par un
autre, ni
les relations nécessaires pour le faire parvenir à Votre Majesté ?
Et
quelle est la ressource de ceux qui languissent dans les prisons, et
qu'on se
gardera bien d'en laisser sortir, quand on prévoira que le premier
usage qu'ils
feront de leur liberté, sera d'implorer votre justice ? Il
faudrait donc
que les représentants de chaque province fussent spécialement autorisés
à se
constituer les défenseurs des pauvres, des faibles, des opprimés,
surtout des
captifs ; comme en justice réglée les procureurs et avocats
généraux sont
les défenseurs nés des absents, des interdits, des mineurs, de tous
ceux, en un
mot, qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes.
Vous recevez les requêtes de tous vos
sujets : mais il
est une importante vérité, Sire, que nous oserons vous dire
aujourd'hui, parce
qu'il n'est pas possible que l'expérience d'une année ne vous en ait
déjà
convaincu ; c'est que ce recours de
tous les particuliers
à la seule personne du roi est absolument illusoire, parce qu'il n'est
pas
possible que Votre Majesté seule statue en connaissance de cause sur
les plaintes
et les demandes, souvent indiscrètes, de plusieurs millions d'hommes.
Il faut donc que
ces requêtes soient
renvoyées, et elles le sont, dans les différents départements. Or, vous
savez, Sire,
que c'est renvoyer chaque requête précisément à celui contre qui elle
est
dirigée ; car on ne recourt à Votre Majesté elle-même, que
quand on
a épuisé toutes les autres voies, et que c'est du ministre qu'on veut
se
plaindre. Or, nous venons de faire connaître que sur
des objets très importants le ministère entier, et même tous ceux qui
approchent de votre personne, ont un intérêt contraire à celui de Votre
Majesté
et à celui de la nation.
Puisque ce sont les lumières de toute la
nation qu'il
faudrait communiquer à Votre Majesté, serait-il possible que ce fut la
nation elle-même
qui fît le premier examen de toutes ces requêtes, et que ce fût son
suffrage
qui indiquât à Votre Majesté celles qui méritent son attention
personnelle ?
Ici nous devons nous arrêter, Sire ;
nous avons osé
avancer que le recours de tous les sujets à la seule personne du roi
est
illusoire, parce que c'est une vérité évidente, dont Votre Majesté
elle-même
est certainement convaincue ; mais si
nous allions
jusqu'à proposer d'admettre une réclamation publique contre les abus de
l'administration, ne serions-nous pas taxés de témérité ? Tous les ennemis de la liberté publique, et
surtout ceux qui ont le privilège de parler en votre nom, ne
diraient-ils pas
que ce sont les actions de Votre Majesté elle-même qu'on veut soumettre
à la
censure publique ?
Une telle
objection est faite pour
nous imposer le silence le plus respectueux. Nous vous demandons
cependant, Sire, qu'il nous soit seulement permis de vous rendre compte
de ce qui
se passe sous nos yeux dans l'administration de la justice
contentieuse.
Celui qui se pourvoit en Cour souveraine a
le droit de faire
imprimer ses mémoires et de les faire publier ; et quand il est
appelant de
la sentence d'un tribunal inférieur, le mémoire imprimé est
nécessairement la
critique du jugement de ce tribunal. Nous n'ignorons pas non plus que
les
particuliers qui se pourvoient à Votre Majesté elle-même contre un
arrêt de
Cour souveraine par demande en cassation, en révision ou autrement,
usent du même
droit, et qu'il s'imprime et se publie des mémoires signés d'avocats au
conseil
où les particuliers critiquent les arrêts de Cour souveraine par
lesquels ils
se croient lésés.
Nous savons, Sire, que cette publicité des
mémoires n'est
pas unanimement approuvée : on dit qu'il est même des magistrats
qui la regardent
comme un abus, et qui soutiennent que les mémoires ne devraient être
faits que pour
l'instruction des juges qui doivent prononcer sur chaque procès, mais
que le
public ne doit pas se constituer le juge des tribunaux.
Pour nous, Sire, nous avons toujours cru et
nous croyons
toujours devoir répondre à Votre Majesté et à la nation, de la justice
que nous
rendons aux particuliers ; et s'il est vrai que quelques
magistrats ne
pensent pas de même, nous qui venons d'avertir Votre Majesté qu'elle
doit
récuser le témoignage des ministres quand ils soutiennent
l'administration clandestine,
nous devons avouer qu'il faut aussi récuser celui des juges, quand ils
s'opposent
à la publicité des mémoires.
Au fond, l'ordre commun de la justice en
France est qu'elle
soit rendue publiquement. C'est à l'audience publique que se portent
naturellement toutes les clauses ; et quand on prend le public à
témoin
par des mémoires imprimés, ce n'est qu'augmenter la publicité de
l'audience. Si
on objectait que la profusion avec laquelle se publient les mémoires
est une
nouveauté introduite depuis peu d'années, ce reproche d'innovation ne
serait
pas une objection suffisante ; car il y a des nouveautés
utiles : et
si l'on avait rejeté les innovations, nous vivrions encore sous
l'empire de
l'ignorance et de la barbarie. Mais d'ailleurs, bien loin
que cet usage puisse être regardé comme une innovation dangereuse, nous
pensons, Sire, que c'est le rétablissement de l'ancien ordre judiciaire
de ce
royaume, qu'il tient peut-être à la constitution primitive de la
monarchie ;
et cette observation ne sera pas indigne de votre attention.
Une très ancienne
monarchie a toujours
subi des révolutions de bien des genres, surtout quand elle a
été fondée
dans des siècles d'ignorance, et qu'elle a subsisté jusqu'au siècle le
plus
éclairé. Si on considère sous cet aspect l'histoire de cette nation, on
verra
que le progrès des lumières a mis une différence infinie entre les
mœurs et les
lois de différents âges.
Du temps de nos premiers ancêtres, toutes
les conventions
des hommes étaient verbales, et il fallait que la foi due aux témoins
suppléât à
des actes que personne n'aurait su dresser. On n'avait aussi que des
lois mal
rédigées, et consistant souvent dans une tradition incertaine, et qui
laissait
tout à l'arbitrage du juge.
Les abus de cette justice arbitraire étaient
énormes. Ce fut
vraisemblablement l'excès du mal qui fit recourir au remède le plus
simple et
le plus efficace, la publicité. Les rois rendirent eux-mêmes la justice
à la
nation assemblée dans le champ de Mars, avec un éclat et une
authenticité dont
il n'y a pas eu d'exemple dans les temps modernes ; et à leur
exemple, les
grands de l'Etat la rendirent aussi, chacun dans leur territoire, en
présence
du peuple.
Il faut observer
que dans ce premier
âge, l'administration n'était pas encore séparée de la justice
contentieuse ;
l'une et l'autre étaient exercées par le roi lui même, aidé des
suffrages publics.
Ces monarques si redoutés permettaient donc qu'on vînt se plaindre
publiquement
à eux des fautes de leurs ministres ; ils ne craignaient point les
humbles
requêtes de ceux qui venaient implorer leur appui, mais ils voulaient
se
garantir des séductions de ceux qui interposent leur puissance précaire
entre
le roi et le peuple.
Dans l'âge suivant, on commença à écrire les
actes qui
fixent l'état des hommes et leurs obligations ; et il se forma
aussi un
corps de jurisprudence écrite à laquelle il fallut se conformer dans
les jugements.
Cet âge, qu'on peut nommer celui de l'écriture, eut de grands avantages
sur
celui qui avait précédé, puisqu'alors les droits des citoyens furent
fondés sur
des titres constants, et qu'on espéra de n'être plus jugé par les
fantaisies
des hommes, mais par la loi elle-même.
Cependant ce nouvel ordre judiciaire eut
d'autres inconvénients
inconnus aux siècles antérieurs. On eut des lois précises ; mais
l'étude en
devint si compliquée que personne, excepté ceux qui s'y livrèrent
entièrement,
ne put ni faire la fonction de juge, ni avoir connaissance de ses
propres
affaires. Il s'éleva dans la nation un nouvel ordre de citoyens qui
furent les
gens de loi : les uns furent subrogés aux grands de l'Etat dans la
fonction de rendre la justice, les autres se chargèrent de stipuler les
droits
particuliers ; et la nation, dont la plus grande partie était
encore
livrée à l'ignorance, fut obligée de leur accorder une confiance
aveugle.
Ce fut alors que la justice cessa d'être
aussi publique que
dans les premiers temps. Elle se rendit cependant encore publiquement
dans les
audiences tenues dans l'enceinte de chaque tribunal.
Mais quand les détails d'un procès exigèrent
un examen de
pièces, les juges procédèrent à cet examen dans des délibérations
secrètes, et on perdit l'avantage d'avoir
le public
pour témoin de la conduite des juges.
Nous observons
encore que ce fut
dans cet âge que l'administration fut séparée de la justice contentieuse ;
les procès et surtout les appels s'étant multipliés, et la
jurisprudence étant
devenue une science profonde, il ne fut plus
possible
que la justice fût rendue par le roi ni par les grands. Les rois se
reposèrent de
cette fonction sur les magistrats, jurisconsultes et gradués ; mais ils
se
réservèrent l'administration ; et comme elle s'exerce par des
lettres du
prince, au lieu de proclamations publiques autrefois usitées, tout se
fit dans
le secret du cabinet.
Note de l'édition in-12 : Il n'est pas inutile d'observer que c'est dans le second âge qu'on crut pouvoir se passer des Etats ; car jusqu'alors il fallait absolument que les Rois assemblassent la Nation pour lui faire entendre leurs volontés. Bientôt les Ministres trouvèrent le moyen de rendre ces assemblées de plus en plus rares parce qu'il leur convenait d'écarter de leur gestion des contradicteurs ; ensuite ils trouvèrent si commode de travailler dans l'obscurité qu'ils cherchèrent à épaissir les voiles dont ils s'étaient couverts, c'est ce qui a donné naissance à cette administration clandestine qui a fait tant de progrès depuis la cessation des Etats-Généraux jusqu'aux derniers temps : c'est donc dans l'âge de l'écriture qu'a commencé en France la clandestinité de l'administration ; et si c'est dans celui de l'impression qu'elle a fait de grands progrès, c'est que jusqu'à présent le recours contre l'Administration par des Mémoires publics et imprimés n'a pas été permis.
Enfin est venu un troisième âge, que nous
nommerons celui de
l'impression ; c'est celui où l'art de l'imprimerie a multiplié
les avantages
que l'écriture avait procurés aux hommes, et en a fait disparaître les
inconvénients.
Les connaissances s'étant étendues par
l'impression, les
lois écrites sont aujourd'hui connues de tout le monde ; chacun
peut
entendre ses propres affaires. Les légistes ont perdu cet empire que
leur
donnait l'ignorance des autres hommes. Les juges eux-mêmes peuvent être
jugés
par un public instruit ; et cette censure est bien plus sévère et
plus
équitable quand elle peut être exercée dans une lecture froide et
réfléchie,
que quand les suffrages sont entraînés dans une assemblée tumultueuse.
L'art de l'imprimerie a donc donné à
l'écriture la même publicité qu’avait la parole dans le premier âge, au
milieu des assemblées de la nation. Mais il a fallu
plusieurs
siècles pour que la découverte de cet art fit tout son effet sur les
hommes. Il
a fallu que la nation entière ait pris le goût et l'habitude de
s'instruire par
la lecture, et qu'il se soit formé assez de gens habiles dans l'art
d'écrire,
pour prêter leur ministère à tout le public et tenir lieu de ceux qui,
doués
d'une éloquence naturelle, se faisaient entendre de nos pères dans le
champ de
Mars et dans les plaids publics.
Ce moment est arrivé, Sire; vos sujets en
éprouvent les
effets dans la justice réglée, depuis que l'usage est établi
d'instruire et
d'intéresser le public par des mémoires imprimés ; et Votre
Majesté
pourrait faire jouir du même privilège, du même avantage, ceux de ses
sujets
qui se plaignent de l'administration.
Il semble que le
recours à votre
conseil ou à vos ministres contre un intendant, contre un commandant de
province, pourrait être aussi public que le recours aux Cours
souveraines
contre un tribunal inférieur ; et puisqu'on se pourvoit à
la
personne même de Votre Majesté par des mémoires imprimés et en présence
du
public, contre des arrêtés rendus en votre nom dans les Cours
supérieures, dans
ces Cours si anciennement révérées, dans ces Cours composées d'un grand
nombre
de magistrats, dans ces Cours où les arrêts ne passent qu'à la
pluralité des
suffrages, et après une longue discussion ; pourquoi
ne pourrait-on pas se pourvoir avec la même publicité contre d'autres
actes
d'autorité qui sont aussi faits en votre nom, mais qui ne sont que
l'ouvrage
d'un seul homme, qui ont été enfantés dans le secret, et sans aucune
discussion
préalable ?
La
différence est, dit-on, qu'on sait que Votre Majesté ne
tient jamais en personne ses Cours de justice, mais qu'on ignore
toujours si les
actes d'autorité sortis du cabinet, ne sont pas pas son propre
ouvrage ;
et telle est depuis longtemps la politique des ministres, que leur
personne est
toujours à couvert, et que le nom de Votre Majesté dont il est permis
de se
revêtir, ou une signature qui ressemble à la vôtre, et sur laquelle le
respect
ne permet pas d'élever aucun doute, ont mis dans la même classe les
actes de
votre volonté personnelle, et ceux qui se prodiguent à votre
insu ; en sorte
que les citoyens opprimés craignent toujours de s'écarter du respect en
se
plaignant de l'injustice, et ne savent jamais si ce n'est pas manquer à
la
puissance suprême que de l'invoquer.
Voilà
donc, Sire, où l'on en est réduit par la clandestinité
des personnes, cette branche du système général que nous
avons
développé à Votre Majesté.
La France a le bonheur d'avoir un maître
dont le premier
désir a été d'être éclairé, et qui a voulu permettre à tous ses sujets
de recourir
à sa justice personnelle contre tous les abus d'autorité ; et
quand on
démontre à Votre Majesté, quand elle-même a reconnu par son expérience
que ce
recours est impossible, par le nombre infini des requêtes auxquelles il
donne
lieu, et que le seul moyen de faire parvenir la voix du peuple jusqu'au
roi,
est de permettre à chaque citoyen d'invoquer le témoignage du public,
comme
dans les tribunaux où s'exerce la justice réglée, on croit pouvoir
opposer à notre
zèle un obstacle invincible, on croit devoir nous imposer silence en
prononçant
le nom sacré de Votre Majesté, et on veut que des milliers d'injustices
soient
impunies à perpétuité, qu'elles soient à l'abri de toutes réclamations,
qu'il
soit impossible de vous les manifester par la crainte imaginaire qu'il
n'y ait
une occasion où l'on parle avec trop peu de respect d'un ordre qui se
trouvera
émané de Votre Majesté elle-même : comme si l'on pouvait douter de
l'extrême circonspection dont useront toujours ceux qui vous
adresseront leurs
requêtes, et ceux qui, par état, seront chargés de les rédiger et de
les
signer.
Cependant, Sire, puisqu'on allègue cette
crainte, toute
chimérique qu'elle est, puisqu'on veut se
prévaloir du
respect personnel dû à Votre Majesté, il ne nous est pas possible
d'insister
davantage ; mais c'est là le cas où Votre Majesté doit se
déterminer elle-même.
Nous avons rappelé l'exemple de ces anciens
rois, qui ne
croyaient point leur autorité blessée par la liberté donnée à leurs
sujets de
venir implorer leur justice en présence de la nation assemblée.
C'est à vous à juger, Sire, si ce sera
affaiblir votre
puissance, que d'imiter en cela Charlemagne, ce monarque si fier, et
qui porta
si loin les prérogatives de sa couronne.
C'est à son exemple que vous pouvez encore
régner à la tête
d'une nation qui sera toute entière votre
Conseil ;
et vous en tirerez bien plus de ressources, parce que vous vivez dans
un siècle
bien plus éclairé.
Daignez songer enfin, Sire, que
le jour que vous aurez accordé cette précieuse
liberté à vos sujets, on pourra dire qu'il a été conclu un traité entre
le roi
et la nation contre les ministres et les magistrats ; contre les
ministres, s'il en est d'assez pervers pour vouloir vous cacher la
vérité ;
contre les magistrats, s'il en est jamais d'assez ambitieux pour
prétendre
avoir le privilège exclusif de vous la dire.
Ce sont là,
SIRE,
Les très-humbles et très-respectueuses
remontrances qu'ont
cru devoir présenter à Votre Majesté,
Vos très humbles, très obéissants, très
fidèles et très affectionnés
serviteurs et sujets, les gens tenant votre Cour des Aides.
A Paris, en la Cour
des Aides, le 6 mai 1775.
Je me suis fait rendre
compte de vos différentes Remontrances...
Sur les secondes
Remontrances dans lesquelles vous traitez de tous les impôts et même de
presque
toutes les parties de l'administration, vous n'attendez pas que je vous
fasse
une réponse détaillée sur chaque article. Je m'occuperai successivement
de
faire les réformes nécessaires sur tous les objets qui en seront
susceptibles ;
mais ce ne sera pas l'ouvrage d'un moment, ce sera le travail de tout
mon
règne.
Cependant, comme il y
a quelques objets sur lesquels vous avez désiré savoir promptement mes
intentions, le Garde des Sceaux va vous les faire connaître.
Qu'après ce discours du Roi, M. le Garde des Sceaux [Hue de Miromesnil] a pris la parole et a dit :
Messieurs,
Le Roi sait toujours
gré à ses Cours du zèle qu'elles lui témoignent en lui donnant des avis
fidèles
sur l'administration de son royaume et sur tous les objets de leur
compétence.
SM n'ignore pas que
l'excès des impôts est un des plus grands malheurs de ses sujets et
elle
regarde comme le premier de ses devoirs celui de soulager son peuple,
soit par
des diminutions d'imposition, soit en corrigeant les abus qui peuvent
se
trouver tant dans la répartition que dans la perception. Mais Le Roi
sait aussi
que s'il existe réellement des abus, il ne faudrait les faire connaître
que
dans le moment où l'on peut y remédier et qu'il
est
dangereux d'augmenter l'animosité des Contribuables
contre ceux dont le ministère est
nécessaire pour la levée des impôts. SM ne doute pas que vous
n'ayez
fait les mêmes réflexions, et votre intention en faisant ces
Remontrances n'a
certainement pas été de les rendre publiques mais seulement d'instruire
la
religion de SM. Vous ne serez donc pas étonnés des mesures
extraordinaires que
le Roi a prises pour en empêcher la publication. Ce que vous désirez,
est que
le Roi s'occupe de venir au secours du peuple, et à cet égard vous
pouvez être
certain que vos vœux seront remplis ; mais vous ne desirez pas
qu'il reste
dans vos registres un monument propre à perpétuer le souvenir des
malheurs que
le Roi voudrait faire oublier...
Le récit [du PP] fini,
La Cour a arrêté qu'il serait fait registre
de la réponse du
Roi, elle a en même temps fait des protestations contre l'enlèvement
illégal de
la minute des Remontrances du 6 mai, déclarant
ladite Cour qu'il n'a jamais dû être fait d'autre usage desdites
Remontrances
que de les présenter au Roi, et néanmoins qu'elle ne peut se dispenser de réclamer contre cet acte irrégulier
d'autorité.