ENTRÉE
DES FORTERESSES: ACTES PREMIERS Il avait fallu attendre longtemps que les forteresses se détachent de l'Etat et décident de vivre pour elles-mêmes. Abandonnées, inutiles, livrées aux moisissures et aux écroulements, la pluie, le soleil et la neige, la mer parfois, les ont lavées, nettoyées, purifiées des miasmes étatiques, achevant de les libérer de leur fonctionnalité. Vivantes désormais puisqu'elles meurent, les forteresses se nient et s'affirment à la fois. C'est entre ces deux pôles, et au-delà de leur opposition, qu'est embusqué le charme, cette nouvelle vie qui vient aux choses quand elles ont perdu leur énergie historique. Les ruines de Rome avaient fini par échapper à l'Histoire. Des baraques s'adossaient aux murs du Colysée, construites avec les pierres de sa démolition progressive. Les cochons couraient au milieu des colonnes brisées... Des enfants en haillons jouaient à lancer des cailloux sur les statues glorieuses...Alors la Restauration (que le mot est puissant !) est venue répondre au défi du temps qui se fissurait et s'effritait ici plus que la pierre, et avec la même joyeuse indifférence. Le Colysée reconstruit, la Via Sacra, tous les monuments laborieusement remis en scène, remis en selle pour chevaucher les conventions du temps présent, maitre du Passé. On produit du passé pour cacher que le Présent n'existe pas, en attendant la passéification instantanée, les autoroutes et le TGV classés monuments historiques, le Permis de Construire valant inscription à l'Inventaire du Patrimoine, et les embouteillages urbains reconstitués grandeur nature sur leur propre site ! Si le Présent a dévoré le Colysée, et d'autres choses bien plus précieuses, arrachées à leur devenir au nom de leur passé (ce passé que leur fait le Présent), il demeure dans les Italies du passé sauvage, authentique, oui, authentique, c'est-à-dire déformé, corrompu, détourné, approprié par la vie courante, sauvé du spectacle par l'utilisation quotidienne et naïvement subversive qui en est faite : une grange dans une église romane, un palais où des familles nombreuses louent à bas prix des appartements délabrés, le linge lavé dans des bassins de marbre, une guinguette plantée dans la cour d'honneur qui sert de piste de danse... Les maisons aspirent à l'effondrement, et les tours gothiques à la floraison des antennes. Les sculptures aiment qu'on les peigne maladroitement en bleu et en jaune. Les ruines romaines sourient au bulldozer qui les ensevelit. Tant d'innocence parvient rarement à écarter les tourments de la Restauration ! Il y a, une entre cent, non loin de la mer ligurienne, une bourgade, échappée aux Réhabilitateurs. Les maisons aux couleurs délavées, les ruelles entrelacées bordées d'arcades, les restes de rempart, sont dominés par une forteresse, aisément accessible par un chemin dallé. Le visiteur y monte en automobile, s'il est un peu aventureux, sans subir l'habituelle et douloureuse marche initiatique vers l'objet de son devoir de voir. La forteresse somnolente aux toits écroulés s'enveloppe de jardins potagers. Les choux et les dahlias ont investi les fossés et leur glacis. Le poste de garde, couvert de vigne, est devenu cabanon. Classiquement
dressée
sur un à-pic, la forteresse est close par un monumental portail de bois, mais un trou à côté de la serrure, permet de passer le bras et d'actionner le verrou de l'intérieur pour aller puiser à la citerne l'eau des arrosages ... Inutile d'ouvrir, la forteresse n'a pas d'importance, simple signal destiné à attirer celui qui passe dans la vallée, à lui faire chercher le chemin au bout duquel l'attend un ancien château, invisible de la route, appartenant à une autre époque que la forteresse, à d'autres guerres. Un tour, maîtresse des lieux, les protège du côté de la ville. Elle paraît ronde, et attire d'abord le regard par la forme particulière des pierres dont elle est faite : taillées en pointe de diamant, larges pyramides circulairement assemblées par leur base, ces blocs hérissent leur mille piquants incongrus auxquels le visiteur se heurte comme à une question : pourquoi ces pointes ? Les pierres ont-elles été ainsi aiguisées pour qu'y ricochent les laborieux projectiles, mollement vomis par des canons primitifs? Ou bien, devaient-elles faciliter, en multipliant les prises et aussi hasardeuses qu'elles fussent, l'escalade jusqu'à la hautaine fenêtre derrière laquelle une jeune femme, attachée par des chaines de fer à un clavecin, désormais désaccordé, attendait vainement qu'on l'éveille ? A moins que ces peu communes pointes de diamant ne cherchent à détourner l'attention de ce qui, lorsqu'on procède à un examen plus attentif, rend la tour réellement singulière, sa forme même, qui n'est pas ronde, comme on l'a cru, mais elliptique ; non, pas exactement elliptique car l'ovale ne se referme pas, ayant rencontré en chemin la masse parallélépipédique d'un bâtiment qui l'engloutit. Et de ce côté-ci, ce n'est pas tout à fait une ellipse, puisque la convexité s'inverse, assez semblable à l'étrave d'un navire aux joues creuses. La géométrie descriptive échoue à rendre compte de cette forme en mouvement, une goutte d'huile ou une goutte d'eau au moment extrême de son allongement, juste avant de se détacher pour tomber. Nous avions déjà vu ce dessin, et les pointes de diamant étaient là pour empêcher la reconnaissance, en brouillant l'attention et les questions. A une heure également lumineuse, du haut de la Citadelle, la cité d'Entrevaux, en-deçà des Monts, avait eu cette forme, arrondie d'un côté, entre la concavité du méandre du Var et celle de la montagne, effilée de l'autre, vers la Cathédrale, se terminant par la pointe de la Porte d'Italie. La ligne nette des remparts ressemblait (cela avait été dit alors) "au dessin d'une goutte d'huile". Ici, au crépuscule, au-dessus de cette bourgade italienne, la forme de la tour signifiait Entrevaux, rattachant cette expédition aux précédentes, disant leur unité en tant qu'approches d'Entrevaux. Entrevaux !
La
cité magique, secret de Vauban et foyer de ces aventures dont il est à la fois le prétexte et la métaphore ! L'enclavement
d'Entrevaux
dans la rive savoyarde du Var donnait aux habitants une idée exagérée de leur importance et de leur destin. Cette position et ces sentiments ont soufflé à Vauban la solitaire citadelle de desperado. La ville, ni en France ni en Savoye, est extérieure aux deux, séparée de celle-là par la rivière, aléatoire et tumultueuse, et de celle-ci par les remparts. Trois portes franchissent l'enceintes : deux, à chaque extrémité de la ville, vont inutilement de Savoye en Savoye ; la troisième, au milieu, s'attache à la France, et se détache d'elle, par le grand pont fortifié sur le Var. Quant à la Citadelle Haute, elle est inaccessible de partout. Vauban a refusé de l'adosser à l'arrière-pays français en la construisant sur la rive droite (où pourtant le Roc de l'Eventail offrait un site propice). Au contraire, en l'isolant, il l'a abstraite de l'espace réel. Vauban annule Entrevaux. Abolissant la France par la Savoye et la Savoye par la France, il fait d'Entrevaux une u-topie, un lieu qui n'est pas, un nulle part... Ce point sans réalité est le centre de l'espace imaginaire de la frontière, le but auquel conduirait chaque chemin parcouru par la Belle Espionne et l'Alligator. Nous aimions cette frontière à cause des Italies, et parce que, déclassée, elle exprime toutes les autres. Ici, l'on peut appeler Wittgenstein et Lao-Tseu, et s'enivrer à la Taverne des Ratés de l'Aventure, rue Basse, en équilibre sur le fil que les développements de l'histoire européenne ont détendu. La limite est spatiale et temporelle, entre l'Europe déclinante d'aujourd'hui et les guerres franco-italiennes, entre les premières et les secondes, celles de l'Histoire, "guerres d'Italie" distraitement apprises à l'école, François Premier prisonnier à Pavie, la stratégie papale, Sforza et Machiavel etc., et celles qui ne furent pas, pour lesquelles Vauban avait tracé la frontière (mais une fois, il est nécessaire de faire une frontière en ce pays-ci — Lettre du 5/1/1693). La frontière faite, elle s'endort. Jamais les acteurs ne viennent animer le décor dressé par Vauban. Ces guerres auraient pu servir de cadre à la mission d'espionnage, préparant alors la conquête de la Provence par le Duc de Savoye, ou la constitution d'un double Duché, des deux côtés des Monts. Mais la frontière est abandonnée, désaffectée, depuis que l'annexion française de 1860 a tracé une nouvelle ligne. Les destinataires des observations des espions et de leurs rapports ne sont pas en deçà ni au-delà des Alpes, que ce soit dans ce temps ou dans un autre. L'Organisation à laquelle ils appartiennent (et dont l'emblème s'épanouissait, cette saison, sur tous les talus, dans chaque fossé, au bord de toutes les routes), l'Organisation émane de la frontière elle-même, elle a pour champ d'inaction les distorsions de l'espace et du temps produites par la présence de la frontière, décalage vers le rouge des ondes historiques, mirages gravitationnels, absorption du réel par l'antimatière. La puissance de la frontière est d'être un lieu vide, négation l'une par l'autre des deux réalités qu'elle oppose. Son tracé sinue capricieusement une incertaine approche de l'irréel. C'est pourquoi il faut des cartes dont la lecture, à condition de la faire avec l'œil de la frontière, apporte les itinéraires qui traversent l'historicité de l'espace. Mais les cartes, rebelles à leur détournement, ne marquent pas la limite ancienne entre France et Savoye. Il faut la reporter au jugé, après de besogneux calculs à partir de vieilles archives et de douteux atlas. Les cartes trichent. Michelin et l'IGN sont complices pour ne pas signaler mainte forteresse pourtant importante. Est-ce à dire que les topographes ont menti ? En seraient-ils capables ? Non ! Les forteresses ont disparu de la carte en cessant d'appartenir à la réalité qu' elle représente (et pour leur malheur, elles s'y réinscriront lorsque d'honnêtes restaurateurs et autres entomologistes les forceront à rejoindre le présent où elles joueront le rôle mineur d'objet de consommation touristique ou culturelle). A l'heure où ce discours fut tenu, les cartes étaient muettes. Il plaisait aux espions qu'il en fût ainsi et que leurs forteresses n'existassent que pour eux...Guerres non guerroyées, citadelles évanouies, silences de l'Histoire, lacunes de la carte, voilà les terrains vagues de leurs aventures. Eux aussi sortiraient de l'histoire lorsque leurs déplacements ne pourraient plus être reportés sur une carte. Entrevaux est unanimement localisé en un point unique, par environ 4,92 grades de longitude et 48,82 de latitude, en coordonnées Lambert. Si la carte sait où est Entrevaux, elle ignore ce qu'est Entrevaux, libre donc de surgir où il veut, sur cette colline ou ailleurs. Entrevaux partout! Le monde a basculé autour d'Entrevaux. "Nulle carte n'indique plus la position !", dirent-ils, cette fois qu'ils croyaient aller à la Forteresse Oubliée, celle dont le gite est secret et l'approche prudente et dissimulée, afin de déjouer le contre-espionnage de la Réalité. C'est là que devait conduire ce chapitre ; mais les chapitres et les routes vont où ils veulent, ignorant les poteaux indicateurs. Il y a eu erreur, interpolation, confusion. Le vent qui entre par la fenêtre ouverte a dispersé les rapports d'expédition rangés dans l'ordre de leur succession. Une main négligente les a ramassés et empilés n'importe comment. Au moment où la Forteresse Oubliée émergeait des eaux troubles de l'écriture, elle a replongé. Sa trace est perdue. Les balises dérivent, ou les chenaux et les ports qu'elles indiquent. Le phare de diamants balise la route de Bergame où, dit un compte-rendu, "nous allions acheter des masques pour devenir invisibles. Nous voulions de ces masques vides, blancs, qui couvrent tout le visage. En perdant nos visages, leur nom s'effacerait du registre où l'Histoire tient la comptabilité de sa soupçonneuse vigilance". Ces masques, pensaient-ils, les entraineraient à Venise. Cela avait été espéré, attendu, dès l'instant qu'Andreas, sur une autre route, eut rencontré la jeune femme mystérieuse. Venise les accueillerait...(Venise ne les rejoignit pas, sombrée avant qu'ils n'arrivent, sombrés avant qu'elle n'arrive)...Ce jour-là, aussi attirante que fût l'idée de demander les masques à Venise, la route refusait. Elle allait à Bergame, Bergame en Normandie, ville du refus, de l'exclusion, du rejet dans la forêt frileuse dont, au matin, ils tentaient vainement de s'extraire, sans parvenir à prendre terre, ni dans la haute ville, dont cependant les ruines calcinées les consolaient, ni plus loin à Crémone, Crémone "où le muezzin sur son vélo ne craint pas le vertige". D'infinies façades de couvents carcellaires, faisant des rues les rectilignes victimes des vélos surabondants –ah! les vélos de Crémone!– appellent, par les bouches bâillonnées de leurs fenêtres, des violons qui ne viendront pas, qui ne sont plus venus, depuis ce jour que, charmées par ce violon dont a parlé certaine littérature, les jeunes femmes de la ville s'enfollèrent, tournant en rond et tapant du pied parce que l'amour les avait prises. Le lendemain, les pères, les époux et les frères, aidés par les enfants joueurs, abattirent les délicieuses maisons dont les terrasses suspendues et les tonnelles de glycine attiraient les rendez-vous amoureux, facilités par l'enchevêtrement des constructions qui permettait, qui imposait même, des cheminements dérobés par lesquels s'enfuyait la morale. Ils les démolirent. Ils rasèrent les collines. Avec les gravats, ils comblèrent les souterrains. Ils asséchèrent les petits lacs, assoiffèrent cascades et ruisseaux. Sur le sol désertifié, ils édifièrent de longues prisons pour enfermer les déserteuses. Cependant, les violonistes et musiciens, ignorants que les fleurs avaient été coupées et leurs belles fauchées et fanées, continuaient à affluer. D'autres prisons les engloutirent. C'est pourquoi Crémone ne se ressemble plus, et ne connait ni violon ni musique, seulement les sonnettes des vélocipèdes roulant entre les murs d'éternelle longueur. A la vue des bâtiments massivement rectangulaires, le visiteur naïf s'imagine que la ville entière servait à caserner les troupes. "Nous revînmes sans masque", constatent les espions au retour de l'expédition. "Venise offrirait les masques, plus tard, lorsque nos visages se seraient effacés". Ils apprenaient vite l'art du masque, qu'enseignait Entrevaux en commençant par ne pas exister, pour apparaitre ensuite sous la figure de diamants de cette tour d'Italie qui évoquait des ors roux et des bleus sombres sur un fond gris, posés sur la crête solitaire de la vague de l'âme. "On ne saurait avoir son masque avant d'avoir disparu", voilà ce que disait Entrevaux, dont le masque était posté, à titre de symbole et de tentation, à la lisière de l'aventure dans laquelle nos espions vont pénétrer. Ils atteindront alors la Forteresse Oubliée, et la Lectrice avec eux. Qu'elle prenne patience, il faut, avant, retourner à Entrevaux, rendre à la citadelle une deuxième visite. Sans doute aurait-on dû, d’abord, rapporter la première...Les feuillets n'étaient pas numérotés, les papiers sont mélangés. De ce fait, l'ordre d'exposition suit la logique du Vent, étrangère à celle du temps qu'au reste il s'agit de nier. Cette deuxième rencontre ignora Marie-Charlotte, la vieille gardienne de la Forteresse, dissimulée sous une apparence municipale, Marie-Charlotte a pris la Forteresse en charge pour la défendre du Réel : elle sait que l'Histoire comme la Nature a horreur du vide et que, pour qu'il ne s'emplisse pas, il faut le cacher. Marie-Charlotte organise les artifices par lesquels la Forteresse reste disparue. Elle vend les billets et assure la permanence pour les rares visiteurs qu'un écriteau, scrupuleusement placé sur la grille d'entrée, dirige vers elle. La pancarte mentionne le tarif et les heures et jours de visite, ainsi que le prescrit la coutume des Objets Culturels : date limite de vente- additifs et conservateurs- nom du producteur- prix...D'où s'ensuit une longue recherche à travers la ville. Ceux qui ne se laissent pas décourager arrivent enfin à l'obscur appartement dans lequel Marie-Charlotte entretient une puanteur sordide qui la dégoûte mais (et c'est à cela qu'elle sert) a mis en fuite plus d'un touriste, sorti victorieux des épreuves précédentes. Les recommandations redondantes dont elle accompagne la remise de la clef de la grille, la nécessité, plusieurs fois répétée, de refermer à double tour ("pas à un tour, à double tour, n'est-ce pas") et de ne faire entrer personne qui n'ait été préalablement muni d'un ticket par elle estampillé, la déploration des "actes de vandalisme" qui furent commis "jadis" par la faute de visiteurs négligents, tout cela vise à persuader que la Forteresse est réelle - puisqu'elle est gardée - et qu'elle appartient à la famille respectable des monuments qu'on-visite. Marie-Charlotte s'épuise à cette tâche, et ne parait si vieille, si usée, que de cette fatigue, aggravée jour après jour par la corruption de l'air qu'elle s'est condamnée à respirer. La garde montée par la pathétique Marie-Charlotte ne veille pas une présence, elle cache une absence. Qui est donc Marie-Charlotte? Elle partage le secret de Vauban. Double humain de la Forteresse, est-elle un fantôme de cette Marie•Charlotte qui trouva ici Vauban?, cette amoureuse dont les étreintes engendrèrent la Forteresse, à l'habit tissé de pierres et de baisers, entrelacement d'arcs et de bras, courbure des reins et inflexion des lignes, lacets en zigzag de son corsage, précipices de ses yeux, prisons clair-obscures de ses silences, donjon de sa solitude effrayée... Marie•Charlotte et la Forteresse sont indissociables. Marie-Charlotte et la Forteresse sont indissociables et la feinte gardienne seule empêche la Forteresse d'être réintégrée dans l'Histoire dont Vauban l'a faite fuir, par un ingénieux stratagème militaire. Imprudemment sans doute, la Belle Espionne avait écrit à Marie-Charlotte. Malgré les précautions de son langage, quelque chose avait dû transparaitre. C'était une erreur de citer Vauban, même en passant et sans y attacher d'importance. Marie-Charlotte ne répondit pas. Ainsi les espions s'étaient interdits de la revoir et, lorsqu'ils revinrent, ne purent prendre la clef chez elle, perdant l'accès officiel, et jusqu'alors unique, aux lacets fortifiés qui montent à la Citadelle... Désarroi. Où en étais-je ?, s'interrompt le narrateur anonyme, feignant l'hésitation, à l'imitation de ces conteurs qui poussent la perfection de leur art jusqu'à faire hésiter la voix, comme s'ils butaient sur un mot ou cherchaient leurs souvenirs, afin de recréer la magie de l'improvisation (et l'improvisateur à son tour imitera ce truc bien-connu du récitant, la fausse panne, pour cacher que son imagination a des ratées). Où en étais-je?, demande le chroniqueur qu'on imagine perdu au milieu des rapports et des notes que le vent a brouillés, que le chat, en une longue et vexante glissade, a mêlés. Peut-être le chroniqueur ne s'est-il pas aperçu qu'il y a eu une coupure d'électricité, continuant à dicter à un magnétophone qui ne tournait plus. Et à présent qu' il s'en rend compte, il fouille dans la corbeille à papiers où cavalièrement il jetait les documents après les avoir énoncés. Il devrait parler maintenant de ce voyage intermédiaire à Entrevaux, fermé aux espions par leur imprudence. Il dirait comment ils sont entrés quand même, au moyen d'un souterrain romanesque. Après Entrevaux, ce serait le tour de la Forteresse Oubliée (on a promis à la Lectrice de lui en faire goûter les mystères)...mais ces papiers ne sont plus là. Rien de ce qu'il pioche dans le vivier agité des feuilles volantes ne convient : des notes sur les écrits de Vauban, des résumés, des citations, des extraits de biographie...Doit-on, s'interroge-t-il alors, intercaler ici, en forme de digression objective, une notice biographique, à laquelle1 de toutes façons, le Lecteur n'échappera pas? Non, le temps n'est pas venu : "on ne saurait avoir son masque avant d'avoir disparu", a signifié Entrevaux. Vauban n'a pas assez disparu pour qu'on le présente aux regards du Lecteur. Le chroniqueur repousse tous les papiers au bout de la table, les range en plusieurs tas un peu trop instables (cette insouciance est inquiétante), et il repart en chasse. Ah, enfin quelque chose...la forteresse de Guillaumes, due à Vauban bien sûr. Entrevaux, Colmars les Alpes, Guillaumes, Embrun, Mont dauphin, la liste bien connue des fleurons de la frontière, entre les places d'Outre-monts, Pignerol, Oulx, Fenestrelle, Cazal la lointaine, et les citadelles de seconde ligne, Sisteron, Gap, Briançon...Le chroniqueur se décide (il faut bien avancer). Ce sera de Guillaumes que traitera le chapitre suivant, et, avec de la chance, il conduira à Entrevaux. Quant à la Forteresse Oubliée, rendue susceptible, elle refuse de venir tant que le Lecteur n'aura pas été suffisamment préparé. Elle ne peut pas, comprenez-la, courir le risque de se faire méconnaitre. ENTRÉE
DE VAUBAN: ACTE SECOND Guillaumes
ne
nous
éloigne pas trop d'Entrevaux, Vauban les associe toujours à cause de la similitude des reliefs dureté et bossillement du pays et extrême difficulté des accès...lieux où on est resserré et pressé de montagnes (lettre du 5/1/1693). Dans un pays comme celui-ci où la difficulté des accès, la rudesse et la stérilité du pays et la difficulté des communications peuvent faire le tiers ou la moitié des places, selon qu'on se les sait appliquer (ibid.), l'Ingénieur doit se montrer digne de l'aide que la Nature lui apporte. Loin des tristes épures des places du Nord et des Flandres, les citadelles de Haute Provence sont promises au délire. La préoccupation militaire et le souci d'économie, commode prétexte, obligent à tirer parti des conditions naturelles. Vauban, grognant contre le gâchis du chantier de Pignerol, écrit à Louvois (22/2/1689) : il s'agit de réconcilier l'art et la nature, tellement brouillés dans les fortifications de cette place qu'il semble que tous ceux qui s'en sont mêlés n'ont point eu d'autre attribut que de les mettre mal ensemble. Dans les constructions de cette place, j'ai toujours trouvé le maçon, mais rien moins que ce qu'on appelle ingénieur. Qu'appelle-t-on "ingénieur"? Aujourd'hui, le mot a dégénéré : celui qui dirige la construction de ponts, chemins, machines etc. Pour Vauban dont c'est le titre officiel depuis 1655, les connotations techniques n'effacent pas le sens de la racine "ingénierie", in-generare, faire naître : non pas créer en général, mais créer dans quelque chose, implanter, engendrer et non générer. L'action d'ingénier a pour effet de modifier ce à quoi elle s'applique, de l'altérer, bref, pour dire le mot que le Lecteur attend, de le fausser. D'ailleurs, l'ancienne langue ne prend-elle pas "engénier" pour "tromper"? Tel cuide engeigner autruy qui souvent s'engeigne lui-même(La Fontaine). L'Ingénieur, à l'opposé de l'ingénu, ne connaît le naturel que pour le falsifier avec art, "Les flammes dont il brûle sont des feux d'artifice" (Marie•Charlotte à propos de Vauban, archives privées). C'est dire la joie de Vauban lorsque, après avoir beaucoup maçonné, il découvre la Haute Provence, où la nature sera enfin complice, et Marie•Charlotte. Tout devient possible. Et ce sera Entrevaux, le chef d'œuvre inconnu et inavoué, voué à Marie•Charlotte, à qui Vauban offre ce monumental secret. Il met un soin jaloux à dissimuler la part prépondérante qu'il a prise à l'édification de la citadelle. L'ingénieur local est crédité de tous les mérites. Les lettres de Vauban cherchent même à faire croire qu'il n'est pas allé à Entrevaux : Je n'ai pas été voir ni Colmars, ni Entrevaux, ni Guillaumes, par ce que les chemins en sont très mauvais, même à n'y pouvoir passer en sûreté à cause des glaces, et que d'ailleurs, je suis enrhumé à tousser tant que la nuit dure, mais j'ai fait venir les ingénieurs (23/1/1693). Vauban n'était pas homme à travailler sur plans. Lui qui arpentait le territoire en tous sens, lui qui une fois est allé de Pignerol, outre-monts, à Perpignan en moins de quinze jours, après avoir changé de chemin en cours de route à cause de la neige qui fermait le col, il aurait hésité devant quelques lieues de mauvais chemin, sans avoir scrupule à y risquer les ingénieurs, convoqués à Nice au coin de sa cheminée ! Non, c'est mal le connaître. Il est allé à Entrevaux, et plutôt dix fois qu'une. Rendez-vous clandestins avec Marie•Charlotte, échelles de soie grimpées dans la nuit glacée, cheveux noirs de la belle teintés dans ses bras d'éclairs fauves par la cheminée rougeoyante que les amants ont oublié de regarnir de bois. On ne s'étonne pas que le rhume l'ait saisi et qu'il tousse tant que la nuit dure! Ou bien, si Vauban, cette année 1693, n'est
pas
allé à Entrevaux, la faute n'en est pas aux mauvais chemins. Les glaces et la neige sont celles de son cœur. "Let me freeze again to Death", chante quelqu'un dans la chambre voisine. Marie•Charlotte a disparu, on ne sait quand, on ne sait comment. Vauban n'est plus en Vauban. Il ne retournera pas à Entrevaux accomplir un pitoyable pèlerinage. Entrevaux n'est plus. Il en reste un nom, des plans, des travaux. Abandonnons l'affaire aux techniciens, pense Vauban ; au reste, l'essentiel est déjà inscrit dans la pierre...On ne sait pas en quelle année s'est passé l'évanouissement de Marie•Charlotte. Il n'y a pas de chronologie. Marie•Charlotte s'est tue, et le temps s'est tué. Où se débarrasser du cadavre? En le dissolvant dans l'espace. Entrevaux, de célébration, devient conjuration. On est toujours aussi loin du militaire. Vauban accumule les projets et les garde pour lui : J'aurais souhaité pouvoir vous envoyer copie de tout ce que j'y ai fait, mais il y eut eu la charge d'un mulet de papier, et, loin d'avoir la quantité d'agents qu'il me faut pour pouvoir faire toutes les copies nécessaires, la plupart de ceux que j'ai menés avec moi sont tombés malades (25/ 2/1693). Les plans officiels mettront sept ans à naître. On compte cent deux chapitres pour Entrevaux ! Vauban prévient le destinataire : J'avoue qu'il faut avoir bien de la patience pour le lire /le plan/ mais il en a fallu bien davantage pour le faire. J'aimerais mieux être obligé de régler celui d'une ville comme Paris en plein terrain que celui-là (lettre d'envoi 19/11/1700). Et ailleurs, il explique que dans ce pays que le dyable a fay, les règles de la fortification n'ont plus cours, pas plus que celles du dessin : J'ai cru ne devoir rien négliger pour en faire un bon dessin, chose qui n'est rien moins que facile dans un lieu où toutes les règles sont à bout (27/9/1700). Quand ailleurs une seule épure suffirait, il faut les multiplier, différencier les niveaux, utiliser plusieurs perspectives, donner des vues complémentaires qui permettent de se représenter l'ensemble. Cela saute aux yeux quand on descend le col de Fellines. Chaque lacet découvre une nouvelle citadelle. Elle échappe au dessin, comme un fantôme au miroir ou un rêve à la pellicule. Impossible de rendre sensible la fusion de la nature et de l'art ! Inconcevable de se satisfaire d'une seule vue, de face ou en coupe, en se résignant à ignorer les autres ! L'on songe à la série des "Vues du Fuji Yama", au peintre qui rencontre un problème semblable : montrer quelque chose qui est déjà à l'intérieur de lui et dans lequel il est inclus. La solution est de remplacer la représentation par l'allusion, le portrait par la série. Un grand nombre d'évocations est nécessaire pour que l'objet cesse de l'être et, insidieusement s'anime. Parfois, elles n'auront pas de rapport apparent avec "l'objet" de la série, ainsi l'estampe dont le thème est cette vague écumante que le peintre passa sa vie à poursuivre et, au fond, à l'arrière-plan, le Mont Fuji, comme accessoire et inessentiel. Trente-six vues ne suffiraient pas à Entrevaux. Il en faudrait soixante-douze ou cent quarante quatre, Usant de toutes les perspectives, de tous les cadrages, par tous les temps et toutes les lumières. Regardez des photographies, vous ne verrez rien d'Entrevaux. Juxtaposez cinquante clichés, ils ne seront pas plus Entrevaux que cinquante prises d'un cheval au galop ne donnent l'impression de mouvement. N'allez pas chercher la caméra, la vie qui agite Entrevaux est immobile, une vibration subjective de la matière qu'on ne peut espérer rendre que par la variation de ses effets... Guillaumes
est
pire encore puisqu'il n'y a, littéralement, rien à voir. Pas la moindre forteresse au-delà des rougeurs douteuses des gorges du Daluis ! Pourtant, l'endroit contrôle remarquablement la vallée, et les reliefs confus appellent de grandes célébrations architecturales. Mais il n'y a rien à Guillaumes, quoique les textes soient formels : J'ai continué à faire des projets pour toutes les places de Provence, savoir Colmars, Guillaumes, Entrevaux, Nice, Villefranche..."(25/2/93) Je n'ai été voir ni Colmars, ni Entrevaux, ni Guillaumes (23/1)...lettre du 16/2 à propos de Colmars,
Guillaumes,
Entrevaux : comme les situations de ces trois places... Et à nouveau au cours de la tournée de 1700...On cherche sur les pentes des hauteurs qui environnent et commandent le village, rien. On rencontre seulement une ruine datant de la Reine Jeanne, fort bien placée au carrefour de deux vallées. Son ancienneté, son exiguïté et la simplicité de ses défenses excluent qu'il s'agisse de la "Place". D'ailleurs Vauban est très clair : le projet de Guillaumes est une construction, pas une rénovation ou une extension dont il aurait alors souligné les difficultés et les inconvénients comme il le fait pour Château Queyras. On parcourt maints kilomètres, on pénètre dans les vaux les plus reculés, sans trouver le moindre indice de citadelle. Comment interpréter cette absence ?, se demandaient nos espions. Ils refusaient que, pour se protéger, la forteresse fût allée se cacher hors de portée de la vallée et de ses menaces. Vauban utilisait toujours des prétextes militaires indiscutables. Pour détruire la réalité, il lui fallait s'y inscrire ; en sortir, construire à l'abri des montagnes, enlevait tout intérêt à la forteresse. Il fallait donc qu'elle fût à Guillaumes, et donc ne fût pas. Les explications trop faciles sont exclues : manque de crédits, changement de conjoncture politico-militaire, ou même destruction ultérieure. En effet, toutes les autres Places que Vauban associe à Guillaumes (Colmars etc.) ont été construites. Pourquoi Guillaumes seule aurait-elle été oubliée ? N'est-ce pas la pièce manquante d'un puzzle subtil ? Toutes ces forteresses sont liées les unes aux autres de manière trop évidente pour ne pas cacher une liaison plus secrète ; des éléments plastiques, manifestes mais inessentiels, se répondent, s'enchaînent. Ces transitions composeraient un tableau ésotérique dont elles diraient allusivement l'objet. Si le cercle ne se ferme pas, si l'on n'arrive pas à passer de Colmars, construit à la mode du pays (16/2/1693), avec son air de grosse ferme, à Entrevaux la fière, si tel escalier, telle pente de toit, restent tendus vers le vide, il faut faire l'hypothèse qu'un maillon manque, Guillaumes. Or ce maillon a été forgé, les textes sont indiscutables. C'est donc qu'il a été volé... Les espions (trop scrupuleux peut-être ?) écartaient l'hypothèse du Château Volé. Au demeurant, cette séduisante commodité n'apprenait ni comment ni par qui le Château aurait été volé. Elle présupposait en outre que Seyne- Embrun- Colmars- Guillaumes- Entrevaux (et Montdauphin et Chateau Queyras) constituent un système signifiant. Ce postulat est infirmé par l'horreur notoire de Vauban pour les systèmes. Elle exclut a fortiori qu'il ait conçu un de ces systèmes au second degré qu'invente l'ésotérisme. Tout, toujours, est affaire particulière : les circonstances sont le seul principe de Vauban. Il
semble
qu'il aurait dû trahir le secret de son art par la grande quantité d'ouvrages qui sont sortis de ses mains. Aussi a-t-il paru des livres dont le titre promettait 'la véritable manière de fortifier selon Monsieur de Vauban', mais il a toujours dit, et il a fait voir par sa pratique, qu'il n'avait point de manière. Chaque place différente lui en fournissait une nouvelle, selon les différentes circonstances de sa grandeur, de sa situation et de son terrain.( Fontenelle, Eloge de Vauban prononcé à l'Académie des Sciences, 1707). Et le Général de Villenoisy renchérit : Vauban n'a rien écrit sur l'art de fortifier...Il traita la fortification en artiste, il produisit des œuvres ( Essai historique sur les fortifications. Paris 1669). Il
n'avait
point de manière, chaque place différente lui en fournissait une nouvelle, et chaque œuvre est unique, malgré les réductions pratiquées par des admirateurs pressés de devenir imitateurs. Contrairement à son temps, Vauban n'a pas l'esprit au système, et ce serait le trahir que de fabriquer en Haute Provence un système d'ordre deux, "moyennant l'hypothèse du Château Volé" et en fait pour introduire cette hypothèse. Non, les espions devaient trouver une raison moins naïve à l'absence de Guillaumes. Ils le devaient à Vauban, et à eux-mêmes dont la mission était niée soudain par cette contre-attaque du terrain. Les pêcheurs d'énigmes avaient préparé leur filet et, à l'instant de le lancer, s'apercevaient que la mer était à sec. Sur quoi alors flottait leur barque depuis qu'ils étaient sortis du port ? Ile n'osaient pas regarder avant d'avoir imaginé quelque chose. Le Lecteur fait confiance à leur "ingéniosité". Il ne se trompe pas. Les espions inventèrent : Guillaumes serait une expérimentation in situ des feintes forteresses à la séduction desquelles le vieux Vauban s'abandonnerait, débauche coupable dont rougissent encore les héritiers ! A Guillaumes, les rochers se dressent comme des tours ; des masses lointaines donnent l'illusion de fortins. La part de la nature dans la fortification, de l'ordre de la moitié dans la région, atteint ici huit ou neuf dixièmes. Tout était prêt pour ingénier un faux-semblant de Place. La Nature a déjà fait tout le travail, qui est de produire des signes militaires. Vauban se met à l'œuvre, favorisé par l'inaccessibilité du lieu. La mise en scène commence : plans, demandes de crédits, rapports, lettres...Et les "travaux" débutent. Guillaumes est alors une toute petite bourgade (pas grand chose de plus aujourd'hui, sauf le Dimanche après-midi lorsque les promeneurs s'arrêtent pour boire aux cafés du boulevard, les seuls sur quatre-vingt dix kilomètres, entre Barcelonnette et Entrevaux, les Gorges du Bachelard et celles du Daluis, avant ou après les frayeurs du Col de la Cayolle). Peu d'habitants, qu'on éloigne sans difficulté. Vauban insiste pour que la violence s'accompagne d'indemnités suffisantes. Les villageois qui croupissaient misérablement abandonnent tout et, cramponnés à leur pécule inespéré, s'écoulent vers la vallée du Var. Vauban fait garder les accès afin de protéger le chantier. Avec l'aide d'une petite équipe de maçons venus du Piémont, parlant à peine des dialectes rudimentaires et incompréhensibles, il se met au travail : les rochers sont taillés pour en géométriser les formes. Certains sont mis au même niveau que les voisins pour donner l'impression d'un bâtiment. Des blocs irréductibles sont rasés. Dégagés, les simulacres de tours bastionnés ont grande allure. On les relie par une muraille grossière. On creuse un fossé. Aux décorateurs de jouer à présent : des peintres italiens, maitres du trompe-l'œil, figurent des embrasures garnies de canons, des perspectives de rempart, les trous noirs des portes, dessinent des galeries
couvertes. La Place, commandée de près ou de loin des hauteurs qui l'environnent (16/2/1693) est régie par le principe de dissimulation, ce qui facilite le travail de masque. Lors de la prise d'armes, quand les troupes, au demeurant peu nombreuses, défilèrent dans le village repeuplé, tout le monde vit une assez imposante forteresse, si bien intégrée au site que, selon le mot du lieutenant qui commandait la parade, "la Nature semblait avoir obéi à l'Ingénieur" (archives privées). Il y eut donc une forteresse puisqu'on en voyait les signes. Vauban sut qu'il avait deviné le secret des apparences. Et finalement, le Roi aussi pouvait être content : au moindre coût, il ajoutait une nouvelle Place à son inventaire, un nouveau plan à son atlas, une autre maquette à sa collection de plans-reliefs...C'était l'humour de Vauban, de servir le Roi de manière tellement subversive qu'elle le menaçait de la Bastille : trahison, lèse-majesté, détournement de fonds...A la fin de sa vie, l'ironie privée cédera la place au défi public, et ce sera l'affaire de la "Dixme Royale" qui vaudra au Maréchal de France la disgrâce royale et les poursuites policières. Cela n'est rien à côté du scandale qui aurait éclaté si l'on s'était aperçu qu'au fil des ans et des hivers, rudes dans ce pays au bas du Col, Guillaumes disparaissait ! Les peintures se fanaient, des éboulements détruisaient les alignements...Mais personne n'allait à Guillaumes. Vauban avait laissé donner le commandement de la Place à un courtisan qui ne quittait jamais Versailles, et la garnison s'était joyeusement dissipée. En retrait par rapport à la frontière, protégée par des forteresses plus avancées d'opérations militaires qui ne se firent pas, Guillaumes gardait son secret. On l'oublia, et les plans conservés aux Archives Techniques du Génie (série "P") sont la seule preuve de l'existence de la Place. Peut-être a-t-on envoyé un jour des troupes fraiches occuper la forteresse ? Que le Lecteur imagine le général, remontant lentement les Gorges sans rencontrer le moindre rempart ! Il croit s'être trompé, demande aux indigènes qui répondent en un patois grossier. Pas moyen de savoir s'il est bien à Guillaumes ! Il continue. Villeneuve d'Entraune, Saint Martin d'Entraune, Entraune. Toujours rien. Les soldats se trainent. Le général scrute la vallée et ses versants. La colonne s'étire, la discipline se relâche, les canons glissent dans le torrent, les soldats s'égaillent et s'égayent avec les bergères...Lorsque, bien des jours plus tard, on atteint le Col de la Cayolle, le général se retourne : il est seul ! Renonçant à rassembler les débris du Régiment, il lance son cheval vers la Savoye et passe au service du Duc, préférant la trahison au ridicule. Arrêtons les troupes à Guillaumes, reconnue grâce au vieux château de la Reine Jeanne. Ne trouvant pas la forteresse et refusant d'avouer que la mission est impossible, le général transforme ses soldats en maçons, et, à l'aide des plans de Vauban opportunément emportés dans ses bagages, rend la fiction réelle...Mais dans ce cas, il y aurait des ruines aujourd'hui, et les espions n'en ont pas vu. D'ailleurs on va trop loin, on exagère et on fatigue l'imagination du Lecteur qui ne voudra plus rien croire et restera sur le ponton désolé du réel tandis que le fringant canot des hypothèses fictionnelles s'éloignera de la page, passera la barre des marges et disparaîtra de sa vue. Abandonnons
une
inférence trop plaisante, et revenons à notre général qui découvre l'absence de Guillaumes. Prêtons-lui de la subtilité. Pourquoi n'en aurait-il pas à une époque où, avant l'industrialisation de la guerre, il y avait encore des artistes parmi les militaires (ce Lieutenant Général de Mesgrigny, un entre tous, qui commandait la Place de Tournay. Après avoir capitulé par force, il passa au service de l'ennemi pour garder le commandement de la citadelle qu'il avait construite). Notre général, désormais subtil, connaît la paradoxale mobilité des forteresses, et n'est pas autrement étonné qu'il n'y ait personne au rendez-vous. Contrarié certes, vexé probablement, il pense que la forteresse s'en est allée et que les Bureaux ont oublié de prévenir le Ministère de la Guerre. En effet, quoique vouées à l'éternité que revendique leur masse, les forteresses s'agitent dans le temps : elles vont, elles viennent, se détruisent, se reconstruisent, disparaissent, s'échangent les unes contre les autres. Sur les cent six places "construites ou remaniées par Vauban" qu'indique la carte, quarante et une (41) ont "disparu". On a bien lu: "disparu". Il ne s'agit pas de dégradation, mauvais état, effondrement, mais de "disparition". On ne trouvera rien des Places de Nice ou d'Embrun, de ce côté, de Pignerol, Turin, Verceil, de l'autre. Les Monts n'y sont pour rien. Essayez de trouver à Lyon le Château de Pierre-Seize qui, disent les chroniques, "domine la ville de sa masse terrifiante"! On recherche les Forteresses dont les noms suivent : Dunkerque, Furnes, Ypres, Knocke, Menin, Oudenarde, Namur, Saint Omer, Ath, Philippeville, Montroyal, Valenciennes, Bouchain, Guise, Mézières, Philipsbourg, Landau, Phalsbourg, Fort Louis, Strasbourg, Marsal, Sélestat, Brisach, Huningue, pour le Nord Est. De Givet, également disparue, un récit de voyage en Belgique au dix-neuvième siècle parle ainsi : La
ville
disparait presque sous l'accumulation des défenses militaires. Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu'inventa pour la sécurité des frontières la science ancienne et moderne des fortifications, Givet en est pourvu,...Et que de casernes ! Quelles immenses esplanades pour l'évolution des troupes ! Que de soldats !... Allez à Givet et vous verrez ce qu'il en reste ! Dieppe, Cherbourg, Port en Bessin, Brest (Fort de Recouvrance), La Rochelle, Rochefort, Bordeaux, pour la face atlantique du monument aux victimes de la curieuse catastrophe... La liste, trop rapidement dressée à partir d'une carte peu scrupuleuse, est incomplète. Pour chacune de ces Places, on citerait des descriptions aussi formidables que celle de Givet, et on mettrait en regard la date de disparition. On se trompe si l'on croit que les bombardements américains, les exploits de l'artillerie lors la guerre précédente ou les travaux d'urbanisme de la fin du siècle dernier suffisent à expliquer les disparitions qui auraient de ce fait un caractère "naturel". Les villes ont souvent fait éclater leur enceinte, transformée en boulevard, elles n'ont jamais dévoré leur Citadelle. Les péripéties de la vie des Forteresse proviennent du dualisme de leur nature : signes symboliques, mais aussi constructions colossales qu'il faut détruire lorsque leur réalité devient dangereuse. Par exemple Cherbourg en 1688 ou Dieppe dont les murailles furent rasées pour ne pas être prises ! On a démoli très imprudemment toute la fortification au commencement de la dernière guerre, crainte que les ennemis ne s'en emparassent, et on n'y a laissé qu'une simple clôture, à peu près de la force d'un mur de cloitre. Les ennemis qui devaient tout emporter n'en firent rien et, un an ou deux après, on aurait bien voulu ne pas y avoir touché (à de Puysieulx 23/8/1699). Amusant sabordage ! Crainte que les ennemis ne s'en emparassent, on détruit les ouvrages qui défendaient la ville contre eux ! Peut-on avouer plus clairement, à l'occasion d'un mouvement de panique incontrôlé, que la fortification est simulacre ? Prise dans des effets réels, elle est désemparée. Faut-il construire ou détruire ? Les
Princes
ont employé différents moyens pour maintenir sûrement leurs Etats, écrit Machiavel, chapitre XX, "Si les forteresses et plusieurs autres choses que font souvent les Princes, leur sont utiles ou nuisibles": ...Quelques uns ont construit des forteresses et d'autres en ont démoli...Les forteresses sont donc utiles ou non, selon les circonstances, et même si elles servent dans un temps, elles nuisent dans un autre. Si la Place est faible, elle est inutile ; si elle est forte, elle constitue un danger. Lorsque l'ennemi s'en sera emparé (et il n'est pas de place qu'un siège judicieux ne réduise), le pays lui appartiendra et il faudra des efforts extrêmes pour le déloger. Si la Place est à l'ennemi et qu'on la lui a prise, il peut la reprendre : ne faut-il pas profiter de la conquête pour tout démolir ? On n'aura rien, lui non plus ! Les forteresses sont des pôles symboliques. Trop pesantes, elles distordent l'espace militaire et produisent des effets pervers, comme cette citadelle de Philipsbourg que Vauban propose au Roi de raser et de rendre à l'évêque de Spire: Je sais que c'est la meilleure entrée que nous ayons en Allemagne, mais c'est cela même qui nous attire les Allemands et nous les fait ennemis! Ici encore, les "circonstances" sont bien l'essence de la Forteresse. En 1694, Vauban rédige et présente un Mémoire sur les Places dont le Roi pourrait se défaire en faveur d'un traité de paix, sans faire tort à l'Etat ni affaiblir sa frontière. Le catalogue comprend vingt-trois paragraphes : une centaine de Places sont visées. Vauban manipule les forteresses-signes sans égard pour leur matérialité ni amour-propre d'auteur. Moyennant quoi Sa Majesté épargnera toutes les troupes de leur garnison, avec tous les états-majors, vivres et munitions dont la dépense annuelle réelle et effective monte à plus de 10,4 millions de livres par an. La recette d'économie est amusante : désarmer les forteresses pour en supprimer les dépenses ! Vauban n'aime pas les opérations militaires ; il s'irrite toujours des dérangements qu'elles causent. Dans une lettre à Catinat (15/2/1693) il se plaint qu'en Flandres, les troupes ne font qu'aller et venir, été et hiver, sans égard pour les travaux /de fortification/ qui en sont à toute heure interrompus. En pleine guerre, sur une frontière disputée, répond sans doute Catinat, on évite difficilement les mouvements des soldats ! Mais Vauban et ses forteresses n'appartiennent pas à l'univers du militaire. Ce n'est pas par hasard que Vauban a changé de camp en 1653. En apparence, il abandonne la Ligue pour le Roi, en fait, il rompt avec le militaire. Cornette chez Condé, il devient adjoint du Commissaire du Roi aux Fortifications. Il passe la ligne, laisse derrière lui les panachés, avec lesquels il entretiendra par la suite des rapports ambigus. Dans le monde des apparences fortifiées, les militaires sont une gêne : leur manie organique de croire aux apparences en perturbe le travail. L'Ingénieur préside aux circonstances ; son action se heurte à l'inertie des monstres de pierre qu'il faut des années et des millions pour construire. Ses travaux emprisonnent l'Ingénieur, d'autant plus qu'ils sont accaparés par les militaires. Les forteresses faites, il faut les défendre ; défaites, on est incapable de les faire renaitre. Une architecture de faux-semblant est au contraire économique et surtout, parfaitement adéquate à la nature-signe des forteresses. Il ne s'agit pas d'édifier mais de montrer, pratique courante lors des Merveilles, des Fêtes ou des Entrées Royales ! on érige de fabuleux décors, des palais, des temples chinois, des arcs de triomphe. Tout est possible. Et puis, la cérémonie finie, on démonte. Le Lecteur comprend mieux Guillaumes à présent ! un pur signe militaire qui s'efface à volonté, sans délai ni scrupule. Guillaumes est la Forteresse Idéale, flexible, adaptable à chaque circonstance. En a-t-on besoin ? On la fait rugir, on refait les badigeons, on envoie des troupes. Veut-on la supprimer ? Quelques peintres la gomment. Vauban n'aspirait pas à transformer la Nature, à la pétrifier en monuments militaires, puisqu'il était plus plaisant et plus efficace de la subvertir –détournement de paysages, subornation de forteresses, perversion du sens de l'Etat, corruption de l'Histoire, séduction de Marie•Charlotte ou séduction par Marie•Charlotte... Villefranche
de
Mer porte la marque des promenades clandestines avec l'amoureuse. Le rempart, au lieu de tomber directement dans la mer, ce qui le rendrait imprenable, en est séparé par un passage, un promenoir au long duquel Vauban, abrité par la muraille des regards des constructeurs, enlaçait Marie•Charlotte échappée d'Entrevaux... Le Lecteur sent venir une transition, une bifurcation possible vers Entrevaux dont on lui doit une narration (deux ! proteste-t-il). Après avoir juste esquissé l'autre Marie-Charlotte, le crayon est resté levé, suspendu entre la quête des Bergamasques et la découverte qui reste à faire de la Forteresse Oubliée, à laquelle, que le Lecteur se rassure, on arrivera bientôt. Elle approche, elle est là. Le compte-rendu s'est découvert, un petit cahier bleu sur la couverture duquel on lit : "La Forteresse Oubliée". Il a surgi du fouillis, ou bien le Vent a emporté les feuilles qui le couvraient...Il faut se dépêcher, couper la route, inventer une priorité, pour faire passer Entrevaux avant la Forteresse Oubliée. La première narration est toujours introuvable. Par chance, la corbeille à papiers a recraché la deuxième qui, semble-t-il, la rappelle. Le Lecteur reviendra au style direct des espions : il s'agit d'un rapport, peut-être conservé en entier, peut-être, ainsi qu'il arrive trop souvent dans ces documents avec lesquels le chroniqueur se débat, interpolé de considérations générales, tracées d'une écriture semblable et différente, de sorte qu'on ne sait si la main qui tenait la plume était la même. Une dernière hésitation retient le chroniqueur : ces pages sont-elles vraiment nécessaires ? Tout ce qui, depuis le début, s'entasse sur cette ombre lunaire n'en souligne-t-il pas suffisamment les contours ? Chaque éclair de ces étranges aventures fait apparaitre le visage de Marie•Charlotte et la vérité de Vauban, de même que (pour parler comme nos espions) les lacets successifs de la descente du Col de Félines révèlent la Citadelle...Mais le chroniqueur s'égare. Il n'a pas à s'interroger. Son travail est de donner une apparence de cohésion au chaos des feuilles volantes. Dieu sait (Dieu et la Lectrice) si le transcripteur s'acquitte mal de sa tâche ! Qu'au moins il soit fidèle au texte ! (mais à quel texte ?). *** A la première visite à la Citadelle, Marie-Charlotte, contre argent et promesses, nous avait remis la clef de la grille. Ayant soigneusement refermé derrière nous, nous avions gravi les lentes rampes, régulièrement traversées d'arcades qui sont autant de coupures défensives. Après le poste de garde, la série des prisons, à l'aplomb du précipice, se termine par un portail solidement fermé, pour empêcher les entrées clandestines et les actes de vandalisme, se rappelle-t-on alors. On ne peut pas gagner le plateau auquel s'adosse la Citadelle qui se ménageait par là une issue de secours. Le pont-levis aperçu par une fente entre deux planches, est réduit à son squelette, ces poutrelles de fer qui supportaient le tablier, dont les planches ont pourri, à moins qu'elles n'aient été volées et brûlées au cours d'un hiver rigoureux, en temps de guerre, lorsque le bois manque, ou à l'occasion de ces joyeux feux de camp que des jeunes gens sportifs perpètrent parfois sur le plateau où ils viennent épingler les étoiles sur leur carte du ciel (là c'est la Grande Ourse, et là Cassiopée), indifférents aux remparts qui ont survécu à bien d'autres importunités et mauvaises manières. On s'arrache à cette contemplation courroucée, et, se retournant, on est saisi par la lumière de l'étroite ruelle comprise entre la falaise et les prisons : leurs portes, à demi ouvertes, répandent une clarté tamisée, épaissie, ombrée par l'étroitesse des fenêtres grillées. On traverse à pas lents pour faire durer plus longtemps la jouissance (on traverse à pas lents, rugira le guide, dans un autre siècle, lorsque ces lignes incohérentes appartiendront au rituel touristique), On traverse à pas lents pour faire durer plus longtemps la jouissance, hurlera le mégaphone du syndicat d'initiatives, cherchant à couvrir les cris des enfants grognons et les bavardages des touristes (on s'est trouvé un petit restau dans la vallée de la Roudoule...). Se dégageant des foules à venir, on rebrousse chemin jusqu'au poste de garde d'où l'on repart (jusqu'au poste de garde d'où l'on repart, crie le guide en écho). L'entrée de la citadelle proprement dite (l'entrée de la citadelle proprement dite, construite par Vauban-qui-fortifia-les-frontières-françaises...) est percée dans la deuxième enceinte, et commandée par une grande salle voutée dont les fenêtres ouvrent à ras du sol. Dans le porche, un large escalier s'amorce, qui le franchit et le prolonge au-delà de la voute. Assez bref, une quinzaine de degrés, il se détache des murs par d'épaisses bordures obliques qui le soulignent, presque brutalement. La porte est défendue, rempart, mâchicoulis, chicane, feux croisés des salles adjacentes. Qui entrerait si, perpendiculairement, l'escalier n'invitait, n'incitait, à pénétrer? Horizontalement, la Forteresse. Verticalement, Marie•Charlotte. La ligne de pierre se troue de cet appel qui la traverse, éclairant la noirceur du porche d'un ruissellement de lumière venu de deux sources encore cachées à l'intérieur de l'enceinte. A droite en effet, un jardin enchanté, planté de trois châtaigners1 semble l'âme de la Citadelle, à laquelle 1 d'un bâtiment à deux étages, des escaliers ruinés parlent d'impossibles communications. A gauche, au-dessus de la longue salle voutée qui commande l'entrée, portes et fenêtres de la façade arrière ouvrent sur une terrasse allongée, couverte par l'avancée du niveau supérieur, et séparée du chemin par trois arcades, esquisse d'un cloitre ou d'une galerie. C'est alors, après le deuxième étage, que surgit ce nouvel escalier : avec le jardin et le porche, il forme un
triangle
enfoncé dans l'enceinte. Escalier décisif puisque, au flanc du dernier rocher, il joint le bas et le haut de la Citadelle. Escalier indicible, à cause de sa subtile courbure, indescriptiblement liés à l'arrondi de la rampe de pierre. Son tracé n'est ni rectiligne ni courbe ; aucune figure, ou engendrement géométrique ne pourrait illustrer ce troublant distors. Il faudrait quitter l'espace pour le temps, et utiliser analogiquement des images musicales, le développement d'un thème qui, sans subir de franches modulations, connaitrait d'imperceptibles ondulations à travers lesquelles sa ligne s'affirmerait sans qu'on puisse jamais l'entendre. Devant cette courbure retenue, nous songions, doucement agités, à Vauban retraçant dans la pierre l'inexprimable ligne de hanche de Marie•Charlotte, émoi profond d'un galbe non marqué mais pourtant sensible, pris dans l'élan vertical du corps que les hanches minces infléchissaient cependant, fléchissant sous les caresses...horizon de Vauban, ligne imaginaire, limite du désir, frontière de la vue, insaisissable et douloureuse proximité... De tous les escaliers cherchés, devinés, imaginés, vus, parcourus, montés, dégringolés, glissés, de tous les escaliers qui ornèrent les maisons et les villes rêvées, celui-là était le plus beau, le seul peut-être puisqu'il était par sa seule forme ; s'il signifiait un passage, c'était celui de la représentation à l'allusion, de la reproduction à la distorsion. L'émotion nous gagnait; nous effleurions de lentes caresses la tendresse de la rampe de pierre, pendant que Vauban, dans la cour des châtaigniers, couvrait de baisers Marie•Charlotte accourue, attirée par ce double appel à travers l'escalier du porche, pont sous le pont pour le franchir ...L'escalier, la cour, le pont, métaphore triangulaire d'une phrase tue d'un poème à venir... Eblouis, nous ne donnâmes pas à la Citadelle déçue l'attention méritée, et repartîmes après une visite de politesse. Par la suite, nous retournâmes parce qu'il fallait voir et dire les chambres du Donjon, les pièces casematées, sombres, grises, enventées, la dernière salle, tout en haut, ouverte sur l'à-pic et le mystère des bassins de pierre. Nous retournâmes, et ainsi il y eut cette deuxième fois que le Lecteur attend depuis si longtemps qu'il en est lassé à l'avance, on lui promet d'aller vite... Nous n'avions pas la clef, et répugnions à nous introduire de force en sautant la grille. Il fallait trouver une autre entrée. Si elle s'ouvrait quelque part, c'était en haut, sur le plateau derrière la forteresse (vieux souvenir de pirate : attaquer à revers). Nous grimpâmes la colline pour atteindre, par l'extérieur, les sommets de la citadelle. Le plateau, dont nous buvions l'herbe rafraichissante après les fatigues de l'escalade (et le style, est-ce que vous supportez le style ?, demanda le juge), le plateau est si petit, si resserré qu'il exclut toute attaque. Nous avions cru que, inaccessible à partir de la plaine, la forteresse aurait son faible sur les hauteurs. Ce n'était pas le cas ; la pureté de la Place exigeait qu'étrangère aux contingences militaires, elle fut respectueuse de leurs normes. Le plateau, inoffensif, n'en est pas moins solidement défendu : la hauteur des remparts s'augmente de la profondeur du fossé qui, à chaque extrémité, plonge dans l'abime. Mais, sans raison (sans raison, vraiment ?), un escalier de pierre permet de descendre confortablement dans le fossé dont il annihile la valeur défensive. Pourquoi ce passage ? Pourquoi conduit-il à une ouverture pratiquée dans le soubassement du Donjon ? Pourquoi la galerie continue-t-elle en souterrain à l'intérieur du rocher ? Pourquoi, après une longue marche obscure, se retrouve-t-on entre les deux enceintes, dans le couloir des prisons ? Nous exultions : la Forteresse nous était ouverte en permanence, de jour comme de nuit. Si la vieille Marie-Charlotte contrôlait l'accès officiel, nous avions notre porte nocturne et clandestine. Dans la cour aux châtaigniers, nous nous penchions sur d'inquiétantes profondeurs, souterrains possibles, nécessaires, puisque la fermeture de la Citadelle l'obligeait à s'ouvrir secrètement, à se creuser de maints couloirs, discret contrepoint du thème principal. Nous parcourûmes l'itinéraire déjà connu, avant de rejoindre la Cité, ouvertement, par le chemin des touristes estampillés. En bas, la porte était ouverte, au mépris de toutes les recommandations de la vieille Marie-Charlotte. Désarroi Comment excuser le Vent ? Le chroniqueur, perplexe, contemple le désordre qui règne sur la table et dans la pièce. Nombre de notes ont été balayées ou resurgiront plus tard. La gueule ouverte de la fenêtre en a happé plus d'une. Le chroniqueur a d'abord combattu : pinces à linge, trombones, presse-papiers, remparts de livres. Le Vent trop fort, avec des bourrasques aléatoires, l'a fait renoncer. Mais à la fin, s'exclame la Lectrice, d'où vient-il ce vent ? et ne peut-on fermer les fenêtres ? "C'étaient
des
vents, c'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde, de très grands vents à l'œuvre parmi nous...", cite approximativement le chroniqueur en guise de défense, invoquant les Vents qui, dans un chapitre ultérieur, souffleront sur le plateau désert de Montdauphin et se glisseront entre la Belle Espionne et l'Alligator. Le Vent appartient à cette histoire dont on cherche le héros : les espions ? l'un d'entre eux ? Vauban ? les forteresses ? le Lecteur ?...la Lectrice peut-être. Le chroniqueur n'a pas fermé la fenêtre car les Vents s'agitent à l'intérieur de la pièce (à l'intérieur de sa tête, souffle quelqu'un). Rien à faire, qu'accepter leurs caprices, et les hasards de leurs coupures et raccords. On arrive à la Forteresse Oubliée. Le petit cahier bleu est toujours là, derrière le magnétophone, il ne s'est pas encore envolé. Ne pourrait-on essayer d'avoir fait exprès ? Qu'inventer?...Voyons...Fabriquer une transition à partir d'Entrevaux...Par exemple ... Ah oui c'est cela, branchons le magnétophone. Tiens ! Il tournait déjà. Tant pis ! Avec plus de logique qu'il ne paraît, les divagations antérieures et leurs circonvolutions, circonvallations autour de la place assiégée, investie peu à peu avec une confusion feinte qui dissimule la progression méthodique des sapes et des tranchées, ont ouvert la brèche (dixième temps de l'Attaque des Places). C'est par là qu'on pénètrera dans la Forteresse Oubliée, toujours présente, toujours pesante de la masse de son inexistence...Pourquoi y entrer ? Elle n'est pas due à Vauban, et ne nous apprend rien de lui. Pourquoi lui donner cette place centrale, dans le chapitre médian à partir duquel le livre se renverse, l'histoire se résorbe? Les espions invoquent une opposition polaire entre la Forteresse Oubliée et Entrevaux, la première ayant servi longtemps de prison à l'Alligator, tandis que la Belle Espionne était enfermée dans le Donjon d'Entrevaux...Les espions s'abusent s'ils se croient les sujets de leurs aventures!...N'est-ce pas plutôt que, dans ce traité des Disparitions, la Place centrale doit rester vide ? L'ingénieur de la Forteresse Oubliée est inconnu et sera désigné par "X", la localisation n'est pas donnée et l'analyse de la fortification n'apporte aucun élément nouveau. Et pourtant, ce vide doit être dit, à la manière allusive ici à l'œuvre. Ah! La cassette est finie, il faut la changer. La transition n'est pas trop mal ficelée. La Lectrice sera contente, on croirait vraiment que la Forteresse arrive par nécessité...Prenons le cahier bleu... ACTE
TROIS Prendre le cahier bleu et le dicter au magnétophone... Pas si simple ! Plusieurs feuilles sont agrafées à la première page. Extraites d'on ne sait quelles archives, elles décrivent une "première visite". Décidément, les espions redoublent toujours ! En marge du texte, quelques lignes d'une autre écriture : "Les forteresses sont trop vivantes pour être fixées, même à la colle forte du souvenir. La Forteresse Oubliée change à chaque approche. Entre son invention et son souvenir les rapports restèrent incertains. Souvent, les espions s'étonnèrent que la forteresse qu'ils visitaient fût si peu semblable à la Forteresse Souvenue. Ce pourquoi on donne ici la première narration de la Forteresse". Ce récit aux égarements fastidieux ne sera pas reproduit. Le Narrateur se perdait dans les fragments d'un espace éclaté, sans jamais savoir où il était, ni la place de cet endroit dans un espace insaisissable. Il allait et venait vainement à travers sa peur, cramponné au fil de son vertige. Emporté par les tourbillons de la Forteresse, il franchissait la montagne par un couloir souterrain. De l'autre côté, une nouvelle Forteresse s'étendait. Chacune ignorait l'autre, bien qu'elles se joignissent sur la crête qui s'élevait rapidement, comme pour se soustraire à cette rencontre. Très haut, le Narrateur apercevait des tours rectangulaires. Il avait renoncé à monter vers ces "solitudes inaccessibles". On citera seulement les dernières lignes : "Je gagne le portail de fer pour jouir du contraste entre l'abandon d'en-haut et la rigueur d'en bas. Là, les portes blindées battantes ou jetées à terre, les fils électriques pendants, les remparts effondrés et les escaliers ruinés, tout dit la rupture de la Forteresse avec ses origines et fonctions étatiques. Ici, elle
n'a pu s'en délivrer. Les portes de fer fraichement repeintes sont closes, saturées de verrous. De petites fenêtres carrées montrent les dents de leurs barreaux neufs. Il y a quelque chose ou quelqu'un et, regardant ensuite du fond de la vallée, je verrai un homme, vêtu d'un habit bleu, pressé contre les barreaux. Le dernier prisonnier de la Forteresse abandonnée ?..." Le texte se termine sur cette interrogation. Aujourd'hui, au jour de la deuxième visite, si l'on apercevait cet homme, on se demanderait s'il n'est pas l'ultime gardien d'une forteresse oubliée de tous et de lui-même, claquemuré et barricadé en bas, ayant renoncé à penser à ce qu'il y a en haut que ses yeux ne voient pas à cause de la falaise, et dont son esprit a perdu le souvenir. Avec le soin extrême qu'attestent les verrous, il garderait son propre poste de garde. Il garde, et il regarde, de l'autre côté des barreaux, un souvenir perdu. Nous ne vîmes pas l'homme en bleu. Voulions-nous vraiment le voir? Sommes-nous seulement descendus jusqu'au portail de fer ? L'homme en bleu aurait été ce gardien dérisoire mais, au jour de la narration, qui appartient à un autre calendrier, à un autre univers, il était bien "le dernier prisonnier de la Forteresse abandonnée", le Narrateur lui-même qui s'est vu, accroché aux barreaux, surveiller la route par laquelle il arrivait. Fantasme carcéral ! briser la prison du miroir, s'enfermer mille fois dans les débris étincelants. Se libérer par ubiquité, par multiplication. "Mes prisons sont ma liberté", disait celui à qui l'un des éclats montrait le bas de la Forteresse, et lui-même emprisonné . Lorsque plus tard d'obscurs souvenirs nous guidèrent vers la Forteresse, nous la trouvâmes toute autre que la Narration la décrivait. Les "altitudes inaccessibles" s'abaissaient à frôler la vallée. Pourtant, la Forteresse ne s'était pas renversée, tête en bas, en un arbre droit rêvé auquel un jour quelqu'un a failli se pendre, affolé par la forêt embrasée qu'il cachait. Non, on eut dit, s'il avait vraiment fallu dire, que la Forteresse avait grandi, dépassé le premier repli de la montagne, gravi les pentes, atteint le plateau supérieur que la première visite n'avait pas soupçonné, où elle s'apaisait en une lente effusion horizontale...Notre folie était trop haute pour s'arrêter aux "altitudes inaccessibles". La Forteresse enfiévrée était devenue torrent. Les flots de pierres, s'arrachant à la vallée, se précipitaient vers le ciel avec une impétuosité croissante, remontaient la crête et emplissaient tout l'espace libre du plateau. Ce torrent, l'inverse d'un torrent, charriait de la matière à la place de lumière, escaladait au lieu de dégringoler, et offrait l'apparence d'une immobilité totale... Mais reprenons du début, sinon le Lecteur n'y comprendra rien. La Forteresse Oubliée. Deuxième visite. Nous arrivons par le côté français...Nous ? Elle et lui, la Belle Espionne et l'Alligator, Vauban et Marie•Charlotte, le deuxième Narrateur et le premier, le manuscrit et le Lecteur, le conteur et la Lectrice...Nous, qui vous voulez, à condition d'être deux, seuls, et attendus par la Forteresse. Le banal pronom "personnel" est ici un duel, première personne du pluriel conditionnel à deux d'une grammaire qui se cherche, mode hypothético-pathétique, temps de ce qui est en train de disparaitre. On a beau tirer la langue, le Lecteur la tire dans l'autre sens. On dira "nous", et comprenne qui peut. Nous arrivons, toujours par le côté français. A quelque hauteur, de décevants casernements, anodins parallélépipèdes posés au flanc de la montagne, cachent qu'il y a une forteresse. On passe cent fois sans la deviner. Si on vient d'Italie, en descendant le Col, on a une vue, à peine plus excitante, du rempart sur la crête et des tours carrées qui la dominent. Comment accéder à une forteresse qu'on ne voit pas ? Nous refusons la fatigue d'une pénible marche à pieds et cherchons, côté italien, un chemin pour l'automobile. Sans cette paresse, nous ne trouverions rien. La Forteresse, offusquée de nos efforts suants, se replierait sur elle-même, se dérobant à une convoitise malsaine...Etre assez lâches pour ne pas l'étrangler, et assez résistants pour que ne nous noient pas les vagues vertes des arbres qui roulent sur les pentes, effacent les chemins...Routes étrécies entre les pâturages jusqu'au cul-de-sac du hameau abandonné. Ruisseaux de bitume aux traitres affluents, débouchant soudain dans le canal de la Nationale. Chemins de terre qui peu à peu se terrent sous les buissons...Après dix échecs, une piste se décide enfin à monter devant nous. Nous la suivons, dubitatifs, elle monte, certes, mais chaque virage l'éloigne du lieu supposé de la Forteresse. Nous tirons des bords, à l'allure lente imposée par la chaussée, calculant tout. Soudain, dans une clairière, nous voyons (regarde là, à droite) un camping-car anglais arrêté, faussement insignifiant, indice attendu de la proximité de la forteresse (de même qu'une corneille rencontrée au milieu d'une forêt indique le voisinage d'une vieille tour). L'encouragement
vient
à point car nous avons encore perdu notre mission d'espionnage, depuis que nous ne savons plus contre qui la Forteresse a été construite . La Première Narration n'abordait pas la question ; il allait de soi que la Forteresse, française aujourd'hui, l'avait toujours été, protection de la vallée (et des chemins qu'elle ouvre) contre d'improbables excursions savoyardes. Mais la galerie de canons tourne leur gueule contre le côté français. Mais c'est par là que la Place est imprenable, défendue par le précipice alors que vers l'Italie les accès sont en pente douce. Mais elle n'est pas marquée dans le répertoire des forteresses françaises... Nous ne savons plus de quel côté de la frontière nous sommes, et s'il y a une frontière. Reste-t-il de la place pour des espions ? Heureusement,
le véhicule anglais, et son dessein de surveillance, nous rendent au sentiment de notre identité. Nous ne nous arrêtons pas à sa nationalité. Tout est devenu si flou que rien ne peut nous surprendre, pas même la découverte de contre-espions serbo-croates (ils étaient albanais), tapis sous le feuillage, avec de longues moustaches et un chapeau de feutre gris. Si la forteresse n'est ni française ni italienne, pourquoi ne serait-elle pas l'enjeu d'une dispute entre l'Angleterre et la Serbie ? Ces anglais sont suspects parce qu'ils doivent l'être. Notre progression tranquille est guettée de toutes parts. Des radars embusqués nous suivent des yeux. Depuis le matin, un curieux trafic d'hélicoptères emplit le ciel et, la nuit précédente, n'avons-nous pas été interpelés par les gendarmes ? Nous continuons. Quelques centaines de mètres plus loin, un éboulement obstrue la route juste à la sortie du virage. L'automobile aux aguets était prête à tout, elle dérape mais s'immobilise. Nous comprenons : l'anglais, innocemment assis dans son fauteuil pliant, est là pour vérifier que le piège a happé nos corps, déchiquetés au fond du précipice, enfermés dans "la carcasse calcinée de l'automobile" (Rapport de l'agent anglais, agrémenté d'une mention marginale – cliché journalistique, paragraphe "imprudence de touristes" en tout petits caractères à la page 7). Demi-tour difficile et passage à toute vitesse devant le camping-car dans lequel une feinte bobonne communique fébrilement avec les quartiers généraux. Nous roulons, attentifs. Un chemin apparait, presque parallèle à la route, ce qui, à la montée, le rendait invisible. Il aspire l'automobile, et nous nous surprenons tout à coup à longer un ouvrage fortifié, profond fossé derrière lequel s'alignent de puissantes casemates couvertes de gazon. Nous y sommes. Mais où sommes-nous? La Première Narration ne signalait pas ce long fossé qui ne s'intègre pas à la description de "la forteresse" (les guillemets commencent à voleter autour de nous). Où qu'il soit, l'obstacle est infranchissable. Derrière, là où le plateau s'infléchit en une brutale descente, de terribles grilles, armées de pointes acérées, prennent la suite du fossé. Ces poignards obliques semblent rouillés du sang des assaillants, transpercés par leur assaut trop impétueux. Craintifs, nous remontons vers l'automobile. Après avoir calé plusieurs fois, la machine refuse de démarrer, sabotée peut-être. Nous la quittons et continuons à pied. Au bout du fossé, un autre, perpendiculaire et strictement identique. Nous marchons sans comprendre comment le plateau et "la forteresse" se combinent. Orientée contre l'Italie, la fortification est conventionnellement enterrée. Le dessin d'ensemble est géométrique. Rien ne rappelle "la forteresse", prise dans les lignes schisteuses de la montagne. Est-ce une défense de "la forteresse" italienne pour en commander les hauteurs ? Sommes-nous au contraire devant la vraie forteresse, française alors, dont "la forteresse" serait seulement un ouvrage inférieur, la protégeant de la vallée ? Mais peut-être sont-elles deux, deux forteresses, italienne en bas, française en haut, deux places qui se tournent le dos sans pouvoir se battre, de sorte qu'une armée italienne pourrait être arrêtée d'un côté de l'éperon rocheux derrière lequel seraient immobilisées les troupes françaises... Nous accélérons le pas. Cette face, plus exposée aux intempéries, éclate de partout. Le talus effondré montre les murs épais des casemates, jusqu'au précipice où le fossé se jette. Un pont-levis oblique et vermoulu enjambe la cascade sèche, nous sommes dans la place. Un nouveau talus casematé, un deuxième, que franchissent des souterrains transversaux. La construction est ancienne et colossale. Elle nous fait songer à ce que la veille nous avons découvert dans la vallée italienne symétrique : bâtiments gigantesques parcourus de routes, rempart si large qu'il porte dans ses flancs un chemin pavé où les paysans garent leurs charrettes...Et au-dessus, un village, entortillé de fossés, de forts, d'enceintes, en sorte qu'on ne sait jamais si l'on est à l'extérieur ou à l'intérieur. On est dehors sans sortir, on sort sans être entré. Nous avions pénétré dans le rempart, dépassé les voitures. L'obscurité d'une galerie absorbait la lumière de la lampe de poche ; un petit cercle jaune marchait devant nous, frileux, ayant renoncé à éclairer le chemin. Ce tunnel, assez large pour qu'une automobile y roule à son aise, évoquait des crimes, des règlements de compte silencieux, des expéditions douteuses. Dans tout le village, misérable et désert, aucune rue n'était aussi bien tracée et dallée que cette avenue close. Les ruelles rabougries à peine pavées bordaient des masures à la crasse moyenâgeuse, devant lesquelles quelques idiots nous avaient regardés passer de leurs yeux vides. Auberge déserte et laborieusement accueillante. Une fois encore nous
étions
seuls dans la salle à manger. Depuis combien de temps, toutes les tables étaient-elles apprêtées, le couvert mis sur des nappes blanches? A chaque instant, une sonnette retentissait, marquant l'ouverture de la porte du bar que nous ne voyions pas s'emplir de créatures patibulaires, bruyamment entassées dans cette petite salle qu'il fallait traverser pour sortir... Une angoisse de plus en plus pénible naissait du défilé de ces images sordides sur l'autoroute souterraine qui épuisait nos pas privés de repère. Et lorsqu'un monumental escalier nous fit découvrir, au niveau inférieur, un boulevard pareil au nôtre (et sans doute d'autres étages encore redoublaient-ils ces tunnels), l'angoisse fit place à une fuite rapide qui, le lendemain, le Col monté et descendu, nous jette à nouveau dans ces constructions démesurées. L'esprit refuse d'imaginer qu'un jour des troupes aient été assez nombreuses pour les occuper toutes. On quitte le militaire pour le métaphysique... Turin, référence obligée, Turin duelle, Turin aux nuits séparées, Turin crépusculaire, Turin ratée, Turin la vengeance, ombre de petite fille au cerceau sur une avenue déserte...Des armées de figurants n'empliraient pas ses places, si grandes que les automobiles se perdent sur ces mers immobiles où les jettent les canaux d'avenues si larges que leur lit parait toujours à sec, même aux heures d'embouteillage. Les piétons n'ont pas envie de rire du désespoir des machines : perdus sous les voutes d'arcades surdimensionnées, ils ne voient personne et croient que tous les autres ont fui à l'annonce d'une catastrophe dont chacun (chaque un qui marche) n'aurait pas eu connaissance. La ville, construite pour elle-même, présente la sagesse du minéral. Ces pensées nous font conclure prématurément que, à cause de sa redondance, la forteresse où nous sommes est italienne. Tout en réfléchissant, nous arrivons au second talus intérieur. Un portail devant nous. Poussé par hasard ou par jeu, il s'ouvre sur un souterrain qui s'enfonce en pente douce. Nous avançons prudemment au milieu des éboulis, inquiets du froid obscur et de la disparition du rond lumineux qui marquait l'entrée. Devant, tout est noir et incompréhensible... Enfin, à notre droite, une lueur indique l'extérieur. Nous faisons surface du côté français, très bas déjà par rapport au plateau. Un petit bâtiment borde le précipice. Ses fenêtres permettent de se pencher pour regarder en contre-bas : nous apercevons quelques constructions mais "la forteresse" reste invisible, aussi loin que le regard descende. Impatients, nous reprenons le souterrain et la sombre plongée. Elle conduit à des casemates accrochées au précipice. Une devinette est inscrite sur le mur : "Fort
Moyen".
C'est donc qu'on se trouve entre un Fort "supérieur", les constructions du plateau, et un "inférieur", probablement "la forteresse" dont les "altitudes inaccessibles" effrayèrent le premier Narrateur. Nous ne voulons pas de plan. L'irréalité ne se représente pas. Le Lecteur cherchera en vain des illustrations ou des croquis. Cependant, nous faisons semblant de dessiner un schéma. Sinon, le territoire bouderait et refuserait de nous perdre. Sans l'illusion que le promeneur s'illusionne, l'espace reste inerte. C'est pourquoi nul ne se perdra s'il renonce à l'usage des cartes. Il faut savoir quelle route prendre pour constater son absence. Celui qui s'abandonne au gré des courants, ne ressentira pas l'insécurité voluptueuse de l'égarement. Pour être vaincu, on doit lutter ! Inventons des cartes si elles manquent, imaginons des marques pour que leur disparition ou, au contraire leur survenance incongrue, montrent que l'on s'est perdu. On arrivera ainsi à errer, par temps calme, sur l'autoroute la plus rectiligne. Aussi, nous crayonnons des croquis, plaçons le "Fort Moyen" sur la courbe de la montagne et affectons de raisonner pour exciter la forteresse à nous duper. Le souterrain nous avale à nouveau. Plus proche de la falaise, il s'éclaire par intervalles. Nous éteignons la lampe qu'il faut ménager et atteignons un étroit passage maçonné qui franchit deux précipices: les bords du plateau, peu à peu rapprochés, finissent par se joindre sur cette arête qui domine également les deux versants. La galerie couverte est percée de meurtrières ambivalentes. A son entrée, comme un vestibule, une salle ronde trouée d'embrasures dirige ses feux dans les deux directions. La défense s'inverse : dirigée en haut contre le côté italien, elle se retourne contre le français. Ici, au point d'inflexion, le contrôle est total. Passée la galerie, le souterrain devient couloir, au rez-de-chaussée d'une construction rectangulaire dont l'aménagement interne est confus. Le toit en terrasse domine et protège de ses parapets l'arrivée d'un chemin qu'un pont escamotable sépare de la galerie couverte. Ce pont, coulissant sur des rails, s'enfonce dans la falaise pour couper le passage, défendu au-dessous par une enfilade de casemates. Sans nous attarder davantage à leur clair-obscur, nous dégringolons la pente dans l'espoir de rencontrer enfin "la forteresse". Un pont-levis détruit nous arrête. Nous apercevons en bas des bâtiments trop lointains pour être identifiés dans l'aveuglante lumière caillouteuse. Nul souterrain ne venant nous tirer d'affaire, nous remontons avec efforts le fleuve de chaleur qui dévale la montagne, traversons la galerie couverte et nous arrêtons dans la salle ronde de l'ambivalence. Nous en savons assez, il est temps de réfléchir à la nature de la forteresse. Peu importe la date des travaux et leur nationalité. Quand Vauban tresse sa fameuse couronne de fer, la vallée est savoyarde (et, pour cette raison, il la ferme en aval par de puissants ouvrages). Ensuite, elle passe à la France, bien avant l'annexion de la Savoie et de Nice...Nous refusons de questionner l'Histoire, servile bavarde toujours prête à jacasser. C'est la forteresse et son silence, que nous interrogeons. Ici, dans cette pièce singulière, épicentre du tremblement de pierre qui a jadis secoué la montagne, nous commençons à voir les choses avec les yeux de la forteresse. Ses immensités maçonnées forment un ensemble dont les exigences apparaissent. L'Ingénieur a cherché l'absolu, une forteresse qui se garde de tous côtés et ne soit vulnérable d'aucun, où tous les décrochements du terrain et les niveaux de la construction se répondent et se protègent. Il y aurait eu un Ingénieur. Appelons-le "X" pour lui ôter sa nationalité et parce que cet anonymat convient à l'indifférence de l'Histoire. X est chargé d'ingénier une forteresse qui verrouille la vallée. Non loin du col, un éperon rocheux la rétrécit. Sagement, X commence à arpenter, à mesurer, à tirer des plans, à brouillonner l'emplacement et la disposition des ouvrages. Le Fort Inférieur (que nous n'avons pas vu, nous reprenons la description de la Première Narration), le Fort Inférieur est évident : utiliser le repli de la falaise pour y adosser la construction, protégée par le précipice dont on renforce les défenses. Mais la forteresse est borgne; ne voyant que le côté français, elle court le risque d'être attaquée par dessus la crête. Pour éviter cette menace, on occupe l'autre versant, en traversant la montagne par un tunnel qui débouche sur un nouveau fort. La crête, restée sans défense, inquiète les deux constructions; on la fortifie. Et ce sont les remparts scandés de tours carrées ("altitudes inaccessibles") pour garder d'en-haut les deux fortifications qui se gardent. La forteresse mange son ingénieur, dévore son plan, se dévore elle-même et grossit sans cesse. Les projets dérapent les uns sur les autres ! chaque défense est un nouvel enjeu qu'il faut défendre. Le Fort Inférieur est déjà devenu un monstre, mais le monstre a peur ! plus haut, s'étend un vaste plateau d'accès facile. X pourrait détruire l'arête par laquelle on passe du plateau aux hauteurs de la forteresse. En effet, le danger est minime, les ouvrages sont en contre-bas et en dévers : du canon, trainé là-haut à grand peine, ne pourrait les battre. Mais X refuse la solution trop facile. La forteresse emballée lui a fait perdre la tête. La construction est déjà tellement énorme et compliquée, ramifiée sur des centaines de mètres en longueur et en hauteur, qu'elle doit être un chef d'œuvre. Toute menace, éventualité de menace, possibilité d'éventualité, doivent être exclues. X n'a plus le choix. La Forteresse Supérieure enveloppe le plateau de son énormité géométrique, permise et exigée par le terrain. Ouvrage banal de contrôle d'une position dominante. Souvent par ici, Vauban a rencontré ce problème d'une place commandée par des hauteurs proches qu'on ne peut raser et qui appellent la protection. Il a généralement évité le perfectionnisme; il savait que, dans la fortification, le militaire est inessentiel. Aussi, se contentait-il de couvrir les chemins de ronde pour les soustraire à la vue et de creuser quelques charmants souterrains. X ne le sait pas. Il ferme le plateau, l'entoure de fossés, enterre plusieurs rangs de casemates. Paradoxalement l'ensemble devient plus vulnérable : le passage central qui n'a pas été détruit conduit désormais aux deux forteresses ! Il est trop tard pour faire sauter l'arête puisqu'elle assure l'indispensable liaison entre le Haut et le Bas, trop loin cependant pour la défendre. Apparait alors l'hybride Fort Moyen qui couvre l'arête de ses ouvrages multiples. Les embrasures opposées symbolisent la duplicité de la Forteresse et de son Ingénieur. X ne sait plus par qui il est commandité, de qui il doit se protéger. Perdant pied devant les exigences de la Forteresse, X trompe son Etat, dupe son contribuable et se leurre lui-même ! la forteresse absolue est un échec, la structure ne peut pas fonctionner. La longueur des distances et la hauteur des dénivelés empêchent les communications. Les cheminements en lacets, lents, exposés à la vue et au feu de l'ennemi, interdits par la neige, demandent à être doublés par le grand souterrain qui lie les Forts Supérieur et Moyen. Si l'assaillant y entre, la forteresse est à lui. Et malgré ce risque accepté, la circulation interne demeure difficile. Combien de temps la nouvelle d'une attaque mettrait-elle pour être connue à l'autre extrémité, y déclencher la mobilisation et l'envoi de renforts ? On imagine les rondes des sentinelles et la course de relai des messages. La Forteresse ressemble à ces animaux préhistoriques dont la taille était si grande et le système nerveux si faible que les prédateurs les dévoraient à moitié avant qu'ils commencent à réagir. Pour être opérationnelle, la Forteresse exige des milliers d'hommes, et du matériel de guerre en quantités correspondantes. Aut
Caesar,
aut nihil. Toute puissante ou nulle. Elle sera nulle. X comprend que la forteresse est si parfaite que son inefficacité est absolue. Devenue le centre du monde sans que le monde le sache, elle a implosé. X devrait asservir le monde pour que la Forteresse soit justifiée et possible...Elle est vaine. X ayant été esclave des apparences militaires de la Fortification, la Forteresse n'a pas hésité à se falsifier. Trop forte, elle s'est transformée en faibleresse. Une nuit d'extase métaphysique, X saisit le rapport, jamais élucidé, entre l'essence et l'apparence des choses : l'essence se révèle par l'hypertrophie des apparences. C'est l'hyperbole, non la négation, qui fait disparaitre la réalité phénoménale des choses... X, probablement fou à ce stade, exulte que ce principe d'irréalité s'inscrive dans la montagne qu'il a rendue folle. X ne dira pas son secret, il ménagera une allusion au cœur du dispositif de défense. X ouvre une brèche qui annihile toute la fortification. Un chemin de terre sort de l'enceinte et descend vers la vallée, sans qu'aucun rempart, redoute ou retranchement ne monte la garde. Au-dessus, les grilles effroyables et le fossé ; au-dessous, les défenses prolifères du Fort Moyen. Entre les deux, ce chemin non protégé, improbable, posé là en hommage à la nature, désormais philosophique, de la Forteresse. Avec la méticulosité des fous, X dissimule son crime, Il explique au Général que, trop parfaite, la Forteresse est imparfaite. L'ennemi ne l'attaquera pas et choisira une autre vallée dont les défenses seront moindres. Un point faible attirera l'ennemi et permettra à la Forteresse de remplir son rôle. J'appelle cela, dit-il, le principe du paratonnerre. Le Général le félicite chaudement et lui recommande de bien prendre soin de sa santé. X revient alors à la Forteresse Inférieure. Il conçoit les escaliers emboités, le cache-cache des souterrains, les jeux de lumière et la chambre du Forgeron de Lune. Sur la crête, il construit une petite pièce, semblable à une cabine de pilotage, où l'on aurait envie d'écrire sur la Vie, l'Histoire, l'Amour, l'Amort, la Mour, tandis qu'une Renarde perdrait ses pas au long des escaliers, décrivant dans l'espace le labyrinthe dépourvu de sens qu'écrirait la plume... Désarroi. Une note griffonnée sur la couverture du cahier bleu. L'histoire
n'est-elle
pas finie, maintenant qu'elle a dit la Forteresse Oubliée ? L'oubli ne s'épand-il pas partout, opaque et froide vapeur, effaçant les figures et aussi les silhouettes ? Le manuscrit continue cependant, route dans l'épaisseur de la brume, lignes sensibles mais sans réalité, sans avant ni après. Les promeneurs perdus ignorent le paysage (marais ? steppe ? quelque chose d'horizontal en tous cas, vide et silencieux). Qui marche sur ce chemin ? Moi seul ? Personne au bord, pas une maison, pas un feu, pas un lieu, qui puisse avoir vu. Quelque chose s'est passé au cours du chapitre précédent. C'est le soir à présent. Le vent faiblit. Le calme saisit la table où les derniers papiers frémissent. L'heure du reflux. La mer se retire, emportant les châteaux de cartes. Montdauphin seul nous sépare de la fin. Le fleuve des aventures, torrent bondissant aux bras emmêlés s'est élargi et ralenti. A peine s'il coule encore..."Montdauphin ou le ratage parfait", c'est le titre écrit en travers de la page. On revient à Vauban qu'on n'a pas quitté. C'est l'avant-dernier acte, tous les fils finissent de se nouer, immobilisant le Lecteur dans le fauteuil de sa lecture dont le délivrera le cinquième acte. Le chroniqueur aimerait échapper à Montdauphin, pressé de voir tomber le rideau sur l'apothéose de Vauban, célébrée par les applaudissement de la Lectrice dont il espère le suffrage. Mais il faut remonter les ressorts dramatiques, détendus par le troisième acte. L'Allusion aussi respecte ses règles de composition. D'ailleurs,
Montdauphin
ne sera pas difficile à transcrire. Une liasse de feuilles s'est présentée. Des heures, nous errâmes par les chemins couverts et les fossés...Cela ressemble à un récit, écrit par nos espions ou en leur nom, il suffit de le suivre. ACTE 4:
SORTIE DES FORTERESSES Des heures, nous errâmes par les chemins couverts et les fossés, essayant de faire le tour de la Place. Jusqu'à la nuit, nous arpentâmes, perdant nos mesures au long d'un trajet qui ne se boucle pas mais se double, se triple, à l'image de ces labyrinthes circulaires dans lesquels le voyage d'un point à un autre de la périphérie, lorsqu'il est possible, emprunte des arcs de cercle concentriques et brutalement interrompus, ce qui oblige à changer perpétuellement d'orbite ; la circonférence est alors une notion dépourvue de sens puisqu'on ne peut la décrire : les chemins suivis, les distances, ne disent rien du périmètre. Nous cherchions les limites d'une steppe infinie, avec son herbe rase et sèche, les contreforts dénudés du plateau, ces buttes rondes ("poudingues", disent les géologues) que n'égaye nulle végétation. Les remparts, les fossés se succédaient, comme des dunes dans le désert, qui ne marquent rien, qui ne comptent pas, transition entre deux autres dunes... Au matin suivant, nous étions à nouveau au travail, armés de plans et de cartes qui ne parvenaient pas à se projeter sur le terrain. Après un deuxième tour, presqu'aussi incertain que le premier, nous nous résolûmes à suivre la visite guidée, pour que quelqu'un mettre de l'ordre à notre place. C'est dire notre désespoir, et le degré de lassitude que nous avions atteint ! Nous échouions à nous matérialiser dans cette structure, à la fois trop pleine et trop vide ; nous restions incapables de sentir l'âme d'une forteresse dont on ne sort jamais, tant elle multiplie ses dehors, et les dehors des dehors, pour augmenter la profondeur du front : courtine - fossé - tenaille - fossé - réduit de demi lune - fossé - demi lune - fossé - lunette - fossé - chemin couvert - fossé... N'en sortant plus, nous ne pouvions y pénétrer...De temps en temps, une joie sans suite : cet escalier qui conduit aux greniers-écurie et décrit un arc dont la courbure asymétrique est d'une pureté extrême...fossé - rempart - fossé - rempart ... un petit souterrain au tracé délicieusement arrondi franchit l'enceinte pour rejoindre une batterie extérieure...fossé - fossé - fossé - fossé ... dans l'axe du bastion central, une galerie s'assombrit en pente douce. Plus de cent mètres passent avant qu'un escalier (un large escalier de bois qu'un système de ressorts et de contrepoids permettait de manœuvrer) retourne à la surface, dans le dehors le plus lointain du Front d'Eygliers. Nous reconnaissons la Lunette d'Arçon (qui plus tard deviendrait, dans les rêves, un lieu décisif). Ses murs avaient défié l'escalade et il n'y avait pas la moindre porte. Pas de communication non plus entre le réduit de sureté et le reste de l'ouvrage. Nous avions admiré cette tour parfaitement ronde, construite d'un granit rose qui ne se rencontre dans aucun autre bâtiment de la Place, ni sur aucune montagne de la région. La tour est plus qu'à demi enterrée, de sorte que son diamètre paraitrait disproportionné à sa hauteur, si elle n'était couverte d'un toit conique d'ardoises grises. Bibelot précieux et isolé, elle offrait un contraste saisissant avec la géométrie générale de la Place ... Mais ces instants de plaisir se dissipaient vite, sans adoucir le sentiment de frustration qui nous poussait à nous acharner, à prendre l'automobile pour faire le tour de l'enceinte, à la laisser, à gravir des bastions toujours semblables, cherchant une surprise. La monotonie du front bastionné en faisait un plan-relief à l'échelle de deux pour un, illustrant le "système de Vauban". L'Art avait disparu derrière l'application des règles. Cela aurait suffi à nous chagriner et à nous faire fuir devant ces alignements à la manière des Flandres dont nous ne voulions rien savoir. Mais nous restions ! Quelque chose n'allait pas. Montdauphin, on le sait, est l'extrémité d'un plateau, entre le Guil et la Durance : de trois côtés, il domine la plaine par d'importants précipices. Mais du quatrième, là où la pente est faible et bossillée, on est renvoyé aux fronts de plaine et au "système". Montdauphin
appartient
aux trois quarts aux forteresses de montagne et pour un quart au "système", sans être ni l'un ni l'autre. Notre désarroi était causé par la perte des repères qui nous auraient perdus. La démesure nous étouffait, nous étreignait, nous éteignait. Démesure de l'espace : dimensions du plateau, profondeur des précipices, souffle perpétuel de mille vents maudits, vastitude des paysages que l'on aperçoit de cette terrasse naturelle... Démesure du temps : les travaux, à peine commencés par Vauban, se poursuivent sous Louis XV et s'achèvent à la fin du dix-neuvième siècle. Rien n'est vraiment imputable à Vauban sauf l'idée, poursuivie par des générations d'ingénieurs. Lorsqu'en 1860, on déclare la Place "achevée", beaucoup de choses manquent encore. Montdauphin
n'a
aucun sens. La Place aggrave la sur-fortification de la frontière Sud Est, face à Monsieur de Savoye, auquel sa pauvreté notoire interdit l'érection, au-delà des monts, de monuments équivalents. A l'époque, cette frontière, défendue par de hautes montagnes aux passages difficiles, se garde toute seule , différant de la frontière Nord Est par les reliefs autant que par les masses politiques en présence. C'est pourquoi nous l'aimions et elle nous aimait. Mais Montdauphin n'avait rien à voir avec notre frontière. C'était une erreur, un plan dont la localisation aurait été mal orthographiée. Vauban se sert de la fiction savoyarde pour justifier ses projets et obtenir des crédits. Peut-être à l'occasion de la visite qu'il a faite à Turin avec Louvois, pendant une période d'alliance, a-t-il mis Monsieur de Savoye dans son jeu, obtenant qu'il montre les dents et grogne parfois, pour accréditer l'idée d'une menace savoyarde. Celui-ci, allié
douteux, double d'intérêt, encore plus de nature (Michelet), était homme à accepter. Grâce à ce plan, il échapperait à la mesquinerie de son destin politique en jouant à l'Histoire. Bien sûr, des accords de ce genre ne laissent pas de traces dans les archives diplomatiques, il faut les lire dans le paysage : les rares forteresses d'Outre-Monts ont été faites ou remaniées par Vauban afin de justifier celles qu'il construirait de ce côté-ci des Alpes: Il resta six semaines près de Monsieur le Duc de Savoye, à visiter à sa réquisition les places de Verrue, Verceil et Turin dont il fit des dessins pour S.A.R. qui en fut si contente... (archives de la Guerre). SAR avait raison d'être contente! Turin, douze bastions royaux soigneusement agencés qui en 1706 résisteront victorieusement à l'armée française ! Saint Simon déplore que le Roi n'ait pas confié ce siège à Vauban: puisqu'il /le Roi/ avait fait la faute autrefois de le prêter à M. de Savoye pour fortifier Turin, il était bien naturel de le choisir pour en faire le siège (Mémoires, tome 5 p 169). Exilles aussi, perfectionnée et renforcée par Vauban, Exilles que nous découvririons quelques jours plus tard, dressée au milieu de la vallée de la Doria Riparia (qu'on aimerait traduire par "rivière dorée " et qu'une fois encore, nous ne verrions pas épouser le Pô à Turin, décidément impitoyable). D'aval et d'amont, s'élèvent deux façades d'une beauté stricte, tandis que les flancs bourgeonnent de constructions superposées, fouillis de protections latérales et de bâtiments de service évoquant une gravure romantique (Château, dit sa légende) ... Ah! les faces d'Exilles dans le soleil couchant des Forteresses...Ah! la rectitude de la ligne, imperceptiblement courbée (deux angles si obtus qu'ils paraissent plats), dont on renonce à faire partager l'émotion au Lecteur. Qu'il y aille! D'aval, le pont-levis conduit à un portail de fer, non seulement clos mais scellé à la pierre. En amont il n'y a pas d'entrée. Tout serait fermé, comme pour signifier que nous avions abusé des Forteresses et que la route à présent allait au cœur de l'Europe où nous attendaient d'autres hypothèses d'inexistence. Nous aurions trop exploré, et la Belle Espionne serait lasse. L'Alligator, accroché au précipice, descendrait dans le fossé en arc de cercle qui précède l'avant-fort. Derrière l'oreillon du bastion ("grattez toujours les bastions derrière l'oreille''), il trouverait l'habituelle porte ouverte et déciderait, crépuscule oblige, de *** Ici s'arrête la narration. On se croirait dans un roman moderne. La plume a attiré la foudre ou, trop lasse elle aussi, a renoncé... Les espions ont disparu devant Exilles au conditionnel. Ils ont été pris par une organisation rivale et pourrissent maintenant, l'une ici, l'autre là, dans les cachots fermés de trop réelles Forteresses. Leur image a été gommée par la brume à la faveur de laquelle Vauban est en train de s'enfuir : ils savaient de lui que, puisqu'on ne peut éviter de laisser des traces derrière soi, l'art de l'effacement consiste à faire de fausses traces... Mais le Lecteur, et surtout la charmante Lectrice, resteront perplexes: quoi qu'il soit advenu aux espions, ils sont partis sans achever leur mission; ils abandonnent les lecteurs au milieu du désert de Montdauphin, avec Vauban sur les bras. Et Vauban pèse lourd (un
homme de médiocre taille assez trapu, Mémoires, Tome 1, p 88). Vauban ne s'évanouira pas si le chapitre ne se ferme pas, si. tout n'est pas dit de ce qui est nécessaire à cet effet : le rituel de la disparition doit être "scrupuleusement exécuté". Avec
quoi
combler le trou qui a englouti les espions et nous sépare encore du chapitre final ? Le texte s'est interrompu. Aucun papier de ceux qui trainent encore ne parle plus des espions. Les tiroirs sont vides ; les armoires de ce château, où nos espions avaient, un instant, pris leurs quartiers, solidement closes sur leur fantôme. Le manuscrit va rester inachevé ; il ne méritera pas le nom qui doit être le sien un jour, "le manuscrit oublié du château perdu". S'il ne se termine pas, le "Château perdu" le refusera. Il n'y aura pas eu d'espions, de frontière, de Vauban, de Marie•Charlotte, ni de Forteresses...Or les Forteresses sont là. Certains en ont vu. C'est donc que le manuscrit se sera terminé, que le transcripteur, sorti de son rôle instrumental, sera devenu acteur : il aura repris le fil de la démonstration, heureusement esquissée dans les pages précédentes et il l'aura tiré (à quel prix ?) jusqu'à la fin du chapitre. Il ne sera pas allé à Montdauphin, il n'aura pas farfouiné dans Exilles, aujourd'hui restaurée et ouverte au tout-venant, ni fouillé les auberges à la recherche de témoignages ou de notes abandonnées. Ces recherches auraient été inutiles car "les lieux ne survivent pas aux cieux" (archives privées). Il inventera. Il inventera pour reconstituer, tant mal que pire, ce qui aurait pu être la suite du chapitre de Montdauphin, Montdauphin sans espions, mort de solitude. Il y parviendra à cause de la Belle Espionne dont la pensée le trouble, et qu'on lui pardonne d'avoir parlé de ce qu'il ne connaît pas ! Où en sommes-nous?...Exilles... L'Alligator pénétrant au conditionnel dans l'avant-fort, la lassitude de la Belle Espionne... Non, ils ont disparu ... Avant, il faut reprendre avant... Ah ! la fiction savoyarde, Turin, douze bastions royaux. C'est cela. Les faits démontrent la complicité de Vauban et de Monsieur de Savoye. Cette entente répond à l'objection du Lecteur qui croit voir venir une digression historique destinée à fournir de la copie jusqu'à ce qu'on puisse décemment finir le chapitre. Cette entente est importante au raisonnement : grâce à elle, Vauban peut sur-fortifier la frontière, la sur-falsifier suivant une courbe exponentielle dont Montdauphin même n'est pas le maximum, la courbe tendant vers l'infini. Tout cela est terriblement embrouillé et le style affreux. Le décollage est difficile. Il aurait fallu écrire d'abord, au lieu de dicter directement au magnétophone des phrases encore confuses. C'est ce qui était prévu, mais le transcripteur ne sait pas écrire, et d'ailleurs, dans tout le château, on ne trouve plus une seule plume, le vent les a envolées, et le temps presse, tout doit être fini avant le jour qui fera s'évanouir les fantômes. Tant pis ! Que la Lectrice soit indulgente à ce début laborieux ! Le transcripteur était engagé pour une tâche limitée et simple : lire, avec le plus d'ordre possible, des documents préparés à l'avance. A part les caprices du vent et la soif (qu'il suscitait ?), le travail avançait bien. Et voilà qu'il faut dire, réfléchir, former les phrases dans sa tête avant de les prononcer... Reprenons. On comprendra Montdauphin lorsqu'on aura saisi la vraie nature des rapports entre la France et la Savoye (ah! c'est déjà mieux !). L'hypothèse est que Vauban s'est assuré le concours de Monsieur de Savoye pour inventer une feinte menace. Mais, dira le Lecteur aux aguets, bien décidé à ne pas permettre au transcripteur les raisonnements équivoques qu'il a dû supporter jusqu'alors, mais que faites-vous de la campagne de 1704 ? Vous oubliez l'invasion de la Provence par Monsieur de Savoye passé dans la coalition qui unit toute l'Europe contre Louis XIV. Ne prouve-t-elle pas que la menace savoyarde est bien réelle et que, si Vauban a voulu jouer au plus malin, il a perdu ? Le coup est bien porté, mais, tiré trop vite, il manque de force. Le Lecteur n'a pas examiné tous les faits, recherché tous les documents, analysé la campagne dans ses détails, ni les péripéties du siège d'Entrevaux (encore Entrevaux ! On reviendra donc toujours à Entrevaux et à l'ombre de Marie•Charlotte?). Lorsqu'on lit le récit du siège d'Entrevaux (par exemple dans l'excellent opuscule du brave Docteur Michel), on n'est frappé ni de la vaillance des défenseurs (pourtant bruyamment exaltée par l'auteur, entrevalais lui-même), ni de l'excellence de la fortification (que l'amateur s'attend à voir célébrée), ni de la science militaire des assiégés ou des assaillants (ils font à peu près n'importe quoi, de manière purement démonstrative). Non, ce qui étonne, c'est la facilité avec laquelle la situation se renverse, transformant en vainqueurs héroïques les Entrevalais aux abois. Une
pluie soudaine sauve Entrevaux, jette les bourgeois à l'assaut de 1'armée savoyarde ("la sortie héroïque"), surprise en plein sommeil, taillée en pièces (on relèvera quatre morts sur le terrain !), et mise en déroute au milieu de la nuit. Ce qui surprend, c'est l'insouciance des savoyards : le camp n'est pas gardé ; pas une sentinelle, ni le moindre retranchement. Tout le monde dort tranquille. Les chefs semblent avoir reçu l'assurance de ne pas être attaqués. En effet, la garnison militaire d'Entrevaux ne leur fait pas la guerre. Ostensiblement, elle s'est retirée des opérations et, abandonnant la ville et ses remparts, enfermée dans la forteresse qu' il ne fallait pas laisser dégarnie afin que la cité ne soit pas prise à revers par sa propre Citadelle. La Contardière, le gouverneur, confie la défense de la ville aux milices bourgeoises, mal armées et notoirement inoffensives. Les savoyards ont de bonnes raisons pour dormir tranquilles . L'attitude
curieuse
du gouverneur lui vaudra d'être accusé de trahison. L'année suivante, une méchante affaire l'oppose à l'évêque, César de Sabran. Le contentieux, relatif à la réparation du corps de garde de l'une des portes de la ville, dégénère. La porte (c'est la "Porte d'Italie") jouxte la cathédrale. L'évêque s'en autorise pour prétendre son accord nécessaire pour les moindres travaux. La Contardière passe outre, envoie les maçons effectuer la "réparation" (en fait, un tout petit travail de routine). Les gens de l'évêque les attaquent. Les maçons se défendent. Pour mettre fin à la bastonnade, la Contardière dépêche la garde et met les valets en prison. L'évêque excommunie promptement le Gouverneur et, pour se justifier auprès de Versailles, lui reproche de n'avoir pas défendu la ville pendant le siège. La Contardière persiste. Vauban, aussitôt prévenu, intervient avec force auprès du Ministre de la Guerre (lettre à Chamillart du 4/5/1705) et on contraint l'évêque à reculer et à faire sa paix avec le Gouverneur. Pourtant, la Contardière n'est pas un ami de Vauban, et les liens officiels entre les deux hommes (qui ne se sont jamais vus) n'expliquent pas cet appui résolu. Le lecteur est-il convaincu que le siège d'Entrevaux prouve la complicité entre Vauban et le Duc? Non ?
Pas
encore ? Alors, voyons la suite de l'affaire. Après avoir été bousculée par surprise (par traitrise même, comme des figurants de théâtre qui se font tirer dessus par des fusils chargés à balle alors qu'ils auraient dû l'être à blanc), l'armée savoyarde n'essaie pas de se reformer, ni de reprendre le siège. Elle prend la fuite, abandonnant ses bagages, hésite un instant en arrivant à Thouet, et court jusqu'à Nice où, ulcérée, elle s'enferme dans la Citadelle. Aurait- elle pu se retrancher à Thouet, et de là repartir à l'attaque ? A une quinzaine de kilomètres d'Entrevaux, Thouet ferme, en Savoye, la vallée du Var. Mais Thouet n'est pas, n'a jamais été une place-forte. Le village en a l'allure, à mi-pente de la falaise à laquelle il s'accroche, mais les fortifications qu'on a cru voir d'en bas sont des maisons qui grimpent les unes sur les autres et s'arrêtent toutes au bord du précipice, faisant l'effet d'un rempart en surplomb. Voilà Thouet ! Aucune pensée fortificatrice n'a mis à profit un site et une disposition exceptionnels, plus favorables encore qu'Entrevaux. Le Château des Templiers où nos espions de frontière avaient établi leur base, n'a de la forteresse que l'épaisseur de ses murailles, dans lesquelles se perdra ce manuscrit. Ses jardins suspendus, la terrasse couverte d'où l'on surveille l'unique rue du village, la source dans sa grotte de mousse, la tour elle-même où se niche une petite pièce circulaire, tout dénie au Château le moindre caractère militaire. Il ne contrôle pas la vallée, il regarde le paysage, hésitant perpétuellement entre les eaux grises du Var et la ligne de pins sur la crête voisine, peinture japonaise matérialisée dans l'espace. Le Château ne commande même pas l'entrée du village! La voute au dessus de laquelle les Templiers l'ont construit, est depuis très longtemps doublée d'une autre, en contre-bas, pour faciliter la circulation que coupait tous les soirs la fermeture rituelle de la grande porte. La différence entre Thouet et Entrevaux illustre la négligence savoyarde. Une pensée militaire aurait inspiré de tout autres actions. Jamais la Savoye ne s'est préoccupée de la vallée du Var. Dès lors, le "glorieux siège" est facile à reconstituer. N'est-il pas clair que, conformément aux accords passés entre Vauban et le Duc, La Contardière et le marquis de Senantes ont réglé le scénario ? Les troupes françaises restent dans la Citadelle que personne n'attaque sérieusement, et les Savoyards défilent sous les remparts de la cité, faisant beaucoup de bruit des quelques coups de feu inoffensifs échangés avec les bourgeois d'Entrevaux. Pour éviter les accidents, la Contardière a fait enlever les canons des remparts. Le carnaval doit durer assez longtemps pour que les renforts français permettent aux Savoyards de lever le siège. Tout est prévu à l'avance et il n'est pas étonnant que d'insistantes rumeurs de trahison se soient faites entendre. Mais les bourgeois d'Entrevaux sont victimes de l'illusion théâtrale, à la manière de ces paysans qui, à la fin de la pièce, bondissent sur scène pour pendre l'acteur qui jouait "le méchant". On a déjà signalé la mégalomanie des Entrevalais: imbus de leur mission de place-frontière, et pénétrés de chauvinisme micro-local, ils trouvent dans la mollesse des assaillants l'occasion de s 'affirmer et d'entrer dans l'histoire, et font irruption sur la scène où ils n'étaient pas attendus. L'orage (une
pluie soudaine) a permis aux Savoyards de suspendre le siège. Les bourgeois d'Entrevaux, excités et échauffés par les coups de feu et le bruit des pétards, saisissent l'occasion enfin offerte d'affirmer leur vocation tragique et nationale et d'avoir l'air de quelque chose aux yeux des femmes et des jeunes filles dont ils attendent les doux transports (op cit qui calcule grossièrement les naissances survenues neuf mois après !), revanche longtemps rêvée contre les militaires qui, dans cette ville de garnison, accaparaient l'attention des belles. Un peu saouls peut-être, les Entrevalais décident "la sortie héroïque" dont on a déjà vu les résultats. Le lecteur maussade doute-t-il encore ? Un dernier argument alors, après lequel on l'abandonnera à son esprit chagrin. Quittons la tactique et ses hasards pour la stratégie : pourquoi les Savoyards mettent-ils le siège devant Entrevaux ? La Provence est entièrement dégarnie de troupes françaises. Aucune fortification digne de ce nom ne sépare Nice de Marseille ouverte
comme
un village. Une escadre anglaise assure la protection navale. Sans fatigue ni danger, les Savoyards, en passant par la plaine côtière, prendraient Marseille et y causeraient les énormes
dégâts redoutés par le Gouverneur de Provence. Charles-Quint l'a fait à deux reprises, dans des conditions beaucoup moins favorables. Et, au lieu de cette fulgurante percée qui ouvrirait la vallée du Rhône, s'empêtrer dans la vallée du Var ! se traîner sur ses mauvais chemins ! mettre le siège devant Entrevaux ! Difficile de combiner un plan de campagne aussi inefficace. Il a fallu bien de la ruse pour arriver à s'enliser ainsi à quelques kilomètres de la frontière, au débouché de deux cols par lesquels viendraient les renforts français. Ce plan est vraiment la démonstration militaire la plus inoffensive qui ait jamais été conçue. La moindre excursion de Barbets fait cent fois plus de dégâts. Entrevaux en sort grandi, serrure de sûreté, place inexpugnable. On a bien fait de la construire, l'argent n'a pas été dépensé pour rien. Il faut verrouiller de même toutes les portes des Alpes, débloquer les crédits, achever Montdauphin, la pièce maitresse du système, celle qui rendra inutile toutes les autres (!!!Vauban). Vauban proteste contre la réticence des Bureaux à engager les frais de Montdauphin : moyennant
Montdauphin, on peut faire des économies sur les autres places et récupérer l'argent de la dépense. Montdauphin
est
ainsi un artifice du second ordre, artifice d'artifice. Simulant une menace savoyarde, Vauban entreprend la frontière (... mais une fois, il est nécessaire de faire une frontière en ce pays-ci, 5/1/1693) dont le dispositif appelle la superfortification de Montdauphin, couronnement et substitution, affirmation et négation, maximalisme architectural et néant militaire. Jamais plus de deux bataillons n'ont cantonné à Montdauphin, et au plus fort de sa puissance, la Place compte quatre cents hommes. Il aurait été superflu d'en mettre plus car Montdauphin ne connut pas la guerre. L'ennemi ne vint pas. Il n'exerça aucune menace et personne ne l'attendit jamais. Terminée en 1860, la forteresse continua son inexistence, traversa sans le moindre incident la première guerre mondiale et, lorsque l'Histoire songea enfin à elle, ce fut pour lui signifier son congé. La forteresse vit un jour le feu ! Un tranquille matin de Juin 1940, un vague avion italien lança (ou perdit ?) une vague bombe au-dessus de Montdauphin. Après deux cent cinquante ans de sommeil, l'ennemi vient, contre lequel on a édifié la Place. Il la trouve telle qu'elle a toujours été, en dehors du coup. Et la bombe, la bombe unique, seul coup de feu jamais reçu, atteint l'Arsenal qui regorge de munitions et le fait sauter ! Explosion ! Feu d'artifice fêtant la sortie de l'Histoire d'un lieu qui n'y est pas entré ! L'ennemi n'avait pas rendu visite à Montdauphin qui ne l'invita pas. La Forteresse n'était pas pour lui. Elle n'était pas non plus pour les militaires français qui n'en firent rien, ni pour les habitants civils qui ne vinrent jamais, malgré les efforts pour les attirer. L'enceinte enclot un désert qu'il faut peupler, tandis que, d'habitude, une ville se fortifie pour garantir ses habitants et leurs richesses. Ici rien à défendre. Le seul habitant est le Vent qui erre inlassablement sur le plateau, agitant sa perpétuelle insomnie. Vauban cherche à attirer des civils, s'acharne, obtient pour eux franchises et privilèges, prévoit dans le plan tout un quadrillage de rues et construit même une église. Pourquoi cette obstination ? Pourquoi s'encombrer de civils qui gêneraient les opérations militaires ? La réponse est dans le site. Vauban ayant fait du plateau une forteresse, les dimensions de celui-ci déterminent la surface de celle-là. Plusieurs kilomètres carrés de désert sont enfermés dans l'enceinte, défiant l'œil et la raison. Les défenseurs démobilisés ne s'identifient pas à leur fonction, puisqu'ils n'ont pas le sentiment de protéger quoi ou qui que ce soit, pas même eux, éparpillés sur une étendue énorme et abstraite . Une ville civile emplirait ce vide trop allusif et justifierait la forteresse de l'intérieur en lui donnant quelque chose à défendre. On le sait, l'échec est total. En 1790, soixante treize citoyens actifs ! En 1841 (effectif maximum), la population est de six cent soixante neuf habitants (669) dont deux cent quatre vingt deux (282) militaires, auxquels il faut ajouter leur famille. La réalité paraît se venger de Vauban. Montdauphin demeure une abstraction, un plan-relief inanimé, au civil comme au militaire, suscitant le doute et le soupçon. Les contemporains flairent une bizarrerie. Les Bureaux s'opposent au financement et au commencement des travaux ; les ingénieurs, désemparés, laissent commettre d'incroyables malfaçons. Et, de l'autre bord, Vauban tempête, s'agite, bouscule, en appelle au Roi pour conduire l'affaire au point de non-retour où l'inertie suffira à lui assurer un développement autonome . Aujourd'hui,
les
rares maisons sont délabrées ; les rues ignorent le goudron ou le pavé ; le vent y soulève des tourbillons de poussière blanche. La belle allure de l'Hôtel du Gouverneur rend plus sensible la tenue négligée de la "Place Vauban", grand terrain vague sans ornement, entre les remparts et les maisons. De là part la rue unique aux bâtiments dépourvus d'élégance, en grande partie inhabités. A peine un dixième de l'espace est aménagé. Des colonies de vacances et des maisons de retraite pour militaires arrivent à grignoter encore un peu de terrain. On atteint ainsi le quart de la superficie. Quant au reste, il est vide. On a tenté de l'occuper en plantant : les arbres rabougris meurent avant d'avoir pris racine, à cause de la sécheresse du sol et de la violence des vents...La Place ensablée ne connait ni l'homme, ni le militaire, ni l'Etat. Elle s'ignore elle-même. Sa raison est l'Histoire : Montdauphin est là pour dire à l'Histoire qu'elle n'existe pas. La forteresse-fantôme est Négation, Défi, lancé par Vauban non seulement à son temps, mais au Temps en général. Le monde existe parce qu'on croit à son existence. Encore a-t-on généralement des excuses. Ici, Vauban a supprimé les prétextes, privé la réalité de crédibilité en donnant à voir quelque chose de si absurde que l'irréalité de la Réalité devrait transparaître. Cela n'a pas réussi. L'Histoire est fine joueuse et gagne à tout coup, mais Vauban lui échappe encore car il se moquait des générations futures. Il ne visait qu'à être en règle avec lui-même. Irrévocablement, il était intégré à son temps, il n'y avait pas d'issue : il fallait donc nier le temps de l'intérieur. Vauban ne pensait pas non plus aux générations présentes qui, précisément étaient présentes quand il fallait s'absenter. Malgré l'envie qu'il pût parfois en éprouver, il ne partagea son secret avec personne car ce combat ne souffrait pas qu'on en explicitât les règles ni qu'on en commentât les mouvements, à peine d'en faire une simple péripétie du présent. Vauban était seul pour perdre une partie qu'il feignait de vouloir gagner. Cette falsification suprême ne pouvait s'avouer. Vauban mourrait de ce silence. Montdauphin n'est pas une erreur. On n'admirera jamais assez l'astuce et la malice avec lesquelles Vauban assure, au-delà de lui, le succès de Montdauphin, piégeant les ingénieurs ultérieurs au problème insoluble et géométriquement captivant de la démesure. La nécessité, purement formelle, de mettre à profit un site apparemment favorable, mais en fait impropre à cause de la pente désastreusement douce qui descend sur Eygliers, interdisait de jamais arrêter les travaux. Le site, trop favorable pour être abandonné par les ingénieurs, était trop vicieux pour que la défense en fût jamais satisfaisante. Quelque jugement qu'on porte sur la fureur de néant qui anime Vauban, quelque mépris ou pitié que l'on ressente devant la vanité de son action, quelque moquerie dont on le cingle sous prétexte que l'Histoire a fait de lui ce qu'elle a voulu, on doit célébrer Montdauphin et les vertus du ratage. Pour son malheur, Vauban avait réussi beaucoup de choses. Certaines lui donnèrent du plaisir, d'autres furent d'ennuyeux pensums, toujours la réussite vint mettre un point final à l'œuvre, la tuer pour l'inscrire dans le registre de l'histoire. En fin de compte, réussir était trop lâche. Il fallait attirer les Vents, leur ouvrir des passages, leur édifier des temples, les exciter pour que leur souffle emporte l'histoire. Les mille Vents maudits de Montdauphin rient de Vauban avec Vauban. Désarroi Il est temps à présent de conclure et de faire disparaître Vauban à la suite de nos espions. Sa vie et leurs voyages délimitent l'espace de la disparition. Fausses traces, oubliées derrière eux à dessein, pour rendre impossible non seulement la poursuite, mais aussi - et surtout - le retour. C'est l'Art des Falsifications, allusivement exposé ici. Inscrire dans l'espace, écrire dans la page, crier dans la glace, pour cacher dans les lieux que rien, ni personne, n'a jamais eu lieu, et sauver ainsi son secret de la traque de l'histoire, chasseur de têtes, machine à remonter les pistes, à constituer des itinéraires... Puisqu'on ne lui échappe pas, on l'affolera, on l'égarera jusqu'à ce qu'elle défaille de vertige. On sèmera les faux indices après lesquels elle courra en haletant, en s'étouffant. Ainsi, dans un roman policier bien organisé, le narrateur dérègle les déductions des lecteurs afin que leur zèle de chasseurs trop pressés ne les prive pas des plaisirs de la poursuite. Déjouons les lecteurs en leur exposant un crime qui n'a pas été commis, bien que tout l'entourage en soit suspecté. Crime parfait : la fausse victime a mis sa mort en scène pour disparaître. Ceci constitue le crime réel devant le "Tribunal de l'Histoire" auquel ni les enquêteurs, ni les lecteurs, abusés par des indices trop nombreux pour douter du crime apparent, ne traîneront un coupable qu'ils ne soupçonnent pas. Faibleresses
de
Vauban et Forteresses des rêves, ces leurres peuvent s'avouer à présent. Il est trop tard, les radars sont saturés, la trace de l'avion est perdue, les têtes chercheuses ne rencontrent rien qui fasse exploser leur charge d'histoire. L'Histoire
ne
peut
rentrer bredouille. Sous peine de se nier et de disparaître, elle doit, à tout prix, rapporter quelque chose - elle est là pour cela, c'est sa "mission historique". Si la proie lui échappe, elle trichera, comme ces pêcheurs malchanceux qui recourent, sur le chemin du retour, au marchand de poissons. Il arrive, amusante mésaventure produite par l'étourderie du pêcheur, la malice du marchand ou la rupture d'un stock, que l'homme caoutchouté rapporte du torrent un kilo de harengs séchés, ou, des écueils marins agrippés de crabes algueux, une demi-douzaine de truites saumonées ! A la différence du pêcheur, l'Histoire ne craint pas le ridicule. Elle a raison : les poissons dans l'estomac du convive, les preuves sont détruites. On ne peut répondre à une falsification que par une falsification supérieure. On s'émerveille toujours en pensant au peintre. dont les raisins étaient si bien imités que les oiseaux venaient les picorer. Comment répondre à son défi ? en peignant, derrière les fruits, un grillage tellement vrai que les oiseaux, se croyant enfermés, n'essaieraient pas de s'échapper et, désespérés, se laisseraient mourir de faim. Mais duper pour duper ne serait qu'une illusion esthétique. Abandonner la forme, abuser l'Histoire par des histoires, voilà le vrai baroque, le baroque baroque, baroque de fond, baroque métaphysique. A tromper l'Histoire, on ne gagne rien. Non, mais on arrive à perdre, à se perdre, car chacun est l'histoire. En déroulant derrière soi les tapis rouges des fausses pistes, on s'interdit de revenir et de savoir par où l'on est venu. On est perdu, enfin perdu, dans la forêt des repères et la jungle de poteaux indicateurs en proie à une prolifération anarchique. Tout est prêt. A la satisfaction du Lecteur, Vauban va finir de disparaitre. Comme dans une tragédie classique, tous les personnages auront été à leur destin, l'Alligator, la Belle Espionne, Vauban... L'astucieuse
Lectrice
proteste que le compte est faux. Comment? il n'y a pas le compte? L'addition est pourtant juste! ... Quoi? L'auteur? Quel auteur? Où a- t-elle vu un "celui-qui-dit-je" ? L'auteur n'existe pas. Il n'y a personne, pas même une convention littéraire, à peine un manuscrit "oublié dans un château perdu" qu'on ne va pas faire disparaître alors qu'il est déjà oublié... Alors? Qui reste-t-il en trop? Le Lecteur ? Quel Lecteur ? C'est un artifice de style. S'il s'incarne et récrimine, c'est la faute de la charmante mais naïve Lectrice. Qu'elle se débrouille avec lui. Il est des souterrains dont on ne revient pas, des précipices, des balcons sans rambarde au dessus de l'abime d'où la chute, automatique et immédiate, ne donne pas le plus petit scrupule. Personne n'y pouvait rien, savez-vous ? La liste est à la disposition des lectrices. Non, décidément, le compte est juste. Vauban est entré, il va sortir. Les espions sont venus, ils sont partis. Le total des plus égale celui des moins. Il est temps d'ouvrir le chapitre final. Mais comment passer outre au froncement de sourcil de la trop maligne Lectrice qui s'arrête et s'irrite ? Que lui dire ? Alors, à elle d'expliquer. Ses paroles seront fidèlement reproduites. A elle : Etonnante
demande!
Il faut dire pour le manuscrit ce que tout le monde a déjà compris : il reste quelqu'un en trop, Marie•Charlotte, Marie-point-Charlotte. Quant à Marie-tiret-Charlotte, elle ne compte pas. Mais Marie-point-Charlotte (c'est ainsi qu'elle est lue depuis sa première apparition) n'est pas une figurante! Il ressort du texte que sans elle, il n'y aurait pas Entrevaux, sans Entrevaux, pas d'aventures, pas d'espions, pas de Vauban et, partant, pas de manuscrit. La dédicace ne trompe pas. Marie-point-Charlotte n'est pas une simple fausse trace. Axe invisible, elle centre tous les éléments de ces confuses anecdotes. Alors qu'est-elle ? Qui est-elle ? Est-elle ? Poser la question ne renvoie pas à des songes évanouis. Marie point Charlotte n'a-t-elle pas toujours été absente ? La disparition —à laquelle Vauban, durement, secrètement, consacrait ses stratégies— n'est-elle pas sa nature même? La falsification est essentielle à Marie point Charlotte. Son apparence d'être ment, illusionne plutôt. Irréelle Marie•Charlotte! Paradoxale inexistence, tellement concrète, si charnelle... "Un souffle d'âme aux troublants contours", aurait dit Vauban quelque nuit, dans le langage précieux de la galanterie du temps, en caressant sa peau qu'il n'avait pas besoin de toucher pour être en émoi. La pensée y suffisait... A faire l'amour aux nuages, Vauban aurait fini, un matin, par s'éveiller seul, Marie•Charlotte évaporée, ou plue, emportée par le vent sans laisser de trace ni de souvenir, pas plus que le nuage qui était là, un instant avant, dans l'angle supérieur droit de la fenêtre, n'en a laissé dans le ciel. On sait qu'il y a eu un nuage, c'est tout, juste une idée qui déjà doute d'elle-même... Vauban s'épuisait à sortir d'une réalité à laquelle Marie•Charlotte n'appartenait pas, comme un qui, enfermé dans une tour, cherche à s'évader pour rejoindre le nuage qu'il a aperçu. Certes, le nuage est à l'extérieur, mais ce n'est pas le même extérieur que celui qu'atteindra peut-être le prisonnier... Voilà toute leur histoire, contenue d'ailleurs dans le manuscrit, si on lit attentivement. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il refusait d'admettre que Marie•Charlotte posât problème: elle faisait partie d'un ordre d'irréalité qui rendait nulle toute disparition. L'addition était juste, dans une autre arithmétique. Ces choses, cependant, devaient être dites, elles le sont. Retournons
au manuscrit. ACTE
FINAL: SORTIE DE VAUBAN Inutile de raconter la vie de notre antihéros: les cent trente actions de guerre, quarante-huit sièges, cent soixante fortifications (trois cents disent les thuriféraires), les voyages, les correspondances, les écrits, les distinctions reçues, les coups donnés, les opinions des contemporains, ce solennel appareil des biographes concerne un Vauban solaire, marionnette qui s'agite sur la scène de l'Histoire, tandis qu'un Vauban nocturne, le vrai, en tire les ficelles. A quoi ressemble-t-il ? Saint Simon en trace un portrait devenu classique: ... un homme de médiocre taille, assez trapu, qui avait fort l'air de guerre, mais en même temps un extérieur rustre et grossier, pour ne pas dire brutal et féroce. Il n'était rien moins. Jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, mais respectueux sans nulle politesse, et le plus avare ménager de la vie des hommes ("vous savez combien il est admirable dans le soin qu'il prend des hommes", écrit aussi Sévigné, 22/10/1688), avec une valeur qui prenait tout sur soi et donnait tout aux autres. Et le mémorialiste conclut, avec la malice qu'on attend de lui: Il est inconcevable qu'avec tant de droiture et de franchise, incapable de se prêter à rien de faux ni de mauvais, il ait pu gagner au point qu'il fit l'amitié de Louvois et du Roi (Mémoires, Tome 4, p 88). Ce portrait est précieux, car Saint Simon, il l'indique au passage dans le tome 5, n'a pas connu Vauban, ne l'a pas rencontré ni personne qui tînt à lui. C'est un tableau par ouï-dire, une peinture des apparences. Elles sont flatteuses car le Duc est assez fin pour deviner le dualisme de cet homme et le faire ressortir. Même lorsque Vauban met la perruque et l'habit de cour (on le voit, ainsi déguisé en chien habillé, dans les factums des peintres officiels du régime ), il n'arrive pas à cacher qu'il a une âme. Lebrun l'a bien saisi, dans une aquarelle en demi-teintes, cadrée très près comme une photographie d'identité, prenant le visage et le haut des épaules. La perruque, presque blanche avec des reflets gris et dorés, sort en partie du champ. Elle s'arrête aux épaules et la figure n'est pas mangée par la fausse crinière. Le visage est légèrement tourné vers la droite et la lumière vient en frapper le front. Les yeux, gris bleu ou gris vert, sont soulignés par l'éclairage qui gomme presque les sourcils. Ce sont des yeux calmes, tournés vers le peintre sans le voir, un peu voilés, regardant la vague lointaine des rêves. La bouche, la lèvre supérieure rentrée, l'inférieure saillante, esquisse une moue, les muscles contractés sur le secret qu'elle ne dira pas. Sous l'homme public, Vauban transparait en filigrane, étranger aux importants de son temps, tant par son allure que par son caractère, et même par ce qui lui est le moins personnel, sa naissance (Vauban, qui s'appelait Leprêtre, était du Nivernois; s'il était gentilhomme, c'était bien tout au plus, Tome IV, p 391). Il ne fréquente pas la cour, la croise à peine lorsque le Roi conduit en folâtrant de pleines "carrossées de dames" assister à la prise d'une ville. Ce marquis de Vauban n'est pas un "petit marquis". Aux ruelles des fausses belles de Versailles, il préfère la grande route. Frontières obligent, il voyage plus que quiconque. Deux mouvements contraires : la concentration sur les quelques kilomètres carrés de Versailles du pouvoir, des nobles, des dames, des finances, des intrigues de plus en plus introverties, et, à l'inverse, cette force centrifuge qui pousse Vauban dans la brousse des provinces, espaces à demi-vierges, aux trois-quarts sauvages, qui ne connaissent la grandeur royale que par des ouï-dire incertains qui ne touchent point. Les distances ne s'évaluent pas en kilomètres parcourus, qu'il faudrait d'ailleurs avoir la patience de calculer. 1669 par exemple : des Flandres (Ath, Dunkerque), Vauban passe outremonts (Pignerol) puis gagne la Provence (Antibes, Toulon), file en Roussillon (Perpignan, Collioure, Villefranche) pour retourner en Artois (Douai, Arras, Béthune), soit environ quatre mille kilomètres...En 1679 : Franche Comté- Provence- Roussillon- Franche Comté- Alsace- Nord... 1602 commence Outremonts (Cazal la lointaine, Pignerol) continue en Provence, retourne à Paris, repart pour la Franche Comté, l'Alsace et remonte en Flandres ... Arrêtons-nous
là.
Grâce pour le Lecteur qui tourne sur son atlas comme un toton malade! Qu'il se souvienne, lui qui a beaucoup lu, des descriptions horrifiées et des effrois de Madame de Sévigné à propos des expéditions aventureuses de Versailles en Provence (pourtant, la meilleure ligne de transport de l'époque !). Stanley et les explorateurs les plus audacieux oseraient à peine entreprendre le voyage! Qu'on se rappelle le mauvais état des routes (lorsqu'il y en a) et l'indigence des moyens de locomotion. On franchit à cheval cinquante kilomètres dans la journée, moins en carrosse, cent au maximum, lorsqu'il y a de bons relais et qu'on sacrifie tout à la vitesse. Vauban a rarement la chance de courir la poste; le plus souvent, il s'écarte des grands itinéraires, se traine sur des sentiers à peine muletiers, accompagné d'un guide et d'un interprète. Sans parler des auberges douteuses (où il est rare de trouver une Demoiselle égarée) ni de l'hospitalité pesante et approximative des gentilshommes campagnards (chambre enfumée où, de la nuit, les punaises ont prévenu mon sommeil ... il n'y avait de chevaux qu'une maigre rosse qui s'enfuit à notre approche... un qui se disait chevalier du Roi...malgré que j'en eus, ils tinrent à honneur de nous accompagner... etc.) On comprend qu'à la cour Vauban, même déguisé, fasse figure de zombie. Il en jouit, il en joue pour prendre position dans un ailleurs non exotique (Voyez: De la question de savoir pourquoi le sentiment de la nature est resté inconnu des classiques. Mémoire soumis à l'Académie, slnd), un monde si étranger qu'il est un nulle part où Vauban échappe aux Marécages royaux. Il ne se situe pas sur le terrain du pouvoir, il le produit. Là est le secret de sa réussite auprès du Roi. Edifiant l'Etat, Vauban en connait les nécessités mieux que personne. Respectueux
sans nulle politesse, il se donne les gants de l'Etat pour en gifler le Roi/Etat. "Subversif en servant", telle pourrait être sa devise. Il ne s'oppose pas au Roi, il l'ignore, le dépasse. Une exagération insensible et presque divinatoire des exigences de la formation de l'Etat dicte sa conduite et justifie ses défis. Lui seul a compris la nouvelle nature symbolique du pouvoir étatique. Les chapitres précédents ont montré sa puissance et sa ruse dans la manipulation des signes. Il faut compléter l'exposé en évoquant les défis politiques : par leur caractère public et leur opportunité, ils préparent, dans la forme, le Scandale Final. De tous les défis que le Lecteur découvrira en abondance dans les Oisivetés (auxquels s'ajoutent les autres, tellement provocants qu'on les a enfermés dans le château de la famille), on ne retiendra qu'un, exemplaire. A peine citera-t-on pour s'amuser la conclusion de la note sur les Invalides (une critique respectueuse et acerbe): Pour
revenir
aux bâtiments de l'Hôtel des Invalides (fierté de Louvois et du Roi donnant le spectacle de leur sollicitude à l'égard des vieux soldats), on peut n'avoir point manqué en les faisant, car s'ils ne sont bons à une chose, ils peuvent l'être à une autre... mais pour ce grand et beau dôme qui a tant coûté, on ne peut pas dire qu'il soit plus nécessaire aux Invalides qu'une cinquième roue à un charriot, pas plus nécessaire aux invalides qu'une cinquième roue à un charriot de cul-de-jatte ! Le Lecteur regrettera que, pour ne pas surcharger le texte de digressions (ah! les digressions !) on ne lui parle pas du délicieux mémoire consacré à la Caprerie (1695), c'est-à-dire à la Course qui est une guerre de mer subtile et dérobée. Vauban, avec une admirable profondeur dans l'analyse des rapports militaro-économiques entre la France et ses ennemis, trouve le moyen de changer en forces les faiblesses du Royaume : abandonner une action militaire sans espoir et passer à la guerre économique, haute stratégie hors de portée de Louis XIV, aveuglé par le Soleil-Royal, ce fabuleux navire amiral dont le malheureux Tourville dans ses mémoires décrit la poupe entièrement sculptée, ornée de divinités marines offrant à Louis le sceptre trident de Neptune, le tout doré à la feuille et échoué, avec le reste du navire, sur un banc de sable, indigne couche pour l'agonie de tant de splendeur achevée à l'explosif et à la hache de crainte que l'ennemi s'en empare comme trophée. Au diable la politique de prestige et les batailles navales, loyales et désastreuses, dit Vauban en substance, soyons traitres, prêtons les Navires de guerre aux corsaires, encourageons les pirates à détruire le commerce ennemi et ruiner, de ce fait, sa puissance militaire... On se limitera à une seule affaire, la mieux connue, qui fournit une illustration excellente de la manière de Vauban, la question des Huguenots. L'Edit de Nantes est révoqué en 1685. Le lecteur connaît les horreurs subséquentes : dragonnades, conversions forcées, dénonciations, persécution des mourants, pillages, massacres, enlèvements d'enfants... L'exil et la ruine sont le moindre des maux. Le Roi se rengorge de servir si bien la religion et de plier les peuples à sa loi. La Cour applaudit. Les évêques bavent de joie. Sans discussion ni opposition, la Révocation fait plus de victimes que la Révolution du siècle suivant. En 1689, en pleine Terreur catholique et royale, Vauban adresse un mémoire à Louvois, l'homme de la Guerre, l'homme du Roi : Mémoire pour le rappel des Huguenots (Décembre 1689) complété en 1692 par un Addendum. S'il n'est pas public, le mémoire est officiel : la Révocation et l'exil corrélatif des Huguenots entrainent le Royaume à sa ruine. L'affaiblissement économique n'est rien au regard de la décomposition du corps politique. La Révocation apporte un précieux renfort aux ennemis : elle a conduit à la guerre civile et à sa jonction avec la guerre extérieure. Les émigrés servent dans la coalition adverse et en forment les troupes les plus résolues. Les autres lui sont un parti armé à l'intérieur du pays et attendent la liberté de la victoire ennemie. La Coalition aurait déjà éclaté si les alliés hétéroclites et contradictoires n'avaient en commun le "programme idéologique" de liberté religieuse, admirable prétexte pour s'unir contre le Roi. N'attendons
pas,
dit Vauban, d'être pressés par les événements, faisons machine arrière, révoquons la Révocation. Vauban ne se place pas du point de vue du droit (qui l'indiffère comme la religion elle-même). Si les persécutions le choquent et l'irritent, il le tait, se tenant strictement dans les bornes de l'analyse politique. Rien n'est plus faux que l'image donnée par Michelet (Histoire de France, Tome X, p 66): Le candide Vauban, bon cœur, vrai patriote, qui - hors son positif terrible dans l'art de tuer- était fort romanesque, osa espérer tellement de la magnanimité du Roi qu'il /le Roi/ rétractât tout ce qu'il avait fait depuis cinq ans, fit rentrer les protestants, leur rebâtit leurs temples, consacrât la liberté religieuse... Est-il si niaisement candide, ce Vauban qui résume ainsi son argumentation : de remède, il n'y a point d'autre que celui de les exterminer /les Huguenots/ ou de les contenter (Addendum). D'où s'ensuit que, puisqu'on ne parvient pas à les exterminer (il aurait fallu
vingt
ans de paix), il convient de les contenter. Espère-t-il
de
la magnanimité de Louis, celui qui prend la peine d'aller sur le terrain religieux pour
mettre le Roi en contradiction avec ses propres principes missionnaires ? Le zèle royal a multiplié les faux convertis. Ils pratiquent, de force et sans y croire, les sacrements catholiques, commettent donc blasphèmes et sacrilèges dont le Roi est responsable devant Dieu : Ainsi
le Roi avec les meilleurs intentions, se trouve sans y penser l'auteur de ce qui peut s'imaginer de plus mauvais dans la religion. Quant à ceux qui refusent de se convertir et qu'on massacre, ceux qui rejettent le prêtre à l'instant de mourir et qu'on traine à travers les rues sur une claie, agonisants, ignominieusement nus, les rigueurs de la Loi en font autant de martyrs qui excitent la foi et le courage des autres, et augmentent le danger qu'ils constituent. En résumé, tout va au pire. Une solennelle Déclaration du Roi doit rétablir la liberté religieuse. Cette déclaration me paraît être l'un des plus grands et des plus nécessaires coups d'Etat de ce temps. Un coup d'Etat sur la tête du Roi qui ne comprend pas que la formation de la société étatique exige de se dégager d'un fatras idéologique périmé, pour remplacer la religion par la nation dans la théorie et la pratique du pouvoir! Vauban rédige un projet de Déclaration, prêtant au Roi un cynisme, une hypocrisie géniale qui, par antiphrase, font ressortir son infantilisme politique. Les Motifs tout d'abord justifient élégamment la rétractation de tout ce qu'il avait fait depuis cinq ans: "...
ému
de pitié et touché du déplorable état où ils /les Huguenots/ se trouvent réduits dans les pays étrangers...(!) /considérant/ que l'obstination où Nous les voyons Nous fait croire que le temps de leur persuader la vérité n'est pas encore venu (!!).../et que/ on peut tolérer, sans blesser Notre conscience, quelques hérésies pour éprouver les Justes puisque l'Evangile nous apprend qu'elles sont nécessaires à cet effet (!!!!)... "A ces causes, permettons ... l'exercice libre de la Religion Prétendue Réformée... laissant à la Providence le soin du salut de ceux qui n'ont pas voulu profiter de Nos bonnes intentions, pour ne penser qu'à remédier à leurs misères présentes et au gouvernement temporel de l'Etat dont Nous sommes uniquement chargés (Mémoire de 1689). Ce dont nous sommes uniquement chargés va loin, très loin, face à un Roi qui ne cesse d'intervenir dans les affaires religieuses, les Huguenots, les jansénistes persécutés, la nomination des évêques, le pape, les affaires jésuites... Remédier à leurs misères présentes et au gouvernement temporel de l'Etat, notez bien la formule qui en quelques mots esquisse le programme de l'Etat moderne, laïc et protecteur. Le texte de Vauban est parfait. Le respect n'est pas prudence mais ironie : Vauban excuse le roi, lui trouve, pour faire volte-face, des prétextes d'une merveilleuse invention, et l'accable des sarcasmes muets de cette magistrale leçon d'Etat ... Cette esquisse de biographie raisonnée en apprend assez de Vauban pour éclairer la manière de sa mort. Avant Canetti, il a senti que le problème n'est pas de mourir, il est de disparaitre. Il y travaillait depuis longtemps. Il a laissé tant de fausses traces que l'Histoire et ses chiens ne sauront où donner de la tête. Peut-être, à la charnière du siècle (Vauban a soixante-dix ans) espère-t-il s'évanouir doucement consacrant ses dernières années à l'étude des feintes forteresses, retiré, lorsque sa santé lui en donnera le prétexte dans son château de Bazoches, en Auvergne, où, dernière falsification, il s'éteindra dans la peau d'un noble seigneur, entouré des consolations de ses vassaux et des pleurs de sa famille ... L'Histoire
le
contraint
au coup de force. On le fait Maréchal de France (1703). Vauban ne veut pas, cette dignité l'embarrasse : difficile de dérober à l' Histoire un Maréchal de France, sous les feux de la rampe et les regard admiratifs d'un public servile (tout
applaudit à ce comble d'honneur où aucun autre de genre n'était parvenu avant lui, et n'est arrivé depuis, Mémoires, tome IV, p 88). Statufié vivant, il ne pourra plus s'échapper. Il explique à son ami de Puyzieulx, en réponse à ses félicitations : J'ai tout prêt de soixante-dix ans sur la tête ; cela, joint aux fatigues de quarante cinq ou quarante six sièges, à beaucoup de sollicitudes et de voyages fatiguants de corps et d'esprit, me font présentement un fardeau qui pèse lourd sur mes épaules. Aussi ai-je fait l'année dernière tout ce que j'ai pu pour le prévenir / le Roi / sur cela et le supplier de ne pas songer à moi à cet égard. Cela n'a de rien servi : il l'a voulu et il l'a fait. Je devrais prier Dieu que je puisse soutenir cette dignité avec autant d'honneur que j'ai fait les fortifications, mais je ne l'espère pas (8/2/1703). Curieux parallèle entre les fortifications et cette dignité! Il s'agit du même conflit avec l'Histoire qui cette fois l'attaque au bâton après tant de feintes. Vauban vieillissant perd le goût de tromper son temps, vraiment trop bête, son Roi, trop borné, pour que l'un ou l'autre puissent lui être des partenaires. L'Histoire
croit
son heure venue et annonce : Maréchal de France, pour dire: mat en deux coups. Vauban s'inquiète : ses forces déclinent et il redoute de manquer d'énergie et d'astuce pour contre-attaquer: je ne l'espère pas. Il semble pris au dépourvu (je devrais prier Dieu...). Il comptait sans doute sur ses ennemis pour faire valoir son peu de noblesse (aucun autre de ce genre); de plus sa qualité d'ingénieur, source de ses mérites, devait le garder d'une distinction toujours décernée à des militaires (aucun autre de ce genre). Mais cela
n'a de rien servi, il l'a voulu et il l'a fait. Vauban improvise une défense: il fera la grève militaire. Tout de suite, il teste la nouvelle tactique juste après sa promotion, il se fait interdire le siège de Kehl, parce que, dit le Roi sur l'orgueil duquel on pouvait faire fond, cela aurait été au-dessous de la dignité où il venait de l'élever. De 1703 à sa mort (1707), le Maréchal-malgré-lui ne participera à aucune action de guerre. En 1706, il s'est assez potichisé pour refuser le commandement du siège de Turin qu'on lui propose. Saint Simon, les biographes racontent qu'il s'est trainé aux pieds du Roi pour être envoyé à Turin. C'est faux. Tout au plus a-t-il fait semblant pour exciter la susceptibilité de La Feuillade, le général en chef de l'expédition qui, avec ses amis s'entremet pour interdire Turin à un homme qui l'éclipserait. Les documents sont formels : Vauban envoie une lettre de refus au Ministre de la Guerre (lettre à Chamillart 16/1/1706. Archives de la Guerre). Il expose longuement sa vieillesse et sa fatigue (l'argument est trop bon pour s'en priver) et, cherchant d'autres prétextes ajoute : ... d'autant plus que les troupes sont devenues mauvaises et que je me suis défait de mon équipage de guerre. Et le 15 Février, suite à de nouvelles sollicitations du Ministre, il développe ce dernier thème : Je n'ai plus d'équipage de campagne, m'en étant défait l'année dernière, après en avoir conservé un à grands frais depuis le commencement de la guerre. Je me trouve hors d'état de pouvoir en mettre un sur pied, n'ayant pas cent pistoles devant les mains dont je puisse disposer. Ce ne sont là qu'escarmouches et l'Histoire serre de près le Maréchal. En 1705, le Roi le fait coopter Chevalier du Saint-Esprit, l'ordre le plus haut du Royaume. Pour le coup, Saint Simon s'insurge: d'accord pour le bâton qui récompense le mérite sans égard à la naissance, pas d'accord pour le Saint-Esprit car c'est pour la naissance que l'ordre a été institué" (sans égard au mérite?). Le précédent est fâcheux de faire d'un Maréchal un Chevalier. C'est la première fois, et Saint Simon se lamente de cet écart. Vauban, en échec, sent venir la mort. Avec horreur, il se voit livré aux éloges royaux, aux flagorneries des courtisans et aux hyperboles mercenaires des propagandistes ; il aperçoit son glorieux cortège traverser Paris affamé, il entend sonner le canon et les cloches en deuil, les claquements de crosse des armées au garde-à-vous ... Vauban n'a plus qu'un coup à jouer, et il faut aller vite avant que la colère qui monte le conduise à des maladresses, folies ou trahisons qui le livreraient tout vif à l'Histoire. La maladie mine le Maréchal-malgré-lui et diminue ses forces, d'autant qu'il avait cessé de lui résister, dégoûté de la conduite des affaires du Royaume. Il dresse en 1706 un bilan amer du "siècle de Louis XIV" : Tout ce que/le Roi/ a entrepris au- delà des Deux-Mers, du Rhin, des Alpes et des Pyrénées lui a toujours mal réussi (et le Roi n'a pas fait grand chose d'autre que "aller voler le papillon" au-delà de ces limites) ... Quoiqu'on ait plus travaillé aux fortifications de ce règne-ci qu'on a fait en douze autres, cela ne veut pas dire que nos frontières soient en bon état ; bien au contraire, je les trouve très mauvaises parce que nous n'avons pas une seule Place qu'on puisse dire totalement achevée... Non seulement notre frontière n'est pas en bon état, mais les Places en sont très mal munies... Et toutes les grandes villes du dedans du Royaume ne sont de nulle défense... Beau résultat d'un règne consacré à la guerre ! Quant au civil, pas besoin de beaucoup de mots pour exprimer son état misérable: Ajoutons
à
cela beaucoup de terre dont la culture a été abandonnée et une grande diminution de peuple (Projet de paix assez raisonnable... ). Vauban ne supporte plus l'auteur de cet épouvantable gâchis, ce bachi-bouzouk étatique qu'est Louis XIV. Victime de l'amour-propre du pouvoir, le Roi s'acharne à occuper le lieu qu'il faut garder vide pour que le pouvoir l'emplisse. La stupidité des temps aurait poussé certains à boire ; elle pousse à la maladie Vauban, coincé dans un moment de l'Histoire qu'il a dépassé, une structure sociale dont il voit l'inefficacité sans rien pouvoir, sans rien vouloir faire car la socialisation étatique à laquelle tout cela aboutirait un jour n'avait rien d'excitant ni de jubilatoire. Il n'y avait rien à faire. Quel moyen de remédier à cela? je n'en sais aucun, écrit-il à l'ami de Puyzieulx (4/12/1700). Vauban n'est pas un réformateur ; sorti de la réalité de son temps, il ne pouvait arriver nulle part . Mais l'Histoire ne lâchait pas sa proie, elle la jetait dans le train de la Gloire et en dictait les stations; Maréchal (1703), Chevalier du Saint-Esprit (1705) et triomphe royal à sa mort. Que faire pour contre-attaquer? Aux places régulières, il faut des attaques régulières, mais aux places irrégulières, il faut attaquer comme on peut (20e maxime de l'Attaque des Places). "Régulièrement", Vauban est réduit à l'impuissance. La grève militaire n'empêche pas qu'il soit Maréchal et qu'on le consulte à toute occasion. Il faut attaquer
comme on peut, renverser l'échiquier, faire un coup de force. Le Scandale Final mûrit. Sur quel terrain aura-t-il le plus d'éclat ? On ne peut disparaître ni trop près, ni trop loin: il faut un lieu où la réalité soit déjà floue et impalpable, un endroit où à plusieurs reprises on l'ait vue se dissoudre dans le miroir du temps. D'un autre côté, le terrain doit demeurer réel et relativement solide. Il est hors de question de rendre public ce que Vauban a fait à Guillaumes (cette feinte forteresse dont, le Lecteur s'en souvient, traite le deuxième chapitre, avant d'arriver à Entrevaux). Il se discréditerait. Qu'on le croie fou, sénile, ou traitre vendu, on l'empêchera de disparaitre : il se réinscrira dans la réalité qu'il a fuie, à un autre niveau, avec un autre uniforme, dans ce même ordre des choses de l'Histoire ("le Maréchal Fou", "le Maréchal Félon"...). Falsifier l'irréalité, c'est retrouver la réalité. Quel argument choisir pour la scène du Scandale? Les Huguenots? Le terrain est trop gras d'histoire, le créneau étroit et occupé. Des camps, des partis se font face, on serait absorbé par l'un d'entre eux. D'ailleurs la paix de Ryswick a, depuis 1697, partiellement désamorcé la bombe. La fiscalité est une bien meilleure affaire. En publiant la Dixme Royale, Vauban soulagerait sa colère, n'ayant jamais accepté la misère des peuples à laquelle il ne pouvait rien. Il cracherait sa bile, et à la figure du Roi encore, puisque la fiscalité touche à l'essence du pouvoir. Le lieu de la disparition est trouvé : après tant d'ironies mineures, voilà le Vain Défi, lancé non pour vaincre mais pour perdre, à condition toutefois de ne pas être traversé par une cabale, déjoué par ses ennemis, sauvé par ses amis, épargné par une volte-face du Roi ou une occurrence fortuite. Depuis longtemps, Vauban étudie l'état des peuples: non content de ce qu'il pouvait voir et faire par lui-même, il envoya secrètement partout où il ne pouvait aller, pour être instruit de tout, et comparer les rapports avec ce qu'il aurait connu par lui-même. Les vingt dernières années de sa vie au moins furent employées à ces recherches pour lesquelles il dépensa beaucoup (Mémoires, Tome V, p 363). La rédaction du texte, préparée par cet incroyable travail d'enquête, de nombreuses réflexions, notes partielles, brouillons, n'est pas difficile à cette plume alerte. Vauban explique que la mauvaise exploitation fiscale et ses abus sont cause de l'affaiblissement concomitant des peuples et de l'Etat car un Etat ne peut se soutenir si ses sujets ne le soutiennent. Peu importe d'ailleurs ici l'analyse, ni sa parfaite adéquation aux exigences de la révolution étatique (voyez Vauban, penseur du social, mémoires soumis à l'Académie). La pauvreté des peuples, l'hétérogénéité du corps politique et les excès des financiers conduisent à proposer un impôt général, unique, perçu directement et sans exemption. Dans la Dixme Royale Vauban déclare publiquement la guerre aux privilégiés qu'il taxe, aux fermiers des impôts qu'il écarte, et surtout au Roi dont il usurpe les prérogatives : le Roi ne peut admettre qu'un particulier vienne, inter leones et coram populi, définir le travail de l'Etat. C'est ce défi public au Roi qui compte, davantage que son contenu, cette provocation lancée sans excitation, avec une rage froide, et la conscience de commettre un acte irrémédiable. Vauban ne se contente pas d'un pamphlet, il analyse, démontre, répond aux objections, argumente. Ce sera son plus long texte. Méprisant les formes du pouvoir en même temps qu'il en violente le fond, Vauban ignore que la librairie est d'ordre public : il ne sollicitera pas l'obligatoire autorisation de la censure. Ecartant le compromis de l'édition pirate à l'étranger, il décide de se faire imprimer clandestinement. Le gant lancé complète symboliquement l'outrage et est constitutif du défi. Sébastien Leprêtre, marquis de Vauban par la grâce du Roi, Maréchal de France, Chevalier du Saint Esprit, l'une des premières figures de l'Etat, passe dans l'illégalité. Il intrigue pour trouver un imprimeur qui accepte de braver la Loi et d'encourir les lourdes pénalités auxquelles il sera condamné si, malgré les précautions, il est découvert. A Paris, la surveillance policière est trop forte et les libraires intimidés s'effraient lorsque Vauban (il ne peut charger personne d'agir à sa place) les pressent à demi-mots. Il faut aller à Rouen. Ce choix de Rouen semble le résultat d'une contre-intrigue. Vauban se hâte, pour ne pas mourir avant que le scandale éclate ; ses démarches, peut-être trop précipitées, ne sont pas passées inaperçues. Le pouvoir ne peut l'empêcher d'en faire à sa tête, il est trop grand personnage, mais espère que sa mort désamorcera la bombe. Dans ce cas, il faudra néanmoins que quelqu'un soit condamné. Les coupables plausibles sont rares. Pontchartrain se souvient d'avoir été importuné quelques années avant par un homme de Rouen qui voulait révolutionner la fiscalité. Il s'informe. Dans cette ville, un nommé Boisguilbert, sage petit magistrat dont l'Economie Politique se fera un père, élabore depuis des années des idées de réforme fiscale assez semblables à celles de la Dixme. Ame obscure et laborieuse, dévoué au bien du Royaume, Boisguilbert publiait des livres prudents et conférait humblement avec les Ministres des Finances qu' il tentait de convaincre d'appliquer ses plans. Le faux coupable est tout désigné. Si le Maréchal meurt opportunément après l'impression de la Dixme (à Rouen), les agents du Chancelier en attribueront la responsabilité à Boisguilbert. Pour préparer ce dénouement, on le circonvient, on le séduit (que lui a dit Chamillart lors de leur dernière entrevue ?), on le convainc de faire un faux-pas : Boisguilbert lance un violent pamphlet ("Faut-il attendre la paix pour..."), plein de feu et d'évidences, bien étranger à ses habitudes. En même temps, des individus louches venus proposer leurs services à Vauban l'aiguillent sur Rouen où un imprimeur (victime ou complice?) accepte de travailler pour lui à prix d'or. Vauban devine-t-il ces manœuvres ? Le temps joue contre lui. La maladie l'envahit de plus en plus. Il presse l'imprimeur. Le grand voyageur fait la navette entre Paris et Rouen. Il va chercher lui-même les ballots de feuilles imprimées et, en plusieurs voyages, les rapporte à Paris dans son carrosse de Maréchal de France que nul n'oserait fouiller à la barrière. Il les dépose chez un relieur qui, à force d'argent, a été décidé à accomplir sa délictueuse besogne. Dès que le livre est achevé, Vauban le diffuse à ses proches et, par différents canaux, à tous ceux que la question intéresse. Quoique publié sans nom d'auteur, l'ouvrage est notoirement le sien. Le faux-secret s'est vite ébruité. La
Dixme circule dans Paris, se discute dans les salons. Tout doit être public au plus tôt pour que Vauban ne soit pas frustré de son scandale. La chose se présente bien. Pontchartrain, Chancelier du Roi, gros homme venimeux que son passage aux Finances a rendu susceptible à l'égard de toute réforme fiscale, saisit le Conseil du Roi. Par arrêt du 14 Février 1707, l'ouvrage est condamné, pour contenir des choses contraires à l'ordre et aux habitudes du Royaume, pour sédition en un mot. Chaque exemplaire saisi sera frappé d'une lourde amende envoyé au pilon pour être détruit. Mais Vauban n'a pas encore gagné. Le Roi hésite devant un scandale qui rejaillirait sur lui, et retient les poursuites dans l'espoir que Vauban de plus en plus malade le tirera d'embarras en mourant. Sa mort permettrait de punir un autre que lui. C'est ainsi qu'un jour que Vauban est au plus mal et que le bruit de sa mort commence à se répandre, on lance l'ordre, préparé de longtemps, contre le malheureux Boisguilbert. Exilé en Auvergne, il est privé de la charge qui assurait sa subsistance. Deux mois après, Vauban mort, il sera rappelé à Rouen et rétabli dans son emploi. Vauban s'est obstiné à ne pas satisfaire le Roi. En apprenant l'interdiction de la Dixme, il ne meurt pas. Au contraire, il retourne chez le relieur, retire les exemplaires en dépôt. Il ne les brûle pas, il ne les envoie pas en Auvergne dans un grenier du château de Bazoches. Il les emmagasine chez lui, dans son cabinet, d'où il poursuit et intensifie la distribution. Il fait même courir le bruit qu'il rédige un chapitre supplémentaire. Cette fois c'en est trop ! Le Conseil du Roi renouvelle son arrêt (le 14 Mars) et le rend exécutoire. Le Roi est obligé de sévir. Il ne pardonnera pas à Vauban cet entêtement dans la provocation qui Le contraint à sanctionner celui qu'à plusieurs reprises, dans des lettres de félicitations, Il appela démonstrativement mon
cousin et qu'il a couvert d'honneurs. La gloire royale en est affectée. Le pouvoir est bafoué. Là, est le crime inexpiable (et méthodiquement perpétré). De ce moment, ses services, sa capacité militaire unique en son genre, ses vertus, l'affection que le Roi y avait mise, tout disparut à l'instant de ses yeux. Il ne vit plus en lui qu'un insensé pour l'amour du public, et qu'un criminel qui attentait à l'autorité de ses ministres et par conséquent à la sienne (Mémoires, Tome V, p 367). Cette réaction passionnelle dénonce une espèce de dépit amoureux à l'égard du vieux compagnon d'armes et une irritante blessure de l'amour-propre royal. Le Roi abandonne le "criminel" à Pontchartrain. La justice est saisie. La police est mandatée. Que se passera-t-il lorsque les sbires, excités par l'acharnement de Pontchartrain, vont enfin oser perquisitionner chez Vauban? va-t-on jeter à la Bastille ou exiler sur ses terres un malade prestigieux ("que l'Europe nous envie") ? Le drame se noue, et se dénoue aussitôt avec autant d'habileté qu'au théâtre : Vauban meurt. Malade au lit, épuisé par ses derniers efforts, il a appris les poursuites policières enfin intentées contre lui. Il peut mourir. Il meurt. 29 Mars. Le Roi devrait pardonner et sauver la face. Il est trop tard. Vauban l'a défié aux yeux de tous et les cours étrangères (et ennemies) s'en amusent déjà. Louis, fou de rage, ne décolérera pas. Le
roi
fut insensible jusqu'à ne pas faire semblant de s'apercevoir qu'il eut perdu un serviteur si utile et si illustre (Mémoires, ibid.). Le Maréchal de France est enterré en privé, sans honneurs. Exil posthume, ses restes sont expédiés en Auvergne et déposés dans le caveau de famille. |