Les histoires tragiques de notre temps

O sont contenues les morts funestes & lamentables de plusieurs personnes, arrivŽes par leurs ambitions, amours dŽrŽglŽes, sortilges, vols, rapines, & par autres accidents divers & mŽmorables

 

ComposŽes par FRAN‚OIS DE ROSSET,

& dŽdiŽes ˆ FEU MONSEIGNEUR LE CHEVALIER DE GUISE

 

Seconde Edition, revue, corrigŽe & augmentŽe par l'Auteur.

 

A PARIS,

De l'Imprimerie de FRAN‚OIS HUBY, rue Saint Jacques ˆ la Bible d'Or, & en sa boutique au Palais en la galerie des Prisonniers.

 

M. D. C. XVI .


 


DŽdicace

A TRéS ILLUSTRE, TRéS-MAGNANIME, & trs-Valeureux Prince, Franois de Lorraine de Guise, Chevalier de l'Ordre de S.Jean de JŽrusalem, Lieutenant GŽnŽral pour le Roy en Provence.

MONSEIGNEUR,

J'avais jurŽ par Apollon & par les Muses de me bannir pour jamais des yeux de ceux que Dieu a Žtablis en terre pour tre l'image de sa gloire. Si l'inclination que j'ai naturellement au service du sang de Godefroy, & l'estime que je fais de votre incomparable valeur ne me sollicitaient incessamment ˆ rechercher l'occasion de vous faire para”tre le devoir que toutes les belles plumes sont obligŽes de rendre ˆ votre race & ˆ votre mŽrite, je passerais aussi ferme en cette rŽsolution tout le reste de mes jours que j'y ai demeurŽ constant tout un lustre. J'ai ŽtŽ si malheureux aux servitudes volontaires que j'ai rendues aux grandeurs du monde & si indignement traitŽ de la Fortune, lorsqu'elle me montrait son visage plus doux & plus riant, que je n'ose presque me prŽsenter ˆ votre Excellence pour lui tŽmoigner ma dŽvotion. Mais les louanges que nous sommes obligŽs de donner ˆ vos perfections, & les obligations que les lettres ont ˆ l'Illustre Princesse votre sÏur, comme ˆ leur seul & unique soutien, Žtant naturelles, elles forcent les accidents, & me dispensent d'autant plus de ce serment que vous tes l'Auteur de la plus belle partie de cet ouvrage. Votre valeur s'y est dŽpeinte, avec de si vives couleurs, que l'Žclat en fait rougir de honte les plus valeureux de ce sicle & efface les portraits des plus prodigieux combats que les Histoires des sicles passŽs nous rapportent. Qu'on recherche les Monuments de AntiquitŽ & qu'on y mle encore les contes fabuleux des vieux Romans, je m'assure que votre exemple n'y trouvant point d'exemple, non plus qu'il ne peut avoir d'imitation, & pour le prŽsent & pour l'avenir, nul ne me pourra nier que la franchise de votre courage vraiment invincible, ne surpasse par les effets ce qu'on nous reprŽsente par des figures. Il n'est pas besoin de rŽciter en cette Ep”tre ce que tout le monde doit admirer, puis que je l'ai fidlement dŽcrit en l'une de ces Histoires [1. La mort tragique...]. Recevez (™ Prince GŽnŽreux) ce qui est proprement ˆ vous, & ce que votre mŽrite vous acquiert justement sur les volontŽs de ceux qui savent publier ˆ la postŽritŽ la gloire de vos semblables: & croyez que, quand votre fortune serait aussi grande que celle du premier des CŽsars, elle ne sera jamais pourtant Žgale ˆ votre valeur & ˆ la fŽlicitŽ que je vous souhaite.

 

Ainsi toujours du Ciel, la foudre & la tempte

S'Žloignent des Lauriers qui vous ceignent la tte !

     Et toujours puissiez-vous,

En la lice d'honneur montrer votre courage:

Et non moins qu'un beau Pin, l'ornement d'un bocage

     Para”tre dessus tous !

 

Ainsi puissŽ-je avoir l'honneur d'tre avouŽ de vous, & de me pouvoir dire,

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre trs-humble & trs-obŽissant serviteur,

DE ROSSET

 

[Le chevalier de Guise Žtant mort en 1614, l'Ždition de 1619 est dŽdiŽe ˆ A TRES-HAUT ET TRES-PUISSANT SEIGNEUR, Messire LOUYS de GOTH, Marquis de Rouillac]

Au lecteur

JE rougis de honte quand je lis les fautes insupportables que pour mon absence on avait laissŽ couler ˆ la premire Ždition de cet ouvrage. Je n'avais baillŽ cette copie ˆ dessein qu'on la m”t sous la presse sans m'en avertir, afin de la revoir & la corriger suivant que mon honneur m'y obligeait. Maintenant je te la donne telle que je dŽsire qu'elle soit. Que les imperfections de l'autre ne te dŽtournent point de la lire, autrement tu serais trop injuste, & moi mal rŽcompensŽ de mon labeur qui n'espre d'autre loyer que celui que ta patience lui donnera. A Dieu.

PrŽface

Ce ne sont pas des contes de l'antiquitŽ fabuleuse, que je te donne (O France mre de tant de beaux Esprits, qui font rougir de honte et la Grce et l'Italie) Ce sont des Histoires autant vŽritables que tristes et funestes.

Les noms de la plupart des personnages sont seulement dŽguisŽs en ce Thމtre afin de n'affliger pas tant les familles de ceux qui en ont donnŽ le sujet, puisqu'elles en sont assez affligŽes. Mon dessein n'est pas de publier les hommes, ˆ fin de les rendre dŽshonorŽs par leurs dŽfauts, mais bien plut™t de faire paraitre les dŽfauts, afin que les hommes les corrigent, et que par ce moyen l'exercice de la vertu, les rende dignes d'honneur & de louange.

1. La mort tragique arrivŽe ˆ un seigneur de Perse pour avoir trop lŽgrement parlŽ, & de la fin lamentable de son fils voulant venger la mort de son pre.

ENCORE qu'il n'y ait rien de si difficile au monde que de taire ce qu'on ne doit pas dire, toutefois, ceux qui font profession d'tre sages & qui chŽrissent leur vie, doivent prendre garde soigneusement ˆ retenir leur langue puisqu'une seule parole simplement profŽrŽe ruine bien souvent toute une famille & cause la perte des corps & des ‰mes. Il n'y a dommage de biens qui ne se puisse rŽparer, mais il est impossible de rŽvoquer la parole une fois l‰chŽe.

Les discoureurs ressemblent proprement aux Amandiers, qui fleurissent les premiers des arbres & qui flŽtrissent ˆ la premire bruine. La Nature nous a donnŽ deux oreilles & une seule langue pour nous apprendre qu'il faut Žcouter deux fois plus que parler. La vie & la mort dŽpendent de la bouche, quiconque en saura bien user recueillera le fruit qu'il dŽsire. L'Histoire dŽplorable que je vais rŽciter, arrivŽe depuis peu de jours en Asie, confirme la vŽritŽ de mon dire.

 

Durant que l'Empire des Perses Žtait accablŽ de misres publiques, que l'Žtat de l'ancien service de la DivinitŽ Žtait en danger d'tre subverti par une secte nouvellement introduite, que le fer & le feu ravageaient les provinces sans Žpargner mme les temples des Immortels, que le frre attentait sur la vie du frre, que le propre fils, poussŽ d'un zle inconsidŽrŽ de Religion, n'avait point horreur d'enfoncer la main exŽcrable dans le sein de celui qui l'avait engendrŽ, & le propre pre de couper la gorge ˆ celui qu'il avait fait na”tre ; il y avait un Prince nommŽ Cleandre, accompli en toutes les plus rares perfections qu'on puisse imaginer.

Il Žtait riche, vaillant & sage ; il Žtait jeune, savant & libŽral. Il Žtait si beau & si courtois qu'il Žtait impossible de le voir sans l'aimer, ni parler ˆ lui sans tre gagnŽ de la douceur de sa parole. Sa foi Žtait toujours ferme comme un rocher, ainsi que les effets en rendaient tŽmoignage: car il exposait tous les jours sa vie ˆ toutes sortes de pŽrils pour la foi de ses Pres, pour sa patrie, & pour son Roi. Jamais le Soleil, depuis qu'il monte sur l'horizon, ne vit tant de perfection. Mais comme les accidents humains sont divers & sujets ˆ l'inconstante roue de la fortune, ce brave prince, digne de ne mourir jamais (si par le mŽrite on Žvitait la nuit du trŽpas), fut un jour mis ˆ mort par ceux ˆ qui il avait tant de fois conservŽ la vie. Mon dessein n'est pas de dŽcrire l'aventure de cette TragŽdie, qui a tant rŽpandu de sang sur le Thމtre de Perse. Les Histoires fidles de notre temps ne sont b‰ties d'autre matire. Je dirai seulement qu'alors que l'envie, croyant triompher de ce grand prince qu'elle fit cruellement massacrer en la prŽsence du Sophy [schah] ˆ qui l'on avait donnŽ de fausses impressions qu'il voulait empiŽter son Sceptre, l'ežt couronnŽ dans les Cieux d'une couronne d'immortalitŽ, on se saisit de la personne d'Almidor & d'AlphŽe, deux de ses fils, afin d'en Žteindre la race, & ™ter tout moyen de vengeance. Clorinde aussi vertueuse que belle, chre Epouse de Cleandre, avait dŽjˆ produit au monde trois enfants m‰les: le grand Almidor de qui le nom est redoutŽ par toute la terre ; le gŽnŽreux AlphŽe, Prince qui ne cde en mŽrite ˆ nul des mortels ; le sage & le prudent Anaxandre dont les perfections ne se peuvent dignement exprimer en ce petit rŽcit ; & la belle & gŽnŽreuse princesse Philis, l'ornement de son sicle, la honte du passŽ & l'envie du futur.

Cette dolente Mre ayant appris les nouvelles d'un si sanglant dŽsastre, & la prise de ses deux enfants, aprs avoir Žmu les rochers ˆ la compassion, prit les deux autres & se retira dans la ville de Suze, capitale du Royaume, qui lui tendait les bras & qui s'Žtait rebellŽe contre son Empereur quand elle entendit le massacre de Cleandre. Les maux qui procŽdrent, tant de cette rŽbellion que de la mort de ce Prince, Žtant insŽrŽs dans les Chroniques de Perse, j'y renvoie ceux qui prendront la peine de lire cette Histoire, qui tend ˆ une autre fin.

La Princesse Clorinde se trouvait encore grosse de quelque cinq ou six mois & quand le terme de l'accouchement fut venu & qu'elle eut longtemps appelŽ Lucine ˆ son secours, elle se dŽlivra du plus parfait des hommes. Son nom est Alexandre. C'est un vif tableau d'amour & de gloire, & si semblable ˆ Cleandre en tous les traits & linŽaments de son beau corps que ceux qui le voient jugent aussit™t qu'un jour il sera aussi bien possesseur de sa valeur que de la douceur de son Ïil qui gagne tous les courages & toutes les volontŽs. L'on ne s'est pas trompŽ en ce jugement, comme nous verrons en la suite de cette Histoire.

Quand la somme des dŽsolations du plus fleurissant Royaume du monde fut accomplie, & que les dieux apaisŽs par les larmes & par les cris des gens de bien donnrent aux Perses pour Sophy le grand Alcandre, la paix qu'on ne connaissait plus en ce Royaume que de Nom commenant de fonder une longue demeure par les villes, chacun t‰chait de rŽparer les pertes que les dŽsordres de la guerre civile avaient causŽes. On ne parlait plus que de festins, d'amours & de bals. Les palmes de ce grand Monarque, enlacŽes des branches de l'Olive, couvraient de leurs feuilles toute l'Asie; de sorte qu'on se reposait sans trouble ni sans crainte ˆ leur ombre. Mais lorsqu'un funeste & lamentable accident ežt ravi un si digne Empereur & que le Ciel, pour ne demeurer imparfait en son ouvrage, l'ežt retirŽ d'entre les humains, les peuples sujets aux lois de cet Empire, apprŽhendant soudain les horreurs des calamitŽs passŽes, sollicitrent les Etats de s'assembler, pour remettre le gouvernement de la Monarchie pendant la minoritŽ de leur jeune Prince ˆ celui qui en serait le plus capable. Ce fut ˆ la divine Parthenie que le commun suffrage & le consentement universel mit entre les mains les rnes de ce Royaume. Sage dŽlibŽration s'il en fut jamais! Il n'y a point de doute que le Conseil ne fut alors inspirŽ du DŽmon de l'Etat. Jamais la Perse ne se vit colloquŽe sur un plus haut tr™ne d'honneur. La prudence de cette grande ImpŽratrice rŽunit soudain les volontŽs que des factions naissantes allaient sŽparer. Elle recouvra dans peu de jours la Province de Clarimene pour l'un de ses alliŽs, & le bruit de son nom fit que le grand Roi des Indes rechercha son alliance, offrant sa fille pour tre mariŽe ˆ l'hŽritier d'Alcandre, & demandant l'Infante de Perse pour tre Žpouse de son fils. Les mariages Žtant arrtŽs, l'on dressa des joutes & des tournois o le Prince Alexandre (qui pour lors avait atteint lÕ‰ge de vingt-deux ou vingt-trois ans & qui venait fra”chement d'une bataille navale o il avait rendu la mer rouge d'effet aussi bien que de nom) paraissait sur tous les plus vaillants, comme un beau Cyprs parmi les arbrisseaux.

Tandis que les noces se prŽparent, un Seigneur gouverneur d'une des provinces de MŽdie arrive ˆ la Cour. On le nomme Clarimont. L'ImpŽratrice le voit de fort bon Ïil, parce qu'il est vaillant & sage, & bien versŽ aux affaires d'Etat. Comme il est un des plus accorts Gentilshommes du Royaume, il sait si bien mŽnager sa fortune qu'en peu de jours elle souffle ˆ pleines voiles son vaisseau du vent des Courtisans. Heureux s'il se fžt contentŽ de cette faveur & si tant de gloire ne l'ežt portŽ ˆ la lŽgretŽ d'un vain discours. Il n'y a pige qui nous attrape si bien que notre propre bouche car chacun est pris par les paroles qui en sortent. Comme l'on doit tre prompt ˆ ou•r, aussi doit-on tre tardif ˆ parler.

Si Clarimont ežt pratiquŽ ces maximes, ma plume ne serait pas maintenant occupŽe ˆ dŽcrire son dŽsastre, & celui de sa maison. Enfin, ce gentilhomme se trouvant un jour en bonne compagnie, comme l'on parlait de ce qui s'Žtait passŽ aux guerres dernires de Perse & des malheurs que la mort de Cleandre avait produits, il profŽra ce langage. Cleandre Žtait un Prince qui avait beaucoup de valeur & de mŽrite: mais aussi ne manquait-il pas d'ambition & de vaine gloire. Le grand Sophy ne fit jamais mieux que de se dŽfaire d'un tel homme. Si j'avais l'honneur d'tre participant des secrets d'un Monarque, comme j'avais alors lÕoreille de mon Roi, je lui conseillerais toujours de tenir une pareille procŽdure. Aussi pouvais-je dŽtourner ce coup si je l'eusse voulu: mais mon devoir Žtant plus fort que toutes les considŽrations contraires, je consentis ˆ la perte de cet Ambitieux.

O discours vainement profŽrŽ ! Il ežt bien mieux valu se taire que parler si lŽgrement. Ce langage scandalisa toute la compagnie, & particulirement deux ou trois Seigneurs affectionnŽs au Prince Almidor ˆ qui ils ne manquent pas de rapporter, le soir mme, les propos de Clarimont.

Est-il donc vrai (s'Žcrie alors ce Prince) que ce tŽmŽraire ait pris ˆ t‰che la ruine de notre maison ? Non content de nous brouiller tous les jours avec notre Ma”tresse, il se vante encore d'avoir consenti ˆ la mort de mon Pre & en fait des discours partout o il se trouve ? Ai-je bien si peu de ressentiment que je ne le ch‰tie de sa folie ? Non, non, il faut qu'il en meure de ma main & que sa mort apprenne dŽsormais ˆ ses semblables d'tre plus sobres en discours & moins remplis de tŽmŽritŽ.

Il n'y a point de doute que l'effet n'ežt suivi la parole si le jeune Prince Alexandre qui fortuitement se trouva prŽsent ˆ ce rapport ne l'ežt devancŽ. Il ne dit mot pourtant de ce qu'il est rŽsolu ds l'heure mme d'exŽcuter. Encore que son cÏur bouillonne de colre, il sait nŽanmoins si bien dissimuler sa passion qu'on dirait qu'il est insensible ˆ une si grande offense. Quand l'heure de se reposer est venue, il se retire ˆ sa chambre & envoie chercher Lindamart. C'est un brave & gŽnŽreux Cavalier qui a fait preuve de sa valeur en une infinitŽ de combats & de duels, & de qui Alexandre fait beaucoup d'estime. Soudain qu'il est arrivŽ, le jeune prince lui apprend la tŽmŽritŽ de Clarimont, lui dŽcouvre le juste sujet qu'il a de se venger d'une telle injure & le ch‰timent qu'il en veut faire ˆ la premire rencontre. Il le prie de l'assister en cette action pour en pouvoir rendre tŽmoignage, s'il en Žtait besoin, contre ceux qui en voudraient bl‰mer la procŽdure. Lindamart le remercie de l'honneur qu'il lui fait de l'employer en une si digne action &, ds l'heure mme, ils prennent rŽsolution de venir ˆ bout de cette entreprise, en la sorte que je vais vous rŽciter.

Le Soleil avait dŽjˆ par deux fois redonnŽ ˆ notre HŽmisphre sa lumire accoutumŽe depuis le jour que Clarimont, par la libertŽ de son langage, ayant navrŽ l'‰me de quatre grands princes, Žtait cherchŽ de tous c™tŽs par le gŽnŽreux Alexandre pour en recevoir la punition. Le sort lui fut si favorable qu'il eut le vent de ce dessein. Et bien que sa vanitŽ ne lui persuad‰t pas aisŽment qu'on ežt le courage de l'attaquer, toutefois, la grandeur de la maison qu'il avait offensŽe se reprŽsentant ˆ ses yeux, il en prend l'alarme & croit que, d'une injure faite de gaietŽ de cÏur ˆ des personnes qualifiŽes, on ne peut recevoir d'excuse puisque la propre conscience en a dŽjˆ donne l'arrt de condamnation. Mais nŽanmoins voulant se munir contre l'orage qui s'Žlve pour le perdre, il a recours ˆ ses parents & ˆ ses alliŽs afin d'en implorer l'assistance.

Cleophon est un digne & parfait Cavalier ˆ qui la Perse est extrmement obligŽe, pour avoir Žpandu mille fois son sang pour elle lorsque le grand Alcandre la purgeait des monstres qui la dŽvoraient. C'est ˆ lui que s'adresse Clarimont, comme ˆ son alliŽ, & ˆ qui il tient ce discours:

Je vous ai toujours fait participant (™ brave Cleophon) de mes aventures bonnes ou mauvaises, pris avis de votre clair jugement sur ce qui en pouvait succŽder. Si jamais j'eus besoin de votre conseil, & de votre assistance, c'est maintenant qu'une des plus illustres maisons de cet Empire trame ma ruine. Le Prince Almidor & ses frres sont courroucŽs, pour un rapport qu'on leur a fait de moi sur la mort de leur Pre. Vous savez bien que la foi que nous devons au prince souverain est de telle nature, qu'elle ne souffre point de mŽlange. Si je n'avertis point Cleandre du dessein qu'on prit de le perdre, n'en dois-je pas plut™t recevoir de la louange que du bl‰me, puisque faisant autrement, n'Žtait-ce pas, pour sauver un homme, tre dignement coupable du crime de lse-majestŽ & indigne de participer aux secrets d'un Monarque ? Je vous conjure donc, par notre commune amitiŽ qui doit tre soigneuse de ma conservation, de me vouloir conseiller en une affaire, o l'on me menace de la vie ; & nŽanmoins me vouloir assister de votre ŽpŽe, en cas que mes ennemis osent y attenter.

Ainsi parlait Clarimont, lorsque Cleophon, non moins sage que vaillant, ayant un peu digŽrŽ les paroles qu'il venait d'entendre, rŽpondit en cette sorte : Chose Žtrange (dit-il en soupirant) que les hommes les plus prudents, sont ceux qui commettent ordinairement les plus grandes fautes ! Je le dis pour vous (mon Cousin) qui, ayant la rŽputation d'tre un des plus avisŽs Cavaliers de l'Asie, vous tes nŽanmoins laissŽ emporter ˆ tant de vanitŽ que de toucher une corde dont l'Žtreinte est si dangereuse. Et encore, aprs avoir fait une telle folie, au lieu de la rŽparer, vous tentez l'impossible, par la rŽsolution que vous prenez de la soutenir ? Ignorez-vous la valeur des Princes que vous avez offensŽs, & le moyen qu'ils ont d'en faire la vengeance ? L'exemple de ceux qui les ont outragŽs autrefois, devrait-il pas repasser par vos yeux & vous apprendre d'tre plus sage ˆ leurs dŽpens ? Le meilleur & le plus salutaire conseil que je vous puis donner en une affaire o il n'y va moins que de la vie, est que vous devez recourir ˆ la douceur du prince Almidor & lui demander pardon d'un outrage. En cela je m'emploierai pour vous assister, suivant que j'y suis obligŽ par les lois de notre amitiŽ : mais de vous offrir mon ŽpŽe contre lui & contre ses frres, je ne puis. L'obligation que je leur ai de l'honneur qu'ils me font de m'aimer, & le service que j'ai vouŽ ˆ cette maison, n'y peuvent consentir. Servez-vous donc de l'assistance que je vous offre & croyez que, si j'Žtais rŽduit aux extrŽmitŽs o vous tes, je suivrais toujours le conseil que je vous donne. Cependant ne sortez point de votre logis, que bien ˆ propos, de peur que quelque funeste rencontre, ne m'™te le sujet de m'employer ˆ la conservation de votre vie.

Je vois bien (repart Clarimont) que le conseil que vous me donnez & l'assistance que vous me refusez ont quelque apparence de raison. Je penserai ˆ ce que je dois faire pour le premier ; & pour l'autre, puisqu'il m'est dŽniŽ, je tacherai de me conserver moi mme en me dŽfendant si l'on m'attaque. Ce disant, il sort du logis de Cleophon qui s'efforce par ses prires de le retenir ˆ d”ner ; mais la destinŽe qui veut trancher la trame de sa vie, est inŽvitable. O dŽcrets de la fatalitŽ, qui pourra sonder la profondeur de vos ab”mes! Nos jours sont comptŽs ds l'EternitŽ, & c'est en vain de vouloir prŽvenir ce qui doit arriver.

Clarimont entrant dans son carrosse qui l'attendait ˆ la porte de l'h™tel de Cleophon, commande qu'on le mne ˆ son logis, o plut™t au monument. A peine a-t'il marchŽ cent pas qu'Alexandre, suivi de Lindamart, l'aperoit. Le Prince, montŽ sur un petit cheval, revenant du logis de la Princesse sa sÏur, ne pensait pour l'heure aucunement ˆ lui : aussi n'Žtait-il armŽ que d'une petite ŽpŽe qui lui pendait en Žcharpe &, par consŽquent, il n'y avait pas d'apparence d'attaquer un Cavalier qui avait une bonne ŽpŽe & qui ne manquait pas de valeur ni d'adresse pour se dŽfendre. Mais son courage qui ne trouve rien d'invincible & qui se nourrit dans les hasards, comme la Pyralide dans le feu, n'ayant point d'Žgard ˆ toutes ces considŽrations, s'enfle dans ses poumons & lui fait h‰ter le pas de son cheval, & approcher de son homme. Lindamart le suit tout doucement, bien montŽ, sans qu'il ose remontrer au Prince le danger o il se veut exposer, avec des armes tant inŽgales. Soudain qu'Alexandre est si prs du carrosse que Clarimont, qui dŽjˆ l'avait dŽcouvert & qui se prŽparait ˆ la dŽfense, le pouvait ou•r, il saute lŽgrement du cheval & lui crie: Baron j'ai un mot ˆ vous dire. Mettez pied ˆ terre. A cette semonce, Clarimont fait ouvrir la portire de son carrosse &, commandant ˆ ses gens de n'en bouger, sort pour parler ˆ ce jeune Mars, de qui les yeux Žtincelants de courroux ressemblaient ˆ deux Comtes qui prŽsageaient du malheur. Il fait nŽanmoins bonne mine &, ayant la main sur la garde de son ŽpŽe, s'approche d'Alexandre & lui tient ce discours : Et bien (mon Ma”tre) que voulez-vous de votre serviteur ? N'est-il pas vrai (lui dit le Prince en le prenant par la main) que vous avez ŽtŽ si tŽmŽraire de vous vanter en bonne compagnie d'avoir consenti ˆ la mort de feu mon pre &, qu'ayant pu dŽtourner cet accident, vous avez plut™t avancŽ la fin de ses jours ?

Je vous prie (repart Clarimont) m'Žcouter en mes justes dŽfenses & ne me condamner point sans m'avoir premirement ou•. J'ai, ˆ la vŽritŽ, dit que j'en pouvais dŽtourner l'accident mais d'avoir ŽtŽ cause de sa mort, jamais je ne le fus, & jamais je n'ai tenu un tel langage.

Ce que vous m'avouez (dit le Prince sans le vouloir plus entendre) suffit pour vous en cožter la vie ou pour me faire laisser ici la mienne pour gage. Mettez donc la main ˆ l'ŽpŽe (poursuit-il en se reculant) & dŽfendez-vous, autrement vous tes mort.

Mon Ma”tre (s'Žcrie Clarimont, en mettant pareillement la main ˆ l'ŽpŽe nue) que voulez-vous faire ? Au moins faites que j'achve mon discours & puis, si vous n'y trouvez de la satisfaction, je vous satisferai par la voie des armes.

DŽfendez-vous (lui dit encore Alexandre) c'est en vain que vous t‰chez d'allonger votre vie par vos belles paroles. Achevant ce discours, il lui tire une estocade que l'autre rabat de son ŽpŽe, qui se croise avec celle d'Alexandre si bien qu'ils passent l'un deˆ & l'autre delˆ. Le Prince, voyant qu'il n'avait rien fait en ce premier assaut, revient sur lui, & l'autre pareillement sur son adversaire ; mais le coup que le Prince tire, ayant rendu vain celui de Clarimont & ne trouvant point de rŽsistance, entre sous la mamelle gauche, & trouvant le chemin de la vie arrive ˆ sa demeure, & l'en chasse. Je suis mort, crie alors Clarimont, & avec cette parole, son ‰me abandonne son corps qui tombe ˆ la renverse froid & blme.

Au cri que fit Clarimont le peuple accourut en foule animŽ de fureur, croyant de voir le contraire de ce qu'il aperut. Une fausse alarme avait volŽ lŽgrement par tout ce quartier de la ville, que Clarimont avait tuŽ Alexandre. Si cette infortune fut arrivŽe, l'adversaire n'ežt pas joui longuement du fruit de sa victoire car l'amour que les Citoyens de Suze portent ˆ la brave race des Noralis, & particulirement ce jeune prince, pour des raisons qu'il n'est pas besoin d'insŽrer ici, est si grande qu'ils eussent mis en pices Clarimont. Mais, quand tout le monde vit Alexandre remonter ˆ cheval & reprendre froidement le chemin de son h™tel, accompagnŽ de Lindamart qui, durant ce duel, demeura immobile sur son cheval, ayant l'Ïil toujours fichŽ sur le carrosse de l'infortunŽ gentilhomme pour voir si quelqu'un des siens ferait mine de branler pour secourir son ma”tre, ce ne furent que cris d'allŽgresse. Il y en eut pourtant qui relevrent ce corps qui n'avait point d'‰me & le portrent ˆ une boutique prochaine. Ses parents & ses serviteurs s'assemblaient de toutes parts, lamentant sa fin tragique & malheureuse. Mais ce ne fut rien au prix des plaintes que fit retentir le jeune Lucidor, quand il entendit la mort de son Pre.

 Ce brave gentilhomme, autant rempli de courage & de valeur qu'autre de l'Empire, s'Žtant rendu promptement au lieu de cette sanglante exŽcution, & voyant celui de qui il avait reu la vie n'avoir plus de mouvement, est saisi d'une telle dŽtresse, que le coup de la douleur par trop de sentiment le rend insensible. Il tombe ˆ la renverse, froid & blme, & quiconque voit en cet accident le Pre & le Fils a bien de la peine ˆ juger qui des deux est vivant. Mais enfin, quand les esprits qui se sont ramassŽs ˆ l'entour du cÏur comme les chaudes exhalaisons dans la froidure d'une nue commencent un peu ˆ s'Žvaporer par l'humeur qui distille de ses yeux & par les longs soupirs qui sortent de son sein pantelant, il commence ˆ profŽrer de si pitoyables regrets, qu'il en ežt Žmu les trois puissances fatales des Enfers ˆ la compassion, si ces cruelles n'Žtaient sans oreilles aussi bien que sans yeux.

O mon cher Pre, (disait ce malheureux) est-il possible que votre valeur ait ŽtŽ surmontŽe si lŽgrement par un homme, plus propre ˆ contenter les Dames que nourri dans les sanglants exercices de Bellone ? Ce Mignon qui a plut™t les traits d'un MŽdor que d'un Roger dont il se vante d'tre issu, se vantera-il encore d'avoir mis au tombeau. toute la valeur du monde ? O fortune cruelle ! avais-tu conservŽ Clarimont si longtemps parmi des hasards & des pŽrils si horribles que la mort mme y ežt p‰li de peur, pour rŽserver son destin ˆ la pointe de l'ŽpŽe de ce jeune Adonis ? Pourrai-je bien vivre & le voir triompher d'une telle gloire ? Non, non, il faut que son sang apaise les m‰nes de mon gŽniteur, ou bien que ma vie soit encore immolŽe ˆ sa cruautŽ.

Telles Žtaient les plaintes de Lucidor, ˆ qui la douleur plut™t que la vŽritŽ faisait tenir ce langage. Un si sanglant objet le rendrait par aventure [ˆ l'occasion] excusable, si son Pre mourant l'ŽpŽe ˆ la main n'avait rendu des preuves de son courage & de son adresse. Mais quoi ! nous sommes hommes & par consŽquent sujets aux passions humaines qui, en des coups si sensibles, nous ™tent, & le jugement & la raison. Je le laisse rendre les derniers devoirs ˆ son Pre pour rŽciter le bruit qui remplit la Cour de cette mort.

Quand la Divine Parthenie en apprend la nouvelle, sa MajestŽ qui aime la conservation de ses sujets & qui avait fait prononcer deux ou trois jours auparavant un Ždit rigoureux contre ceux qui se privent ainsi cruellement de vie, est ˆ bon droit courroucŽe contre le prince. Toutefois, quand la Princesse lui remontre le juste ressentiment de son frre, & que ce malheur est arrivŽ plut™t par rencontre que par dŽlibŽration, elle s'apaise aucunement, tandis qu'Alexandre s'absente pour quelques jours de la Cour, attendant que la fumŽe de ce brouillard s'Žclaircisse & que ceux qui jugent de cet accident suivant leur passion plut™t que par raison en puissent voir clairement la vŽritŽ. Ce nuage passe bient™t des yeux de tous les plus favorables ˆ la cause de Clarimont lorsqu'ils ont connaissance de l'injure qu'il avait faite ˆ une si grande maison, pendant que le dŽsir de vengeance reprŽsente incessamment ˆ Lucidor la mort de son Pre.

Il semble que ce gŽnŽreux Cavalier est devenu lŽthargique durant quelques jours & qu'il a plus d'envie de vivre que de se battre. Mais, comme les fleuves qui se cachent soudain en terre ne laissent pas pourtant de courir o ils tendent & puis de sortir plus gros & plus superbes qu'ils ne paraissaient auparavant, aussi Lucidor qui recle, pour quelque peu de temps, les flots de son courroux, en vomit bient™t les ondes ˆ gros bouillons, ne pouvant plus les retenir dans son sein. Il ne se ressouvient plus du dire du Sage : que les actions b‰ties sur une injure mal fondŽe sont toujours malheureuses ; au contraire, il prend le conseil du mal avisŽ qui dit en son cÏur qu'il fera comme on lui a fait & qu'il rendra ˆ un chacun suivant son Ïuvre, sans regarder ˆ la justice de la cause. L'inŽgale courrire des mois n'avait pas encore du tout achevŽ sa course, depuis le jour que la Parque ferma les yeux ˆ Clarimont, quand Lucidor, qui veut accompagner l'ombre de son pre, ou bien sacrifier ˆ ses M‰nes le sang de celui qui l'a mis au tombeau, pour mieux exŽcuter la rŽsolution qu'il prend, ouvre son cÏur ˆ un gentil Cavalier appelŽ Rolant, qui avait ŽtŽ nourri page en sa maison & qui, depuis, ayant atteint l'‰ge d'homme, Žtait fort victorieux d'une infinitŽ de combats qu'il avait rendus. Se fiant donc ˆ son courage & ˆ sa fidŽlitŽ, il lui remontre son juste ressentiment & lui dit qu'il lui est impossible de vivre au monde pendant que le meurtrier de son Pre y sera vivant ; que, ne pouvant retenir plus longtemps le dŽsir qui le sollicite nuit & jour ˆ la vengeance, s'il a jamais recherchŽ le sujet de lui tŽmoigner son affection, c'est maintenant que le chemin lui en est ouvert, par la peine qu'il prendra ˆ porter un Cartel au Prince Alexandre. Et pour mieux l'obliger ˆ l'accomplissement de son dŽsir, il le baise mille fois, & le conjure de ne lui dŽnier point ce qu'aussi bien il ferait faire par un autre,

Rolant qui aime ce jeune Seigneur autant que son ‰me propre, ayant appris cette ferme dŽlibŽration, se trouve bien empchŽ en une affaire de telle importance. Se reprŽsentant l'extrme valeur du Prince & le premier essai que son jeune Ma”tre veut faire de son courage, en s'affrontant ˆ celui qui ne trouve rien d'invincible, il t‰che autant qu'il peut de le dŽtourner de ce dessein ; mais, quand il voit que c'est parler aux rochers & Žcrire sur les ondes, il prend ˆ regret un billet que Lucidor lui baille &, de ce pas, il va ˆ l'h™tel du Prince afin de lui remettre entre les mains.

Le Soleil commenait d'Žclairer de ses rayons la cime des montagnes lorsque Rolant fit avertir Alexandre par un de ses valets de Chambre qu'un Cavalier dŽsirait de parler ˆ lui, d'une affaire qui le touchait extrmement. Le Prince avait passŽ toute la nuit en honntes privautŽs chez une grande Dame, de sorte qu'ˆ peine le sommeil arrosait de ses charmes la prunelle de ses yeux. On fait entrer ce gentilhomme qui, aprs avoir donnŽ le bonjour au Prince & fait une profonde rŽvŽrence, s'approche du lit & le supplie qu'il commande de faire retirer ses gens parce qu'il lui veut apprendre un secret qui n'a pas besoin de tŽmoins. Chacun se retire par le commandement du Prince &, alors, Rolant lui met pour excuse devant les yeux la nourriture qu'il a prise ˆ la maison de Lucidor ; que la force de son devoir lui ayant fait prendre la hardiesse de lui porter un dŽfi de la part de son ma”tre, il est aucunement excusable en sa tŽmŽritŽ, & qu'enfin il se soumet ˆ la discrŽtion de son Excellence pour recevoir telle punition qu'elle ordonnera lorsqu'elle aura pris la peine de voir le contenu de ce Cartel qu'ˆ l'instant il lui donne. Alexandre en riant reoit ce Cartel &, sautant lŽgrement du lit en chemise, s'approche d'une fentre pour le lire. La teneur en Žtait telle :

MONSEIGNEUR,

Nul ne peut tre plus fidle tŽmoin du juste sujet de ma douleur que vous ; c'est pourquoi je vous supplie trs-humblement de pardonner ˆ mon ressentiment, si je vous convie par ce billet de me faire tant d'honneur que je me puisse voir l'ŽpŽe ˆ la main avec vous pour tirer raison de la mort de mon pre. L'estime que je fais de votre courage me fait espŽrer que vous ne mettrez en avant votre qualitŽ, pour Žviter ce ˆ quoi votre honneur vous oblige. Ce gentilhomme vous amnera au lieu o je suis avec un bon cheval & deux ŽpŽes, desquelles vous aurez le choix. Et si ne l'avez agrŽable, je m'en irai partout o vous me le commanderez.

Ce gŽnŽreux Prince, digne race des Noralis qui se plait parmi les sanglants exercices de Mars comme dans son ŽlŽment, ayant lu ce dŽfi, s'informe de ce gentilhomme du lieu o son ma”tre l'attend. Quand l'autre lui en a donnŽ la connaissance, il lui dit qu'il lui pardonne la folie que sa tŽmŽritŽ lui a fait commettre, osant si librement le venir appeler au combat de la part d'une personne que la Nature lui a rendue inŽgale ; qu'il vive donc sans apprŽhension pour ce regard, mais qu'il retourne vers Lucidor afin de l'assurer que, dans une heure pour le plus tard, il le verra au lieu o il l'attend pour lui donner toute satisfaction. Cependant, il conseille ˆ ce Cavalier de n'oublier pas une bonne ŽpŽe parce que, sans doute, celui qui l'accompagnera pour tre tŽmoin de cette action ne lui permettra pas de s'en retourner sans avoir ŽprouvŽ son courage. Rolant remercie le Prince de sa courtoisie & de l'honneur qu'il lui fait, le plus grand qu'il puisse jamais recevoir & de qui les Histoires parleront Žternellement ; & aprs, prend congŽ d'Alexandre, monte sur son cheval qu'un laquais lui tient prt ˆ la porte de l'h™tel & puis sort de la grande ville de Suze. Il le fait aller si lŽgrement qu'en peu de temps il arrive au lieu o Lucidor l'attend avec impatience.

Et bien mon grand ami (lui dit-il en l'embrassant), le Prince aura-t'il le courage de me faire raison de la mort de mon Pre ?

Pensez seulement ˆ vous bien dŽfendre (rŽpond Rolant) & Dieu veuille que cette mlŽe soit plus heureuse que l'autre. Le Prince ne manquera point de compara”tre prŽsentement ici o vous l'avez conviŽ. Je crois aussi que je serai du festin ; dont je me rŽpute extrmement heureux, tant pour l'honneur que j'y recevrai, que pour le tŽmoignage que je vous y rendrai de mon service.

Tandis qu'ils disposent ˆ bien faire, Alexandre s'habillant promptement envoie ˆ Lindamart, qui se voulait mettre dans le lit pour se reposer & qui revenait ˆ l'heure mme de la ville d'un lieu o il avait demeurŽ toute la nuit ˆ passer le temps. Ce renommŽ Cavalier ne manque pas de se rendre incontinent ˆ la chambre du Prince qui lui baille aussit™t ˆ lire le dŽfi, & puis lui commande ˆ l'oreille d'aller au mme instant faire Žquiper de tout ce qu'il faut, deux bons chevaux, & les tirer hors de l'Ecurie le plus secrtement qu'il lui sera possible. Lindamart obŽit soudain au Prince, & ˆ peine les chevaux sont ˆ la rue que le Prince qui n'avait pas la patience de se faire habiller, descend, saute lŽgrement sur l'un d'iceux, sans mettre le pied ˆ l'Žtrier, & Lindamart sur l'autre ; & puis, Žtant sortis par la porte qu'on nomme l'Hermite, ils marchent par cette belle plaine, qu'on dŽcouvre ˆ la sortie de la ville.

Lorsque Rolant qui est au guet les aperoit, il en avertit soudain Lucidor qui est cachŽ derrire le clos de l'ermitage & aprs, piquant son cheval, il s'approche du Prince, le salue & lui tient ce discours: GŽnŽreux Prince, vous savez la cŽrŽmonie qui se pratique ordinairement ˆ visiter ceux qui doivent combattre ˆ outrance ; c'est pourquoi je vous supplie que vous ne trouviez point Žtrange si je procde envers vous, comme je ferais envers une personne de moindre Žtoffe ; & puis ce Cavalier qui vous suit, en fera de mme, s'il vous plait, envers Lucidor.

Mon ami (dit Alexandre) il n'est pas besoin que tu prennes tant de peines, pique seulement vers ton ma”tre, dis lui qu'il se h‰te & qu'il fasse comme tu me vois faire. Ce disant, il prend son pourpoint qu'il dŽpouille & jette par terre en le dŽchirant, & dŽcouvre ˆ nu sa chair, qui aurait fait honte ˆ la blancheur des lys qu'on vient de cueillir tout fra”chement. Rolant, ŽtonnŽ de ce courage qui n'a jamais vu la peur qu'au front de ses ennemis, doute, & non sans grande raison, de la vie de son Ma”tre qu'ˆ grande course de cheval il va promptement faire sortir du lieu, o il s'est mis ˆ couvert.

Qui donnera ˆ ma plume le savoir de bien dŽpeindre ˆ la postŽritŽ le plus funeste & le plus horrible de tous les combats qui se liront jamais dans les histoires ? Quel encre de sang marquera dŽsormais d'une lettre assez rouge le dernier jour du mois le plus court de l'annŽe ; jour que la glorieuse fortune d'Alexandre & la triste aventure de Lucidor rendront pour jamais mŽmorable. Il semble que le Soleil p‰lit de peur ˆ ce sanglant spectacle. O Perse voici un nouveau sujet de deuil ! La perte que tu feras bient™t de l'un des plus gentils courages que le flambeau du monde verra jamais, te doit tre fort sensible. A la mienne volontŽ que la passion ežt trouvŽ dans son ‰me moins de place que la raison, il ežt suivi de bien prs le prince Alexandre en l'honneur qu'il doit un jour acquŽrir, lorsque ton jeune Sophy ira ˆ la conqute de tout le monde.

Sit™t que le brave Lucidor aperoit Alexandre en l'Žtat que nous l'avons laissŽ, il loue cette gŽnŽreuse action &, pour ne lui cŽder en franchise, il ouvre son pourpoint, le met en pices & para”t en chemise. Il pique des Žperons son cheval &, partant comme un foudre l'ŽpŽe ˆ la main, il se lance sur le Prince qui fond sur lui comme un torrent qui tombe d'une haute montagne & qui noie toute une plaine. Les coups sont divers car, en passant, Lucidor perce l'Žpaule senestre d'Alexandre, pendant que le Prince lui passe son ŽpŽe sous le bras droit sans lui faire autre mal. Le valeureux Chevalier voyant son sang couler ˆ longs filets, & son adversaire sain & gaillard, s'Žchauffe comme un sanglier quand il se sent atteint d'un coup d'Žpieu. Il tourne son cheval &, se ruant sur Lucidor, il lui perce le bras gauche pendant que l'autre lui porte un coup au c™tŽ droit, que le Prince ne sait si bien esquiver qu'une pice de sa chemise n'en soit emportŽe. O Dieu ! (ce dit alors Alexandre tout bassement) vous savez la justice de ma cause, ne permettez pas que le dŽsespoir d'un jeune homme triomphe de ma valeur.

Il achevait de prononcer ˆ part soi ces paroles lorsqu'il fait faire un saut ˆ son cheval & que, passant sur son adversaire, il lui tire une estocade qui lui perce d'outre en outre le c™tŽ droit & en fait jaillir un ruisseau de sang. Lucidor, aucunement ŽtonnŽ, s'arme plus que devant d'un courage magnanime &, poussant son cheval, porte au petit ventre du Prince un coup auquel ce parfait Cavalier, par son adresse incomparable, oppose l'aron de la selle qui en est percŽ de part en part ; & cependant, il l‰che un autre coup d'estoc dans l'Žpaule droite de Lucidor qu'il ouvre d'une profonde plaie. J'ai horreur de rŽciter les horribles coups qu'ils se donnrent. Le prince en avait dŽjˆ cinq ou six qui peraient ˆ jour l'aron de la selle de son cheval, & dix ou douze en diverses parties du corps ; & l'autre Žtait percŽ comme un crible quand, transportŽ de rage, il se jette sur Alexandre & lui porte un coup droit au gosier que le Prince divertit de son ŽpŽe, mais non pas si bien qu'il n'atteigne le gras du bras gauche & ne lui fasse une plaie large de quatre doigts. Qui a jamais vu un Taureau, ŽchauffŽ de l'amoureuse rage, se jeter furieusement sur son rival, qu'il s'imagine de voir Alexandre lorsqu'il se sentit si vivement touchŽ. Tel, par aventure, Žtait le Dieu de Thrace quand Diomde le blessa devant Troie ; mais, toutefois, le Prince Žtait bien plus rŽsolu ˆ se venger car, de ce bras qui ch‰tie les plus mauvais garons, il tire une si roide estocade que le coup brise une partie de l'ŽpŽe de Lucidor qui s'Žtait opposŽe ˆ la rencontre &, pŽnŽtrant plus avant, trouve sous la mamelle gauche le sentier du cÏur qu'il perce de part en part & en chasse la vie. Bienheureux guerrier ˆ qui la cause de sa mort sert de consolation ! car s'il meurt, pour le moins, c'est de la main du plus digne Chevallier qui ceignit onques ŽpŽe.

Comme un vaillant guerrier qu'au milieu des combas

Quelque fameuse ŽpŽe a fait tomber ˆ bas

Et qui se sent la vie et le sang y rŽpandre,

En mourant il s'Žcrie orgueilleux de sa mort.

L'auteur de mon trŽpas me sert de rŽconfort.

Je meurs mais abattu par la main d'Alexandre.

Pendant ce cruel exercice le gŽnŽreux Lindamart & le brave Rolant qui s'Žtaient au commencement amusŽs ˆ considŽrer la valeur & l'adresse de ces deux jeunes paladins, s'Žcartrent quelque cent pas pour Žprouver leurs ŽpŽes. Lindamart, de qui le courage est estimŽ par tout le monde, avait ŽtŽ si pressŽ lorsque le Prince lui commanda de le suivre qu'ayant oubliŽ son ŽpŽe ˆ sa chambre, il en prit ˆ la rue une que l'un de ses laquais portait en Žcharpe, sans avoir la patience d'attendre qu'on lui apport‰t la sienne, ni sans considŽrer si celle qu'il prenait Žtait de fine trempe.

Ils se tirrent plusieurs coups mŽmorables o nous ne nous arrterons plus longtemps parce que notre intention n'est pas de dŽcrire maintenant les particularitŽs de leur combat que nous dŽcrirons exactement en la suite de notre roman des Chevaliers de la gloire, lorsqu'il sera temps d'en discourir. Nous dirons seulement que, comme les armes sont journalires [hasardeuses], Lindamart se trouva percŽ d'outre en outre de deux coups, mortels pour quelque autre qui ežt eu moins de courage, mais non pas pour un si gŽnŽreux Cavalier qui ne mourra jamais de coup d'ŽpŽe. Le malheur l'accompagne encore tellement que, son cheval venant ˆ broncher, une profonde plaie qu'il a dans l'estomac s'ouvre & verse un dŽluge de sang. Il se relve pourtant l'ŽpŽe ˆ la main &, comme il est rŽsolu de se venger, il aperoit son adversaire qui, ayant vu tomber Lucidor, piquait vers Alexandre pour le supplier de se contenter de l'avoir mis ˆ bas. Lindamart croyant que Rolant y courait pour un autre sujet, crie au Prince de prendre garde ˆ lui.

Le Chevalier se tourne tout empourprŽ de son sang, le glaive droit ˆ la main. Voyant venir l'autre si lŽgrement vers lui, il part comme un trait dŽcochŽ par un puissant archer, en intention de faire sentir le tranchant de sa redoutable ŽpŽe ˆ ce brave Gentilhomme. Mais Rolant s'arrte, & baissant la pointe de la sienne lui dit: Prince gŽnŽreux, c'est assez.

Comment assez ? (repart le Prince encore tout ŽchauffŽ) je ne dis jamais, "c'est assez" tandis que j'ai l'ŽpŽe ˆ la main.

C'est assez (valeureux Chevalier) poursuit encore l'autre en croisant les bras, contentez-vous que toute valeur rend hommage ˆ la v™tre.

A ces mots, Alexandre qui tient du naturel du Lion gŽnŽreux qui pardonne aux vaincus & dompte les rebelles, s'arrte & profre ce langage : Va donc, & pense aux funŽrailles de ton ma”tre.

Il s'approche cependant de Lindamart qui s'Žtait assis sur l'herbe, la perte de tant de sang ne lui permettant pas de remonter ˆ cheval. Le Chevalier, outrŽ d'une douleur extrme pour la crainte qu'il a de perdre un si fidle serviteur, voyant qu'il n'Žtait pas temps de discourir, regarde d'un c™tŽ & d'autre, & voit un carrosse qui passe & qui tire vers la ville. Il pique soudain & prie ceux qui sont dedans d'y vouloir recevoir un gentilhomme extrmement blessŽ pour tre conduit ˆ son logis. Au commencement, l'on fit difficultŽ de lui accorder sa prire parce que, de premier abord, on ne le reconnut pas, ainsi sanglant qu'il Žtait. Mais quand on sut que c'Žtait le Prince Alexandre, soudain on arrta le carrosse & l'on coucha doucement dedans Lindamart.

Tandis, la RenommŽe, prompte Messagre des aventures, sme lŽgrement la nouvelle de ce combat par toute la ville de Suze. Au bruit qu'elle en fait, une infinitŽ de Seigneurs se rendent soudain ˆ l'h™tel du grand Almidor. Le prince en avait ŽtŽ averti par le moyen du Cartel qu'on trouva sur la table de la chambre d'Alexandre... Il saute lŽgrement du lit &, comme il est prt d'aller promptement vers le lieu de l'exŽcution, un gentilhomme arrive qui lui rapporte le succs du combat : la mort de Lucidor, la gloire d'Alexandre & les dangereuses blessures de Lindamart. O pauvre Lindamart (dit alors le Prince soigneux de la vie des siens autant que de la sienne propre) que je te regrette! Qu'on aille promptement chercher le savant Astibel afin que leurs plaies soient par lui visitŽes de bonne heure. Pendant qu'on va vers le logis de cet expert Chirurgien qui fait des miracles en ses cures, un gentilhomme dit au prince Almidor qu'il ne doit pas se mettre en peine pour la vie de Lindamart parce que c'est un tŽmoignage infaillible qu'on ne meurt point lorsque l'on tombe d'un coup qu'on reoit si, au mme instant, l'on a le courage de se relever, de mme qu'avait eu Lindamart. O Dieux (repart le Prince) c'est une faible raison pour m'assurer de la vie de Lindamart: car il n'a que trop de courage.

Comme il tient ce discours & qu'il se promne ˆ la Cour de son H™tel avec le Duc Incomparable qui, suivi d'une grande troupe de Cavaliers, Žtait h‰tivement couru au logis du Prince pour lui offrir son ŽpŽe, voilˆ qu'Alexandre para”t, marchant au petit pas, sans pourpoint, couvert de son manteau durant la plus grande froidure de l'hiver, il met pied ˆ terre & Almidor en l'embrassant lui demande s'il est fort blessŽ. Monseigneur (ce dit-il) non pas mortellement, comme je crois. Plžt ˆ Dieu que Lindamart en fžt ŽchappŽ ˆ bon marchŽ.

Et o est-il ? (repart Almidor).

Le voilˆ (dit Alexandre) dans ce carrosse qui s'approche de nous.

Cependant la fleur de toute la gŽnŽreuse Noblesse de Perse vient baiser la main victorieuse de ce jeune prince dont l'ardeur du courage empche ˆ la froidure de rendre figŽ son sang qui dŽgoutte de plusieurs parties de son corps. Chacun admire sa franchise & sa valeur & loue le Ciel de son heureuse fortune ; mais particulirement les Citoyens de Suze, accourant ˆ milliers devant l'h™tel d'Almidor, rendent gr‰ces aux Dieux de ce qu'ils leurs ont conservŽ un si cher nourrisson. Les uns disent que le nom de grand lui est aussi bien dž que celui d'Alexandre. Les autres assurent tout haut qu'un jour il obscurcira la gloire de ses Anctres, lorsqu'il suivra le jeune Sophy aux conqutes que les Oracles lui promettent.

Sur ces entrefaites, le carrosse o Žtait Lindamart arrive. Il est portŽ doucement dans sa chambre & couchŽ dans un bon lit, o Astibel le traite avec tant de cure qu'en peu de jours on prend un bon augure de ses plaies. Nous le laisserons, avec le Prince Alexandre, remettre entre les mains d'un si savant homme le soin de leur guŽrison & retournerons au rŽcit de Lucidor.

Ce courageux Cavalier ayant rendu ˆ la Nature ce que tous les hommes lui doivent & acquis par sa mort honorable un renom qui ne mourra jamais, son ‰me encore toute allumŽe de courroux est reue dans la barque de l'avare Nautonier qui la passe au delˆ du fleuve en un lieu o l'on ne voit jamais la plaisante lumire du Soleil, & son corps est portŽ au monument par ses plus proches, & mis avec le corps de son pre dans une tombe de marbre, couverte d'une lame de cuivre o l'on grave ces paroles, servant ˆ tous deux d'Epitaphe:

 

O DIVERS SUCCéS DU SORT DES HUMAINS,

ICI GISENT LE PéRE ET LE FILS.

POUR VENGER LA MORT DE SON PéRE UN PRINCE DONNE LA MORT AU PREMIER, ET L'AUTRE VOULANT VENGER LA MORT DU SIEN, PERD LUI-MæME LA VIE.

PASSE, PASSANT, ET LOUE SON COURAGE ET SA PIƒTƒ.

 

C'est la fin Tragique & dŽplorable du pre & du Fils. La mort de l'un nous apprend que, qui veut conserver sa vie, doit empcher que sa langue ne devance point en parlant ce qu'il doit dire. La parole vole lŽgrement, mais elle blesse cruellement ; elle passe comme un Žclair, mais elle bržle en passant ; elle pŽntre facilement dans l'‰me, mais elle n'en sort pas aisŽment. Enfin, on la profre sans aucune peine, mais on ne la peut plus retirer &, comme elle vole lŽgrement, elle viole en un instant toute affection. Il est bien dangereux de dire non seulement des choses fausses, mais encore d'en profŽrer de vŽritables, lorsque celui contre lequel on les adresse ne manque point de pouvoir ni de ressentiment. La Mort entre par la porte de notre logis quand nous nous Žmancipons de discourir hors de saison, sans considŽrer le lieu, le temps, & la personne de qui nous parlons. Le vain discours est le tŽmoignage d'une vaine conscience ; la parole dŽcouvre incontinent les mÏurs de celui qui la l‰che.

Pour le fils, je le trouve grandement excusable, si l'on regarde ˆ la rigoureuse loi d'honneur que toutes les ‰mes gŽnŽreuses observent si exactement au Royaume de Perse qu'y manquer en un seul point, c'est tre dŽshonorŽ pour jamais. Il me semble encore que l'on remarque de l'injustice du Ciel au succs de la triste aventure de ce gentilhomme. Car, ™ Dieux! (pourra dire quelqu'un), si vous tes dŽfenseurs de la justice d'une cause, pourquoi permettez-vous que l'un, poursuivant la vengeance de la mort de son Pre, envoie l'un de ceux qui consentirent ˆ son trŽpas aux demeures sombres & tŽnŽbreuses ; et que l'autre, poursuivant une pareille vengeance, est lui mme contraint de mourir de la main propre de celui qui a donnŽ la mort ˆ son pre ?

O jugements du grand Dieu (rŽpondra quelque autre) que vous tes remplis de droiture ! Jamais n'advienne que nous osions vous attribuer l'iniquitŽ. Le poids & la balance sont vos jugements, & vous rendez aux hommes leurs Ïuvres, & leur restituez suivant les voies des cÏurs que vous sondez. L'un avait vengŽ la mort d'un innocent, & l'autre voulait venger celui que l'on peut excuser. Il ne faut donc s'Žtonner si vous consentez ˆ sa perte, puisque vous supportez l'ŽquitŽ & faites vengeance de l'injustice. On doit suivre ce qui est juste, si l'on veut vivre longuement sur la terre. C'est bien vivre lorsque, ni passion, ni haine, ni bienveillance, ne sont pas capables de nous faire embrasser une mauvaise cause. C'est pourquoi, quiconque jugera de cette action, qu'il ne s'arrte pas ˆ l'apparence, de peur de ne donner un tŽmŽraire jugement contre celui de qui l'innocence ne sera jamais offensŽe par la tŽmŽritŽ ; au lieu que la tŽmŽritŽ pourrait nŽcessairement tre nuisible ˆ celui qui entreprendrait d'en juger tŽmŽrairement.

 

Commentaire

Henri FORNERON, 1877, Les ducs de Guise et leur Žpoque : Le chevalier de Guise [Alexandre] Žtait impatient de se signaler. Il apprit, ˆ la fin de 1612, qu'un des gentilshommes de la suite de Concini, le baron de Luz [Clarimont], s'Žtait vantŽ d'avoir interceptŽ, vingt-quatre ans auparavant, un avis qui prŽvenait le BalafrŽ des dispositions prises par Henri III pour le tuer [...] il se mit ˆ la recherche du baron de Luz, l'aperut dans un carrosse, le 3 janvier 1613, lui cria de descendre, lui passa son ŽpŽe au travers du corps, avant qu'il ežt le temps de se mettre en garde, et courut se vanter prs des dames de ce coup heureux [...] Quelques jours aprs, le 31 janvier, le fils du baron de Luz [Lucidor], jeune, hardi et inexpŽrimentŽ, voulut venger la mort de son pre, et fit appeler le chevalier de Guise. Celui-ci monta ˆ cheval immŽdiatement, rejoignit l'enfant au faubourg Saint-Antoine, le tua et se retira dans l'h™tel du duc son frre pour recevoir les fŽlicitations de toute la cour. Ce double exploit sur le pre et le fils fut cŽlŽbrŽ comme une bataille gagnŽe; les potes le rimrent ; la RŽgente [Parthenie] envoya le jour mme un gentilhomme pour complimenter le chevalier sur son bonheur et sa bravoure ; le jeune roi [le jeune Sophy] lui fit la mme faveur le lendemain.

Campanini, 2011 : Selon toute vraisemblance, la parution du volume [1re Ždition] devrait se situer dans la seconde moitiŽ de lÕannŽe... Ë ce moment-lˆ, lÕintŽrt pour ce duel, qui fut en rŽalitŽ un assassinat politique, Žtait loin dÕtre Žteint. CÕest dans le but dÕen prolonger lÕŽcho et de transmettre aux lecteurs un rŽcit encomiastique glorifiant les Guise que Rosset dŽcide dÕajouter une nouvelle histoire au volume, dŽjˆ chez lÕimprimeur. Il la place en tte du recueil, comme le tŽmoignage dÕune actualitŽ saisie sur le vif, reconstituŽe et mise en scne dans la thމtralitŽ dÕune parole commŽmorative qui, sous le prŽtexte dÕune mise en garde contre lÕimprudence de ceux qui Ð comme le baron de Luz Ð ne savent pas tenir leur langue, offre un portrait idŽalisŽ de Franois-Alexandre de Guise, hŽros de lÕaventure. LÕhommage hyperbolique que lÕauteur rend ˆ son dŽdicataire et ˆ ses vertus guerrires cache un hŽro•sme qui nÕest quÕapparent, le duel ressemblant, aux dires des contemporains, ˆ un crime.

2. De l'horrible et Žpouvantable sorcellerie de Louys Goffredy prtre de Marseille.

Si jamais l'ennemi commun du genre humain a donnŽ du scandale au monde ; si jamais il a fait para”tre par ses horribles impiŽtŽs & par ses abominables sŽductions la malice de sa Nature & la tyrannie qu'il exerce sur ceux qui en sont possŽdŽs ; j'estime qu'il l'a fait en ce sicle o nous vivons, plus qu'en tout autre. Je sais bien que l'antiquitŽ peut produire des exemples de sa rage & de son imposture, si exŽcrables qu'ils font dresser les cheveux en les lisant ; mais l'ignorance que les mortels avaient pour lors du vrai Dieu & leur idol‰trie, servaient d'instrument ˆ ses tromperies, de sorte que la merveille n'est pas si grande, comme de voir maintenant qu'en ce sicle il ait puissance par ses organes de se jouer des deux plus augustes Sacrements des ChrŽtiens, de corrompre la chastetŽ des filles & des femmes, & de commettre mille autres abominables crimes ; en ce sicle, dis-je, & en un pays o la foi de JŽsus-Christ qui a brisŽ par sa mort glorieuse la tte de ce serpent, est plantŽe & o le nom du Dieu est invoquŽ. L'horreur de cette histoire tŽmoignera la vŽritŽ de mon dire. Je l'ai Žcrite suivant la vŽritŽ des actes & selon les mŽmoires que des tŽmoins irrŽprochables en ont faits. Que ceux qui viendront aprs nous ne l'estiment point une fable. Il n'y a pas encore deux ans qu'un des plus grands & des plus inf‰mes instruments que l'Enfer ait jamais produit fut publiquement exŽcutŽ en Provence, aprs avoir ŽtŽ atteint & convaincu des abominations suivantes.

 

 Aux montagnes proches de Grasse est un village nommŽ Belvezer o un certain Prtre, renommŽ pour saint homme, se tenait, nommŽ Pierre Goffredy. Il avait un neveu, fils d'un sien frre, auquel il apprit quelque peu de lettres humaines afin de le rendre capable de succŽder un jour ˆ une petite Cure qu'il avait. Ce neveu s'appelait Louys Goffredy, ˆ qui son oncle donna ses meubles en mourant &, entre autres, ses livres. Un soir, comme il en faisait inventaire, parmi, il y trouva un certain petit livre Žcrit ˆ la main rempli de caractres & d'invocations diaboliques, o le moyen de conjurer ces malheureux Esprits Žtait contenu. Au commencement, Goffredy Žtait en rŽsolution de le mettre dans le feu ; mais la curiositŽ qui cause tant de mal au monde ayant plus de pouvoir dans son ‰me, dŽjˆ disposŽe de sa nature au mal, que la crainte de Dieu, il se rŽsolut de faire expŽrience de ces invocations, en la manire qu'elles Žtaient dŽcrites & prit celle qui s'adressait ˆ Belzebub Prince des diables. Si t™t qu'il eut achevŽ l'exŽcrable mystre, voilˆ que Satan appara”t ˆ lui en forme humaine & lui tient ce discours : Que veux-tu de moi (Goffredy) ? Je suis sorti de ma sombre demeure aussit™t que tu m'en as ŽvoquŽ. Goffredy fut de premier abord ŽtonnŽ ; toutefois, endurci en son abominable rŽsolution, il rŽpondit en cette sorte : Qui es-tu, qui te prŽsentes maintenant ˆ moi ?

Je suis (dit Satan) le prince de tout le monde. Je gouverne comme il me plait l'air, la mer, la terre & les enfers. Quiconque fera mon commandement & se donnera ˆ moi, je le rendrai excellent en tout ce qu'il voudra.

Mais (repart Goffredy) cela serait bon si aprs la mort on n'Žtait point si cruellement tourmentŽ dans la gŽhenne de feu, pour avoir adhŽrŽ ˆ tes volontŽs.

Que tu es simple (dit le Diable) de croire ce tourment ! Ce sont des choses imaginŽes & forgŽes ˆ plaisir pour faire peur aux hommes. Penses-tu que si cela Žtait, moi & tous mes Anges eussions pouvoir d'aller par tout o nous voulons exercer notre Empire & y prendre nos Žbats ? Il faut que tu croies que les ‰mes de ceux qui font ce que je veux, deviennent, aprs la sŽparation de leurs corps, des DŽmons & que, suivant qu'elles ont opŽrŽ en ce monde selon ma volontŽ, elles sont rŽcompensŽes de charges honorables. Or si tu veux te donner entirement ˆ moi, je t'octroierai en ce monde tout ce que tu me demanderas, & puis tu seras avec nous aprs ta mort, colloquŽ en quelque degrŽ des plus excellents. O promesse non moins Žtrange que Diabolique! & nŽanmoins estimŽe pour vŽritable de tous les Sorciers, ainsi que nous le tŽmoignerons par des exemples admirables, en la suite de cette Histoire.

Goffredy, allŽchŽ donc de cette promesse & dŽjˆ possŽdŽ de ce Lion rugissant, prie le diable de lui donner terme d'un jour pour se rŽsoudre ˆ ce qu'il doit faire, & le malin esprit dispara”t. Quand la nuit suivante est arrivŽe, ce malheureux rŽitre sa conjuration & Satan lui appara”t en mme forme que la nuit prŽcŽdente. Il est vrai que pour mieux attraper son homme, il Žtait environnŽ d'une grande lumire.

As-tu bien pensŽ (dit-il ˆ Goffredy) ˆ ce que tu me promis hier ?

Oui, rŽpond l'autre. Si tu m'octroies ce que je te veux demander, je te donnerai pareillement tout ce que tu voudras de moi. Or je te demande trois choses. La premire est que je veux tre le plus honorŽ & le plus estimŽ de tous les Prtres de Provence. La seconde est que je veux vivre trente & quatre ans sans maladie ni incommoditŽ en cette rŽputation. Et la troisime, que je veux tre aimŽ & avoir la jouissance de toutes les femmes que je dŽsirerai, soit en les soufflant, soit en leur donnant quelque charme.

Le Diable lui ayant accordŽ ces trois choses, Goffredy lui en octroie trois autres. Il lui donne rŽciproquement son corps, son ‰me, & toutes ses actions. CŽdule mutuelle s'en fait. Ce Maudit Žcrit de son sang, la sienne, & Satan l'autre de sa main: toutefois il le trompe, selon sa coutume: car au lieu de trente & quatre ans, il ne met que quatorze : lui Žblouissant les yeux, & lui faisant prendre un pour trois.

Cet accord Diabolique passŽ, Goffredy quitte le lieu de sa demeure & s'achemine ˆ Marseille o il fait dessein de s'arrter. Il n'y eut pas longtemps ŽtŽ que, par son hypocrisie & moyens de son ma”tre, il est fait bŽnŽficier en l'Eglise des Accoulez. Le bruit de sa saintetŽ court en peu de temps par tous les lieux circonvoisins. Toutes les femmes les plus dŽvotes se vont confesser ˆ lui. Cependant, il exerce sur elles ses malŽfices &, en les soufflant, jouit de toutes celles qu'il veut. O Žtrange & inou•e permission de Dieu ! O Seigneur ! que vos secrets sont profonds & inexplicables !J'ai honte de publier ce qui n'est que trop vŽritable & qui nŽanmoins mŽriterait d'tre submergŽ dans le fleuve d'oubli.

Pendant que cet hypocrite est estimŽ de tous les gens de bien & qu'il sŽduit les filles & les femmes de son prochain, il assiste ordinairement aux Sabbats des Sorciers & ˆ leurs assemblŽes gŽnŽrales qui se font en divers climats de l'Europe & d'une partie de l'Asie. Il avait ŽtŽ Žlu, en une de ces dŽtestables convocations, pour prince des Magiciens d'Espagne, de France, d'Angleterre, d'Allemagne & de Turquie: si bien, qu'il menait la bande lorsqu'on faisait l'hommage au Bouc, mme souvent les Diables le transportaient quand il voulait, aux basses Allemagnes, pour y jouir d'une Princesse sorcire & puis le ramenaient ˆ Marseille. Quelques annŽes se passent de la sorte, pendant qu'il fait toujours son sŽjour en cette ville, estimŽ, comme nous avons dŽjˆ dit, pour le plus homme de bien du Monde. Cette rŽputation lui donnait l'entrŽe de plusieurs bonnes maisons &, entre autres, il s'insinua en celle d'un Gentilhomme Provenal nommŽ le sieur de la Palud. Ce Gentilhomme avait une jeune fille nommŽe Magdeleine de la Palud, assez belle & gentille, & de l'‰ge de dix ans. Goffredy, ayant jetŽ l'Ïil sur elle, la convoita & usant de ses charmes accoutumŽs il en eut la jouissance charnelle. Son pre se tenait le plus souvent aux champs en une sienne mŽtairie o Goffredy allait souvent sous prŽtexte de le visiter: mais, en effet, c'Žtait pour voir Magdeleine, & pour exŽcuter ce qu'il avait entrepris, en la sorte que je vais le rŽciter.

Ayant un jour trouvŽ Magdeleine toute seule & aprs avoir joui d'elle, il la sollicita de venir avec lui dans une caverne proche de cette mŽtairie o il promettait de lui faire voir de grandes merveilles. Cette jeune fille le crut &, tous deux Žtant arrivŽs dans l'antre, ils y trouvrent un grand nombre d'hommes & de femmes qui dansaient ˆ l'entour d'un grand Bouc assis. Magdeleine fut toute ŽtonnŽe au commencement & eut une grande frayeur, voyant ce spectacle: mais Goffredy lui donna courage en lui disant, que ceux qu'elle voyait Žtaient de leurs amis, qu'il ne fallait pas qu'elle eut peur ; au contraire, qu'il fallait que dŽsormais elle fžt de la bande, lui promettant de recevoir le plus grand honneur qui lui pžt jamais arriver. Avec ces belles paroles, il la mne vers le Bouc, qui Žtait Belzebub & la lui prŽsente. L'exŽcrable DŽmon la prend & la marque comme les autres Sorciers, & puis s'accouple avec elle & la viole. Ce fait, les Sorciers & Sorcires qui s'Žtaient assemblŽs ˆ l'entour jettent un grand cri de rŽjouissance & puis, d'un consentement, la dŽclarent Princesse de la Synagogue, de mme que Goffredy en Žtait le prince. Quand elle & Goffredy s'en retournent, il lui commande de ne dire rien de ce qu'elle avait vu, ni ˆ son Pre, ni ˆ sa mre, ni ˆ aucun autre. Depuis, il ne se tenait assemblŽe nocturne que les Diables ne l'y transportassent, lˆ o elle Žtait reconnue pour Ma”tresse des autres Sorcires, & connue charnellement par le Bouc. Il se trouve des personnes qui se moquent de ce qu'on raconte, tant des marques des Sorciers, que des accouplements charnels qu'ils ont avec les Diables ; mais s'ils avaient lu les livres des Pa•ens ils y auraient appris que ce n'est pas d'aujourdÕhui que cet adversaire pratique ces choses. Les mystres de Cyble & de CŽrs, les Orgies de Bacchus, n'Žtaient autre chose que ce qu'on appelle aujourdÕhui Sabbat. Les Žcrits d'OrphŽe & d'Eumolpe, grands Sorciers s'il en fut jamais, nous tŽmoignent que ceux qui dŽsiraient tre reus en cette confrŽrie & assemblŽe, y Žtaient enr™lŽs de nuit dans quelque maison, ou bien dans quelque caverne ŽcartŽe. L'on faisait asseoir le Novice sur un escabeau, & puis tous dansaient en rond, ˆ l'entour, & l'on apercevait des choses Žtranges & horribles. Au reste tous ces sorciers du temps passŽ Žtaient tous marquŽs comme OrphŽe, Eumolpe, TirŽsias & ses filles DaphnŽ, & Manto, & autres, & Žtaient visitŽs charnellement par des Incubes & des Succubes.

Mais, laissant ˆ part ce discours & retournant ˆ notre Histoire, tŽmoignŽe par une infinitŽ de personnes vivantes & dignes de croire, & confirmŽe par tant de bons Religieux ; voire encore par un Arrt d'une souveraine Cour de Parlement, prononcŽ par son premier PrŽsident, l'une des grandes lumires de ce sicle, soit en doctrine, soit en piŽtŽ ; nous dirons que par la permission de Dieu, de qui la misŽricorde est infinie & la piŽtŽ incomprŽhensible, il vint en fantaisie ˆ Magdeleine de la Palud qui pŽchait en partie de jeunesse & d'ignorance, de se rendre Religieuse au Couvent de S. Ursule qui est sous l'administration des prtres qu'on nomme de la doctrine ChrŽtienne. Ayant communiquŽ son intention ˆ Goffredy, elle est persuadŽe de quitter ce dŽsir. Il ne veut point qu'elle entre nullement en Religion, mais qu'elle Žpouse un beau & riche jeune homme qu'il lui veut donner pour mari. Toutefois, ces promesses ne sont pas capables de la dŽtourner de cette rŽsolution. Le Magicien voyant qu'il ne peut l'en distraire, il use de menaces, & jure par toutes les puissances des Enfers que, si elle exŽcute son entreprise, il affligera tout le Couvent & fera mourir cruellement elle & toutes les autres Religieuses, avec tous les Prtres de la doctrine ChrŽtienne.

Ces menaces ne furent pas sans effet car, aussit™t que Magdeleine est reue en cette Religion, Goffredy en vertu de la promesse qu'elle avait faite au Diable, signŽe de son sang lui envoie dans son corps, BelzŽbul, LŽviathan, AsmodŽe, Balberith & Astaroth. DŽplorable condition de ceux qui servent ˆ de tels ma”tres ! Non content de cet acte, il jette encore un malŽfice sur une autre jeune Religieuse nommŽe Louyse Cappeau & la fait possŽder par un autre DŽmon, appelŽ Verrine, & de deux siens compagnons, Grezil & Sonneillon. Ces deux filles, ainsi possŽdŽes, faisaient para”tre des mouvements Žtranges & non accoutumŽs. Elles se remuaient, se distordaient, roulaient les yeux, tiraient la langue, & faisaient parfois de telles grimaces que les Prtres qui en avaient le gouvernement en Žtaient tous Žbahis. Le SupŽrieur qui se nomme Jean Baptiste Romillon, ŽtonnŽ de cet accident & reconnaissant d'o en procŽdait la cause, de peur de diffamer le Couvent, s'efforait d'y apporter le remde salutaire par l'entremise des exorcismes secrets & cachŽs qu'il faisait faire en leur chapelle. Mais, quelque peine qu'il y prit, quelque ježne, prire, & oraison qu'il y employ‰t, son travail fut inutile. Jamais les DŽmons possesseurs de ces corps n'ouvrirent la bouche pour parler & pour dŽclarer qui ils Žtaient, ni pourquoi ils s'y Žtaient logŽs. Ce bon pre, ayant longtemps travaillŽ en cet exercice & se voyant frustrŽ de son attente, depuis un an qu'il ne cessait d'exercer le soin & le remde qu'il y pouvait apporter, se rŽsolut d'amener Magdeleine de la Palud ˆ Saint-Maximin. C'est une ville distante de Marseille de quelque sept lieues, o l'on voit plusieurs saintes Reliques, entre autres, la fiole o est contenu le sang que notre Seigneur JŽsus-Christ versa lorsqu'on lui ouvrit d'une lance le c™tŽ, & o le corps de la Sainte Marie-Magdeleine qui le recueillit repose.

Quand il fut arrivŽ avec la possŽdŽe, il alla trouver le Pre Micha‘lis, Prieur du Couvent, personnage renommŽ pour sa piŽtŽ & Religion, afin de prendre de lui conseil en une affaire de telle consŽquence. Ce Religieux pre fut d'avis qu'on f”t faire une neuvaine ˆ la possŽdŽe, en la chapelle o repose la sainte Magdeleine, & puis qu'on l'amen‰t avec Louyse Cappel ˆ la Sainte-Baume, lieu o la belle pŽcheresse passa trente ans en une dure & austre pŽnitence. Ce fut le vingt-septime Novembre 1610 qu'ils y arrivrent, & trouvrent le Frre Franois Domps, de l'Ordre des frres Prcheurs, que le pre Micha‘lis son supŽrieur y avait quelques jours auparavant envoyŽ. Ce Pre Domps ayant ŽtŽ priŽ d'exorciser, il commena par Louyse &, aprs les conjurations visitŽes, le Diable Verrine se mit ˆ parler & ˆ discourir au grand Žtonnement des assistants. Il nomma lui & ses Compagnons pareillement, Gresil, & Sonneillon, & pour preuve qu'il Žtait un DŽmon, il donna plusieurs signes extraordinaires durant quelques jours.

Aprs, continuant son discours, il entra sur les louanges de la sainte mre de Dieu, sur sa beautŽ, sur ses richesses, sur son savoir, sur sa douceur & sur sa misŽricorde. Tous ceux qui l'oyaient parler en Žtaient tous ravis. Il disait en outre qu'il avait ŽtŽ expressŽment destinŽ de Dieu, pour dŽcouvrir deux personnes Magiciennes & entre autres le Prince des Magiciens de France, d'Espagne, d'Angleterre, d'Allemagne & de Turquie, le CrŽateur de l'univers ne pouvant plus supporter les blasphmes & les injures que l'on commettait la nuit contre sa Divine MajestŽ & contre le Saint-Sacrement de l'Autel. O peuple Catholique (disait ce DŽmon) voici la plus Žtrange la plus inou•e chose qui soit jamais arrivŽe au monde, jamais de pareille n'y arrivera. Un Diable est dŽputŽ pour la conversion des hommes. Et nŽanmoins, la misŽricorde CŽleste est si grande que ces pervers, ayant renoncŽ ˆ Dieu, ˆ la mort, ˆ la passion de JŽsus-Christ son fils & ˆ tout ce qu'il a mŽritŽ, aux inspirations du S.Esprit, ˆ l'assistance de la glorieuse Vierge, ˆ tous les chÏurs des Anges, ˆ tous les Saints, aux Sacrements, aux PrŽdications, & gŽnŽralement ˆ toutes les crŽatures visibles invisibles hormis au diable ; ce grand Dieu se sert maintenant des esprits malheureux pour les publier, les manifester aux yeux de tout le monde, voire mme pour les convertir. Ce diable Verrine continua de faire ces exhortations l'espace de deux mois &, lorsque Magdeleine de la Palud fut confrontŽe a Louyse Cappel, ce mme dŽmon injuriait BelzŽbul qui Žtait dans le corps de Magdeleine, & mŽprisait toutes les menaces, disant que c'Žtait par le commandement de Dieu qui, pour cet effet, lui avait promis de diminuer les peines qu'il devait souffrir aux Enfers.

 Aprs que Verrine eut fait des remontrances dignes & graves, qu'il profŽrait contre son grŽ, ˆ la louange de la TrinitŽ, de la trs sainte Vierge, & de tous les Anges, Saints & Saintes de Paradis ; il nomma Louys Goffredy & dit que c'Žtait lui qui Žtait le prince des Magiciens. Qu'il l'avait envoyŽ avec ses deux compagnons Grezil & Sonneillon dans le corps de Louyse, ayant eu ce pouvoir parce que souvent elle avait demandŽ ˆ Dieu, de lui faire souffrir toutes les plus cruelles peines qu'on puisse imaginer, voire mme les tourments des damnŽs, pourvu que ce fžt pour la conversion de l'une de ses sÏurs qui se trouverait hors de la gr‰ce de Dieu. Ce Diable eut un grand combat avec BelzŽbul & avec LŽviathan, Astaroth, & AsmodŽe, qui, comme ses supŽrieurs, le menaaient ˆ tous coups de le traiter cruellement en enfer. Mais pour tout leur courroux, il ne dŽsista jamais de les mŽpriser & de nommer tout haut Louys Goffredy, auteur des plus horribles mŽchancetŽ qu'on peut inventer.

Cependant, le Pre Domps & aprs lui le Pre Micha‘lis exorcisrent Magdeleine de la Palud & firent tant par leurs prires, leurs ježnes & leurs oraisons, qu'ils amollirent son cÏur & derechef la rendirent vraie contrite. Ce ne fut pas pourtant sans que la misŽrable ne souffr”t beaucoup des malins esprits qui la possŽdaient ; & principalement de BelzŽbul qui, tant™t la sollicitait de se tuer d'un couteau, tant™t de se prŽcipiter ; maintenant de s'enfuir ; & d'autres dŽsespoirs. Mme le Magicien qui l'avait sŽduite lui apparaissait visiblement avec d'autres Enchanteurs sans que les assistants en vissent rien, pour la confirmer aux promesses qu'elle avait faites au Diable, & pour lui jeter des caractres & des sortilges propres ˆ la dŽtourner des remdes salutaires que les bons Pres apportaient pour le salut de son ‰me Et, un jour qui Žtait le dix-huitime Janvier mil six cent onze, comme les Religieux l'exhortaient de confesser ses pŽchŽs & publier devant tous les forfaits horribles & exŽcrables qui se commettent ˆ la Synagogue, BelzŽbul la menaa de l'Žtrangler si elle les rŽcitait. De sorte qu'ˆ mesure qu'elle voulut ouvrir la bouche, ce Prince infernal la prit par le gosier & la serra si Žtroitement qu'il lui fit rouler les yeux & perdre la parole. Les assistants, croyant qu'elle en mourrait, se mirent ˆ lui faire le signe de la Croix sur son gosier & ˆ rŽciter le commencement de l'Evangile de saint Jean, In principio erat Verbum. Cela fut cause que Satan l'ayant quittŽe, elle reprit le fil de son discours, non sans tre tourmentŽe de nouveau par le Magicien qui lui envoyait des sorciers & des sorcires aux autres invisibles, & non ˆ elle, pour la remplir de charmes & lui faire perdre le sens & la mŽmoire. Ils entraient par la cheminŽe & leurs sortilges avaient ce pouvoir que Magdeleine demeurait longtemps aprs comme morte. Et comme, en vertu des exorcismes, les Pres l'interrogeaient d'o cela pouvait procŽder, elle leur dit qu'ils en pourraient faire l'expŽrience s'ils voulaient, lorsqu'elle ouvrirait la bouche que le Diable lui faisait expressŽment ouvrir pour donner entrŽe ˆ ces sortilges. Il arriva donc que, comme on la pressait de nommer les complices des Sabbats o elle avait assistŽ & qu'elle ouvrait la bouche, le Pre Fournez, Dominicain, mit la main devant la bouche & le charme tomba sur le tablier de Magdeleine, au grand Žtonnement des assistants ; mais bien plus encore, lorsque le Pre Micha‘lis prit ce charme avec un couteau. C'Žtait une matire crasse & gluante, ressemblant ˆ de la poix & ˆ du miel entremlŽs & brouillŽs ensemble.

Comme l'on vit que ce n'Žtaient pas des imaginations, mais bien des choses vŽritables & rŽelles, on rŽsolut d'avoir des ŽpŽes, & des hallebardes, pour s'en escrimer par le vide de la chambre & ˆ la cheminŽe. Entre autres, il y eut un jeune homme nommŽ Gobert qui commena ˆ battre dans la cheminŽe avec une ŽpŽe toute nue, pendant que ses compagnons jouaient de la hallebarde par la chambre. Pendant qu'ils se dŽmenaient de la sorte, Magdeleine se mit ˆ crier tout haut, en tordant ses mains & en battant ses cuisses: Ha ! misŽrable Marie ! que viens tu faire ici ? Quand cette action fut finie, Magdeleine fut interrogŽe pourquoi elle s'Žtait ŽcriŽe de la sorte, & elle rŽpondit qu'une jeune fille, nommŽe Marie la parisienne, Žtait entrŽe avec sa servante nommŽe CŽcile dans la chambre pour lui donner une lettre amoureuse de la part du Magicien, qu'elle n'avait point voulu recevoir & que, n'ayant pas osŽ sortir par la cheminŽe de peur d'tre blessŽes, & voltigeant par la chambre portŽes par les DŽmons, cette pauvre Marie qui Žtait une fille gentille & qu'elle aimait par dessus toutes celles de la Synagogue, avait ŽtŽ atteinte d'un coup de hallebarde au c™tŽ gauche, prs du cÏur, & sa servante aux reins, de sorte qu'elle croyait que la plaie de Marie en serait mortelle & incurable. Et lorsque les Religieux s'informrent pourquoi elle ne perait le ch‰ssis, qui n'Žtait que de papier, pour s'enfuir, elle leur rŽpondit que les Diables avaient bien la puissance de faire sortir par la cheminŽe, ou par quelque trou de telle grosseur qu'un grand chat y put passer, les Sorciers & les Sorcires qu'ils y introduisaient ; mais non pas de rompre ni de faire aucune ouverture sans la permission du ma”tre du logis. Ce sont des choses bien admirables, & nŽanmoins vŽritables, ainsi que l'effet le dŽmontra: car tous les Pres qui assistaient ˆ exorciser cette pauvre possŽdŽe, avec plusieurs autres assistants, ou•rent, sur le soir & environ lorsque le Soleil se couche, sur la cime de la prochaine montagne, voisine de la Sainte-Baume, une voix qui se plaignait comme d'une personne qui est aux peines de la mort. Ces plaintes durrent un long temps, pendant lesquelles on fit venir Magdeleine pour s'enquŽrir d'elle de la cause de ce deuil. Elle mit ˆ l'heure la tte ˆ la fentre &, regardant vers la montagne d'o la voix provenait, elle leur dit : Ne voyez-vous pas Louys le Magicien qui tient Marie sur ses genoux qui la console, & qu'elle se meurt ? Sur les neuf heures du soir, les Religieux du Couvent, avec les femmes assistantes & autres personnes, virent para”tre en l'air certains flambeaux & une grande quantitŽ de chandelles allumŽes qui Žtaient portŽes comme en procession vers Marseille.

BelzŽbul fut le lendemain au matin interrogŽ, qui Žtait cette crŽature qui se plaignait ainsi le soir prŽcŽdent &, aprs plusieurs refus, il rŽpondit enfin que c'Žtait une jeune fille. Que sa blessure avait ŽtŽ faite au cÏur, qu'elle Žtait morte sur la prochaine montagne, ˆ huit heures du soir ; & que les sorciers avaient, puis aprs, jetŽ son corps dans la mer, derrire l'Abbaye S. Victor de Marseille o tous les magiciens s'Žtaient rendus. Ce malin esprit, contraint par la force des exorcismes, apprit aussi qu'elle Žtait de la ville de Paris, fille d'un Gentilhomme nommŽ Henry Alphonse, qui se tenait auprs du Louvre ˆ main gauche.

Cependant que les choses passent de la sorte, le bruit s'Žpand par tous les lieux de l'environ de cette horrible aventure. Louys Goffredy est accusŽ, mais il ne fait que se moquer de ce qu'on dit de lui. On l'avait en telle rŽputation ˆ Marseille que le peuple, & particulirement les femmes, disaient tout haut que l'envie que le Pre Micha‘lis & autres Religieux avaient conue contre lui, Žtait cause de ce diffame. Pour faire le bon valet, ou plut™t commandŽ par ses supŽrieurs il s'achemina ˆ la Sainte-Baume. Le Pre Micha‘lis trouva bon ˆ son arrivŽe qu'il exorcis‰t Louyse &, ˆ ces fins, lui remit toute son autoritŽ. Quand il se prŽsenta pour y vaquer, Verrine commena ˆ prier Dieu & notre Seigneur JŽsus-Christ de convertir ce malheureux qui avait le cÏur plus endurci qu'un caillou. Jamais on n'a ou• dire qu'un Diable dŽsir‰t & requ”t le salut d'un pŽcheur. Il ne songe plut™t qu'ˆ le perdre. Et toutefois cela est advenu en nos jours, pour les raisons que ce mauvais Esprit allŽguait & que nous avons dŽjˆ dŽduites. Mais, lorsqu'il priait avec un tel zle, plusieurs des assistants pleuraient de compassion ; d'autres interrompaient Verrine & disaient qu'il lui fallait interdire de parler. Toutefois ils ne surent si bien faire, qu'il n'interroge‰t Goffredy sur quatre points, A savoir,

Si Dieu est tout puissant.

Si l'Eglise a puissance de commander aux DŽmons.

Si les Diables peuvent tre contrains de dire la vŽritŽ.

Si leurs jurements faits avec les solennitŽs requises sont valables.

Le Magicien lui ayant accordŽ sa demande, il conjura les assistants de se ressouvenir de ce qui lui avait ŽtŽ accordŽ & puis il lui dit qu'il commen‰t ˆ exorciser. Ce qu'il fit, mais avec une si grande ignorance qu'ˆ chaque fois il s'informait du Pre Micha‘lis comme il fallait faire. Et pendant son exorcisme, Verrine & BelzŽbul se moquaient de lui, & principalement Verrine qui lui reprochait l'Žtat de sa malheureuse vie, & comme il Žtait le prince des Magiciens ; les horribles forfaits qu'il commettait aux Sabbats en y cŽlŽbrant la Messe, y foulant puis aprs le corps de notre Seigneur & le donnant aux chiens. O crime ! O mŽchancetŽ abominable ! Ce malheureux (poursuivait Verrine) ne se contente pas de commettre ce que les diables n'oseraient avoir attentŽ, mais encore il rŽpand puis aprs le sang du fils de Dieu sur les autres sorciers ; & puis tous d'une voix, ils se mettent ˆ crier, Sanguis eius super nos, &c. son sang soit sur nous.

Lorsque Verrine profŽrait ces paroles, les cheveux dressaient ˆ ceux qui les Žcoutaient. Tout le monde faisait le signe de la Croix pendant que ce Pharaon demeurait obstinŽ en sa malice, niant que cela fžt vŽritable. Mme quand les pres Religieux lui demandaient & le conjuraient de leur dire la vŽritŽ, s'il n'Žtait pas Magicien ; au lieu que ce misŽrable invoqu‰t le nom de Dieu, il se donnait ˆ tous les Diables, que cela n'Žtait pas. Et lorsqu'il exorcisait Magdeleine, elle fermait les yeux, ayant horreur de voir un trompeur, un abominable, & un Magicien ennemi de Dieu & des hommes. Tandis, il menaait de tirer raison de l'imposture (disait-il) qu'on lui mettait sus, & ce huitime jour de Janvier, ayant ŽtŽ mandŽ par l'Žvque de Marseille, il partit de la S. Baume au grand contentement de BelzŽbul qui croyait que par ce moyen l'on le jugerait innocent, & qu'il obtiendrait gain de cause. Aprs toutes les formes & procŽdures qui se font suivant les Canons de l'Eglise, le bon Pre Micha‘lis, avec certains autres bons Religieux, tant de l'Ordre des frres Prcheurs que de celui des Capucins, ayant reconnu la vŽritŽ du fait, qui leur Žtait clairement tŽmoignŽ par les marques diaboliques que Magdeleine portait imprimŽes sur son corps, & ayant ou• comme les DŽmons avaient ŽtŽ contraints de manifester les horribles mŽchancetŽs de Goffredy qui feront peur ˆ ceux qui les liront, comme d'avoir inventŽ (ainsi que nous avons dit ci-dessus) de dire la Messe au sabbat, de consacrer vŽritablement, & puis offrir le sacrifice ˆ Lucifer ; manger la chair des petits enfants, ainsi que Magdeleine assura tre vŽritable, qu'il aurait incitŽ une femme de Marseille d'Žtouffer une sienne petite fille ‰gŽe de deux ans, nommŽe Marguerite, parce que ce malheureux & dŽtestable forgeron d'enfer avait envie de manger de sa chair ; M. du Vair premier prŽsident en fut averti.

Il manda quŽrir les deux possŽdŽes ; & lui mme, puis aprs, s'achemina ˆ l'ArchevchŽ o Žtait Magdeleine &, en prŽsence du pre Micha‘lis & du sieur Garandel vicaire de M. l'Archevque d'Aix & autres, il interrogea cette fille, lui promettant de la favoriser ˆ n'tre point punie de ses fautes, pourvu qu'elle voulžt librement dŽclarer, depuis le commencement jusques ˆ la fin, l'histoire de la donation qu'elle avait faite au Diable. Elle commenait ˆ obŽir au commandement de M. le premier PrŽsident lorsque BelzŽbul la prit par le gosier & la serra tellement que l'on pensait qu'elle Žtoufferait. Ses yeux lui tournaient en la tte & sa face p‰lissait au grand Žtonnement des spectateurs. Mais, aprs les exorcismes accoutumŽs, Satan abandonna son gosier & elle poursuivit son discours, & mme elle montra une marque que cet adversaire lui avait faite au pied. Monsieur du Vair, pour Žpreuve y fourra dedans une grosse Žpingle, sans qu'elle en sent”t rien ni qu'aucune goutte de sang en sort”t : tŽmoignages Žvidents des marques des sorciers. Il aperut encore un autre signe, c'est que BelzŽbul se tenait sur la partie antŽrieure de la tte, faisant un continuel mouvement, la haussant & la baissant visiblement. Cela se pouvait vŽrifier par l'imposition de la main. LŽviathan en faisait de mme au derrire de la tte ; toutes lesquelles choses, suivant le rapport du docte MŽdecin Fontaine, de Merindol, & de Graffin professeur en MŽdecine, & de Bontemps Ma”tre Chirurgien, & excellent Anatomiste, Žtaient contre nature.

Tant de circonstances & de tŽmoignages, faisant para”tre que Louys Goffredy Žtait un exŽcrable Magicien, & entre autres celui de Damoiselle Victoire de Courbier, il est saisi, emmenŽ ˆ Aix, & mis aux prisons accoutumŽes.

Mais puisque nous venons ˆ parler de la Damoiselle de Courbier, l'Histoire en est telle. Louis Goffredy, suivant que nous avons dit ci-dessus, avait impŽtrŽ du Diable que, par charmes & par illusions, il serait estimŽ le plus homme de bien & le meilleur prtre de la Provence. Le bruit de sa saintetŽ courant par toute cette province, il n'y avait femme ˆ Marseille qui ne dŽsir‰t de se confesser Œ lui. Et Dieu sait si sous prŽtexte de confession il en sŽduisait. Le nombre en est si grand qu'il y en eut plusieurs qui furent de la confrŽrie d'ActŽon. Comme sa rŽputation Žtait en vogue, il arriva qu'une Damoiselle nommŽe Victoire, honnte & pudique autant que femme du pays, & mariŽe depuis peu de temps avec un gentilhomme, fut invitŽe ˆ un jour solennel par sa belle Mre, de s'aller confesser avec elle ˆ Messire Louys Goffredy. Elles se tenaient en une maison des champs proche de Marseille &, de lˆ, elles s'acheminrent ˆ l'Eglise des Accoulez o demeurait Goffredy. Ce malheureux, jetant l'Ïil de concupiscence sur cette Damoiselle, aprs l'avoir confessŽe, lui fit prŽsent d'une sainte relique, ench‰ssŽe dans de l'argent, la priant de la porter pour l'amour de notre Seigneur, & lui donnant ˆ entendre qu'elle Žtait remplie de grande vertu. La Damoiselle de Courbier, sans penser ˆ aucune malice, & croyant que Goffredy Žtait un saint homme, la prit &, lorsqu'elle fut arrivŽe ˆ son logis, elle la mit ˆ son col. Mais ˆ peine la lui eut-elle mise, qu'elle se sentit embrasŽe d'une ardeur & d'une affection dŽsordonnŽe envers cet exŽcrable. L'amitiŽ qu'elle portait auparavant ˆ son mari fut contrainte de cŽder au charme ; & sa chastetŽ, qu'elle avait toujours si soigneusement gardŽe plus que sa propre vie, ežt ŽtŽ corrompue par ce sortilge, si elle en ežt eu le moyen. Dieu tout puissant ! est-il possible que vous donniez une telle puissance ˆ vos cruels ennemis, que de triompher de ceux que vous avez lavez de votre sang prŽcieux & rŽgŽnŽrŽs par l'eau du sacrŽ Baptme ? Cette Damoiselle n'a point de repos. Elle parle ˆ toute heure de Messire Louys & prie sa belle mre d'aller avec elle pour le trouver, mme en prŽsence de son cher mari. Lui, qui ne faisait que commencer de jouir de celle qu'il avait tant aimŽe & qui pensait son amour tre rŽciproque, comme il s'approche pour la caresser, la trouve avec des inquiŽtudes & des impatiences extraordinaires. Il s'Žtonne de ce changement &, comme la vraie amour est presque toujours suivie de dŽfiance, il prend garde de plus prs ˆ ses actions & la tient de court ; pendant qu'elle, qui ne peut supporter le feu dŽrglŽ qui bržle ses moelles, est comme furieuse & a toujours Messire Louys ˆ la bouche. Cette passion dura quelques jours, jusques ˆ tant que Dieu, ayant pitiŽ de son innocence & ne voulant pas permettre que sa chastetŽ fžt ainsi contaminŽe, voulut qu'en prenant une chemise, elle ™te de son col cette feinte relique. Elle ne fut pas plut™t hors de son col que le charme cessa & l'amour dŽsordonnŽe prit fin. Sa passion se reprŽsentant ˆ ses yeux elle s'en Žtonne, & s'accusant d'impudicitŽ elle verse un ruisseau de larmes. MisŽrable ! (disait la dolente) est-il bien possible que ta volontŽ ait consenti ˆ trahir ton honneur & ˆ rompre la foi que tu as si saintement jurŽe ˆ celui sans lequel tu ne saurais vivre ? Quelle eau sera capable de laver un si grand crime ? Quand tu y emploierais toute celle de la mer, encore ne serait-elle pas suffisante de le nettoyer. O mon Dieu ayez pitiŽ de ma folie ! & vous, mon cher Epoux, si vous ne voulez octroyer pardon ˆ celle que vous avez autrefois aimŽe si chrement, faites-en la punition sur mon corps telle qu'il vous plaira. Vous ne m'en sauriez donner de si grande, que ma dŽloyautŽ n'en mŽrite encore une plus grive. Tenant ce discours, son mari, qui Žtait bien f‰chŽ de ses dŽportements & qui ne l'Žloignait gure de vue, entre dans la chambre o elle lamentait. Sit™t qu'elle le voit, elle court, & l'embrasse Žtroitement en pleurant ˆ chaudes larmes. Lui, qui l'aime comme nous avons dŽjˆ dit, la caresse rŽciproquement &, aprs, lui demande si elle ne peut point aller avec lui ˆ la ville pour voir Messire Louys. Ha! ma chre ‰me (rŽpond-elle) je vous conjure ne me parler jamais de cet homme, autrement je me donnerai la mort de ma main propre. Ce Gentilhomme la voyant changŽe, & en meilleur sens que de coutume, se doute soudain de quelque charme, & s'informe d'elle si messire Louys ne lui avait rien donnŽ. Si a bien, dit-elle: il me donna un Agnus Dei, ench‰ssŽ dans de l'argent, que j'ai portŽ pendu ˆ mon col quelque temps. O est-il, poursuit le mari ? Il est (repart-elle) dans mon coffre. Il lui demande la clef du coffre qu'il ouvre & puis prend cet Agnus Dei & trouve dedans la patte d'une chauve-souris &, par mme moyen, dŽcouvre la mŽchancetŽ & le malŽfice de cet exŽcrable sorcier qui, comme nous avons dit, est dŽjˆ entre les mains de la justice. Cette Damoiselle se plaint, & fait partie contre lui. Et en l'Arrt qu'on donna, elle est nommŽe, ainsi que nous verrons en la suite de cette histoire.

Comme il est prisonnier, la Cour, pour s'informer plus au vrai des malŽfices qu'on lui mettait sus, aprs quelques interrogations faites, le fait visiter par Ma”tre Jacques Fontaine, Louys Graffin, & Antoine Merindol Docteurs en mŽdecine, pour voir s'il n'est point marquŽ comme sont ordinairement tous les sorciers, afin qu'aprs leur rapport, il soit procŽdŽ comme de raison. Ces Docteurs, suivant le commandement de la Cour, le visitent & le dŽpouillent, assistŽs de Ma”tre Bontemps & Proult ma”tres Chirurgiens, en prŽsence de Messieurs Thoron & Seguiran Conseillers & Commissaires dŽputŽs, & de Garaudel Vicaire gŽnŽral. Ils trouvent sur son corps plusieurs marques infaillibles de sorciers & en font leur rapport. Le docte Fontaine en a fait un livre sur ce sujet, qui se lit publiquement. La Cour, cependant, l'interroge derechef & le confronte ˆ Magdeleine de la Palud qui lui soutient constamment, sans varier, toutes ses mŽchancetŽs, & particulirement rŽcite en sa prŽsence la manire dont il usa pour la corrompre & la sŽduire. Il nie toujours nŽanmoins, mŽchant & exŽcrable obstinŽ qu'il est. Il est cependant visitŽ par BelzŽbul qui, ˆ ces fins, quitte par intervalles le corps de Magdeleine, suivant que LŽviathan, Astaroth, & Barberith, demeurŽs dedans pour garder la place, avec AsmodŽe & autres esprits Infernaux. Le mme prince des diables confirme leur dire ˆ son retour, forcŽ par la vertu des exorcismes, & rapporte comme il a bien endurci le cÏur de Goffredy afin qu'il ne se convertisse point.

Cependant, il ne cesse d'affliger & de torturer Magdeleine &, voyant qu'elle Žtait vraiment repentante ; mme que, par la force de sa repentance, les caractres de sorcire qu'elle avait au corps Žtaient effacŽs ; il fit qu'AsmodŽe, qui est le dŽmon qui incite aux saletŽs, la polluait ˆ toute heure au grand scandale des assistants. Vilenie exŽcrable d'Enfer qui dŽcouvre toujours par ses effets, ce qu'il est. Les pŽchŽs de cette malheureuse Žtaient bien dŽtestables puisque Dieu permettait ces abominations tre exercŽes sur son corps. En outre, elle Žtait battue incessamment, avec tant de rigueur qu'elle Žmouvait chacun ˆ la compassion.

J'ai honte de publier tant d'horreur ˆ la postŽritŽ, & de diffamer une Province, si proche du lieu de ma naissance, honteuse, pour avoir produit ces prodiges. Ceux qui viendront aprs nous, douteront, ainsi que j'ai dit, de la vŽritŽ de cette histoire : mais la caution que je leur donne d'un si grand PrŽsident & d'un si Auguste SŽnat jointe au tŽmoignage de ces RŽvŽrends Pres & bons Religieux, les doit disposer ˆ la croyance.

Le procs ayant ŽtŽ fait ˆ cet exŽcrable Magicien, avant que procŽder ˆ la condamnation, on t‰cha de le convertir. Plusieurs Religieux renommŽs pour leur saintetŽ de vie, y prirent beaucoup de peine : mais ce n'Žtait qu'hypocrisie en son fait. S'il pleurait quelquefois, il jetait des larmes ˆ la faon des sorciers, en mettant les deux doigts indices sur les deux temples de la tte ; larmes qui n'Žtaient pas pourtant chaudes, comme les autres communes, ainsi que l'expŽrience le fit para”tre, les Pres qui l'exhortaient en ayant ŽtŽ avertis par Magdeleine. Toutefois, il se confessa & reconnut aucunement ses pŽchŽs ; mais l'on voyait bien que c'Žtait ˆ grande peine. Ce misŽrable, obstinŽ de la sorte, croyait comme font tous les Magiciens qu'aprs sa mort il deviendrait un dŽmon de l'air qui, comme les autres malins esprits, tourmenterait les hommes. Car, durant le temps qu'il exerait l'office de prince des Magiciens, il Žtait plus malicieux & plus exŽcrable que les diables mmes, ainsi que Verrine & BelzŽbul le rapportaient. L'un de ses plus grands dŽsirs Žtait d'engendrer l'AntŽchrist, ou bien de vivre jusques ˆ sa venue, afin de pouvoir joindre sa rage avec celle du fils de perdition. Or, que les Magiciens aient cru d'tre faits DŽmons de l'air aprs leur mort, la Sybille ErythrŽe nous le tŽmoigne en ces termes. Lors (dit cette sorcire) que le grand Apollo tirera mon ‰me hors de ce corps, elle s'envolera libre, se promnera par les vides campagnes de l'air, se mlant parmi les voix des vents lŽgers & invisibles, & prŽdisant parmi leurs confuses haleines aux oreilles des mortels, l'heur & le malheur de leurs futures aventures. Mon corps mme, engraissant la terre, lui fera pousser des herbes & des racines. Les brebis qui y pa”tront, sentiront couler dans leur foie une science vŽritable des choses secrtes & inconnues, & les oiseaux qui mangeront de ma chair prŽdiront ˆ ceux qui se mlent d'augurer le succs des choses ˆ venir. C'est la belle croyance de ceux qui se sont donnŽs ˆ Satan.

Mais il est temps de reprendre le fil de notre histoire, & de dire que, durant la prison de Louys Goffredy, les Magiciens de toutes les parties de l'Europe & de plusieurs climats de l'Asie, s'assemblaient tous les jours, tant pour jeter des sortilges contre Magdeleine, que pour empcher la conversion de Goffredy & l'accusation qu'il pouvait faire de ses compagnons. BelzŽbul mme quitta pour quelque heure le corps de Magdeleine & fut en Enfer consulter le monarque de tous les esprits, sur ce qu'il devait faire touchant leur homme qui chancelait en ses rŽponses, & se rendait coupable ˆ toute heure. Lucifer lui commanda de se mettre lui mme ˆ sa langue & de rŽpondre pour lui : car (disait-il) c'est un Durbec, mot de Provence qui signifie un sot oiseau lequel a la tte plus grosse que le corps. C'est autant que si l'on disait, un niais & un Žtourdi. BelzŽbul, au retour qu'il fit au corps de Magdeleine, racontait ces choses en vertu des exorcismes. Quant aux assemblŽes & Synagogues de tous les Sorciers, elle se tinrent plusieurs fois auprs de la Sainte-Baume, & particulirement le huitime d'Avril mil six cens onze, an & mois de l'exŽcution du Magicien, auprs de Marseille (ainsi que BelzŽbul le jura, aprs avoir ŽtŽ conjurŽ), tant pour le fait de Goffredy que pour faire mourir Magdeleine de la Palud. Aussi les Diables lui donnrent ce jour lˆ tant de tourments qu'elle Žmouvait ˆ grande compassion les assistants. Quelquefois, aprs l'avoir bien battue, ils la levaient en l'air, prts ˆ l'emporter, si les bons Religieux qui l'assistaient ne l'eussent secourue. Or ces malins esprits ne la tourmentaient pas seulement, les Magiciens contribuaient aussi toute leur malice pour son affliction. Un jour, elle se promenait en la galerie qui Žtait joignant sa chambre, en l'ArchevchŽ d'Aix, lorsqu'un Magicien nommŽ Jean Baptiste (ainsi qu'elle disait) vint ˆ l'instant & avec une lancette lui piqua le doigt plus proche de l'auriculaire &, ayant pris de son sang, se retira. Alors, elle fit un grand cri & alla promptement vers les Pres Billet & Bailletot qui la gardaient, pour leur montrer le sang qui sortait encore de son doigt ; mme, ils en virent eux-mmes trois gouttes sur la fentre par o ce Magicien s'en Žtait enfui. Soudain, ils en avertirent le sieur Thoron, Commissaire, & le MŽdecin Graffin. C'est sans doute que l'enchanteur lui tira ce sang pour faire contre elle un malŽfice & pour lui rallumer dans son ‰me l'amour qu'elle portait auparavant ˆ Goffredy. Et ce malŽfice fit son opŽration le lendemain. Elle fut agitŽe tout ce jour lˆ par des mouvements si Žtranges & prodigieux, qu'on croyait assurŽment qu'elle en mourrait.

Cependant le Prince des Magiciens est toujours en prison &, souvent, sur la cime de la tour de sa prison, l'on voit & l'on entend hurler & principalement la nuit un gros chat-huant, ensemble une troupe de chiens effroyablement. On le confronta plusieurs fois ˆ Magdeleine, laquelle, entre toutes les autres accusations qu'elle fit contre lui, soutint un jour qu'il ne lui pouvait nier quatre choses. La premire, d'avoir ravi sa virginitŽ dans la maison de son pre. La seconde, de l'avoir conduite & menŽe en la dŽtestable synagogue des sorciers & lˆ, aprs lui avoir fait renoncer ˆ Dieu ˆ sa part de paradis & aux mŽrites du sang prŽcieux de notre Seigneur JŽsus-Christ, & gŽnŽralement ˆ tous les Sacrements de l'Eglise & autres Ïuvres de piŽtŽ, l'avoir baptisŽe au nom des Diables & ointe de leur chrme, & puis marquŽe des marques qu'elle portait encore. En troisime lieu, de lui avoir donnŽ un Agnus Dei & une pche charmŽe. Et enfin, d'avoir envoyŽ dans son corps toute cette lŽgion de diables, lorsqu'elle se rendit, contre la volontŽ de ce Magicien dans le Couvent de Sainte Ursule, dont les malins Esprits ont dit beaucoup de mal mais nŽanmoins confessŽ malgrŽ eux que cette sainte compagnie Žtait cause de beaucoup de dŽsordre en enfer. Ce malheureux & dŽtestable nia fort & ferme cette accusation, comme fausse & controuvŽe, & jura par le nom de Dieu & par la trs-sainte Vierge, & par saint Jean Baptiste, que c'Žtaient des impostures. C'est votre jurement accoutumŽ (rŽpond Magdeleine) votre Synagogue le pratique ordinairement. Mais il faut savoir comme vous l'expliquez. Lorsque vous parlez de Dieu le Pre, vous entendez Lucifer ; par le Fils, BelzŽbul ; & par le saint Esprit, LŽviathan. Lorsque vous attestez le nom de la Vierge, c'est la mre de l'AntŽchrist ; & le diable prŽcurseur de ce fils de perdition est votre saint Jean Baptiste.

O Ciel !, se peut-il ou•r ni imaginer rien de plus exŽcrable ! En quel sicle maudit & abominable avons-nous pris naissance, que nous y voyons de tels monstres ? Les pŽchŽs de Sodome & de Gomorrhe, & de Babylone, sont-ils comparables ˆ ces blasphmes & impiŽtŽs ? Je frŽmis moi-mme d'horreur, Žcrivant cette histoire. Ma main en frissonne toute & ˆ peine peut-elle empcher que la plume ne lui Žchappe. Si les Diables sont vŽritables, lorsqu'ils sont adjurŽs de profŽrer la vŽritŽ, par des exorcismes de l'Eglise, je crois les paroles de Verrine qui a toujours assurŽ, Žtant dans le corps de ladite Louyse Cappel, que la fin du monde Žtait proche & que l'AntŽchrist Žtait dŽjˆ nŽ d'un Incube & d'une Juive. Il est impossible que la patience de Dieu puisse plus longtemps supporter ces dŽtestables pŽchŽs. Je m'Žtonne qu'il n'ait dŽjˆ exterminŽ la race des mortels.

N'ayant plus de pouvoir de rŽciter davantage les crimes de cet abominable Magicien, je m'en vais finir cette Histoire par la fin de sa vie. La Cour de Parlement de Provence, ayant bien & džment examinŽ les actes du procs ; tant les preuves & indices de la possession Diabolique de Magdeleine de la Palud, auditions, dŽpositions, confessions d'icelle sur le rapt fait d'elle, pactes & promesses aux malins Esprits, & autres cahiers d'informations ; que les attestations & les rapports des MŽdecins, commis pour vŽrifier les Marques de ladite Magdeleine de la Palud & de Louys Goffredy ; ensemble, l'audition de ladite Damoiselle Victoire de Courbier sur les charmes ˆ elle baillŽs par le Magicien qui lui avait causŽ indisposition en son cerveau & un amour dŽsordonnŽe envers celui ; avec les confessions, rŽtractations, & secondes confessions volontaires de ce maudit & exŽcrable Sorcier Louys Goffredy, & autres choses contenues au procs ; le dŽclara, par un arrt fort solennel & mŽmorable, atteint & convaincu des crimes ˆ lui imposŽs &, pour rŽparation d'iceux, le condamna d'tre livrŽ entre les mains de l'exŽcuteur pour tre conduit & menŽ par tous les lieux & carrefours accoutumŽs de la ville d'Aix, & au devant de la porte de l'Eglise MŽtropolitaine Saint-Sauveur, pour y faire amende honorable, tte nue, pieds nus, la hart au col, tenant un flambeau ardent en ses mains, pour illec ˆ genoux demander pardon ˆ Dieu, au Roy, & ˆ la justice ; & puis d'tre menŽ ˆ la place des Prcheurs de ladite ville, & y tre ars & bržlŽ tout vif sur un bžcher, jusques ˆ consommation de sa chair & ossements dont les cendres seraient jetŽes au vent. Et avant l'exŽcution, d'tre appliquŽ ˆ la question ordinaire & extraordinaire pour tirer de sa bouche la vŽritŽ de ses complices. Cet arrt fut prononcŽ & exŽcutŽ le dernier d'Avril, mil six cens onze.

Sit™t qu'il ežt ŽtŽ exŽcutŽ, Marguerite, fort honnte fille de la maison de Sainte Ursule, fut dŽlivrŽe de trois diables qui la possŽdaient. Grezil & Sonneillon, deux autres diables qui Žtaient dedans le corps de Louyse Cappel, sortirent pareillement ; mais non pas Verrine, disant que la volontŽ de Dieu Žtait telle qu'il ne sort”t point, jusques ˆ ce que la fin de cette histoire fžt venue par la dŽclaration qu'il devait faire des complices. Aussi, il commena de les nommer par noms & par surnoms, & particulirement une fille aveugle nommŽe HonorŽe, qui fut prise, trouvŽe marquŽe, & convaincue & puis bržlŽe, avec grande douleur qu'elle ressentait pour ses fautes. Quant ˆ Magdeleine de la Palud, elle fut aussi dŽlivrŽe d'AsmodŽe, cet Esprit malin qui la polluait, & d'autres diables.

 Cependant, elle fait des Plerinages, tant™t vers la Sainte-Baume, tant™t ˆ Saint-Maximin, & maintenant elle va ˆ S. Firmin, Eglise proche de la ville d'Uzs en Languedoc. Elle est nŽanmoins encore possŽdŽe de BelzŽbul qui la tourmente toujours pour l'expiation de ses pŽchŽs. Elle le tient pourtant liŽ, par la permission de Dieu, dans son corps, de telle sorte qu'il n'en peut sortir aucunement, bien que le Diable lui demande congŽ pour un quart d'heure seulement, afin de mettre ordre ˆ ses Sabbats. Cette pauvre repentante fait depuis pŽnitence, & va chercher avec d'autres pauvres femmes de Carpentras, nus pieds, du bois qu'elle vend puis aprs publiquement, & tout l'argent qui en provient, elle le distribue aux pauvres, non sans tre souvent affligŽe de ses plus proches parents pour cette humilitŽ. Dieu la veuille assister, par sa sainte gr‰ce, & la dŽlivrer entirement de la possession du malin Esprit.

 

C'est la fin Tragique de ce malheureux Prtre qui, pour un plaisir temporel & une fumŽe d'honneur, renona ˆ son CrŽateur & ˆ la part de Paradis qui lui Žtait ouvert, aux Sacrements de l'Eglise. Si j'eusse voulu Žcrire toutes ses mŽchancetŽs, il ežt fallu remplir tout un gros volume, & non une simple narration. Je sais qu'il y en aura plusieurs qui riront de cette Histoire, encore que la vŽritŽ en apparaisse par le tŽmoignage de tant de gens de bien, & par l'arrt d'un si cŽlbre parlement, prononcŽ de la bouche de l'un des plus illustres hommes de notre sicle. Entre telles personnes, je vois les AthŽes, & les HŽrŽtiques, qui rapportent aux causes naturelles ce qu'on raconte des DŽmoniaques & des sorciers. Ils disent que la fantaisie blessŽe reoit de vaines impressions & des chimres qui font fourvoyer l'entendement du droit chemin de la raison ; & allguent l'exemple des prŽtendus sorciers qui croient tre portŽs aux Sabbats pendant qu'ils sont assoupis de sommeil. Enfin, ces personnes voudraient mettre cette croyance qu'il n'y a ni esprit, ni sorcier, & que ce sont choses inventŽes. Mais les impies, tandis qu'ils nous veulent imprimer cette erreur, ils t‰chent aussi de saper sourdement un autre pilier que nous avons de la connaissance du vrai Dieu & de son Fils, notre RŽdempteur, qui nous apprend dans les Evangiles qu'il y a des diables, par le commandement qu'il leur fait de sortir hors du corps des possŽdŽs qui imploraient son assistance ! Les actes des Ap™tres font aussi mention de Simon le Magicien, & le vieil Testament est fourni d'une infinitŽ d'exemples de sorciers que Dieu commande d'exterminer. La Pythonisse ou sorcire d'Endor dont il est parlŽ au livre de Samuel, en fait foi, & autres qu'il n'est pas besoin de rŽciter. Or, quoique les libertins de ce misŽrable sicle tournent ˆ risŽe ce qu'on dit des sorciers, des marques qu'ils portent sur leurs corps, & des hommages qu'ils rendent ˆ Satan ; nous ne laisserons pas de croire ce qui est de la vŽritŽ puisque mme les tŽmoignages des pa•ens confirment ce que nous voyons arriver tous les jours.

Durant que lÕidol‰trie Žtait en sa plus grande vogue, les infidles, & particulirement les Syriens & les Egyptiens, portaient des lettres & des caractres qui signifiaient les noms de leurs idoles. C'est pourquoi Mo•se dŽfendit aux IsraŽlites de n'imprimer sur leurs corps aucunes marques, lettres, ni caractres, en haine des idol‰tres qui en usaient pour lors. Ceux qui s'enr™laient en la religion du Dieu Mithres, en Perse, Žtaient marquŽs par lettres de feu. Et puis, ne lisons-nous pas dans les livres de l'antiquitŽ Pa•enne, comme les Striges & les Sorciers sont de tout temps avides du sang des petits enfants ? Cavidie enterra un petit garon jusques au menton & le fit mourir ainsi lentement ; &, de sa moelle & de son foie, composa un breuvage amoureux. Tout ce qu'on nous raconte des MŽnades qui suivaient Bacchus en forme de Bouc, n'est que le Sabbat des Sorciers de ce temps, qui adorent le Diable en figure de Bouc, puant & infect. C'est ce Pan lascif, tant recherchŽ des Matrones d'Italies. C'est ce DŽmon Dusien qui s'accouplait jadis avec nos Gauloises. Nous lisons encore qu'en Grce l'on cŽlŽbrait anciennement les Bacchanales de trois en trois ans sur le mont Parnasse. A la fte, l'on y voyait arriver de tous c™tŽs des Satyres ˆ grandes troupes, qui s'assemblaient & aprs dansaient en rond, & faisaient sonner des cymbales & des tambours, & criaient hautement en voix enrouŽe : SaboŽ, Evam, Attes, & Hyes. Je laisse maintenant ˆ juger si ce n'Žtait pas le Sabbat des sorciers d'aujourdÕhui, qui dansent & qui se mlent parmi les diables. Suivant la dŽposition de ceux qui ont ŽtŽ atteints & convaincus de sortilge, les sorciers crient aujourdÕhui en leurs Synagogues : Har, Sabat, Sabat. Dieu veuille rŽduire ces misŽrables ˆ la voie de salut ; ou bien permettre que, s'ils demeurent obstinŽs en leurs souillures, paillardises, pŽchŽs contre nature, exŽcrables & diaboliques meurtres & sanglants dŽsirs de vengeance, la justice y mette si bien la main qu'ils soient exterminŽs entirement de la terre, ˆ la confusion de leur Bouc dŽtestable, sale & puant, & ˆ la gloire de notre Seigneur & RŽdempteur JŽsus-Christ.

 

Commentaire

Exceptionnellement, dans cette histoire, les personnages apparaissent sous leur vrai nom.

Campanini, 2011 : Louis Gaufridy, curŽ de Notre-Dame des Accoules ˆ Marseille, convaincu de Ç rapt, seduction, impietŽ, magie, sorcelerie, et autres abominations È fut bržlŽ ˆ Aix-en-Provence le 30 avril 1611. Les actes du procs et de lÕexorcisme de ses Ç victimes È, Madeleine de La Palud et Louise Capeau (conduits du 27 novembre 1610 au 23 avril 1611) sont repris dans lÕHistoire admirable dÕune pŽnitente convertie, seduite par un Magicien au pa•s de Provence, et de la fin dudit Magicien (3e Ždition, Paris, C. Chastellain, 1614), ouvrage rŽdigŽ par lÕinquisiteur SŽbastien Micha‘lis et par le Pre Domptius, responsable de la premire partie de lÕexorcisme et des actes relatifs ˆ cette procŽdure entreprise du 27 novembre 1610 au 8 janvier 1611, jusquÕˆ lÕarrivŽe ˆ la Sainte-Baume du Pre Micha‘lis qui prend la relve... Rosset suit de trs prs la source officielle des actes de lÕexorcisme. II en reprend des passages entiers quÕil choisit parmi les plus frappants et quÕil combine dans un montage textuel ench‰ssant les emprunts ˆ lÕHistoire admirable dans des passages de lÕinvention de lÕauteur.

3. Le funeste et lamentable mariage du valeureux Lyndorac & de la belle Calliste, & des tristes accidents qui en sont procŽdŽs.

LYNDORAC que le Ciel avait pourvu de valeur & de courage autant que Gentilhomme de France, tirait son origine des contrŽes o prend sa source le fleuve du Gard, renommŽ pour le pont admirable que l'Empereur Adrian y fit b‰tir. Son inclination qui le poussait naturellement aux armes, lui fit en l'‰ge de quinze ans quitter sa patrie, & s'exposer aux hasards de la guerre pour en moissonner les lauriers que l'on ne peut recueillir sans les arroser premirement de sang. Le Languedoc, la Provence & le DauphinŽ, admirent dŽjˆ sa valeur & la publient si bien que le grand Henry, amoureux de tels hommes, le veut avoir auprs de sa MajestŽ. Il lui donne des charges qui excdent son ‰ge, & l'emploie en des affaires & des intelligences qu'il a parmi les nations Žtrangres, & Lyndorac s'en dŽmle si bien, que ce grand Prince (qui ne se trompait jamais en son affection) l'en aime & l'en estime davantage.

Mon sujet n'est pas de raconter ici particulirement les effets de la valeur, du courage & du jugement de Lyndorac. Il a mieux gravŽ son nom sur le dos de ses ennemis que je ne saurais faire avec une plume sur du papier. Je dirai seulement qu'aprs avoir reu de son Prince ce qu'il mŽritait, avec promesse d'en recevoir davantage, l'humeur le prit de revoir ses parents. Il part avec son congŽ & arrive au bas Languedoc. Ce ne sont que caresses & que visites de ses amis. Ceux que son renom attirait par l'oreille, veulent maintenant contenter leurs yeux, & remarquent en Lyndorac une vive image de valeur. Cette belle disposition, cette gaillarde jeunesse qui commence ˆ pousser un premier coton, ce corps o la nature admire ses richesses, & le bruit de sa valeur, lui donnent l'entrŽe libre parmi les plus honntes compagnies. Les Dames ˆ l'envie l'honorent & plusieurs t‰chent de gagner sa libertŽ. Lui, que les exercices de Mars avaient jusques alors empchŽ de recevoir les charmes d'un bel Ïil, aussit™t qu'il voit Calliste, un dŽsir le bržle, & sa franchise [libertŽ], gardŽe si longuement, est contrainte de se rendre.

Calliste n'est pas de ces beautŽs vulgaires que le monde prise. C'est un vif tableau d'honneur & de gr‰ces. Ses yeux ne vont jamais en vain ˆ la conqute. Toute libertŽ fuit au devant d'eux & je crois que, s'ils Žlanaient partout leurs regards, ils la banniraient entirement de la terre. Son humeur libre (modeste nŽanmoins) fait na”tre le dŽsir & mourir l'Esperance. Celui qui la voit & qui la sert, croit de voir bient™t payer la fidŽlitŽ de son service ; mais il se trouve autant ŽloignŽ de son attente, comme il pensait tre proche de sa gloire. Jeune libertŽ, que tu cožteras cher ˆ Lyndorac & ˆ Rochebelle, voire ˆ ton propre repos ! Je ne te bl‰me point toutefois, la faute ne procde point de toi. Ton futur Žpoux & son adversaire en sont l'origine.

L'un ne devait jamais entrer si avant en de jalouses humeurs, puisqu'Žtant, comme tu es, un vif exemplaire d'honneur aussi bien que de beautŽ, il se rendait coupable de beaucoup de crimes. Et l'autre ne devait jamais abuser de ton honnte courtoisie &, par sa folle vanitŽ, porter un mari jaloux au bl‰me de ton innocence.

Voilˆ donc comme ce brave guerrier qui n'ežt pas craint d'attaquer le dieu Mars, se trouve si sensible aux premiers traits que l'Amour lui dŽcoche, qu'il n'a plus d'autre occupation qu'ˆ chŽrir sa blessure & honorer sa prison. Il s'efforce de faire para”tre ˆ sa Ma”tresse les effets de sa passion, mais la crainte qu'elle n'ait engagŽ son ‰me en quelque autre part le retient. C'est ce qui le dŽsespre, tandis qu'il se flatte en sa douleur. Il voudrait bien (s'il lui Žtait possible) rŽsister ˆ ce nouvel assaut ; mais son amour est trop forte & sa raison trop faible ; & puis, c'est une folie de vouloir tre sage contre le destin, de qui les hommes s'efforcent en vain de fuir les lois. Calliste qui n'avait encore expŽrimentŽ ce que peuvent les belles qualitŽs & le mŽrite d'un galant homme, aussit™t qu'elle vit Lyndorac, s'Žmut aucunement, & la glace qui servait de rempart ˆ ce cÏur que les flammes de l'amour n'avaient pu Žchauffer auparavant, commence de se fondre.

Lyndorac cependant rve toujours sur son amour, & tandis que le sommeil adoucit les travaux des mortels, il ne peut fermer la paupire. L'objet de Calliste vole toujours au devant de ses yeux & l'obscuritŽ de la nuit ne le peut empcher de la voir.

Faut-il donc (disait cet Amoureux) que je me rende, si soudain & sans me dŽfendre, ˆ un ennemi qui ne peut sur nous que ce que nous lui donnons ? Sera-t-il dit que Lyndorac qui n'a jamais p‰li pour la peur des hasards, mais qui plut™t a dŽfiŽ tant de fois la mort teinte de sang & d'horreur, au milieu des pŽrils, soit maintenant de si faible & de si l‰che courage, qu'il n'ose faire de rŽsistance ˆ un enfant tout nu, & qui pour toutes armes ne se sert que de notre consentement ? Etouffons de bonne heure cette passion indigne de loger dans une ‰me relevŽe, & meurtrissons ce penser, enfant d'un courage bas. Bouchons les oreilles ˆ ces Sirnes trompeuses, & fermons les yeux ˆ ce Basilic qui tue de son regard. L'amour ressemble proprement au rivage Asphaltite. Il cache toujours un noir serpent sous une belle fleur. Ainsi parlait Lyndorac, en la naissance de sa passion. Heureux s'il ežt eu plus de rŽsolution que d'amour. Mais, ˆ peine son cÏur enfante ce discours, qu'un autre tout contraire penser lui fait tenir ce langage :

Indigne de jouir de la lumire du jour, as-tu bien le courage de blasphŽmer contre ce Dieu, qui fait trembler & le Ciel & la terre? Veux-tu demeurer seul au monde sans aimer, comme si tu Žtais un rocher insensible ? L'amour est insŽparable d'une ‰me gŽnŽreuse, & ces braves guerriers, tant vantŽs aux Histoires de l'antiquitŽ, ont toujours mlŽ les Myrtes avec les Palmes. Aimons donc, & marchons avec eux, sous l'enseigne de Cupidon, aussi bien que sous la bannire de Mars. Faisons para”tre ˆ ma belle les trophŽes de sa victoire & les marques de notre dŽfaite. Encore que son cÏur fžt de roche, nous l'amollirons avec nos larmes. Mais que sais-je si quelque autre plus heureux que je ne suis ne m'a point devancŽ ? Amour, entre les mains de qui je remets ma vie dŽsormais, & mon repos, dŽtourne de moi cette peur & rends vain ce prŽsage, & fais que mon esprit ne soit point troublŽ par cette nouvelle imagination, qui veut diviser mon ‰me de ton obŽissance !

Ce sont les mmes discours que tenait cet Amant passionnŽ, lorsqu'avec les flambeaux de l'Amour il allumait les torches de ses funŽrailles. Et pour tenter la volontŽ de sa ma”tresse, un jour sa main, plus courageuse que sa bouche, trace cette lettre :

Si j'Žtais autant privŽ de jugement (Belle Calliste) comme vous tes pourvue de beautŽ, vous ne verriez peut-tre mon amour dŽcrite sur ce papier. Mais Žtant, comme vous tes, la merveille des yeux, & moi le plus reconnaissant de vos mŽrites, vous excuserez mon audace & jugerez que l'excs des prŽsents que le Ciel & la Nature vous ont donnŽs, sont plus coupables que mon extrme passion. Les Dieux vous ont douŽe de tant de gr‰ces qu'il est impossible de les voir sans les aimer. Il ne faut donc que vous doutiez si je vous aime & si je dŽsire de vous servir, puisque vous tes l'objet le plus aimable des beautŽs, & moi le plus vivement atteint de vos beaux yeux. Je vous conjure, par ces Soleils qui m'Žclairent, de recevoir la promesse que je vous fais de n'adorer dŽsormais autre que vous. Je la signerai de mon sang, si vous le voulez ainsi, & vous tŽmoignerai par ma mort que mes paroles, & ma passion sont une mme chose.

Ayant fermŽ cette lettre, il la fait donner ˆ une fille de chambre de la mre de Calliste afin qu'elle soit rendue secrtement ˆ sa Ma”tresse. Cette fille, que nous appellerons Melite, connaissait Lyndorac & Žtait bien aise de lui rendre quelque bon office. Et, ne pouvant l'obliger mieux qu'en ce sujet, elle ne manque point de la remettre entre les mains de Calliste qui l'ouvre comme une chose indiffŽrente ; mais qui, l'ayant ouverte & se voyant nommer dedans, rougit & p‰lit en mme temps. Elle Žtait une fois rŽsolue de s'arrter sans la lire davantage & de la jeter dans le feu, si la messagre ne l'ežt empchŽe par ces paroles :

Et quoi (belle Calliste) est-ce le salaire que vous rendez ˆ ceux qui meurent pour votre amour ? Achevez de lire cette lettre, & reconnaissez que si les cieux vous ont enrichie de beautŽ, ils n'ont pas privŽ Lyndorac de mŽrite. Il est tel que sa valeur & son amour demandent une autre rŽcompense.

Comment (rŽpond Calliste) tes-vous donc de celles qui servent de conseil & d'adresse aux artifices des hommes trompeurs & abuseurs ? Si n'Žtait que l'amitiŽ que je vous ai portŽe jusques ici, retient un peu ma juste colre, je vous ferais ch‰tier comme vous mŽritez.

Vous appelez donc, repart Melite, trompeur & abuseur, celui qui passe en fidŽlitŽ, aussi bien comme en valeur, tout le reste des hommes, & bl‰mez une fille, qui a sucŽ l'honneur avec le lait dans votre maison ? Calliste, celui qui vous Žcrit a fait jusques ici trop de profession de l'honneur, & celle qui vous en parle dŽsire trop votre contentement. Mon penser est bien ŽloignŽ de votre impression. Son amour est honnte, & sa recherche louable.

S'il est ainsi que vous le dites (rŽpond Calliste) que n'entre-il donc en ses recherches par la porte de l'honneur ? Ne sait-il pas que je suis sous les lois d'une mre, & que je ne puis avoir d'autre volontŽ que la sienne ? Peut-tre qu'il s'attend que je lui rŽponde. Je ne suis pas si sotte, encore que je sois si jeune, que je ne sache bien conna”tre comme l'on s'engage par des rŽponses.

Tenant ce sage discours, elle quitte l'autre qui voulait rŽpliquer, & entre ˆ l'heure mme dans une chambre, & s'enferme dedans toute seule. Ce fut lˆ qu'elle acheva de lire la lettre de Lyndorac & que, d'un c™tŽ, l'amour commence d'achever son ouvrage. La valeur & la beautŽ de ce jeune guerrier servent ˆ ce petit Dieu d'instrument pour ravir la libertŽ de cette Belle. Calliste veut tuer cette passion naissante, mais son cÏur trop doux ne tient point de l'inhumanitŽ de MŽdŽe qui fit mourir ceux qu'elle avait fait na”tre. Elle est rŽsolue d'aimer Lyndorac, mais autant que les bornes de l'honneur le peuvent permettre. Aussi elle dissimule sa passion, lui prescrit des lois, & ne permet pas que personne en ait la connaissance.

Mais Lyndorac qui bržlait d'impatience & qui se promettait d'tre honorŽ d'une rŽponse, est presque sur le point d'user de violence sur lui-mme lorsqu'il apprend par sa fidle messagre le succs de ton ambassade. Ha ! malheureux, disait-il, que ta folie est bien ch‰tiŽe ! Tu devais mesurer ton dessein, & tenir le milieu sans monter aux extrŽmitŽs. Ne devais-tu pas croire que Calliste, Žtant la plus belle du monde, la raison veut qu'elle soit servie de celui qui possde plus de mŽrite ? O fausse espŽrance, ™ dŽsir aventureux & tŽmŽraire que vous me cožtez cher !

Il voulait poursuivre, lorsque la parole lui faillit au grand Žtonnement de Melite, qui par ce discours t‰che de relever son courage :

Et quoi, Monsieur, vous rendez-vous donc sit™t au premier coup de tempte & d'orage que vous Žprouvez en amour ? ætes-vous si peu expert en cette navigation, que vous ne sachiez que la bonace n'y peut tre telle qu'on n'y redoute toujours quelque nouvel Žcueil ? Si votre Ma”tresse, par sa rigueur, a montrŽ qu'elle est femme, vous montrez maintenant, par votre l‰chetŽ, que vous tes moins qu'homme. Par aventure, voudriez-vous, qu'ˆ la premire rencontre elle couržt les bras ouverts pour vous tŽmoigner sa flamme ? Reprenez vos esprits impatients & abattus, & apprenez que l'amour doit procŽder de la connaissance & qu'en amour, non plus qu'en guerre, le soldat ne mŽrite point la couronne, avant que d'avoir combattu.

Ainsi parlait Melite, quand Lyndorac par un soupir, donnant de l'air ˆ son ‰me oppressŽe, rŽpond de la sorte :

Ma chre amie, il est bien aisŽ ˆ ceux qui sont sains, de donner conseil aux malades. Mais, en effet, puisque vous m'avez tant obligŽ jusques ici, que me conseillez-vous de faire ? de vivre ou de mourir ?

Vivez (dit Melite) & prenez courage. Dieu nous a donnŽ une incertaine vie & une certaine mort, & nous devons conserver l'une & fuir l'autre, puisque l'une nous manque sit™t & que l'autre nous est infaillible. Voyez votre Ma”tresse, sondez son cÏur, parlez ˆ la mre, & soyez si discret en toutes vos actions que rien ne vous puisse reculer des bonnes gr‰ces de celle qui sans doute vous aime, quoiqu'elle le dissimule.

Ce furent les discours de Melite qui firent que Lyndorac le jour mme eut moyen de parler ˆ Calliste. Si mon dessein Žtait de raconter des propos amoureux plut™t que des Histoires Tragiques, j'Žcrirais beaucoup de choses sur ce sujet ; mais craignant d'ennuyer ceux qui prendront la peine de lire ce rŽcit, je dirai seulement qu'aprs que notre amoureux eut appris de sa Ma”tresse que son vouloir dŽpendait de sa mre, & qu'admirant la sagesse de cette fille bien nourrie [ŽduquŽe], son amour se fžt augmentŽe, il la fit demander en mariage, & employa pour ce sujet ceux de qui il se fiait le plus.

La mre de Calliste, qui est une Dame illustre de sang & de vertu, veuve d'un des braves Barons que le Soleil vit jamais, assemble ses parents, & leur communique la recherche & l'amoureuse poursuite de Lyndorac. Et comme les esprits sont diffŽrents en leur jugement, les uns trouvent bon ce mariage, les autres le rejettent, & pour leur raison allguent que Lyndorac n'est pas assez riche. Toutefois aprs qu'il fut reprŽsentŽ ˆ la mre comme la vraie richesse consiste aux dons de nature, & qu'en vain un homme s'efforce ˆ devenir riche lorsqu'il manque de belles parties de l'‰me, & qu'on eut mis en avant la noblesse, la valeur, & la fortune de Lyndorac, ce mariage est conclu, au grand contentement des deux parties.

Voici de belles roses en apparence, mais leurs Žpines piqueront jusques au cÏur. Toute la noblesse du pays vient honorer leurs noces. On y court la bague, on y joute, on y danse, & l'on n'y parle que de se rŽjouir. La nuit vient cependant avec ses larges voiles, & Lyndorac qui l'a longtemps dŽsirŽe, y recueille le fruit de ses travaux, & sme dans un jardin clos & fermŽ pour tout autre. Qui voudrait conter les mignardes caresses de ce couple amoureux, qu'il nombre les Žtoiles du Firmament, les fleurs du Printemps, & les fruits de l'Automne. Il n'appartient qu'ˆ l'Amour, qui prŽsidait en cette chaste couche, & qui recueillait ces doux soupirs, ces morts dŽsirables, & ces petits refus suivis d'embrassements, de les rŽciter. Il semble dŽjˆ ˆ Lyndorac que dŽsormais il doit estimer sa gloire, Žgale ˆ celle des Dieux, & il ignore les tragiques & les sanglants effets qui sortiront d'une si douce cause.

O dŽcrets du Destin ! mais plut™t secrets du conseil de la sagesse du grand Dieu que vos abymes sont profonds & merveilleux ! Faut-il qu'une action si honnte, ou plut™t un sacrement honorable en la prŽsence du ciel & de la terre, soit le commencement de tant de malheurs ! Junon ni Pronube, ne se trouvrent point ˆ cette noce ; la Discorde toute la nuit sema ses couleuvres dans la maison ; & la chouette, oiseau malencontreux, chanta sur le toit une triste & funeste chanson.

Aprs les solennitŽs accoutumŽes, chacun se retire en sa maison & nos deux MariŽs s'abandonnent aux plus chres dŽlices de leur accouplement. On les voit toujours ensemble, & les petites Amours volent toujours dedans leurs yeux & baisent incessamment leur visage. Ils furent heureux & contents de la sorte l'espace de six mois ; lorsque la fortune, envieuse de leur aise, vient semondre Lyndorac de son devoir. Elle lui reprŽsente le service de son Prince, sa valeur qu'il doit exercer contre l'Žtranger orgueilleux & perfide, & cette fleur de jeunesse qui ne doit jamais permettre qu'un esprit m‰le & gŽnŽreux comme le sien se laisse entirement surmonter par les embrassements d'une femme.

Ces considŽrations ont tant de force qu'il se dŽlibre de quitter, pour un peu de temps, son plus doux repos & d'abandonner ce qu'il avait recherchŽ avec tant de passion. Il en parle ˆ Calliste qui, du commencement, a bien de la peine ˆ se rŽsoudre ˆ cette dure sŽparation. Ce ne sont que soupirs & que regrets capables d'arrter Lyndorac si les lois de l'honneur, tyran des belles ‰mes, eussent eu pour ce coup moins de pouvoir que celles de l'Amour.

Il part donc, & en partant ils font un Žchange. Lyndorac emporte le cÏur de Calliste, & Calliste retient celui de Lyndorac.

Belle Calliste que ce dŽpart vous fut de dure digestion ! Ceux qu'une vŽritable & lŽgitime amour a rendus tributaires, peuvent juger des traverses d'une absence. C'est une nuit toute noire de douleurs, & d'autant plus f‰cheuse ˆ supporter, qu'elle dure beaucoup. Elle fut aussi longue que la nuit qui partage l'annŽe avec le jour, aux contrŽes qui sont justement dessous l'Ourse. Cette apprŽhension de six mois vous est un sicle ; mais, si vous aviez connaissance des malheurs que la fortune vous trame au retour de Lyndorac, hŽlas !, Calliste, vous la souhaiteriez Žternelle.

Tandis que cette nouvelle mariŽe soupire l'absence de son mari, sa mre & ses plus proches parents la viennent consoler & par de belles raisons s'efforcent d'adoucir la rigueur de cet Žloignement. On la divertit, mais non pas si bien que le souvenir de son Žpoux ne soit toujours vivement empreint dedans son ‰me. Comme la libertŽ des compagnies est grande en cette Province o l'on fait plus de profession de l'honneur que de son apparence, plusieurs Damoiselles voisines, accompagnŽes de quelques Gentilshommes, voient souvent Calliste, & elle leur rend souvent leurs visites. Parmi ces Gentilshommes qui mnent ces Dames, Rochebelle tient le premier lieu. Sa beautŽ, sa taille, sa disposition, & la bonne opinion qu'on a de lui, jointe ˆ ses richesses, le rendent recommandable. Il avait aimŽ Calliste, comme je crois, lorsqu'elle Žtait fille, mais, nŽanmoins, si couvertement que jamais ni elle ni autre n'en eut la connaissance.

Et comme les premires impressions amoureuses sont les plus fortes, la plaie demeure encore fra”che dans son ‰me, bien qu'il voie qu'un autre possde ce que son malheur lui a ™tŽ. Il n'ignore pas comme son espoir mourut le jour que son Rival prit possession de cette place, & que c'est en vain de t‰cher ˆ lui redonner la vie puisque l'honneur, aussi bien, l'Žtoufferait en naissant. Toutefois, il est de ces gens-lˆ qui embrassent une ombre au lieu d'un corps, & qui se repaissent de vanitŽ. Il fait donc si bien ses parties qu'en toutes les compagnies qui vont voir Calliste, ou qu'elle va voir, il se trouve toujours le premier, car l'humeur libre de cette mariŽe, comme nous avons dŽjˆ dit, permet chacun de l'aborder. C'est ce qui donne courage ˆ Rochebelle & ourdit le commencement d'une toile qu'on arrosera de sang & de larmes. Calliste n'est pas si peu fine que, dans peu de jours, elle ne reconnut bien le dessein de notre homme, qui soupire auprs d'elle, & qui en la regardant s'aveugle en l'excs de la lumire de ses beaux yeux. Et, au lieu de ch‰tier sa folie & sa tŽmŽritŽ, il semble qu'elle prenne plaisir ˆ rallumer la flamme par des regards mutuels qu'elle lui donne, bien qu'en effet elle le fasse pour avoir du passe-temps, & pour se rire de cette jeune audace. C'est ˆ la vŽritŽ la plus grande punition qu'un tŽmŽraire saurait recevoir que celle-lˆ, de voir le fruit de son attente aussi vain que son dŽsir ; mais semblables procŽdures ne produisent pas toujours de pareils effets.

Une sÏur de Lyndorac n'aimait point Calliste. Je ne saurais dire particulirement la source de cette malveillance ; toutefois, je prŽsuppose que Calliste ne lui avait jamais donnŽ sujet d'attenter sur son honneur. Son ‰me est trop franche & sa vertu, bl‰mŽe pour un temps, saura bien faire para”tre diffŽrents le mensonge & la vŽritŽ. Cette sÏur s'appelle Doris, qui, d'envie ou autrement, veut ruiner Calliste.

La nouvelle passion de Rochebelle, de qui elle s'Žtait aperue, lui servira de matire, & d'autant plus encore, que cet outrecuidŽ Gentilhomme se vante de certaines privautŽs imaginaires & prend plaisir, partout o il se trouve, qu'on lui parle de son amour. Homme vain & tŽmŽraire, si Calliste en ežt eu le vent, tu n'eusses jamais troublŽ l'accord de son mariage & donnŽ sujet ˆ ma plume de tracer avec du sang & des larmes cette lamentable Histoire. Et toi, Doris, tu penses te venger aux dŽpens de l'innocence, mais l'effet est bien ŽloignŽ de ta pensŽe. Tu verras la mort de celui qui honorait ta maison, suivie de tant de morts que le rŽcit m'en fait horreur. La ComŽdie est achevŽe, voici le commencement de la TragŽdie.

 

Aprs que Lyndorac eut servi son quartier & rendu ˆ son prince de nouvelles preuves de sa valeur & de son jugement en des choses o il l'emploie, particulirement en un voyage qu'il fait en Allemagne pour le service de sa MajestŽ, il obtient congŽ de revoir sa maison. Il y arrive. Heureux s'il n'y fut jamais revenu ! car, aussi bien, tout plaisir y est banni dŽsormais pour lui. Qui dira la joie de Calliste au retour de son Žpoux & le plaisir de Lyndorac revoyant le doux sujet de ses vÏux ? Leurs ‰mes se mlent par leur bouche & se confondent si bien qu'elles ne sont plus qu'une. Ils passent ce jour & cette nuit en tel excs de liesse qu'il semble qu'ils en veulent faire provision pour adoucir l'amertume qu'ils doivent boire bient™t en abondance.

 Le lendemain, leur maison est pleine de parents & d'amis qui viennent saluer Lyndorac. Aprs tous les compliments, Doris tire son frre ˆ l'Žcart, & lui dit ces paroles :

Que je plains ton aventure (mon cher frre) qu'il faille qu'aprs avoir reu tant de gloire aux provinces Žtrangres, tu reoives tant de dŽshonneur en ta propre maison. Si jamais ton courage eut besoin d'tre ferme, c'est ˆ ce coup que tu le dois faire para”tre invincible, & prendre une telle vengeance de cet affront que la mŽmoire en soit immortelle : Calliste, indigne que je l'appelle ton Epouse, reoit en ton absence Rochebelle, avec les privautŽs qui n'appartiennent qu'ˆ toi. HŽlas ! Je voudrais que le Ciel m'ežt rendue aveugle & muette, afin que je n'eusse point vu de mes propres yeux une partie de leurs folles amours, & que, maintenant, le moyen de t'en faire le rŽcit, suivant que le sang m'y oblige, me fžt ™tŽ. Mais ˆ quoi bon tant de discours ? La chose en est si claire, & l'impudence de Rochebelle en est devenue jusques lˆ, qu'il se vante partout des faveurs de ta femme.

Jamais homme touchŽ sans y penser de l'Žclat du foudre ne fut plus ŽtonnŽ que Lyndorac. Il demeure insensible aux paroles de sa sÏur & ne rŽpond un seul mot. Son ‰me, blessŽe d'extrme douleur, n'a point de mouvement en cette action &, sans doute, elle abandonnerait son corps si le dŽpit & la vengeance ne venaient au secours. Chose Žtrange, l'amour n'y trouve point de place. O crŽdule ! pourquoi te prŽcipites-tu si t™t & condamnes si lŽgrement celle de qui la chastetŽ ne peut tre souillŽe, ni par ta crŽdulitŽ, ni par la mŽdisance.

Lyndorac, saisi de jalouse rage, sent en mme temps que son bonheur s'Žvanouit & que la belle clartŽ qui l'Žclairait est changŽe en tŽnbres. Enfin, il jure qu'il rendra sa vengeance mŽmorable. Et, de fait, il commanda ˆ un laquais de tenir prt un cheval &, lorsque la nuit est venue, il monte dessus & part sans dire mot ˆ personne. Calliste qui avait reconnu de l'altŽration en son mari & qui s'attendait d'en savoir l'origine, est bien ŽtonnŽe d'un dŽpart si soudain. Elle passa toute la nuit en larmes, croyant ce qui n'est pas : car comment ežt-elle cru que son mari qui, jusques ˆ cette heure l'avait tant aimŽe en apparence, l'eut condamnŽe sans l'ou•r en ses justes dŽfenses ? Notre jaloux marche toute la nuit & arrive le lendemain matin en un ch‰teau o Rochebelle se tenait.

Le pre & le fils le reoivent avec mille caresses, mais toutes ces courtoisies ne sont pas capables d'adoucir sa passion. Ils le traitent honorablement & se rŽputent bienheureux de lui tŽmoigner l'estime qu'ils font de son mŽrite.

Aprs d”ner, Rochebelle s'amuse ˆ montrer ˆ Lyndorac le bel air de sa maison, & les campagnes & les vallons proches Mais, lorsqu'ils arrivent en un certain lieu assez ŽcartŽ du logis, Lyndorac tient ce discours ˆ Rochebelle :

Vous m'avez montrŽ tout plein de belles choses fort plaisantes ˆ la vue. & je vous en veux maintenant dŽcouvrir une autre qui est bien plus rare & que vous ignorez encore. Je vous prie de regarder sous ce buisson, & vous verrez une grande merveille.

Rochebelle se baisse, y jette les yeux, & y trouve deux ŽpŽes nues & deux poignards. Comme il est ŽtonnŽ de ce mystre : Ce n'est pas tout, poursuit l'autre, il faut choisir & prendre celle que vous voudrez, & vous en dŽfendre: car j'ai rŽsolu de laisser ma vie ˆ votre merci ou d'avoir la votre.

Encore faut-il savoir (dit Rochebelle) le sujet de votre courroux.

Votre conscience (repart Lyndorac) vous l'apprend assez, sans que je vous doive rŽciter le juste ressentiment que j'ai de me venger du tort que vous m'avez fait en mon absence. Mais nous perdons le temps. Je vois bien, vous voulez dŽlayer le ch‰timent que mes mains en doivent faire.

Lyndorac (dit l'autre) vous me voulez forcer ˆ une grande extrŽmitŽ. Toutefois, puisque jÕy suis contraint, je vous contenterai. Mais, avant que nous vidions ce diffŽrend par la mort de l'un ou de l'autre, il me semble que vous devez Žcouter mes raisons. Vous savez que vous tes venu chez moi sans compagnie. Vous n'ignorez pas aussi que les armes sont journalires [capricieuses], & que votre valeur est sujette au hasard. S'il advient que la fortune vous soit contraire, l'on dira que je vous ai pris en avantage &, par mme moyen, me voilˆ ruinŽ d'honneur qui m'est plus cher que la vie. Au contraire, si mon innocence vient ˆ tre surmontŽe par votre valeur, ne dira-t-on pas de mme que vous m'avez ŽcartŽ tout seul & sans armes hors de ma maison & que, m'ayant dressŽ cette partie, vous avez eu bon marchŽ de votre ennemi, qui n'avait de quoi se dŽfendre ? Si vous balancez mes raisons avec jugement, nous remettrons la partie ˆ demain, o je promets de me trouver en tel lieu que vous voudrez & tout seul, avec une ŽpŽe & un poignard & je vous le jure en foi de Gentilhomme.

 Belles excuses que Lyndorac ne peut refuser, autrement il offenserait son honneur. Ils s'accordent du jour & du lieu, & l'un remonte ˆ cheval & s'en va coucher chez un de ses proches voisins, & l'autre se retire dans son ch‰teau.

Le jour commenait ˆ redonner sa lumire accoutumŽe lorsque Lyndorac, rŽsolu de recouvrer la perte imaginaire de son honneur par la mort de son ennemi, se trouve ˆ l'assignation. Il l'attend tout le long du jour avec une extrme impatience, mais point de nouvelle. Il ne sait qu'en juger ; toutefois, avant que de l'accuser, il lui dŽpche le soir mme son laquais pour savoir ce qui l'a retenu de lui manquer de promesse & le conjure, par l'honneur qu'il doit aux armes dont il fait profession, de se trouver le lendemain au mme lieu. Le laquais trouve Rochebelle, de qui il reoit cette rŽponse.

Va & rapporte ˆ ton Ma”tre que sa folie est bien grande, de rechercher la mort de ceux qui ne l'ont point offensŽ. Dis lui encore que je n'ai nullement affaire de me battre contre un dŽsespŽrŽ, qui n'est pas nŽanmoins si mauvais garon que je ne sache bien ch‰tier ses folies lorsqu'il m'en donnera du sujet.

Lorsque Lyndorac se vit moquŽ par cette rŽponse, la fureur le saisit, de sorte qu'il se dŽlibre de retourner lui mme tout seul au ch‰teau de son ennemi, d'y entrer par force, & de lui fendre l'estomac & d'arracher son cÏur. Mais, aprs qu'un peu de raison lui ežt reprŽsentŽ cette chose tre impossible, il le publie partout pour le plus grand poltron du monde &, par toutes les bonnes compagnies, il le ruine d'honneur & de rŽputation. Et non content de ceci, il retourne ˆ sa maison &, sans autre cŽrŽmonie, ™te le maniement de ses affaires ˆ sa femme, la gourmande, & la traite le plus indignement du monde. Qu'ai-je fait (lui disait-elle) qui mŽrite une telle indignitŽ ? Vraiment, je n'estime point d'tre coupable d'autre crime que d'avait trop aimŽ un ingrat. O Dieux vengeurs de l'innocence, voyez-vous bien de votre Ciel une telle cruautŽ sans la punir ? Malheureuse Calliste ! faut-il que la naissance de ton plaisir soit celle de ta misre, & que l'amour qu'on te jurait si ferme soit sujet au vent d'un si soudain caprice ? De qui pourrai-je dŽsormais tre assurŽe ? puisque celui qui devrait rendre ma vie contente, la rend si misŽrable.

Je poursuivrais les plaintes de Calliste, mais mon cÏur, trop sensible ˆ la pitiŽ de cette Belle, se fond tout en larmes tandis que son cruel Mari ne s'en Žmeut aussi peu qu'un marbre. Vous diriez que c'est un Pyrope, que l'eau rend plus clair & plus brillant. Les larmes de Calliste l'allument d'autant plus de courroux qu'elle en verse davantage. Au rŽcit de si tristes nouvelles, la Mre accourt chez Lyndorac &, voyant ce mauvais mŽnage, exhorte son gendre de son devoir & lui met devant les yeux l'honneur & la qualitŽ de la maison de sa fille, la fable du monde, & le trophŽe de leurs ennemis. Lui reprŽsente par mme moyen le juste ressentiment qu'une infinitŽ des gens d'honneur auront de cet affront, & que tant de bruit ne peut passer sans la perte de plusieurs.

Mais cette roche sourde ˆ la raison, n'ayant devant les yeux que son honneur intŽressŽ par imagination, se laisse tellement emporter ˆ sa folie qu'il croit n'tre pas satisfait du tort qu'il fait ˆ Calliste s'il n'ouvre encore la bouche contre sa mre.

O jalouse fureur, mortelle ennemie de l'Amour, que tes effets sont prodigieux! Tu donnes en un moment une cruelle mort au milieu d'une douce vie &, parmi ses breuvages plus dŽlicieux, tu lui fais avaler une amre poison. Cette honnte Dame, voyant que cette extrme furie possŽdait entirement l'‰me de Lyndorac & que sa raison Žtait dŽsespŽrŽe, elle prend sa fille &, avec un vif & piquant regret, l'emmne & la retire chez elle.

C'Žtait au temps que notre Prince, pour venger le tort que lui faisait son Altesse, s'apprtait de conquŽrir la Savoie, passer les Alpes & lui ™ter encore le PiŽmont. Il lui Žtait aussi aisŽ ˆ le faire qu'ˆ le dire, voire de se rendre absolu Monarque de la terre, si sa clŽmence ežt ŽtŽ moindre que sa valeur.

Lyndorac se dispose ˆ dresser sa compagnie afin de se trouver parmi les gens de bien, cependant que le valeureux LŽandre donne la cornette a Rochebelle. Tous deux sont au camp alors que LŽandre, qui a tŽmoignŽ son courage en tant de batailles, de rencontres & de duels, apprend de quelqu'un l'affaire de ces deux ennemis & la procŽdure de l'un & de l'autre, Il est bien f‰chŽ d'avoir mis entre les mains d'un homme qui a plus d'apparence que d'effet, une chose de telle importance & de qui dŽpend presque tout l'honneur des gens-d'armes. Ce valeureux Cavalier, pour mieux sonder Rochebelle, le fait appeler & lui tient ce discours :

Lyndorac se vante partout que vous lui avez manquŽ de promesse, & refusŽ de vider un diffŽrend que vous avez ensemble. Que pour cet effet il vous a pris par la main dans votre propre maison, & vous a menŽ en un lieu exempt de toute supercherie. Je vous prie, si vous m'aimez, d'en tirer votre raison, & faire para”tre que je ne me suis point trompŽ au jugement que j'ai fait de votre mŽrite.

Rochebelle se voit engagŽ par ce moyen ˆ se battre. Il ne s'en peut dŽdire, si bien qu'il envoie le jour mme de ses nouvelles ˆ Lyndorac avec ce cartel : Il est temps que le Ciel venge par mes mains ton insupportable folie. J'avais dŽlayŽ jusques ici de la ch‰tier espŽrant que tu t'amenderais. Mais, puisque ton insolence persŽvre, je t'attends au lieu o ce garon te dira, tout seul avec une ŽpŽe & un poignard, afin de te priver & d'honneur & de vie.

Je ne saurais dire si, de ces nouvelles, Lyndorac reut plus de contentement que de f‰cherie. L'aise de se trouver bient™t au lieu qu'il a tant dŽsirŽ, ne se peut exprimer & le courroux de se voir mŽpriser par un homme qu'il a bravŽ tant de fois le possde Žgalement, de sorte qu'il mŽprise de rŽpondre ˆ un vanteur qui publie son triomphe avant la victoire. Il se porte sur le lieu montŽ sur un petit cheval &, ˆ peine il y arrive qu'il voit Rochebelle, montŽ sur un cheval d'Espagne fort & puissant. Lyndorac met pied ˆ terre, croyant que son homme en fera le semblable, mais il est bien dŽu car l'autre pique son cheval &, comme un foudre fondant sur lui, l‰che un pistolet & lui emporte la moitiŽ de sa fraise, & fuit.

Arrte poltron (criait Lyndorac, courant aprs) & n'allonge point au monde avec si peu d'honneur, la trame d'une vie pleine de tant d'infamie. Mais le vent emporte ses paroles & la vitesse du cheval dŽrobe ˆ ses yeux son ennemi qui abandonne en mme temps, & son honneur & l'armŽe, & s'en retourne ˆ sa maison.

Lyndorac est bien affligŽ de voir que son homme lui Žchappe pour la seconde fois ˆ si bon marchŽ, mais il faut qu'il prenne patience jusques ˆ ce que le temps lui offre le moyen d'en tirer plus de raison. Il prend ˆ tŽmoin quelque passant qui se trouve par rencontre lorsque son ennemi lui l‰cha le pistolet & qu'il s'enfuit ; le mne au camp vers le grand Henry ˆ qui il montre la moitiŽ de sa fraise emportŽe, lui rŽcite le succs de son deuil, implore sa justice, & emploie le tŽmoignage de cet homme.

Notre Monarque de qui l'on pouvait dire justement,

Que ce qu'il commandait en grand et sage chef,

Sa main l'exŽcutait en valeureux gendarme.

Lui, dis-je, qui s'exposait lui-mme en de tels hasards que les plus assurŽs y fussent devenus blmes. Ce grand prince ennemi mortel des poltrons, fait assembler incontinent les MarŽchaux de France & leur commande de faire droit ˆ Lyndorac.

Il ne fallut gure employer de temps ˆ condamner Rochebelle, puisque sa fuite le rendait assez atteint & convaincu du crime dont son adversaire l'accusait. L'affaire est pesŽe avec juste & mžr jugement, & ce fuyard est dŽgradŽ des armes & dŽclarŽ roturier, lui & sa postŽritŽ. C'est bien perdre un homme que de le traiter de la sorte. Il faut qu'il se dŽlibre dŽsormais de vivre en un dŽsert, indigne de converser parmi les vivants. Pour moi j'estime que c'est tre proprement enfermŽ dans une tombe relante [puante], lorsqu'on n'ose para”tre en la compagnie de ses Žgaux.

Aprs que la valeur de notre Prince ežt domptŽ l'orgueil de ses ennemis, & usŽ aprs la victoire de sa douceur accoutumŽe, Lyndorac a son congŽ de retourner chez lui. L'avantage que le droit des armes lui donne sur Rochebelle ne l'empche pas de se soumettre encore ˆ le faire appeler au combat, mais l'autre n'en veut point ou•r parler. Toute la noblesse du pays s'en Žmerveille. Auparavant ce malheur, on l'avait en aussi bonne rŽputation que Gentilhomme de la province.

Son Pre mme, qui Žtait un vŽnŽrable Vieillard, lui en fait tous les jours mille reproches & dit qu'il a ŽtŽ changŽ au berceau, & que jamais il n'a produit au monde ce poltron. Mme il s'offre ˆ Lyndorac de le combattre pour son fils, si Lyndorac ežt voulu s'y accorder. Enfin, le GŽnie de Rochebelle redoute celui de Lyndorac & le Ciel les veut dignement punir tous deux, l'un de sa vanitŽ, & l'autre du tort qu'il faisait ˆ sa femme.

Que faisiez-vous en ce temps, belle Calliste ? Votre bouche Žtait ouverte aux regrets, & vos yeux versaient un dŽluge de larmes capables de noyer tout le monde si le feu de votre juste courroux n'en ežt dessŽchŽ l'humeur. Ce cruel bouche les oreilles lorsqu'on lui parle de vous, & fuit les lieux de votre demeure. Vos parents & vos amis s'assemblent pour remŽdier, par un doux accord, ˆ ce grand mal. On ne le peut flŽchir. Son obstination est extrme, mais il en sera bient™t ch‰tiŽ. Il tache de surprendre son ennemi qui se tient sur ses gardes & qui le surprend lui-mme.

Rochebelle ne sortait jamais en campagne qu'il ne fžt suivi de trente ou quarante mauvais garons bien armŽs. En cet Žquipage il rencontra un jour Lyndorac avec six ou sept hommes. Aussit™t que notre jaloux reconna”t son adversaire, sans considŽrer l'inŽgalitŽ de la partie, il pique son cheval & donne dedans, tandis que ceux qui l'accompagnaient prennent la fuite.

 Il rendit des preuves de valeur incroyable. Aussi, on ne saurait lui ™ter l'honneur d'tre un des plus vaillants hommes du monde. Mais que fera-il tout seul contre tant de personnes, & encore mal montŽ & dŽsarmŽ ? C'est un sanglier au milieu d'une infinitŽ de veneurs. L'un lui donne un coup d'ŽpŽe, l'autre un coup de pique, & l'autre le traverse d'un Žpieu. Son sang, ˆ longs filets, change la verdure en pourpre. Il se venge nŽanmoins &, autant de coups qu'il donne, ce sont autant de morts assurŽes. Il cherche, ˆ travers, son ennemi qui se contente de le voir percŽ de mille coups, sans s'opposer ˆ sa furie. Enfin, il est portŽ par terre tout sanglant & tout dŽfigurŽ, & laissŽ pour mort.

Rochebelle qui croit dŽsormais vivre en repos, se retire promptement en une sienne forte place &, bient™t aprs, plusieurs courent sur le lieu de l'exŽcution & trouvent que Lyndorac s'Žtait relevŽ & assis sur l'herbe, la perte de tant de sang qu'il avait versŽ ne lui permettant pas de se tenir sur pieds. Il est emportŽ par ses amis ˆ sa maison & si bien secouru que, dans peu de jours, il est guŽri ; mais non pas si bien qu'il ne se ressente encore de ses plaies &, particulirement, d'un coup d'estoc qui lui fut donnŽ au c™tŽ droit. La plaie est bien fermŽe ; toutefois, il y a quelque chose qui le pique comme d'une grosse aiguille, & principalement lorsqu'il se baisse ou qu'on le touche en cette partie offensŽe. Cela ne l'empche pas, nŽanmoins, de monter ˆ cheval & de faire un voyage ˆ la Cour pour former de nouvelles plaintes ˆ sa MajestŽ contre son adversaire. Rochebelle est la fable des Courtisans. On lui fait son procs &, par arrt, il est condamnŽ d'avoir la tte tranchŽe. Ses biens sont confisquŽs & adjugŽs ˆ Lyndorac ˆ qui le Roy permet encore de prendre mort ou vif son ennemi, en quelque manire que ce soit, & lui laisse en sa disposition de le tuer de ses propres mains, ou bien de le livrer entre les mains de la justice. Lyndorac fait exŽcuter l'arrt par contumace &, pour cet effet, on dresse une potence, prs le Louvre devant l'h™tel de Bourbon, o le tableau de Rochebelle est attachŽ.

Quand le pre de Rochebelle apprend cette note d'Žternelle infamie survenue ˆ sa maison, il tire ses blancs cheveux, les arrache, & s'abandonne ˆ la douleur. Et, en vain, on t‰che ˆ le consoler. Ce regret trouve son ‰me si sensible, qu'en peu de jours il le met dans le tombeau.

Notre homme veut retourner cependant au pays pour jouir du fruit de l'arrt ; mais le mal que cette blessure des reins lui donne l'afflige fort. Il porte toujours une face blme & tra”ne sa vie en langueur. La Rivire, Martin, & la Violette, MŽdecins renommŽs, s'assemblent pour y remŽdier ; mais ils n'y voient goutte, si bien qu'il se dispose de consulter ceux de Montpellier. Il y arrive avec beaucoup de douleur & y trouve aussi peu de rŽsolution que d'allŽgement. Rochebelle en est bien aise puisque, par ce moyen, son ennemi songe plus ˆ se guŽrir qu'ˆ le rechercher.

Lyndorac qui avait dŽjˆ gardŽ plus de quinze mois ce mal insupportable, dŽsespŽrŽ du tout de sa vie, attend la mort en patience. Geronyme, opŽrateur, passe cependant par Montpellier & notre malade est conseillŽ de lui montrer son mal. Il le fait plut™t pour leur complaire que pour espoir de guŽrison. Cet homme lui manie son c™tŽ &, ˆ mesure qu'il le touche, Lyndorac se sent piquŽ jusques au cÏur.

Prenez courage, lui dit alors cet Empirique, jÕai trouvŽ la cause de votre mal. Vous avez un fer fichŽ dans vos reins, il l'en faut arracher. Plusieurs MŽdecins que Lyndorac avait appelŽs pour y assister se riaient de l'opŽrateur, lorsqu'en leur prŽsence il fait une incision au lieu de la douleur, & en tire la pointe d'un fer, long de sept ou huit grands doigts. Il lui applique puis aprs de l'onguent &, dans sept ou huit jours, il rend le malade sain & gaillard. La vive & fra”che couleur lui revient au visage &, ˆ mesure qu'il reprend ses forces, le dŽsir de se venger de Rochebelle se rallume.

Cependant qu'il est sur les desseins d'attraper son ennemi les parents de Calliste & ceux de Lyndorac se rassemblent pour la dernire fois afin de voir si l'on peut mettre remde au trouble de leur mariage. Mais c'est Žcrire en l'air & peindre dessus l'onde, puisque notre jaloux demeure toujours en mme prŽdicament, insensible ˆ la raison & au devoir. Enfin, comme on voit que son jugement est du tout perdu, le mariage se dissout, du consentement des parties ; & bulles s'obtiennent de Rome qui donnent dispense ˆ tous deux de se sŽparer & de se remarier o bon leur semblera.

Je n'entre point en dispute si cela se pouvait ou s'il ne se pouvait pas faire. Les hommes peuvent, par faux, entendre tromper l'Eglise qui ne juge que de l'extŽrieur, mais non pas l'esprit de Dieu qui sonde les pensŽes, & de qui la bouche nous apprend que l'homme ne doit point sŽparer ce que le Ciel a conjoint. Lyndorac, aveuglŽ de rage, ne pense point ˆ cette faute. Toute son imagination est portŽe ˆ surprendre son ennemi.

Et d'effet, comme il est un grand pŽtardier, il entreprend un soir sur Rochebelle, enfonce la porte de son ch‰teau, l'emporte, tue & renverse tout ce qui s'oppose, & prend son ennemi prisonnier. Quelle faveur de fortune, s'il en ežt bien usŽ !

Rochebelle, se voyant attrapŽ, n'a recours qu'aux larmes. Il se jette aux pieds de Lyndorac & lui demande la vie qu'il a dŽjˆ tant de fois perdue par la perte que, tant de fois, il a faite de son honneur. Lyndorac, image de valeur, ressemble au Lion gŽnŽreux qui s'apaise par humilitŽ. Il se contente d'enfermer son ennemi dans une chambre & lˆ, de le conjurer avec toutes sortes de remontrances de lui dire librement la vŽritŽ de ses amours & si jamais il a reu de Calliste ce dont on l'accuse. Mais Rochebelle qui n'est point assurŽ de sa vie &, par mme moyen, qui ne veut point charger sa conscience, appelle le Ciel ˆ tŽmoin & le supplie de l‰cher sur lui les traits de sa foudre si jamais Calliste lui a montrŽ signe de folle amour ; mais plut™t si elle n'a usŽ en son endroit, parmi son humeur libre, de tant de marques d'honneur & de modestie qu'il est impossible de les rŽciter. Que peut rŽpondre l'autre, oyant ses horribles serments qui font dresser les cheveux en les oyant. Lorsqu'il n'en peut tirer autre chose, il enferme son ennemi, & prend une nouvelle rŽsolution.

Rochebelle avait des sÏurs capables de donner de l'amour au courage le plus farouche du monde. Lyndorac devient amoureux de l'a”nŽe & obtient d'elle, sous promesse de mariage, ce qu'il en dŽsire. Ces nouvelles amours achvent d'Žteindre la mŽmoire de Calliste & avancent la fin de la TragŽdie. O que la jeunesse est volage, & que l'homme est sujet ˆ sa passion ! car, bien qu'il soit enveloppŽ de mille affaires, nŽanmoins, il se rŽserve toujours du temps pour le donner, s'il lui est possible, aux voluptŽs. Lyndorac n'est pas nŽanmoins si sot, qu'avec la jouissance de cette BeautŽ, il ne veuille encore tout le bien du frre. Il voit Rochebelle pour ce sujet, & lui dŽclare son intention en peu de mots.

Vous savez (dit-il) comme vous m'avez tant de fois traitŽ indignement, & le pouvoir que j'ai de me venger, si je veux, maintenant de vous. Votre vie & votre mort sont entre mes mains, & il est en ma disposition de faire mettre votre tte sur un Žchafaud. Si jÕŽtais aussi prompt ˆ punir qu'ˆ pardonner, vous auriez dŽjˆ servi de sanglant & d'inf‰me spectacle au public ; mais, prŽfŽrant la douceur ˆ mon juste ressentiment, tant s'en faut que je pourchasse la fin de votre vie qu'au contraire je veux, s'il est possible, relever votre honneur par l'alliance que je ferai avec vous. Votre sÏur Amynthe sera le lien qui nous rendra dŽsormais insŽparables. Je lui ai dŽjˆ donnŽ ma foi, & elle m'a donnŽ la sienne. Il ne reste sinon que vous acheviez une si bonne Ïuvre, par votre consentement & par l'avantage que vous lui ferez, tel que je le dŽsire.

L'honneur que vous me faites (rŽpond Rochebelle) me tient dŽjˆ lieu d'Žternelle obligation que je vous aurai dŽsormais. Je vous jure que jÕen garderai la mŽmoire jusques au tombeau. C'est ˆ vous ˆ me faire la part que vous voudrez ; aussi bien tout est ˆ vous.

Les arrts que jÕai obtenus, joints au don du Prince, dit Lyndorac, me donnent ˆ la vŽritŽ tout votre bien. Mais je ne suis pas si rigoureux que je ne vous laisse de quoi vivre. Votre sÏur a six mil Žcus par le testament de votre pre. Elle vous remettra son legs & vous lui remettrez l'hŽritage &, par accord public, confirmerez ce que la justice me donne.

Je vous ai dŽjˆ dit (repart Rochebelle) que je n'ai point d'autre volontŽ que la v™tre. Je me sens trop favorisŽ de cette offre, & plus honorŽ de votre alliance.

A ces mots, ils s'embrassent & s'entre-saluent comme beaux frres, & jurent dŽsormais une Žternelle concorde.

Lyndorac, que vous tes crŽdule en toutes choses ! Estimez-vous qu'un homme rempli de vanitŽ & qui fait plus Žtat des biens du monde que de l'honneur, se dŽpouille si lŽgrement d'un tel hŽritage ? Vous croyez peut-tre ˆ ses jurements ? Voyez-vous pas qu'il est de ceux qui tiennent pour maxime que l'on trompe les enfants avec des oiselets & les hommes avec des serments ?

Tandis que Lyndorac prŽpare ces nouvelles noces, Rochebelle qui a la clef des champs se saisit d'une forte place de sa maison & s'y fortifie. Une ville prochaine, d'o il Žtait natif, lui tend la main & lui offre tout secours. Cette dernire procŽdure accuse Lyndorac d'avarice, & plusieurs de ses amis l'en bl‰ment. Son adversaire, assistŽ, lui tend de tous cotŽs des piges. La premire rencontre devait avoir rendu Lyndorac plus prudent, mais lui qui croit que tout le monde ensemble ne saurait le surmonter quand il a une ŽpŽe ˆ la main, sort tous les jours en campagne avec peu de gens. Son ennemi a toujours cinquante ou soixante hommes bien armŽs qui le suivent partout.

Enfin ils se trouvent. Lyndorac met la main au pistolet. Il tue le premier qui s'oppose. Ses gens plus rŽsolus que la premire fois font plus de rŽsistance. Mais la grle des mousquets & des arquebuses de l'ennemi les Žtonnent. Leur chef, vaillant comme de coutume, vend sa peau chrement. C'est un foudre qui passe au travers d'un nuage lorsqu'un autre foudre lui donne dans la tte & le porte mort par terre. Il n'est pas plut™t abattu que le reste de sa troupe se sauve ˆ la fuite, & le champ de bataille demeure ˆ Rochebelle qui descend de cheval & perce de son pistolet son ennemi, tout mort qu'il est. Il lui passe puis aprs son ŽpŽe au travers du corps & lave ses mains de son sang. Il a si grand'peur de son retour qu'il lui ouvre la poitrine & lui tire le cÏur. O barbare ! tu fais bien para”tre qu'un gŽnŽreux courage, ne fut jamais h™te de l'‰me d'un poltron.

La mort Tragique de Lyndorac est regrettŽe de plusieurs gens d'honneur, encore que tout le monde le bl‰me des rigueurs qu'il exera contre Calliste, sans aucune apparence de raison. Sa sÏur Doris le plaint, & reconna”t bien tard la faute qu'elle commit lorsqu'elle lui blessa le jugement du trait de jalousie. Cependant, le gouverneur de la Province commande aux PrŽv™ts de se saisir de la personne de Rochebelle qui, comme un Oreste agitŽ de furies, court de lieu en lieu & ne s'arrte jamais, de peur de recevoir le ch‰timent qu'il mŽrite. Ses complices sont presque tous pris. Les uns sont Žtendus sur la roue, les autres servent d'ornement ˆ un gibet.

 Lorsqu'Amynthe sait la mort de Lyndorac, elle peint sa face des couleurs du trŽpas. Le coup de la douleur, par trop de sentiment, la rend insensible. Enfin, comme les esprits ramassŽs commencent ˆ s'Žvaporer par l'humeur de ses yeux & par les sanglots continuels qui sortent de son cÏur, elle commence ˆ profŽrer de si pitoyables regrets, qu'elle ežt contraint la mort mme ˆ pleurer son tourment, si cette fureur ežt eu des oreilles pour entendre ses plaintes :

Ha! Malheureux frre ! (disait Amynthe) est-ce le partage que je reois en ta maison? Me donnes-tu du sang ˆ boire, le premier jour de mes noces ? Sont-ce les premiers mets du banquet ? O cruel ! que ne commenais-tu ˆ laver tes mains de mon Sang, puisqu'en ™tant la vie ˆ l'un, tu savais bien que l'autre ne pouvait demeurer vivant. O Soleil qui as vu meurtrir celui qui servait de lumire au monde, que ne te cachais-tu sous notre hŽmisphre & que ne couvrais-tu d'Žternelle obscuritŽ le monde, comme tu fis jadis en la faute d'AtrŽe ? Que, dŽsormais, ce jour soit marquŽ d'une lettre rouge dans nos EphŽmŽrides, & qu'il y pleuve toujours du sang. O Lyndorac qui n'eus oncques d'ennemi plus grand que ton courage, ta valeur t'a perdu. Si tu eusse cru le conseil de celle qui t'aimait plus que ses propres yeux, tu eusses logŽ en ton ‰me le soin de ton salut, aussi bien que celui de ta gloire. Ce perfide ˆ qui tu avais donnŽ la vie lorsque tu la lui pouvais ™ter si justement, n'aurait point maintenant ravi la tienne avec tant de cruautŽ. Mais je te vengerai, quelque chose qui en puisse succŽder, & me bl‰me qui voudra d'inhumanitŽ, je ferai revivre celle qui, pour sauver Jason, mit en pices son propre frre. Je ne craindrai de dŽlivrer la terre d'un tel monstre, puisque le regret de t'avoir perdu (™ mon Lyndorac) me prive en mme temps de crainte, aussi bien comme d'espoir.

Ainsi parlait Amynthe, & ses paroles furent bient™t suivies des effets. Rochebelle, quelque temps aprs, & lorsqu'il fuit tant qu'il peut la main de la justice, est atteint d'une mousquetade qui lui perce la tte, ainsi qu'il passe par un village proche de sa maison. Son ‰me qu'il avait si chrement conservŽe jusques ˆ cette heure, quitte ˆ grand regret son bel h™te. La Parque lui scelle h‰tivement la mourante prunelle & ce corps, miracle de nature, indigne de loger un courage si cruel & si poltron, demeure froid & transi.

Calliste aprs tant d'orages & de temptes se trouve au port de ses dŽsirs. Le Ciel qui avait pris sa cause en main & ŽpousŽ sa querelle, rompit la f‰cheuse cha”ne qui l'attachait. Elle fut, pour un temps, exposŽe comme une autre Andromde ˆ la merci du monstre de la calomnie. Mais la patience a depuis ŽtŽ rŽcompensŽe car elle vit maintenant heureuse & contente, avec un Gentilhomme honnte & riche. Elle nous apprend par son exemple que la vŽritŽ peut tre obscurcie, comme le Soleil lorsque l'obscuritŽ de la Lune se met entre lui & la terre, mais seulement par intervalles. La vŽritŽ ressemble ˆ la palme, elle se relve d'autant plus qu'on la charge. L'on dirait que les fardeaux augmentent sa vigueur.

 

C'est la fin de cette Histoire Tragique. Prenez patience d'en ou•r une autre non moins triste & funeste.

4. Alidor, gentilhomme de Picardie, aprs la mort de sa ma”tresse en fait faire deux portraits : l'un mort, l'autre vif, & va confiner ses jours aux dŽserts de ThŽba•de.

DE toutes les passions humaines, je pense que celle de l'Amour est la plus violente. Lorsque cette fureur s'est rendue la ma”tresse de notre ‰me, la raison n'y trouve plus de place. C'est en vain qu'on y veut apporter du remde. La plaie en est incurable, il faut le plus souvent qu'on en reoive la guŽrison de la main du dŽsespoir, principalement lorsqu'on perd le sujet d'o procde ce mal. L'histoire que je veux raconter en rend tŽmoignage. Elle contient tout ce qui se peut remarquer en amour de funeste & de Tragique. Je ne puis l'Žcrire sans larmes. Si le commandement d'une grande Princesse ne m'y obligeait, jÕen laisserais la charge ˆ un autre. Mais puisque le devoir m'y force je la dŽcrirai en cette sorte.

 

Alidor n'avait pas encore atteint la vingt-deuxime annŽe de son ‰ge que sa valeur Žtait renommŽe par toute l'Europe. C'Žtait un Gentilhomme de Picardie qui avait tŽmoignŽ sa valeur en plusieurs rencontres & batailles fameuses. Il commandait ˆ une compagnie de chevau-lŽgers lorsque le grand Henry fit rougir les eaux de la Dordogne du sang de ceux, qui non contents de l'avoir ŽloignŽ de la Cour, lui voulaient encore ™ter l'espoir d'tre un jour assis au tr™ne de ses Anctres.

Aprs que le courage de ce Cavalier qui tenait le parti de la ligue, fut contraint de cŽder ˆ la valeur & ˆ la fortune de ce grand Monarque, il se retira en son pays, en une sienne maison de plaisance, o il se mit ˆ passer le temps. Tant™t il courait le cerf, tant™t il faisait voler le hŽron ; maintenant, il prenait un livre &, assis sous un arbre ou bien aux bords d'une claire fontaine, il lisait les aventures des Chevaliers renommŽs dans les Histoires. Quelquefois, il composait de beaux vers en sa langue & louait le Ciel dans ses Žcrits de ce qu'il vivait sans passion, prisant la libertŽ plus que tous les trŽsors du Monde. Heureux, s'il ežt continuŽ en cette rŽsolution & si les charmes d'une beautŽ n'eussent troublŽ le doux repos de sa vie & donnŽ sujet ˆ ma plume d'Žcrire plut™t sa passion que sa valeur

Durant que son ‰me n'Žtait point encore Žprise d'aucune flamme amoureuse, il arriva qu'un gentilhomme son voisin, que nous nommerons Lycidas, revint de Flandre o il avait demeurŽ dix o douze ans, commandant un RŽgiment pour le service du Roy Catholique. Sit™t que la nouvelle de sa venue fut semŽe par la Province, tous les Chevaliers allaient ˆ la foule en sa maison pour le voir & pour le saluer. Alidor qui Žtait rempli de courtoisie ne manqua point de le visiter. Il y fut un jour avec un sien gentilhomme nommŽ Fatyme. Lycidas qui avait connaissance du mŽrite d'Alidor & du rang qu'il tenait au pays, le reut avec toutes sortes de compliments. Il le fit promener par toute sa maison. Il lui fit voir les parterres de son jardin, le bois plantŽ d'arbres qui portent des fruits les plus dŽlicieux, les cabinets & les allŽes couvertes de feuilles vertes. Enfin, il lui fit voir une autre chose bien plus singulire : c'Žtait CallirŽe qu'il avait ŽpousŽe en Flandre. C'Žtait une BeautŽ la plus rare qui se peut voir. L'Amour se servait de ses yeux pour bržler toutes les ‰mes gŽnŽreuses & son front Žtait un tableau o toutes les gr‰ces Žtaient reprŽsentŽes. Alidor n'eut pas plut™t jetŽ les yeux sur ce beau Soleil que son cÏur, non encore atteint des flches de ce petit Dieu qui prŽside sur l'aise des humains, sent une blessure secrte & inconnue. CallirŽe qui n'avait encore vu tant de gr‰ce & tant de beautŽ en un homme, se trouva en mme temps atteinte des perfections de ce Cavalier. L'Amour frappe leurs deux cÏurs ˆ la fois.

Lycidas qui ne se dŽfiait nullement de la fidŽlitŽ de son Žpouse, lui commanda d'entretenir Alidor, pendant qu'il allait recevoir une nouvelle compagnie qui venait pour le visiter. O que ce commandement lui fut agrŽable ! Elle s'assit en une chaire & pria Alidor de s'asseoir en une autre qu'elle fit apporter. Ce Cavalier, voyant devant ses yeux celle qui commenait dŽjˆ de ravir sa franchise, ne savait par quel chemin il devait tourner ses pas pour parvenir au lieu o il dŽsirait arriver. Le DŽdale amoureux o il se trouvait engagŽ lui montrait plusieurs voies, mais elles Žtaient confuses & incertaines. Ainsi, balanant entre l'espoir & la crainte, il demeurait immobile. Ses yeux arrtŽs sur le beau visage de sa Ma”tresse faisaient l'office de sa langue qui demeurait attachŽe ˆ son Palais, d'o sortaient parfois des soupirs interrompus, messagers de sa passion. Il ne l'ežt jamais dŽclarŽe ouvertement si la belle CallirŽe n'ežt par ces paroles chassŽ sa crainte & relevŽ son espŽrance. Monsieur, (ce dit elle) il semble que ce lieu vous soit dŽjˆ dŽsagrŽable, & que l'absence de quelque sujet pour qui vous soupirez vous fasse souhaiter ˆ partir d'ici aussit™t que vous venez d'y entrer. Au moins, je vous puis assurer qu'il y a cŽans une personne qui fait autant d'estime de votre mŽrite qu'autre qui soit au monde. Achevant ce discours, elle jeta un regard amoureux sur Alidor, capable de le faire mourir & revivre ˆ mme temps. HŽlas (Madame rŽpondit-il), plžt ˆ Dieu que je fusse condamnŽ ˆ demeurer Žternellement en ce lieu ! Ce n'est pas l'absence de quelque Sujet qui me fait soupirer. C'est plut™t la prŽsence d'un autre, que je serai contraint de perdre bient™t & peut tre sans espoir de le revoir jamais. Ce souvenir m'afflige & me fait souffrir dŽjˆ une mort plus cruelle que la mort mme. Tenant ce propos, il tira un soupir du profond de son ‰me, qui interrompit son discoure, cependant que CallirŽe repart en cette sorte : Je voudrais avoir connaissance de la personne de qui vous apprŽhendez l'absence. Si elle Žtait si inhumaine que de vous dŽfendre sa vue, je m'efforcerais de la disposer pour votre contentement.

O Dieux ! (s'Žcrie alors Alidor) si votre parole est vŽritable, je suis le plus obligŽ des Mortels ˆ l'Amour. J'ai consacrŽ ci-devant ma jeunesse au Dieu de la guerre &, possŽdŽ du dŽsir d'acquŽrir de l'honneur, je n'ai point ŽpargnŽ d'Žpandre mon sang & d'en arroser les lauriers que jÕy ai gagnŽs ; mais je veux dŽsormais employer le reste de mes jours ˆ cultiver les myrtes, si vous daignez avoir pitiŽ de ma passion. C'est vous (Madame) & non autre, qui avez dŽjˆ acquis sur moi ce que toutes les BeautŽs du monde ne sauraient acquŽrir. Il faudrait que je fusse sans yeux, ou sans jugement si je ne vous aimais point. C'est vous que je veux dŽsormais non seulement rŽvŽrer par dessus toutes les crŽatures, mais encore adorer comme l'on fait les Dieux.

Il voulait achever ce discours lorsque la venue du mari de CallirŽe l'interrompit & empcha cette BeautŽ ˆ lui rŽpondre. Tout ce qu'elle put faire, cÕest qu'elle prit la main d'Alidor & la serra amoureusement, en tŽmoignage qu'elle recevait les offres de son service & qu'elle se disposait ˆ l'aimer d'une amour mutuelle. Cependant, elle se lve & va pour recevoir la compagnie qui entrait dans la salle avec Lycidas. Aprs, elle fait prŽparer la collation &, tandis qu'il s'amuse ˆ entretenir les uns & les autres, elle a moyen de dire ˆ Alidor qu'il trouve un expŽdient pour passer la journŽe dans ce logis, afin qu'ils puissent s'entretenir plus au long de leurs nouvelles amours. Alidor ne manque point de le mettre en exŽcution. Il commande ds l'heure mme ˆ Fatyme de monter ˆ cheval & ne revenir que sur le soir. Ce gentilhomme lui obŽit. Tandis, la noblesse qui Žtait venue pour visiter Lycidas, prend congŽ de lui & chacun s'en retourne en sa maison. Il n'y a qu'Alidor qui demeure & qui fait le f‰chŽ de ce que son homme ne revient point du lieu o il l'a envoyŽ. Il fait semblant de vouloir s'en retourner tout seul, mais Lycidas ne le veut pas permettre. Il le prie de demeurer chez lui ce soir. Pour le garder de s'ennuyer lui & sa femme le mnent promener au jardin. Alidor la prend sous les bras &, pendant que le mari n'y prend pas garde, elle reoit son service, aprs beaucoup de protestations amoureuses. Et, pour arrhes de leur nouvelle alliance, elle tire un diamant de son doigt, & lui en fait prŽsent, & lui un rubis qu'il lui donne.

Ha folle alliance ! o pensez vous CallirŽe ? Ne vous ressouvient-il plus de la foi que vous avez jurŽe si solennellement ˆ votre mari ? Ignorez-vous que le Ciel qui en fut le tŽmoin, n'en soit encore le juge ? HŽlas! je parle ˆ des personnes que l'amour a rendues sans ou•e, aussi bien que sans yeux.

Aprs que nos amoureux se furent jurŽs lÕun ˆ l'autre une Žternelle fidŽlitŽ, ils trouvent une invention pour se faire savoir de leurs nouvelles. C'est que CallirŽe doit faire croire ˆ son mari que Fatyme est amoureux d'une de ses Damoiselles, nommŽe Iris, en qui elle se confie entirement. Par ce moyen, sa maison lui Žtant ouverte sans aucun soupon, ils auront ce contentement de recevoir les lettres qu'ils s'Žcriront, attendant que l'amour leur offre plus de commoditŽ de se voir. Cette rŽsolution prise, ils dissimulent leur passion. CallirŽe s'approche de son mari & le caresse extraordinairement afin de l'endormir. Mais elle se trompe la premire, ainsi que la suite de cette histoire nous l'apprendra. Il est bien difficile d'abuser un homme qui entend le cours du marchŽ & que l'expŽrience a rendu habile.

Le Soleil commenait dŽjˆ ˆ dŽcliner lorsque Fatyme arrive & qu'Alidor veut monter ˆ cheval pour s'en retourner. Lycidas l'arrte & le ramne au logis o l'on avait dŽjˆ couvert pour le souper. Alidor tire cependant Fatyme ˆ part &, lui dŽclarant en peu de mots sa passion, lui commande d'entretenir Iris, ˆ qui dŽjˆ CallirŽe a ouvert aussi son cÏur. Fatyme ne manque point de jouer son personnage. Il l'accoste aprs souper & se met ˆ chanter une chanson amoureuse. La douceur de sa voix qui ravissait les assistants, fit que Lycidas le pria de la recommencer &, ayant appris d'Alidor qu'il jouait fort bien du luth, il lui en fit apporter un. L'ayant mis d'accord, il se mit ˆ marier sa voix au son de l'instrument & ˆ chanter une chanson pitoyable qu'un bel esprit de ce temps plein de dŽsespoir avait nouvellement composŽe. Elle est assez commune par toute la France. La teneur en est telle :

Auprs des beaux yeux de Philis

Mourait l'Amoureux Calliante,

Heureux en sa fin violente

De ses jours sit™t accomplis.

En chantant, il avait toujours les yeux sur Iris & savait si bien contrefaire le passionnŽ que le mari de CallirŽe ne pouvait s'empcher de rire. Enfin, comme l'heure de se retirer fut venue, Alidor ayant donnŽ le bon soir ˆ Lycidas & ˆ son Epouse, il fut conduit en une chambre richement parŽe. Avant que se coucher, il tira ˆ part Fatyme &, lui ayant donnŽ une plus entire connaissance de son amour, il le conjura de le vouloir assister, ˆ la charge qu'il ne serait pas ingrat ˆ le rŽcompenser de la peine. Aprs que Fatyme lui eut promis, non seulement de lui rendre service en cette action, mais encore d'y exposer sa vie s'il en Žtait besoin, notre amoureux se mit au lit. Le repos qu'il y eut ne fut gure grand. Toute la nuit, il ne fait que penser ˆ son amour. La beautŽ de CallirŽe lui revient toujours devant les yeux.

O Ciel (ce disait-il parfois) faut-il que je sois privŽ sit™t des rayons de mon beau Soleil ? Mes yeux se peuvent bien disposer aux tŽnbres & mon ‰me ˆ toutes sortes d'ennuis. Quel astre pourra dŽsormais m'Žclairer, quand je serai privŽ de ma douce lumire, & quel contentement saurais-je espŽrer lorsque je ne verrai point la clartŽ de mon ‰me ? O amour que d'Žpines accompagnent tes roses! Que sais-je si, durant cette absence, ma belle ne changera point d'affection. Si cela doit arriver, ™ mort, dŽcoche sur moi ta flche cruelle, & mets dans le tombeau ma vie avec mes amours. Puis en se reprenant, profŽrait ces paroles.

Ha! malheureux, commences-tu ˆ douter si t™t de la fidŽlitŽ de ta Ma”tresse, sans sujet ? Que dirait-elle, si elle savait cette dŽfiance ? N'aurait-elle pas occasion de se plaindre du mauvais jugement que tu fais de son bon naturel ? Pardon, Madame. Je ressemble ˆ l'avare, qui a toujours son cÏur au lieu o est son trŽsor & qui craint incessamment de le perdre. Et puis votre mŽrite me doit excuser car, puisqu'il est incomparable & que rien n'est digne de vous, ce n'est pas donc sans juste raison si je crains.

Il passa une partie de la nuit ˆ s'entretenir de ses pensŽes, & l'autre ˆ composer un sonnet sur les perfections de CallirŽe. Je l'ai ici insŽrŽ parce qu'il me semble fort bon. Aussi ce Gentilhomme faisait d'aussi beaux vers Franois que Gentilhomme de son temps.

 

SONNET.

 

Il n'est point de beautŽ semblable ˆ CallirŽe

Son front est un miroir o se mirent les Dieux.

La libertŽ s'enfuit au devant de ses yeux,

Et l'amour est liŽ de sa tresse dorŽe.

 

Mortels ne cherchez plus le beau Ciel EmpirŽe,

Voici l'heureux sŽjour des esprits glorieux :

C'est la beautŽ qui rend l'Amour victorieux,

Et qui fait que sa flche est partout rŽvŽrŽe.

 

Qui la voit sans l'aimer n'a point de jugement.

C'est un vivant rocher privŽ de sentiment :

Pour moi dont la fortune en ses yeux est enclose,

 

(Encore que l'Amour soit plein de cruautŽ)

O Dieux puis je bien voir ce Soleil de beautŽ,

Sans bržler de l'amour d'une si belle chose.

 

Tandis qu'il soupire d'un c™tŽ son amour, sa Ma”tresse se plaint tout bassement de la passion qu'elle ressent. Alidor a cet avantage de pouvoir allŽger aucunement son mal en soupirant, mais elle n'ose respirer qu'ˆ grande peine, de peur que son mari n'en ait la connaissance. DŽguisant nŽanmoins sa douleur, elle parle ˆ lui de la sorte : Et bien, Monsieur, que dites-vous de ce Gentilhomme qui accompagne ce Cavalier qui loge aujourdÕhui cŽans ? N'est-il pas bien passionnŽ d'Iris ? Nous aurons au moins le plaisir de l'ou•r souvent chanter & jouer du luth, car il ne manquera pas de visiter ses amours, pourvu que vous l'ayez agrŽable. Il m'a conjurŽe de vous en supplier.

Il y sera le bien reu (rŽpond Lycidas) toutes les fois qu'il y viendra, pour l'amour de son ma”tre qui est un fort brave & fort honnte Gentilhomme.

CallirŽe, bien aise de savoir la volontŽ de son mari, passe le reste de la nuit avec inquiŽtude d'en avertir Alidor. A peine l'Aurore commenait ˆ semer ses lys & ses roses par l'horizon, que notre amoureux saute du lit & s'apprte pour prendre congŽ de Lycidas. Lui, sachant qu'il voulait partir, se lve pareillement & le va trouver ˆ sa chambre. Il s'excuse du mauvais traitement qu'il a reu en sa maison, & Alidor de l'importunitŽ qu'il lui a donnŽe. Lycidas ne veut pas qu'il parte sans dŽjeuner. Il ne s'en fait gure prier, afin d'avoir moyen de voir CallirŽe qui par sa Damoiselle avertit Fatyme du plaisir que son mari recevra si parfois il les vient visiter. Fatyme apprend cette bonne nouvelle ˆ son ma”tre qui en reoit un plaisir extrme. L'heure de partir Žtant arrivŽe, il prend congŽ de Lycidas & de sa femme, & monte ˆ cheval. Mais l'amour qui a dŽjˆ pris possession de ces amants fait une chose impossible en Nature. Il fait qu'Alidor se prive de son cÏur & CallirŽe du sien, pour en faire un Žchange mutuel.

Quand il fut arrivŽ en sa maison, son humeur, auparavant libre & joyeuse, commence ˆ devenir morne & triste. La chasse qu'il avait ci-devant tant aimŽe, lui dŽpla”t. Il fuit toute compagnie, & tout son contentement est de s'Žcarter tout seul dans un bois ou dans quelque antre &, lˆ, conter aux rochers & aux arbres les beautŽs de sa Ma”tresse & la violence de sa passion. Il passa quelques jours en ces solitudes o il composa mille beaux vers que jÕinsŽrerais ici s'ils n'Žtaient imprimŽs en autre part. Enfin, se ressouvenant de l'invention de sa Ma”tresse pour s'Žcrire l'un l'autre, il Žcrivit cette lettre :

 Je voudrais (mon beau Soleil) que votre lumire pŽnŽtr‰t les nuits sombres o je suis rŽduit. Vous y verriez toutes les passions que l'Amour peut faire ressentir ˆ un mortel, qui n'attend la dŽlivrance des peines qu'une cruelle absence lui donne, que du bien de votre chre prŽsence. La DŽitŽ que je rŽvre m'en donnera le contentement lorsque, lassŽe de mon tourment, j'aurai le bonheur de vous revoir. Attendant cette fŽlicitŽ, je vous conjure de me tŽmoigner par vos lettres le ressouvenir que vous avez de celui de qui les destinŽes dŽpendent de vos beaux yeux.

Il bailla cette lettre ˆ Fatyme & le pria de la rendre secrtement ˆ sa Ma”tresse, sous couleur de revoir Iris. Ce Gentilhomme part & arrive le lendemain matin au Ch‰teau de Lycidas. Le Ciel doux & serein l'invitait ce jour-lˆ d'aller ˆ la chasse. Comme il sortait de la porte de son logis, il rencontra Fatyme qui voulait y entrer. Il salue Lycidas & contrefait le honteux. Entrez seulement dedans (lui dit le mari) je sais de vos affaires plus que vous ne pensez pas. Vous y trouverez vos amours.

Fatyme, aprs une grande rŽvŽrence, y entre & trouve Iris qui, ayant dŽjˆ appris sa venue, venait pour le recevoir. Aprs qu'il lui eut secrtement fait entendre le sujet de sa venue, elle en avertit CallirŽe qui, toute transportŽe de joie, saute du lit : elle n'a pas la patience de s'habiller. Le dŽsir d'apprendre des nouvelles d'Alidor fait qu'elle commande ˆ Iris de lui amener ce Messager d'Amour. Quand il fut entrŽ dans sa chambre, il fit une grande rŽvŽrence &, s'approchant d'elle, lui dit comme il lui apportait des lettres du plus accompli Cavalier de la terre.

Mon ami (dit-elle) avant que nous les voyons, je vous veux rŽcompenser de tant de peine. Ce disant, elle va vers un Cabinet d'Allemagne qu'elle ouvre, & en tire cent pistoles qu'elle lui donne. Ce ne sont point des contes faits ˆ plaisir, je rŽcite la pure vŽritŽ de cette Histoire. Fatyme est encore en vie, pour tŽmoigner que ce que je dis est vŽritable. Il fait ˆ prŽsent sa demeure prs de la premire des CitŽs de l'Europe. Il remercie cette Dame de son prŽsent qu'il prit fort bien, sans en faire refus, & en rŽcompense lui rendit les lettres d'Alidor. Elle les prend & les baise mille fois avant que les ouvrir. Aprs qu'elle les eut ouvertes & qu'elle eut lu ce qu'elles contenaient, elle commanda ˆ Iris d'aller faire dŽjeuner Fatyme. Tandis, elle se retire toute seule dans son cabinet pour faire rŽponse ˆ son amoureux en cette sorte :

 MA chre ‰me, s'il Žtait aussi bien en ma puissance de vous tirer des peines dont vous vous plaignez, que jÕen ai la volontŽ, croyez que vous en recevriez bient™t la dŽlivrance. Je vous prie de considŽrer que le moindre soupon qui pourrait na”tre en l'‰me de mon mari, qui est assez ombrageux de lui mme, serait capable de nous ruiner. Consolez-vous de l'espoir que la DŽitŽ que j'adore aussi bien que vous me donne, que nous aurons bient™t le plaisir de nous revoir avec plus de commoditŽ que nous n'avons encore eue. Cependant, envoyez-moi souvent votre homme afin que, si elle s'offre, je puisse vous en avertir. Adieu, ma trs-chre ‰me. Conserve toujours la mŽmoire de celle qui ne vit que de la crŽance qu'elle a que tu l'aimes.

Cette lettre fermŽe, elle fit venir Fatyme ˆ qui elle la bailla & puis le chargea de jouer son personnage, contrefaisant l'amoureux d'Iris. C'Žtait un plaisir que de le voir en cette action. On ežt dit qu'il mourait d'amour. Lycidas, Žtant revenu de la chasse, le fit d”ner avec lui, & le gaussa tout le long du repas. Aprs d”ner, il lui fit prendre un luth dont il joua fort mŽlodieusement au grand plaisir du Mari qui le priait de les venir voir souvent. Sur le soir, il prend congŽ & s'en retourne vers la demeure d'Alidor qui l'attendait d'une impatience d'amoureux.

Sit™t qu'il le vit revenir il courut pour l'embrasser & pour lui demander des nouvelles de ses amours. Tenez (lui dit Fatyme) ces lettres vous apprendront ce que vous dŽsirez de savoir. Il les prend, il les baise &, les ayant ouvertes, il les lit. Quand il les a lues, il s'enquiert plus particulirement de l'Žtat de sa Ma”tresse. Fatyme lui raconte tout le succs de son voyage.

Si je voulais ici dŽcrire toutes les particularitŽs de leurs amours, il faudrait que je fisse un livre entier, & non un simple discours. Enfin, Fatyme va presque tous les jours au logis de Lycidas, comme s'il y allait pour voir Iris. Mais il ne peut jouer si secrtement son personnage que le mari, qui avait de l'esprit & du jugement, n'entre en quelque dŽfiance. Il commence ˆ remarquer sans mot dire les actions de sa femme &, la voyant moins joyeuse que de coutume, il se doute qu'on n'attente quelque chose sur son honneur. O qu'il est impossible de receler le feu d'amour ˆ un mari dŽfiant ! C'est un Argus qui pŽntre au travers des plus secrtes pensŽes.

Lycidas, aprs beaucoup de soin & de peine, trouve une lettre qu'Alidor Žcrivait ˆ CallirŽe. Ce fut ˆ l'heure que deux contraires passions commencent ˆ possŽder son ‰me. Le juste ressentiment qu'il avait le pousse d'un c™tŽ ˆ une cruelle vengeance. Il veut expier le tort qu'on lui fait par le sang de sa femme & par celui d'Alidor ; mais l'amour que jusquÕˆ prŽsent il a portŽe ˆ l'une, & le danger qu'il se reprŽsente devant les yeux de faire mourir un Gentilhomme qualifiŽ, retiennent d'autre part quelque peu ce courage, nourri dans les sanglants exercices de Mars. Aprs avoir beaucoup ruminŽ en son esprit comme il devait procŽder en cette action, il trouve que le meilleur expŽdient est de s'en retourner en Flandres &, par ce moyen, empcher le cours de ces nouvelles amours, en privant pour jamais Alidor de revoir CallirŽe.

Cette rŽsolution est bient™t suivie de l'effet. Il part un jour sans prendre congŽ de ses amis & emmne sa femme qui est toute ŽtonnŽe de ce changement, & qui nŽanmoins n'ose rien dire. Quand Alidor eut appris ce dŽpart si soudain, il s'abandonna aux regrets & aux larmes. Il invoqua mille fois la Mort que le dŽsespoir lui ežt bien souvent fait trouver, si Fatyme ne lui ežt promis de faire des voyages en Flandres pour y porter de ses nouvelles ˆ sa Ma”tresse. Tandis qu'il passe les jours & les nuits ˆ plaindre & ˆ soupirer, Lycidas qui Žtait dŽjˆ arrivŽ ˆ Anvers, est mandŽ par le Duc d'Albe de le venir trouver ˆ Bruxelles. Avant que partir, il laissa sa femme sous la garde d'une sienne parente ˆ qui il avait dŽjˆ dŽclarŽ ce qui lui Žtait arrivŽ en Picardie.

Etant ˆ Bruxelles bien venu auprs de son Excellence, une entreprise se fait sur une place forte que ceux du parti contraire avaient en leur puissance. Lycidas y est blessŽ d'une arquebusade au travers du corps & remportŽ ˆ Bruxelles demi-mort. Les MŽdecins & les Chirurgiens dŽsesprent de la guŽrison. Sa femme en ayant appris la nouvelle, y court pour faire bonne mine. Elle verse un torrent de larmes sur sa couche, mais ce sont larmes de Crocodile. Elle ignorait que son mari sžt l'Žtat de ses amours car il remit la lettre au mme lieu o il l'avait trouvŽe. Il fut nŽanmoins si bien secouru, qu'il commena ˆ se porter aucunement mieux. Ce fut toutefois sous cette condition, que les MŽdecins ne lui donnrent que six mois de vie parce que la blessure qu'il avait reue lui offensait les poumons. Il se leva donc du lit deux mois aprs, mais ce fut en tra”nant & languissant aprs la fin de ses jours.

Comme les choses passent de la sorte, CallirŽe en avertit secrtement Alidor par une lettre qu'elle lui envoie. Cet amoureux qui avait perdu tout espoir de revoir les beaux yeux de sa Ma”tresse, commence ds l'heure mme ˆ b‰tir de nouveaux desseins. Il croit que l'Amour, lassŽ de le tourmenter, le rŽcompensera bient™t de tant de traverses, par le moyen qu'il lui ouvre d'Žpouser CallirŽe. Il communique la lettre ˆ Fatyme &, aprs, le prie de faire un voyage en Flandres sous couleur de visiter Lycidas de sa part & lui tŽmoigner la douleur qu'il a reue de son dŽsastre. Fatyme part & arrive en diligence ˆ Bruxelles. Il va droit au logis de Lycidas & lui rend une lettre d'Alidor. Ce fut la ruine de ces amoureux.

Sans doute si Alidor ežt patientŽ, ce mari qui n'Žtait dŽjˆ que trop possŽdŽ de jalousie, n'ežt point usŽ de la cruautŽ qu'il pratiqua. Donc (disait-il en lui mme) je souffrirai l'injure que l'on me fait ? Sera-t-il dit que cette inf‰me que j'avais si chrement aimŽe, se rie aprs ma mort de ma sottise & de mon peu de courage ? Non, non, je veux apprendre ˆ la postŽritŽ que c'est que d'offenser un mari qui a du ressentiment. Plžt ˆ Dieu que celui qui attente sur mon honneur sans que je lui en aie donnŽ du sujet, pžt si bien tre payŽ de sa trahison, comme jÕespre me venger de cette louve ! mon ‰me sortirait plus contente hors de ce corps &, devant que mourir, jÕaurais ce contentement de voir au tombeau ceux qui Žtablissent dŽjˆ leur joie sur l'espoir du peu de vie qui me reste. Il tenait de tels & de semblables discours en lui mme, pendant qu'en apparence il faisait mille caresses ˆ Fatyme. Il remercia mille fois son ma”tre du ressouvenir qu'il avait d'un homme qui avait si peu mŽritŽ de lui, & le pria d'attendre quelques jours pendant lesquels il ferait rŽponse ˆ Alidor.

Fatyme accorda sa prire & sŽjourna lˆ quelque temps mais, comme quelques jours aprs il est prt ˆ partir, il survint un grand accident car voilˆ qu'un excs de fivre saisit CallirŽe avec tant de violence qu'elle fut emportŽe en moins de vingt-quatre heures. Son mari, la voyant aux peines de la mort, lamente, crie, & arrache ses cheveux. Il sait si bien feindre le contentement qu'il a de la voir mourir, par la feinte douleur qu'il Žtale, qu'on dirait que c'est l'image de l'ennui mme. Enfin, la Parque qui ravit toutes choses ferme les yeux & la bouche de cette beautŽ, que les roses & les lys accompagnent dans le tombeau. Cette mort si prŽcipitŽe Žtonna merveilleusement Fatyme. Il voulait s'en retourner promptement lorsque Lycidas le conjura de demeurer encore quelques jours chez lui, durant lesquels il Žcrivit une lettre ˆ Alidor par laquelle il le conjurait de vouloir prendre la peine de le venir voir en Flandre afin que sa vue lui apport‰t quelque soulagement au mal qu'il ressentait de la perte incomparable qu'il venait de faire.

Fatyme part avec cette lettre, bien f‰chŽ d'tre le porteur d'une si mauvaise nouvelle. Lorsqu'il fut de retour ˆ la maison d'Alidor, il tira ce malheureux ˆ part & lui donna la lettre que Lycidas lui Žcrivait. Il n'y a pas plut™t appris ce qu'il ne cherchait pas, qu'il tombe ˆ terre p‰mŽ de douleur. Lorsqu'il reprend ses esprits, il veut ouvrir son sein d'une dague, si Fatyme ne le contenait par ces paroles :

Et quoi (Monsieur), o est votre courage accoutumŽ ? Qu'est devenue la constance qui vous accompagnait ordinairement aux pŽrils o vous vous tes trouvŽ si souvent ? Voulez-vous perdre avec votre ‰me, l'honneur que vous avez jusques ici conservŽ &, par mme moyen, ruiner la rŽputation de votre Ma”tresse que vous devez chŽrir aprs la mort ? Si vous exercez une telle cruautŽ sur vous-mme, ne donnerez-vous pas occasion ˆ Lycidas de croire ce que sans doute il souponne ? Il me semble que vous devez plut™t vous vaincre vous-mme, pour maintenir votre rŽputation & celle de votre ma”tresse, & en vous contraignant aller voir Lycidas ; mais, toutefois, bien accompagnŽ ; & puis attendre que le temps ou qu'un nouveau sujet soit le remde de votre passion.

 Ha ! Fatyme (rŽpond Alidor) il m'est impossible de vivre plus longtemps puisque jÕai perdu le Soleil de mon ‰me. Toutefois je ne veux point mourir que je n'aie auparavant arrosŽ de mes larmes son tombeau, afin de protester ˆ ses M‰nes que je ne tarderai gure ˆ la suivre. Achevant ce discours, il dissimule sa passion, fait prŽparer son Žquipage & part le lendemain.

Quand il est arrivŽ ˆ Bruxelles, il va chez Lycidas qui, le voyant, se jette ˆ bras ouverts sur lui & puis profre ces pitoyables paroles : HŽlas! Monsieur, je suis dŽlivrŽ d'espŽrance & de crainte. Je n'ai plus d'espoir au monde puisque jÕai perdu la douce consolation de ma vie ; & je ne crains d'y perdre rien plus puisque jÕy ai tout perdu. Il ne me reste que le plaisir que je reois, sachant que je mourrai bient™t. Sans cette considŽration, jÕaurais avancŽ dŽjˆ la fin de mes jours.

Alidor qui avait bien plus de besoin d'tre consolŽ & qui ressentait une vraie douleur, pensa mourir ˆ l'heure mme. Toutefois, dissimulant son mal, il lui dit seulement que si son courage gŽnŽreux s'Žtait fait para”tre en tant d'occasions, il le devait maintenant tŽmoigner en cette perte, o il acquerrait plus de gloire qu'en toute autre puisqu'elle Žtait la plus grande qu'un mortel saurait recevoir. Aprs quelques discours tenus d'une part & d'autre, Alidor prit congŽ de Lycidas sans vouloir aucunement s'arrter chez lui, s'excusant sur quelques affaires qui le pressaient. Avant que partir, il va ˆ l'Eglise o sa Ma”tresse Žtait enterrŽe. Il y rŽpandit mille larmes & y profŽra mille paroles que sa passion lui dictait, & puis monta ˆ cheval & s'en retourna avec ses gens en sa maison, ne cessant de pleurer & de soupirer. Quand il est chez lui, il se retire dans un sien cabinet ŽcartŽ & alors la violence de sa douleur qu'il avait jusques ici retenue commence ˆ lui faire profŽrer mille injures contre le Ciel. Il maudit les destins, mais plus encore la cruautŽ de Lycidas qu'il croit avoir empoisonnŽ sa Ma”tresse.

Ha ! cruelle fortune (disait-il) que te reste-t-il dŽsormais pour me nuire ? Si tu me voulais poursuivre avec tant de rigueur, que ne prenais-tu ma vie lorsque je l'exposais librement aux pŽrils & aux dangers ? Las ! pour me tourmenter davantage tu m'as ™tŽ celle qui m'Žtait plus chre que la vie mme, & par ce malheur amne tous les autres que tu me rŽservais. O ma douce lumire, vous tes au Ciel, bienheureuse, & je demeure parmi les ennuis & les dŽsespoirs. HŽlas je vous pleure: non pas pour la fŽlicitŽ dont vous jouissez, mais pour le regret que jÕai de ne vous avoir pas suivie & de ne vous accompagner en vos aises. ProfŽrant ce discours, il voulait, rempli de dŽsespoir, se donner d'une ŽpŽe au travers du corps quand Fatyme qui l'avait suivi entre dans son cabinet lui remontre les actes qu'il faisait indignes d'un ChrŽtien, de murmurer ainsi contre Dieu : que nous naissons pour mourir, & que tous ces pleurs ni ces plaintes ne ranimeront pas sa Ma”tresse. Que s'il se donne lui-mme la mort, il est en danger de ne la revoir jamais puisque les Enfers sont destinŽs aux dŽsespŽrŽs, & qu'il n'y a point de doute qu'Žtant morte en bon Žtat elle ne soit maintenant au Ciel jouissante des liesses Žternelles.

Ces raisons eurent tant de pouvoir envers Alidor, que ds l'heure mme il prit une autre rŽsolution. Eh bien, dit-il, je veux donc vivre, mais ˆ telle condition que vous m'assisterez en un voyage que je ferai. Fatyme le lui promet, & lui, se rŽsout au dŽsespoir que je vous veux rŽciter.

 Au temps qu'il perdit sa ma”tresse, la France Žtait dŽjˆ divisŽe en deux partis. Le peuple de Paris, oubliant la fidŽlitŽ qu'il devait ˆ son prince, venait de rendre notable en infamie ce jour des barricades si funeste en nos Histoires. On ne parlait que de sang & que de carnage par toutes nos Provinces. Alidor qui, pour plusieurs raisons que je tais maintenant, Žtait obligŽ ˆ un Prince de la maison de Lorraine, prend sujet de parler ˆ sa mre & de lui remontrer l'orage apparent qui se levait en France. Que leur maison Žtant alliŽe de ce Prince il Žtait obligŽ d'un c™tŽ ˆ suivre sa fortune ; & que d'autre part, le devoir naturel qu'il devait ˆ son Roy le poussait de se bander contre ses propres amis & bienfaiteurs. Que, pour ce sujet, il avait rŽsolu d'aller faire un voyage en Italie & de passer lˆ le temps aux exercices vertueux, attendant que la saison fžt plus calme ; que, par ce moyen, il se rendrait indiffŽrent & n'acquerrait point l'inimitiŽ ni des uns ni des autres.

Cette bonne dame qui n'avait que ce fils & qui l'aimait ˆ l'Žgal d'elle mme, trouva au commencement fort aigre de l'Žloigner de ses yeux. Mais, ayant bien pesŽ ses raisons & considŽrŽ qu'il se pourrait perdre en quelque bataille ou en quelque rencontre, elle lui fit donner l'argent qu'il voulut. Comme son Žquipage se prŽparait, il fit appeler un peintre &, sur un portrait qu'il avait de sa Ma”tresse, il en fit tirer deux autres en petit volume, l'un mort, & l'autre vivant.

Quand le peintre eut achevŽ son ouvrage, Alidor les mit dans son sein &, aprs, il prend seulement avec lui Fatyme & Anselme son valet de chambre, & en cette compagnie il part & commande ˆ ses gens de ne le saluer dŽsormais qu'au nom de sa Ma”tresse, de ne boire ˆ lui qu'au nom de sa Ma”tresse, bref de ne parler jamais ˆ lui que de sa Ma”tresse. Il arrive ˆ Marseille. Trouvant un Navire d'Espagne qui Žtait prt de faire voile pour Alexandrie, il fit marchŽ avec le Patron & se mit dedans.

Les Mariniers pensaient faire bon voyage quand une galiote des Turcs les attaqua &, aprs leur avoir ™tŽ ce qu'ils portaient, les mena pour esclaves ˆ Alger. Alidor qui ressentait son bien & qui, nonobstant son extrme douleur, faisait para”tre je ne sais quoi de relevŽ par dessus les autres, fut menŽ au Roi. Ce Prince, le voyant si beau, si jeune, & de si belle taille, le retient ˆ son service en qualitŽ d'esclave, se servant de lui ˆ sa chambre. Ce Gentilhomme faisait de si bonne gr‰ce les actions qu'on avait accoutumŽ autrefois ˆ lui rendre, qu'on ežt dit qu'il avait fait ce mŽtier toute la vie. Aussi se fžt-il rendu le plus accompli Cavalier de son temps, s'il ežt pu dompter sa folle passion. Ayant acquis la faveur du Roi d'Alger, il eut moyen de retirer prs de lui Fatyme & Anselme son valet de chambre. Quand il eut demeurŽ six mois en cette servitude, le Roi d'Alger qui le voyait toujours triste, croyant qu'on lui ežt fait quelque dŽplaisir, le tira un jour ˆ part & lui tint ce langage :

Viens-ˆ (ChrŽtien), que veut dire que je ne te voie jamais joyeux ? Est-ce pour autant que tu n'as point la libertŽ de retourner en ta patrie ? Il me semble que ta condition n'est pas si mauvaise que tu pourrais estimer, puisque tu as acquis les bonnes gr‰ces d'un Prince qui, non seulement te mettra quand tu voudras en libertŽ, mais encore te dŽpartira de ses biens pourvu que tu veuilles demeurer ˆ sa Cour.

Tenant ce discours, il jetait ses regards sur Alidor qui versait de ses yeux une fontaine de larmes. Qu'as tu ? (poursuit le Roi) as-tu reu du dŽplaisir de quelqu'un des miens ? dis le moi & je te jure Mahomet que jÕen ferai la vengeance.

Non, Sire, rŽpond Alidor, je ne vous ai que trop d'obligation. Je ne me plains aussi d'aucun des v™tres, je regrette seulement la perte que jÕai faite, il n'y a pas longtemps. Je suis insensible ˆ tous les bonheurs & ˆ tous les malheurs, & je n'ai du ressentiment que pour cette perte seule.

Comme il achevait ces paroles, il tira du profond de son cÏur un soupir qui Žmut ˆ compassion ce Prince. Je veux, dit-il, que tu te dŽcouvres entirement ˆ moi afin que, si je puis, je donne quelque allŽgement ˆ ta douleur. Dis-moi donc qui tu es & le sujet de ton aventure.

Puisque vous me pressez de la sorte (Sire), je ne veux pas tre (repart Alidor) si mal appris de ne la dŽclarer ˆ votre MajestŽ. Je suis un Cavalier Franois qui Žtais sorti de mon pays en intention d'aller confiner mes jours aux dŽserts d'Egypte pour y pleurer mon dŽsastre.

Et pourquoi (demande le Roi) n'y a il pas moyen de donner remde ˆ ton mal ?

Non, Sire, dit Alidor qui, achevant ce langage, mit la main dans son sein, & en tira les deux portraits qu'il y avait toujours gardŽs jusques ˆ l'heure, sans les en retirer, hormis que tous les matins & tous les soirs il les prenait, les baisait, les adorait & parlait ˆ eux comme s'il ežt parlŽ ˆ sa Ma”tresse. Sire, poursuit cet amoureux infortunŽ, j'adore ce vif & pleure ce mort.

Ce disant, il lui montre les deux tableaux. Le Roi d'Alger, voyant ce mystre, apprit aussit™t qu'un dŽsespoir d'amour le possŽdait, dont il en eut encore plus de compassion de sorte qu'il ne peut se tenir de larmoyer. Vraiment, dit-il, c'Žtait une belle crŽature que ta Ma”tresse ; toutefois, il me semble que, puisque tes plaintes & tes pleurs ne la peuvent ranimer, tu devrais enfin donner quelque rel‰che ˆ ton affliction & te consoler par raison.

Le conseil en est pris, Sire (rŽpond ce Cavalier). Fasse la fortune ce qu'elle voudra dŽsormais faire de moi, jamais je ne changerai d'humeur.

Puisque tu es si obstinŽ en ton malheur (dit le Roi), je ne te veux point contraindre. Dis-moi seulement ce que tu veux que je fasse pour toi si tu veux demeurer avec moi, je te ferai un des premiers de mon Etat &, par aventure, le temps sera le mŽdecin de ton infortune.

Je vous rends gr‰ces, Sire, repart Alidor, de tant de faveur que vous m'offrez sans que je l'aie mŽritŽe. Je vous assure que, sans la rŽsolution que jÕai faite de ne servir & de n'adorer jamais autre que ma ma”tresse, il n'y a Prince au monde pour qui jÕexposasse si librement ma vie que pour le service de votre MajestŽ. Tout ce que je requiers d'elle, est seulement de me donner la libertŽ, afin que je puisse accomplir mon entreprise, puisqu'il n'y a que la seule mort qui m'en puisse ™ter la volontŽ.

Je te la donne ds ˆ prŽsent (dit le Roi) & si, je te ferai encore fournir de l'argent pour subvenir ˆ tes nŽcessitŽs.

Alidor continua de le remercier & lui dit qu'il n'en avait pas autrement besoin car il avait encore un diamant de mille Žcus qu'il avait cachŽ sur lui lorsqu'on le fit esclave. Ayant recouvrŽ la libertŽ en cette sorte, & pour lui & pour ses gens, il prit congŽ du Roi, se mit dans un Navire & arriva en peu de temps en Alexandrie o il vendit son diamant. Aprs, il s'habilla en plerin &, avec Fatyme & Anselme habillŽs de mme, il se met en chemin & fait tant qu'il parvient aux dŽserts de ThŽba•de.

Il n'est pas besoin que je dŽcrive cette solitude. Les Histoires des anciens Pres Ermites la dŽpeignent assez. Je dirai seulement qu'aprs avoir fait Žlection d'un haut rocher, proche de certains ermitages des ChrŽtiens qui s'y tiennent, il y fit b‰tir une maisonnette en forme de chapelle. Lˆ, il fit aussi dresser un Autel o il mit un Crucifix &, ˆ c™tŽ, les deux portraits de sa Ma”tresse.

Durant qu'on b‰tissait cette chapelle, Fatyme le tira ˆ part & lui remontra le rang qu'il tenait en France, le besoin que sa patrie pouvait avoir de sa valeur, & la rŽputation qu'il avait acquise auparavant. Qu'il la flŽtrissait & Žtouffait maintenant en se confinant ainsi dans un dŽsert. Qu'il serait la fable & la risŽe du monde, & que l'on dirait que la peur de combattre l'avait rŽduit en ces extrŽmitŽs. Il lui mit en avant plusieurs autres semblables raisons pour le dŽtourner de cette folle rŽsolution &, voyant qu'il y Žtait obstinŽ & qu'il Žtait impossible de lui arracher cette fantaisie :

Pour moi (dit-il enfin) je ne suis ni fol, ni amoureux. Vous tes lÕun & l'autre. Je n'ai point envie de passer mes jours inutilement parmi des btes sauvages. Je suis contraint de vous dire adieu puisque votre folie est incurable, & de m'en retourner en France sans vous. Je vous ai accompagnŽ jusques au lieu o vous dŽsiriez de parvenir. Puisque vous y tes arrivŽ, je ne suis point obligŽ de faire davantage.

Comment (dit Alidor) me voulez-vous donc abandonner si t™t? Au moins attendez encore un petit de temps. Ma vie ne sera gure longue. Aprs ma mort vous vous en retournerez & en porterez les nouvelles ˆ mes parents.

Je n'en serai jamais (rŽpond Fatyme) le triste Messager, Dieu vous veuille remettre en votre bon sens. Adieu.

Ce disant, il part ds l'heure mme & s'en revient en France, pendant que ce malheureux Cavalier demeure avec son valet de chambre qui ne l'abandonna jamais.

Lorsque la chapelle fut achevŽe & qu'en profanant les cŽrŽmonies de l'Eglise, il ežt appendu les deux portraits de CallirŽe, il Žtait ˆ genoux ˆ toute heure devant cet autel. Tant™t il s'adressait au vivant & parlait ˆ lui en cette sorte : Ha! portrait qui me reprŽsentes mes liesses passŽes, images des Saints se peuvent adorer sans idol‰trie puisque l'honneur qu'on leur rend se rapporte tout ˆ Dieu, ne peux-je pas t'adorer ? Tu es l'image d'une dŽitŽ de qui dŽpendait tout mon bien & tout mon bonheur. Veuille permettre le Ciel que bient™t je la puisse revoir & que mon ‰me qui ne vit qu'ˆ regret dans ce misŽrable corps puisse voler au sŽjour bienheureux qui retient la plus belle chose que la Nature ait jamais produite.

Aprs, il contemplait le mort & profŽrait ces paroles : Ha! seul repos de mes dŽsirs, combien me serait la mort plus douce & plus agrŽable que de voir un si tragique spectacle ! O Parque inique & dŽtestable !, pourquoi lorsque tu ravis le doux espoir de ma vie, ne me mis-tu pareillement au tombeau ? Ignorais-tu que nous n'avions qu'un mme destin, qu'il Žtait impossible ˆ l'un de demeurer au port tandis que l'autre faisait naufrage ! O loup cruel & ravissant, quelle furie & quelle rage t'a poussŽ de commettre une si grande cruautŽ que de faire mourir une si belle chose ! Ces beaux yeux, les miroirs de l'amour, & cette bouche, le sŽjour des gr‰ces & des beautŽs, ne t'ont-ils pas pu flŽchir ˆ quelque compassion ? O Dieux ! avancez bient™t la fin de mes tristes jours afin que je tienne compagnie ˆ celle sans qui je ne puis longuement tre. O ma chre DŽesse !, en rŽcompense de notre amour que la Parque ne peut Žteindre, je ne vous puis offrir que des Larmes & que des gŽmissements, que je continuerai ˆ rŽpandre sur cet autel jusques ˆ tant que mon ‰me dolente & affligŽe abandonne la misŽrable prison de son corps.

Tels & semblables discours tenait ce malheureux ˆ des choses inanimŽes, cependant que son valet de chambre qui avait soin de lui en tout ce qui lui Žtait nŽcessaire pour l'aliment de sa misŽrable vie, l'avertit que son argent Žtait court, & qu'il y devait pourvoir avant qu'il en manqu‰t du tout. Il croyait que la nŽcessitŽ le divertirait de la poursuite de sa folie, mais il fut trompŽ : car, au lieu que cet amoureux dŽsespŽrŽ songe‰t ˆ s'en retourner en France, il conjura tant son homme qu'il lui persuada d'y faire un voyage pour y aller querir de l'argent.

Cependant qu'Alidor continue cette vie solitaire & lamentable, Anselme part de ces dŽserts inhabitŽs &, trouvant un Navire en Alexandrie qui voulait partir pour Gnes, il se met dedans & arrive en peu de temps au port de cette superbe ville. Il passe puis aprs les Alpes du c™tŽ du mont Cenis plus aisŽment (encore qu'ils soient tous pavŽs de neige) qu'il ne fait par les villes, & les Provinces de France.

Le glaive y exerait alors sa cruautŽ partout. Le pre n'y Žpargnait pas le sang de son propre fils, ni le fils celui de son propre pre. Le zle inconsidŽrŽ de religion animait les plus chers amis les uns contre les autres. NŽanmoins, il parvint ˆ la fin en Picardie & trouva la mre d'Alidor au lieu de sa demeure. Cette honnte Dame y passait les jours en regrets, pour l'absence de son fils dont elle avait appris les tristes nouvelles par Fatyme. Aprs qu'Anselme lui ežt rapportŽ ce dont son fils la requŽrait, & que lui-mme lui eut fait entendre la nŽcessitŽ o il se trouvait rŽduit, elle commena ˆ pleurer amrement & dit ˆ cet homme qu'elle Žtait rŽsolue de ne lui envoyer point la somme qu'il demandait, mais seulement quinze cents Žcus pour se mettre en Žquipage & pour s'en retourner. Qu'ˆ ces fins, elle le priait de le conjurer, par tous les devoirs qu'on doit ˆ une mre, de revenir le plus t™t qu'il lui serait possible, & de tirer tant de bons amis qui le regrettaient tous les jours, de l'ennui qu'ils recevaient pour tre privŽs de sa personne & pour savoir la dŽplorable vie qu'il menait.

Anselme, ayant reu cet argent & promis ˆ cette Dame de faire tout son possible pour disposer son Ma”tre ˆ revenir, fit tant qu'il sortit de France &, s'Žtant mis sur mer, il aborda en Alexandrie. De lˆ, s'achemina au dŽsert o Alidor faisait sa triste demeure. Il croyait trouver son ma”tre en l'Žtat o il l'avait laissŽ, mais il fut dŽu en sa croyance. La rigueur qu'il avait exercŽe sur son corps, le peu de repos qu'il avait pris depuis la mort de sa ma”tresse, enfin la mŽlancolie & le tourment, l'avaient tellement minŽ que, ne pouvant plus rŽsister ˆ tant de souffrance, il venait de rendre l'esprit. Quelques bons Ermites qui tous les jours le visitaient, Žmus de compassion, avaient allumŽ dŽjˆ des cierges &, chantant sur lui l'Office des TrŽpassŽs, s'apprtaient de le porter en terre.

Le pauvre Anselme, voyant ce piteux spectacle, tomba de son haut Žvanoui. Aprs qu'il fut revenu ˆ lui, il se mit ˆ profŽrer les plus pitoyables regrets que la douleur enseigne en son Žcole. HŽlas ! (disait-il) mon bon ma”tre, faut-il que je sois si malheureux de vous perdre lorsque je croyais vous trouver au lieu o je me sŽparai de vous. Je vous y trouve, mais sans mouvement & couchŽ dans une bire. O Amour, que tu causes de malheurs au monde ! Tu mets dans le tombeau toute la valeur & toute la courtoisie du monde. DŽsolŽ que je suis, que ferai-je dŽsormais ?, que deviendrai-je ?, puisque j'ai perdu celui de qui dŽpendait mon espoir & ma fortune. Je l'ai accompagnŽ en son tourment, il faut que je le suive encore en la mort. Ce disant, il Žtait en volontŽ de se traverser le corps d'un coup d'ŽpŽe, n'ežt ŽtŽ qu'il se reprŽsenta devant les yeux que, s'il se tuait, l'on ne saurait jamais la vŽritŽ de la fin pitoyable de son ma”tre. Au contraire, l'on croirait que, pour avoir son argent, il lui aurait coupŽ la gorge &, par ce moyen, sa mŽmoire serait en horreur & en exŽcration ˆ tous ceux de son pays. Cette seule considŽration eut tant de pouvoir qu'elle l'empcha de se donner la mort, de sorte qu'aprs lui avoir fait dresser une tombe honorable & rendu les derniers devoirs que l'on doit aux TrŽpassŽs, il s'en retourna en France avec l'argent qu'il avait reu.

Quand il y fut de retour, il fit rŽcit ˆ la mre d'Alidor de la triste fin de son fils & restitua les quinze cens Žcus. Grande fidŽlitŽ, bien rare au sicle o nous sommes ! Cette dolente Dame ne survŽcut pas longtemps un si cher enfant. La douleur qu'elle en ressentit lui donna dans peu de jours la mort.

Dieu, juste juge des vivants & des morts, veuille traiter en l'autre vie l'‰me d'Alidor, plus doucement que l'Amour lascif & dŽsordonnŽ n'a pas fait son corps & son esprit durant le temps qu'il vivait en ce monde !

5. Des amours incestueuses d'un frre & d'une sÏur, & de leur fin malheureuse & tragique.

IL ne faut plus aller en Afrique pour y voir quelque nouveau monstre, notre Europe n'en produit que trop aujourdÕhui. Je ne serais pas ŽtonnŽ des scandales qui y arrivent tous les jours si je vivais parmi des infidles. Mais, voir que les ChrŽtiens sont entachŽs de vices si exŽcrables que ceux qui n'ont pas la connaissance de l'Evangile n'oseraient commettre, je suis contraint de confesser que notre sicle est l'Žgout de toutes les vilenies des autres, ainsi que les Histoires suivantes en rendent tŽmoignage, & particulirement cette-ci que je vais commencer ˆ vous rŽciter.

 

En une des meilleures Provinces de France, appelŽe anciennement Neustrie, Žtait un gentilhomme de bonne maison qui se maria avec une honnte Damoiselle, fille d'un autre gentilhomme, sien voisin. Ils eurent plusieurs beaux enfants &, entre autres, une fille que nous appellerons Doralice & un fils plus jeune qu'elle de quelques dix-huit mois, que nous nommerons Lizaran. Cette fille & ce fils Žtaient si beaux qu'on ežt dit que la Nature avait pris plaisir ˆ les former, pour faire voir un de ses miracles. Ils se ressemblaient si parfaitement que jamais la Bradamante de l'Arioste ne fžt si semblable ˆ son frre Richardet. Le pre fut soigneux de les faire instruire en leur ‰ge en toutes sortes d'exercices vertueux, comme ˆ jouer de l'Žpinette, ˆ danser, ˆ lire, ˆ Žcrire & ˆ peindre. Ils y profitrent si bien qu'ils surmontaient le dŽsir de ceux qui avaient la charge de les enseigner. Au reste ces deux jeunes enfants, nourris toujours ensemble, s'aimaient d'une telle amour que l'un ne pouvait vivre sans l'autre. Ils n'Žtaient jamais contents que quand ils se voyaient, & mŽprisaient de courre & de passer le temps avec les autres enfants de leur ‰ge. En ce temps d'innocence, tout leur Žtait permis. Ils couchaient ordinairement ensemble &, par aventure, ce fut trop longtemps. Les pres & les mres devraient prendre garde ˆ ceci, pour se rendre sages par cet exemple. Ce sicle, comme l'ai dŽjˆ dit, n'est que trop corrompu. Les enfants qu'on vient d'arracher ˆ la mamelle y savent plus de malice que les enfants de douze ans n'y avaient jadis de simplicitŽ. Je crois fermement que le mal procŽda de cette trop longue accointance qui continuait de jour ˆ autre & jusques ˆ ce que, Doralice ayant dŽjˆ atteint l'‰ge de dix ˆ onze ans & Lizaran Žtant entre neuf & dix, il fžt envoyŽ en un Collge pour y Žtudier. Cette sŽparation leur fut si grive qu'ils en versrent tous deux mille larmes. Ce n'Žtaient que sanglots & que soupirs interrompus d'une part & d'autre, que le pre et la mre attribuaient seulement ˆ l'amitiŽ fraternelle. Mais l'amour impudique & dŽtestable y Žtait dŽjˆ sans doute mlŽe. L'apparence y est grande, ainsi que nous verrons par la suite de cette histoire. Lizaran, ayant ŽtŽ menŽ au Collge, en une des meilleures villes de la province, se rendit en peu de temps si capable qu'il devana tous ses compagnons. Quand il ežt demeurŽ aux Žtudes l'espace de quatre annŽes, son pre eut dŽsir de le revoir. Il le rappelle donc, fort aise quand il le vit si beau, si savant, & dŽjˆ grand.

Mais ce ne fut rien au prix du contentement que sa sÏur en reut. Elle ne cessait de l'embrasser & de le baiser. Toutefois, ils n'avaient pas les privautŽs qui leur Žtaient octroyŽes en leur enfance. Et puis, la honte les retenait tous deux, & le pŽchŽ dŽtestable qu'ils se reprŽsentaient devant les yeux. Toutefois, ni l'un ni l'autre ne pouvaient si bien refrŽner leur maudite passion qu'elle n'Žchapp‰t parfois au frein de la raison. Cependant, le pre fit retourner Lizaran au Collge pour y achever ses Žtudes, pendant qu'il faisait dessein de lui faire avoir une Abbaye. Il avait plusieurs autres fils, & Žtait bien aise d'accommoder celui-ci, qui Žtait le cadet, de quelque bonne pice d'Eglise afin de dŽcharger d'autant la maison. Ce qu'il fit, tandis que la beautŽ & la bonne gr‰ce de Doralice attiraient plusieurs braves & honntes Gentilshommes ˆ lui venir offrir leur service. Elle fut recherchŽe d'une infinitŽ de Cavaliers qui avaient beaucoup de mŽrite, & qui Žtaient d'‰ge sortable ˆ celui de cette Damoiselle. Toutefois, le pre, prŽfŽrant les moyens ˆ toutes ces considŽrations l'accorda ˆ un gentilhomme son voisin, fort riche, mais dŽjˆ grison. Ha ! maudite avarice, que tu causes de mal au monde ! Celui qui t'appela racine de tous vices avait bien connaissance de ce que tu es & de ce que tu produis. Notre histoire appelle ce gentilhomme Timandre.

Heureux s'il ežt passŽ le reste de ses jours sans s'allier avec une beautŽ trop jeune pour lui, & laquelle lui faisait mille affronts lorsqu'il l'accostait. Au moins, quand les parties sont d'accord, la bonne volontŽ qu'ils ont l'un envers l'autre supplŽe au dŽfaut de l'‰ge. Enfin, Doralice, quelques plaintes qu'elle fasse, & quelques larmes qu'elle rŽpande, est contrainte d'obŽir ˆ la volontŽ de son pre. Le mariage est conclu & Lizaran est appelŽ de ses Žtudes pour assister aux noces. Sit™t que sa sÏur le vit & qu'elle eut moyen de parler ˆ lui sans tre entendue d'aucun autre, elle commena ˆ profŽrer ces pitoyables paroles :

Mon cher frre, que je suis misŽrable ! Faut-il que je passe la fleur de mon ‰ge avec une personne que je dŽteste plus que la mort mme ? Mon pre n'est-il pas bien cruel de me livrer entre les mains d'un mortel ennemi ? Consumerai-je donc dŽsormais mes jours en une servitude si contraire ˆ mon ‰ge & ˆ mon humeur ? Que servent les richesses, si le contentement n'y est ? Conseillez-moi je vous prie en une si grande affliction. Je suis presque rŽduite ˆ cette extrŽmitŽ de me donner la mort de ma propre main.

Aprs que Lizaran ežt ŽcoutŽ ses plaintes, il lui rŽpondit en cette sorte : Ma chre sÏur, je plains votre infortune. Votre mal est le mien propre, j'en ai autant de ressentiment que vous mme. Je ne puis que je ne bl‰me la cruautŽ de mon pre, de ce qu'il vous marie ainsi outre votre grŽ, & avec un homme de qui l'‰ge est diffŽrent du v™tre. Toutefois, puisque la puissance que les pres ont sur leurs enfants est absolue, je vous conseille de prendre patience. La fortune, par aventure, vous rŽserve quelque chose de meilleur. Au moins, assurez-vous qu'aussit™t que vous serez mariŽe avec Timandre, je ne vous Žloignerai gure de vue. Je ferai ma demeure ordinaire chez vous. Il m'est presque impossible de vivre sans vous voir.

Achevant ce discours, ils s'embrassrent & se baisrent Žtroitement &, sans la honte qui les retint & la crainte qu'ils eurent d'tre aperus, ils eussent accompli leurs exŽcrables dŽsirs. Doralice, consolŽe par la promesse de Lizaran qu'elle aimait non seulement comme frre, mais encore d'une amour violente par dessus tout le reste des homes, ne se soucia gure plus d'Žpouser ce vieillard qui, dŽsormais, servira de couverture ˆ ses abominables plaisirs. Elle est donc ŽpousŽe & Timandre recueille le fruit qu'il a tant dŽsirŽ. Aprs que la fte est finie, il emmne sa femme ˆ sa maison, qui Žtait un ch‰teau proche de celui de son beau pre. Lizaran qui n'Žtait dŽjˆ que trop savant, ne retourna plus au collge. Il jouissait d'un bon bŽnŽfice que son pre lui avait fait obtenir. L'amour dŽsordonnŽe qu'il portait ˆ sa sÏur ne permit pas qu'il fžt longtemps sans l'aller voir en son nouveau mŽnage. Il y faisait sa demeure ordinaire, toujours auprs d'elle.

Leurs dŽsirs commencrent par cette frŽquentation ˆ s'allumer de telle sorte que, bien souvent, sans la honte d'un si exŽcrable pŽchŽ, ils les eussent assouvis. L'horreur d'un tel crime se reprŽsentait souvent ˆ leurs yeux, & particulirement ˆ ceux de Doralice qui tenait ce discours ˆ elle-mme : Ha ! cruel Amour qui me fais follement aimer celui de qui je devrais, pour la proximitŽ du lignage, non seulement fuir l'impudique regard, mais encore craindre qu'autre que moi n'ežt jamais connaissance de ma folle & incestueuse passion, ˆ quoi me rŽserves-tu ? Faut-il que se commette un pŽchŽ si dŽtestable ? ïtons cette maudite fantaisie avant qu'elle s'imprime plus avant, & reprŽsentons-nous le malheur qui pourrait procŽder d'un crime si dŽtestable.

Ces bonnes aspirations la dŽtournaient presque bien souvent de ces folles pensŽes, lorsque la beautŽ, la bonne gr‰ce & l'amour qu'elle portait ˆ son frre, s'opposant ˆ mme temps, elles Žtaient aussit™t Žteintes qu'allumŽes. Et qui me peut (disait-elle puis aprs) empcher d'aimer ? N'est-ce pas une chose naturelle ? Durant le temps d'innocence, & que l'on vivait au sicle d'or, avait-on toutes ces considŽrations ? Les hommes ont fait des lois ˆ leurs plaisirs : mais la nature est plus forte que toutes ces considŽrations. Je la veux suivre, puisqu'elle est une bonne & sžre guide de notre vie. Ainsi parlait cette exŽcrable, tandis que son frre vivait aux mmes peines.

Enfin, jÕai horreur de rŽciter ici leurs raisons maudites & perverses. Ce n'est pas mon intention. Mon dessein est de dŽpeindre & de faire para”tre la saletŽ du vice & non de le dŽfendre. Je dirai donc qu'aprs plusieurs divers mouvements ils prirent pour exemple la loi que Jupiter & Junon, exŽcrables dŽitŽs des Pa•ens, pratiqurent. Ils continurent leurs dŽtestables plaisirs sans que personne s'en dout‰t. Encore qu'on les surpr”t ensemble couchŽs sur un lit, qu'ils se baisassent devant tout le monde, & qu'ils s'Žcartassent dans des bois & en des lieux solitaires, qui eut jamais prŽsumŽ une telle accointance ? Toutefois, le Ciel qui ne peut plus long temps souffrir cet horrible & incestueux adultre, permit qu'un jour une servante les trouva sur le fait. Elle en fit mille fois le signe de la Croix & ferma ses yeux afin de ne voir une chose si exŽcrable. Et, ne voulant pas tout ˆ coup l'Žventer, elle se contenta de remontrer privŽment ˆ sa ma”tresse le grand crime qu'elle commettait & le grand scandale qui en proviendrait s'il Žtait dŽcouvert.

Doralice, au lieu de recevoir son avertissement en bonne part, la traita le plus indignement du monde car, aprs l'avoir outragŽe de paroles, elle la battit fort bien & puis lui donna son congŽ. Cette servante, indignŽe du tort qu'elle avait reu pour avoir procurŽ du bien, avertit secrtement Timandre du sujet qui avait induit sa femme ˆ la chasser du logis, & qu'il pr”t garde sur elle : que sans doute le frre jouissait impudiquement de sa propre sÏur. Le mari, bien ŽtonnŽ de cet avis, ne savait que dire, ni que faire. Une fois, il voulait sans autre procŽdure se venger d'eux, tant le dŽsir de vengeance possŽdait son ‰me ; mais, puis aprs, venant ˆ se reprŽsenter que par aventure c'Žtait une calomnie, il dissimula sa juste douleur, Žpiant en tant de sortes les actions de la femme & de son beau frre qu'il ne fut que trop assurŽ de leurs incestueux dŽportements.

L'amour qu'il portait ˆ sa femme, joint ˆ quelque opinion qu'il se forgeait que par aventure cela n'Žtait point vŽritable, encore qu'il en ežt aperu toutes les apparences qui se peuvent remarquer, fit qu'il se contenta d'interdire ˆ son beau-frre sa maison. Douceur fort grande d'un mari qui recevait une si indigne offense. Voilˆ donc nos amoureux privŽs de se voir au grand dŽplaisir de l'un & de l'autre. Doralice, contrefaisant la femme de bien, s'informe de son mari quelle animositŽ il a contre son frre, qu'il lui dŽfende ainsi son logis. Timandre lui met alors devant les yeux leur exŽcrable paillardise & le juste ressentiment qu'il en devrait avoir s'il ne prŽfŽrait la douceur ˆ la vengeance ; lui promet de mettre toutes choses sous les pieds, pourvu qu'elle veuille dŽsormais vivre une meilleure vie & demander pardon ˆ Dieu d'un crime si horrible & dŽtestable ; sinon, qu'il sera contraint de faire exercer sur eux le ch‰timent qu'ils ont mŽritŽ.

Elle, oyant les raisons de son mari, commena ˆ verser un torrent de larmes. Sa bouche profŽra puis aprs des plaintes & des regrets, joints ˆ des serments si horribles qu'ils Žtaient capables de faire croire ˆ Timandre le contraire de ce qu'il savait bien, la jalousie n'ežt dŽjˆ possŽdŽ entirement son ‰me. Les hommes qui tirent dŽjˆ sur l'‰ge ne sont pas tant allumŽs du feu d'amour que les jeunes, mais aussi ils sont beaucoup plus jaloux. Le moindre soupon leur demeure dans la cervelle, & je vous laisse ˆ penser si une chose qu'ils ont vue de leurs propres yeux n'y est pas imprimŽe. Pour conclusion, il ne veut nullement que Lizaran revienne plus ˆ son logis & jure que, s'il l'y rencontre, il leur fera un mauvais parti.

Comme ces choses se passaient, Lizaran s'Žtait retirŽ au logis de son Pre qui ne savait rien de tout ce mauvais mŽnage. Il y demeurait, les jours & les nuits en tourment pour ne voir pas ses dŽtestables amours. Elle Žtait d'autre c™tŽ la plus travaillŽe d'ennui & de dŽplaisir que l'on puisse imaginer. A la vŽritŽ, s'ils n'eussent ŽtŽ si proches de sang, ils seraient plus excusables en leur folle passion car elle Žtait une des beautŽs les plus parfaites que jÕaie jamais vue & lui, l'un des plus beaux gentilshommes qu'on puisse voir. Mais, quand je pense ˆ leur vice si scandaleux, je suis contraint de m'Žtonner comme Dieu qui voit tout pouvait tant souffrir cette mŽchancetŽ sans la punir. Sa patience est bien grande d'attendre si longtemps ˆ pŽnitence des pŽcheurs si obstinŽs en leur malice.

Aprs que Lizaran ežt sŽjournŽ quelques mois chez son pre, le dŽsir de revoir sa sÏur ne permit pas qu'il y demeur‰t davantage sans lui faire savoir de ses nouvelles par une lettre qu'il lui Žcrivit en ces termes :

Je suis aux peines de la mort, privŽ du contentement de vous voir. S'il faut que je demeure longtemps ŽloignŽ de vos beaux yeux, vous ferez une perte que vous ne recouvrerez jamais. Le moyen de conserver ma vie est que je puisse parler ˆ vous, afin de vous tirer de la captivitŽ o vous tes rŽduite, & du tourment que je souffre en cette cruelle absence. Apportez-y tout le remde que vous pourrez (ma chre SÏur) si vous dŽsirez votre repos & ma vie qui ne dŽpend que de votre vue.

Quand il eut Žcrit & fermŽ cette lettre, il la bailla ˆ un valet de son pre en qui il se fiait entirement. Cet homme, appris en ce qu'il devait faire, arriva un soir au ch‰teau de Timandre, feignant de venir d'autre part que de la maison de son beau-pre. Il y fut bien reu, sans qu'on le souponn‰t de son message. Le soir, il bailla la lettre ˆ Doralice qui, l'ayant lue, ne voulut faire d'autre rŽponse ˆ son frre, sinon qu'elle chargea ce valet de lui dire qu'il v”nt le lendemain sur le tard la trouver secrtement au logis par la porte du jardin qu'elle lui ferait tenir ouverte & o elle l'attendrait. Ce valet, ayant le lendemain pris congŽ de Timandre & de sa femme, sans avoir autrement connaissance des dŽportements du frre & de la sÏur, retourna au logis de son ma”tre o il rapporta ˆ Lizaran ce que sa sÏur lui mandait.

Lui, ayant appris cette nouvelle, monte ˆ cheval & arrive le soir mme au lieu o sa sÏur l'attend. Aprs s'tre embrassŽs & contentŽ leurs appŽtits dŽsordonnŽs, ils dŽlibŽrrent ensemble du moyen qu'ils pourraient prendre pour jouir avec plus de libertŽ de leurs plaisirs. C'est que, le lendemain, elle prendrait tous ses joyaux & puis, sur le soir, lorsque tout le monde serait couchŽ, il la monterait en croupe &, aprs cela, ils s'en iraient en quelque Province pour y passer le reste de leurs jours. Entreprise remplie autant de tŽmŽritŽ que de passion dŽsordonnŽe ! Le temps s'approchait qu'ils devaient recevoir le ch‰timent de leur exŽcrable adultre. La justice divine qui marche ˆ pas de laine [sur la pointe des pieds], Žtendait dŽjˆ son bras de fer.

Ils firent ce qu'ils avaient rŽsolu, & le voyage que le mari devait le lendemain faire en une certaine ville de la province favorisa leur dessein. Le jour qui suivit le soir de leur fuite Žtant venu, les domestiques du logis Žtaient tous ŽtonnŽs de ne voir point leur ma”tresse. Ils cherchrent partout, mais ils l'avaient beau chercher, elle & son frre Žtaient dŽjˆ bien ŽloignŽs. Le mari, Žtant revenu quelques jours aprs, fut bien ŽtonnŽ de ne l'y trouver pas. Il courut vers le logis de son beau-pre pour en apprendre des nouvelles. Sa peine lui fut inutile. Il n'y trouva ni sa femme ni son beau-frre. Nul ne savait o il Žtait allŽ. Cela lui fit aussit™t juger de ce qui en Žtait &, ds l'heure mme, il vit son beau pre ˆ qui il fit entendre avec beaucoup de plaintes & de regrets le tort que ses enfants lui faisaient ; qu'il avait longtemps dissimulŽ leur exŽcrable vilenie parce que peu de personnes en avaient connaissance, & t‰chŽ de les ranger en un meilleur train de vie, mais que, maintenant, leur salut Žtait dŽsespŽrŽ & qu'il Žtait la fable & la risŽe de tout le monde ; de sorte qu'il dŽsirait d'en tirer sa raison par la voie de la justice.

Le pauvre vieillard de pre, ayant ou• les justes ressentiments de son gendre, tomba de son haut, p‰mŽ de douleur. Quand il eut un peu repris ses esprits, il commena ˆ maudire la fortune qui, sur la fin de ses ans, lui donnait une si cruelle traverse. La mre, de l'autre c™tŽ, pensa mourir d'ennui [douleur]. On n'entend que regrets & que gŽmissements dans le logis. Le bruit de cette aventure s'Žpand par tout le pays. Tout le monde en parle, mais diversement. Les uns ne peuvent croire une telle mŽchancetŽ, mais seulement que Lizaran, de pitiŽ qu'il a eue de voir sa sÏur indignement traitŽe par un mari jaloux, l'a retirŽe de cette captivitŽ. Les autres disent au contraire que, si cela Žtait, ils ne s'en seraient pas enfuis si secrtement, & qu'ils aurait dŽcouvert leur entreprise ˆ d'autres.

Tandis que les choses passent de la sorte, ces incestueux adultres vont par les villes & par les Provinces de France sans tre connus de personne. Tant™t ils sont en Poitou, tant™t en Anjou, & maintenant en Bretagne. Enfin, croyant tre dŽcouverts, ils pensent qu'il n'y a ville en France o ils se puissent mieux cacher que dans Paris. Cette multitude de personnes qui fait un petit monde, les doit tenir clos & couverts, ˆ leur opinion, mieux que s'ils Žtaient en Canada. Opinion qui leur rŽussit pour quelque temps, mais qui les trompe ˆ la fin. Il fallait que le dŽtestable crime qu'ils commettaient devant Dieu fžt publiŽ devant les hommes par un ch‰timent publique & exemplaire.

Timandre avait envoyŽ de tous c™tŽs par toute la France ˆ de ses amis pour mettre peine de les apprŽhender &, pour cet effet, il les dŽpeignait vivement. A la fin, Žtant lui mme un jour ˆ Paris, un de ses amis le vint avertir qu'il avait aperu son beau frre & dŽcouvert le lieu o il Žtait logŽ. Le mari, bien aise de cette nouvelle, va soudain vers un Commissaire ˆ qui il fit sa plainte & puis il le mena ˆ la demeure o ces adultres se retiraient.

Il Žtait nuit & les portes du logis Žtaient fermŽes. Le Commissaire les fit ouvrir &, aprs s'tre informŽ de l'h™te en quelle chambre logeait un jeune gentilhomme, avec une jeune Damoiselle, & appris ce qu'il demandait, il y monta accompagnŽ d'un nombre de sergents. Il frappa ˆ la porte. Au commencement, l'on fit quelque difficultŽ de l'ouvrir car ils Žtaient couchŽs. Mais le Commissaire ayant menacŽ de l'enfoncer, on lui ouvrit. Elle Žtait dans le lit & lui ˆ demi habillŽ. Le Commissaire les ayant faits prisonniers de par le Roy, il commanda ˆ Doralice de s'habiller. On se saisit de leurs hardes & l'on les mne au Ch‰telet.

Le mari, le lendemain, rapporte l'information qu'il avait dŽjˆ faite & fait ou•r de nouveaux tŽmoins. Les coupables sont ou•s. Doralice Žtait grosse, on lui demande de qui car elle ne pouvait dire des Ïuvres de son mari, s'Žtant absentŽe de lui depuis huit mois, & n'Žtant grosse que depuis quatre. Elle ne sait que dire ˆ cette demande, ses rŽponses sont variables. Tant™t elle dit une chose, & puis une autre &, pour conclusion, que c'est d'un valet de son mari, qu'elle nomme. Ce valet est interrogŽ mais l'on dŽcouvre en peu de temps son innocence. Elle, nŽanmoins, n'accuse jamais Lizaran. Cependant, elle & son frre, aprs tant d'indices & de preuves, sont condamnŽs ˆ perdre la tte. Mais auparavant que prononcer la sentence, les juges attendent qu'elle soit dŽlivrŽe de son enfantement, qui fut d'une fille. Leur jugement leur est puis aprs signifiŽ.

Ils en appellent ˆ la Cour. Plusieurs poursuivirent leur dŽlivrance car ils ne manquaient pas ni d'amis ni de moyens. Le pre, mme, prit leur fait & cause & informa du mauvais traitement que son gendre avait fait ˆ sa fille, & comme cela avait donnŽ sujet ˆ son frre, pour la compassion qu'il en avait eue, de la lui ™ter & de l'emmener. Lui, au contraire, produit ses informations & fait voir au SŽnat leur inceste & leur adultre plus clair que le jour. Enfin, cette vŽnŽrable assemblŽe des gens les plus savants & les plus justes du monde, ayant examinŽ & pesŽ cette cause au poids de l'ŽquitŽ, confirme par son Arrt la sentence du Ch‰telet.

 Le MisŽrable pre, ayant appris la teneur de ce juste Arrt, se va jeter aux pieds du prince pour obtenir leur rŽmission. Les larmes qu'il rŽpandait aux pieds de Henry le Grand, les soupirs & les regrets qui sortaient de la bouche de ce gentilhomme tout chenu de vieillesse, touchrent vivement le cÏur de cet invincible Monarque qui n'Žtait que trop sensible ˆ la pitiŽ. Mon pre (lui dit-il) levez vous, & me dites le sujet de votre deuil, & j'y remŽdierai si je puis. HŽlas, Sire, (rŽpond cet infortunŽ) je vous demande la vie de mes enfant, qui sont prts d'tre exŽcutŽs s'ils ne sont secourus de votre misŽricorde.

S'il y a (repart le Roy) quelque apparence qu'ils doivent vivre, je leur donne la vie. Et comme il se voulait informer plus avant du sujet de leur condamnation, un seigneur qui l'accompagnait lui apprit en peu de mots ce qu'il en savait. Mon pre (dit alors le Roy) je ne saurais devant Dieu pardonner ce crime. Il est trop grand. Il faudrait qu'un jour jÕen rendisse compte ˆ celui qui m'a constituŽ souverain juge de son peuple.

Le pauvre pre, apercevant qu'il fallait que la justice fžt exercŽe sur sa misŽrable gŽniture, n'eut autre recours qu'aux pleurs & aux cris.

Cependant, l'arrt est prononcŽ aux coupables. On leur donne temps de se confesser. Courage mon frre (dit alors Doralice) puisqu'il faut mourir, mourons patiemment. Il est temps que nous soyons punis de ce que nous mŽritons. Ne craignons plus de confesser notre pŽchŽ devant les hommes. Aussi bien, faut-il que nous en rendions bient™t compte ˆ Dieu. Sa misŽricorde est grande (mon cher frre), il nous pardonnera, pourvu que nous ayons une vraie contrition de nos fautes. HŽlas, Messieurs, (dit-elle puis aprs aux Juges) je confesse que je mŽrite justement la mort, mais je vous supplie de me la donner la plus cruelle qui se puisse imaginer, pourvu que vous donniez la vie ˆ ce pauvre gentilhomme. C'est moi qui suis cause de tout le mal. JÕen dois recevoir toute seule la punition, & puis sa grande jeunesse vous doit toucher ˆ compassion. Il est capable de servir un jour son Prince en quelque bonne occasion.

Elle tenait ces discours aux Juges afin de les Žmouvoir ˆ pitiŽ pour son frre. Mais c'Žtaient paroles perdues. La sentence Žtait dŽjˆ prononcŽe & eux, livrŽs entre les mains de l'exŽcuteur de la haute justice. Ce fut en la place de Greve o l'exŽcution se fit. Jamais on ne vit tant de peuple qui accourait ˆ ce spectacle. La place en Žtait si remplie qu'on s'y Žtouffait. Les fentres & les couvertures des maisons en Žtaient toutes occupŽes. Le premier qui parut sur cet inf‰me Thމtre fut Doralice, avec tant de courage & de rŽsolution que tout le monde admirait sa constance. Tous les assistants ne pouvaient dŽfendre ˆ leurs yeux de pleurer cette BeautŽ. Aussi Žtait-elle telle qu'on en trouverait bien peu au monde qui lui pussent tre comparables. L'on ežt dit quand elle monta sur l'Žchafaud qu'elle allait jouer une feinte TragŽdie & non pas une vŽritable : jamais elle ne changea de couleur. Aprs avoir jetŽ ses yeux d'un c™tŽ & d'autre, elle les Žleva au Ciel, & puis les mains jointes elle fit cette prire :

O Seigneur qui tes venu au monde pour le pŽcheur & non pour le juste, prenez pitiŽ de cette pauvre pŽcheresse, & faites que la mort inf‰me de son corps qu'elle reoit maintenant, soit l'honorable vie de son åme. Pardonnez encore (O Dieu de misŽricorde) ˆ mon pauvre frre qui implore votre merci. Nous avons pŽchŽ, Seigneur, nous avons pŽchŽ ; mais ressouvenez-vous que nous sommes les ouvrages de vos mains. Pardonnez notre iniquitŽ, non pas comme aimant le vice, mais comme aimant les humains en qui les vices sont attachŽs ds le ventre de leur mre.

Ayant achevŽ sa prire, elle se dŽgrafa elle mme sans vouloir permettre au Bourreau de la toucher. Ayant ™tŽ son rabat, elle se mit ˆ genoux, & l'ExŽcuteur lui banda les yeux &, comme elle recommandait son ‰me ˆ Dieu, il sŽpara d'un coup la tte d'un si beau corps, de qui la beautŽ Žtait obscurcie par son abominable passion. Quand cette exŽcution fut faite, un des valets du Bourreau tira le corps ˆ l'Žcart &, en le retirant, le dŽcouvrit ˆ demi & fit voir un bas de soie incarnat, ce qui f‰cha tellement le Bourreau qui ne se pouvait contenir lui mme de pleurer avec tous les assistants, qu'il poussa d'un coup de pied son valet, de sorte qu'il le fit choir de l'Žchafaud en bas. Aussi une telle BeautŽ, encore qu'elle ežt mŽritŽ la mort, ne devait pas tre si vilainement traitŽe, tant pour la maison dont elle Žtait issue, que pour l'heureuse fin qu'elle venait de tŽmoigner

Tout le peuple pleurait encore ˆ chaudes larmes quand on fit monter le frre sur le thމtre. Si la compassion avait Žmu l'assemblŽe pour le sujet de la sÏur, la pitiŽ qu'elle eut pour celui du frre ne la toucha pas moins. Il ne pouvait avoir que vingt ans & ˆ peine un petit coton, messager de jeunesse paraissait ˆ ses joues. Il Žtait le vivant portrait de sa sÏur, comme nous avons dŽjˆ dit, & par consŽquent douŽ d'excellente beautŽ. Quand il vit cette belle tte sŽparŽe d'une si belle gorge, il pensa rendre soudain l'esprit, sans attendre l'exŽcution du Bourreau : HŽlas! (ce dit-il) ma pauvre sÏur, que n'exerait-on toute la cruautŽ qu'on ežt su imaginer contre moi, pourvu qu'on vous ežt donnŽ la vie & qu'on se fžt contentŽ de vous enfermer dans un monastre. Il n'est tourment si rigoureux que je n'eusse souffert avec allŽgresse. Mon ‰me aurait quittŽ ce misŽrable corps avec ce contentement de ne voir point mourir celle ˆ qui jÕai causŽ la mort. L'on devait excuser sa fragilitŽ et tourner toute la coulpe sur moi, comme sur l'auteur du crime. O Dieu, ayez pitiŽ de son ‰me & de la mienne qui n'a son recours qu'ˆ votre misŽricorde. Il profŽrait ces paroles avec tant de zle que tout le peuple en ressentait une grande douleur. Aprs qu'on lui eut ™tŽ son pourpoint & fait les cheveux, il s'agenouilla. Le Bourreau lui voulut bander les yeux, mais il ne le voulut jamais. DŽcharge (dit-il) seulement ton coup. J'ai assez de courage pour le recevoir. Tu as dŽjˆ vu la constance de ma sÏur. Tu dois penser que je suis son frre & que, par consŽquent, la raison veut que j'aie encore plus de courage. Ayant fini ce discours il se mit ˆ dire, In manus tuas, tandis que l'exŽcuteur lui fit voler la tte. Leurs corps furent le jour mme emportŽs & mis dans une bire pour tre enterrŽs dans une Eglise de Paris, o ils reposent, avec ces mots

CY GISENT LE FRERE ET LA SOEUR.

PASSANT NE T'INFORME POINT DE LA CAUSE DE LEUR MORT,

PASSE ET PRIE DIEU POUR LEUR AME.

 C'est la fin tragique & lamentable de Lizaran & de Doralice que le Ciel avait pourvus de beautŽ & d'esprit autant que toute autre personne. Leurs exŽcrables amours avancrent la fin de leurs jeunes ans. Exemple mŽmorable qui doit faire trembler de peur les incestueux & les adultres. Dieu ne laisse rien impuni. Sa vengeance trouve toujours le coupable, s'il persŽvre en sa malice. Tels exemples sont si rares parmi les Pa•ens qu'ˆ peine en trouverait-on deux ou trois dans leurs fables, voire mme sans que l'Adultre y soit conjoint. Dieu veuille si bien dŽfendre son Peuple des aguets de Satan, que jamais un tel scandale n'arrive plus parmi nous.

 

Commentaire

Marguerite & Julien de Ravalet de Tourlaville, dŽcapitŽs 2/12/1603.

Rosset s'inspire du "canard" de 1604, Le Supplice dÕun frre et dÕune sÏur dŽcapitŽs en Grve pour adultre et inceste (Paris, du PrŽ, 1604, 12 p), dont je donne le texte en Appendice 1.

Greiner, 2016 : Sa vision Ð socialement orientŽe Ð de lÕaffaire Ravalet lÕamne par exemple ˆ se dŽmarquer du point de vue rigoriste de lÕauteur anonyme de lÕopuscule paru peu de temps aprs leur exŽcution... Naturellement il nÕest pas question pour lui de rŽhabiliter les deux jeunes gens... Mais il ne les condamne pas sans exalter aussi leur amour mutuel, leur beautŽ, leur jeunesse ainsi que leur courage devant la mort au moment de leur exŽcution. Ds lors Julien et Marguerite de Ravalet Ð dont on notera au passage quÕils sont les enfants dÕun riche seigneur normand, Jean de Ravalet, sieur de Tourlaville Ð nÕillustrent pas seulement une mise en garde contre le danger des affections, ils deviennent sous sa plume les deux emblmes tragiques de cette morale hŽro•que que la noblesse franaise cultivait pour elle-mme, parfois en pleine contradiction Ð les histoires de Rosset le dŽmontrent amplement Ð avec les injonctions de lÕƒglise chrŽtienne.

6. De la constante et dŽsespŽrŽe rŽsolution d'un gentilhomme & d'une damoiselle.

Quand je lis les Histoires des Pa•ens & que jÕy trouve des exemples d'amour, de constance & de fidŽlitŽ jusques au dernier soupir de la vie ; que jÕy vois les rŽsolutions que des personnes ont autrefois prises ˆ se donner la mort de leurs propres mains avant que la recevoir de celle de leurs ennemis, ou plut™t qu'tre menŽs en triomphe & qu'honorer leur victoire ; je ne puis que je ne loue leur courage puisqu'ils ne faisaient autre profession que de ne craindre point la mort & qu'ils Žtaient privŽs de la claire lumire du Soleil de Justice qui nous dŽfend le dŽsespoir, sur peine de faire perte de la plus chre partie que nous ayons.

Mais, lorsqu'il se trouve, parmi nous qui sommes ChrŽtiens, des hommes qui pratiquent la mme rŽsolution, je dis que ces personnes sont du tout ŽloignŽes de leur salut, & qu'au lieu d'tre louables, leur mŽmoire est pleine d'infamie, autant que les autres sont dignes de louange. L'Histoire que jÕŽcris maintenant, arrivŽe depuis trois ou quatre ans, traite d'une constance plus prodigieuse qu'imitable. La postŽritŽ la lira pour lui servir d'exemple ˆ bien vivre & ˆ n'irriter point la vengeance du Ciel qui permet quelquefois la peine du pŽchŽ & la perte des hommes, ainsi que je vous vais raconter.

 

Valeran Žtait un Gentilhomme de Picardie qui, durant nos troubles derniers avait acquis une grande rŽputation parmi ceux qui suivent le train des armes. La fortune l'avait favorisŽ en toutes ses entreprises. Son nom Žtait craint & redoutŽ de ses voisins. Sit™t qu'il se faisait quelque partie au pays, on l'invitait ˆ s'y trouver, soit en des rencontres ou des duels qui ne sont que trop ordinaires en France, encore que nos bons Rois, & particulirement Henry le Grand d'heureuse mŽmoire & la sage Reine RŽgente son Žpouse, aient fait publier des Edits rigoureux pour empcher ces funestes journŽes o l'on perd misŽrablement le corps & l'‰me. En ce qui concerne l'honneur des hommes, il avait toujours fait para”tre une franchise & un courage gŽnŽreux.

Les belles parties dont il Žtait accompli lui acquirent l'amitiŽ d'une jeune & belle Damoiselle que nous nommerons Amarille. Leur amour fut si violente que cette fille lui laissa cueillir le fruit qu'elle avait conservŽ chrement jusques ˆ l'heure. L'honneur qui doit tre en si grande recommandation aux Dames, & notamment ˆ celles qui sont de noble extraction, n'eut point d'Žgard en son endroit. Le respect qu'elle devait ˆ sa mre qui Žtait veuve, ni la crainte de ses parents, ne furent pas capables de l'empcher de se donner ˆ Valeran. Ce gentilhomme possesseur de cette BeautŽ, s'estimait heureux d'avoir fait une telle acquisition, & leurs affections Žtaient si bien liŽes qu'Amarille ne fit point difficultŽ d'aller faire sa demeure avec lui dans une mme maison, sans qu'il y ežt entr'eux autre promesse de mariage que l'union de leurs corps. Comme ils Žtaient enivrŽs en leurs amours & qu'ils ne s'Žloignent gure lÕun d'avec l'autre, & que mme ils avaient dŽjˆ une fille, il arrive que Valeran se trouve un jour en une assemblŽe de Gentilshommes.

Aronce y Žtait aussi. C'Žtait un Cavalier voisin de Valeran, fort renommŽ pour sa valeur & pour sa courtoisie. Je ne saurais dire particulirement l'origine de leur querelle. J'ai seulement appris que lui & Valeran se piqurent pour peu de chose. Ils en fussent venus aux mains si leurs amis communs ne les en eussent empchŽs. On les mit d'accord & on leur fit jurer amitiŽ. Aronce y procŽda fort franchement, mais non pas Valeran qui, croyant tre encore offensŽ, quelque accord qu'il y ežt, ne songea depuis qu'ˆ se venger & ˆ lui ™ter la vie. Jusques alors on l'avait eu en estime de gŽnŽreux. Jamais il n'avait fait para”tre aucun trait de cruautŽ, ni de manque de courage. Mais, en une heure, il perdit la rŽputation qu'il avait si longtemps conservŽe. Soit donc qu'il ne se souci‰t de l'honneur, ou qu'il redout‰t l'ŽpŽe de son ennemi, il se rŽsolut de le prendre ˆ son avantage & de le tuer par supercherie.

Pour parvenir ˆ son dessein, il Žpia tant ce gentilhomme qu'enfin il le rencontra ˆ la campagne, accompagnŽ seulement d'un petit laquais. Sit™t qu'Aronce le vit, lui qui ne se doutait nullement de sa trahison s'approcha & le salua. L'autre lui rendit son salut & comme ils cheminaient ensemble, Valeran lui del‰che un pistolet & lui en donne dans la tte.

L'infortunŽ gentilhomme tombe de cheval roide mort, & l'autre gagne au pied & se retire au ch‰teau de Moyencourt appartenant ˆ Monsieur le Comte de Sault. La nouvelle de cet assassinat fut incontinent Žpandue par tous les environs. Tous ceux qui avaient autrefois eu en estime ce gentilhomme, commencrent ˆ le bl‰mer de cruautŽ & de peu de courage. Aronce appartenait ˆ tant de gens d'honneur qu'on vit bient™t des prŽparatifs pour tirer raison de ce meurtre. Ils firent informer de l'excs & t‰chrent de l'attraper, mais il se tenait clos & couvert dans Moyencourt, place assez forte, o sa Ma”tresse Žtait venue, avec rŽsolution de le suivre & de l'assister en la vie & en la mort, comme fit Ipsycrate autrefois Mithridate son mari. Les parents du dŽfunt, voyant que la justice du pays n'Žtait pas capable de forcer ce contumace, s'acheminrent ˆ la Cour &, ˆ genoux, implorrent l'assistance de Henry. Ce grand Monarque, ennemi jurŽ de la supercherie, ayant appris l'acte indigne de Valeran, fit venir le grand PrŽv™t de son H™tel de France & lui commanda expressŽment de se saisir de la personne de ce perfide & de l'amener, pour tre procŽdŽ contre lui par les voies du droit.

Le grand PrŽv™t, obŽissant ˆ son Prince, fit partir sur le champ la Morliere, l'un de ses Lieutenants de Robe-courte, ˆ qui il bailla une douzaine d'Archers pour l'assister. La Morliere se transporte devant le Ch‰teau de Moyencourt &, aprs l'avoir sommŽ d'obŽir au commandement de sa MajestŽ qui Žtait que Valeran la vint trouver ˆ Paris, il n'eut pour toute rŽponse qu'un refus. Le Lieutenant du grand PrŽv™t, lui rŽitŽra le commandement, sur peine de dŽsobŽissance & d'tre atteint de crime de lse-majestŽ, & lui demanda s'il ne le connaissait pas. Je vous reconnais assez, rŽpond Valeran. Les casaques de vos Archers me tŽmoignent assez que vous tes un des officiers du Roy. Mais, pour tout cela, je ne suis point d'avis d'obŽir au commandement que vous me faites, que premirement je ne voie mon abolition signŽe & scellŽe du grand sceau, ou que Messieurs de CrŽquy & de Sault ne viennent eux mmes ici en personne pour me rendre entre leurs mains. C'est peine perdue de penser me tirer hors d'ici autrement. J'ai rŽsolu de ne faire autre chose.

La Morliere, voyant son opini‰tretŽ & qu'il lui Žtait impossible de prendre la place sans avoir un plus grand secours, s'achemine ˆ Noyon, ˆ PŽronne, & ˆ Amiens ; exhibe la commission du Roy & somme les garnisons qui sont en ces trois villes de lui prter main forte pour l'exŽcution du vouloir de sa MajestŽ. Les Capitaines, obŽissants au mandement, se disposent & se mettent en ordre pour aller donner l'assaut ˆ la place. Mais, s'ils l'assaillent bravement, ils sont repoussŽs courageusement. Valeran accompagnŽ d'Amarille sa Ma”tresse, tire sur eux & en blesse cinq ou six. Cette courageuse Damoiselle, armŽe de toutes armes, para”t comme une Amazone sur le bastion, tant™t avec une arquebuse, & tant™t avec une pique. Quand Valeran n'aurait point de cÏur, la brave rŽsolution de sa Ma”tresse serait capable de le rendre le plus courageux de la terre. Mourons (disait-elle) cher ami, plut™t que nous rendre ˆ la merci de ceux en qui tu ne trouveras jamais de pitiŽ. Si je craignais la mort, je m'en pourrais bien exempter puisque je ne suis nullement coupable de ce dont l'on t'accuse. Mais ma vie est si bien attachŽe avec la tienne qu'il m'est impossible de te survivre.

Valeran, ŽtonnŽ de son grand courage, s'efforait de la faire retirer de peur qu'il avait que quelque coup d'arquebuse ne l'envoy‰t en l'autre monde. Mon ‰me (disait-il) je vous conjure, par l'amour qui nous a jusques ici assemblŽs avec tant de concorde, d'Žpargner votre vie. Je suis assez capable de me dŽfendre de ceux qui nous attaquent, sans que vous y employez votre courage. Laissez-moi seul soutenir cet assaut &, si je meurs, ayez soin que mon corps ne tombe point entre les mains de nos ennemis. Octroyez-moi cette requte, pour dernire obligation de tant d'autres que je vous ai.

Que vous mouriez (rŽpond-elle) & que je vive, vous pensez une chose impossible. La Parque a filŽ dans un mme fuseau mon destin avec le v™tre. Mon sort & le v™tre ne sont qu'une mme chose. Si vous faites naufrage, croyez vous que je veuille demeurer au port ? Non, non, si vous tes forcŽ par vos adversaires, il faut que la mort nous ravisse tous deux ˆ mme instant & que nos ‰mes soient portŽes ensemble au lieu qui leur est destinŽ.

Cependant qu'ils se prŽparent ˆ mourir plut™t que de se rendre, la Morliere, sage & bien avisŽ, voit quÕil ne peut forcer la place par assaut sans perdre beaucoup de personnes, de sorte qu'il fait venir deux pŽtards de Noyon. Mais, avant qu'on les pose, il t‰che de rŽduire ce misŽrable ˆ composition & le fait derechef sommer. La peine qu'il y prend est toujours inutile. Valeran ne veut point s'y rŽsoudre.

Le PrŽv™t tente une autre voie. Il prie le CurŽ de Moyencourt, homme docte, & de bonne vie, de parler ˆ ce dŽsespŽrŽ & de t‰cher par ses saintes remontrances de le ranger au devoir. Le CurŽ s'approche des murailles & demande ˆ parlementer. Valeran para”t & le CurŽ lui remontre le peu de sujet qu'il avait de se perdre de la sorte, lui met devant les yeux la clŽmence du grand Monarque tant cŽlŽbrŽ dans nos Histoires modernes, lui apprend que les Roys avaient les mains longues, & que c'Žtait tenter l'impossible que de cuider faire rŽsistance ˆ la force d'un si grand Prince. Il l'avertit puis aprs de ne penser pas tant ˆ sauver son corps qu'il en oublie le salut de son ‰me. Que le dŽsespoir o il le voyait portŽ causerait la perte de l'un & de l'autre, qu'il Žtait son Pasteur &, par consŽquent, obligŽ, pour la dŽcharge de sa conscience, de lui tenir ce discours qu'il devait recevoir en bonne part & le croire, pour son bien, pour son honneur, & pour son salut.

Valeran aprs l'avoir ŽcoutŽ avec patience, rŽpondit en cette sorte : Je vous remercie, Monsieur le CurŽ, du soin que vous avez de la conservation de ma vie & de mon salut. Je prendrais en bonne part votre avis & le suivrais, si c'Žtait en un autre lieu qu'en celui-ci. Pour conclusion, mes ennemis n'auront jamais ce contentement de me voir porter ma tte sur un Žchafaud. Je sais qu'il n'y aura jamais de pardon pour moi, si bien que ma rŽsolution est de mourir ici. Dieu est pitoyable & misŽricordieux, par aventure, qu'il aura merci de mon ‰me. Je vous prie de vous retirer & de rapporter ˆ ceux qui vous ont ici envoyŽ, qu'ils fassent du pis qu'ils pourront, & que pour moi je n'en ferai autre chose. Le bon CurŽ voyant qu'il employait inutilement le temps envers ce misŽrable, le recommanda ˆ Dieu & s'en retourna.

Lorsque la Morliere eut appris par la bouche du CurŽ l'obstination de Valeran, il voulut encore essayer un autre moyen pour t‰cher ˆ divertir ce perdu de sa folle rŽsolution. Il avait lu dans les vies des hommes illustres de Plutarque, comme Coriolanus, indignŽ de l'affront qu'il avait reu de ses Citoyens, tenait la ville de Rome si Žtroitement assiŽgŽe qu'elle allait tre le pillage de ses ennemis. Le SŽnat, les Vestales, ni les Haruspices, n'avaient pu adoucir son fier courage. Au lieu d'Žteindre le feu de son courroux, ce n'Žtaient que des allumettes qui l'enflammaient davantage, lorsque sa mre sortant de la ville, & se prosternant devant son fils, amollit de les larmes ce cÏur de diamant. La Morliere crut que la mre d'Amarille Žmouvrait peut-tre le courage de ces dŽsespŽrŽs par ses larmes & par ses plaintes, Il l'envoya querir, afin qu'elle m”t peine de venir ˆ bout de ce, o tous les autres avaient failli.

Lorsque cette bonne Dame fut dedans le Ch‰teau, o le Lieutenant du PrŽv™t lui donna moyen d'entrer en faisant retirer les compagnies des soldats, elle se mit ˆ verser un torrent de larmes, en prŽsence de sa fille & de son mari, & puis profŽra les plus pitoyables paroles qu'on apprend de la douleur : Que pensez-vous faire misŽrables (disait-elle) ne voyez-vous pas que vous vous perdez malheureusement par votre obstination ? Le pŽtard est dŽjˆ tout prt, pour donner entrŽe ˆ ceux de qui il ne sera pas puis aprs temps d'implorer la misŽricorde. Ha! Valeran, ne vaut-il pas mieux que vous vous rendiez de bon grŽ entre les mains de ceux qui ont commission de vous mener au Roy, plut™t que d'attendre qu'on vous y tra”ne par force ? Vous ne manquez pas de bons amis qui obtiendront facilement votre gr‰ce, de la bontŽ d'un si doux Prince. Comme Valeran lui voulait rŽpondre, Amarille le devana & parla ˆ sa mre en ces termes: Je vous supplie (ma mre) de ne tenir jamais ce langage ˆ mon ami, car aussi bien vous ne faites que consumer inutilement le temps. Lui & moi sommes rŽsolus de vivre & de mourir ensemble. Je sais bien que s'il est pris, jamais il n'en rŽchappera. Il sera plus estimŽ s'il meurt honorablement que si une infamie perpŽtuelle lui allonge quelque peu la trame de ses jours. Je vous jure que si le soin d'allonger sa vie de quelques heures lui faisait changer de rŽsolution, je lui planterais tout prŽsentement cette ŽpŽe jusques aux gardes dans le corps. Ne le sollicitez donc plus ˆ faire un acte si l‰che & si poltron, autrement je l'occirai en votre prŽsence de mes propres mains, & aprs me tuerai moi-mme.

La misŽrable mre, oyant la dŽsespŽrŽe rŽsolution de sa fille, pensa mourir de deuil. Faut-il (poursuit-elle) que jÕaie produit une crŽature si dŽnaturŽe ! A la mienne volontŽ que la mort t'ežt ŽtouffŽe dans le berceau ! je n'aurais pas maintenant tant de sujet de regretter la perte de ton ‰me. Je vois que ton dŽsespoir te prŽcipite dans les enfers.

Vienne ce que pourra (rŽpond la fille) au moins je n'aurai jamais le regret de voir honteusement mourir celui que jÕaime plus que moi mme.

Tandis que la bonne Dame s'efforce par ses dolents regrets ˆ les dŽtourner de leur cruel dessein, Valeran lui proteste que le plus grand contentement qu'il peut recevoir en la mort, c'est de voir la vie de sa Ma”tresse conservŽe &, sur cela, il la conjure de sortir avec sa mre hors du ch‰teau avec leur petite fille & leur laquais. Mais Amarille n'y veut point entendre & se plaint du peu d'estime que Valeran fait de son amitiŽ.

Retournez vous-en s'il vous plait (ma mre). Je veux mourir (dit-elle) avec mon cher ami. Vos pleurs, & vos plaintes sont vaines.

La dolente mre, n'ayant rien pu gagner sur leur obstination, fut contrainte avec larmes & gŽmissements de sortir du ch‰teau, sans rapporter autre chose que le regret d'avoir mis au monde une fille si peu soigneuse de sa vie & de son salut. Sit™t que le Lieutenant du PrŽv™t eut appris que tous ces dŽlais ne servaient qu'ˆ retarder l'effet de sa commission, il voulut pour la dernire fois parler ˆ Valeran afin de savoir encore son intention.

Ce gentilhomme parut au donjon du ch‰teau, & alors la Morliere lui tint ce langage: j'ai t‰chŽ par divers moyens de vous induire de vouloir obŽir au commandement de sa MajestŽ. Mon pouvoir ne s'Žtend point qu'ˆ vous mener devant elle. Vous n'ignorez pas la clŽmence de notre Prince, louŽe par les ennemis mme. Croyez-vous qu'il vous refuse de vous pardonner, pourvu que vous imploriez sa merci ? Rendez-moi raison tout prŽsentement de ce que vous avez dŽsir de faire. J'ai dŽlayŽ jusques ici de vous forcer pensant ˆ votre conservation. Je ne puis plus diffŽrer. Je m'en vais faire jouer le pŽtard, si vous n'tes plus soigneux de votre salut.

Quand il eut achevŽ ce discours, Valeran lui rŽpondit en cette sorte : Je vous ai dŽjˆ dŽclarŽ si souvent ce qui est de mon intention que vous n'en devez plus douter. Je vous dis encore que mes ennemis n'auront jamais le plaisir de triompher de mon corps, ni mes amis le regret & la honte de me voir entre les mains d'un bourreau. C'est ma dernire rŽsolution. NŽanmoins, je vous remercie de la peine que vous dites avoir prise pour mon salut. C'est une obligation que je vous ai. Je vous prie de m'en faire une autre, c'est de vouloir recevoir une misŽrable fille & un petit laquais qui seront bient™t privŽs, lÕune de pre & de mre, & l'autre de ma”tre & de ma”tresse. Ne dŽniez pas cette faveur ˆ un infortunŽ gentilhomme, qui vous en supplie ; autrement, vous auriez ci-aprs regret peut-tre de ne l'avoir pas fait. La Morliere lui ayant accordŽ sa requte, il les dŽvala l'un aprs l'autre avec une corde, liŽs par le milieu du corps. Cependant qu'il Žtait empchŽ ˆ cette pitoyable action, Amarille ramassait de tous c™tŽs des matires combustibles dans la salle du Donjon dont elle faisait un bžcher. Lorsqu'elle l'eut prŽparŽ, elle se mit ˆ profŽrer si hautement ces mots, qu'on l'entendait d'en-bas: Il sera tant™t temps que nous nous disposions ˆ mourir, puisqu'aussi bien on nous veut interdire de vivre plus longuement. L'Amour qui nous liait d'une Žtreinte si ferme, ne pourra point tre dŽsunie par la mort.

Je vous prie (poursuit-elle en mettant la tte ˆ la fentre) de prier Dieu pour nous. A Dieu, ma chre mre, je vous recommande ma fille. Le Ciel lui veuille tre plus favorable qu'ˆ celle qui l'a engendrŽe. Ainsi qu'elle achevait ce propos, le pŽtard joua avec tant de violence qu'il mit la porte par terre &, ˆ mme instant, cette courageuse Amazone mit le feu au bžcher qui environnait elle & son ami. Comme les soldats entraient, ils virent ce pitoyable spectacle : un grand feu allumŽ en demi rond, & deux Amants dedans tous prts ˆ l‰cher chacun sur sa tte un pistolet qu'ils tenaient ˆ la main.

Sit™t qu'ils virent qu'on Žtait entrŽ dedans, ils les dŽbandrent. Les coups leur percrent la tte de part en part. Leurs corps tombrent roide morts & furent bient™t consumŽs par le feu, & leurs ‰mes s'en allrent pour bržler dans les flammes Žternelles, si Dieu n'en a eu pitiŽ par son extrme misŽricorde.

Voilˆ la fin dŽplorable de ces dŽsespŽrŽs qui, au temps du Paganisme, eussent ŽtŽ renommŽs pour leur grande constance. Mais particulirement ežt-on cŽlŽbrŽ la mŽmoire d'Amarille.

 Exemple rare s'il en fut jamais, & d'autant plus remarquable que l'infidŽlitŽ rgne au sicle o nous sommes parmi le sexe fŽminin. Les Dames y font profession de l'inconstance, & ˆ peine en trouverait-on une semblable en tout le monde. Ce bel esprit qui l'a comparŽe dans les Žcrits qu'il en a faits ˆ ClŽop‰tre & ˆ la femme de Paetus, l'a fait avec un grand & solide jugement. Cette Reine d'Egypte (dit ce grand honneur des lettres), voyant son soleil proche de son Eclipse & craignant l'obscurcir davantage en le survivant, montra par sa mort constante & gŽnŽreuse qu'en tout brave cÏur, l'amour est indissoluble & que la dissolution du corps n'est qu'une plus forte Žtreinte pour en cimenter la continuation. Quant ˆ Paetus, il avait conspirŽ contre l'Empereur Claude &, sachant qu'il ne pouvait Žviter de mourir, il rŽsolut de prŽvenir son supplice par une douce & prompte mort. Mais, comme l'homme n'a rien de si cher que la vie, ce coupable ne se pouvait rŽsoudre ˆ l'effet de son dessein lorsque sa femme, nommŽe Arria, prenant un poignard, le plongea dans son estomac & puis, en le retirant, elle profŽra ces gŽnŽreuses paroles en tendant le glaive ˆ son mari : Tiens, (dit-elle) Paetus, je meure, il ne me fait point de mal. Le seul regret que je puis avoir est de te voir forcŽ d'en faire autant. A ce sanglant & pitoyable spectacle Paetus, comme frappŽ d'un coup de foudre, se rŽveille & voyant sa femme ˆ ses pieds, qui Žtait aux peines de la mort, bannit la crainte de son ‰me &, prenant le poignard tout rouge de sang de celle qu'il ežt volontiers ranimŽe du sien propre, s'en donne dans le sein & tombe sur le corps de sa magnanime compagne qui lui avait tracŽ l'exemple d'achever honorablement ses jours. Autant en fit Amarille. Elle prit la premire le pistolet ˆ la main &, par ses courageuses paroles & par son exemple, elle anima Valeran qui ne se pouvait rŽsoudre ˆ cette cruelle exŽcution. Etranges effets de l'amour ! Ils voulurent pratiquer ce que dit un ancien, qu'en matire de mutuelle affection, il vaut mieux mourir avec ce que l'on aime, qu'en survivant ce qu'on a chŽri avec tant de passion, s'en voir disjoindre & sŽparer par la mort. Dieu veuille avoir plus de pitiŽ de leur ‰me qu'eux mmes n'eurent de leur propre corps.

 

Commentaire

Canard : Histoire tragique de la constance dÕune dame envers son serviteur, lesquels se sont tuez de chacun un pistolet pour ne survivre lÕun aprs lÕautre, Avec permission, Paris, Franois Huby, s. d. [1608], 13 p.

Greiner, 2016 : Les deux amants opposent [...] une ‰pre rŽsistance, puis se rŽsignent au suicide dÕun commun accord. LÕauteur condamne, certes, leurs excs, mais cette mme dŽmesure qui les conduit ˆ entrer en conflit avec la morale ou la loi contribue aussi ˆ leur grandeur hŽro•que. Ainsi ValŽran assassine Aronce et se rŽvolte contre la justice royale ; mais son irascibilitŽ forme comme lÕaiguillon de son Ç courage gŽnŽreux È ; Amarille montre ˆ son compagnon un dŽvouement extraordinaire qui amne Rosset ˆ la comparer avec plusieurs hŽro•nes antiques de la fidŽlitŽ conjugale... LÕexaltation amoureuse et hŽro•que de lÕaventure criminelle estompe quelque peu la ligne morale de lÕhistoire de Rosset : elle suscite la sympathie et lÕempathie du lecteur et lÕentra”ne ˆ reconsidŽrer, ou du moins ˆ nuancer, le jugement portŽ sur eux par la Justice du roi : les deux amants maudits ne sont plus des coupables, mais les victimes de leur passion et les martyrs dÕun sort injuste ; non plus des criminels, mais les hŽros dÕune histoire sentimentale ˆ issue malheureuse.

7. De la cruautŽ d'un frre exercŽe contre une sienne sÏur, pour une folle passion d'amour.

QUEL encre noirci d'infamie pourra bien tracer ˆ la postŽritŽ l'Histoire que je vais dŽcrire ? En quel sicle maudit & dŽtestable avons-nous pris naissance, qu'il faille que nous y voyons arriver des choses dont le seul rŽcit fait dresser les cheveux de ceux qui les entendent ? Mais faut-il encore que tant d'exemples barbares & dŽnaturŽs paraissent parmi la nation la plus courtoise, & la plus humaine du monde ? O Ciel !, ˆ quoi nous rŽservez-vous ? Ces accidents exŽcrables & inou•s sont les avant-coureurs de votre ire si, par un saint amendement, nous ne la prŽvenons.

Voici une cruautŽ non moins Žtrange que vŽritable. J'en parle comme tŽmoin oculaire. Elle mŽrite d'tre Žcrite en lettres de sang en cette sorte.

 

La France jouissait du paisible repos que le grand Henry lui avait acquis par ses travaux plus mŽmorables que ceux d'Hercule. L'on n'avait plus de crainte de voir tant de pitoyables spectacles que la fureur de nos guerres Civiles produisait tous les jours. Le Pre ne recherchait plus la mort de son fils par un zle inconsidŽrŽ de religion, ni le fils n'attentait plus sur la vie de son Pre. Le frre & la sÏur, ni les plus proches parents & amis, n'avaient plus de dŽfiance les uns des autres pour ce mme sujet. Chacun se reposait sous les palmes & les lauriers de ce grand Monarque, lorsqu'ˆ Paris il y avait un personnage vŽnŽrable pour son mŽrite & pour sa qualitŽ, que nous nommerons Ariste. Il avait deux enfants procrŽŽs de lŽgitime mariage. Un fils & une fille. J'appelle le fils Iracond, & la fille Isabelle, noms empruntŽs parce que je ne veux point diffamer leur famille pour les considŽrations que jÕai allŽguŽes au commencement de cet ouvrage.

Isabelle, aussi chaste & aussi belle que celle que le Divin Arioste a tant vantŽe dans ses Žcrits, fut recherchŽe en mariage pour ses perfections par plusieurs personnes de qualitŽ. Sa beautŽ & la bonne gr‰ce qui Žtaient capables de ravir la libertŽ des cÏurs les plus farouches & plus insensibles, acquŽraient ˆ l'amour ce que les forces de ses armes n'avait pas le pouvoir de surmonter, & ses rares vertus servaient de patron ˆ celles qui portent l'honneur sur le front & qui n'ont que la crainte de Dieu devant les yeux. Bienheureux pre d'avoir produit une telle fille, si la fŽlicitŽ des hommes Žtait durable. Comme plusieurs t‰chent par leur mŽrite & par leur persŽvŽrance d'acquŽrir ses bonnes gr‰ces, un seul emporte enfin le prix. Ce joyau prŽcieux lui est destinŽ du Ciel. Il portait le titre de Chevalier & le nom que nous lui donnons est Eranthe. Ce couple, liŽ de la sainte cha”ne de mariage, jouissait d'un contentement indicible & d'une concorde souhaitable de tous ceux qui se rangent sous les lois d'HymŽnŽe, pendant qu'Iracond frre d'Isabelle Žtudiait en une des cŽlbres UniversitŽs du Royaume.

Il y faisait un tel profit que son pre Žtait du tout satisfait de ce qu'on lui en rapportait. Ceux qui avaient la charge de l'instruire avaient une si bonne opinion de lui qu'ils s'assuraient qu'un jour il serait un des ornements de sa Patrie. Jamais, durant sa jeunesse, on ne remarqua en lui aucun trait de folie. Il Žtait sage, prudent & discret en toutes ses actions. Mais le naturel de l'homme est un ProtŽe, il change de forme ˆ toute heure & se rend si divers en ses inclinations qu'ˆ peine le peut-on reconna”tre du jour au lendemain. Iracond, revenu des Žtudes avec ses licences, se fit recevoir Avocat en ce renommŽ SŽnat o le droit est Žgalement rendu ˆ chacun. Son pre voulait qu'il pass‰t quelques annŽes au barreau pour se rendre un jour digne de son office qu'il lui voulait rŽsigner, ou bien de quelque autre encore plus honorable. Il s'y rendait assez assidu au commencement, & contentait le dŽsir de son pre qui remerciait le Ciel de lui avoir donnŽ deux enfants si bien nŽs. Cependant il visitait souvent sa sÏur en son mŽnage, o il recevait toutes sortes de courtoisies.

Tout le monde sait la libertŽ que les Dames de Paris ont de se voir les unes les autres, & comme les voisines principalement ont cette coutume de s'assembler les jours de fte au logis de quelqu'une d'entre-elles pour y passer le temps, soit ou ˆ deviser, soit ˆ d'honntes exercices, soit pour aller ˆ la promenade. Isabelle, pour tre une des plus apparentes du quartier en toutes sortes de qualitŽs, ne manquait jamais de compagnes chez elle, les jours de repos. Sa maison Žtait une petite AcadŽmie des rares BeautŽs qui la frŽquentaient. Entre celles en qui le Ciel avait rŽpandu les richesses particulires & qui approchaient de bien prs les perfections d'Isabelle, Elinde Žtait la premire. Ces deux Dames Žtaient liŽes d'une si ferme Žtreinte d'amitiŽ qu'on les trouvait presque toujours ensemble, lorsque le loisir le leur permettait. Leur humeur conforme rendait leurs dŽsirs Žgaux & ne souffrait pas qu'elles se perdissent gure de vue.

Elinde Žtait mariŽe avec un riche & honorable bourgeois de Paris, avec lequel elle vivait avec tant d'amour & de contentement que ce que l'un voulait Žtait la volontŽ de l'autre. Il advint un Dimanche, comme une troupe de belles Dames Žtait assemblŽe au logis d'Isabelle, & entre autres Elinde, qu'Iracond y arrive. La courtoisie naturelle ˆ la nation Franoise & le mŽrite de sa sÏur, fit que chacune le reut avec toute sorte d'honneur & de respect, & qu'on lui donna sŽance en cette compagnie, entre Elinde & une autre Damoiselle. Mais il n'eut pas plut™t jetŽ les regards sur Elinde que l'amour qui Žtait en embžche n'entr‰t par ses yeux & ne per‰t son cÏur de part en part. Cette nouvelle blessure le rend aussit™t si Žpris de la beautŽ de cette Dame qu'il ne sait quelle contenance tenir. Il veut parler pour remercier la troupe de l'honneur qu'il en reoit, mais sa langue se trouve attachŽe ˆ son palais. Ses yeux font seulement leur office & se tournent nŽanmoins incessamment vers le beau visage d'Elinde, comme l'aiguille vers l'Žtoile du Nord. MisŽrable ! dŽtourne ta vue de ce Soleil qui t'Žblouis. Elle est trop faible pour le supporter. Nouveau Icare, tu tentes une chose impossible. Le succs ne peut tre autre que ta mort. Cette honnte Dame est possŽdŽe par un autre. Tes dŽsirs sont frivoles & la peine que tu prendras aprs cette recherche ne ne peut tre qu'inutile.

Iracond, se trouvant follement passionnŽ de cette amour, accompagne, lorsqu'il est temps de se retirer, cette Dame jusques ˆ la porte de son logis. Il voudrait lui faire entendre le mal qu'il endure ; mais quand, d'un c™tŽ, l'Amour le pousse ; le respect & la crainte le retient. Toutefois, ce n'est pas en telle sorte qu'Elinde ne s'aperoive bien de son Žmotion. Elle n'en fait pas pourtant semblant. L'amitiŽ qu'elle porte ˆ sa sÏur la convie de faire les doux yeux ˆ Iracond partout o ils se rencontrent. C'est ce qui l'enflamme davantage & qui le rend si hors de lui mme qu'il mourrait d'angoisse, si l'espoir de la jouissance ne le consolait. Que de soupirs, & que de plaintes sortent de la bouche de ce misŽrable ! Souvent, la difficultŽ qu'il voit de pouvoir parvenir ˆ ce qu'il souhaite, se reprŽsentant ˆ ses yeux, il veut quitter cette folle poursuite ; mais sa passion dŽmesurŽe ne le permettant pas, il se laisse emporter au courant de cette mer pleine d'orages & d'Žcueils. La raison qui t‰che de lui servir de pilote est bannie de son vaisseau & son dŽsir tŽmŽraire le guide. Enfin, aprs avoir beaucoup souffert sans oser dŽclarer sa passion, il se rŽsolut de trouver son adversaire, comme fit TŽlphe, pour lui guŽrir sa plaie, plut™t que de mourir en la celant.

C'Žtait au mois de Mai, que les belles campagnes sont parŽes d'une robe verte, que les fleurs rendent leurs odeurs de toutes parts, & que les oiselets peints de divers plumages volettent de branche en branche & font un agrŽable concert. Isabelle, ayant fait une partie avec ses compagnes, fut se promener avec elles hors la ville, en un jardin dŽlicieux. Son frre qui savait leur dessein ne manqua pas de les accompagner. L'occasion s'offrant en ce Paradis qui fut l'entrŽe de son enfer, de dŽclarer sa passion ˆ Elinde, il le fit en ces termes : Si vous tournez seulement les yeux (belle Elinde) sur vos perfections, je sais bien que vous m'accuserez de tŽmŽritŽ & que vous me jugerez coupable de ch‰timent plut™t que de rŽcompense, d'avoir portŽ mon dŽsir si haut. Mais aussi, si vous considŽrez la force de l'amour qui ne trouve rien d'invincible, je ne fais point de doute que votre bon naturel ne se reprŽsente par mme voie ma cruelle langueur & qu'elle n'en ait compassion. Elle est telle que si la pitiŽ n'y trouve point de place, la mort m'est inŽvitable. Si cela arrive, vous ferez perte de la plus fidle conqute que vous puissiez jamais faire. Je vous conjure par vos beaux yeux, douces lumires de ma vie, de conserver ce que vous avez conquis, plut™t que de le dŽtruire. Plžt aux Dieux que je pusse vous faire aussi bien para”tre ma douleur comme je la ressens. Je pense que votre cÏur n'est pas si insensible que vous n'en fussiez aucunement touchŽe. Il est impossible qu'une telle beautŽ cache tant de rigueur.

Il profŽrait ces paroles avec tant d'ardeur qu'ˆ tous coups ses sanglots & ses soupirs l'interrompaient. Si Elinde ežt ŽtŽ autre qu'elle n'Žtait, ou plut™t si elle ežt ŽtŽ libre, par aventure, en ežt-elle eu pitiŽ. Iracond Žtait jeune & agrŽable, fils unique d'une bonne maison, & accompli en beaucoup de rares parties. Mais quoi ! Elinde qui aimait Žgalement, & son honneur, & son mari, ne pouvait tre touchŽe d'autre affection. Aussi, le dŽdain qu'elle eut de la tŽmŽritŽ de ce jeune homme la mit en telle colre que, sans le respect qu'elle portait ˆ sa sÏur, elle lui ežt fait sur le champ un affront. O que si elle ežt usŽ de cette rigueur, l'aventure funeste & exŽcrable que nous dŽcrivons ne serait pas arrivŽe !

Mais la premire considŽration eut tant de force en son ‰me que, dissimulant son courroux, elle rŽpondit ˆ cet amoureux en ces termes. Je ne sais (Monsieur) pour qui vous me prenez. Vous croyez peut tre que je suis de ces folles qui, foulant aux pieds la crainte de Dieu & leur propre honneur, se laissent prendre aux charmes d'une passion dŽsordonnŽe. Je vous prie d'™ter cette croyance de votre cerveau & vous assurer que sans l'excuse que votre jeunesse me donne & l'amitiŽ que j'ai vouŽe ˆ votre sÏur, je ch‰tierais votre tŽmŽritŽ en telle sorte que la mŽmoire en serait de longue durŽe. DŽsistez-vous donc de me tenir ce langage, & adressez vos yeux ˆ une autre qui, sans la t‰che de son honneur, vous peut rendre plus satisfait que je ne fais pas. Autrement, il me serait impossible de supporter votre folie, sans la faire savoir ˆ tel qui s'en ressentirait ˆ vos dŽpens.

Iracond, oyant cette rŽponse, pensa mourir de dŽplaisir. Il en reut une telle douleur qu'il fut longtemps comme immobile, de mme qu'un qui est touchŽ du foudre. Ayant repris ses sentiments, il se retira ˆ un coin du verger, lˆ o il versa un torrent de larmes & profŽra mille pitoyables paroles. O cruel amour, (disait-il) que d'amertume pour un peu de douceur ! Que d'Žpines pour un bouton de rose ! HŽlas, qui ežt jamais cru que sous un si beau visage se cach‰t tant de cruautŽ ? Il ežt continuŽ ses plaintes si la crainte d'tre dŽcouvert ne l'ežt empchŽ. Aprs qu'il eut exhalŽ par ses yeux & par sa bouche un peu de l'ardeur de son ‰me, il se contient le mieux qu'il peut &, dissimulant son angoisse, il s'approche de ces belles Dames qui s'Žtaient assises sur l'herbe fra”che o elles s'entretenaient d'honntes & de plaisants discours.

Il se mit parmi elles, tout triste nŽanmoins, & revenant toujours ˆ sa folle passion sans qu'il la pžt ™ter de sa fantaisie. Souvent, il jetait ses regards sur Elinde qui ne daignait pas de jeter sur lui une Ïillade seulement. Aussi, depuis, ne lui donna-elle pas tant de privautŽ comme elle avait accoutumŽ de faire. Elle lui ™tait tout sujet de l'accoster & de parler ˆ elle. Ces rigueurs, au lieu de le rendre sage, le rendirent plus follement transportŽ. Quelquefois, il se flattait en son mal & croyait que ces cruautŽs Žtaient feintes, & qu'elle en usait pour faire Žpreuve de son amour & de sa persŽvŽrance. Toutefois, comme son ardeur croissait & qu'il t‰chait d'amollir Elinde, l'espoir lui en fut du tout ™tŽ par la privation qu'elle lui fit de sa prŽsence. Elle, ne pouvant plus supporter ces folies, se rŽsolut de ne hanter plus la maison d'Isabelle. Ce fut alors qu'Iracond devint entirement forcenŽ. Il invoquait la mort tous les jours & devenait d'heure ˆ autre si possŽdŽ de rage qu'il en Žtait au dŽsespoir.

Sa sÏur qui s'Žtonnait de ce qu'Elinde ne la venait plus voir comme elle avait accoutumŽ de faire, voulut en savoir la cause. Elle l'alla trouver chez elle & lui tint ce langage : Je crois (ma chre amie) qu'on vous a fait quelque mauvais rapport de moi qui vous Žtrange de ma compagnie. Je vous prie de croire que je suis toujours telle en votre endroit que j'Žtais lorsque nos cÏurs, liŽs d'une cha”ne d'amitiŽ, ne permettaient pas d'tre si longtemps sans nous voir. Elinde en souriant lui rŽpondit en ces termes: Je n'ai jamais doutŽ de votre affection (ma douce vie). Vous m'avez trop tŽmoignŽ votre amitiŽ. Si je ne vous vois si souvent que je dŽsire, votre frre en est le sujet. Il ne cesse de m'importuner de mon honneur. Votre respect m'a fait user de plus de discrŽtion que je n'eusse pas fait envers un autre. Il faut que vous trouviez moyen, ou de le guŽrir de sa folie, ou de lui interdire de ne m'importuner plus, si vous voulez que nous continuons nos honntes privautŽs.

Isabelle qui, jusques ˆ l'heure, avait ignorŽ cette amour n'en fit que rire & pria Elinde d'excuser sa jeunesse, lui promettant d'y apporter le remde salutaire. Mais & cruel malheur ! au lieu d'Žteindre son feu, il allumera sa rage ˆ l'encontre d'elle mme.

Tandis qu'elle prend cette rŽsolution, Iracond pleure & lamente son cruel dŽsastre qui le rend amoureux d'un cÏur de rocher qu'il ne peut amollir par ses pleurs, ni par sa persŽvŽrance. Son fol dŽsir lui fait rechercher tous les jours quelque nouvelle invention pour voir sa ma”tresse & pour lui faire entendre sa passion. Elle ne sort jamais de son logis qu'il ne la guette pour la saluer & pour parler ˆ elle. Il se met ˆ genoux ˆ l'Eglise devant cette sainte o il adresse ses vÏux & non ˆ Dieu. Mais, voyant qu'elle devient de jour en jour plus rigoureuse, il prend une autre voie. Il s'imagine que sa sÏur lui fera un bon office en ses amours tant il est hors de jugement. Avec cette croyance, il va chez elle &, l'ayant tirŽe ˆ part, il lui dit ces paroles : Ma chre sÏur, il n'y a que les marbres, & les pierres dures qui se puissent empcher d'aimer. Je pense que vous avez autrefois ŽprouvŽ la force de l'amour si vous n'tes un roc insensible. Pour moi qui suis homme &, par mme moyen, sujet aux lois de ce petit Dieu qui force les Dieux mmes ˆ reconna”tre son pouvoir, il faut que je vous confesse que je suis tellement embrasŽ des perfections d'Elinde, qu'il m'est impossible de vivre plus longtemps si elle n'a compassion de mon mal. Je vous supplie, par le soin que vous devez avoir de la conservation d'une personne qui vous est si proche, de vouloir adoucir ses rigueurs & flŽchir ses cruautŽs. Je sais que vous avez tant de pouvoir sur elle que ma mort & ma vie sont entre vos mains. Ayez donc pitiŽ de votre frre qui vous sera obligŽ de sa vie, de laquelle vous pourrez disposer comme la tenant de vous.

Isabelle, aise que son frre l'ežt relevŽe de la peine qu'elle voulait prendre ˆ lui parler de cette folle amour, & rencontrant cette occasion si ˆ propos, lui fit cette rŽponse : Je suis fort ŽtonnŽe (mon frre) de deux choses. De la vaine poursuite que vous faites en recherchant le dŽshonneur d'une Dame, qui aime si chrement son mari qu'elle aimerait mieux souffrir mille morts que d'avoir consenti ˆ d'autre amour. Et de votre impudence qui passe tellement les bornes de la modestie qu'elle veut m'employer en une action si dŽshonnte que d'tre la courtire de vos folles amours. O avez-vous les yeux ? Je pense que vous tes aveuglŽ & privŽ de votre bon sens. ConsidŽrez, je vous prie, les vertus & les rares qualitŽs de celle ˆ qui vous adressez tŽmŽrairement vos dŽsirs & ce que je suis, & vous avouerez aussit™t la vŽritŽ de mon dire. Eteignez cette folle passion, & ne me parlez jamais plus de ces choses. Autrement, je serais contrainte d'informer mon Pre de vos folies. Il pourrait vous ch‰tier comme vous mŽritez. Et puis pensez-vous qu'Elinde, si vous continuez davantage ˆ la recherche de son dŽshonneur, ne perde enfin sa patience & que, sans considŽration de l'amitiŽ qu'elle me porte, elle n'en avertisse son mari ? Il est homme pour vous faire un affront, s'il en a une fois la connaissance.

Iracond tout confus de ces sages & honntes raisons de sa sÏur, ne sut que repartir. La rage qu'il avait de voir qu'elle ne lui voulait point servir de truchement, le fit retirer sans lui rŽpliquer un seul mot. Il va au logis de son Pre & lˆ, se retirant dans sa chambre, il recommence ses plaintes & ses regrets accoutumŽs & cent fois il se veut lui-mme priver de vie. Etrange passion d'amour dŽsordonnŽe qui n'a pour but qu'un fol plaisir, qu'elle cause de malheurs ! Pour elle le fils ne fait point de conscience d'™ter la vie ˆ celui qui la lui a donnŽe, & une fille ruine sa citŽ & meurtrit son propre pre. Le frre coupe la gorge ˆ sa propre sÏur, & une sÏur met en pices le corps de son frre. Les histoires sacrŽes & profanes sont toutes remplies de tels exemples. Iracond accuse sa sÏur de peu d'amitiŽ, sans qu'il aie Žgard ˆ l'honneur dont elle fait profession. Il demeura quelques jours sans aller ˆ son logis, ni sans rechercher comme il avait de coutume la vue d'Isabelle qui ne se souciait gure de lui donner allŽgeance mais qui Žtait toutefois bien marrie de sa folie.

Aprs que cet amoureux enragŽ eut dŽsistŽ de visiter pour quelque temps sa sÏur, son dŽsir l'incita d'y retourner, lˆ o il se plaignait ˆ toute heure ˆ elle du peu de soin qu'elle avait de sa vie & ne cessait d'importuner Elinde, soit en l'accompagnant outre son grŽ ˆ l'Eglise, soit en lui jetant quelque poulet dans son manchon. Cette honnte Dame, voyant qu'il n'amendait point, se rŽsolut entirement de ne frŽquenter plus Isabelle afin de ne donner plus de sujet ˆ Iracond de la voir &, avec cela, elle dŽfendit ˆ cet amoureux de l'accoster plus. Elle avait bien du regret de se priver de la compagnie d'une personne qu'elle aimait tant, mais son honneur lui Žtait encore plus cher. Isabelle, d'autre part, f‰chŽe des dŽportements de son frre, & voyant qu'il ne se voulait aucunement ranger au train de la raison, fut forcŽe ˆ la parfin, aprs beaucoup de remontrances inutiles, d'avertir son pre de ce qui se passait. Ariste, justement courroucŽ, sit™t qu'il voit Iracond commence ˆ le gourmander de paroles & ˆ le menacer de le bien Žtriller. Est-ce ci la peine (disait-il) que jÕai prise ˆ te faire instruire en tout ce qui peut rendre accompli un jeune homme de ta profession ? Est-ce la belle moisson que je recueille d'un tel terroir ? Au lieu de vaquer ˆ l'Žtude des bonnes lettres o ton sort t'appelle, tu t'amuses ˆ faire l'amour & t‰ches de sŽduire celles que la sainte loi de mariage dŽfend de rechercher. Tu veux encore faire servir de maquerelle ˆ ta folle passion, ta propre sÏur, & lui faire perdre en une heure tout l'honneur & la rŽputation qu'elle a acquise de si longtemps ? Si jamais on m'abreuve les oreilles de ces rapports, je te montrerai qui je suis, & te traiterai suivant ton mŽrite.

Jamais homme ne fut plus ŽtonnŽ qu'Iracond. Il n'osait lever les yeux de honte. NŽanmoins, le dŽpit & la fureur bouillonnaient dans son ‰me de telle sorte contre sa sÏur qu'il se rŽsolut ds l'heure mme de se venger. Il s'enferma dans une chambre o il passa toute la nuit ˆ maudire Isabelle, comme celle qu'il croyait servir d'obstacle ˆ son aise. L'ennemi du genre humain, voyant cet homme si transportŽ hors des bornes de la raison, se fourre dans son ‰me, lui propose la vengeance & le possde entirement. Ce malheureux n'attend que la venue du jour pour exŽcuter la plus exŽcrable cruautŽ dont on ait ou• parler de longtemps.

O Soleil !, arrte ta carrire en l'autre HŽmisphre, pour n'avancer point par la lumire que tu veux redonner au n™tre, un si sanglant dŽsastre. Si tu montes sur notre Horizon, tu seras contraint de voir une barbarie la plus dŽnaturŽe qui arrivera peut-tre jamais au monde. DŽmons de la douleur, gŽnies effroyables, prtez-moi vos plaintes lamentables afin que je puisse dignement dŽcrire cette pitoyable aventure. Que n'ai-je autant d'yeux que celui que Mercure priva de chef, pour pleurer dignement cette infortune. O pre, ™ mari infortunŽs, empchez ce bourreau d'approcher d'une chose que vous tenez si chre.

Cet exŽcrable frre, poussŽ par toutes les furies des Enfers, aprs avoir blasphŽmŽ tout le long de la nuit le Ciel, la Terre, les Astres & tous les ElŽments, se prŽpare ˆ l'exŽcution de son dessein abominable. Sit™t que l'astre du jour a chassŽ les tŽnbres, il se lve & s'habille, & prend un poignard qu'il met dans sa pochette. PortŽ d'une exŽcrable rŽsolution, il s'achemine puis aprs au logis de sa sÏur. Il monte ˆ sa chambre & trouve qu'elle sortait du lit. Elle Žtait assise au bout d'une table, n'ayant pour toute compagnie qu'une fille de chambre qui l'aidait ˆ peigner ses blonds cheveux. Quand elle aperut son frre, elle lui donna le bon jour & lui demanda o il allait si matin. Iracond ne lui dit mot, mais il s'assit en une chaire, tout p‰le & tout dŽfigurŽ comme une furie infernale. Sa sÏur que ses cheveux empchaient, ne prit pas garde ˆ sa contenance. Lorsque le malheureux voit que la fille de chambre descend en bas ˆ la cuisine pour aller chercher un bouillon pour la ma”tresse, qui n'Žtait gure bien disposŽe ˆ cause qu'elle Žtait grosse de six ou sept mois, il prend son temps &, se levant de la chaire o il Žtait assis, il se rue furieusement sur elle avec son poignard qu'il avait tirŽ de sa pochette & lui en donne un coup mortel dans son sein d'alb‰tre qu'elle avait dŽcouvert. La pauvre Dame jette un cri, tandis que le parricide redouble ses coups & enfonce deux ou trois autres dans le corps. Au bruit qu'elle fit en tombant & rendant l'esprit, se recommandant ˆ Dieu, les domestiques accourent &, voyant Žtendue leur ma”tresse, toute ensanglantŽe, & cet exŽcrable le poignard encore ˆ la main, ils appellent au secours. Les voisins y accourent pareillement, qui se saisissent du meurtrier, bien ŽtonnŽs de ce funeste accident. Sur ces entrefaites, le mari arrive qui, voyant de ses yeux celle qu'il aimait plus que lui-mme verser un ruisseau de sang, tombe par terre Žvanoui. Lorsqu'il se relve, il commence un deuil le plus pitoyable du monde &, sachant qui en Žtait l'homicide, il tire son ŽpŽe & s'en va contre cet exŽcrable qui ne faisait que rire de ces lamentations. Il ežt vengŽ le sang de sa chre Žpouse si on ne l'ežt retenu, Dieu le permettant pour rŽserver l'expiation de ce forfait ˆ un plus digne supplice. On le saisit & il est menŽ prisonnier ˆ la Conciergerie, & mis dans une basse fosse.

Qui pourra dignement rŽciter la juste douleur du pauvre pre ? Quelle poire d'angoisse ? Quel glaive de douleur ? Le peintre qui peignit IphigŽnie prte ˆ tre immolŽe, aprs avoir reprŽsentŽ les assistants tristes & dolents, tira son pre Agamemnon avec un voile sur la face pour apprendre que la douleur qu'il ressentait de la perte de sa fille ne se pouvait exprimer. Et moi, je laisse au jugement de ceux qui liront cette histoire, si Ariste n'avait pas du sujet de lamenter son infortune par la perte qu'il venait de faire d'une telle fille, & par la mort ignominieuse qu'il voyait prŽparŽe ˆ son fils unique.

Pendant qu'il se tourmente & qu'il invoque le Ciel ˆ lui donner patience, la Cour veut avoir la connaissance d'un meurtre si extraordinaire & si exŽcrable, qu'elle pse ˆ la balance de l'ŽquitŽ, meurtre qui est accompagnŽ d'un autre non moins dŽnaturŽ, qui est la mort de l'enfant, qui meurt avec la mre & encore sans Baptme. Cet Auguste SŽnat trouve qu'il n'y a peine de mort si cruelle que ce mŽchant ne mŽrite. Comme il est prs d'tre jugŽ, l'on dit que le pauvre pre poursuit, non pas qu'on lui octroie la vie de son fils, mais qu'on le fasse mourir en prison afin que sa maison ne reoive point cette infamie de voir son fils mourir publiquement par la main d'un bourreau. Sa MajestŽ mme est importunŽe de cette gr‰ce. Mais le fait est trop atroce & de trop de consŽquence.

Il est condamnŽ d'avoir le poing coupŽ ˆ la porte du grand Ch‰telet, & puis d'tre rouŽ tout vif ˆ la place de Grve. Avant qu'on lui pronon‰t son arrt, il Žtait rŽsolu ˆ la mort la plus cruelle qu'on lui pžt ordonner. Sa passion avait dŽjˆ fait place ˆ la raison, de sorte que, se reprŽsentant jour & nuit l'ŽnormitŽ de son crime, il ne faisait que pleurer & que lamenter la mort de sa sÏur, & d'implorer la merci du Ciel. O ma sÏur (disait ce malheureux) s'il m'est permis de vous appeler ainsi, hŽlas! quelle fureur exŽcrable a poussŽ ma main ˆ rŽpandre votre sang ? Fut-il jamais cruautŽ semblable ˆ la mienne, que de faire mourir, & la mre & l'enfant, & encore des personnes innocentes pour qui je devais exposer mille vies ? Quel supplice me peut-on destiner capable d'expier une telle mŽchancetŽ ? O terre ! que ne t'ouvres-tu pour engloutir cet exŽcrable, indigne de respirer & de compara”tre jamais ˆ la vue des hommes. O Dieu de misŽricorde ! trouverai-je bien de la rŽmission devant le tr™ne de votre MajestŽ, lorsque cette ‰me damnable quittera le logis de cet inf‰me corps ?

Tenant ce discours, il ežt souvent entrŽ en dŽsespoir s'il n'ežt ŽtŽ assistŽ de quelques bons Religieux qui le venaient voir pour le salut de son ‰me. Ces bons Pres, en lui remontrant d'un c™tŽ le dŽtestable meurtre qu'il avait commis, lui proposaient d'autre part la douceur infinie de Dieu qui avait toujours les bras ouverts pour ceux qui, vraiment contrits & repentants, imploraient sa gr‰ce. Leurs saintes remontrances eurent tant d'efficace que jamais homme ne fut plus rŽsolu ˆ attendre patiemment la peine qu'on lui ordonnerait, ni plus confiant en la misŽricorde de Dieu.

Quand on lui pronona son Arrt, il dit aux luges qu'il Žtait indigne de la douceur de ce supplice, mais qu'il en mŽritait un autre bien plus sŽvre & plus rigoureux. Etant livrŽ entre les mains de l'exŽcuteur & menŽ sur une claie au lieu o il devait avoir le poing coupŽ, il le tendit, sans jamais faire dŽmonstration d'avoir regret de le perdre ni de ressentir aucune douleur. Il est bien raison (dit-il tout haut), exŽcrable main, que tu reoives cette punition. A la mienne volontŽ que tu l'eusses reu avant que de commettre le crime qui me rendra inf‰me Žternellement ! Achve, bourreau, & exerce sur mon corps la cruautŽ que tu voudras. Tu ne me peux faire tant souffrir de tourment, que je n'en mŽrite encore davantage. Tout le peuple, admirant la constance de ce jeune homme, ne pouvait contenir ses larmes, bien que sa cruautŽ fžt dŽtestŽe d'un chacun. Etant arrivŽ au lieu o il devait finir ses jours, avant qu'on l'Žtendit sur la Roue & montŽ sur l'Žchafaud, il profŽra tout haut ces paroles pleines de repentance. Contemplez (Assistants) l'aventure inf‰me & malheureuse d'un cruel homicide de sa sÏur. Ses pŽchŽs l'ont conduit en ce lieu pour y recevoir un cruel ch‰timent, mais non pas si sŽvre qu'il Žgale sa cruautŽ. PoussŽ d'une folle passion, jÕai trempŽ mes mains dans le Sang innocent & privŽ mme (™ exŽcrable forfait) pour jamais de la vision de Dieu une crŽature qui n'a jamais vu la lumire du Soleil. O bon Dieu (poursuit-il en s'agenouillant) qui avez promis d'exaucer le pŽcheur toutes & quantes fois qu'il gŽmirait ˆ vous pour son pŽchŽ, je vous semonds de votre promesse. Jetez les yeux pitoyables sur un misŽrable pŽcheur & pardonnez son pŽchŽ, non comme aimant le vice, mais comme aimant un homme en qui le vice est naturellement attachŽ. Et vous, ™ catholique assemblŽe, dit-il encore en tournant ses regards d'un & d'autre c™tŽ, si vous tes touchŽs de la charitŽ tant recommandable parmi les ChrŽtiens, secondez mes humbles prires & veuillez par les v™tres implorer du Ciel qu'il traite plus favorablement mon ‰me que mon corps n'est pas maintenant traitŽ. O mon pauvre Pre, Dieu vous console. Vous pensiez que je serais un jour le b‰ton de votre vieillesse, & vous n'avez pas ŽtŽ dŽu en votre croyance. Je suis vraiment votre b‰ton, non pour vous soutenir, mais pour vous battre & pour vous affliger. Ce regret m'est plus cuisant & plus sensible que la mort ignominieuse que je vais recevoir.

Ces paroles Žtaient accompagnŽes de tant de zle & de tant de signes apparents de vraie repentance, que tout le peuple ne pouvait contenir ses larmes. Chacun priait pour lui. Et, la prire publique qu'on a coutume de faire en ces pitoyables spectacles Žtant achevŽe, il fut attachŽ sur la roue & rompu bras & jambes par le bourreau, sans que jamais il profŽr‰t autre parole que le nom de JŽsus-Christ. La justice avait commandŽ au bourreau de l'Žtrangler bient™t aprs, encore que son Arrt port‰t qu'il demeurerait vivant, aprs tre rompu, autant que les forces le pourraient supporter. L'exŽcuteur le fit, encore que le patient requ”t, que pour l'expiation de son crime, on le laiss‰t p‰tir en ce monde afin qu'en l'autre il y trouv‰t plus d'allŽgement. Ainsi finit misŽrablement ses jours Iracond pour s'tre laissŽ emporter ˆ une rage dŽsespŽrŽe d'amour.

L'on ne doit pas si follement s'embarquer avec cette passion, qu'on en perde le jugement. Et puis les affections illicites sont toujours vitupŽrables [bl‰mables]. Quand on s'y porte avec tant d'ardeur, Dieu permet qu'un pŽchŽ attire l'autre & qu'enfin une juste punition s'en ensuit. L'amour honnte est permise & louable d'elle mme. Mais, d'attenter ˆ la pudicitŽ d'une Dame d'honneur & de violer un saint Sacrement, cela n'est jamais avouŽ du Ciel. Les scandales, & les horribles excs qui en arrivent tous les jours devraient servir d'exemple ˆ ceux qui ne les peuvent ignorer. Mais quoi ! la plupart des mortels n'est jamais sage qu'aprs le coup reu & aprs le dommage. Bienheureux sont ceux qui ne font ˆ autrui ce qu'ils voudraient ne leur tre point fait. Jamais ils ne tomberont en ces infamies. Leur mŽmoire sera mŽmorable & la rŽcompense suivra leurs Ïuvres.

8. D'un dŽmon qui appara”t en forme de damoiselle au lieutenant du chevalier du guet de la ville de Lyon, de leur accointance charnelle, & de la fin malheureuse qui en succŽda.

JE m'Žtonne de l'incrŽdulitŽ de ceux ˆ qui l'on ne peut persuader que ce qu'on raconte de l'apparition des dŽmons, soit vŽritable. Les raisons qu'ils amnent sont si faibles qu'elles ne mŽritent presque point de rŽponses puisqu'elles se rŽfutent assez d'elles-mmes. Tout ce qu'ils allguent pour la preuve de leur dire, est qu'ils rapportent ces visions ou aux sens qui sont dŽus & trompŽs, ou ˆ la fausse imagination, ou aux Atomes. Telles personnes sont des AthŽes & des Epicuriens, qui veulent que tout arrive ˆ l'aventure [par hasard], & par consŽquent qu'il n'y ait ni bon, ni mauvais esprit.

Mais nous, qui sommes enseignŽs en une meilleure Žcole & qui savons par le tŽmoignage que les saintes ƒcritures en rendent que les bons & les mauvais Anges apparaissent aux hommes suivant qu'il plait ˆ Dieu, nous dirons que tels esprits se peuvent former un corps. Les bons Anges, comme purs & nets de toute matire terrestre, en prennent des aŽriens, purs & simples, qu'ils font mouvoir par la cŽlŽritŽ de leur flamme cŽleste. Et les mauvais Anges, ou DŽmons, comme ŽlŽmentaires & abaissŽes jusques ˆ la terre, prennent des corps composŽs de ce que plus ils dŽsirent. Tant™t, ils s'en forment d'une vapeur terrestre congelŽe par la froidure de l'air ; & maintenant, de feu ou d'air & de feu tout ensemble ; mais, le plus souvent, des vapeurs froides & humides qui ne durent qu'autant qu'il leur pla”t & qui se rŽsolvent aussit™t en leur ŽlŽment. Quelques fois aussi, ils se mettent dans les charognes des morts qu'ils font mouvoir & marcher, leur influant pour un temps une espce de propriŽtŽ & d'agilitŽ. Les exemples en sont si Žvidents & en si grand nombre que, qui les voudrait nier, nierait la clartŽ du jour. Et particulirement celui que je veux maintenant rapporter en cette histoire, arrivŽe depuis quatre ou cinq ans.

 

En l'une des meilleures villes de France, arrosŽe de deux beaux fleuves, de la Sa™ne & du Rh™ne, il y avait un Lieutenant du chevalier du Guet, nommŽ la Jaquire. Suivant le devoir de sa charge, il allait la nuit par la ville pour empcher les meurtres, voleries, & autres insolences & mŽchancetŽs qui ne sont que trop en usage aux bonnes villes. Mais avec cela, il se dispensait lui-mme quelque fois ˆ visiter les garces quand il en savait quelque belle, si bien qu'il Žtait grandement bl‰mŽ de ce vice. Un soir, bien tard, entre onze heures & minuit, comme il se voulait retirer chez lui, il tint ce discours ˆ cinq de ces compagnons qui marchaient avec lui : Je ne sais mes amis (ce dit-il) de quelle viande j'ai mangŽ. Tant y a que je me sens si ŽchauffŽ que, si maintenant je rencontrais le Diable, il n'Žchapperait jamais de mes mains que premirement je n'en eusse fait ˆ ma volontŽ.

O jugement incomparable de Dieu ! A peine a-t'il achevŽ de profŽrer ces paroles qu'il aperoit, en une rue qui est proche du pont de Sa™ne, une Damoiselle bien vtue, accompagnŽe d'un petit Laquais qui portait une lanterne. Elle marchait ˆ grand'h‰te & semblait, ˆ la voir, qu'elle n'avait pas envie de sŽjourner gure par les rues. La Jaquire, ŽmerveillŽ de voir une Damoiselle si bien parŽe aller de nuit avec une si faible compagnie, doubla le pas avec ses compagnons &, l'ayant atteinte, il la salua. Elle, faisant une grande rŽvŽrence, ™ta son masque & le salua pareillement. Si la Jaquire avait ŽtŽ ŽmerveillŽ de rencontrer une personne de ce sexe si bien couverte ˆ une heure si indue, croyez qu'il fut encore bien ŽtonnŽ de voir tant de gr‰ce & tant de beautŽ luire en son visage. Les doux regards qu'elle lui avait jetŽs en le saluant, l'allumrent aussit™t d'un dŽsir amoureux, de sorte qu'attirŽ par cette douce amorce, il s'approcha de plus prs d'elle & lui tint ce discours : Vraiment, Madamoiselle, je suis fort Žbahi de ce que vous allez par la ville si tard. N'avez-vous pas peur d'y recevoir quelque dŽplaisir ? Je vous accompagnerai s'il vous plait jusques en votre logis. Je serais bien marri si une telle beautŽ recevait quelque affront.

Ce disant, il la prit sous les bras, sans qu'elle le refus‰t. Au contraire, elle lui rŽpondit en ces termes : Je vous remercie, Monsieur, de votre courtoisie. Il n'y aura jour de ma vie que je ne me publie votre obligŽe. Mais, pour rŽpondre ˆ la demande que vous me faites pourquoi je suis si tard par les rues, vous devez savoir que j'ai soupŽ ce soir chez une de mes parentes, & maintenant je me retire ˆ mon logis, encore qu'il soit si tard.

Si jÕeusse ŽtŽ en votre place, dit la Jaquire, jÕeusse mieux aimŽ passer le reste de la nuit lˆ o vous avez soupŽ, que non pas m'exposer au hasard de quelque mauvaise rencontre.

Je l'aurais bien fait, repart elle, mais la nŽcessitŽ me contraignait ˆ faire autrement. Achevant ce discours, elle tira un grand soupir du profond de son cÏur. Quelle nŽcessitŽ (poursuit le Lieutenant du Guet) & qui est-ce qui peut contraindre une telle beautŽ, capable de rŽduire en servitude tout le monde?

Mon mari, dit-elle, qui est le plus rude & le plus mauvais qu'on puisse trouver. La Jaquire, se voyant en si beau train pour lui offrir son service, poursuivit encore son propos en cette sorte. Est-il possible (dit-il) Madamoiselle qu'il y ait un mari si barbare & si dŽnaturŽ, qu'Žtant possesseur d'une si rare chose, il la puisse indignement traiter ? Si je le connaissais, je lui en dirais particulirement ce qu'il m'en semble.

Vraiment (dit cette Damoiselle) on le lui a assez remontrŽ. Il est obstinŽ en sa malice. Pour le prŽsent, il est allŽ aux champs, ou il a feint d'y aller. S'il ne me trouvait au logis, il y aurait bien du Bruit. Sa jalousie est si grande qu'il m'assommerait de coups. Il me tient en telle captivitŽ que je n'ose presque parler ˆ personne.

Madamoiselle (poursuit la Jaquire), par aventure, vous ne savez pas qui je fuis. Je puis faire plaisir & service ˆ une infinitŽ de personnes en ma charge qui est de veiller sur les mauvaises actions des hommes. Assurez vous que si votre mari continue ˆ vous traiter si indignement, j'aurai moyen de vous en venger, & de le rendre sage.

Elle le remercia de la bonne volontŽ & lui promit de l'en rŽcompenser en temps & lieu. Ils poursuivirent ce discours & eurent plusieurs autres propos que la Jaquire faisait toujours tomber sur l'amour, sans qu'elle f”t semblant d'en tre mal contente. Cela poussait notre homme ˆ poursuivre ses brisŽes avec une ardeur excessive, car il en Žtait dŽjˆ follement passionnŽ. Or ils avaient loisir de discourir tout ˆ leur aise parce que le quartier o cette Damoiselle s'allait retirer Žtait vers Pierre Ancise, bien ŽloignŽ du lieu o ce Lieutenant du Guet l'avait rencontrŽe. Cependant qu'ils sont en termes, o la Jaquire s'efforce de tŽmoigner ˆ cette Damoiselle l'amour qu'il lui porte, tant par paroles que par petits attouchements, il congŽdie trois de ceux qui l'accompagnaient & en retient deux avec lui qui Žtaient de les plus intimes amis, & arrive avec eux & avec cette femme vers Pierre Ancise, ˆ la porte d'une maison fort ŽcartŽe.

C'est ici ma demeure (dit-elle) & ˆ l'instant le petit Laquais qui portait la lanterne tire une clef qu'il avait ˆ sa pochette & ouvre la porte. Cette maison Žtait fort basse. Il n'y avait que deux Žtages, contenant chacun deux membres, & encore les deux plus hauts ne servaient qu'ˆ tenir du bois & autres choses semblables. Les deux d'en bas Žtaient une petite salle & une garde-robe. La salle Žtait assez bien accommodŽe. Il y avait un lit de taffetas jaune & un pavillon de mme. Les chaires Žtaient couvertes de pareille Žtoffe & la tapisserie Žtait de serge jaune. C'Žtait au mois de Juillet, nŽanmoins le temps Žtait un peu froid ˆ cause d'une bise qui s'Žtait levŽe. Cette Damoiselle commanda au Laquais d'allumer un fagot.

Tandis qu'il obŽit ˆ son commandement, la Jaquire s'assied en un coin de la salle dans une chaire & elle en une autre. Le dŽsir qu'il avait d'Žteindre le feu qui le consumait, fit qu'il lui dŽcouvrit entirement son amour & la conjura d'avoir pitiŽ de son mal, lui promettant toute sorte de services, pourvu qu'elle lui octroy‰t sa courtoisie. Elle faisait semblant de le refuser, opposant l'honneur pour sa dŽfense, l'infidŽlitŽ des hommes au sicle o nous sommes, & leur peu de discrŽtion qui publie aussit™t une faveur qu'ils l'ont reue. Cet Amoureux fait des serments horribles & dit que jamais elle n'aura sujet de se plaindre pour son regard, que plut™t il perdrait mille vies que de la dŽshonorer, & qu'il est prt de s'exposer pour son service ˆ toutes sortes d'occasions. Enfin, aprs beaucoup de propos tenus d'une part & d'autre, elle consent de lui accorder sa demande, ˆ la charge qu'il se ressouvienne de sa promesse & de ses serments. La Jaquire lui confirme par d'autres &, au mme instant, ils entrent tous deux dans la garde-robe o il y avait un petit lit de pareille Žtoffe que les autres & lˆ, ils prennent leurs dŽduits ensemble. Notre homme, ayant reu l'accomplissement de ses dŽsirs, commena de la caresser & ˆ lui protester de nouveau que jamais il n'oublierait une telle faveur & que dŽsormais elle pouvait disposer de lui & de ses biens comme des siens propres. Toutefois, dit-il, Madamoiselle, bien que je vous sois si redevable, vous m'obligeriez encore davantage si vous me vouliez accorder une autre faveur.

Et de quoi, rŽpond-elle, me sauriez vous requŽrir que je ne vous octroie, puisque je vous ai dŽjˆ ŽtŽ si libŽrale de ce que j'ai plus cher au monde ?

Vous devez savoir, Madamoiselle, (repart la Jaquire) que je suis venu cŽans en compagnie de deux des plus grands amis que jÕai au monde. Nous n'avons rien de propre. Tout est commun parmi nous. Si je ne leur faisais part de ma bonne fortune, par aventure, cela serait cause de rompre le lien d'amitiŽ qui nous Žtreint si fermement &, par mme moyen, ils pourraient publier nos amours. Je vous supplie donc que la mme courtoisie que vous m'avez octroyŽe, ne leur soit point refusŽe. Jamais nous n'oublierons une telle faveur & vous pourrez vous vanter dŽsormais d'avoir trois hommes ˆ votre commandement qui ne font qu'un & qui ne respireront que votre obŽissance.

HŽlas! que je suis malheureuse, rŽpond la Damoiselle. Je pensais avoir fait acquisition d'un ami qui voulžt tenir chre la faveur qu'il avait reue de moi, mais je vois maintenant qu'il ne visait ˆ d'autre dessein qu'ˆ tirer de moi ce qu'il dŽsirait, puisqu'il le divise de la sorte. Est-ce ci la rŽcompense que j'en reois ? Estimez-vous que je sois une louve pour m'exposer ˆ l'abandon de tant de personnes ? Je n'eusse jamais cru cela de vous, qui avez reu de moi ce qu'homme vivant, hormis mon mari, n'a jamais pu recevoir ? Je vous prie, ne me parlez plus de ces choses, autrement je me donnerais la mort de ma propre main. Ce disant elle se lve & fait semblant de s'en vouloir sortir hors de la garde-robe mais la Jaquire la retient & puis, avec les plus belles paroles qu'il peut profŽrer, il la supplie d'apaiser sa colre. Il l'embrasse & la baise, & s'Žchauffe si bien encore en son harnois qu'il continue de prendre ses plaisirs avec elle. Ayant achevŽ cette belle Ïuvre, ils sont collŽs bouche ˆ bouche l'un avec l'autre & la Jaquire qui veut que ces compagnons aient part au g‰teau, la conjure une autre fois de ce dont il l'avait auparavant requise & la flatte si bien avec tant de douces promesses qu'enfin, aprs beaucoup de refus & de plaintes qu'elle fait, il la flŽchit ˆ ce qu'il dŽsire, encore qu'elle fasse semblant d'en tre toute dolente.

La Jaquire, ayant obtenu ˆ grande peine ce qu'il souhaitait, sort de la garde-robe & s'approchant de ses compagnons qui l'attendaient avec impatience et avec un dŽsir violent d'Žteindre leur sale ardeur, il guigne de l'Ïil ˆ l'un d'eux, afin qu'il entre au lieu o il l'avait laissŽe. Cet homme ne se fait gure prier. Il y trouve la Damoiselle sur le lit &, sans autre cŽrŽmonie, il en fait ˆ son plaisir. Aprs, il sort & l'autre qui restait y va pareillement & reoit d'elle le don de l'amoureuse merci.

Les voilˆ donc tous trois si aises de cette bonne fortune qu'ils ne la changeraient pas pour un Empire. Chacun d'eux prend une chaire o il s'assied & la Damoiselle s'assied en une autre auprs d'eux. Ils ne cessent de la contempler & de l'admirer. L'un loue son front & dit que c'est une table d'ivoire bien polie. L'autre s'arrte sur ses yeux & assure que ce sont les deux flambeaux dont Amour allume toutes les ‰mes gŽnŽreuses. L'autre se met sur la louange de ses blonds cheveux qu'elle dŽliait, parce qu'il Žtait temps de s'aller coucher, & ne cesse de profŽrer tout haut que ce sont les filets o le fils de Cypris arrte la libertŽ des hommes & des Dieux. Enfin il n'y a partie en son corps qu'ils ne prisent. Ses mains ne vont jamais en vain ˆ la conqute, sa gorge surpasse la blancheur de la neige, & les petits Amours volent ˆ l'entour de ses joues pour y sucer les roses, les lys & les Ïillets que la Nature y a semŽs.

Aprs qu'ils ont bien chantŽ ses perfections, elle se lve de sa chaire, s'approche du feu & puis, se tournant vers eux, leur tient ce discours : Vous croyez (dit-elle) avoir fait un grand gain d'avoir obtenu de moi l'accomplissement de vos dŽsirs. Il n'est pas si grand que vous penseriez bien. Avec qui pensez vous avoir eu affaire ? Ces hommes, ŽtonnŽs d'entendre ce langage, ne savaient que rŽpondre, lorsque la Jaquire profŽra ces paroles : je crois, Madamoiselle, que nous avons eu affaire avec la plus belle & la plus galante Dame qui vive. Quiconque dirait le contraire, manquerait d'yeux ou bien de jugement.

Vous tes trompŽs (repart-elle). Si vous saviez qui je suis, vous ne parleriez point de la sorte. Ils furent encore plus Žbahis de ces paroles &, comme ils avaient tous trois les yeux fichŽs sur elle & qu'ils se doutaient quasi de ce qui en Žtait, elle continua de parler ˆ eux en ces termes : Je veux me dŽcouvrir ˆ vous & vous faire para”tre qui je suis. Ce disant, elle retrousse sa robe & sa cotte, & leur fait voir la plus horrible, la plus vilaine, la plus puante & la plus infecte charogne du monde.

Et au mme instant, il se fait comme un coup de tonnerre. Nos hommes tombent ˆ terre comme morts. La maison dispara”t & il n'en reste que les masures d'un vieil logis dŽcouvert, plein de fumier & d'ordure. Ils demeurent plus de deux heures Žtendus comme des pourceaux dans le bourbier, sans reprendre leurs esprits. Enfin, l'un deux commena ˆ respirer & ˆ ouvrir les yeux, & vit la Lune qui achevait dans le Ciel sa course. Il fit le signe de la Croix & se recommanda ˆ notre Seigneur. Il s'effora de crier, mais la grande frayeur qu'il avait eue lui avait ™tŽ la parole. Comme, petit ˆ petit, il commenait ˆ se plaindre, Dieu permit qu'un homme portant une lanterne s'arrta en ce lieu pour y dŽcharger son ventre.

Quand il entendit ces gŽmissements, il s'enfuit & courut pour l'annoncer aux maisons prochaines. Le jour commenait dŽjˆ ˆ poindre lorsque des voisins vinrent ˆ grande h‰te pour voir que c'Žtait & trouvrent la Jaquire qui commenait de respirer & d'implorer le secours d'en-haut. Le premier qui avait commencŽ ˆ se reconna”tre se plaignait pareillement, tandis que l'autre dormait d'un sommeil Žternel. Il mourut de peur sur le champ.

Ceux qui Žtaient accourus, ayant reconnu le Lieutenant du Chevalier du Guet avec ses compagnons, les emportrent, chacun en son logis, tous souillŽs d'ordure comme ils Žtaient. On en enterra un des trois & les autres deux demandrent un Confesseur. La Jaquire mourut le lendemain & l'autre ne vŽcut que trois ou quatre jours aprs. Ce fut celui qui raconta le succs de cette Žtrange aventure.

Le bruit ayant bient™t ŽtŽ semŽ par toute la ville, il se rŽpandit en peu de temps par toutes les Provinces de France. Ceux qui nient l'apparition des Esprits ne savaient que dire, se voyant confondus par un tel exemple. Mais les ChrŽtiens & Catholiques y remarquent les justes jugements de Dieu. Ces choses n'arrivent point ˆ ceux qui se disent de la compagnie des fidles, qu'ils n'aient commis d'autres pŽchŽs. La paillardise attire l'adultre ; l'adultre, l'inceste ; l'inceste le pŽchŽ contre nature ; & aprs, Dieu permet qu'on s'accouple avec le Diable. Je ne dis pas que ces hommes fussent entachŽs de tous ces vices. Mon dessein est de ne bl‰mer personne. Je ne dŽteste que le vice & soutiens qu'on est bien dŽlaissŽ de l'assistance du saint Esprit quand on tombe en de tels inconvŽnients.

Il reste maintenant ˆ dire si c'Žtait un vrai corps, celui avec qui ils s'accouplrent, ou bien un corps fantastique. Pour moi, je crois fermement que c'Žtait le corps mort de quelque belle femme que Satan avait pris en quelque sŽpulcre & qu'il faisait mouvoir. Et si l'on me dit qu'il n'y a pas d'apparence que le Diable veuille emprunter une charogne, parce qu'on le dŽcouvrirait aisŽment par sa puanteur, je rŽponds que, puisque le malin esprit a pouvoir de donner mouvement ˆ ce qui n'en a point, il a bien aussi la puissance de lui donner telle odeur & telle couleur qu'il voudra. Joint qu'il peut tromper nos sens & s'insinuer dans eux pour nous faire prendre une chose pour une autre.

Nous en avons plusieurs tŽmoignages arrivŽs de notre temps. Celui de la DŽmoniaque de Laon entre autres en fait foi. Un diable appelŽ Baltazo, prit le corps d'un pendu ˆ la plaine d'Arlon, ˆ la sollicitation d'un sorcier qui s'ingŽrait de guŽrir la patiente. Si quelqu'un dŽsire de savoir comme la fraude fut dŽcouverte, il ne faut que lire l'histoire de cette possŽdŽe, qui est assez commune en France. Il y a une autre infinitŽ de tels exemples dans les histoires anciennes & modernes. Phlegon, affranchi de l'Empereur Adrian, en rapporte un Žtrange, d'une jeune fille nommŽe Philinion de Thessalie, qui, aprs avoir ŽtŽ mise au sŽpulcre, parut ˆ Machates MacŽdonien & coucha longtemps avec lui & jusques ˆ tant, qu'ayant ŽtŽ dŽcouverts, le Diable abandonna ce corps qu'il faisait mouvoir, & on l'enterra pour la seconde fois comme si elle fžt encore trŽpassŽe.

Le mme auteur rapporte, qu'aprs la bataille qui se donna entre les Romains & Antiochus, Roi de Syrie, aux Thermopyles, comme les Romains s'arrtaient sur le pillage & dŽpouillaient les corps morts des ennemis, un Capitaine du Roi, nommŽ Duplage, se leva d'entre les morts & puis, en voix grle & dŽliŽe, profŽra ces paroles : O soldats romains, cessez de dŽpouiller ceux que l'avare Nautonier a dŽjˆ passŽs au delˆ du fleuve infernal. Le grand Jupiter de qui l'on doit redouter l'ire & la fureur, est transportŽ de colre pour cette cruautŽ & inhumanitŽ. Un jour viendra que ce Dieu souverain couvrira votre terre d'un peuple nourri aux sanglants exercices de Mars. Il saccagera votre pays & pillera votre grande CitŽ. Votre Empire sera par lui dŽtruit en la mme sorte que vous avez dŽtruit les autres.

Ces tŽmoignages sont capables de rŽfuter les AthŽes & les Epicuriens qui nient l'apparition des Esprits, mais l'histoire horrible & Žpouvantable que je vous ai dŽjˆ racontŽe ci-devant, le tŽmoigne bien encore davantage.

 

Commentaire

Canard : Histoire prodigieuse dÕun gentilhomme auquel le Diable sÕest apparu... advenue ˆ Paris le premier de Janvier 1613. Paris, du Carroy, 1613.

9. D'un homme qui, aprs avoir demeurŽ vingt ans aux galres, est reconnu par son fils & de ce qui en advint.

JE nommerai en cette histoire de leur propre nom les personnes dont je vous veux parler, contre les protestations que jÕai ci-devant faites, leur condition vile & abjecte m'en dispensera, au lieu que le sang illustre de ceux de qui je traite quelquefois particulirement m'oblige ˆ la discrŽtion. Les accidents arrivŽs en cette aventure sont si remarquables qu'ils mŽritent d'tre sus de tout le monde. Je l'ai apprise par des tŽmoins irrŽprochables &, suivant leurs mŽmoires, je l'ai Žcrite en ces termes.

 

 Il n'y a pas longtemps qu'ˆ Paris habitait un homme nommŽ Jean Vaumorin, tailleur d'habits, fort renommŽ pour son mŽtier. Les plus galants de la Cour se servaient de lui lorsqu'il Žtait question de se bien habiller ; & les autres tailleurs se formaient ˆ son modle pour contenter les bonnes maisons dont ils avaient l'entrŽe. Aprs que cet homme eut passŽ ˆ la Cour quelques annŽes en garon, il lui prit fantaisie de se marier avec Jeanne Perrot, fille d'un autre tailleur de la mme ville de Paris. Ils eurent de ce mariage un fils qu'ils appelrent Michel.

Le Pre, ayant toujours la vogue d'tre un des premiers Ma”tres, continuait ˆ travailler & commenait ˆ bien faire ses affaires. Mais, comme les meilleurs Ma”tres, & principalement de cet art, ne sont pas toujours les plus gens de bien, il arriva que cet homme fut accusŽ d'avoir adhŽrŽ aux larcins d'un qui fut pendu pour avoir volŽ de la vaisselle d'argent ˆ la maison d'un grand Seigneur. Et, d'effet, ayant ŽtŽ convaincu par le vol dont il fut trouvŽ saisi, il eut fait le saut aussi bien que l'autre si beaucoup de personnes de qualitŽ ne se fussent employŽes pour lui. A leurs prires, les Juges modŽrrent la peine & le condamnrent aux galres perpŽtuelles.

Henry II mariait en ce temps Marguerite de France (cette rare perle de prix ˆ qui les Muses demeurent Žternellement obligŽes) avec le Duc de Savoie. Le Roy, entre autres dons confŽrŽs en faveur de ce mariage, fit prŽsent au Duc d'une galre qu'on Žquipa ˆ Marseille. Ce fut lˆ que Jean Vaumorin avec d'autre forats fut menŽ & attachŽ. D'Žcrire les plaintes & les regrets de sa femme, qu'il laissait avec leur fils qui n'avait que deux ans, il n'est pas ˆ propos. Le rŽcit que jÕentreprends de faire en serait trop long.

La Galre ayant ŽtŽ conduite jusques ˆ Nice, elle demeura quelque temps au pouvoir de son Altesse jusques ˆ ce qu'un Capitaine de la Marine du Roi d'Espagne l'acheta & la fit voguer ˆ Naples. Plusieurs ans se passent sans que Jeanne Perrot ait nouvelles de son mari. Cependant, son fils devient grand &, comme il s'informe quelquefois de son pre, elle, pour couvrir leur infamie, lui fait entendre qu'il est mort. A mesure que ce garon cro”t en ‰ge, il t‰che aussi d'apprendre quelque mŽtier pour s'en servir ˆ passer le cours de cette vie. Son inclination le porte ˆ chanter, de sorte qu'en peu de temps, ayant formŽ sa voix qu'il avait fort bonne, par le moyen de la Musique, il s'introduit en une bonne maison.

Ayant atteint l'‰ge de vingt-deux ans, le dŽsir de voir les nations Žtrangres lui fit prendre l'envie d'aller ˆ Rome. Une commoditŽ s'offre, au voyage qu'un grand PrŽlat y faisait. Il se met ˆ sa suite &, avant que partir, il prend congŽ de sa mre, laquelle, pour le longtemps qu'elle n'avait ou• nouvelles de son mari & croyant que vŽritablement il fžt mort, s'Žtait remariŽe avec un Žcrivain. Cette femme pleurant ˆ chaudes larmes l'embrassa mille fois & le conjura d'un bref retour.

Michel Vaumorin, Žtant arrivŽ ˆ Rome, y trouva bient™t une honnte condition chez un Cardinal qui, pour l'excellence de sa voix, le retint ˆ son service. Mais comme les Franois sont impatients & curieux de voir, il demanda congŽ ˆ son ma”tre quelque temps aprs &, l'ayant ˆ grande peine obtenu, il s'en alla ˆ Naples. Comme il eut employŽ quelques jours ˆ contempler la gentillesse de la ville, il s'achemina au Port pour y voir les galres, & pour s'informer par curiositŽ s'il n'y avait point de forats franois.

Le premier qu'il rencontra Žtait un homme tout blanc de vieillesse qui portait des marques de forat, mais qui nŽanmoins avait plus de libertŽ que les autres. Sit™t que Michel Vaumorin l'aperut, il s'approcha de lui & le salua en ces termes: Dieu vous gard' mon Pre. L'autre lui rŽpondit: Dieu vous gard' Monsieur.

A ce que je vois (dit le jeune homme) vous tes Franois ?

Je le suis vraiment (repart le vieillard) mais il y a si longtemps que je suis exilŽ de mon pays qu'il ne m'en souvient presque plus.

Et combien de temps (poursuit l'autre ) y a-t-il que vous tes ici ?

Il y a plus de vingt ans, rŽpond-il.

Ce bonhomme, profŽrant ces paroles, regardait fixement Michel Vaumorin & tirait des soupirs du profond de son cÏur, de sorte que l'autre fut contraint ˆ s'enquŽrir de lui pourquoi il soupirait de la sorte. Ce n'est pas sans raison (dit le vieillard) si je soupire. L'Žtat de ma vie prŽsente & le souvenir du passŽ m'en donnent assez de sujet, mais particulirement la mŽmoire d'un fils que je laissai ˆ Paris d'o je suis nŽ, en l'‰ge de deux ans : dont vous m'avez fait ramentevoir. Il me semble de le voir, quand je vous vois, encore qu'il fžt si jeune lorsque mon dŽsastre me sŽpara de mes plus proches.

Et comment se nommait ce fils dont vous parlez ? rŽpond le jeune homme.

Il s'appelait Michel Vaumorin, dit le vieillard. Et, sur ce sujet, il commena ˆ faire un bref discours de sa vie & de sa condition, nomma sa femme, dŽsigna le lieu o il habitait, & reprŽsenta tant d'autres circonstances que Michel Vaumorin croyait au commencement que ce fžt un Diable qui lui apparžt pour le tenter. Il Žtait si ŽtonnŽ qu'il ne savait que dire. NŽanmoins, pour s'Žclaircit plus ˆ loisir de cette affaire, il prit congŽ de ce bon homme & lui dit que le lendemain il viendrait le trouver avec un bocal de vin pour dŽjeuner avec lui. Ils se sŽparent donc, & le fils ne fit toute la nuit que ruminer aux discours que l'autre lui avait tenus. Il ne savait qu'en dire. D'un c™tŽ, il se ressouvenait que sa mre l'avait souvent assurŽ de la mort de son Pre ; d'autre c™tŽ, il voyait tant de vŽritŽs apparentes qu'il Žtait forcŽ ˆ croire que son pre n'Žtait pas mort & que sa mre lui avait celŽ cette infortune.

Il ne manqua pas le lendemain de se retrouver sur le port. Ce vieillard l'attendait dŽjˆ &, incontinent qu'il l'aperut, il se mit ˆ pleurer & ˆ lui tenir ce langage : il m'est impossible (dit-il) de contenir mes larmes. Tant plus je vous considre, tant plus vous me ramentevez les traits de mon fils Michel Vaumorin. A ces mots, le jeune homme ne se peut plus contenir. La nature s'ouvrit, le sang s'Žmut, & les affections qu'un fils porte ˆ ceux qui l'ont engendrŽ, opŽrant leurs fonctions, firent qu'il courut les bras ouverts vers son Pre. Il l'embrasse Žtroitement &, le baisant, il lui arrose sa barbe blanche de ses larmes, & puis il lui tient ce discours : Je suis Michel Vaumorin votre fils. Je loue Dieu de ce qu'il m'a fait la gr‰ce de trouver ce que je ne cherchais pas & que je devais rechercher plus que toutes les choses du monde. Je suis pourtant excusable puisque la croyance que jÕavais de votre mort m'exemptait de prendre cette peine.

Le vieillard, saisi d'Žtonnement non moins que son fils, jeta un grand cri de rŽjouissance &, versant un ruisseau de larmes de joie, profŽra ces paroles : C'est moi (™ mon cher fils) qui ai sujet de louer Dieu de la faveur que je reois de revoir ce que je n'espŽrais pas. Je ne me soucie maintenant de mourir puisque j'ai ce contentement. Aprs plusieurs caresses rŽciproques, ils entrrent dans la galre & dŽjeunrent ensemble. Cependant, le pre dit ˆ son fils que ce n'Žtait pas le tout, mais qu'il fallait trouver encore un moyen pour le retirer de captivitŽ. Le fils qui dŽsirait la libertŽ de son Pre plus que lui mme, s'offre d'y contribuer sa peine, ses moyens, & sa vie. Il s'achemine ˆ l'instant vers le Capitaine de la Galre &, se jetant ˆ ses pieds, il lui tient ce langage : Je vous supplie, Monsieur, de prendre pitiŽ d'un misŽrable vieillard & d'un pauvre jeune homme. Une disgr‰ce plut™t qu'un crime, a rŽduit en une cruelle servitude lÕun & privŽ l'autre, l'espace de vingt annŽes, d'avoir ce bien de voir celui qui l'a mis au monde. Quand l'un aurait bien mŽritŽ ce ch‰timent, toutefois, le long temps qu'il y a qu'il sert ˆ la rame vous oblige ˆ la misŽricorde & vous semond ˆ prendre pitiŽ de la jeunesse de l'autre qui vous fait une requte si juste & si remplie de piŽtŽ. Je vous conjure donc d'octroyer la libertŽ ˆ mon Pre. C'est ce bon homme que vous voyez ici ˆ vos pieds avec moi. Il priera dŽsormais Dieu pour votre prospŽritŽ, & je vous serai obligŽ toute ma vie... Il ežt continuŽ les prires si le Capitaine, rude & barbare comme sont ordinairement telles personnes qui hantent la marine, ne l'ežt interrompu &, avec des paroles mal gracieuses, ne lui ežt refusŽ tout ˆ plat sa demande & commandŽ qu'il se retir‰t.

Michel Vaumorin, encore qu'il se vit rabrouer de la sorte, ne perdit pas pourtant courage. Il n'y avait presque jour qu'il ne l'importun‰t de la libertŽ de son Pre, si bien que l'autre commena ˆ la fin de se courroucer de telle faon qu'il lui dit que, s'il lui venait plus rompre la tte de cette affaire, il l'attacherait ˆ la cadne: Aussi bien (disait-il) tes vous plus propre (coquin) de servir, que non pas celui pour qui vous m'importunez tant ; &, par aventure, le mŽritez-vous mieux que lui. Toutefois, si vous me baillez cent Žcus je le dŽlivrerai. Autrement, non. Ne m'en parlez donc davantage si vous ne voulez tre mis ˆ sa place. Ce jeune homme, voyant qu'il employait inutilement sa peine ˆ penser flŽchir ce barbare, est bien ennuyŽ. Il ne sait quelle voie prendre pour venir ˆ bout de son dessein. S'il avait l'argent que l'autre lui demande, il le lui aurait bient™t dŽlivrŽ, mais ses moyens sont trop courts pour recouvrer une telle somme.

Lui & son Pre lamentent leur infortune. Enfin, Michel Vaumorin s'informe de son pre, du temps qu'il fut condamnŽ ˆ ce servage, comment il Žtait plut™t ˆ Naples qu'ˆ Marseille, & d'autres circonstances sur ce sujet. Son Pre lui apprend que Henry deuxime donna une galre au Duc de Savoie en faveur de son mariage & que, puis aprs, le Duc la vendit ˆ ce Capitaine. Michel, ayant bien ruminŽ sur ce qu'il venait d'apprendre de son Pre, croit ˆ la fin que le plus expŽdient est qu'il aille en PiŽmont se jeter aux pieds de son Altesse & lui requŽrir une lettre de faveur adressŽe ˆ ce Capitaine. Il en communique le dessein ˆ son pre & prend congŽ de lui avec larmes, d'une & d'autre part.

Quand il est arrivŽ ˆ Turin, il attend le Duc ˆ la porte de l'Eglise &, comme il sort avec la Duchesse d'ou•r le service Divin, il se prosterne ˆ genoux &, leur racontant sa juste douleur, les supplie de l'assister de leur faveur pour la dŽlivrance de son misŽrable Pre. Ces supplications, accompagnŽes de pleurs & de sanglots, touchrent le cÏur de ces Princes, de sorte qu'ayant compassion de la piŽtŽ de ce jeune homme, le Duc parla ˆ lui en ces termes: Mon ami, je ne puis de puissance absolue tirer ton pre de captivitŽ. Je n'ai plus de pouvoir sur ce que jÕai vendu. La libertŽ de ton pre dŽpend d'un autre. Tout ce que je puis faire, c'est de t'octroyer la lettre de faveur que tu me demandes. Je te la ferai expŽdier ce jour mme, & te donnerai encore quelque chose pour subvenir ˆ sa dŽlivrance. Michel Vaumorin remercia la courtoisie de ce gŽnŽreux Prince qui lui fit ˆ l'instant dŽpcher une lettre qu'il Žcrivit ˆ ce Capitaine, telle que l'autre la demandait, & avec cela il lui donna cinquante Žcus. La Duchesse lui en donna autant.

Avec cette somme, il reprend le chemin de Naples &, passant par Rome, il visite certains amis qu'il y avait auxquels il raconte encore son infortune. Chacun, Žmu de pitiŽ, contribuait de quelque pice d'argent, si bien qu'il fit encore environ vingt Žcus.

 Quand il fut ˆ Naples, il alla trouver ce Capitaine & lui prŽsenta la lettre de son Altesse. Cet homme qui, jusques alors, avait ŽtŽ insensible ˆ la compassion, en fut aucunement touchŽ. ConsidŽrant sa persŽvŽrance & sa piŽtŽ, il ne le reut point si inhumainement que de coutume. Il lui demanda seulement s'il n'avait point d'argent. J'ai (rŽpond l'autre ) quelques trente Žcus.

Baille-les moi (dit le Capitaine ) & va t'en avec ton Pre o tu voudras. Lui, bien aise de ces paroles, tire de sa bourse trente Žcus & les lui baille.

Avant qu'un homme sorte des galres o il a ŽtŽ condamnŽ, il faut qu'il paye certains droits rŽduits ˆ certaine somme d'argent. Il n'y eut pas un de ceux ˆ qui ces droits appartiennent qui ne les lui quitt‰t, tant la piŽtŽ est recommandable, mme parmi les personnes qui mnent une vie sauvage & dŽnaturŽe.

Ayant dŽlivrŽ son Pre, ils s'en vont tous deux dans la ville de Naples, en rŽsolution de revoir bient™t leur patrie & de s'y acheminer ds le lendemain mme. Ils logrent ce soir dans un Cabaret & y firent si bonne chre que ce vieillard, ayant pris du vin plus que de coutume, commena ˆ faire le plus grand vacarme du monde. Il injuria l'h™te & l'h™tesse. Il voulait tout battre. Son propre fils eut bien de la peine ˆ empcher lui-mme ˆ n'tre point frottŽ. Si l'h™te se fžt adressŽ ˆ l'instant ˆ la justice, cet ivrogne qui venait tout fra”chement de recouvrer sa libertŽ, Žtait en danger d'en faire encore perte. Aussi son fils suppliait l'h™te d'excuser le bon Bacchus. A la fin, on le fit coucher pour digŽrer son vin.

Quand il fut jour, Michel Vaumorin prit congŽ de l'h™te & partit avec son Pre pour revenir en France. Mais, ™ chose Žtrange de la mauvaise nature de l'homme ! Il est bien impossible de la changer, si ce n'est par une gr‰ce particulire du Ciel que les Pa•ens, ignorant le vrai Dieu, attribuaient ˆ l'Žtude de la philosophie. L'exemple de Socrate en fait foi.

Un Physionomiste contemplait un jour ce Philosophe avec grande admiration & disait tout haut que c'Žtait le plus mŽchant & le plus exŽcrable homme que l'on sžt trouver. Tout le peuple, ayant ou• ses paroles, se moquait de lui comme d'un menteur & d'un ignorant, lorsque Socrate leur dit : Il a raison de tenir le discours qu'il tient de moi. Ses paroles sont vŽritables. Mon inclination me portait ˆ la mŽchancetŽ, mais j'ai corrigŽ les dŽfauts de ma Nature, par le moyen de la Philosophie.

Le pre de Michel Vaumorin n'avait pas corrigŽ les siens aux galres. Le tourment qu'il y avait reu ne l'avait pas rendu plus homme de bien qu'il Žtait auparavant. Il Žtait tellement enclin de son naturel au larcin qu'il n'eut pas cheminŽ deux journŽes avec son fils qu'il se levait la nuit pour fouiller en ses pochettes, cependant qu'il dormait, & pour lui dŽrober son argent. Ce pauvre jeune homme qui s'en aperut avait bien de la peine ˆ le cacher en quelque lieu o il ne le trouv‰t pas si librement. Il laissait nŽanmoins quelque monnaie ˆ ses chausses afin d'en faire plus d'expŽrience &, nŽanmoins, il ne lui en disait jamais mot, parce qu'il craignait de le f‰cher.

Ce misŽrable, ˆ chaque fois, jurait & blasphŽmait le nom de Dieu, injuriait son fils & le maudissait de ce qu'il l'avait tirŽ des galres pour lui faire prendre tant de peine par les chemins. Ce pauvre jeune homme supportait le tout patiemment & le priait d'avoir bon courage, puisqu'en peu de temps ils arriveraient en France. Aprs beaucoup de mal, ils y arrivrent.

Etant prs d'entrer dans Paris, Michel dit ˆ son pre qu'il fallait qu'il l'attend”t en quelque lieu jusques ˆ tant qu'il ežt parlŽ ˆ sa mre. L'autre qui ne sÕŽtait encore informŽ de sa femme, lui demanda si elle Žtait vivante. Michel lui rŽpondit qu'il l'avait laissŽe en assez bonne disposition lorsqu'il partit de Paris, mais qu'elle s'Žtait remariŽe avec un Ecrivain, croyant qu'il fžt mort, & qu'ils demeuraient ˆ la rue des Carmes.

Le Pre, oyant cette nouvelle, commena ˆ se mettre en colre & ˆ profŽrer mille injures contre sa femme, jurant qu'il l'assommerait de coups, pour s'tre ainsi remariŽe sans savoir assurŽment s'il Žtait mort. Avec ce courroux, il entre ˆ la ville avec son fils par la porte Saint-Victor & vont droit ˆ l'Eglise des Carmes o Michel Vaumorin prie son pre de l'attendre jusques ˆ ce qu'il revienne, aprs qu'il aura appris les nouvelles de sa venue ˆ sa mre.

Il quitte donc son pre & entre au logis o elle se tenait. Quand elle le vit, elle courut l'embrasser Žtroitement & verse en abondance des pleurs de joie. Mon fils (disait-elle) est-il possible que tu aies pu demeurer deux ans sans avoir jamais fait savoir de l'Žtat de tes affaires ˆ ta pauvre mre qui a fait tous les jours ˆ Dieu mille vÏux pour ton retour ? puisque je te tiens maintenant, je ne te laisserai pas Žchapper si aisŽment une autre fois. Aussi ne dois-tu pas dŽsormais t'Žloigner de moi de la sorte, mais, considŽrŽ que n'ayant d'autre enfant que toi, tu dois tre mon b‰ton de vieillesse & tout mon confort. Michel, interrompant les plaintes maternelles, parla ˆ elle en ces termes: Ma mre, je loue Dieu de ce que je vous revois en bonne disposition. C'Žtait un de mes plus grands souhaits durant mon absence. Mais il y a bien d'autres nouvelles dont par aventure vous serez bien ŽtonnŽe. Vous m'aviez souvent fait entendre que mon pre Žtait mort. Je vous apprends qu'il est tout plein de vie & qu'il n'est gure loin d'ici. Je me trouve bien empchŽ pour vous conseiller de ce que vous devez faire, Žtant remariŽe comme vous tes.

Cette femme fut bien Žbahie d'ou•r parler son fils de la sorte, mais elle le fut encore plus quand elle vit entrer son mari tout blanc de vieillesse qui, ayant suivi son fils de loin & impatient de bien frotter sa femme, Žtait entrŽ dans le logis & montŽ ˆ sa chambre. Sit™t qu'il vit sa femme, il commena ˆ tenir ce discours. Vous tes donc remariŽe, chienne, putain de voirie. Par le Dieu qui m'a crŽŽ, je ne souffrirai jamais un tel affront, mais je vous battrai tant que vous en mourrez. Ce disant, il se rue sur elle ˆ coups de poings. Sans le secours de son fils qui le retenait, il l'ežt sans doute mal accommodŽe. Cette femme, cependant, criait au secours & son second mari qui Žtait en une chambre plus haute avec ses Žcoliers ˆ qui il faisait la leon, descendit proprement au cri. Voyant sa femme ŽchevelŽe, il se jette sur Jean Vaumorin, & l'autre sur lui, & ˆ coups de pieds & de poings ils s'Žtrillent ˆ bon escient. Michel qui ne pouvait pas tout seul les sŽparer, crie ˆ l'aide. Les voisins accourent & ont bien de la peine ˆ se mettre entre deux. L'un dit ˆ l'autre qu'il payera le tort qu'il lui a fait de battre sa femme. L'autre rŽpond que c'est sa femme & non la sienne, & qu'il est un mŽchant de la lui avoir dŽbauchŽe durant son absence.

Le Commissaire arrive qui les fait tous deux prisonniers. Aprs les avoir ou•s, ils sont Žlargis, & gros procs est par eux intentŽ. Il y a appel en la Cour de Parlement. Les Avocats plaident la cause & remontrent chacun leur fait, & allguent de belles raisons d'un c™tŽ & d'autre que nous n'insŽrons point ici, pour tre trop prolixes. Enfin, ce juste & Žquitable SŽnat ordonne par un Arrt dŽfinitif, que Jeanne Perrot demeurera ˆ Jean Vaumorin, & les meubles qui Žtaient communs entre elle & son second mari appartiendraient ˆ cet Ecrivain. Il faut donc qu'il se pourvoie d'une autre femme, & peut-tre est-il bien aise de s'tre dŽfait d'une si pesante charge, la poursuite qu'il faisait n'Žtant que pour avoir les meubles. Ceux qui ont gožtŽ du mariage, assurent presque tous que les mariŽs n'ont que deux bons jours, celui des noces & le jour des funŽrailles de la femme. Je m'en rapporte ˆ la vŽritŽ. Je n'en parle que par ou•-dire. Le peu d'envie que j'ai de me soumettre sous la tyrannie d'une telle loi, me fait plut™t croire ce qu'on en dit, que ne le croire pas.

Tant y a, que Jean Vaumorin, Žtant possesseur de sa femme, se retire avec elle & avec son fils dans un mme logis. Il recommence de nouveau ˆ raccoutrer [rŽparer] pour les uns & pour les autres de vieux habits. Le long temps qu'il avait demeurŽ sans exercer son mŽtier, le lui avait fait presque oublier, & puis la faon de la cour qui change tous les jours depuis que les nations Žtrangres s'y sont introduites, lui Žtait fort Žtrange. Son ‰ge mme lui avait diminuŽ de sa vue & rendu ses mains engourdies au travail mais non pas aux larcins, ainsi que nous verrons maintenant.

Je disais ci-dessus qu'il est bien malaisŽ de corriger les dŽfauts de la Nature. Celui qui, de sa jeunesse, est adonnŽ au vin, se ressent tout le temps de sa vie de la contagion de ce vice. Nous lisons que l'Empereur Tibre fut sevrŽ par sa Nourrice avec du pain trempŽ dans du vin & qu'elle continua ˆ le nourrir de la sorte un long temps. Aussi fut-il un si grand ivrogne que quelques uns pour se moquer de lui le nommaient Bibere, au lieu de Tibre. Caligula, NŽron, Domitien & autres pareils Monstres cruels & inf‰mes, avaient ŽtŽ nourris au sang ds leur jeunesse. On leur faisait tuer des btes & puis laver leurs mains de leur sang. Ils en firent une telle habitude, qu'Žtant montŽs, puis aprs, au souverain degrŽ de pouvoir, ils faisaient aussi peu d'Žtat de rŽpandre le sang humain que celui des animaux. Leurs plus proches parents, comme leurs frres, leurs sÏurs, leurs femmes & leurs propres mres, n'en Žtaient pas exemptŽs. Autant en pouvons-nous dire de ceux qui, ds leur jeunesse, se sont adonnŽs aux larcins. Combien d'hommes, autrement recommandables, soit pour leur valeur, soit pour leur savoir, ont ŽtŽ atteints & convaincus de ce dŽfaut pour n'en avoir pas pris la correction en leur bas ‰ge ? Notre sicle est tout rempli de ces exemples, sans qu'il soit besoin de mendier l'antiquitŽ. Un grand que je connais disait un jour que ses yeux n'apercevaient jamais quelque joyau ou quelque autre chose prŽcieuse, que ses mains ne dŽsirassent aussit™t de s'en saisir. Dieu sait aussi comme, durant les guerres, ils exercent des pillages & combien ils s'approprient des dŽpouilles par droit de biensŽance [ˆ leur convenance].

Mais, pour reprendre notre discours, Jean Vaumorin n'eut pas achevŽ l'annŽe depuis son retour des galres qu'il ne fžt souponnŽ d'tre toujours larron. Quand il taillait quelque habit, il fallait avoir toujours l'Ïil sur ses mains, autrement la pice leur en demeurait. MisŽrable homme, que les rigueurs d'une mort civile n'avaient pu rendre homme de bien ! Aprs tant de persŽvŽrance au mal, le Ciel se f‰che & permet que nous soyons punis suivant que nous le mŽritons. Dieu est prompt au pardon & lent ˆ la peine, mais enfin il paye avec usure le mŽpris que nous faisons de sa misŽricorde. Jean Vaumorin le tŽmoigne. Ayant ŽtŽ toute sa vie larron & n'ayant pu, ou plut™t voulu, se faire sage ˆ ses dŽpens, il reut ˆ la fin le ch‰timent qu'il avait desservi.

Un homme de sa connaissance vint ˆ se marier. Lui & sa femme sont invitŽs ˆ la noce. La coutume ordinaire du peuple de Paris est d'en cŽlŽbrer la fte en des salles que des Bourgeois louent & qui sont particulirement destinŽes pour ce sujet. L'on y danse au son des instruments, l'on y rit, l'on y fait bonne chre, & chacun des invitŽs contribue au bassin, ˆ l'entrŽe & ˆ la fin du repas, la pice d'or ou d'argent ˆ sa discrŽtion & suivant les commoditŽs. Cet homme, se trouvant donc en une pareille assemblŽe, y trouble toute la joie. Quand on veut lever la nappe & recueillir la vaisselle, un gobelet d'argent se trouve perdu. Un bruit confus se fait parmi ce ramas de peuple & chacun accuse le larron. Enfin, le ma”tre du logis qui ne veut point perdre son bien requiert qu'on vienne ˆ fouiller tout le monde. Plusieurs, qui savaient le mauvais naturel de Jean Vaumorin, avaient secrtement averti le ma”tre du logis de le fouiller tout le premier. Il le fait & le vol est trouvŽ sur lui. Les assistants se jettent sur lui, & sont prts de l'assommer, sans un Commissaire qui Žtait de la noce, qui d'office lui met la main sur le collet & l'emmne aux prisons du Ch‰telet.

Son procs Žtant instruit, & appel Žtant interjetŽ sur quelque incident, la Cour retient la connaissance de la cause &, aprs avoir mžrement exagŽrŽ [digŽrŽ ?] le fait & considŽrŽ la persŽvŽrance au mal de ce misŽrable, elle le condamne justement ˆ tre pendu & ŽtranglŽ ˆ la place Maubert. Cet Arrt fut exŽcutŽ. Tout le peuple courait, non tant pour le supplice dont l'espce est si commune dans cette grande ville, que pour la curiositŽ de voir celui de qui la mauvaise nature Žtait autant dŽtestŽe que la piŽtŽ de son fils recommandŽe. Ainsi finit misŽrablement sa vie cet homme par un licol, aprs l'avoir si souvent ŽchappŽ, & aprs mme avoir demeurŽ plus de vingt ans aux galres pour ses malŽfices.

Cette Histoire doit servir d'exemple ˆ ceux qui ne reoivent point d'amendement en leur vie. Elle leur doit reprŽsenter le juste ch‰timent de Dieu qui attrape, ou t™t ou tard, les mŽchants. Bien rarement Žvitent-ils (comme parlent les ThŽologies) la peine du pŽchŽ. Elle nous tŽmoigne aussi l'amour & la piŽtŽ que nous devons ˆ nos parents, encore que pour leurs vices ils soient indignes de compassion. La nature nous y oblige & la loi nous le commande. Michel Vaumorin est recommandable pour cette vertu, encore que la peine qu'il prit pour retirer son pre de servage ne lui servit que pour le conduire au gibet. Mais il ne pensait pas que cela lui džt arriver. La justice Divine n'Žtait pas assez satisfaite. Il fallait un autre supplice pour expier son obstination. Le Ciel veuille amender les mŽchants & maintenir les gens de bien !

10. Des aventures tragiques de Floridan & de Lydie.

QUE la race des mortels est sujette ˆ des accidents divers ! La vie de l'homme est un branle perpŽtuel, un flot inconstant & un nuage portŽ au grŽ des vents. Rien ne se trouve de durable, & la fŽlicitŽ qu'on s'y propose pour la plus assurŽe, est celle qui est la plus sujette au changement. L'amour, l'honneur, les richesses, la beautŽ & le contentement, s'y rendent comparables ˆ un Žclair, ˆ qui na”tre & mourir, luire & s'Žteindre, est une mme chose. L'histoire dŽplorable que je veux dŽcrire en rendra tŽmoignage. Les mŽmoires que m'en a donnŽs l'un de mes amis, curieux de recueillir les choses plus mŽmorables qui arrivent tous les jours au monde, me l'ont apprise en cette manire.

 

ClŽon, hŽritier d'une des plus illustres maisons de France, Žtait un Seigneur accompli en beaucoup de rares qualitŽs. II avait mille fois tŽmoignŽ son courage & sa valeur aux yeux de son Prince, en tant de batailles & de rencontres qu'ˆ bon droit il avait acquis le titre de parfait Cavalier. Lorsque l'‰ge le dispensa de se trouver dŽsormais aux sanglants exercices de Mars, il se retira en une sienne maison b‰tie aux bords du beau fleuve de Loire. Quand il quitta le train des armes, il avait dŽjˆ perdu Cleonice sa chre Žpouse, ˆ qui les vertus servaient de lustre & d'ornement. De leur chaste couche Žtait procŽdŽ un fils nommŽ Floridan douŽ de beautŽ & de bonne gr‰ce autant que gentilhomme de son temps.

Aprs que le Pre l'eut fait instruire en tout ce qui peut rendre recommandable une personne de pareille qualitŽ, il dŽlibŽra de le marier de bonne heure avec la fille d'un Seigneur sien voisin, fort riche, & fille unique, de mme que Floridan Žtait fort riche & fils unique. Comme les deux Pres Žtaient sur le point de faire cette alliance, il arrive que Floridan qui Žtait pour lors ˆ la Cour en rŽputation de l'un des plus galants Cavaliers, se rencontre un jour en la galerie du Palais, lieu o communŽment la jeune Noblesse se rend pour y voir une infinitŽ de belles Dames qui y abordent aussi de toutes parts. Comme il s'y entretient avec d'autres Cavaliers, une jeune Damoiseile y passe masquŽe.

Elle Žtait de belle taille & de fort bonne mine. Si cette Damoiselle (dit Floridan) est aussi belle sous son masque comme elle le fait para”tre en apparence, elle mŽrite d'tre servie des plus braves. Tenant ce discours & ayant toujours ses regards arrtŽs sur elle, il voit comme elle s'arrte ˆ une boutique pour y acheter une Žcharpe. Floridan, se servant de cette occasion, s'approche & la salue courtoisement. La Damoiselle, voyant un si honnte & si beau gentilhomme, ™te son masque & lui rend son salut. Ce jeune Seigneur n'eut pas plut™t aperu son beau visage qu'Amour qui Žtait en embžche navra son cÏur de telle sorte qu'il fut contraint de s'avouer pour vaincu. Il se met ˆ entretenir cette Damoiselle qui n'Žtait pas moins ŽtonnŽe de sa bonne gr‰ce qu'il l'Žtait de sa rare beautŽ. Floridan apprend d'elle son nom, le lieu de sa naissance, sa demeure, & les affaires qui la retiennent en ville ˆ la poursuite d'un procs dŽvolu par appel en la Cour de Parlement.

Aprs que cette Damoiselle que nous nommerons Lydie, issue d'une noble famille de Picardie eut contŽ ˆ Floridan l'Žtat de ses affaires, il l'accompagna en son logis &, ds l'heure, il lui offrit de l'assister & d'employer ses amis pour lui faire obtenir le gain de sa cause. Et d'effet, il la prit si bien en main & la sollicita de telle sorte qu'en peu de temps elle obtint un Arrt favorable. Comme elle eut obtenu ce qu'elle dŽsirait, elle voulut s'en retourner ˆ son pays lorsque Floridan lui reprŽsenta l'amour qu'il lui portait, si violente qu'il lui Žtait impossible de vivre plus longuement si elle n'avait soin de son allŽgeance. Qu'il la conjurait par son extrme passion, d'allŽger son martyre & de n'exercer point sa cruautŽ contre une personne qui ne vivait que pour l'aimer & pour la servir. Lydie, comme une fille bien apprise, lui opposait au contraire qu'encore qu'elle fžt sa redevable, elle faisait nŽanmoins tant de compte de son honneur, qu'elle aimait mieux perdre la vie que de le noircir d'aucune t‰che. Qu'elle le suppliait de prendre la raison pour guide & d'™ter son amour d'un sujet qui, pour la diffŽrence & inŽgalitŽ du sang, lui devait tre interdit.

 Vous tes grand Seigneur (disait-elle) & je ne suis que simple Damoiselle. Vous devez adresser vos vÏux ˆ une BeautŽ digne de votre maison & de votre mŽrite. Il faut que jÕavoue que je vous honore & vous aime plus que toute autre personne, mais la rŽputation que toutes les honntes Dames doivent avoir en estime empchera toujours que je n'accomplisse mon dŽsir & le v™tre. Contentez-vous, je vous prie, de l'un & ne m'importunez point de l'autre, puisqu'il n'est point en mon pouvoir de vous l'octroyer, sans faire une cruelle brche ˆ mon honneur. Floridan, oyant la sage rŽponse de cette Damoiselle & l'en estimant davantage, lui repart en ces termes. Jˆ n'advienne (ma chre ‰me) que je t‰che ˆ vous ™ter une chose pour qui jÕexposerais mille vies. Si je vous recherche, ce n'est que par la voie lŽgitime de mariage que je cŽlŽbrerai lorsque vous me voudrez accorder tant de gr‰ce que de m'avouer pour votre Žpoux. J'en ferai para”tre les effets quand il vous plaira.

Monsieur (dit elle), je ne sais comme cela se pourrait faire. Votre pre n'y consentira jamais &, si vous le faites clandestinement, ce sera lui donner sujet de se plaindre, & de vous, & de moi. Jamais nous n'aurons du contentement auprs de lui. Floridan lui rŽpond qu'elle ne se m”t point en peine pour ce c™tŽ, qu'il savait bien un moyen pour venir ˆ bout de ce dessein.

Durant que leurs amours s'allument, le gouverneur de ce jeune Seigneur nommŽ la Garde, au lieu de le reprendre ˆ bon escient, le favorisait & se laissait emporter au courant de sa passion. Encore qu'il fžt sage & bien avisŽ & qu'on ežt fait Žlection de sa personne pour veiller sur ses actions, toutefois il se reprŽsentait que, dŽjˆ, ce jeune Seigneur Žtait grand & que, l'amour Žtant une flamme qui ne peut aisŽment s'Žteindre, il pourrait encourir sa mauvaise gr‰ce & perdre la rŽcompense qu'il espŽrait de son long service. Faibles raisons d'un homme ˆ qui l'on a commis une telle charge. Sans doute, s'il ežt averti secrtement le pre de Floridan de cet affaire, les malheurs qui en arrivrent depuis eussent ŽtŽ dŽtournŽs par le remde que ClŽon y ežt mis.

La conclusion de ce mariage prise, Floridan accompagne Lydie en sa maison qui Žtait, ainsi que nous avons dŽjˆ dit, en Picardie. Lorsqu'ils y sont arrivŽs, elle dispose de ses affaires, emporte ce qu'elle peut du logis paternel &, sans prendre congŽ d'aucun de ses parents, elle trouve le gouverneur de Floridan qui l'attend hors la ville, la monte sur une haquenŽe & la mne en Auvergne en un ch‰teau que le pre de Floridan y avait. Tandis, Floridan qui s'Žtait arrtŽ ˆ Paris pour lever des Žtoffes & pour acheter des bagues & des joyaux, prend la poste & arrive aussit™t qu'eux au lieu assignŽ. Cependant, les parents cherchent cette Damoiselle partout & emploient inutilement beaucoup de peine pour savoir de ses nouvelles, tandis que Floridan fait venir un Prtre &, en prŽsence de la Garde & de son valet de chambre, Žpouse Lydie.

Les voilˆ donc mariŽs, jouissant ˆ souhait de leurs dŽsirs. Ils n'avaient qu'un cÏur. Ils sont toujours ensemble & ne peuvent, sans souffrir un cruel tourment, d'tre sŽparŽs l'un d'avec l'autre. Toutefois, Floridan est contraint de faire quelque voyage vers son pre, mais c'est le plus rarement qu'il peut. Au bout de l'an, Lydie produit de ce mariage clandestin un fils. Ils le font nourrir & Žlever, & Floridan lui fait porter le nom de sa maison. Je l'appellerai Gentian. Mais, pendant qu'ils cueillent le fruit de leurs amours sans trouble ni empchement, la fortune qui n'a d'autre fermetŽ que l'inconstance, aprs leur avoir montrŽ un visage si riant & si favorable, & qu'elle leur ežt fait gožter tant de douceurs, se prŽpare ˆ leur tourner le dos & ˆ leur faire avaler tout ce qu'elle a d'amertume. Le Ciel qui leur avait ŽtŽ si calme & si serein, ne sera dŽsormais pour eux qu'un orage de malheur & d'infortune. La cause en fut telle.

Le Roy, pour venger le tort que des Provinces Etrangres lui faisaient & pour recouvrer ce qui lui appartenait justement, avait en ce temps levŽ une grande armŽe & passŽ les monts. DŽjˆ, tout tremblait au bruit de ses conqutes & la victoire qui l'avait accompagnŽe en deux sanglantes batailles lui promettait le triomphe entier de ses ennemis, quand Floridan considŽrant le rang qu'il tenait en France & le mŽrite que ses Anctres s'Žtaient acquis dans les Histoires fidles, se rŽsolut de quitter pour un temps le myrte pour le laurier, & d'aller employer la force de son bras en une occasion si cŽlbre & si remarquable. Il communiqua son dessein ˆ Lydie qui, au commencement, ne pouvait se rŽsoudre ˆ souffrir l'Eclipse de son beau Soleil. Ses beaux yeux ne cessaient de verser un torrent de larmes & sa belle bouche Žtait incessamment ouverte aux soupirs & aux sanglots. Floridan lui reprŽsentait l'honneur qui le conviait ˆ partir & la brche qu'il ferait ˆ sa rŽputation si, pendant que tant de braves Cavaliers avaient pour tŽmoins de leur valeur les yeux d'un si grand Monarque, il demeurait en sa maison, avec autant d'infamie que les autres possŽdaient de gloire. Que cela lui apporterait un grand prŽjudice, & ˆ lui, & ˆ sa postŽritŽ, & lui serait dŽsormais un obstacle pour atteindre aux charges & aux qualitŽs que ses prŽdŽcesseurs avaient si dignement exercŽes. Qu'elle trouv‰t donc bonne sa rŽsolution puisqu'elle Žtait fondŽe sur l'honneur qui doit servir de conduite aux ‰mes gŽnŽreuses, & qu'elle se consol‰t de l'espoir d'un prochain retour.

Ces raisons si justes furent enfin capables d'apaiser en quelque sorte le deuil de Lydie que Floridan pourvut de tout ce qui lui Žtait nŽcessaire pendant son absence, & laissa en charge le ch‰teau o ils se tenaient ˆ son Gouverneur, le priant d'avoir soin de sa femme comme de lui mme, & promettant de l'en rŽcompenser, ensemble des autres services qu'il lui avait rendus, sit™t qu'il serait de retour. La Garde lui promit toute fidŽlitŽ & toute assistance en cette affaire, & d'y exposer mme sa propre vie s'il en Žtait besoin. Mais le tra”tre garda mal sa promesse, ainsi que nous verrons par la suite de cette histoire.

Aprs que Floridan fut parti avec un Žquipage digne de sa grandeur, la Garde alla trouver son pre pour voir ce que l'on disait & pour dŽcouvrir s'il n'avait pas eu le vent de ce mariage.

ClŽon l'ignorait, mais nŽanmoins il avait sourdement appris que son fils entretenait une Damoiselle en Auvergne, en ce ch‰teau dont nous avons dŽjˆ parlŽ. Cela le f‰chait fort & il ežt volontiers empchŽ ces amours, & chassŽ le sujet de cette place s'il ežt pu : mais elle Žtait si forte & si bien gardŽe que personne n'y pouvait entrer sans la permission de celui qui en avait le gouvernement. D'autre part, il avait peur de faire dŽplaisir ˆ ce fils qui Žtait unique en sa maison & qu'il aimait ˆ l'Žgal de lui-mme. Sit™t qu'il vit le Gouverneur, il commena ˆ se plaindre & ˆ lui tenir ce langage. Je n'eusse jamais cru (La Garde) que vous eussiez procŽdŽ au gouvernement de mon fils comme vous avez fait. Je fis Žlection de votre personne, comme d'un sage Gentilhomme qui ne doit avoir pour but que l'honneur & la rŽputation. Mais, au lieu de rŽprimer les folles passions d'une jeunesse, vous avez non seulement prtŽ votre consentement ˆ ses dŽsirs, voire encore vous lui avez servi de support. Est ceci le fruit que jÕespŽrais de la nourriture qu'il devait recevoir de votre main ? O Dieu ! quelle gloire avez-vous acquise ! J'ai appris que vous avez changŽ la qualitŽ de Gouverneur en celui de maquereau, nom indigne de Gentilhomme & qui vous fera porter dŽsormais une marque sur le front, que vous n'effacerez jamais. La Garde, ayant ou• ce discours & piquŽ jusques au vif par une telle injure, rŽpondit ˆ ClŽon en ces termes : Monsieur, vous me faites un grand tort de m'avoir en une si vile estime. Si un autre que vous, & qui fžt de ma qualitŽ, me tenait ce discours, je perdrais la vie ou jÕen tirerais ma raison. Je n'ai jamais appris ˆ Monsieur votre fils que tout exemple d'honneur & de vertu. Les rares dons dont il est accompli en pourraient toujours donner un fidle tŽmoignage. S'il a ŽtŽ transportŽ d'amour, je nÕen suis pas cause. L'amour est une si violente ardeur qu'il est bien difficile de l'Žteindre. Je pense que vous l'avez assez expŽrimentŽ lorsque votre ‰ge vous conviait ˆ le servir. Je puis nŽanmoins dire avec assurance que les amours de Floridan ne m'ont jamais ŽtŽ connues, jusques ˆ tant qu'il me fit appeler pour tŽmoin et qu'il Žpousa en ma prŽsence une honnte Damoiselle qu'il chŽrit, & qu'il tient maintenant pour sa femme & dont il a eu un fils. Appelez-vous maquerellage, ce qui se fait par la voie de l'Eglise & par le consentement des parties ? Pouvais-je dŽsormais sŽparer ce que Dieu avait conjoint ? Quand vous considŽrerez bien le tout, vous trouverez que je ne suis pas si coupable que vous me faites. Il voulut continuer ses excuses, lorsque le pre ne pouvant supporter davantage le regret qu'il ressentait de cette clandestine alliance, l'interrompit par ces paroles. Mon fils est donc mariŽ sans mon consentement, & avec une fille dŽbauchŽe & de bas lieu ? O Ciel ! puis-je bien ou•r cette nouvelle sans mourir ? Est ceci l'alliance que jÕespŽrais de faire pour la grandeur de notre maison ? Ha ! la Garde, vous m'en deviez avertir plus t™t & jÕy eusse apportŽ le remde qu'il y fallait apporter.

Si je l'eusse fait (rŽpond le Gouverneur) il y allait de ma vie, mais si vous me voulez croire & me rŽcompenser de ma peine, je sais un moyen pour tirer dehors cette femme, & pour l'envoyer en lieu dont vous n'orrez jamais parler.

Si vous le faites (dit ClŽon), je promets de vous rŽcompenser si dignement que vous aurez sujet de vivre content le reste de vos jours.

Le Gouverneur le prie de lui laisser manier l'affaire & l'assure qu'il s'y comportera si dextrement qu'il n'aura occasion de se plaindre de lui. En cette rŽsolution, ce mŽchant perfide part de la maison du pre pour s'en retourner en Auvergne &, durant le chemin, il invente la plus grande trahison dont on ait jamais ou• parler. Avant que d'arriver au ch‰teau o Žtait Lydie, il s'habille de noir &, en cet accoutrement, il se prŽsente ˆ la ma”tresse de Floridan, tout triste & les larmes aux yeux. HŽlas ! Madame (ce dit-il) la grande perte que nous venons de recevoir, vous & moi ! Vous avez perdu un tel mari qu'il est impossible que vous en recouvriez jamais un semblable, & moi le meilleur ma”tre du monde. Nous avons bien du sujet de nous plaindre. Tout notre espoir est mort avec Floridan qui a ŽtŽ tuŽ en une bataille. La dolente Lydie tombe ˆ ces tristes mots par terre, p‰mŽe. Sa damoiselle de chambre, avec la Garde, t‰chent ˆ lui faire reprendre ses esprits & ˆ la consoler. Lorsqu'elle se reconna”t, elle profre de si pitoyables plaintes qu'elles seraient capables d'Žmouvoir les pierres, & les marbres. Ha ! fausse fortune (disait cette misŽrable), m'avais-tu colloquŽe en un si haut tr™ne de gloire, pour m'en faire choir si promptement ? A qui aurai-je dŽsormais recours puisque jÕai perdu le soutien de mon heur & de ma vie ? J'ai abandonnŽ mes parents qui se moqueront maintenant de moi si je me retire vers eux. Pour suivre Floridan, je me suis rendue odieuse ˆ tous mes amis. Irai-je vers son pre ? Il me tiendra pour une impudique &, au lieu de me traiter comme sa belle fille, il voudra me faire punir comme coupable.

Achevant ce discours, elle s'Žvanouit derechef. Cependant, la Garde la fait emporter en sa chambre & coucher sur un lit o elle pleure, crie & se tourmente. Mais c'est la manire des femmes qui pleurent & rient ˆ mme temps, & de qui l'amour (comme l'on dit) & la douleur ne durent que l'‰ge de ces animaux qu'on nomme EphŽmres, qui ne vivent qu'en jour. L'exemple de Lydie me servira de caution.

Quand elle a bien criŽ & appelŽ ˆ son secours la mort, triste recours des misŽrables, la Garde la vient voir &, aprs quelques discours & quelques plaintes sur le sujet de leur commun dŽsastre, ce tra”tre lui tient ce langage : Vous savez (madame) que les choses que la mort ravit, ne retournent plus au monde. Il n'est plus temps de nous consumer aux soupirs & aux regrets, mais de donner ordre ˆ nos affaires. Floridan n'est plus en vie pour nous assister ˆ notre besoin. Vous tes dŽnuŽe de tout support, comme moi de ma”tre. On ne vous avouera jamais pour sa femme, de sorte que ni vos parents ni les siens ne vous traiteront jamais suivant votre mŽrite. Si vous voulez tendre l'oreille ˆ un avis salutaire que je vous donnerai, vous pourrez vivre dŽsormais, sinon avec tant de fortune que vous aviez, pour le moins en une paisible condition. Je fais tant de compte de vos perfections que, si vous voulez me recevoir pour votre Žpoux, je m'efforcerai dŽsormais de vous rendre non seulement tout devoir de mari, mais encore de serviteur, quand je n'aurais autre considŽration que vous avez ŽtŽ la femme de mon ma”tre. Si vous considŽrez l'Žtat o vous tes rŽduite & ma condition, la chose ne vous semblera pas si dŽsavantageuse que vous pourriez estimer de premier abord. Je suis Gentilhomme d'assez bon lieu qui ai encore en Poitou deux mille livres de rente. Si nous sommes contraints ˆ dŽloger de ce lieu, nous y passerons le reste de nos jours, avec autant de contentement que nous avons maintenant de dŽplaisir.

Lydie, oyant ce discours, ne savait que lui rŽpondre, tant elle se trouvait confuse. D'un c™tŽ, elle se reprŽsentait l'honneur qu'elle avait eu d'Žpouser un si grand Seigneur dont elle avait un fils qui, selon le droit divin & humain, devait un jour possŽder soixante ou quatre-vingt mille livres de rentes. La mort si fra”che & si rŽcente de Floridan & les reproches qu'on lui pourrait faire de l'avoir peu aimŽ si elle consentait si t™t ˆ cette amour, se reprŽsentait devant elle. D'autre part, sa misre prŽsente offrait devant ses yeux le peu de support qu'elle pouvait recevoir de ceux qui lui appartenaient & le peu de moyen qu'elle avait pour faire autoriser son mariage. Ces dernires considŽrations, mlŽes avec l'apprŽhension de devenir plus misŽrable qu'elle n'Žtait, eurent tant de force qu'elle fut induite ˆ consentir ˆ la recherche de la Garde. Par cet exemple, nous pouvons remarquer l'inconstance de ce sexe, plus variable que la girouette d'une tour & plus mouvant que le sable. C'est un rare oiseau qu'une femme constante. Nos sicles n'en produisent plus &, s'ils en ont produit quelque une, la semence en est perdue.

Voilˆ donc comme ce tra”tre ayant gagnŽ la volontŽ de cette lŽgre, parvient au but qu'il avait tant dŽsirŽ. Sans doute, il y avait longtemps qu'il en Žtait amoureux mais jamais il n'avait osŽ dŽclarer son amour, pour le respect de son ma”tre & pour la peur qu'il avait d'tre ch‰tiŽ de sa tŽmŽritŽ. Ils accomplissent donc leur mariage en cette sorte : la Garde fait venir le CurŽ du prochain village &, en prŽsence d'un des domestiques qui lui Žtait assidu, il Žpouse Lydie & souille perfidement la couche de celui ˆ qui il avait autrefois donnŽ de contraires instructions. Aprs avoir assouvi ses dŽsirs durant l'espace de quelques jours, il dit ˆ Lydie qu'il avait appris de bonne part, comme le pre de Floridan le menaait de leur envoyer un PrŽv™t pour se saisir de sa personne, disant qu'elle avait retenu plusieurs bagues & joyaux appartenant ˆ feu son fils ; que, pour Žviter cet inconvŽnient, il Žtait d'avis que tous deux se devaient retirer en Poitou, en la maison qu'il y avait o ils pourraient dŽsormais passer leurs jours sans aucun trouble. Lydie veut ce qu'il veut & se remet ˆ son jugement pour disposer de sa personne comme celui qui a toute puissance sur elle.

Ils disposent donc de leur dŽpart & emportent ce que Lydie a de plus prŽcieux, & font tant par leurs journŽes qu'ils arrivent en Poitou, en une maison o se tenait le frre a”nŽ de la Garde. Aprs y avoir sŽjournŽ quelques jours, le tra”tre dit ˆ Lydie qu'il veut faire un voyage vers le Pre de Floridan pour tirer de lui ce qui lui Žtait dž de reste de ses gages, & pour t‰cher ˆ recevoir quelque digne salaire des longs services qu'il lui a rendus au gouvernement de son fils ; l'assure de revenir bient™t pour vivre dŽsormais avec elle en toute sorte de liesse &, en sa prŽsence, il la recommande ˆ son frre & ˆ sa belle-sÏur, & les prie de lui faire le meilleur traitement qu'il leur sera possible. Cependant, il avertit secrtement son frre que, sept ou huit jours aprs son dŽpart, il la chasse de sa maison & qu'on n'en oye plus parler. IndignitŽ la plus cruelle qui se puisse imaginer, ainsi que vous apprendrez.

La Garde part donc & arrive en peu de temps en la maison de ClŽon. Sit™t qu'il le voit, il lui apprend le beau trait dont il a usŽ envers Lydie & les moyens qu'il avait pratiquŽs pour s'en dŽfaire. Le pre de Floridan, aise au possible, l'embrasse mille fois & lui donne telle rŽcompense qu'il veut.

La pauvre dame qui ne songe point ˆ toutes ces trahisons, n'avait pas encore achevŽ de demeurer six ou sept jours au logis du frre de la Garde que ce cruel la va trouver sur la nuit ˆ sa chambre. Il l'Žveille &, comme tout effrayŽ, il lui apprend qu'un PrŽv™t des MarŽchaux est au village prochain pour venir se saisir de sa personne, ˆ la pointe du jour, suivant une commission qu'il a, ˆ la requte du pre de Floridan, & lui dit que ce lui serait un grand crve-cÏur s'il la voyait ainsi mener prisonnire, de sorte qu'il lui conseillait de se lever promptement & de gagner au pied pour sauver sa vie. La misŽrable, bien ŽtonnŽe, rŽpond qu'il n'y avait pas d'apparence qu'elle sort”t ˆ une heure si indue, sans savoir o tirer, sans secours, ni sans compagnie. L'autre lui repart que c'est un faire le faut & qu'il n'est pas temps de discourir parce que, peut-tre, le PrŽv™t Žtait dŽjˆ en campagne. Ainsi, bon grŽ mal grŽ qu'elle en ait, elle est forcŽe de sortir du logis en cotte & avec un habillement de tte. La peur qu'on lui avait imprimŽe lui fit gagner une prochaine fort o elle marcha tout le reste de la nuit, en pleurant, sans tenir ni chemin ni sentier. Les ronces & les Žpines l'arrtaient souvent par ses blonds cheveux dont elle en laissait des marques en plusieurs lieux. Toutefois, elle ne s'en souciait gure, estimant que bient™t elle mourrait, ou de faim, ou bien que quelque cruelle bte affamŽe la dŽvorerait.

Elle y chemina, cette nuit & presque tout le long du jour suivant, sans trouver personne vivante, ni maison aucune, sinon sur le soir, qu'ayant ou• aboyer des chiens, elle tourna ses pas de ce c™tŽ & aperut une grange & une vieille femme qui y ramenait un troupeau de brebis. S'Žtant approchŽe, elle la pria de lui donner ˆ boire si elle avait de l'eau. Cette bonne femme la regardant, & la voyant toute ŽchevelŽe & toute sanglante, en eut compassion & la mena dans sa cabane o elle la fit repa”tre de ce qu'elle avait. Lydie avait encore une bague d'or qu'elle lui donna le lendemain au matin en rŽcompense de son bon traitement, & se vtit d'une mŽchante robe que la vieille & son mari lui baillrent en Žchange de sa cotte. En cet habit, elle s'en alla de ch‰teau en ch‰teau, & de village en village, demandant sa vie, inconnue, & habillŽe en pauvre gueuse. Quel crve-cÏur ressentait-elle en son ‰me de se voir si misŽrable, elle qui s'Žtait vue autrefois si honorŽe ! Si la crainte de perdre son ‰me ne l'ežt retenue, elle se fžt donnŽ mille fois la mort de sa propre main. Quand la Garde serait de nature sauvage & engendrŽ d'un Tigre, je crois qu'il en aurait compassion s'il la voyait rŽduite en cette extrŽmitŽ.

L'infortunŽe fit tant de chemin, croyant toujours qu'on la poursuivait, qu'ˆ la fin, aprs beaucoup de tours & de dŽtours, elle arrive ˆ Laval, au pays du Maine. Elle entre dans la ville &, comme les autres mendiants, elle s'arrte ˆ la porte du ch‰teau & y demande l'aum™ne. La Dame de Laval qui vivait en ce temps, grande aum™nire s'il en fut jamais, venait de la promenade lorsqu'elle aperut cette gueuse qui lui demande l'aum™ne. Son langage autre que celui du pays fit que cette vertueuse Dame s'informa d'elle de quelle contrŽe elle Žtait. L'autre lui rŽpond qu'elle Žtait une pauvre femme de Picardie qui, venant d'un plerinage, avait perdu son mari par les chemins ; & que, pour vivre, elle Žtait contrainte de quŽmander. La Dame l'ayant de plus prs regardŽe & ayant remarquŽ en elle je ne sais quoi qui ressentait son bien, encore que Lydie ežt le visage tout barbouillŽ, lui dit si elle voudrait bien la servir pour nettoyer la vaisselle de sa maison. L'autre s'y accorde &, ds l'heure mme, elle s'emploie ˆ ce vil exercice.

Aprs qu'elle y eut demeurŽ quelque temps, elle ne put si bien receler les traits de la beautŽ, quoiqu'elle se dŽfigur‰t & qu'elle port‰t un chaperon gras & une robe de mme, qu'un vieil serviteur du logis qui avait la charge de l'argenterie n'en dev”nt extrmement amoureux. Il Žtait veuf & riche, & n'avait jamais eu aucun enfant de sa premire femme. Il parla souvent de mariage ˆ Lydie qui s'excusait sur sa pauvretŽ, & le vieillard lui remontrait qu'il avait assez de bien, & pour lui & pour elle.

Jugez encore un peu de l'inconstance de cette femme. Sous l'espoir d'avoir quelque peu de trve en ses malheurs & de passer dŽsormais le reste de sa vie avec quelque repos, elle s'accorde d'Žpouser cet argentier, pourvu que la Dame leur Ma”tresse y consente. Notre amoureux transi ayant tirŽ cette joyeuse rŽponse de Lydie va vers Madame de Laval &, se jetant ˆ genoux, la supplie que, pour tant de services qu'il lui a rendus, elle lui veuille accorder une demande qui ne la peut en rien incommoder. Levez vous (dit-elle), pourvu qu'elle soit raisonnable je vous l'octroie.

Ma requte est (poursuit l'argentier) que vous me permettiez d'Žpouser Lydie. La Dame, oyant cette rŽquisition & considŽrant l'ardeur dont il Žtait portŽ, lui en donna la permission.

Les noces se firent, & voilˆ Lydie mariŽe ˆ trois diverses personnes toutes vivantes, encore qu'elle ignore que Floridan soit au monde. Elle est excusable pour le second mariage qu'elle contracta ; mais, pour celui-ci, elle ne le saurait dŽfendre, encore que la Garde ait usŽ en son endroit d'extrme cruautŽ.

Quelques jours se passent, durant lesquels Lydie ˆ qui l'apprŽhension de tomber entre les mains du pre de Floridan avait ™tŽ presque le sens, vient ˆ se reconna”tre & ˆ se reprŽsenter l'honneur qu'elle avait reu d'tre l'Žpouse d'un si grand Seigneur ; la faute qu'elle avait faite d'Žpouser si lŽgrement la Garde qui, par aventure, pourrait bien l'avoir trahie sous quelque faux entendre ; & encore cette dernire, de prendre en mariage un homme si ŽloignŽ de sa condition. Elle ressent une telle douleur du ressouvenir de sa fortune passŽe & de l'Žtat de sa misre prŽsente, qu'elle en perd presque le boire & le manger. Elle diminue peu ˆ peu comme une fleur exposŽe ˆ l'ardeur du Soleil sans recevoir aucune humeur. Son vieillard qui l'aime plus que lui-mme, s'Žtonne & participe ˆ sa douleur. Il t‰che de lui donner toutes fortes de contentements, mais en vain car, enfin, une maladie la saisit de telle sorte que les MŽdecins dŽsesprent de son salut. ƒtant prte ˆ rendre l'‰me, & aprs avoir confessŽ ses fautes & reu le Saint-Sacrement, elle prie son mari d'impŽtrer cette requte de la Dame de Laval, qu'elle puisse lui dire un secret qu'elle a sur le cÏur, avant que rendre l'‰me. Le bon homme trouve sa Ma”tresse & lui rapporte ce dont sa femme l'avait chargŽ.

La Dame s'achemine ˆ la chambre o Lydie Žtait gisante. S'Žtant assise aux pieds de son lit, elle lui demande si elle avait besoin de quelque chose & l'assure que rien de sa maison ne lui sera ŽpargnŽ. La malade la remercie de sa courtoisie, & fait prire au Ciel qu'il l'en veuille rŽmunŽrer. Aprs, elle fait retirer hors de sa chambre tous ceux qui y Žtaient, hormis la Dame & son mari. Puis, elle leur expose ce qu'elle Žtait & commence par le lieu de sa naissance & par ses parents. Elle leur conte ensuite comme Floridan se rendit amoureux d'elle, comment il l'emmena en Auvergne, comment il l'Žpousa, & comme il partit pour aller ˆ la guerre ; la nouvelle de sa mort ˆ elle rapportŽe par la Garde ; ses secondes noces, la cruautŽ de son frre, & enfin en quelle manire, craignant la colre du pre de Floridan, elle arriva ˆ Laval. Cette bonne Dame ayant appris tout le succs de cette aventure, se mit ˆ pleurer pour la compassion qu'elle eut de tant de maux soufferts par cette misŽrable.

Elle t‰cha de lui faire reprendre courage & envoya chercher les plus excellents MŽdecins du pays pour la guŽrir, mais c'Žtait trop tard. Dieu la retira peu de temps aprs de ce monde plein de misres & d'ennuis, pour lui donner un lieu exempt de passions. La Dame de Laval la regretta fort. Mais, particulirement, le bon vieillard qui l'avait ŽpousŽe conut un si grand dŽplaisir de son trŽpas qu'il la suivit incontinent aprs.

Cependant que ces choses passent de la sorte, Floridan revient de la guerre, tout couvert de palmes & de lauriers qui seront bient™t changŽs en aches & en cyprs. Il pensait trouver ˆ son Ch‰teau sa ma”tresse mais il n'y a que la Garde avec quelques domestiques. Le tra”tre faisant bonne mine court pour le saluer, tout triste en apparence. Floridan lui demanda nouvelles de sa femme & de son fils. L'autre lui rŽpond que son fils est en bon portement, mais que la mort qui ravit toute chose a mis sa femme dans le tombeau. Je vous laisse ˆ juger quel tourment il ressentit. Il demeura immobile de douleur &, aprs, versa un dŽluge de larmes & profŽra des regrets que la douleur apprend ˆ ceux qui sont touchŽs de pareille affliction. Mais, voyant enfin que la mort n'a point d'oreilles, ni de cÏur pour entendre nos cris ou pour s'en Žmouvoir, il voulut rendre les devoirs que l'on doit aux morts. Il fit faire les obsques de sa femme, fit prier Dieu pour son ‰me, prit un accoutrement de deuil & fit habiller tous ses gens de mme. O que s'il ežt su ce qui en Žtait, quelle cruelle vengeance ežt-il exercŽe contre la Garde ! Il n'y a supplice, tant cruel soit-il, qui pžt Žgaler celui qu'il lui ežt fait souffrir. Encore n'eut-il su le punir, suivant qu'il l'avait mŽritŽ. Aussi, ce perfide sit™t que ce jeune Seigneur fut revenu de la guerre, prit incontinent congŽ de lui, sous prŽtexte qu'il se voulait retirer & qu'il Žtait las de suivre la Cour. Floridan lui fit donner une honnte rŽcompense, au lieu qu'il mŽritait une cruelle punition.

Comme il se fut retirŽ en Poitou, un serviteur de Floridan ˆ qui le valet de la Garde avait contŽ toute la trahison, tire un jour son Ma”tre ˆ part & lui apprend qu'il portait le deuil d'une personne qui Žtait en vie. Il lui rŽcite ce qu'il en avait appris, la menŽe de son pre & de la Garde, & lui assure qu'il Žtait allŽ avec Lydie en Poitou.

 Floridan, bien Žbahi de cette nouvelle, & plus encore de la trahison de la Garde, jure qu'il s'en vengera &, de ce pas, prend cinq ou six de ses serviteurs bien armŽs & s'achemine vers le Poitou. Il fait tant par ses journŽes qu'il arrive ˆ la maison du frre de la Garde. Il lui demande qu'est-ce qu'est devenue une jeune Dame que son frre laissa dans sa maison. L'autre lui rŽpond qu'ˆ la vŽritŽ il avait logŽ quelques sept ou huit jours une jeune Damoiselle chez lui, mais qu'elle Žtait puis aprs partie sans qu'il ežt eu pouvoir de la retenir. Ha! tra”tre, dit Floridan, vous tes cause de sa mort, si elle est morte. Mais assurez vous que j'en aurai la raison en temps & lieu. Ce disant, il va & cherche les lieux d'alentour &, de fortune, il arrive ˆ la grange de la pauvre femme qui l'avait logŽe. Il sait d'elle la funeste aventure de sa femme &, passant plus outre, dolent & affligŽ, il va tant de c™tŽ & d'autre qu'enfin il arrive ˆ Laval, dŽsespŽrŽ de trouver ce qu'il cherchait.

Et, bien que le Seigneur du lieu fžt son parent, il ne voulait pas pourtant loger chez lui car il avait rŽsolu de ne se faire point conna”tre qu'il n'ežt nouvelles de ce qu'il cherchait. Le comte de Laval, l'ayant rencontrŽ comme il voulait entrer en une h™tellerie & jugeant ˆ sa mine ce qu'il Žtait, le pressa tant qu'il le mena ˆ son ch‰teau, sans toutefois le conna”tre. La Comtesse le reut avec toutes sortes de bonne chre, suivant l'honnte courtoisie qui se pratique en France entre la Noblesse.

Aprs souper, la Dame de Laval lui rŽcita l'aventure qui Žtait arrivŽe en leur maison depuis quelques jours, non sans jeter des larmes. Floridan, oyant ce qu'il ne cherchait pas, fut ˆ l'heure saisi de tant de douleur qu'il chut ˆ terre, Žvanoui. Le Comte & son Žpouse, croyant que ce fžt quelque dŽfaillance, coururent ˆ l'eau & au vinaigre pour lui faire reprendre ses esprits. Quand il revint ˆ soi, il jeta un profond soupir & puis, en voix basse & dŽbile, il profŽra ces paroles : Ha ! Cruelle mort, qui m'as ravi celle pour qui j'ai tant pris de peine en la cherchant, que tardes-tu d'achever le reste de ta cruautŽ ? A ces mots le Comte & la Comtesse connurent que c'Žtait Floridan. Ils t‰chrent de le consoler, mais son mal Žtait trop grand. Quand il venait ˆ se ramentevoir [rappeler] la trahison de la Garde, la simple crŽdulitŽ de Lydie & sa facilitŽ ˆ entendre sit™t ˆ un nouveau mariage, il crevait de dŽpit, de sorte qu'abhorrant le lieu o il se trouvait, il commanda ˆ l'un de ses gens de faire promptement brider son cheval pour partir sur le champ.

Quelques prires que lui sussent faire ses parents, il ne fut jamais possible de l'arrter. Il chemina vers Paris toute la nuit sans reposer, toujours soupirant & se plaignant. Au point du jour, il reput quelque peu & reposa, mais avec mille fantaisies & mille imaginations. Celui Žtait son ennemi, qui s'ingŽrait de le consoler. Etant arrivŽ ˆ Paris, il alla descendre ˆ son ancien logis & se mit dans un lit accablŽ de douleurs & d'angoisses. Lˆ, il se mit ˆ dŽtester la cruautŽ de son pre & la trahison de la Garde. O cruel Pre ! (disait-il) vous avez, cru me procurer du bien, en me privant de ce que jÕavais aussi cher que moi-mme & pensiez, en ce faisant, traiter une autre alliance plus avantageuse pour moi selon votre opinion. Mais vous ne considŽriez pas la force de l'amour & mon inclination qui ne pouvoir tre forcŽe que par la mort. Et quel fruit recevrez-vous de votre cruautŽ, sinon que vous ne verrez jamais plus celui pour qui vous avez eu autrefois tant de soin ? Et toi, perfide & cruel, qui, non content d'avoir abusŽ mon Žpouse & souillŽ par la plus grande trahison du monde ma couche, as encore exposŽ ˆ toutes sortes d'inhumanitŽs celle que tu Žtais obligŽ d'honorer, je n'ai d'autre regret en la fin de mes jours que de ce que je ne puis te payer comme tu mŽrites, laisser ˆ la postŽritŽ une marque mŽmorable de juste vengeance. Je prie ˆ Dieu qu'il l'exerce pour moi. Il est juste Juge. Je ne doute point que tu ne ressentes l'effet de sa Justice divine, quoiqu'il tarde. O misŽrable Lydie !, que vous fžtes bien crŽdule, & plus encore prompte ˆ quitter nos amours ! HŽlas! je vous excuse. La misre o vous Žtiez rŽduite, Žtant abandonnŽe de tout le monde, Žtait capable de forcer ˆ cette extrŽmitŽ la plus constante du monde.

Floridan passait les jours & les nuits avec tant de douleur qu'enfin son corps ne pouvant plus supporter tant d'angoisses & Žtant saisi d'une violente fivre, son ‰me fut contrainte d'en dŽloger & de payer ˆ la nature le commun pŽage des mortels.

Son pre qui sut aussit™t son trŽpas que sa maladie & ayant reconnu, mais trop tard, la faute, en reut un si grand dŽplaisir qu'il s'en mit dans le lit o il mourut dans peu de jours. Et, avant sa mort, il fit son testament & disposa de ses biens, instituant hŽritier un sien frre d'o sont issus ceux qui portent maintenant le nom de sa maison, braves & gŽnŽreux Cavaliers s'il y en a au monde. Quant au b‰tard de Floridan (ainsi appelait-il Gentian qui Žtait pourtant lŽgitime), il lui lŽgua certaine somme de deniers.

Le perfide la Garde Žtait cependant en Poitou o il se maria, bien aise de la mort de Floridan de qui il ne pouvait Žviter le ch‰timent s'il ežt davantage vŽcu.

Le jeune Gentian fut instruit aux bonnes lettres ds sa plus tendre jeunesse o il profita si bien, que pour son savoir & pour sa prudÕhomie, le Roy le fit Evque de Tarbes, en l'‰ge de vingt ans. Chose rare en ce temps, o l'on regardait plus au mŽrite qu'au lustre de la maison.

Comme il Žtait en son EvchŽ, la Garde Žtant en sa maison, commence ˆ se ressouvenir de la trahison qu'il avait commise envers Floridan & de la cruautŽ exercŽe contre la pauvre Lydie. Le souvenir de sa trahison & de sa cruautŽ, lui pique si vivement le cÏur qu'il ne peut avoir aucun repos en sa conscience. Le remords qu'il a d'avoir perpŽtrŽ un si grand crime lui sert de bourreau perpŽtuel. Enfin, accablŽ de regret, il se couche au lit, malade, o il maudit sa malheureuse vie. Quelque consolation que de bons Religieux lui donnent pour remde ˆ son mal, il ne peut bannir le dŽsespoir qui s'est emparŽ de son ‰me. Enfin, Žtant prt ˆ rendre son malheureux esprit, il rŽcite publiquement sa trahison & le succs de l'aventure que nous avons racontŽe, & charge un sien fils unique qu'il avait d'en Žcrire l'histoire tout au long, de la porter ˆ l'Evque de Tarbes & de lui demander pardon du tort qu'il lui avait fait. Son fils, aprs son trŽpas, se dispose ˆ exŽcuter sa volontŽ & se met en chemin. Mais il meurt en une hostellerie proche de la demeure de l'Evque. En mourant il charge son h™te, d'accomplir ce qu'il n'avait pu faire.

L'h™te aprs son dŽcs prend le mŽmoire & le rend ˆ l'Evque. Lui qui, jusque ˆ l'heure, s'estimait tre b‰tard de Floridan, met en procs ses parents qui jouissaient du bien de son pre. Produit le contrat de mariage que la Garde avait toujours retenu & l'attestation du CurŽ. La Cour de Parlement, retenant la connaissance de la cause, aprs avoir mžrement exagŽrŽ [digŽrŽ ?] cette affaire, reconna”t qu'ˆ la vŽritŽ l'Evque Gentian est vrai & lŽgitime fils de Floridan & que par consŽquent l'hŽritage lui appartient de droit ; nŽanmoins, pour ne dissiper point une si grande maison qui ežt pu tre ruinŽe si elle tombait entre les mains d'un Prtre, elle ordonna que l'hŽritage ne serait point ™tŽ ˆ ceux qui le possŽdaient, mais qu'une pension de dix mille livres de rente annuelle serait seulement payŽe ˆ l'Evque pour en jouir sa vie durant ; dŽclarant en outre bon & valable le contrat de mariage passŽ entre Floridan & Lydie, & Gentian leur fils lŽgitime ˆ qui il fut permis de prendre & de porter les armes de la maison.

 

Voilˆ l'Histoire tragique & lamentable de ces deux infortunŽs amoureux. Je l'ai Žcrite succinctement. Si jÕeusse voulu m'Žtendre, il ežt fallu composer un gros volume & non une simple narration. Passons maintenant au rŽcit d'une autre, non moins funeste & pitoyable.

11. De la cruelle vengeance exercŽe par une damoiselle sur la personne du meurtrier de celui qu'elle aimait.

CRUELLE vengeance, que tu as bien souvent de pouvoir sur les hommes ! Tu bannis la raison de l'‰me &, sans te soucier de sa perte, tu rŽduits les personnes en de telles extrŽmitŽs qu'elles exŽcutent des entreprises si horribles qu'ˆ peine ceux-mmes qui les voient en peuvent imaginer les effets. Mais, particulirement, le sexe qui est le plus doux & le plus bŽnin est sujet ˆ cette passion. Mille histoires en rendent tŽmoignage, & particulirement cette-ci que je donne ˆ la postŽritŽ pour lÕune des pitoyables & tragiques qu'on puisse lire.

 

Du temps que le zle inconsidŽrŽ de Religion armait nos provinces les unes contre les autres ; que les sacrilges & les meurtres, les vols, les ravissements & autres maux infinis, Žtaient en rgne & le plus fleurissant Royaume de la ChrŽtientŽ dŽchirŽ de toutes parts ; il y avait un gentilhomme Franois qui, aprs avoir rendu une infinitŽ de marques de sa valeur & de son courage en Hongrie contre les infidles, retourna au pays de sa naissance. Je le nommerais de son propre nom & dirais le lieu de son origine, mais pour le malheur arrivŽ ˆ sa maison je m'en tairai pour le prŽsent & l'appellerai Adraste.

Le long temps qu'il avait demeurŽ sans voir ses parents & ses amis fit qu'ˆ son arrivŽe tous accouraient ˆ sa maison pour le voir & pour le saluer. Ce n'Žtaient que rŽjouissances & compliments rŽciproques. Aprs qu'il y eut sŽjournŽ quelque mois, f‰chŽ de suivre dŽsormais le train des armes & importunŽ de ses plus proches, il se rŽsolut de s'arrter auprs de ses amis & de prendre femme. Il avait honntement des moyens & avait acquis assez de rŽputation parmi les hommes, de sorte qu'il Žtait recherchŽ de l'alliance de plusieurs nobles familles. Il Žpousa donc une Damoiselle fort sage, fort vertueuse, & pourvue de beautŽ & de noblesse autant qu'autre du pays. Ils passrent quelques annŽes ensemble sans avoir lignŽe. Heureux s'ils n'en eussent jamais eu ! Tant de sujets de malheurs n'emploieraient pas maintenant ma plume ˆ dŽcrire une histoire si sanglante. Enfin ils eurent une fille, que le Ciel & la Nature dotrent ˆ sa naissance d'une beautŽ si rare, qu'ˆ peine en ežt-on trouvŽ une pareille en toute la Province. Nous l'appellerons Fleurie.

Le Pre & la Mre la firent instruire en sa jeunesse plus tendre en toutes sortes d'honntes gentillesses ; comme ˆ jouer de l'Žpinette & autres instruments, ˆ chanter en musique, ˆ lire, ˆ Žcrire & ˆ peindre, o elle profitait si bien qu'elle surmontait le dŽsir des personnes qui en avaient la charge. A mesure que ses ans croissaient, ses perfections croissaient pareillement de sorte qu'ˆ l'‰ge de treize ˆ quatorze ans, le bruit de sa beautŽ & de sa bonne gr‰ce courait par tout le pays. Et parce qu'elle Žtait fille unique, & accomplie de tant de rares dons, plusieurs gentilshommes d'illustre maison venaient au logis du pre, t‰chant de la servir & d'en acquŽrir avec le temps la possession.

Le pre, comme personne pleine de courtoisie, les recevait tous honorablement, sans dŽmonstration d'amitiŽ aux uns plus qu'aux autres car il voyait que la fille n'Žtait pas encore en ‰ge d'tre mariŽe, joint qu'il y voulait penser mžrement avant que la marier. Il n'avait que cet enfant qu'il aimait ˆ l'Žgal de lui-mme, & il dŽsirait de la pourvoir selon son dŽsir.

Tandis, toute la fleur de la noblesse du pays abordait chez lui. On ne voyait que courses de bagues & autres pareils exercices. Chacun prŽtendait ˆ gagner les bonnes gr‰ces de Fleurie, les uns d'une faon, les autres d'une autre. Plusieurs composaient des vers ˆ sa louange ; d'autres t‰chaient, par leurs belles paroles & par leurs plaintes, amollir son cÏur sur qui l'Amour n'avait point encore dŽcochŽ le trait qui le fait redouter des hommes & des Dieux. Elle se riait de tous indiffŽremment & les entretenait de mme, sans tŽmoigner aucune particulire faveur. Son pre se tenait le plus souvent en une sienne maison de plaisance, b‰tie aux bords d'un coulant ruisseau dont l'on voyait la source au pied d'un haut rocher voisin de cette demeure. Il y avait aussi, tout proche, une grande fort plantŽe d'arbres si Žpais que le Soleil ne les peroit jamais. DŽjˆ, le grand Henry avait donnŽ la paix ˆ son Peuple & l'Etranger avait vidŽ nos Provinces, de sorte que chacun vivait & dormait en assurance en sa maison.

Un jour, comme Fleurie accompagnŽe de quelques autres Damoiselles voisines qui la venaient souvent visiter, Žtait aux bords de ce coulant ruisseau, sous des saules verts, & qu'elles y passaient la chaleur du jour ˆ deviser & ˆ se gausser entre elles des hommes, & qu'elles assuraient que la plus grande partie d'eux n'est que dissimulation & qu'inconstance, & qu'il faut bien que les filles, au sicle o nous sommes, prennent bien garde ˆ elles afin de n'tre point abusŽes, la belle Fleurie prit un luth & puis, mariant sa divine voix au son de cet instrument, elle se mit ˆ chanter ces vers contre l'Amour :

Avant que je m'engage ˆ ce Dieu des Amours,

De qui la tyrannie est partout si connue

Je prie aux immortels qu'ils retranchent mes jours,

Et qu'ils couvrent mes yeux d'une Žternelle nue.

Je dŽpite ses traits, mon cÏur est un rocher,

Aussi dur pour ses coups comme il est insensible.

Il a beau contre moi ses flches dŽcocher,

Il trouvera toujours que je suis invincible.

Toute la compagnie prenait un singulier plaisir ˆ ou•r la douceur incomparable de sa voix mlŽe aux accords du luth, lorsqu'un jeune Gentilhomme, passant le long de ce rivage, plantŽ comme nous avons dit de saules verts, s'arrta, oyant cette voix angŽlique. Et pour mieux l'entendre il s'approcha tout doucement, le plus ˆ couvert qu'il pžt, de cette belle troupe. A l'heure, le Soleil commenait ˆ plonger ses rayons dans l'Occident & les ombres se prŽparaient de couvrir la face de la terre, tandis que ce beau Soleil qui jouait de l'instrument & qui chantait si mŽlodieusement allumait les lieux d'alentour de si clairs rayons qu'il semblait que l'autre qui luit dans le Ciel couržt plus vite que de coutume pour se cacher de honte. Sit™t que ce gentilhomme eut jetŽ les yeux sur ce nouvel Astre, l'excs de sa lumire l'Žblouit si bien & l'Žtonna si fort qu'en tirant un grand soupir du profond de son estomac, il tomba de son haut, Žtendu. Au bruit qu'il fit en soupirant & en tombant ˆ terre, ces Damoiselles se levrent sur pieds toutes effrayŽes.

Une, plus courageuse que les autres s'Žtant approchŽe du lieu o l'on avait ou• le bruit & y ayant trouvŽ un homme Žtendu ˆ la renverse, elle se mit ˆ crier & ˆ profŽrer ces paroles: ™ Dieu qu'est-ce que je vois ! c'est mon cousin Lucidamor. C'Žtait un Gentilhomme des plus accomplis du monde. Il ne faisait que de revenir d'Italie o il avait acquis tant de gloire parmi ceux qui y font les exercices, qu'il Žtait estimŽ le plus adroit Cavalier de son temps. Il Žtait douŽ d'une beautŽ si excellente que sans doute l'infidle Žpoux d'Oenone [P‰ris] lui en ežt quittŽ le prix. A peine avait-il alors vingt ans. Jamais aucune BeautŽ n'avait pu rien gagner sur sa franchise. Toutes lui avaient ŽtŽ jusques ˆ ce moment indiffŽrentes. Mais, ayant vu para”tre cette belle clartŽ qui doit tre dŽsormais la lumire de son ‰me, il perdit au mme instant sa libertŽ avec ses sentiments, contraint de se rendre sans faire de rŽsistance. Il n'y avait que trois ou quatre jours qu'il Žtait revenu ˆ sa maison, proche de celle du Pre de Fleurie, &, chassant dans cette prochaine fort qui lui appartenait, il s'Žtait ŽgarŽ, courant aprs un sanglier. Le malheureux pensait prendre lorsqu'il fut pris.

La cousine Cloris s'Žtant ŽcriŽe de la sorte que nous avons dit, Fleurie quitta son luth & avec ses autres compagnes courut pour voir cette aventure. Cloris lui prit la tte &, l'ayant couchŽe en son giron, elle y versa tant de larmes qu'ayant repris ses sentiments, il ouvrit les yeux, qu'aussit™t il referma, voyant devant lui celle d'o son mal procŽdait &, en Žvanouissant derechef, il profŽra ces paroles. O Dieux (dit-il) faut il que je meure pour avoir trop vu ! Fleurie, ŽtonnŽe de ce nouvel accident, ne peut si bien se contenir qu'aprs avoir considŽrŽ la beautŽ de ce gentilhomme de qui les cheveux Žtaient plus blonds que l'or & le teint plus blanc que les lys que l'on vient tout fra”chement de cueillir, elle ne se retir‰t ˆ part pour pleurer, tandis que les autres apportant de l'eau du prochain ruisseau lui en arrosrent le visage & lui firent reprendre ses esprits. HŽlas, Amour (cria-il alors), combien tes effets sont contraires ˆ ton nom ! ™ dommageable regard. Achevant cette plainte, il jeta ses yeux d'un c™tŽ & d'autre &, voyant tant de belles Damoiselles empchŽes pour le secourir, il se leva tout honteux &, aprs leur avoir fait la rŽvŽrence, dissimulant son mal, il les pria de l'excuser s'il ne les avait pas plut™t saluŽes, rejetant la coulpe sur une faiblesse qui l'avait pris lorsqu'il s'apprtait de s'acquitter de son devoir.

Comme il achevait ce discours, trois ou quatre Gentilshommes qui le cherchaient, arrivrent ˆ son grand regret parce que, de peur qu'ils s'aperussent de sa nouvelle amour, il fut contraint de prendre congŽ de cette belle compagnie. Mais auparavant il tira ˆ part sa cousine Cloris de laquelle il apprit le nom de la Damoiselle qui jouait du luth & qui elle Žtait. ƒtant de retour chez lui, au lieu de se rŽjouir comme il avait de coutume, il se retira dans sa chambre ˆ part & puis, se jetant sur son lit, il commena de tenir ce langage : O Ciel, pourquoi m'avez-vous ŽtŽ jusques ici tant favorable, puisque vous me deviez faire mourir d'une si cruelle mort ! Que me servent tant de dons de nature, s'il faut dŽsormais que je passe les jours et les nuits ˆ plaindre & ˆ soupirer ! HŽlas! Amour !, que tu te venges bien maintenant de moi. J'avais jusques ici mŽprisŽ tout pouvoir, mais maintenant je vois bien qu'il n'est puissance mortelle qui puisse rŽsister ˆ ta force. Au moins, si jÕespŽrais que celle pour qui je meurs si cruellement ežt pitiŽ de mon mal, jÕaurais quelque consolation en ma douleur. Mais las ! quel espoir puis-je avoir d'en recevoir allŽgement, puisque les Dieux mmes ne sont pas dignes de la servir ?

Plusieurs autres plaintes & regrets faisait notre amoureux, quand la belle Fleurie qui commenait dŽjˆ d'ouvrir son cÏur aux traits de l'Amour par le souvenir de l'incomparable beautŽ de Lucidamor que ce petit Dieu lui reprŽsentait ˆ toute heure, soupirait tout bassement lorsqu'elle Žtait couchŽe dans son lit. D'o me vient (disait-elle) cette nouvelle blessure ? Faut-il que je quitte le rempart de ma franchise gardŽe si longuement contre cette DŽitŽ, qui ne peut sur nous que ce que nous lui donnons ? Je veux arracher de bonne heure cette mauvaise semence & passer dŽsormais mes jours, comme jÕai fait ci-devant, sans passion & sans inquiŽtude. Une fois, elle faisait rŽsolution d'™ter Lucidamor de sa fantaisie. Mais, venant puis aprs ˆ s'imaginer ses gr‰ces & ses perfections, elle Žtait forcŽe de dire : HŽlas ! je vois bien, Amour, que ton pouvoir est infini. C'est en vain que je t‰che de repousser celui qui donne des lois au Ciel & ˆ la terre. Fleurie balanait de la sorte, comme un chne agitŽ de deux vents contraires. Tant™t elle Žtait rŽsolue de n'assujettir jamais sa libertŽ sous les lois de l'amour, & tant™t elle protestait de les reconna”tre.

Cependant que le fils de Cypris se joue de ces deux Amants & qu'il traverse leurs cÏurs d'une seule flche, il arrive qu'une parente de Fleurie se marie. Les noces s'en prŽparent en grande pompe & magnificence. On y doit courir la bague que la nouvelle mariŽe doit donner avec un bracelet de perles de grande valeur ˆ celui qui la gagnera. Toute la noblesse du pays s'apprte pour y faire para”tre sa disposition. Chacun y veut avoir pour tŽmoins de son adresse les yeux des parfaites BeautŽs qui s'y doivent trouver. Ceux qui aspiraient ˆ l'acquisition des bonnes gr‰ces de Fleurie, ne manquent pas de dresser des parties. Lucidamor en fait une, avec trois de ses plus intimes amis. DŽjˆ, tout le monde est assemblŽ pour avoir le plaisir des courses. Enfin Lucidamor, dŽguisŽ sous le nom du Chevalier de la RenommŽe, aprs une grande dispute, l'emporte par dessus tous. Nul, hormis ceux qui Žtaient en sa compagnie & sa cousine Cloris ˆ qui il avait dŽclarŽ auparavant son entreprise, ne le connaissait.

Aprs avoir gagnŽ l'honneur, il s'approcha de l'Žchafaud de la mariŽe qui Žtait au milieu de Fleurie & de Cloris, & ayant reu de sa main la bague & le bracelet, il attacha le diamant avec les perles & puis, ayant mis le tout au bout de sa lance, il s'adressa ˆ Fleurie & lui tint ce langage : C'est vous (™ belle DŽesse) qui avez remportŽ le prix de ces courses. Mon bras n'a ŽtŽ guidŽ que par vous, je n'ai point ŽtŽ ŽclairŽ que par les rayons de vos beaux yeux, plus luisants que la clartŽ qui nous donne le jour. Je vous supplie donc de recevoir ce qui vous appartient si justement. Fleurie, toute honteuse dÕou•r profŽrer ces louanges, ne savait au commencement que rŽpondre & si elle devait prendre ou refuser le prŽsent. Toutefois, ayant appris par un Signe que lui fit Cloris que c'Žtait Lucidamor, elle le prit, & rŽpondit en cette sorte : Votre courtoisie, plut™t que mon mŽrite, vous fait tenir ce langage. Je ne refuse point nŽanmoins ce que vous me prŽsentez, car je ne doute pas que ce prŽsent ne parte d'un courage noble & gŽnŽreux. Toutefois, c'est ˆ condition que vous ™terez ce masque qui nous prive du bien de vous voir & de vous conna”tre, afin que je sache qui je dois remercier & rŽcompenser de la bonne volontŽ qu'il fait para”tre envers une personne de si peu de mŽrite. Lucidamor, ne pouvant refuser la premire requte que lui fit sa ma”tresse, ™ta son masque &, ˆ l'heure, tout le monde le reconnut.

La joie qu'il avait d'avoir emportŽ le prix & de voir celle sans qui il ne pouvait vivre, augmentait de beaucoup sa BeautŽ naturelle. Il n'y avait Damoiselle en la troupe qui ne jet‰t les yeux sur lui & qui ne port‰t dŽjˆ de l'envie ˆ la BeautŽ de Fleurie qui avait eu le pouvoir d'acquŽrir un si brave Cavalier. Aussi, s'estimait elle heureuse de cette acquisition, plus que si elle ežt acquis le plus grand Monarque du mode. Ce fut ˆ l'heure que leurs affections qui ne commenaient que de na”tre, s'accrurent avec telle violence qu'ils ne pouvaient tre l'un sans l'autre. Si quelques fois ils Žtaient privŽs du bon heur de se voir, ils se visitaient par lettres & se consolaient de l'espoir d'tre bient™t ensemble. Ils n'avaient qu'un mme dŽsir. Jamais Amour ne lia deux ‰mes d'une Žtreinte si ferme. Ils n'outrepassaient pourtant les bornes de l'honntetŽ, mais ils attendaient que l'union du saint mariage assembl‰t leurs corps aussi bien que leurs cÏurs.

Durant que leurs affections sont plus allumŽes, il arrive qu'un riche Baron que nous nommerons Clorizande, revient aussi d'Italie o il avait fait les exercices. Sit™t qu'il fut au pays, il alla voir Lucidamor, avec qui il avait une grande familiaritŽ, comme ceux qui Žtant pareils d'‰ge & de Noblesse, & d'un mme pays, se hantaient ordinairement. Lucidamor lui fit mille caresses &, entre autres choses, le soir, Žtant couchŽs ensemble, lui ouvrit son cÏur & lui dŽclara l'amour qu'il portait ˆ Fleurie dont il lui fit voir le lendemain un portrait raccourci, tirŽ na•vement. Clorizande n'eut pas plut™t aperu le tableau que les perfections d'une telle beautŽ le rendirent si vivement Žpris qu'il en perdit tout repos. Il dissimule nŽanmoins sa passion &, ayant louŽ son ami du jugement qu'il avait fait para”tre en l'Žlection d'un si divin sujet, il s'offrit de l'assister en toutes occasions contre toutes sortes de rivaux dont le nombre Žtait infini. Lucidamor l'ayant remerciŽ, ils firent rŽsolution d'aller voir Fleurie. S'ils furent les bien reus, il ne faut pas que personne en doute. C'Žtaient deux jeunes gentilshommes des plus illustres de la Province.

Clorizande, voyant celle qu'il n'avait jamais auparavant vue qu'en portrait seulement, sentit augmenter le feu qui le consumait, de sorte qu'il se rŽsolut ds l'heure mme de s'en rendre possesseur ˆ tel prix que ce fžt. Il m'est impossible (disait-il ˆ part lui) que je vive sans jouir d'une si rare beautŽ. Puisque la mort m'est infaillible, si un autre vient ˆ la possŽder, il ne me chaut de tenter toutes voies extraordinaires pour l'acquŽrir. Voilˆ comme dŽjˆ cette folle passion lui faisait ourdir la trahison qu'il exŽcuta, ainsi que vous verrez en la suite de ce discours. Ce fut donc depuis que, palliant son amour, il faisait l'entremetteur des amours de son ami & de sa ma”tresse &, par mme moyen, il savait tous leurs secrets. Il sondait le plus souvent avec une grande dextŽritŽ le cÏur de Fleurie pour prendre garde s'il y avait moyen de gagner ses bonnes gr‰ces & la dŽtourner de l'amour qu'elle portait ˆ Lucidamor. Mais, voyant que c'Žtait tenter l'impossible, il prit une autre voie cruelle & dŽtestable.

DŽjˆ, le bruit de la recherche que Lucidamor faisait de Fleurie Žtait Žpandu par tout le pays. Sa BeautŽ, sa courtoisie, sa valeur, & sa noblesse avaient gagnŽ le courage du pre & de la mre, de sorte que, voyant l'inclination de leur fille disposŽe d'aimer ce Cavalier, ils avaient rŽsolu de la lui donner en mariage. On n'attendait plus sinon que les parents s'assemblassent d'un c™tŽ & d'autre pour conclure l'affaire, lorsque Clorizande, dŽsespŽrŽ de jouir de celle pour qui il mourait jour & nuit, fait tant par promesses & par prŽsents qu'il induit un sien valet, mauvais garon, de se cacher un soir dans cette fort dont nous avons ci-dessus parlŽ, & d'attendre ˆ un mauvais passage avec une arquebuse pour la dŽcharger sur Lucidamor, ˆ un signe qu'il lui donnera lorsqu'ils y passeront tous deux. Cet Arsacide ne manque point. Il charge une grande arquebuse de chasse, pendant que le tra”tre Clorizande va ˆ l'accoutumŽe voir celui qui ne se doutait nullement de sa trahison. Il le trouve prt d'aller voir sa ma”tresse, mais Clorizande lui dit qu'il faut attendre que la chaleur du jour soit passŽe, si bien qu'ils ne partent du logis que bien tard.

Quand ils furent arrivŽs dans la fort & qu'ils s'approchrent du passage o le cruel assassin Žtait cachŽ, Clorizande se mit ˆ chanter une chanson qui Žtait le signe qu'il lui avait donnŽ. La Lune Žtait claire & luisante, le Ciel sans brouillard, on y voyait presque aussi bien que de jour. Le meurtrier, ayant bien remarquŽ celui sur qui il devait exercer sa cruautŽ, dŽl‰cha l'arquebuse. Le coup fut si funeste & si malheureux pour le pauvre Lucidamor qu'une des balles lui donna au travers du corps, & l'autre dans la tte. Malheureuse destinŽe ! La fleur de la beautŽ & de la valeur du monde fut contrainte de payer le tribut que l'on doit ˆ l'avare Nautonier. Ce brave Cavalier n'eut point loisir de profŽrer une parole, tant s'en faut qu'il ežt le moyen de mettre la main ˆ l'ŽpŽe. Sa belle ‰me quitta soudain sa premire demeure, toute dŽpite de ce qu'elle ne dŽlogeait de son corps en quelque Thމtre d'honneur, pour son Prince & pour sa patrie.

Le mŽchant qui fit le coup, favorisŽ de l'Žpaisseur du bois & de la nuit, gagna soudain au pied, tandis que Clorizande mit la main ˆ l'ŽpŽe avec ses deux valets qui les accompagnaient. Il se fourra dans la fort, faisant semblant de poursuivre le meurtrier, pendant que le pauvre valet de Lucidamor, ayant mis pied ˆ terre & couchŽ dans son giron son ma”tre, faisait les plus pitoyables regrets qu'on saurait imaginer. Clorizande arriva bient™t aprs, les bras croisŽs & les yeux vers le Ciel. HŽlas (disait ce tra”tre) mon fidle & loyal compagnon, comment est-il possible que je reste vivant, puisque vous tes mort ? Faut-il que la Parque dŽsunisse deux cÏurs qu'une amitiŽ sainte avait si bien assemblŽs ? Au moins, si je savais qui est le meurtrier de mon cher ami, jÕarroserais sa tombe du sang de ce mŽchant & t‰cherais par une cruelle vengeance de rendre ce dernier devoir aux M‰nes de Lucidamor. Achevant ce discours, il se battait sa poitrine & se jetait sur le corps du dŽfunt de qui les plaies s'ouvrirent & ensanglantrent ce maudit auteur de l'assassinat, chose qui arrive le plus souvent, soit que ce soit un miracle ou un cas naturel. Mon intention n'est pas ici de dŽcider cette matire que j'ai traitŽe au long en l'histoire d'un parricide dans cet ouvrage. Quiconque sera curieux d'apprendre les raisons que jÕen donne qu'il prenne la peine de les y lire.

Le valet, remarquant ce pitoyable spectacle, se douta aussit™t de la trahison. Il n'en fit pourtant aucun semblant sur l'heure. Il pria seulement Clorizande & son valet de l'assister ˆ mettre son seigneur sur son cheval pour conduire le corps chez lui. La renommŽe qui a tant de langues & tant de bouches annonce bient™t par toute la contrŽe cette pitoyable Aventure. Fleurie l'apprend comme les autres, encore qu'on t‰che de la lui celer. Mais que dit cette Damoiselle ŽplorŽe ou que ne dit elle pas ? Elle accuse les astres innocents, elle maudit la mort &, par un cruel dŽsespoir, elle veut accompagner son ami dans le tombeau. Son pre & sa mre t‰chent de la consoler, mais elle ne veut pour toute consolation que sa douleur. On la tient de court, on la veille de peur qu'elle n'imite Alcione ou Porcie. Tandis qu'elle se plaint & se lamente sans cesse, Clorizande, pour faire du bon valet, la vient visiter. Toutefois, ce n'est que rengregement [augmentation] de douleur. Le voyant, elle se p‰me, elle se lamente, elle arrache ses blonds cheveux. Son pauvre pre recherche tous les moyens pour donner quelque remde ˆ son dŽsespoir, & le meilleur & le plus expŽdient est qu'un bon & saint Religieux sait si bien user de remontrances puisŽes dans les saintes ƒcritures, & lui mettre devant les yeux la perte qu'elle fait de son ‰me, qu'elle modre pour quelque temps sa passion. Sa rŽsolution fut, ds l'heure, de faire Žlection de quelque austre Religion pour y passer le reste de ses jours. Comme elle pense ˆ quitter le monde, voici un accident qui l'en dŽtourne, comme vous orrez prŽsentement.

Clorizande, se voyant dŽlivrŽ de celui qui lui donnait empchement en ses amours & craignant d'tre dŽcouvert du meurtre, prit un jour un grand laquais qu'il avait chez lui & de qui il se fiait fort, & l'ayant tirŽ ˆ part, il lui dit que Maubrun (ainsi s'appelait l'homicide) lui avait fait le plus grand dŽplaisir du monde & que, s'il le voulait venger en le tuant, qu'il lui donnerait cent Žcus. L'autre, ouvrant l'oreille ˆ cette somme de deniers, promit ˆ son ma”tre d'en dŽpcher le monde &, de fait, il reut de lui cinquante Žcus d'avance. Ce laquais allait souvent ˆ la chasse avec Maubrun & il n'attendait que de trouver quelque lieu favorable & ŽcartŽ pour faire son coup. Un jour, aprs avoir tous deux chassŽ dans un bois, Maubrun s'endormit sous un arbre. Le laquais, voyant que l'occasion s'offrait d'exŽcuter ce que son ma”tre lui avait commande, tire son poignard, prt ˆ le lui fourrer dans le sein, lorsqu'un remords de conscience le saisit, Dieu le permettant ainsi afin que la trahison de Clorizande fžt dŽcouverte & que les mŽchants en fussent punis, comme ils mŽritaient ; de sorte que, se proposant la cruautŽ de son ma”tre & se reprŽsentant que peut-tre il lui en pendait autant sur la tte, il remit son glaive dans le fourreau &, Žveillant Maubrun, aprs quelques paroles, il lui demanda pardon de ce qu'il avait pensŽ faire. Et de fait, il lui raconta la charge qu'il avait de le tuer & la rŽcompense qu'il en recevait, dont il en avait dŽjˆ touchŽ la moitiŽ. Maubrun, bien ŽtonnŽ de cette chose, remercie ce laquais de ce qu'il lui avait dŽcouvert une telle trahison & lui conseille de retourner vers son ma”tre pour lui dire qu'il avait exŽcutŽ son dessein, afin d'avoir les autres cinquante Žcus. Quant ˆ lui, il avait dŽlibŽrŽ de s'en aller habiter en quelque autre pays, puisqu'au lieu o il demeurait pour le prŽsent, les services Žtaient si mal reconnus. Il lui apprit ensuite comme Clorizande se voulait dŽpcher de lui parce qu'il l'avait induit ˆ tuer Lucidamor. Que lui, sans autres, avait fait le coup, induit par les persuasions de son ma”tre, qui maintenant, de peur que sa trahison ne fžt connue, voulait l'envoyer en l'autre monde.

Ce laquais, ayant ou• la trahison de Clorizande, commena ˆ le dŽtester, rŽsolu de quitter aussi son service sit™t qu'il aurait touchŽ les autres cinquante Žcus. Il prit donc congŽ de son ma”tre, ˆ qui il fit entendre la mort de Maubrun dont il fut extrmement aise, croyant que son crime ne viendrait jamais ˆ la notice d'aucun. Mais Dieu qui ne laisse rien impuni & qui, aprs avoir longtemps attendu le pŽcheur ˆ pŽnitence, paye avec usure le fruit du pŽchŽ, voulut que Maubrun, avant que s'Žloigner de la Province, alla trouver le valet de chambre de Lucidamor qui s'Žtait retirŽ en un village prochain, auprs de son pre, rŽsolu de passer ses jours, sans engager sa libertŽ ˆ quelque autre ma”tre puisqu'il avait fait perte du meilleur qu'il ežt su recouvrer. Ils se connaissaient familirement, de sorte qu'il fut aise ˆ Maubrun de le tirer ˆ l'Žcart, lˆ o il lui raconta tout au long la trahison de Clorizande & ce que nous vous avons rŽcitŽ, & puis gagna le bois prochain. Ce valet qui n'avait ni ŽpŽe ni b‰ton & qui savait que l'autre Žtait un dangereux garnement, n'osa crier aprs lui, de peur qu'il ne retourn‰t & ne le m”t ˆ mort. Tout ce qu'il fit, c'est de s'en retourner chez lui & de penser comme il pourrait venger la mort de son bon ma”tre. Aprs avoir beaucoup ruminŽ en sa cervelle, il trouve que le plus expŽdient Žtait d'en avertir Fleurie, qui passait les jours & les nuits ˆ plaindre & ˆ regretter la mort de son ami.

La belle ne l'eut pas plut™t vu que ses cris & ses douleurs se renforcrent, par le souvenir de la joie passŽe qu'elle recevait lorsque ce valet, fidle secrŽtaire de leurs chastes affections, leur rendait des lettres mutuelles. Mon ami (disait cette dolente) quelle perte commune avons-nous faite ? toi d'avoir perdu un si bon ma”tre, & moi un si digne serviteur. Au moins, si je pouvais avoir connaissance du meurtrier, la cruelle vengeance que jÕen prendrais allŽgerait, par aventure, le mal que je souffre.

Madamoiselle (rŽpond l'autre en sanglotant) je ne suis ici venu que pour vous apprendre la plus grande trahison qui ait jamais ŽtŽ perpŽtrŽe. Clorizande en qui mon ma”tre se fiait autant qu'ˆ lui-mme, en est l'auteur. C'est lui, sans autre, qui a privŽ de vie la personne pour qui nous soupirons.

O Ciel ! (s'Žcrie-t-elle) comment le sais-tu ? Alors l'autre lui raconte tout ce qu'il en avait appris de Maubrun & le salaire qu'il en avait pensŽ recevoir. Qui ežt vu alors Fleurie, on l'ežt jugŽe comme une personne qui est transportŽe de fureur & de rage. Ses beaux yeux, o la douceur de l'amour soulait faire sa rŽsidence, sont maintenant deux astres qui prŽparent une mauvaise influence ˆ Clorizande. Ses joues, auparavant teintes de lys & de roses vermeilles, sont rouges comme un Montgibel [volcan]. Elle est tellement transportŽe de colre qu'elle irait ds l'heure mme, toute forcenŽe, plonger mille fois une dague dans le sein du tra”tre si, puis aprs, reprenant un peu ses esprits ŽgarŽs, elle ne dŽlibŽrait d'en faire un plus rigoureux ch‰timent. Mon ami (dit-elle) je te prie de tenir secret ce que tu viens de me rapporter, & sois assurŽ que ce maudit & exŽcrable assassin recevra le salaire digne de sa mŽchancetŽ. Cependant, ne bouge point du logis de ton pre jusques ˆ tant que je te mande pour venir vers moi. Le valet lui obŽit & prend congŽ d'elle &, en partant, elle lui donne une cha”ne d'or de la valeur de cent Žcus & une bague de pareille valeur, afin de l'obliger ˆ l'assister en ce qu'elle avait entrepris d'exŽcuter. Tandis que les choses se passent de la sorte, Clorizande visite souvent Fleurie pour voir si le temps qui adoucit toutes les passions, ne donnera point de remde ˆ la sienne.

La premire fois que cette Damoiselle le vit depuis qu'elle ežt connaissance de sa trahison, elle fut en rŽsolution de lui sauter dessus & de le daguer. Mais les considŽrations que nous avons dites, l'ayant retenue, elle dissimula ds l'heure son mal-talent & se montra un peu plus joyeuse que de coutume, au grand contentement de son pre & de sa mre, mais plus encore de Clorizande qui se promettait de succŽder bient™t ˆ la place de Lucidamor. De fait, elle commena ˆ lui faire les doux yeux & ˆ lui donner de petites privautŽs afin de mieux parvenir ˆ bout de son dessein.

Ces amorces rendirent plus courageux Clorizande ˆ lui dŽclarer sa passion, & ˆ lui remontrer l'injustice qu'elle commettait d'employer ses beaux yeux aux larmes, lorsqu'elle les devait exercer aux conqutes de l'amour. Que si elle le voulait recevoir au rang qu'elle tenait son compagnon, elle ne perdrait rien au change puisqu'il ne lui cŽdait ni de courage, ni de valeur, ni de noblesse, & qu'il le surpassait en amour qu'il avait jusques alors recelŽe, pour l'amitiŽ qui Žtait entr'eux deux. Elle, feignant d'tre dŽjˆ Žprise de semblable ardeur, Žcoutait ses paroles & lui promettait que, pourvu qu'elles ne fussent point dissimulŽes, elle perdrait la mŽmoire de sa premire amour pour ne penser dŽsormais qu'ˆ lui complaire. Clorizande, croyant d'tre dŽjˆ possesseur de la place, la voyait presque tous les jours & le bruit courait que le mariage s'en accomplirait. Enfin, Fleurie impatiente de se venger, tint un jour ce discours ˆ Clorizande: Mon cher ami, il faut que jÕavoue que vos perfections sont telles qu'il m'est impossible de plus celer l'amour que je vous porte. Je vis nŽanmoins contente de ce que je sais que vous m'aimez aussi. Vous savez les accidents qui arrivent tous les jours aux mortels. Je vous prie que jÕaie ce bien de vous voir demain au soir, ˆ ce petit pavillon qui est au coin de notre jardin, afin que nous puissions lˆ discourir librement de notre mariage. Je vous donne cette permission que jamais homme n'a eue, assurŽe que vous n'outrepasserez point les bornes de l'honneur. Autrement, vous perdriez en un moment ce que vous avez acquis sur moi avec tant de travail. Vous ne manquerez donc pas de vous y rendre par une petite porte de fer o je vous attendrai. Si Clorizande fut joyeux de cette nouvelle, je le laisse imaginer aux amoureux passionnŽs lorsque telles faveurs leur sont accordŽes. Il remercie mille fois sa ma”tresse de la compassion qu'elle a de son mal &, pour signe de reconnaissance, il baise encore mille fois les mains qui le feront cruellement mourir, ainsi que vous apprendrez maintenant.

Cette rŽsolution prise, Fleurie envoie vers le valet de Lucidamor afin qu'il ne manque point de la venir trouver ds le jour mme. Le messager fait ses diligences & l'amne. Fleurie le tire ˆ part & lui raconte la trousse [le paquet] qu'elle a baillŽe ˆ Clorizande, & puis le conjure de l'assister ˆ la vengeance qu'elle veut prendre de la mort de son ma”tre. Le valet qui Žtait poussŽ de mme dŽsir, lui promet d'y employer son honneur & la vie s'il en est besoin. Sous cette promesse, Fleurie fait savoir comme elle a recouvrŽ des filets qui lieront pieds & mains Clorizande aussit™t qu'il sera chu dedans, sans qu'il ait moyen de se remuer. Le lendemain, avant que personne soit debout, elle & ce valet vont au lieu assignŽ & tendent ces filets au seuil de la porte du pavillon que Fleurie ferme puis aprs avec la clef qu'elle emporte.

Cependant, Clorizande attend que le Soleil achve sa course & que la nuit avec ses larges voiles couvre la face de la terre. Il accuse de paresse la sÏur d'Apollon & se plaint que son frre va trop lentement. Un moment lui est un sicle. Malheureux ! si tu savais ce qu'on te prŽpare, tu voudrais qu'il ne fžt jamais nuit & t'Žloignerais du lieu dont tu t'approches, aussi vite que le berger qui a marchŽ sur un serpent qui vomit feux & flammes & qui se jette aprs sur lui pour lui planter son venimeux aiguillon. Le Soleil s'Žtait ˆ la fin plongŽ dans le giron de l'OcŽan & la troupe des Žtoiles brillait sur notre horizon, lorsque Clorizande arrive ˆ la porte assignŽe. Il y trouve Fleurie, de qui la beautŽ luisait parmi les tŽnbres comme un nouvel astre parŽ de mille rayons.

Elle n'avait qu'un simple couvre-chef au travers duquel l'on voyait ses cheveux blonds & dŽliŽs, elle portait une cotte de satin incarnat avec des bandes de clinquant d'argent, les bras n'Žtaient couverts que d'une chemise fine & dŽliŽe. Lorsque ce gentilhomme l'aperut, ˆ peine que le contentement qu'il recevait ne le f”t mourir ds l'heure mme. L'excs de joie le rendait insensible & muet, lorsqu'elle le prit par la main & lui tient ce langage : Mon cher ami, l'extrme amour que je vous porte, m'a forcŽe de vous octroyer tant de privautŽs, je vous prie entrons dans la salle de ce pavillon o nous aurons plus de moyen de discourir de nos amours. Clorizande sans se douter du pige entre. Mais il n'y eut pas plut™t mis le pied, que le voilˆ pris d'autres liens que de ceux de l'amour. O tra”tre (s'Žcria alors Fleurie) c'est ˆ ce coup que tu recevras le ch‰timent de l'assassinat que tu as commis en la personne de Lucidamor. Ce qui me f‰che, est que je ne te peux donner qu'une mort : car mille ne seraient pas suffisantes pour expier ton crime. Ce disant, elle se rue sur lui &, ˆ belles ongles, lui Žgratigne tout le visage. Le misŽrable veut crier mais Maubrun est lˆ tout prs, qui lui met un b‰illon dans la bouche. Fleurie tire un petit couteau dont elle lui perce les yeux, & puis les lui tire hors de la tte. Elle lui coupe le nez, les oreilles &, assistŽe du valet, lui arrache les dents, les ongles, & lui coupe les doigts lÕun aprs l'autre. Le malheureux se dŽmne & t‰che de se dŽsemptrer, mais il s'Žtreint plus fort. Enfin, aprs qu'elle a exercŽ mille sorte de cruautŽs sur ce misŽrable corps, qu'elle lui a jetŽ des charbons ardents dans le sein, & profŽrŽ toutes les paroles injurieuses que la rage apprend ˆ ceux qui ont perdu l'humanitŽ, elle prend un grand couteau, lui ouvre l'estomac & lui arrache le cÏur qu'elle jette dans le feu qu'elle avait auparavant fait allumer dans cette salle.

Quand cette exŽcution est achevŽe & qu'elle voit que l'aube du jour commence d'ouvrir les portes de l'Orient, elle donne deux cents Žcus d'or qu'elle avait sur elle au valet de Lucidamor & le fait sortir par cette petite porte du jardin. Tandis, elle ferme l'huis du pavillon, remporte la clef, & se retire tout bellement ˆ sa chambre. Lorsqu'elle y est, elle prend de l'encre & du papier & Žcrit sommairement la trahison commise par Clorizande & la juste vengeance qu'elle en avait prise.

Ce fait, elle ouvre un petit cabinet & prend du poison qu'elle dŽtrempe dans un verre avec de l'eau. Avant que l'avaler, elle tient ce discours : Reois (mon cher Lucidamor) ˆ grŽ la vengeance que jÕai prise du tra”tre qui t'a privŽ de vie en la fleur de tes ans. Mon ‰me qui est liŽe avec la tienne d'une Žtreinte si ferme que la Parque ne saurait la dŽsunir, te serait dŽjˆ allŽ trouver, soit que tu fasses ta demeure dans le Ciel EmpirŽe, ou dans les campagnes plantŽes de myrtes amoureux ; mais je voulais que ton cruel meurtrier režt auparavant le salaire digne de sa cruautŽ. ProfŽrant ce discours, elle avale courageusement le poison & puis se couche dans son lit. La violence & la quantitŽ du breuvage s'Žtant bient™t emparŽ de son cÏur, elle commence ˆ fermer ces beaux yeux o l'Amour cachait ses traits & ses flammes &, avec un soupir qu'elle tire, son ‰me s'envole hors de ce beau corps, miracle de la nature.

Ce soupir fut tel qu'il fut ou• d'une Damoiselle de chambre qui couchait en un garde-robe prochain. Elle se lve & court vers le lit de sa ma”tresse, o elle voit le triste spectacle de ses yeux mourants, & de sa bouche qui tirait les derniers traits. Cette fille crie aussit™t, & tout le monde accourt au secours. Le pre & la mre y arrivent, & font les plus pitoyables plaintes qu'on puisse dŽcrire.

Quelqu'un voit un papier sur la table, il le lit & apprend un autre Žtrange accident. On va vers le pavillon, qu'on ouvre, & l'on y trouve une cruelle & sanglante exŽcution. La clameur se redouble. Le pre & la mre sont au dŽsespoir.

On y fait venir la Justice. Le corps de Clorizande, ainsi mutilŽ, est remportŽ chez lui, au grand regret de ses parents qui intentent procs contre le pre. Pendant que les affaires s'altrent, un PrŽv™t prend par un cas fortuit Maubrun, qui confesse tout le fait sans attendre la question. Il est mis sur une roue, & le pre de Fleurie hors de Cour & de procs. Tout le monde accuse la trahison de Clorizande, & regrette Lucidamor & Fleurie. Il y en a nŽanmoins qui bl‰ment quelquefois la grande cruautŽ qu'elle exera sur Clorizande. Mais, quand ils viennent ˆ considŽrer puis aprs sa juste douleur & sa perte, l'on la met au rang de ces gŽnŽreuses Dames tant cŽlŽbrŽes dans les Histoires des anciens. Elle fut mise dans un mme sŽpulcre avec Lucidamor. L'on fit leur Epitaphe en cette sorte :

Cy gisent deux Amants, dont le cruel destin

Trancha les plus beaux jours au point de leur matin:

L'un mourut par la main de la jalouse envie:

L'amante dŽsolŽe ayant vengŽ sa mort

Se priva puis aprs elle-mme de vie,

Pour montrer qu'ils n'avaient tous deux qu'un mme sort.

12. Du parricide d'un gentilhomme commis en la personne de son pre, & de sa malheureuse fin.

EST-IL possible que ce sicle soit si maudit & si exŽcrable qu'il produise des Monstres que l'Afrique aurait honte d'avouer ? Je crois que c'est l'Žgout des autres sicles & l'inf‰me Thމtre o tous les vices jouent leur personnage, & o les fureurs exercent leur plus grande forcŽnerie. O France !, autrefois mre de piŽtŽ, & de religion, & maintenant de tant d'horreurs & de prodiges, que ton infamie a bien obscurci l'Žclat de ton ancien renom ! A la mienne volontŽ qu'une autre plume que la mienne s'occup‰t ˆ dŽcrire cette Histoire, que je ne puis donner ˆ la postŽritŽ, sans la vergogne qui te demeure empreinte sur le front pour avoir mis au monde une personne qui donna la mort ˆ celui qui lui avait donnŽ la vie. Cet accident Tragique & exŽcrable arriva en cette sorte.

 

Il n'y a pas longtemps qu'au pays de Brie Žtait un Gentilhomme que jÕappellerai Alderan, issu de fort bonne maison. Il possŽdait plusieurs belles terres que son pre lui avait laissŽes. Il se maria avec une Damoiselle belle & sage, s'il y en avait en toute la contrŽe. Tant que la femme vŽcut, sa maison se maintint en sa premire splendeur. Mais, aprs son trŽpas, elle commena bient™t ˆ dŽcliner. Ils passrent neuf ou dix ans sans avoir aucuns enfants &, au bout de ce terme, ils eurent un fils. Heureux s'ils n'en eussent point eu du tout ou s'il fžt mort au point qu'il reut la vie ! Sa naissance donna le trŽpas ˆ sa mre & sa mŽchancetŽ perpŽtra depuis un double parricide. Il est vrai que l'innocence de l'‰ge excuse l'un de la peine, au lieu que l'autre mŽrite le sac de cuir.

Ce fils, nommŽ Sylvestre, fut nourri en la maison de son pre avec beaucoup de soin. Il donnait en ses premiers ans espŽrance d'tre un jour ce qu'il ne fut pas, tant les jugements des hommes sont incertains & abusŽs. Tandis qu'il est instruit aux vertueux exercices par des personnages capables, son pre, qui depuis la mort de sa femme n'avait point eu envie de se marier, se donnait du bon temps & se laissait emporter ˆ ses plaisirs dŽsordonnŽs, sans avoir gure souci de son mŽnage. Il fit si mal ses affaires, qu'aprs avoir empruntŽ de notables sommes dÕargent, il fut contraint de vendre aujourdÕhui une terre & demain une autre. Quoique ses proches parents lui remontrassent d'avoir plus de soin de la conservation de sa maison, il ne quitta pas pourtant ce train de vie, si bien que de jour en jour tout allait de mal en pis.

Cependant Sylvestre devint grand. Lorsqu'il se vit en libertŽ, le mauvais exemple de son pre, & son inclination que la crainte de ceux qui avaient eu la charge de sa personne avait jusques alors retenue, le portrent bient™t ˆ une grande licence. Il ne s'amusait qu'ˆ hanter des hommes vains & dŽpensiers qui jouaient incessamment ou qui voyaient les Dames. En tels exercices, il faut avoir des moyens & encore on est assurŽ de les Žpuiser bient™t.

DŽjˆ, la maison de son pre Žtait incommodŽe ˆ cause de son mauvais mŽnage & lui, la voulait rendre du tout vide. Il empruntait des uns & des autres qui lui prtaient pour un temps mais qui enfin voulurent tre payŽs, de sorte que, se trouvant redevable envers beaucoup de personnes, il fut contraint de se retirer en un ch‰teau qu'il avait en Brie, quatre ou cinq lieues prs de Paris. Ce fut lˆ qu'il commena d'apprŽhender la nŽcessitŽ & qu'il t‰cha ˆ relever sa maison par l'Žpargne qu'il s'y mit ˆ faire. Et, par aventure, fžt-il venu ˆ bout de son dessein si son pre se fžt voulu rŽduire comme lui, sans vendre & engager tous les jours, & continuer un mme train.

Sylvestre lui reprŽsentait bien souvent leur incommoditŽ & le conjurait de considŽrer que, s'il venait ˆ rechercher quelque honnte parti, on ferait difficultŽ d'y entendre, pour le dŽsordre qui Žtait en leur maison ; qu'il Žtait dŽjˆ temps qu'il se mari‰t, afin de sortir d'affaires dont il Žtait impossible qu'ils se dŽbrouillassent que par la voie de mariage. Le pre, aprs plusieurs prires & remontrances, promit ˆ son fils de faire tout ce qu'il voudrait pour son avancement & de ne se mler plus des affaires de la maison. Et, d'effet, ds l'heure mme, il lui fit donation de tous & chacuns ses biens, exceptŽ d'une terre qu'il se rŽserva pour en faire ˆ sa volontŽ, ˆ la charge que son fils lui donnerait son entretien tant qu'il vivrait.

Ce contrat passŽ, Sylvestre prend le maniement de tout & commence ds lors ˆ mettre quelque ordre en sa maison. Toutefois, il y avait tant de dettes qu'il vit bien qu'il ne les acquitterait jamais, si ce n'Žtait en se mariant richement. Il y avait un Gentilhomme voisin qui n'Žtait pas de si illustre extraction qu'Alderan, mais nŽanmoins fort riche & principalement en argent. Entre autres enfants, il avait une fille nommŽe Amaranthe, belle & gentille au possible. Sylvestre se mit ˆ la courtiser & t‰cher par un continuel service d'acquŽrir ses bonnes gr‰ces. Il Žtait assez agrŽable & bien accort. Les bonnes lettres qu'il avait apprises lui servaient de beaucoup en compagnie, de sorte qu'il sut tant faire par ses belles paroles & par sa persŽvŽrance qu'il flŽchit aucunement le cÏur de cette Damoiselle ˆ lui vouloir du bien.

S'il n'ežt tenu qu'ˆ elle, leurs noces eussent ŽtŽ bient™t accomplies. Mais le pre qui ne regardait pas tant ˆ la noblesse qu'aux moyens, n'Žtait gure portŽ ˆ prter l'oreille ˆ cette recherche. Sylvestre lui Žtait bien assez agrŽable & il n'ignorait pas que ce lui Žtait assez d'honneur qu'il fžt son gendre ; toutefois, il se reprŽsentait la charge qu'il avait prise sur son dos, d'entretenir son pre dans sa maison tant qu'il vivrait ; que c'Žtait un homme insupportable & grand dŽpensier qui avait mangŽ dŽjˆ quatre ou cinq belles terres, mme qu'il venait tout fra”chement d'en vendre une qu'il s'Žtait rŽservŽe pour en disposer ˆ sa volontŽ, & qu'il Žtait capable de dissiper encore le reste. Toutes ces considŽrations bien digŽrŽes, il se rŽsolut de refuser sa fille ˆ Sylvestre.

Ce jeune gentilhomme Žtait cependant assidu ˆ voir Amaranthe & ˆ lui tŽmoigner son affection par les services qu'il s'efforait de lui rendre. Un jour, comme ils Žtaient tous deux dans un verger, lui, ne pouvant plus souffrir l'ardeur qui le consommait nuit & jour, lui tint ce langage : Si le Ciel vous avait rendue autant sensible ˆ la pitiŽ comme il vous a douŽe de mŽrites, il y a longtemps que vous auriez octroyŽ quelque rŽcompense ˆ une personne qui vous sert avec tant de passion. Mais hŽlas ! mon malheur est tel que je souffre pour vous le plus cruel martyre que l'on puisse imaginer, & toutefois vous devenez tous les jours plus dure & plus cruelle. Il semble que je suis nŽ au monde pour tre l'exemple de souffrance, & vous celui de cruautŽ. Il est temps (Madamoiselle) que vous donniez quelque allŽgement ˆ mes maux, ou bien que votre rigueur achve de me donner la mort. Elle ne peut beaucoup tarder si vous tes rŽsolue de persŽvŽrer ˆ me traiter si cruellement & ˆ perdre celui qui ne peut vivre que par l'espoir de possŽder vos bonnes gr‰ces.

Amaranthe, ayant ou• le discours de cet amoureux passionnŽ, elle lui rŽpondit en ces termes : Je ne sais (Monsieur) quel sujet pouvez-vous avoir de vous plaindre si fort de moi que vous m'accusiez de tant de cruautŽ ? Je ne vous ai jamais tŽmoignŽ que je mŽprisasse l'affection que vous me portez. Tant s'en faut, jÕen ai fait plus d'estime que de toute autre. S'il Žtait aussi bien en mon pouvoir de vous allŽger de votre mal comme jÕen ai la volontŽ, assurez-vous que votre dŽsir sera bient™t satisfait. Mais vous savez que je suis retenue par deux cha”nes, que je ne puis rompre. Avant, endurerais-je mille morts : par celle de l'honneur, qui m'est plus chre que la vie, & par la volontŽ de mon pre, ˆ qui je me dois conformer. Je vous aime bien, je vous l'avoue, & par aventure plus que toute autre personne. NŽanmoins cette amour n'est pas si dŽsordonnŽe que je n'aie toujours devant les yeux ces deux respects dont je ne passerai jamais les bornes. Si vous avez dŽsir de possŽder ce que vous dŽsirez, demandez-moi ˆ mon pre en mariage. Je crois qu'il ne vous refusera pas pour gendre. Pour moi je vous donne ma foi de n'Žpouser jamais autre que vous, pourvu que mon pre y prte son consentement.

Sylvestre, louant l'honnte rŽsolution de sa ma”tresse, protesta que jamais il n'avait eu autre dessein que de parvenir par cette voie ˆ ce qu'il prŽtendait ; que, plut™t voudrait-il mourir d'une cruelle mort que d'attenter ˆ chose qui pžt apporter du prŽjudice ˆ son honneur ; & que, puisqu'elle lui avait dŽclarŽ son intention, il mettrait peine de faire l'ouverture de leur mariage le plus t™t qu'il lui serait possible.

Aprs avoir pris congŽ de sa ma”tresse & l'avoir conjurŽe de se ressouvenir de sa promesse, il s'achemine ˆ Paris pour y communiquer cette affaire ˆ quelques siens proches parents, personnes notables & qui exeraient des charges des plus honorables de la Justice. Ils trouvrent bonne cette alliance &, ˆ la prire de Sylvestre, ils allrent ˆ la maison du pre d'Amaranthe pour t‰cher ˆ terminer cette affaire. Il les reut suivant leur qualitŽ, avec toutes sortes de compliments & eux, l'ayant tirŽ ˆ part, lui entamrent le propos du mariage de leur parent avec sa fille, & lui mirent devant les yeux la belle alliance qu'il ferait en cas qu'il voulžt entendre ˆ cette recherche. Le pre, aprs les avoir paisiblement ŽcoutŽs, leur rŽpondit franchement que, bien que ce lui fžt trop d'honneur qu'un gentilhomme issu de noble maison dŽsir‰t d'tre son gendre, toutefois il ne pouvait nullement tre induit ˆ cet accord, pour la charge que Sylvestre avait prise de nourrir son pre. Que ce seul sujet Žtait si capable de l'en dŽgožter qu'il lui Žtait impossible d'y prter son consentement. Il les remercia pourtant de l'honneur qu'ils lui faisaient, & de la peine qu'ils avaient prise, dont il se publierait toute la vie leur obligŽ.

Les parents de Sylvestre, ayant appris sa rŽsolution & voyant qu'il Žtait impossible de l'en dŽtourner, reprirent leur chemin & rapportrent ˆ leur homme ce qui s'Žtait passŽ. Lui, se voyant ainsi refusŽ, ne put profŽrer ˆ l'heure une seule parole. Il partit de la ville &, ayant passŽ le pont de Saint Maur des FossŽs, il arriva en peu de temps au ch‰teau o il faisait sa demeure avec son pre. Quand il eut mis pied ˆ terre, il s'enferma tout seul dans une chambre o il se mit ˆ maudire le Ciel, les Astres, & ceux qui l'avaient engendrŽ. Faut-il (disait ce dŽsespŽrŽ) que, pour un fardeau que je me suis moi-mme imposŽ sur mon chef, je perde tout le contentement que jÕespŽrais recevoir au monde ? Serai-je donc si malheureux que, pour le mauvais mŽnage de celui de qui je devrais recevoir du support, je sois reculŽ de toute fortune ? Maudite soit l'heure que je vins au monde, puisque jÕy devais recevoir tant de malheur ! Maudits soient encore ceux qui m'y ont donnŽ la vie, puis qu'ils sont cause du mal que jÕy souffre, plus cruel que la mort mme. Ainsi parlait ce dŽsespŽrŽ, dŽpitant tant™t son pre, & profŽrant maintenant des propos contre son CrŽateur, indignes d'un ChrŽtien.

Cependant qu'il se tourmente & qu'il se dŽsespre, Satan qui est toujours en sentinelle pour attraper quelqu'un, se fourre parmi les exŽcrables pensers qui naissent dans le cÏur de ce misŽrable. Aprs s'tre saisi de son ‰me, il lui met en tte de perpŽtrer un crime horrible & dŽtestable. C'est de se dŽpcher de son pre, estimant par ce moyen parvenir puis aprs ˆ son attente, puisque le refus qu'on lui faisait de lui donner en mariage Amaranthe n'Žtait fondŽ que sur ce qu'il Žtait obligŽ d'entretenir son pre durant sa vie. O cruel & abominable parricide ! serais-tu bien si dŽnaturŽ que de laver ton exŽcrable main dans le sang d'une personne que tu devrais racheter au prix du tien propre ! O est la piŽtŽ ?, o est la religion ?, o est la crainte de Dieu ?

Mais ˆ qui adresse-je mon discours ? ˆ un Tigre & ˆ quelque chose encore de plus barbare. Durant qu'il se rŽsout ˆ cette exŽcrable exŽcution & qu'il en recherche un moyen plus aisŽ, il s'avise de le communiquer ˆ un sien valet, homme d'aussi bonne farine que lui & qui avait mŽritŽ cent fois le gibet pour plusieurs crimes dont il Žtait atteint. Il lui promet une bonne somme d'argent, en cas qu'il l'assiste ˆ exŽcuter son maudit dessein. Ce valet, prompt a obŽir aux commandements de son Ma”tre & attirŽ de l'espoir d'une telle rŽcompense, se prŽpare ˆ lui servir de bourreau. La voie la plus courte est que, tandis que tous les domestiques du Ch‰teau seront aux champs, ˆ la cueillette des blŽs car c'Žtait la saison des moissons, & qu'il n'y aura que son pre & eux deux au logis, il lui donnera un coup de pistolet dans la tte.

A ces fins ils prennent jour & heure pour venir ˆ bout de leur entreprise. Le jour venu, Sylvestre se lve ˆ la pointe du jour & dit ˆ son pre qu'il va ˆ Paris pour quelques affaires. Il fait semblant de partir avec son valet & nŽanmoins ils se cachent en un petit bois prochain, attendant que l'heure soit venue de faire leur coup. Ce jour-lˆ, tous ceux du ch‰teau Žtaient au travail lorsque, sur les trois ˆ quatre heures du soir, Sylvestre arrive au logis &, y trouvant son pre seul, il lui fait accroire qu'il est de retour de Paris pour le prier lui mme d'y aller coucher ce soir, pour mettre fin aux conclusions de son mariage, en un lieu qui lui dŽsigna, o un nombre de parents d'un & d'autre c™tŽ, se devaient rendre pour cet effet. Le pre, croyant aux paroles de ce parricide, se dispose ds l'heure mme de partir avec lui, commandant au valet de demeurer au logis pour le garder. Tandis qu'il fait seller un cheval & qu'il entre dans l'Ecurie, le valet bande couvertement son pistolet &, s'approchant de lui, il le dŽl‰che pour lui percer la tte par derrire. Je ne sais si l'horreur de commettre une telle mŽchancetŽ lui fit varier la main, tant y a que le coup lui donna dans une Žpaule dont il brisa l'os. Alderan, tombant ˆ terre, jeta un haut cri & appela son fils au secours. Cet abominable, voyant que l'autre avait failli de le tuer, & craignant d'tre dŽcouvert, met la main ˆ l'ŽpŽe & en donne deux ou trois coups dans le ventre de son Pre. Le pauvre vieillard vomit sa vie avec son sang qui crie vengeance ˆ Dieu & conjure sa MajestŽ qui voit tout, de ne laisser point impunie cette mŽchancetŽ.

Quand l'exŽcrable vit qu'il Žtait expirŽ, lui & son homme sortent du ch‰teau & se vont recacher au lieu d'o ils Žtaient venus. Ils reviennent puis aprs le soir au logis & y trouvent les Domestiques bien dolents & bien effrayŽs de cette mort. Qui ežt vu alors Sylvestre lamenter la mort de son pre, il ne l'ežt jamais souponnŽ d'en tre la cause. O mon pauvre pre ! (disait-il) qui est le malheureux qui a osŽ en mon absence vous ™ter la vie ? J'ai ŽtŽ bien malheureux de m'en aller aujourdÕhui hors du logis. Si jÕy eusse ŽtŽ, cet assassin n'ežt eu garde d'exŽcuter sa cruelle entreprise. Je ne cesserai jusquÕˆ tant que jÕaie dŽcouvert ce meurtrier afin de le faire punir comme il a mŽritŽ. Tenant ce discours, il s'arrachait les cheveux & allait baiser mort celui qu'il avait eu en telle horreur durant la vie. Mais, ™ merveille !, comme il s'approche du corps, ses narines & ses plaies s'ouvrent & jettent contre lui un ruisseau de sang dont il est tout souillŽ au grand Žtonnement des assistants.

Ce n'est pas la premire fois que ces miracles ont paru. Plusieurs en ont recherchŽ la cause. Les uns, s'appuyant sur l'autoritŽ de Mo•se qui Žcrit que Dieu inspira aux narines de l'homme une ‰me vivante, estiment que les meurtriers, ayant privŽ le corps de vie & forcŽ l'‰me raisonnable & vivante ˆ quitter son domicile, ils offensent en ce faisant les deux vies de l'homme, l'åme immortelle & la sensitive. Le corps de ceux qui ont ŽtŽ tuŽs en rendent tŽmoignage lorsque, de leurs narines o Dieu avait infusŽ les deux vies humaines, du sang vient ˆ ruisseler. Platon qui n'ignorait pas les Žcrits de Mo•se dit que la personne de libre condition, forcŽe ˆ mourir de mort violente, se courrouait contre son meurtrier &; tout ainsi qu'ayant ŽtŽ fra”chement tuŽe elle Žtait encore remplie de frayeur pour l'effort qu'elle avait fait au passage de la mort, elle t‰chait aussi d'Žpouvanter celui qui l'avait privŽe de son corps en lui remettant son crime devant les yeux. Il y a d'autres Philosophes qui tiennent qu'en une mort violente & inopinŽe, le corps n'est pas pourtant du tout dissous & sans sentiment, mais qu'il y reste encore certaines reliques de l'‰me qui s'y sont recueillies & ramassŽes. La preuve qu'ils en donnent est par les membres coupŽs d'un corps qu'on voit encore palpiter, & principalement par la tte qui, aprs avoir ŽtŽ sŽparŽe, jette un regard furieux & a encore les yeux ouverts, comme si elle se ressentait de l'injure qu'on lui a faite. Enfin, on lit aussi dans les livres de plusieurs autres, cette raison que jÕestime plus probable que la dernire dont nous venons de parler, ˆ savoir que l'impression vŽhŽmente que le meurtrier a mise dans le cÏur du meurtri, par sa furie & sa violence, s'est enclose parmi l'‰me sensitive & apprŽhensive, de sorte qu'elle n'en sort pas incontinent. Et quand on prŽsente le meurtrier devant le corps, elle se dŽl‰che & se dŽbonde tout ˆ coup, & Žmeut les reliques qui sont dans le corps, & alors le sang qui Žtait ramassŽ dedans en rejaillit incontinent.

Quoi que ce soit, un miracle divin ou de la Nature, ce malheureux parricide, sans trop s'Žmouvoir du sang de son pre qui rejaillissait contre lui & qui demandait vengeance, ne laisse pas de songer ˆ pallier sa mŽchancetŽ en cette manire. Son pre avait eu certaines paroles contre un ma”tre armurier de Paris. Ce diffŽrend procŽdait de ce que l'artisan lui avait baillŽ de la marchandise qu'Alderan ne voulait pas payer. Comme cet homme n'en put retirer payement, il le fit actionner au Ch‰telet o il dŽnia la dette &, ˆ faute que l'armurier n'avait point de promesse ni de tŽmoins pour vŽrifier ce qui lui Žtait dž, l'autre fut relaxŽ de la demande. L'artisan, bien f‰chŽ de perdre ainsi son bien, dit tout haut, en prŽsence de plusieurs personnes, que puisqu'il n'avait pu se payer en argent, il se payerait en chair. Sylvestre, prenant cette occasion en main, court ds l'heure mme vers Paris, avertit ses parents du dŽsastre arrivŽ en sa maison & assure que c'est l'armurier qui a tuŽ son pre. Il prŽsente requte & a commission de faire informer. DŽcret de prise de corps est dŽcernŽ contre cet homme. Il est interrogŽ s'il ne s'Žtait point vantŽ de ce dont on l'accusait. Il rŽpond qu'emportŽ par la juste douleur de perdre son bien, il aurait tenu un tel discours mais que pourtant il n'avait jamais eu dessein d'exŽcuter cet homicide ; tant s'en faut qu'il l'ežt commis ; que dire & faire sont deux choses diffŽrentes, & que l'un n'obligeait pas nŽcessairement ˆ l'autre. Au reste, il s'offre ˆ prouver comme le jour qu'Alderan fut tuŽ il assista ˆ la noce de l'un de ses amis, d'o il ne serait revenu ˆ son logis qu'ˆ la minuit avec sa femme. La justice lui permet de prouver sa dŽfense. Ce qu'il fait par le tŽmoignage de cent personnes. On le sort hors de Cour & de procs.

Les parents avertissent Sylvestre de rechercher un autre, & que l'armurier n'Žtait nullement celui qui avait ™tŽ la vie ˆ son pre. Quelques uns de ses plus proches se transportent ˆ son ch‰teau pour assister ˆ la sŽpulture du dŽfunt. Mais ils ne veulent point qu'on l'enterre, que premirement Sylvestre n'aie fait mettre la main sur son valet. Ils disent qu'autre que lui ne peut avoir fait le coup & se fondent sur deux raisons apparentes. La premire, est qu'ils ont fait recherche de tous les c™tŽs du ch‰teau pour y remarquer quelques traces & qu'ils n'en ont trouvŽ aucunes hormis celles des domestiques. La seconde est fondŽe sur l'argent que le pre avait reu fra”chement d'une terre qu'il avait vendue & que sans doute ce valet, pour l'emporter, aurait ŽtŽ induit ˆ perpŽtrer ce meurtre. Raisons fort valables si ce maudit & exŽcrable fils n'ežt point ŽtŽ le principal coupable. Aussi ne veut il entendre ˆ leurs raisons & allgue que ce sont de fausses imaginations qu'ils s'impriment dans la cervelle.

Les parents, courroucŽs de voir que cet homme supportait une telle mŽchancetŽ, partirent ˆ l'instant & retournrent ˆ Paris. Tandis, le parricide donne sŽpulture au corps en l'Eglise de la paroisse du lieu, mais son pre n'est pas plut™t mis dans la tombe qu'il se sent piquŽ d'un remords de conscience. Les furies l'agitent. Il ne peut reposer ni nuit ni jour. Son crime lui reprŽsente ˆ tout moment l'image de son pre tout sanglant. I1 t‰che de se divertir, mais il ne peut. Il y a une divinitŽ (disait un Payen) qui gŽhenne les consciences des mŽchants d'une torture insupportable & qui les agite incessamment. Ce poignant aiguillon les presse jusques au dernier soupir de leur vie.

Sylvestre, reconnaissant son crime & dŽsespŽrant de la misŽricorde de Dieu, prie son valet de charger son pistolet & de lui en donner dans la tte, & puis de prendre cinq cens Žcus que son pre avait laissŽs de reste de la terre vendue & de s'enfuir. Aussi bien (disait-il) nous sommes dŽcouverts. Tu seras pris & mis sur une roue, & pour moi je serai condamnŽ ˆ une plus grive peine. Mais quelque supplication qu'il peut faire ˆ son valet, il ne peut jamais l'induire ˆ le mettre ˆ mort. Tout ce qu'il fit, c'est de prendre deux cens Žcus & un bon courtaud [cheval], & de gagner au pied.

Sylvestre s'enferme cependant dans une chambre &, se jetant par terre, commence ˆ profŽrer contre lui mme ce discours : Ha ! maudit & exŽcrable parricide, est-il bien possible que la justice du Ciel puisse supporter ton iniquitŽ ? O terre ! ouvre ton sein & engloutis celui qui ne mŽrite point devoir la lumire du Soleil, puis qu'il en a privŽ celui qui lui en avait donnŽ l'usage ! o trouverai-je maintenant de la compassion ? Sera-ce entre les hommes, moi qui n'ai rien d'humanitŽ que l'apparence ? Et ce grand Dieu, juste punisseur des exŽcrables, aura-il bien de la misŽricorde pour celui qui l'a dŽniŽe ˆ son propre pre ? Je ne vois point que je puisse Žviter la peine temporelle ni le jugement Žternel. Meurs, misŽrable !, & recherche par un violent trŽpas quelque repos ˆ ta conscience. Achevant ce discours, il se lve tout furieux &, tout transportŽ de l'esprit malin, il prend un pistolet qu'il charge d'une balle de plomb & aprs il le porte ˆ son front pour s'en percer la tte. Comme il le voulait dŽcharger, la main lui varia, la peur de la mort s'offrant devant lui, de sorte que le coup donna seulement ˆ c™tŽ & lui emporta un lopin de chair. Voyant qu'il avait failli son coup, il se mit ˆ crier : Ha ! cruel bourreau !, tu as bien le courage d'enfoncer ta main parricide dans le sang innocent & tu n'as pas le cÏur d'en expier le forfait sur toi-mme ? Non, non, il faut mourir & n'Žpargner non plus ton propre corps que tu n'as fait le corps de celui qui t'avait donnŽ naissance. Ce disant, il ouvre la fentre de la chambre o il Žtait, une des plus hautes de la maison, & se prŽcipite la tte la premire du haut en bas.

Mais Dieu qui ne voulait pas que ce parricide mouržt sans avoir auparavant dŽclarŽ son forfait exŽcrable, permit qu'il chžt dans un fossŽ rempli de ronces, o il demeura tout le jour sans en pouvoir sortir. Cependant, les domestiques revenus des champs & ŽtonnŽs de ne voir ni ma”tre ni valet, cherchrent de tous c™tŽs pour les trouver. Enfin, il y eut quelqu'un qui Žtant montŽ en la chambre haute & ayant ouvert la porte, vit sur la table un pistolet & du sang Žpandu par la chambre. Il voit encore la fentre ouverte &, regardant en bas, il ou•t une voix qui se plaignait. Ayant appelŽ ses compagnons, ils vont vers le lieu & trouvent que c'Žtait leur ma”tre. Ils le retirent de lˆ, & le portent dans un lit. Mais il leur tient ce discours : Pourquoi (mes amis) usez-vous d'un si doux traitement envers un homme si abominable ? C'est moi & non autre, qui ai donnŽ la mort ˆ celui de qui jÕavais reu la vie. De gr‰ce, que quelqu'un de vous venge sur moi la mort de son ma”tre. Aussi bien ne puis-je Žchapper de mourir, puisque jÕai violŽ les lois divines & humaines.

Les serviteurs, ŽtonnŽs d'un tel langage, firent soudain avertir ses plus proches parents qui se trouvrent le lendemain ˆ son ch‰teau. Quand il les vit, il renfora ses cris & ses plaintes. Il maudissait sa vie en leur prŽsence & publiait son horrible forfait. Sa conscience qui ne lui donnait point de trve Žtait son juge, son tŽmoin & sa partie. Dieu voulait qu'il dŽcel‰t lui-mme son crime comme fit autrefois Bessus, parricide comme Sylvestre.

Les parents ne savaient que dire, oyant sa propre confession. Toutefois, ayant consultŽ l'affaire & pensŽ que, si la justice en Žtait informŽe, le bien serait confisquŽ, t‰chrent ˆ le remettre. Ils lui reprŽsentrent l'infinie misŽricorde de Dieu qui tend toujours les bras ouverts ˆ ceux qui recourent ˆ elle ; bien que son pŽchŽ soit grand, que la bontŽ de Dieu est encore plus grande. Au reste, ils lui apprennent qu'il n'est pas si mal qu'il en puisse mourir ; qu'il peut faire telle pŽnitence qu'elle sera capable d'expier son pŽchŽ ; qu'il change donc de langage parce que, si la justice en a le vent, on lui fera souffrir la plus cruelle mort qui se puisse imaginer ; que le moindre supplice sera d'tre tenaillŽ tout vif. Toutes ces raisons eurent bien quelque pouvoir de lui refrŽner un peu la langue, mais non pas de lui ™ter l'envie de mourir. Par intervalles, les furies le saisissaient, de sorte que, si l'on n'ežt pris garde ˆ lui, il ežt couru les champs & publiŽ son crime.

Le pote Euripide introduit MŽnŽlas dans l'une de ses TragŽdies, qui demande ˆ son Neveu Oreste d'o lui procŽdait la maladie qui le tourmentait incessamment l'‰me & le corps. C'est la conscience (rŽpond Oreste) d'avoir perpŽtrŽ un mŽchant acte. Les Pa•ens croyaient que ceux qui avaient commis quelque meurtre secret ou quelque autre dŽtestable pŽchŽ, Žtaient accompagnŽs de furies & qu'ils erraient vagabonds par le monde afin que pour le moins, s'ils Žvitaient la vengeance des hommes, ils ne pussent Žviter celle de Dieu. On a souvent vu des scŽlŽrats qui ˆ l'heure de leur mort, pressŽs de la fureur de leur mal, Žtaient contraints de confesser ce qu'ils avaient celŽ toute leur vie. Ils pensaient voir toujours le bourreau qui les tra”nait au supplice, tant le pas effroyable de la mort donne des Žlancements de conscience aux coupables, leur mettant en fantaisie la peine qu'ils croient avoir mŽritŽe. Mais il ne faut pas s'Žtonner de ces choses puisque l'esprit de Dieu, diffus par toute la machine du monde, est le juge droiturier & le tŽmoin irrŽprochable qui fait confesser au meurtrier ce qu'il voudrait bien celer. C'est lui qui expose au jour une accusation qui n'est point appuyŽe d'aucuns tŽmoignages oculaires. Lui-mme la rend si claire & si bien vŽrifiŽe, qu'il ne reste plus que la condamnation de celui qui la perpŽtrŽe.

Cet exŽcrable gentilhomme en sert d'exemple notable. Aprs avoir faussement accusŽ un innocent, il s'accuse lui-mme & le bourreau qui le tourmente nuit & jour le force ˆ dŽcouvrir ce qui Žtait cachŽ. Ses parents, pour sauver le bien, procŽdrent si prudemment en cette affaire qu'ils ne l'abandonnrent, ni nuit ni jour, jusques ˆ sa mort qui fut quelques sept ou huit jours aprs. Quoi que le Prtre lui sžt remontrer, durant ce temps lˆ, de la misŽricorde de Dieu, il Žtait toujours nŽanmoins en doute & en dŽfiance pour son dŽtestable parricide.

On l'enterra dans un mme sŽpulcre avec son pre & lˆ, leurs deux corps attendent le grand jour pour compara”tre devant le Juge des vivants & des morts, tandis que le pre d'Amaranthe remercie Dieu de l'avoir inspirŽ ˆ ne donner point sa fille ˆ cet abominable, & qu'il la pourvoit en un lieu digne de son mŽrite.

Le bruit de cette Žtrange aventure courut bient™t par tout le pays. Tout le monde en loue le juste jugement & supplie le Ciel de dŽtourner les malheurs qui menacent la France o tels crimes, avant-coureurs de son ire, se commettent.

13. De l'abominable pŽchŽ que commit un chevalier de Malte, assistŽ d'un moine, & de la punition qui s'en ensuivit.

J'AI honte de publier les horribles & dŽtestables pŽchŽs qui se commettent tous les jours au sicle o nous sommes. La postŽritŽ ne les croira qu'ˆ peine. Je n'ai entrepris d'Žcrire en ce volume que des choses qui sont arrivŽes depuis peu de temps & dont jÕai vu une grande partie. Je m'Žtonne que la Justice de Dieu n'extermine le monde comme il fit du temps du DŽluge universel, puisque le vice y est montŽ en un si haut degrŽ qu'il est impossible que la patience du Ciel le puisse plus longuement supporter. Voici une Histoire non moins vŽritable qu'horrible & exŽcrable. Elle se prŽsente sur le Thމtre, au grand dŽshonneur des ChrŽtiens, parmi lesquels on trouve des Monstres qui donnent sujet ˆ ma plume de la dŽcrire en cette sorte.

 

Un jeune Gentilhomme de Pologne (de qui je tais le propre nom, pour les considŽrations que jÕai ci-devant dites en autre part & que je nommerai Eranthe), de fort bonne maison & d'illustre famille ; allumŽ du dŽsir d'aller en Italie, Province tant renommŽe par toute la terre, & particulirement ˆ Rome, tant pour y voir ces vieux monuments & ces antiquitŽs qui font para”tre encore en leurs ruines la gloire & la pompe de ce peuple qui fit de l'Univers une seule Monarchie, que pour y apprendre toutes sortes d'exercices vertueux ; dressa son train &, en un Žquipage honnte, fit tant qu'il arriva ˆ Florence.

La beautŽ de la ville & la courtoisie qu'il reut ˆ la Cour du grand Duc, fit qu'il s'y arrta plus qu'il n'avait fait en toute autre ville depuis le jour qu'il partit de sa maison. Tant™t il y courait la bague, maintenant il y maniait un cheval, tant™t il allait ˆ la chasse avec le Prince &, partout, il se montrait si dispos & si adroit qu'il Žtait le bien reu aux meilleures compagnies de la ville. Sa beautŽ y servait encore de beaucoup. Elle Žtait telle qu'il Žtait impossible d'en trouver de pareille en un homme au monde. Ses yeux Žtaient verts & riants, ses cheveux blonds & crpŽs ; sa face Žtait vive & colorŽe, teinte de lys & d'Ïillets mlŽs ensemble ; sa taille, belle & bien proportionnŽe. Au reste, il n'avait pas encore atteint la dix-neuvime annŽe de son ‰ge.

Toutes ses qualitŽs, beautŽ, jeunesse, valeur & richesse, le rendaient si recommandable partout qu'en peu de temps il acquit l'amitiŽ d'une Damoiselle de fort bonne maison, nommŽe Virginie, douŽe d'excellente beautŽ. Et, bien qu'ils n'eussent pas la commoditŽ de se voir, ˆ cause de la rigueur qu'on exerce en ce pays envers le sexe fŽminin, nŽanmoins ils se visitaient souvent par lettres. Et ne passait gure de soir qu'Eranthe ne lui donn‰t quelque sŽrŽnade, ni jour qu'il ne dress‰t quelque partie pour courre la bague devant son logis.

Comme il passait ainsi les jours & les nuits ˆ entretenir ses amours, un gouverneur qu'il avait avec lui voyant qu'il sŽjournait trop longtemps ˆ Florence, & s'apercevant bien que l'amour l'y retenait, lui remontra enfin le tort qu'il faisait ˆ sa rŽputation de n'achever pas l'entreprise qu'il avait rŽsolue lorsqu'il partit de son pays ; qu'ˆ la vŽritŽ l'amour n'Žtait pas dŽfendue en l'‰ge o il Žtait, mais qu'aussi il ne faut point s'emptrer si fort dans ce DŽdale qu'on ne rŽserve toujours quelque fil pour s'en retirer ; qu'il lui conseillait donc de quitter pour un temps ces passions de jeunesse pour suivre la raison &, pour cet effet, qu'il se dispos‰t de partir bient™t pour aller ˆ Rome ; autrement, qu'il s'en plaindrait ˆ ceux qui l'avaient mis sous sa charge.

Ce jeune Gentilhomme, ŽveillŽ comme d'un profond sommeil, reconnut aussit™t que son gouverneur avait sujet de se f‰cher. L'honneur se reprŽsenta par mme moyen incontinent devant ses yeux, de sorte qu'il se rŽsolut de prendre congŽ pour quelque temps de celle qui avait ravi sa libertŽ (encore que ce lui fut un extrme dŽplaisir) & d'achever son voyage, faisant nŽanmoins Žtat qu'ˆ son retour, il poursuivrait le service qu'il avait vouŽ ˆ cette beautŽ qu'il ne pouvait ™ter de sa mŽmoire. Cette rŽsolution fut presque aussit™t mise en exŽcution que prise.

Virginie, ayant su son dŽpart par une lettre qu'il lui Žcrivit, pensa mourir de regret. Elle maudit mille fois le jour qu'il se sŽparait d'elle. Ses yeux se changrent en deux torrents dŽbordŽs, & sa bouche ouverte ˆ la douleur profŽrait des plaintes guidŽes de fureur & de rage. Sans la promesse qu'Eranthe lui faisait de n'aimer jamais d'autre qu'elle, & sans l'espoir qu'elle avait de son retour, elle se fžt donnŽe mille fois d'un couteau dans le sein.

Tandis qu'elle pleure, son serviteur n'a pas moins de passion. Le tourment qu'il ressentait fut si grand qu'un petit accs de fivre le prit ˆ une journŽe du lieu d'o il Žtait parti, de sorte qu'il fut contraint de sŽjourner deux jours au village o il alla coucher. Durant ce jour, un Chevalier de Malte, que nous appellerons Flaminio & de qui nous tairons le nom pour le respect que nous portons ˆ l'illustre famille dont il est issu, arrive au logis o Eranthe logeait.

Flaminio l'avait vu ˆ la Cour du grand Duc, & le maudit & exŽcrable amour l'avait tellement rendu passionnŽ de la beautŽ de ce jeune Gentilhomme qu'il en Žtait aux peines de la mort. Il ne songeait qu'au moyen d'en avoir l'inf‰me jouissance. PŽchŽ maudit & dŽtestable abhorrŽ de Dieu & de Nature, je remercie le Ciel de ce que, pour le moins, ma France n'est pas si encline ˆ ce vice que beaucoup d'autres Nations.

Cette abominable passion l'avait arrtŽ quelque temps ˆ Florence pour voir si l'occasion s'offrirait, ˆ tel prix que ce fžt, d'accomplir ses dŽsirs. Mais, voyant qu'il tentait une chose impossible, il avait rŽsolu d'en laisser la poursuite. Lorsqu'il sut que ce jeune Gentilhomme Žtait au logis o il arriva & qu'il Žtait prt de partir le lendemain pour aller ˆ Rome, il trouva une invention autant subtile pour l'imagination que maudite pour l'exŽcution. Il fit semblant de n'avoir jamais vu Eranthe mais, ayant accostŽ un de ses domestiques, il s'informa particulirement du lieu de son origine, du nom de ses proches parents & du rang qu'ils tiennent en Pologne. Aprs en avoir appris plus qu'il ne demandait, & qu'il l'ežt mis en Žcrit, pour mieux s'en ressouvenir, il partit le lendemain, aprs Eranthe, le suivant toujours pas ˆ pas pour savoir o il logerait, sans jamais parler ˆ lui ni se donner ˆ conna”tre. Eranthe alla loger auprs de l'Ourse, & ce Chevalier tout contre.

Le gentilhomme Polonais ne fut pas plut™t arrivŽ ˆ Rome qu'il commena d'y employer le temps aux AcadŽmies o les actes vertueux se pratiquent. Sa BeautŽ & son adresse jointe ˆ son humeur franche & courtoise, lui acquŽraient l'amitiŽ de tout le monde. Flaminio songeait ˆ tous les moyens qu'il pouvait pour en faire ˆ sa volontŽ, soit de grŽ ou de force, mais plut™t par la voie de l'un que de l'autre car il n'ignorait pas que jamais Eranthe n'y prterait son consentement. Le peu d'espoir de parvenir ˆ son dessein le fit enfin rŽsoudre ˆ partir de Rome pour aller ˆ Naples, lieu de sa demeure, pour s'™ter cette exŽcrable fantaisie de la tte qu'il tenait si bien secrte qu'autre que lui n'en avait la connaissance.

Tandis qu'il Žtait ˆ Naples en sa maison & que le temps lui en Žteignait presque le souvenir, Eranthe est ˆ Rome, en rŽputation d'un des plus adroits gentilshommes Žtrangers. Durant son sŽjour, il Žcrit souvent ˆ sa ma”tresse & reoit rŽponse de sa part. Par ses lettres il lui tŽmoigne comme l'absence a bien eu le pouvoir de sŽparer loin d'elle son corps, mais non pas son ‰me qui la lui reprŽsente toujours ; qu'autre BeautŽ n'aura jamais la puissance de le dŽbaucher de son service ; qu'elle est son soleil & que sans elle toute autre lumire ne lui est qu'une obscuritŽ ; qu'il ferme sa paupire ˆ tous les astres qui pensent l'Žclairer, comme fait la fleur du souci lorsque la belle splendeur du jour se cache dans les flots de TŽthys. Virginie lui Žcrit d'autre c™tŽ que la douleur qu'elle ressent pour son absence lui fait souffrir incessamment une mort plus cruelle que la mort mme ; le conjure de lui Žcrire souvent, afin que ses lettres lui servent de consolation ; mais, bien plus encore, d'en tre lui mme le porteur ; qu'il s'assure que plut™t le Tibre retournera vers sa source avant qu'elle oublie son amour.

 Tandis que l'amour entretient leur ardeur par les lettres rŽciproques, il prend fantaisie ˆ Eranthe d'aller ˆ Naples pour voir cette CitŽ que l'on surnomme la Gentille. Il fait donc disposer ses gens ˆ partir avec lui. O misŽrable & infortunŽ ! o vas-tu ? Le plus grand affront qui puisse jamais arriver ˆ un Gentilhomme de ta sorte, t'y attend. Plžt ˆ Dieu que tu fusses encore en ton pays, sans dessein de passer jamais les Alpes !

Eranthe y arriva, durant qu'on y faisait les feux de joie & qu'on y cŽlŽbrait les noces du Roi des Espagnes. On n'y parlait que de triomphes, de Carrousels, de combats ˆ la barrire & de courses de bague. Les Espagnols & les Italiens t‰chaient ˆ l'envi des uns & des autres d'y faire para”tre leur adresse. Comme ce gentilhomme Polonais allait un jour ˆ la place o l'on cŽlŽbrait cette fte, Flaminio l'entrevit & le reconnut incontinent. L'amour maudite & exŽcrable que le temps lui avait un peu Žteinte dans le cÏur, commena de s'y rallumer avec plus de violence qu'auparavant. Quand il eut su o il Žtait logŽ, il l'attendit un jour en une rue o Eranthe devait passer. Sit™t qu'il l'aperut, il descendit de cheval & courut l'embrasser. Eranthe, ŽtonnŽ de cette nouvelle caresse, mit aussi pied ˆ terre, s'excusant du peu de connaissance qu'il avait de lui. Ha ! Monsieur, dit l'autre, si vous ne me connaissez point, je n'ignore pas qui vous tes. Votre pre s'appelait le Comte de Plest, brave Cavalier, s'il en fut jamais au monde. Il rendit si signalŽe sa valeur en cette bataille fameuse que les Polonais gagnrent contre ceux de Tartarie, que la mŽmoire en demeurera Žternelle. Vous avez un oncle qu'on nomme le Baron d'Anty. J'ai reu mille courtoisies de lui, du temps que jÕŽtais en Pologne o j'ai demeurŽ prs de quatre ans pour quelques affaires concernant notre Religion. Enfin je suis tellement obligŽ ˆ votre sang que je ne possde rien au monde qui ne soit ˆ votre service.

Eranthe, Žbahi encore de cette connaissance & croyant que ce que l'autre lui disait fžt vŽritable, le remercia de sa bonne volontŽ & lui offrit en Žchange tout ce qui dŽpendait de lui. Ce n'est pas tout (dit l'autre) je ne souffrirai jamais que vous fassiez autre logis que le mien. Vous y serez mieux accommodŽ & servi avec plus de dŽvotion qu'en celui o vous tes. J'ai bien reu d'autres plus grandes courtoisies de vos parents. Le Gentilhomme Polonais continua de le remercier & s'excusa sur l'offre qu'il lui faisait d'aller loger chez lui, craignant de l'importuner. Toutefois, l'autre le pressa si fort qu'il fut contraint, pour ne para”tre incivil & mal appris, de lui accorder ce qu'il dŽsirait. Le voilˆ donc chez lui, logŽ au plus beau quartier de son h™tel. Flaminio s'offre de le traiter le plus magnifiquement qu'il lui est possible. Il t‰che aussi de lui donner toutes sortes de plaisirs. Il lui fait voir les meilleures compagnies & toutes les singularitŽs de cette ville. Cependant qu'il endort Eranthe par ses artifices & par ses feintes caresses, ce malheureux & dŽtestable, ne pouvant plus souffrir l'amour dŽnaturŽe qu'il lui porte, gagne un Moine, aussi malheureux & dŽtestable que lui.

Cet exŽcrable & abominable Moine se tenait dans un Couvent qui est situŽ en un lieu assez ŽcartŽ. Ils prennent ensemble rŽsolution qu'un jour Flaminio y mnera Eranthe dans sa chambre, & que lˆ il recevra de lui tout ce qu'il dŽsire, soit de grŽ, soit de force. Ha ! pestes abominables qui faites servir ˆ votre horrible impudicitŽ un lieu destinŽ pour le ježne, pour la pudicitŽ & pour l'oraison, o est maintenant votre conscience ? Ignorez- vous Dieu ? & ne croyez-vous pas que son Ïil est tout voyant & qu'il pŽntre les lieux les plus obscurs & cachŽs, mieux que l'Ïil humain ne fait un verre clair & net ? O temps !, ™ sicle !, ™ mÏurs !, que les mortels sont dŽpravŽs !

 Cette rŽsolution prise, ces malheureux l'exŽcutent en cette sorte. Flaminio mne un jour promener Eranthe dans son carrosse. Ils sortent hors la ville & puis y rentrent, & le Chevalier de Malte passe expressŽment auprs du Couvent que nous avons dŽjˆ dit. Lorsqu'il en est proche, il feint d'y avoir quelque affaire d'importance, de sorte qu'il commande ˆ son cocher de s'arrter ˆ la porte. Monsieur (dit-il au Polonais) vous me permettrez, s'il vous plait, d'entrer lŽans & d'y dire un mot ˆ un bon pre qui y fait sa demeure.

Il n'est pas besoin (rŽpond l'autre) de me demander permission d'une telle chose, je vous y accompagnerai, s'il vous plait. Flaminio faisait semblant de ne l'en vouloir pas importuner, avec un refus qui l'y conviait plut™t qu'il ne l'en dŽtournait. Enfin, il sort du carrosse & entre dans le Couvent, accompagnŽ du Polonais. Il le mne en un lieu ŽcartŽ o le Moine les attendait. Ce Moine, possŽdŽ de Satan, les fait entrer dans une chambre o la collation Žtait prŽparŽe. Il leur fait poser la cape & l'ŽpŽe, & puis il les fait boire d'autant. Quand ils eurent gožtŽ, Flaminio s'approche d'Eranthe, & lui tient ce discours : Seigneur Eranthe, il n'est pas besoin que jÕuse de long discours pour vous apprendre ce qui est de mon intention. Votre beautŽ & votre bonne gr‰ce m'ont si bien allumŽ d'amour qu'il faut que j'obtienne de vous ce que je dŽsire, ou bien que vous mourriez prŽsentement. Faites Žlection de deux choses, ou de contenter mes dŽsirs, ou de mourir. Si vous m'octroyez de bon grŽ l'un, vous tes assurŽ de votre vie & d'avoir un ami qui vous sera Žternellement acquis. Disposez-vous ˆ me rendre satisfait tout maintenant, ou bien de souffrir cela. Ce disant, il lui porte ˆ la tte un pistolet, prt ˆ le l‰cher. Le Moine, de l'autre c™tŽ, s'Žtait saisi de son ŽpŽe qu'il tenait toute nue ˆ la main, le menaant de la mort s'il ne consentait ˆ leurs dŽsirs. Ce pauvre Gentilhomme fut bien ŽtonnŽ, se voyant surpris de la sorte, sans ŽpŽe, ni sans b‰ton. L'image de la mort se prŽsentait d'un c™tŽ devant ses yeux &, de l'autre, le pŽchŽ dŽtestable qu'on voulait exercer sur lui. Une fois il Žtait rŽsolu de souffrir le trŽpas, & balanait, tant™t d'un c™tŽ, & tant™t d'un autre. DŽpchez-vous (dit Flaminio) autrement vous tes mort.

Je vous prie (rŽpond ce Gentilhomme), ayez pitiŽ de moi & ne me traitez pas si indignement.

C'est trop attendu (repart le Moine) il faut qu'il meure. Ce disant, il feint de le vouloir traverser d'un coup d'ŽpŽe & Flaminio de lui l‰cher le pistolet. Ha ! Messieurs, (dit le Polonais que la frayeur de la mort avait saisi) je ferai tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me donniez la vie.

N'ayez peur de mourir (rŽpond Flaminio), je sacrifierais plut™t la mienne pour vous, aprs que vous m'aurez accordez ce que je souhaite. Voilˆ comme la crainte de mourir fit que le Polonais laissa faire au Chevalier de Malte ce qu'il voulut. Le Moine en prit aussi sa part. O Ciel, o est votre foudre ? Que n'Žcrasez-vous ces exŽcrables ?

Lorsqu'ils eurent achevŽ cette belle besogne, ils Žtaient en rŽsolution de le faire mourir pour mieux celer leur mŽchancetŽ, si Eranthe qui se doutait toujours de leur dessein, n'ežt, aprs ce malheureux acte, sautŽ au col du Chevalier, le baisant & le caressant le mieux qu'il lui Žtait possible. J'ai trouvŽ (disait-il), Monsieur, si doux vos embrassements que je vous supplie de ne nous sŽparer point dŽsormais l'un d'avec l'autre. Je sais que ce que vous avez exercŽ sur moi ne procde que de la grande amour que vous me portez. Mais si vous m'aimez, croyez que je vous aime encore plus. Telles & semblables paroles, douces & flatteuses, jointes ˆ tant de caresses, eurent ce pouvoir que d'empcher la rŽsolution qu'ils avaient prise de l'envoyer en l'autre monde. Ils burent encore ensemble & le Gentilhomme polonais feignait d'tre le plus content du monde, afin qu'il pžt par cette feintise Žchapper de leurs mains. Enfin, la nuit Žtant venue, Flaminio, & Eranthe prirent congŽ du Moine, sortirent du Couvent, rentrrent dans le carrosse & retournrent au logis o le chevalier pensait coucher avec le Polonais.

Mais lui, sortant du carrosse, fit semblant d'aller au garde-robe & s'achemina aussit™t vers la porte. Il demanda un cheval & paya ce qu'il fallait &, sans autre compagnie que d'un postillon, il courut des l'heure mme vers Rome. Il fit une telle diligence qu'il y arriva le lendemain de fort bonne heure.

Ce jour lˆ, le Pape ClŽment VIII de qui la mŽmoire est cŽlŽbrŽe par la bouche des ennemis mme de l'Eglise Romaine, donnait audience publique ˆ tout le monde. Le Gentilhomme Polonais s'en va au Vatican, entre dans la salle, o le saint Pre Žtait assis, s'approche & se jette ˆ genoux, & lui demande justice du plus indigne & exŽcrable affront qu'un homme puisse recevoir. Le bon Pape, voyant un si beau Gentilhomme si dolent, & si ŽplorŽ, en eut compassion & s'informe de la cause de son deuil. HŽlas ! S. Pre, ce dit-il, le sujet de ma douleur est si exŽcrable, que jÕai horreur de vous le rŽciter. Permettez qu'un autre que moi l'apprenne ˆ votre SaintetŽ. Le Pape, ŽmerveillŽ de cette nouveautŽ, commanda incontinent au SecrŽtaire des MŽmoriaux, qui est comme un Ma”tre des Requtes en France, de s'informer particulirement de cette affaire. Il le fit & apprit de ce Gentilhomme tout le succs d'un acte indigne des ChrŽtiens.

Il rapporta puis aprs au pape ce que l'autre lui avait dit. Le bon Pre, ayant entendu un tel forfait, en ressentit une si grive douleur qu'il en pleura ˆ chaudes larmes. Cependant, il fait dŽpcher un PrŽv™t avec des Archers, & des patentes qui s'adressaient au Vice-Roi, lui commandant sur peine d'excommunication de leur prter main-forte. Le prŽv™t arrive en peu de temps ˆ Naples & la premire chose qu'il fait est de surprendre Flaminio qui avait pris rŽsolution de dŽloger le jour mme, se doutant bien de ce qui en adviendrait. Aprs, il va au Couvent, y entre, montre les lettres du Pape, & constitue prisonnier le Moine.

Le Vice-Roi voulait au commencement se formaliser pour la capture de Flaminio parce qu'il appartenait ˆ de nobles familles, mais le peuple criait qu'on ne devait point laisser telles mŽchancetŽs impunies. Enfin, il fut arrtŽ avec son complice entre les mains du PrŽv™t qui les mena ˆ Rome. On les enferma dans la tour de None o ils ne demeurrent gure. Leur procs leur fut bient™t fait & eux, ayant confessŽ le crime, ils furent condamnŽes, le chevalier d'avoir la tte tranchŽe au pont Saint-Ange & son corps d'tre bržlŽ, & le Moine d'y tre pendu, ŽtranglŽ & bržlŽ. Le Vice-Roi s'employa, avec plusieurs autres des plus grands d'Italie, pour obtenir la gr‰ce de Flaminio mais le saint Pre ne la voulut jamais accorder, quelque instance qu'on lui en f”t, sachant bien que, s'il le sauvait, Dieu qui peut seul juger de ses actions lui en ferait un jour rendre compte.

Tandis que cette exŽcution se fait, le pauvre Eranthe est si honteux de l'affront qui lui est arrivŽ qu'il n'ose sortir de son logis, non pas mme de sa chambre. Toute compagnie lui dŽpla”t. Il ne fait que se tourmenter & que s'affliger, & se rŽsout de quitter Rome & de s'en aller confiner en quelque dŽsert pour y passer le reste de ses jours, ne voulant plus para”tre dŽsormais devant les hommes. Sans la peur qu'il a de perdre son ‰me, il se donnerait cent fois la mort de sa propre main. HŽlas! (disait-il) que je fus bien couard & pusillanime quand, pour crainte d'une chose qu'il faudra que jÕŽprouve un jour nŽcessairement, jÕai perdu mon honneur ? Aurais-je bien le courage de me prŽsenter dŽsormais ˆ mes parents, ayant fait une telle brche ˆ ma rŽputation ? Non, il faut que jÕexpie par une austre pŽnitence un si grand dŽfaut, puisque jÕai fait perte de la gloire qu'avec tant de travaux jÕavais recherchŽe & l'espoir de revoir jamais ma Ma”tresse. Achevant ce discours, il se dŽrobe secrtement de ses gens & se rend si bien invisible que personne depuis n'en a point ou• de nouvelles, quelque travail qu'on ait employŽ ˆ le trouver.

La nouveautŽ de ce fait court cependant par toute l'Italie. Virginie en apprend l'histoire & la perte d'Eranthe qu'on ne trouve point. Ce fut alors que la belle maudit son infortune, qu'elle accuse son Destin, & qu'elle veut mourir. Sans une de ses compagnes, elle ežt avancŽ ses jours, ou par glaive, ou par poison. Mais la mort de l'‰me lui Žtant reprŽsentŽe devant les yeux, & la peine des Enfers qui est prŽparŽe aux dŽsespŽrŽs, elle arrte la violence de sa main & se dispose ds l'heure mme de quitter le monde & d'entrer dans une austre Religion. La pŽnitence qu'elle y fit est assez renommŽe par toute l'Italie. Elle y passa deux ans, exerant sur son corps toutes sortes de rigueurs pour acquŽrir l'hŽritage du Ciel o son ‰me s'envola au bout de cet espace de temps. Dieu nous y veuille recevoir un jour par sa misŽricorde !

14. De la conjuration de Bajamont Tiepoli, gentilhomme vŽnitien, contre sa patrie, & de sa fin malheureuse.

ƒXƒCRABLE faim de rŽgner, ˆ quoi ne pousses-tu le courage des Mortels ! S'il est permis de violer le droit, on le peut faire (dit un ambitieux), pourvu que ce soit pour avoir domination sur les autres. O parole indigne d'un homme de bien, & qui ressent sa Tyrannie, quelque espce de douceur qu'on y mle parmi. Jamais ce Paradoxe n'a ŽtŽ reu parmi la commune sociŽtŽ des hommes & ceux qui l'ont voulu mettre en effet ont vu bien rarement leur vie paisible. Ils ont le plus souvent terminŽ leurs jours par une fin funeste & tragique. Mille exemples de l'antiquitŽ le tŽmoignent & ce moderne confirme la vŽritŽ de mon dire.

 

Au temps que Pierre Gradevigo gouvernait la Seigneurie de Venise, comme quarante-huitime Duc en ordre, il y avait un jeune homme VŽnitien nommŽ Bajamont Tiepoli, accompli en rares dons de Nature si l'ambition ne l'ežt possŽdŽ. Son pre qui n'avait que ce fils unique & qui l'avait fait instruire en tout ce qui peut rendre recommandable un homme de sa sorte, le laissa riche aprs son trŽpas de plus de trente mille Žcus de revenu. Je ne comprends point avec cette rente les maisons & les possessions, les vaisseaux & les galres, dont il le fit possesseur, qui lui rendaient encore, par trafic, autant ou plus de commoditŽ. Ce Gentilhomme, voyant qu'il avait tant de moyens & que nŽanmoins il ne lui Žtait point permis de les dŽpenser extraordinairement, suivant les lois de sa patrie qui pour sa frugalitŽ a quelque symbole avec l'ancienne Sparte, s'en allait le plus souvent aux bonnes villes d'Italie pour y passer le temps, & y para”tre plus qu'ˆ Venise o il ne pouvait qu'employer mille Žcus tous les ans, soit en habits, soit en serviteurs ou en dŽpense ordinaire de bouche.

Quand il Žtait de retour ˆ sa maison, contraint de reprendre le premier train de vie, il bl‰mait en son ‰me le mŽnage de la citŽ & mŽprisait sa LŽsine. ConsidŽrant nŽanmoins qu'il fallait y passer sa vie, il entreprit un dessein, autant exŽcrable pour l'entreprise que mal aisŽ pour l'exŽcution. C'est de se rendre seigneur souverain de la RŽpublique &, par mme moyen, de faire mourir le Duc, la Seigneurie & tous ceux qui s'y voudraient opposer. Le temps lui Žtait alors fort favorable car les rudes secousses que l'Etat avait souffertes en deux fra”ches batailles que les VŽnitiens avaient perdues, l'une en Dalmatie, & l'autre au dŽtroit de Gallipoli, l'avaient fort ŽbranlŽ.

La saison donc, les calamitŽs publiques, & la faiblesse de la ville lui servant de supports, il fit un voyage ˆ Rome o il demeura cinq ou six mois. Quand il fut de retour, il commena de pratiquer les artisans qu'il connaissait hommes de faction & dont la plus part avaient portŽ les armes aux guerres passŽes. Il achetait de leurs marchandises, encore qu'il n'en ežt pas de besoin &, par ce moyen faisant connaissance avec eux, il disait ˆ chacun qu'il avait une querelle contre un gentilhomme Romain ˆ qui il avait donnŽ un soufflet. Que ce gentilhomme qui n'avait pu se ressentir sur le champ de l'affront, Žtait rŽsolu (suivant l'avis qu'on lui en avait donnŽ) de venir ˆ Venise en habit dissimulŽ, accompagnŽ d'un nombre d'hommes armŽs pour l'attaquer & pour l'assassiner. Tenant ce discours, les uns offraient de le secourir, les autres non. A ceux qui faisaient offre de l'assister en cette feinte querelle, il faisait dŽlivrer de l'argent pour acheter des armes, tant pour eux que pour leurs valets &, sous main, leur donnait pension. Cependant, il les priait, chacun ˆ part, de tenir la chose secrte de peur que le Duc & la Seigneurie avertis de ceci, suivant leurs lois rigoureuses & leurs soupons ordinaires, ne crussent qu'on voulžt brasser quelque nouveautŽ contre l'Etat.

Cette conjuration fut si bien faite & si couverte que jamais un voisin ne rŽvŽla ˆ son voisin l'entreprise, pensant toujours tre tout seul & qu'il n'y aurait que lui & les siens qui assisterait Tiepoli lorsqu'il en serait de besoin. Il attira en cette sorte tant d'hommes ˆ sa cordelle que le nombre en monta jusques ˆ trois ou quatre mille qu'il conjurait toujours par paroles gracieuses, par dons & par pensions, de se ressouvenir de leur promesse & d'accourir armŽs au secours lorsqu'ils orraient hautement profŽrer Tiepoli Tiepoli. Tandis, il vivait retirŽ en sa maison, en si bon mŽnager qu'on n'ežt jamais cru qu'il attent‰t ce o il aspirait. Son dessein Žtait de tuer de premier abord le Duc & la Seigneurie & puis, sous prŽtexte de libertŽ, dŽcharger le peuple de Daces & d'imp™ts, & par mme moyen de se rendre Prince souverain de l'Etat.

L'on cŽlbre tous les ans ˆ Venise, au mois de Mai, une fte en l'honneur de S. Vito. Ce jour lˆ, le Duc & toute la Seigneurie, accompagnŽs du reste de la noblesse de la ville & gŽnŽralement du peuple, sortent de Saint-Marc, en grande pompe & en grande cŽrŽmonie, & cheminent en procession jusques ˆ l'Eglise de Sainte Marine pour y rendre gr‰ces ˆ Dieu d'une telle bataille mŽmorable que les VŽnitiens gagnrent contre les Turcs. Comme cette fte s'approche, Tiepoli va de rue en rue, de boutique en boutique, & de maison en maison. Il y sollicite tous ses partisans & les somme de leur promesse, en leur racontant comme il a appris que son ennemi sera bient™t en ville, rŽsolu de lui faire un affront. Chacun lui promet toute assistance. Et bien que neuf ans se fussent dŽjˆ ŽcoulŽs depuis le commencement de sa conjuration & que le long temps en ežt fait mourir plusieurs de ceux qu'il avait pratiquŽs, toutefois il en avait gagnŽ d'autres ˆ leur place, de la volontŽ desquels il pouvait librement disposer. Non content de ces menŽes, quelques jours auparavant l'exŽcution, il invita quinze ou vingt gentilshommes de la ville, de ses plus intimes amis, qu'il traita magnifiquement. Aprs avoir fait bonne chre, il commena ˆ leur ouvrir un discours de l'Žtat o la RŽpublique Žtait alors. Des grandes foules & impositions que le pauvre peuple Žtait contraint de soutenir, pendant que le Duc & les Seigneurs du SŽnat s'engraissaient &, comme des sangsues, humaient le sang des Citoyens. Que cette calamitŽ le faisait souvent soupirer en lui-mme & dŽsirer, s'il Žtait possible, quelque rŽformation.

Quelques uns de la troupe, que la malvoisie & autres douces liqueurs avaient ŽchauffŽs sous leur bonnet plus que de coutume, approuvant son dire, se mirent ˆ crier tout haut, qu'il ferait bon d'y employer le remde. Puis, tous, d'un commun consentement, exhortrent Tiepoli d'y mettre la main. Que c'Žtait lui qui, comme un Alcide, Žtait destinŽ du Ciel ˆ repurger leur citŽ de Monstres & ˆ y introduire les bonnes mÏurs. Tiepoli, oyant leur langage, feignit au commencement de n'en tre pas bien aise, mais voyant puis aprs comme on le pressait de le faire, il leur dit enfin que, s'ils voulaient l'assister, le moyen Žtait tout ouvert pour venir ˆ bout de son entreprise. Sur cela, il leur apprit ses intelligences, comme il aurait quand il voudrait quatre ou cinq mille hommes armŽs ˆ sa dŽvotion. Les autres, louant son dessein, lui jurrent tout secours & lui promirent d'exposer leurs vies & leurs moyens pour ce sujet, & de n'avoir jamais de repos jusques ˆ tant qu'il fžt absolu dans la ville. Tiepoli, les ayant remerciŽs, leur fit aussi promesse de donner ˆ l'un la maison & les biens de Foscarini, ˆ l'autre d'Andoli, ˆ l'autre de Throni, & enfin ˆ chacun la part des autres meilleures maisons.

Voilˆ une terrible entreprise & une tŽmŽritŽ la plus grande qui se puisse imaginer. Jamais celle de Catilina ne lui fut Žgale, ni maniŽe avec tant de dextŽritŽ, car plusieurs SŽnateurs assistaient le perfide Romain & mme celui qui fut plus heureux quelque temps aprs, ˆ ravir la libertŽ de la patrie, & encore c'Žtait en un sicle o la licence Žtait dŽbordŽe ˆ Rome & o le peuple commandait ˆ baguette. Au lieu que la police si exactement bien rŽglŽe ˆ Venise devait faire perdre tour espoir ˆ ce Conjurateur de venir ˆ bout de ce qu'il entreprenait par une ruse la plus Žtrange dont on ait jamais ou• parler, si longtemps couvŽe sans tre dŽcouverte. Il fallait bien qu'il fžt accort, pour tromper si longuement des hommes si oculŽs & si prudents entre toutes les nations du monde. Si cet homme se fžt appliquŽ ˆ des choses concernant le bien du public & non sa ruine, sans doute il ežt rempli les histoires du bruit de son nom. La conjuration Žtant ainsi rŽsolue, Tiepoli ne cessait tous les jours de voir ceux qu'il avait pratiquŽs, pour leur ramentevoir leurs promesses jusques ˆ ce que le jour fžt venu.

Ceux qui n'ont jamais ŽtŽ ˆ Venise apprendront que la ville est composŽe de telle faon que toutes les petites rues, b‰ties sur des fondements dans la mer, rŽpondent ˆ certaines grandes places, de mme que font les lignes parallles ˆ leur centre. Sit™t que le jour de la fte saint Vito fut arrivŽ, Tiepoli dŽputa ces quinze ou vingt conjurŽs pour tre de bon matin, l'un ˆ la place de Santa Fosca, l'autre ˆ celle de Sancti Ioanne & Paulo, & consŽcutivement chacun des autres ˆ l'une des places de la ville o ces petites rues aboutissent, leur commandant qu'aussit™t qu'ils jugeraient tre temps, qu'ils se missent ˆ crier Tiepoli, Tiepoli. Cependant, il se devait rendre ˆ une autre place o tous les chefs des conjurŽs viendraient puis aprs le trouver avec le peuple qu'ils auraient ramassŽ pour exŽcuter l'entreprise. Le dessein Žtait, comme nous avons dŽjˆ dit, de tuer le Duc & la Seigneurie, & puis d'aller de maison en maison achever le reste de la Noblesse sous couleur de libertŽ publique. Cette entreprise Žtait grande & relevŽe, mais, si la plupart des choses se doivent juger par l'ŽvŽnement, elle fut aussi mal exŽcutŽe que rŽsolue.

Il faut croire qu'il y a des intelligences cŽlestes qui conservent & maintiennent les Etats, des Anges gardiens des Provinces & des GŽnies tutŽlaires des RŽpubliques. Quand le changement des dominations temporelles arrive, il faut que le Ciel y consente. Autrement, les hommes ont beau brasser & entreprendre, ils y perdent leur temps & leur peine ; le vent emporte leurs desseins, & leurs rŽsolutions sont inutiles. Le grand Moteur de l'Univers qui a si longtemps maintenu cette RŽpublique qu'elle n'a jamais souffert aucune mutation depuis onze sicles, fit bien para”tre que cette conjuration lui Žtait dŽsagrŽable, par les signes Žvidents qu'il envoya. Les jours prŽcŽdents avaient ŽtŽ sereins, sans trouble & sans nuage, mme la nuit qui devana cette sanglante journŽe, luisante & claire par la lueur des astres qui brillaient plus que de coutume. Mais, toutefois, sit™t que le Soleil, appelŽ par la courrire du jour, eut commencŽ de montrer ses cheveux dorŽs & de jaunir la cime des Apennins & des Alpes, voilˆ un brouillard qui se lve, si Žpais & si noir qu'on n'y voyait goutte. Il Žtait entremlŽ de foudres, d'orages & d'Žclairs si Žpouvantables que plusieurs croyaient que la fin du monde Žtait venue. Cette tempte dura deux grosses heures. Elle fut cause que la Seigneurie n'alla pas en procession de si bonne heure comme elle avait accoutumŽ les mmes jours.

Tandis, les ConjurŽs n'avaient pas laissŽ de se rendre aux places destinŽes pour Žmouvoir la sŽdition &, voyant que le temps s'Žclaircissait, l'un d'eux impatient de venir aux mains & de les tremper au sang de ses Concitoyens, commena ˆ crier Tiepoli Tiepoli. Au bruit de ce nom, les ConjurŽs habitant aux rues aboutissant ˆ cette place accourent armŽs. Les autres, oyant l'Žmotion, crient pareillement Tiepoli Tiepoli & se voient ˆ l'instant environnŽs d'un grand nombre de satellites. Les Principaux les mnent en la place o Žtait l'auteur, assemblŽ avec une infinitŽ d'autres. Quand Tiepoli voit tous ses gens rassemblŽs & en devoir de bien faire, il fait crier LibertŽ, LibertŽ. Et puis, montŽ sur un Žchafaud qu'il avait fait dresser exprs, il harangue en cette sorte : Il est temps (mes amis & mes bons Citoyens) que vous secouiez le joug pesant qu'on vous impose. Ce n'est pas le dŽsir de vengeance ou d'acquŽrir quelque puissance sur vous, qui m'a conviŽ ˆ vous faire prendre les armes. C'est plut™t une envie de vous voir affranchis de tant d'impositions dont vous tes surchargŽs, & que vous recouvriez votre libertŽ. Souffrirez-vous toujours qu'une injuste tyrannie, sous prŽtexte d'Žquitable Seigneurie, vous foule aux pieds & vous rende plus esclaves que les btes brutes ? O Nation belliqueuse, digne semence de ces grands Romains qui firent jadis de tout le monde une seule Monarchie, animez votre juste courroux contre ceux qui vous traitent si indignement ! TŽmoignez par des effets gŽnŽreux et mŽmorables que vous tes issus de ces grands hommes que la rage des Goths & des Vandales ne put jamais surmonter ! Allons, mes chers frres, punir les tyrans comme ils l'ont mŽritŽ. La gloire qui vous attend, ne sera jamais assez recommandŽe par de dignes louanges.

Ayant achevŽ ce discours, il saute de la Tribune, met la main ˆ l'ŽpŽe & s'apprte ˆ son exŽcrable exŽcution. Le peuple, affriandŽ de ce doux nom de franchise, crie avec lui LibertŽ, LibertŽ. Chacun le suit, les armes ˆ la main, vers le Palais de S. Marc. Le Duc qui Žtait sur ces entrefaites dŽjˆ accompagnŽ de bon nombre de personnes de la seigneurie, ayant ŽtŽ averti de cette sŽdition, t‰che par sa prudence d'y apporter un prompt remde. Il envoie d'un c™tŽ des personnes honorables qui courent par la ville, & appellent au secours dans le Palais les bons Citoyens qui dŽsirent de conserver leur repos & de secourir leur Prince & leurs Seigneurs. De l'autre, il dŽpute Marc Michel & Gui Canal, personnages de qualitŽ, vers Tiepoli pour lui remontrer de la part des supŽrieurs qu'ils ne veuillent rien attenter contre sa patrie, ni contre le repos de ses Citoyens. Mais c'est en vain. Ils courent fortune d'tre assommŽs & sauvent leur vie ˆ grande peine.

Le tumulte cro”t d'un & d'autre parti car, si Tiepoli attire beaucoup de personnes, plusieurs autres viennent au secours du Duc. Le Palais de S. Marc est bien assailli, mais il est encore mieux dŽfendu. Tous ont cette croyance de combattre pour la commune libertŽ. C'est ce qui les fait plus librement exposer leurs vies. Sanglante & pitoyable journŽe o les amis meurent de la main de leurs amis, & les proches parents de celle de leurs plus proches ! Les Assaillis sortent dehors &, en nombre Žgal, attaquent ceux de Tiepoli. La place de S. Marc est toute pavŽe de morts. On n'entend que cris & hurlements confus & Žpouvantables. La victoire balance incertaine, tant™t vers un parti & tant™t vers l'autre. MisŽrable citŽ, les sanglantes saignŽes que tu avais reues par la perte de deux si funestes batailles, ne t'avaient elles pas assez affaiblie sans que toi-mme tu t'en tirasses encore avec si peu de mesure ? Jamais cette si fleurissante RŽpublique ne fut en plus grand danger de faire naufrage, si Dieu protecteur des justes querelles ne l'ežt assistŽe de son secours & permis qu'enfin la Seigneurie gagn‰t la victoire. Elle fut nŽanmoins CadmŽenne, & achetŽe ˆ grand prix de sang.

Tiepoli fit ce jour lˆ le devoir d'un vaillant homme, mais sa valeur fut surmontŽe par le bon droit. Il t‰chait de rallier toujours ses gens en leur reprŽsentant la libertŽ &, quand il vit que tout Žtait perdu, il prit la fuite comme les autres par la rue Mercire appelŽe vulgairement Fresqueria, lˆ o il fit encore ferme avec une troupe des siens & arrta ses adversaires. Au bruit qui retentissait par cette rue, une pauvre femme ouvrit une fentre pour voir le sujet du tumulte &, de frayeur, donna un si grand coup contre un pot de terre rempli d'Ïillets qu'il tomba du haut en bas &, en tombant, rencontra la tte de Tiepoli si rudement qu'il l'assomma. Ainsi mourut le cruel meurtrier de ses frres par la main d'une faible femme, comme nous le lisons aux livres des Juges. Une mme aventure termina les jours de ce grand Pyrrhus Roy des Epirotes, suivant le rŽcit que nous en fait Plutarque. Les autres conjurŽs & sŽditieux, voyant Tiepoli Žtendu par terre, perdent courage, & prennent la fuite. Ceux qui peuvent tre attrapŽs sont pendus & ŽtranglŽs sur le champ. Le corps pareillement de Tiepoli est pendu, & puis tra”nŽ & jetŽ dans la mer, comme indigne de sŽpulture.

La sŽdition Žtant apaisŽe, & les auteurs de la conjuration punis comme ils le mŽritaient, le Duc fait assembler le peuple sŽditieux & se contente de le reprendre aigrement, commandant ˆ chacun de se remettre ˆ sa besogne & de n'attenter jamais plus contre l'Etat. Cette douceur lui acquit la bienveillance de tous gŽnŽralement & supprima tout ce qui pouvait tre restŽ de faction.

Tandis que les choses passent de la sorte, la femme qui avait fait tomber le pot d'Ïillets est appelŽe par devant le Duc & la Seigneurie, & interrogŽe en quelle manire elle avait si bien su atteindre Tiepoli que de l'assommer. Cette pauvre femme, remplie de simplicitŽ, rŽpondit qu'elle Žtait bien marrie d'avoir tuŽ un homme & d'avoir perdu son pot. Que nŽanmoins elle Žtait excusable pour ce meurtre, puisqu'elle l'avait commis sans y penser. La Seigneurie lui dit qu'elle n'en devait pas tre marrie puisque c'Žtait un perturbateur du repos public & un ennemi de la patrie. S'il est ainsi (repart-elle) je ne plains pas mon pot, ni mes Ïillets. La Seigneurie, admirant sa simplicitŽ, lui commanda de demander ce qu'elle voudrait pour la rŽcompense qu'elle mŽritait d'avoir fait mourir Tiepoli, & qu'on la lui octroierait. Mes Seigneurs (dit-elle), je suis une pauvre femme, veuve & chargŽe de beaucoup d'enfants. Je ne possde rien que ce que je gagne en travaillant de mes mains, si bien que j'ai beaucoup de peine ˆ les nourrir. Toutefois, je les entretiendrais honntement suivant leur qualitŽ, s'il ne me fallait mettre en rŽserve tous les ans vingt ducats que je paye pour le louage de la maison o je demeure. Si vous avez dŽsir de me faire quelque bien, je vous supplie me donner une rente de pareille somme & je serai obligŽe, moi & mes enfants de prier Dieu pour le soutien de la RŽpublique & pour votre prospŽritŽ.

Le Duc & les Seigneurs assemblŽs, entrant en plus grande admiration pour sa na•ve faon de parler & de requŽrir, la voulurent rŽcompenser dignement afin qu'elle serv”t d'exemple ˆ la postŽritŽ, pour ceux qui dŽsirent de servir leur patrie. On lui ordonne mille Žcus de rente annuelle, payable pour elle & pour les siens ˆ jamais. La Seigneurie fit en outre ses enfants & leur postŽritŽ gentilshommes &, pour marque Žternelle de ce qui Žtait arrivŽ, elle voulut que tous les ans au mme jour de S. Vito, on plant‰t un Žtendard & qu'on le mit ˆ la fentre. Cet Žtendard est de taffetas cramoisi. On y voit peint S. Marc, patron de la CitŽ de Venise. A genoux est une femme &, devant elle, un pot d'Ïillets. Le Duc avec la Seigneurie & tout le reste des Citoyens passent devant en procession ce mme jour &, en passant l'on fait une grande rŽvŽrence &, de lˆ, l'on va ˆ l'Eglise S.Vito.

En outre, il est ordonnŽ que les armoiries de Tiepoli & de tous les conjurŽs qui Žtaient avec lui seront effacŽes, ™tŽes, & rompues, la part o elles seront trouvŽes, soit en plate peinture, soit en pierre, ou en bois, & que ceux qui les garderont seront punis corporellement comme complices de son exŽcrable attentat. Que la maison de Tiepoli, assise sur Rialto, sera rasŽe, & qu'en sa place on dressera une boucherie publique afin que cela tŽmoigne ˆ la postŽritŽ que le lieu o le dessein avait ŽtŽ pris de rŽpandre le sang innocent des citoyens, mŽritait d'tre destinŽ pour tre abreuvŽ du sang des btes.

La Seigneurie veut encore que ceux qui portent le nom de Tiepoli soient dŽsormais tenus & dŽclarŽs incapables de pouvoir monter ˆ la dignitŽ Ducale, comme indignes de la qualitŽ qu'un de leur race avait voulu usurper par tyrannie. Elle enjoint aussi qu'ils aient ˆ changer leurs armes, & qu'au lieu de celles qu'ils portaient auparavant, ils portent un Žcu de gueules, brouillŽ de sang, ˆ une queue de scorpion d'argent. Armes dignes de l'auteur d'une si grande & si abominable trahison. L'Žcu & le sang signifiaient la marque perpŽtuelle & le dessein dŽsespŽrŽ qu'il avait pris de rŽpandre tant de sang. Et la queue du Scorpion, le venin de Tiepoli qui avait paru sur la fin en la queue de ses actions. Cette queue Žtait d'argent, parce que par argent il avait corrompu les volontŽs du peuple & fondŽ son exŽcrable projet d'usurper la RŽpublique, au prix du sang & de la mort du Duc, de la Seigneurie, & de ses Citoyens.

C'est la fin misŽrable & Tragique de Tiepoli, commune presque ˆ tous ceux qui se laissent emporter si avant ˆ leur ambition que d'attenter sur les puissances souveraines.

 

A la mienne volontŽ que son exemple serv”t d'instruction ˆ tous les perturbateurs du repos commun. Tant de malheurs qui en succdent tous les jours n'ensanglanteraient pas les publiques Žchafauds. De si grands Capitaines & conducteurs d'armŽes qui ont tant de fois dŽfiŽ la mort au milieu des plus sanglants hasards, n'auraient point fini leur vie par la main d'un inf‰me bourreau. Je m'Žtonne que ceux qui voient ces spectacles, ou qui les entendent rŽciter, n'en deviennent plus sages. Il faut bien dire que l'ambition qui est aveugle, remplit aussi d'aveuglement tous ceux qu'elle possde une fois. Ils courent aussi librement ˆ leurs funŽrailles qu'ˆ des noces, & il n'y a espce de mŽchancetŽ qu'ils n'attentent, pourvu qu'ils esprent de dominer.

O Ange TutŽlaire de la France, qui aviez si longtemps conservŽ notre grand Roy & dŽtournŽ de son chef les pointes homicides, & qui pour nos pŽchŽs avez souffert qu'il nous fžt ravi, veuillez garder la sage & gŽnŽreuse Marie ! BŽnissez toutes ses entreprises & permettez (™ grand Dieu) qui avez commandŽ ˆ vos Messagers volants de planter leur camp tout ˆ l'entour de ceux qui vous craignent, que le bon Ange accompagne toujours notre Monarque. Achevez par sa main ce que les Oracles lui promettent, & qu'ˆ mesure que ses ans cro”tront, votre gr‰ce s'augmente avec lui, de telle sorte que les autres Rois apprennent de lui ˆ rŽgir leurs Empires. Que la valeur de ce digne successeur du grand Henry arbore un jour votre Croix aux terres IdumŽes, & que le bruit de sa sagesse attire les Princes les plus ŽloignŽs pour lui venir offrir leurs sceptres & pour s'unir avec lui ˆ Žtendre la domination de votre Christ par toutes les Provinces de la terre, afin que, vivant sous une mme foi & sous un mme Roy, nous cŽlŽbrions votre gloire & mlions nos Cantiques de louanges avec ceux des esprits bienheureux !

 

Commentaire

Bajamonte Tiepolo ou Boemondo Tiepolo, (? - 1328), fils de patricien, petit-fils et arrire-petit-fils de doges. En 1310 (ou 1309), il fut ˆ la tte d'un complot contre le gouvernement : il devait tuer le doge Pietro Gradenigo, dissoudre le grand conseil et le remplacer par une Žlection annuelle. Le complot fut dŽcouvert la veille du jour o il devait Žclater : on se battit sur la place Saint-Marc et la victoire resta au doge. RŽfugiŽ dans son palais, Tiepolo se rendit en Žchange de la vie sauve et mourut en exil (Wikipedia)

15. Flaminie, dame romaine, pour Žpouser son amoureux, fait mourir Altomont son mari, & de ce qui en advint.

J'AI protestŽ au commencement de cet ouvrage que je ne voulais point nommer de leur propre nom ceux de qui je publie la fin funeste & tragique. Pour quelques particuliers, je ne veux diffamer plusieurs honntes familles. Je me contente de rapporter la vŽritŽ du sujet, les lieux ou les Provinces o les choses sont arrivŽes, ensemble le temps ˆ peu prs, encore qu'il n'en soit pas trop besoin puisqu'il n'y a point ici d'Histoire en ce volume qui ne soit advenue depuis vingt ans. Il n'y a gure davantage de celle que je vais vous rŽciter.

 

Ceux qui savent tant soit peu les affaires du monde, n'ignorent point que nous avons vu assis dans la chaire de S. Pierre, un Pape sorti de fort bas lieu. Il Žtait fils d'un pauvre Contadin, ou paysan, d'un village qui est situŽ prŽs de Senogaille, en la marche d'Anc™ne. Deux Cordeliers l'amenrent du lieu de sa demeure ˆ Rome & lˆ, il profita si bien aux bonnes lettres qu'Žtant parvenu en ‰ge, son savoir le rendit enfin Pre gardien de leur Couvent. Et, comme quelque diffŽrend touchant la religion fut survenu en Espagne, il y fut envoyŽ par Pie V. en qualitŽ d'Inquisiteur, rŽformateur, o il s'acquitta si dignement de sa charge qu'Žtant de retour ˆ Rome, il y reut le chapeau de Cardinal. Quand il fut parvenu ˆ cette trs-illustre dignitŽ, il commena ˆ faire du bien ˆ ses pauvres parents &, mmement, il retira chez lui un sien frre que nous appellerons Altomont. Cet homme, bien que nourri toute la vie au village, se rendit nŽanmoins en peu de temps si bien versŽ aux affaires que l'on fait en Cour de Rome qu'on ežt dit qu'il n'en avait jamais bougŽ. Il avait un bon sens qui, ayant ŽtŽ cultivŽ, mŽritait d'tre employŽ.

Le Cardinal son frre, qui Žtait un des grands hommes de notre sicle, ayant aussi remarquŽ son jugement, lui acheta un office honorable qu'il exerait sans reproche. Il passa en l'exercice de cette charge quelques annŽes, sans qu'il lui prit envie de se marier. Durant ce temps, il y avait en la ville une Dame d'honnte famille, fort accorte & fort galante. Nous la nommerons Flaminie. Ses parents lui avaient fait apprendre en sa plus tendre jeunesse tout plein d'exercices vertueux. Entre autres, elle jouait si parfaitement du luth qu'il n'y avait ma”tre en Italie qui os‰t s'Žgaler ˆ elle. Ses attraits & ses appas, joints ˆ sa beautŽ, bonne gr‰ce, & autres louables parties, eurent tant de puissance sur Altomont qu'il en devint extrmement amoureux.

Le Cardinal ayant appris cette nouvelle amour, par l'ouverture que son frre lui fit du mariage qu'il prŽtendait contracter avec Flaminie, ne voulait nullement y prter son consentement, soit qu'il prŽsage‰t le malheur qui en succŽderait, soit qu'une autre occasion l'en divert”t. NŽanmoins, vaincu par les larmes & par les supplications d'Altomont, il s'y accorda enfin & fit demander cette fille ˆ ses parents. Eux, voyant que cet homme avait des moyens & un frre encore colloquŽ en un si haut degrŽ d'honneur, de qui il pouvait retirer beaucoup de commoditŽs, la lui accordrent fort librement, sans s'informer si elle l'avait agrŽable. Faute notable o tombent le plus souvent les pres & les mres, qui ne regardent qu'ˆ ce qui leur semble bon & expŽdient, & ne considrent pas que tous les enfants ne sont pas d'un si bon naturel que de se conformer ˆ leurs volontŽs.

Flaminie est donc accordŽe outre son grŽ ˆ Altomont. Elle n'ose contredire ˆ ses parents &, toutefois, elle ne peut oublier l'amour qu'elle porte au Seigneur Saluste. CÕŽtait un gentilhomme Romain des plus accomplis de la ville. Il avait longtemps fait l'amour ˆ cette fille &, par sa persŽvŽrance & par son mŽrite, acquis ses bonnes gr‰ces. Comme il pensait jouir du fruit de ses amours par l'honnte voie du mariage, voilˆ qu'un autre que l'on croit plus riche que lui est prŽfŽrŽ & lui fraude de son attente.

Quand il sut que le mariage d'Altomont & de Flaminie Žtait conclu, il se mit ˆ maudire l'amour & son infortune. Il accusa les astres non coupables de son malheur & profŽra tout ce que la rage profre lorsqu'elle s'est rendue ma”tresse de notre raison. Ha !, disait-il, cruel Amour, faut-il qu'aprs tant de peine & de travail, jÕaie battu les buissons & qu'un autre prenne les oiseaux ? Est ceci le salaire que reoivent ceux qui passent les soirs & les nuits ˆ te servir ? O indigne rŽcompense ! o malheureuse fortune !, ˆ quoi me rŽservais-tu, le jour que je reu naissance ? Et vous, astres complices de mon cruel destin, pourquoi ne rŽpandiez-vous toute votre mauvaise influence ˆ mon berceau ? Si je fusse mort au point que je venais de na”tre, je serais bienheureux & ne ressentirais pas maintenant le plus cruel martyre que le dŽsespoir fait souffrir.

Tandis que Saluste lamente la perte de ses amours, Flaminie soupire la sienne. Elle appelle cent fois la mort ˆ son secours & accuse d'injustice ses parents. Quelquefois, elle entre en un si cruel dŽsespoir qu'elle veut ouvrir son sein d'une dague ou avaler des charbons ardents comme Porcie. Cependant, Altomont la visite, elle dissimule sa passion & lui fait assez bon recueil en apparence, pour ne donner point sujet ˆ ses pre & mre de se f‰cher contre elle & de l'accuser justement de dŽsobŽissance. Enfin, le mariage s'accomplit & Altomont recueille la premire fleur de sa virginitŽ. Toutefois, un autre en a la pensŽe. Elle ne peut l'arracher de son cÏur, quelque soin qu'elle y puisse mettre, car cette premire amour y Žtait enracinŽe.

Saluste, aprs s'tre aucunement rŽsolu ˆ cette perte, s'efforait de se divertir & s'™ter de la mŽmoire cette affection, par la visite qu'il faisait d'autre sujets. Le temps commenait peu ˆ peu ˆ rendre ce feu languissant lorsqu'il se trouva un jour aux champs, au mariage d'une sienne parente, o Flaminie avait ŽtŽ invitŽe avec son mari. Ils n'eurent pas plut™t jetŽ les yeux l'un sur l'autre qu'amour commena de rallumer son Žtincelle presque Žteinte. Si Flaminie ežt si bien osŽ s'approcher de Saluste, comme elle lui lanait ˆ tous moments des regards doux & pitoyables, elle lui ežt bient™t dŽclarŽ le mal qui la possŽdait. Mais la crainte qu'on ne dŽcouvr”t sa passion, ne lui donnait point d'autre permission que l'usage des Ïillades qui tŽmoignaient assez ˆ Saluste ce que son cÏur voulait dire.

Aprs d”ner, le nouveau mariŽ fit apporter un luth qu'il mit sur la table &, avec la compagnie, pria Flaminie d'en vouloir jouer. Son mari mme l'en requit. Elle, aprs quelques excuses, se voyant pressŽe par les prires d'une si honnte assemblŽe, prit l'instrument &, l'ayant mis d'accord, se mit ˆ le toucher si mŽlodieusement & ˆ y marier si bien la douceur de la voix qu'on ežt dit que quelque esprit cŽleste Žtait descendu en terre pour y faire entendre la douce harmonie du Ciel. Aprs plusieurs airs qu'elle accorda sur le luth, elle se mit ˆ jeter un regard sur Saluste, capable de faire mourir & revivre ˆ mme temps, & puis chanta ces vers qu'elle mme avait composŽs en sa langue Italienne. Un mien ami me les donna ˆ Rome. Ils commencent ainsi, Crudel Amor. Je les ai traduits mot ˆ mot en cette sorte, sans y ajouter ni diminuer :

CHANSON.

Cruel Amour cesse de me poursuivre:

Ne vois-tu pas que mon cÏur est ˆ toi,

Et que plut™t je cesserai de vivre,

Que de changer de constance & de foi?

 

Je ne m'en puis ni ne m'en veux distraire,

Amour a su nos cÏurs trop bien lier.

Quoique le Ciel me soit toujours contraire,

Je ne saurais son mŽrite oublier.

 

Toute l'assemblŽe ne cessait de louer les parties & louables qualitŽs dont cette Dame Žtait accomplie lorsque Saluste, touchŽ au vif de son amour, t‰chait de l'accoster pour lui dŽclarer l'Žtat o il Žtait rŽduit & pour la requŽrir d'avoir pitiŽ de son mal. Elle n'Žtait pas en moindre peine &, si la crainte de son mari ne l'ežt retenue, elle ežt bient™t accompli le dŽsir qu'elle avait de parler ˆ lui.

Enfin l'heure de partir Žtant venue, la compagnie prit congŽ des nouveaux mariŽs. Altomont ramena sa femme ˆ son logis & Saluste s'en retourna aussi, accompagnŽ de quelques siens amis, avec le regret de n'avoir pas eu la libertŽ d'entretenir sa Ma”tresse. La coutume du pays n'est pas semblable ˆ celle de France o les femmes mariŽes discourent librement avec les hommes. Les Italiens sont plus jaloux & tiennent pour maxime, qu'on doit garder & enfermer les femmes aussi bien que les poules, autrement on est en danger de les perdre. Coutume que je ne saurais approuver, puisqu'il est impossible d'empcher une femme de mal faire, quand elle en a fait la rŽsolution. Les murailles, ni les tours d'airain, ne sont pas capables de les retenir. Toutes les Histoires anciennes & modernes le tŽmoignent, & cette-ci encore vous l'apprendra si vous prenez la peine d'en voir la suite.

Quand Flaminie fut arrivŽe au logis avec son mari, elle feignit de se trouver un peu mal, de sorte qu'elle se retira dans une chambre ŽcartŽe pour s'y reposer. Ce fut ˆ l'heure que la violence de son amour, ne pouvant plus se contenir, sa bouche profŽra ces paroles : Vivrai-je donc (disait-elle) toujours en cette misre, sans que je donne remde ˆ mon mal ! Serai-je comme la biche blessŽe qui porte le dard qui lui perce le corps & qui, au lieu de rechercher le dictame pour l'en tirer, fuit par monts, par vallŽes, & par plaines, sans considŽrer qu'elle ne s'Žloigne point de la cause de sa blessure ? Porterai-je toujours dans mon cÏur la cruelle flche de l'Amour, en fuyant la douce PanacŽe qui l'en peut arracher ? Non, non, il est temps que la guŽrison s'en ensuive & que je foule aux pieds tous les vains respects de cette chimre d'honneur qui prend naissance du cerveau creux des maris jaloux. Achevant ce discours, elle prend du papier & de l'encre, & puis elle Žcrit ˆ son Saluste cette lettre :

L'Amour que je vous porte ne permet pas que je souffre davantage sans vous en donner une entire connaissance. La f‰cheuse Žtreinte dont je suis liŽe n'est pas assez forte pour m'empcher de vous voir si vous avez le courage de vous trouver demain ˆ l'heure & au lieu que cette fidle messagre vous assignera. Si vous m'aimez comme vous m'avez autrefois protestŽ, vous y trouverez celle qui meurt mille fois le jour pour ne vous voir pas, & qui vit de l'espoir qu'elle a de bient™t vous voir. Adieu, seul espoir de mes dŽsirs.

Ayant clos cette lettre, elle appelle une sienne fille de chambre nommŽe Lucie, en qui elle avait une entire confiance &, aprs l'avoir conjurŽe de tenir secrtes ses amours, elle la prie de porter cette lettre & de la donner habilement ˆ Saluste. Lucie sut si bien faire son mŽnage qu'ayant ŽpiŽ l'occasion que Saluste sortait de chez lui, elle le tira ˆ part & lui ayant rendu la lettre, lui exposa ce que sa Ma”tresse lui avait commandŽ de lui dire particulirement &, de peur d'tre dŽcouverte, s'en retourna aussit™t vers elle. Si cette nouvelle fut agrŽable ˆ notre amoureux, jÕen laisse le jugement ˆ ceux qui, dŽsespŽrŽs de jouir du fruit de leurs amours, voient en un moment la fortune leur tourner son regard aimable. Quand il eut ouvert la lettre & lu ce qu'elle contenait, il bŽnit mille fois l'Amour de la rŽcompense qu'il lui donnait de tant de travaux qu'il avait endurŽs. Ce reste du jour avec la nuit qui survient, lui semblent un sicle, tant ils retardent, (comme il lui est avis) leurs courses. Que ta venue (disait-il) est longue, ™ belle Courrire du jour. Si l'Amour a quelques fois possŽdŽ ton ‰me, prends pitiŽ d'un pauvre amoureux qui attend la rŽcompense de ses travaux par ton heureuse arrivŽe. HŽlas ! je pense que le plaisir que tu reois ˆ baiser ton CŽphale te retient ainsi dans le lit paresseuse, sans te soucier de la peine des autres. Enfin, aprs avoir longtemps invoquŽ le jour, l'Aurore vient, qui rend vermeil l'azur du Firmament & qui chasse les tŽnbres de la nuit. Notre amoureux de qui le repos avait ŽtŽ interrompu, saute du lit &, de peur de manquer au lieu de l'assignation & ˆ l'heure que Lucie lui avait donnŽe, il aime mieux y aller de bonne heure & y attendre, que d'y tre attendu. C'Žtait en une Eglise au delˆ du Tibre o le rendez-vous s'Žtait donnŽ. Profanes, qui d'un lieu d'oraison font une spelonque [antre] d'adultre ! O maudits & dŽsespŽrŽs !, n'avez-vous point de honte de votre vilenie & ne craignez-vous pas que celui qui voit tout, ne vous chasse plus rudement de sa prŽsence qu'il ne fit ceux qui faisaient autrefois de son Temple une caverne de larcins ? O Dieu !, o est votre foudre, que vous n'en employez la rigueur sur ceux qui commettent ces sacrilges. Il n'y en a que trop aujourdÕhui, & il faut bien dire que votre patience est infinie puisqu'elle voit & qu'elle souffre de telles ordures.

Saluste n'eut gure demeurŽ dans ce lieu sacrŽ qu'il y vit entrer Flaminie qui, pour contrefaire la dŽvote, s'en va agenouiller devant un Autel &, son chapelet entre les mains, marmotter des oraisons. Lui, s'approche, s'agenouille pareillement auprs d'elle & fait semblant de prier Dieu ; mais, en effet, ils commencent ˆ discourir de leurs sales amours & ˆ se plaindre de ce qu'ils vivaient ainsi sŽparŽs l'un d'avec l'autre. Ce n'Žtaient que soupirs & que regrets. Enfin, Flaminie apprend un moyen ˆ Saluste pour la venir voir. C'est une petite porte qui rŽpondait au jardin, par o il pouvait entrer dans sa chambre sans tre aperu de personne. Le logis o Altomont se tenait est en un lieu fort ŽcartŽ, entre Sainte-Marie-Major & la TrinitŽ-du-Mont. On l'appelle la vigne du Cardinal son frre. Il n'y a que bien peu de maisons ˆ l'entour, & encore ce sont maisons de plaisance qui ne sont pas ordinairement si habitŽes que celles du cÏur de la ville. Ainsi, ayant disposŽ du moyen de se voir & de satisfaire ˆ leurs dŽsirs impudiques, ils se sŽparent, de peur de ne donner point de soupon de leurs amours ˆ quelqu'un de leur connaissance qui ežt peu survenir.

Saluste ne manque pas le soir mme, tandis qu'Altomont est chez son frre, d'aller trouver sa Ma”tresse qui le faisait attendre par Lucie ˆ l'huis de ce jardin o, cependant, Flaminie se promenait. Quand il y fut entrŽ & qu'ils se virent, ils coururent l'un vers l'autre. Ce n'Žtaient que baisers & qu'embrassements. A peu prs que leur ‰me, ˆ demi folle de plaisir, ne quitt‰t la demeure de leurs corps. Enfin, ayant repris leurs esprits que le trop grand contentement leur avait presque ™tŽ, Flaminie mena dans sa chambre son amoureux, lˆ o il commena de souiller le lit d'autrui & de violer la couche honorable & sans macule dont Dieu a fait un grand Sacrement en son Eglise. Aprs avoir assouvi leur voluptŽ, ils confirmrent leur amour par une promesse qu'ils se firent rŽciproque, de s'aimer jusques ˆ la mort. Ils continurent en leurs sales passe-temps plusieurs jours sans que personne s'en aperut.

Mais il n'est rien de si cachŽ qui ne se dŽcouvre ˆ la fin. Il n'est point de feu qui sorte sans fumŽe, & principalement celui de l'Amour qu'on ne peut receler que bien difficilement. Tandis qu'ils se voient presque tous les jours, & qu'ils en ont la commoditŽ parce qu'Altomont est ordinairement au Vatican, ou bien chez son frre de qui il gouvernait la maison, il arrive qu'une servante du logis, native du village du mari, Žtant entrŽe dans ce jardin pour y cueillir certaines herbes, s'y endormit si bien qu'elle y passa tout le jour sous un arbre sans que personne s'en aperut. Comme, la nuit survenue, elle ouvrit les yeux, bien ŽtonnŽe d'avoir tant dormi, & comme elle voulait se lever, elle entendit des personnes qui parlaient ensemble. La curiositŽ lui fit tendre l'oreille, de sorte qu'elle ou•t quelques discours amoureux que Saluste & Flaminie tenaient l'un ˆ l'autre & entrevit des baisers qu'ils se donnaient lorsqu'il prenait congŽ de sa Dame. Cette servante ne dit mot, mais elle se leva tout doucement & entra dans le logis. Aprs, ne pouvant supporter l'injure qu'on faisait ˆ son ma”tre, elle lui rŽcita ˆ son retour ce qui se passait ˆ son dŽsavantage. Altomont fut bien Žbahi de ces nouvelles. Il devint ds l'heure mme tout pensif & ne put si bien dissimuler sa passion que sa femme, qui Žtait la plus fine & la plus accorte de son temps, ne s'aperut aussit™t qu'il avait martel en tte. Et, se doutant bien de ce qui en Žtait, elle fit avertir le lendemain au matin Saluste, de ne revenir plus ˆ son logis jusques ˆ tant qu'elle le lui mand‰t, parce qu'elle craignait que son mari n'ežt dŽcouvert quelque chose de leurs amours.

Cependant, Altomont commence ˆ prendre plus particulirement garde sur les dŽportements de sa femme. Il met ˆ l'entour d'elle des personnes qui Žpient ses actions & celles de Lucie qui ne peut si bien faire ses messages qu'on ne la dŽcouvre enfin parlant ˆ Saluste. Quand Altomont en eut appris la nouvelle, il fut assurŽ de ce dont il Žtait aucunement en doute. Il avait dŽjˆ su comme ce Gentilhomme avait aimŽ sa femme durant qu'elle Žtait fille, de sorte qu'ˆ l'heure mme qu'il sut de la servante ce qu'elle avait aperu dans le jardin, il eut soupon de ce qui se passait entr'eux. Leurs amours ayant ainsi ŽtŽ dŽcouvertes, il commence ˆ maltraiter sa femme, lui reproche sa faute, la tient enfermŽe & chasse Lucie.

Le Cardinal son frre est averti de ce mauvais mŽnage & n'en dit autre chose sinon que, s'il a commis la folie, il faut qu'il la boive. La ville de Rome en est aussi abreuvŽe. Saluste n'ose plus s'approcher du logis de sa Ma”tresse. Il lamente, il pleure, non tant pour son malheur, que pour la captivitŽ de celle de qui dŽpend toute son espŽrance. Si la crainte & le ch‰timent des hommes ne le retenait, il irait un jour rompre les portes du logis pour s'en aller avec elle en une autre contrŽe.

Six mois se passrent en ces tumultes, durant lesquels Flaminie sut si bien regagner les bonnes gr‰ces de son mari par ses allchements qu'elle eut plus de libertŽ qu'auparavant. Elle lui avait jurŽ de ne voir jamais Saluste, mais c'Žtaient des serments amoureux dont la misŽrable croyait les Dieux ne tenir point de compte & n'en faire que rire. Sous cette promesse, son mari avait mis toutes choses sous le pied & les tenait comme jamais non arrivŽes.

Mais qu'il est mal aisŽ de dŽtourner une mauvaise ‰me de sa malice ! Flaminie n'eut pas plut™t la clef des champs qu'elle fit pis qu'auparavant. Et, au lieu que son Adultre avait accoutumŽ de la venir voir ˆ son logis, elle l'allait trouver ˆ un autre o il l'attendait aux heures entr'eux assignŽes. Lˆ, ils se moquaient de la patience & de la sottise d'Altomont que sa femme savait si bien endormir qu'il n'y voyait plus goutte. Toutefois, f‰chŽs ˆ la parfin de n'avoir pas toute la libertŽ qu'ils dŽsiraient d'avoir, ils attentrent une chose horrible & dŽtestable contre la personne du mari. Le projet fut de s'en dŽfaire, & de l'envoyer en l'autre monde, afin d'avoir puis aprs moyen de se marier ensemble. Une fois, Flaminie avait rŽsolu d'y employer le poison mais Saluste, craignant qu'elle ne fžt dŽcouverte, prit sur lui la charge de le dŽpcher.

Je vous ai dit ci-dessus que le lieu ou faisait sa demeure Altomont est ŽcartŽ du cÏur de la ville car, du c™tŽ o est la vigne de son frre, il y a peu de maisons, si ce n'est des palais & autres b‰timents des grands de Rome qui y vont pour s'y promener & pour y prendre l'air. Le mari avait accoutumŽ de se retirer bien tard : tant™t il venait du Vatican o son office l'appelait tous les jours ; tant™t de chez son frre, comme ayant la charge & l'administration de sa maison. Saluste, voyant que la plus assurŽe & la plus secrte voie Žtait de l'attaquer comme il s'y retirait, fait si bien qu'il gagne un valet qu'il avait &, par belles promesses, l'induit ˆ tre complice de l'assassinat qu'il voulait faire. Ils se cachrent donc un soir ˆ un coin proche du logis d'Altomont o ils l'attendent pour lui ™ter la vie. La chose Žtait plus horrible pour l'entreprise que malaisŽe pour l'exŽcution car le pauvre homme qui ne songeait ˆ aucun mal, venait ce soir du coucher du Cardinal son frre pour se retirer en son logis qui Žtait tout contre.

Ces homicides, sans rien dire, l'assaillent & lui donnent deux ou trois coups d'ŽpŽe au travers du corps, avant qu'il ait moyen de crier. A peine peut-il profŽrer, ˆ l'aide, qu'il vomit avec son sang sa vie. Un de ses domestiques entendit son cri & courut pour voir que c'Žtait, mais ce fut trop tard. Il le trouva Žtendu de son long, tout souillŽ de son sang. Il se mit ˆ crier, tout le logis vint au secours, & entre autres sa femme. Voyant ce sanglant spectacle, la fausse femelle tombe de son haut & contrefait l'Žvanouie, tandis que ceux du logis, dolents & ŽplorŽs, emportent le corps dans le logis & le couchent sur un lit.

 Flaminie montrait en apparence le plus grand deuil qu'on puisse imaginer. Elle arrachait ses cheveux, Žgratignait son visage, battait cruellement son sein & profŽrait des regrets pitoyables. O Ciel (disait-elle) que t'ai-je fait, que tu me prives de la compagnie d'un si cher Žpoux ? Faut-il que je perde si t™t le meilleur mari qui fut jamais au monde, & encore par une aventure si triste & si funeste ? Cruel, quiconque tu sois, qui as commis une telle mŽchancetŽ, saches que si je la dŽcouvre, jÕen poursuivrai la vengeance par les voies de la justice, & ne cesserai jusques ˆ tant que jÕaie par ta vie apaisŽe ses M‰nes. Que si cette voie me manque, assure-toi, que moi-mme je tremperai mes mains dans ton sang & t'arracherai le cÏur, sans avoir aucune pitiŽ, non plus que tu n'en as point eu de celui qui ne mŽritait pas de ressentir une telle cruautŽ. O mort ! avance la fin de mes jours, puisque jÕai perdu tout mon repos, & mets dans le tombeau ceux qui n'avaient qu'un mme cÏur & qu'une mme volontŽ. Finissant ces regrets, elle s'allait jeter sur le corps mort de son mari qu'elle baisait & embrassait Žtroitement, & semblait qu'elle y voulait laisser la vie. Les domestiques avaient bien de la peine ˆ l'en retirer & ˆ la consoler.

Tandis, le logis du Cardinal est abreuvŽ de ces tristes nouvelles. Il dormait dŽjˆ de son premier sommeil lorsque son valet de chambre l'Žveilla & l'avertit du meurtre de son frre. Lui, comme un homme dissimulŽ s'il en fut jamais au monde, ne s'en Žmut autrement en apparence, mais il ne laisse pas pourtant d'en ressentir une extrme douleur car il l'aimait ˆ l'Žgal de lui-mme. Il croit dans son ‰me aussit™t que Saluste & Flaminie ont perpŽtrŽ cet acte, & le juge par ce que son frre Žtait un homme paisible qui s'acquŽrait tout le monde pour ami & qui n'offensait jamais personne. Or il avait connaissance de leurs amours & du diffŽrend qui Žtait intervenu pour ce sujet autrefois, entre le mari & la femme. Mais ce qui le confirma encore plus au jugement qu'il en faisait, ce fut quand on lui rapporta les plaintes & les regrets de Flaminie, qu'elle profŽrait avec tant de passion qu'on croyait qu'elle en devait mourir. MŽchante louve ! (disait ce judicieux Cardinal ˆ part lui) tes soupirs sont des soupirs de Musique. Ils partent de ta bouche & non pas de ton cÏur. Tes larmes ressemblent ˆ celles du Crocodile qui pleure pour attraper quelque passant au rivage du Nil. Dieu me fasse la gr‰ce de me venger de votre mŽchancetŽ que je dissimulerai pour encore, attendant que je vous puisse donner ˆ tous deux le payement que vous mŽritez. Ruminant ce discours dans son ‰me, il montrait en apparence autre chose qu'il n'avait dans le cÏur & profŽrait tout haut ces paroles : Dieu soit louŽ du bien et du mal qu'il me donne. Dieu veuille pardonner ˆ ceux qui ont perpŽtrŽ cet acte indigne & malheureux.

Quand le soir fut arrivŽ, toute la ville de Rome fut remplie de la nouvelle de cet Assassinat. Tout le monde regrettait ce mari qui Žtait en estime d'tre un fort homme de bien. Plusieurs faisaient divers jugements de cette mort & presque tous se rapportaient ˆ Saluste & ˆ Flaminie dont l'on savait les anciennes frŽquentations. Si le Cardinal ežt voulu, il les ežt fait saisir tous deux, constituer prisonniers &, par des indices qui n'Žtaient que trop grands joints ˆ son autoritŽ, il Žtait capable par une question de tirer la vŽritŽ du fait. Mais il considŽrait que s'il en commenait une fois, la poursuite son honneur l'obligerait d'en voir une fin ˆ son avantage & par, mme moyen, il acquerrait force ennemis parce que ces adultres, & principalement Saluste, avaient pour parents les principaux de la ville & appartenaient ˆ tout plein de PrŽlats & de Cardinaux. Cette considŽration le retint. Je crois fermement qu'il aspirait au Papat & il jugeait qu'on ne parvient pas en ce suprme sommet d'honneur en faisant des ennemis. Quelques fois, un petit compagnon en peut dŽtourner la fortune. Les exemples en sont ordinaires.

Ce Cardinal donc supporte cette perte constamment. Pendant que tout le peuple admire sa douceur & sa patience, Flaminie qui faisait tant l'ŽplorŽe, voyant qu'aprs que son mari fut mis dans le tombeau, on n'en faisait non plus de bruit que chose non jamais advenue, commence ˆ prendre courage, aprs s'tre retirŽe en la maison de son pre. Tandis, Saluste aprs cet assassinat, ayant appris que le peuple murmurait contre lui & qu'il l'en croyait tre l'auteur, pour se purger de ce soupon, va trouver le Cardinal en son logis, qui le reoit fort humainement & avec de feintes embrassades. Saluste lui dit qu'il vient pour lui rendre raison d'un mauvais bruit qu'on publie par la ville, qu'il Žtait l'assassin de son frre. Que c'Žtait la plus grande calomnie qui fut jamais inventŽe contre un homme de bien. Qu'il avait toujours fait profession de l'honneur du monde, & plus encore de celui de Dieu. Que jamais une si dŽtestable pensŽe n'Žtait entrŽe dans son ‰me, & qu'avant que de perpŽtrer un acte tant indigne d'un Cavalier, il voudrait souffrir mille morts. Qu'ˆ ces fins il suppliait son Illustrissime Seigneurie de n'avoir pas cette croyance que ses ennemis t‰chaient d'imprimer par tout afin de le rendre odieux, mais de le tenir au rang de ses plus humbles serviteurs, pendant que le temps dŽcouvrirait la vŽritŽ du fait.

Le Cardinal dissimulant toujours ce qu'il en pensait, lui rŽpondit qu'il pouvait dormir en assurance de ce c™tŽ lˆ, que jamais il n'avait cru qu'un Gentilhomme d'honneur & de rŽputation, comme il Žtait, ežt voulu commettre une chose si ŽloignŽe de ceux qui portent le titre de nobles. Je vous estime (disait-il), Seigneur Saluste, trop homme de bien & d'honneur. Je fais trop de cas de votre mŽrite & de la franchise de votre ‰me. Et, pour preuve que je n'ajoute point de foi ˆ ces mŽdisances, vous me ferez plaisir de me visiter souvent comme bon ami. Je n'ai rien qui ne soit ˆ votre service. Voilˆ comme ce fin vieillard endormait Saluste. Il en faisait autant ˆ Flaminie qui l'allait voir ordinairement. Ainsi, nos amoureux, croyant que tout Žtait calme, jouissaient librement de leurs amours, attendant que l'an du deuil Žtant expirŽ, ils pussent s'Žpouser ouvertement. Toutefois, comme ceux qui ont commis de telles mŽchancetŽs, sont toujours en peur, ils dŽlibŽrrent d'entasser crime sur crime. Le valet qui avait assistŽ Saluste en son assassinat Žtant seul qui les pouvait dŽcouvrir, ils rŽsolurent de l'envoyer tenir compagnie ˆ Altomont. Ce qu'ils firent par le moyen du boucon [Morceau empoisonnŽ] qu'ils lui donnrent. Juste punition de Dieu qui punit les mŽchants par les mŽchants. C'est le fruit du pŽchŽ. On est contraint de le gožter t™t ou tard. Nos adultres en sauront que dire sur la fin de cette TragŽdie.

Les voilˆ donc dŽlivrŽs (comme ils estiment) de toute crainte. La fortune leur rit. Il semble que tout contribue ˆ leurs mŽchancetŽs. La feinte bontŽ du Cardinal les endort. Ils croient que c'est un homme qui ne pense qu'aux choses de l'autre vie & que celles de ce sicle lui sont toutes indiffŽrentes. Ce jugement qu'ils en font est cause qu'aprs que l'an & le jour est passŽ depuis la mort d'Altomont, Saluste Žpouse impudemment Flaminie. C'est ˆ l'heure que toute Rome voit ˆ l'Ïil que ce qu'on avait souponnŽ n'est que trop vŽritable. Les amis & les parents du premier mari en crient tout haut. Sa sÏur, mre d'un grand & renommŽ Cardinal qui vit ˆ prŽsent, les mettrait en justice si son frre ne lui commandait de se taire. En effet, il ne voulait pas perdre si tŽmŽrairement le souverain degrŽ o il aspirait. Tout un temps on ne parlait que de ce mariage, mais enfin, quelque autre sujet Žtant survenu, celui-ci vint ˆ s'Žteindre, de sorte qu'on ne s'en souvenait plus. Joint que le Cardinal passant en Carrosse devant le logis des nouveaux mariŽs s'arrtait bien souvent & les visitait, comme pareillement aussi eux lui rendaient sa visite. En apparence, Saluste Žtait un des meilleurs amis de ce Cardinal au grand Žtonnement de ceux qui voyaient ces choses & qui avaient appris le meurtre de son frre & les justes ressentiments qu'il en devait avoir.

Comme ceci passe de la sorte, il arrive que le bon Pape qui tenait alors les clefs de saint Pierre, vint ˆ dŽcŽder. Dieu mette en paix son ‰me ! Toute la ChrŽtientŽ lui est fort obligŽe, tant pour la rŽformation qu'il fit du Calendrier que pour celle du ClergŽ. On ne dira jamais de lui qu'il soit entrŽ au Pontificat comme un Renard, qu'il y ait rŽgnŽ comme un Lion, & qu'il y soit mort comme un Chien. Ses vertueux dŽportements ont toujours tŽmoignŽ la sincŽritŽ de son ‰me qui sans doute recueille maintenant au Ciel la fin de ses travaux. Mais, pour revenir ˆ notre Histoire dont je m'Žtais dŽtournŽ par la mŽmoire d'un si grand Pasteur de l'Eglise, les Cardinaux s'assemblrent au Conclave pour procŽder ˆ l'Žlection d'un nouveau pape. On eut bien de la peine en cette Žlection. Il y avait tant de brigues que, quand on pensait avoir achevŽ, tout Žtait ˆ recommencer. Enfin, par l'inspiration du saint Esprit & par l'entremise de ce grand Cardinal Farnse dont le souvenir vit encore dans Rome & y vivra Žternellement pour tant d'obligations que les Citoyens lui ont, le Cardinal frre d'Altomont est crŽŽ Pape contre l'opinion de tout le monde & contre l'espoir de plusieurs. Aprs les cŽrŽmonies achevŽes, il est assis en la chaire de saint Pierre. Ses amis le viennent fŽliciter. Ce ne sont que rŽcompenses & que bienfaits qu'il distribue envers ceux qu'il chŽrit. Jamais il n'y eut Pape si reconnaissant.

Saluste & Flaminie furent bien ŽtonnŽs du succs de sa souveraine grandeur. Ils pensent alors ˆ leurs consciences & leur semble dŽjˆ qu'ils reoivent de la main d'un bourreau le ch‰timent qu'ils ont mŽritŽ. Ils s'en fussent fuis ds l'heure mme, n'ežt ŽtŽ que la douceur que tout le monde attribuait ˆ l'‰me du Saint Pre & qu'il leur avait toujours tŽmoignŽe en apparence, fit que Saluste dŽlibŽra de lui aller baiser les pieds comme les autres & de le fŽliciter. Il y fut en compagnie de certains PrŽlats, ses parents, & ses amis. Le Pape le reut assez courtoisement & lui, aprs avoir rendu l'honneur accoutumŽ, supplia sa SaintetŽ de se ressouvenir du tŽmoignage qu'elle lui avait toujours rendu, de n'ajouter point de foi aux calomnies qu'on lui avait imposŽes, touchant le meurtre de son frre dont il n'Žtait nullement coupable, qu'il Žtait prt de lui porter toujours sa tte qu'il en fžt convaincu. Non, non (rŽpond le Pape), je ne crois pas que cela soit ; & quand cela serait, je vous pardonne, ˆ la charge que dŽsormais vous soyez sage & que je n'aie nulle reproche de vous en quelque chose que ce soit. Je vous le commande expressŽment. Retirez-vous, & que je n'en oye plus parler.

Saluste, ayant reu cette rŽponse, aprs l'avoir remerciŽ, retourna ˆ son logis o il communiqua ˆ la femme ce que le Pape lui avait dit. Elle, fine & rusŽe comme nous avons dit, interprŽta aussit™t en mal cette rŽponse. L'exemple de Seme• [Schime•] fils de Bocri se reprŽsenta soudain devant ses yeux. C'Žtait un homme qui fit mille indignitŽs ˆ David, du temps qu'il fuyait la persŽcution d'Absalon. Lorsque Salomon fut assis au tr™ne de son pre, Seme• vint implorer sa gr‰ce. Le Roy lui pardonna, mais ˆ condition qu'il ne sortirait jamais hors de JŽrusalem sans congŽ. Le succs qui en arriva est Žcrit en l'histoire des Rois. Ce Pape, imitant Salomon en ce fait ici, Saluste & Flaminie ne voulurent pas attendre qu'on leur suscit‰t quelque accusation. Je vois bien (disait-elle) mon ami, que si nous ne pensons ˆ nos affaires, nous sommes perdus. Ce n'Žtait que dissimulation, tout ce que ce Pape a pratiquŽ en notre endroit afin de ne trouver point d'obstacle pour parvenir au Saint Siege. Maintenant qu'il y est assis & qu'il ne craint plus personne, comme celui qui peut juger tout le monde & n'tre jugŽ d'autre que de Dieu, il exercera toute la cruautŽ qu'il pourra s'imaginer ˆ l'encontre de nous. Fuyons, je vous prie, son juste courroux & allons dŽsormais passer le reste de nos jours en quelque lieu o sa main vengeresse ne s'Žtende point.

Je ne me soucie pas tant de ma vie (rŽpond Saluste) que je suis en peine de l'incommoditŽ que vous allez recevoir. Plžt ˆ Dieu que je vous en pusse retirer par ma mort ! Je vous tŽmoignerais bient™t que je n'ai rien de plus cher que votre repos.

HŽlas ! (dit-elle) vous me faites mourir d'une mort plus cruelle que la mort-mme de parler ˆ moi de ces choses. Ma vie ne dŽpend que de la v™tre. Si elle Žtait Žteinte, la mienne finirait aussit™t. Je vous prie, laissons ce discours, & pensons o nous nous pourrons retirer promptement pour Žviter l'orage qui se lve pour nous perdre.

Il me semble (repart Saluste) que Venise est la ville la plus propre pour nous y confiner. J'y ai des parents & des amis qui nous y assisteront en un besoin, joint que c'est une ville de franchise o les Etrangers sont bien recueillis. Cette rŽsolution semble fort bonne ˆ Flaminie, de sorte que le jour mme ils commencrent ˆ plier bagage, ˆ prendre les choses les plus prŽcieuses qu'ils avaient, ˆ vendre les meubles qu'ils purent & puis, le lendemain, ils sortirent de Rome dŽguisŽs, avec Lucie que Flaminie avait retirŽe chez elle. Ils firent tant qu'ils arrivrent ˆ Anc™ne o ils s'embarqurent, & de lˆ ˆ Venise. Le Pape, ayant appris leur fuite, fut bien f‰chŽ de ne les avoir pas punis comme ils mŽritaient. C'Žtait un homme qu'on estimait, avant qu'il fžt assis en la chaire de Saint Pierre, plus doux qu'un Agneau, mais l'effet fit bien para”tre puis aprs du contraire. Il Žtait sŽvre en ses jugements, grand ennemi de la Noblesse ˆ qui il rognait tous les jours les ailes, & la contenait si bien en son devoir qu'elle n'osait respirer. Il savait commander & se faire obŽir en temps & lieu, & punissait grivement les coupables. On disait communŽment de lui qu'il n'ežt point pardonnŽ ˆ JŽsus-Christ. Ce fut lui qui autorisa la Ligue qui, sous le zle de Religion, donna tant de traverses ˆ notre grand Roy. S'il fit bien ou mal, jÕen laisse le jugement ˆ la postŽritŽ. Enfin ce fut un grand Pape, qui a fort embelli la ville de Rome, presque mise au lustre o nous la voyons maintenant, &, quand il n'aurait fait que la digne action d'exterminer les bannis d'Italie, sa mŽmoire doit tre cŽlŽbrŽe ˆ jamais. On ne lui peut reprocher que sa trop grande rigueur qu'il exerait principalement sur ceux qui l'avaient offensŽ, mais en rŽcompense il reconnaissait, ainsi que nous avons dŽjˆ dit, ceux qui lui faisaient service. Les hommes qu'il Žleva en de si hauts & de si dignes degrŽs d'honneur outre leur attente, tŽmoignent ce que je dis.

Saluste & Flaminie firent bien pour eux de fuir sa prŽsence, mais ils eussent encore mieux fait s'ils eussent pu fuir celle de Dieu, de qui la justice rgne par tout l'Univers. Mais il n'y a lieu de franchise qui soit exempt d'une main si Žquitable. Comme ils croient tre en un port exempt de toute tempte, il faut qu'ils rendent compte de leur vie passŽe. La compagnie qu'ils ont ordinairement chez eux, n'empche pas que leurs jours ne soient fauchŽs en herbe. L'homme de sang, & principalement le perfide, ne voit jamais toutes les annŽes que la Nature lui pourrait donner. Car Saluste est bient™t atteint du bras de Dieu qui lui tranche la trame de la vie en la fleur de ses jours aprs l'avoir misŽrablement fait languir quelques mois, sans que la charge que les VŽnitiens lui donnent de General de leur armŽe lui puisse servir de garant, ainsi que vous verrez tout maintenant. Et Flaminie meurt de pareille mort qu'elle fit mourir l'innocent Altomont, mort encore trop douce & trop honorable pour elle. Il fallait qu'un bourreau y mit publiquement la main pour servir d'exemple ˆ ceux qui violent ainsi le droit Divin & humain. Il n'y en a que trop au monde. Ce sicle ne produit que trop de ces monstres abominables, indignes de porter non seulement le nom de ChrŽtiens, mais encore de converser parmi les Cannibales, & parmi les Tigres & les Ours, puisqu'on n'y pratique point ces exŽcrables mŽchancetŽs. O cruel sicle ! le Ciel ne luit qu'ˆ grand tort sur nous, puisque tu es tout plein de Thiestes, de Tantales, & d'AtrŽes.

Ces homicides passrent quelques mois ˆ Venise avec assez d'honneur & de contentement, portant nŽanmoins toujours dans leur ‰me le ver de la conscience qui les rongeait sans cesse. Saluste qui Žtait ˆ la vŽritŽ un brave & vaillant Cavalier, digne d'honneur s'il ne l'ežt souillŽ d'une tache qu'il ne pouvait laver, fut Žlu pour General de leurs armŽes par les VŽnitiens qui reconnaissaient sa valeur & l'expŽrience qu'il avait aux exploits de la guerre. Comme il croit tre ˆ l'abri & hors de tout orage sous la protection du Lion Marin, il fait ordinairement sa demeure ˆ Padoue, en un beau Palais, situŽ aux bords de cette dŽlicieuse rivire que les Anciens nommaient Anasse, ou Medoasse, si je ne me trompe.

C'est lˆ que Flaminie, pour tre bien discrte & pour jouer parfaitement du Luth, comme nous avons dŽjˆ dit, est visitŽe d'une infinitŽ de Cavaliers. Sa maison est comme une AcadŽmie o la jeune Noblesse apprend toujours quelque chose. Et surtout, les Franois, attirŽs du bruit qu'elle avait d'tre la plus galante Dame d'Italie, y passent les heures destinŽes aux honntes loisirs. Et elle ne manquait point de charmes & d'artifices afin de gagner l'amitiŽ d'un chacun, pour s'en servir si la nŽcessitŽ l'y contraignait.

Durant que la Lombardie ne parle que de ses rares qualitŽs, un jeune Seigneur que nous nommerons Timante, neveu de Saluste, devient amoureux de Flaminie. Cette amour illicite, qu'il t‰che au commencement de bannir, prend une telle possession de son ‰me qu'elle en chasse le jugement & la raison. Enfin, ne pouvant la supporter davantage sans mourir, il la dŽcouvre ˆ sa Tante. Encore que la beautŽ, la jeunesse, la bonne gr‰ce, & la noblesse de ce gentilhomme, jointes ˆ tant de belles paroles, accompagnŽes de soupirs & de larmes, fussent capables d'Žmouvoir un roc, elles ne sont pas nŽanmoins suffisantes d'induire Flaminie ˆ le contenter. Soit qu'elle se reprŽsent‰t l'ŽnormitŽ du crime, soit qu'elle cržt que Timante le fit ˆ dessein pour la ruiner envers son Oncle, toutes ces recherches ne moissonnrent que du vent. Comme il est aux peines d'un cruel dŽsespoir, voilˆ que la fortune semble le favoriser & lui ouvrir une voie pour parvenir ˆ l'accomplissement de sa passion. Une fivre lente qui s'Žtait insensiblement coulŽe dans l'estomac de Saluste, commence ˆ le miner si bien peu ˆ peu qu'enfin, aprs beaucoup de langueurs, il est contraint de compara”tre devant le tr™ne de celui qui juge en dernier ressort.

Aprs que Flaminie eut versŽ un torrent de pleurs sur le corps de son mari, qu'elle eut outragŽ son sein & son visage, &, en arrachant ses beaux cheveux, appelŽ plusieurs fois la mort, recours des misŽrables, le temps qui est le mŽdecin de tous maux adoucit peu ˆ peu sa douleur. Sa maison ne laissait pas d'tre, comme auparavant, ouverte aux bonnes compagnies, pendant que Timante qui avait succŽdŽ aux charges de son Oncle, t‰che de se rendre son successeur en la possession de cette femme.

 Il y avait pour lors ˆ Padoue un jeune Gentilhomme de la marque d'Anc™ne douŽ d'une excellente beautŽ, & accompli en toutes les plus rares perfections qui peuvent rendre recommandable un Mortel. Ce Gentilhomme, nommŽ Adonio, Žtait vu de bon Ïil de Flaminie, et avec un dŽplaisir si grand de Timante qui prenait garde aux contenances comme font ordinairement les Amoureux, qu'enfin la peste de la jalousie s'emparant de son ‰me, son amour se change en une rage dŽsespŽrŽe.

Les dŽdains, les refus & enfin tous les martyres de l'Amour, sont consolŽs de l'espoir qui flatte toujours & qui promet de l'allŽgement. Mais la jalousie est une infection de si Žtrange guŽrison, que mme la jouissance n'est pas capable de la bannir. Sera-t'il dit (ce disait Timante tout transportŽ de cette fureur) que je recherche une ingrate qui me fuit, & qui se cache de moi ? Dois-je priser une mŽchante qui me dŽprise ? Prierai-je toujours une cruelle, qui ne me rŽpond jamais & qui nŽanmoins ne cesse de prier un autre qui possde moins de mŽrite ? Souffrirai-je que mon ‰me vive esclave d'une qui m'a en haine ? Non, je lui veux montrer que, si jusques ici j'ai commis un si grand crime que de l'aimer puisqu'elle en Žtait tant indigne, je veux expier cette erreur par la punition que jÕexercerai sur un cÏur qui s'ouvre pour tout le monde, hormis pour moi.

Achevant ce discours, il prend la rŽsolution d'un dŽsespŽrŽ. Avec vingt ou trente de ses amis, il entre un jour dans la maison de Flaminie. Le temps Žtait dŽjˆ venu qu'il fallait qu'elle rend”t compte de la mort de son mari. Mais Lucie, qui avait maniŽ ses folles amours, fut la premire exŽcutŽe. Timante qui croyait qu'elle mani‰t encore les secondes passions de sa ma”tresse, lui donna dans l'estomac deux ou trois coups d'une petite dague carrŽe qu'il tenait. La malheureuse, atteinte mortellement, jette un grand cri. Flaminie avait un frre qui voulut faire quelque rŽsistance quand il aperut cette violence, mais il fut bient™t portŽ ˆ terre & privŽ de vie. Elle sortit cependant de son cabinet, ayant ou• la rumeur, & alors Timante, en l'embrassant du bras gauche, commena ˆ la caresser ˆ coups de dague qu'il enfonait dans son sein & en poussant ce petit poignard il tenait ce discours : C'est maintenant, Madame, qu'avec cette pointe je vous touche ce cÏur que la pitiŽ ne peut oncques toucher. C'est ores que je le trouve sensible. La misŽrable jette un grand cri &, avec son sang, vomit son ‰me malheureuse.

Lorsque cette exŽcution est faite, Timante sort froidement de ce logis avec ses compagnons & se retire au sien. Ses charges, son courage & la grandeur de sa maison, le rendaient si bien assurŽ qu'il mŽprise le conseil que quelques uns de ses amis lui donnent de sortir de la ville. Il croit qu'il n'y a nul qui l'os‰t regarder de travers, tant s'en faut qu'on ežt la hardiesse d'informer contre lui. Mais, cependant, Padoue Žtait toute remplie d'une grande rumeur. Le peuple, scandalisŽ de cet acte extraordinaire, crie tout haut qu'on ne doit point laisser impuni un tel excs ; qu'il y va de l'honneur, du bien, & de l'autoritŽ du public ; & que, si l'on souffre cette mŽchancetŽ, ce sera tracer une voie ˆ toutes sortes d'excs & de dŽsordres. La Seigneurie de Venise, avertie de cette cruautŽ, assemble le Conseil & dŽcerne un ajournement personnel ˆ Timante. Quand on le lui intime, il ne fait que rire, se moquer des Ministres de la Justice, & les menace de les assommer. A faute de compara”tre, dŽcret de prise de corps est laxŽ. Commandement est fait ˆ la justice ordinaire de Padoue & ˆ tous autres Officiers de prter main forte, de saisir & d'amener ce Gentilhomme devers la Seigneurie. Comme donc les Magistrats & les prŽv™ts le veulent prendre, il se retire dans son logis avec trente ou quarante mauvais garons. On t‰che de les forcer, mais ceux qui sont plus prompts que les autres ˆ commencer l'assaut, y refroidissent bient™t leur chaleur. Timante & ses compagnons rendent des preuves admirables de leur valeur &, avant que le jeu cesse, ils en tuent plus de cent. On n'entend que cris & que lamentations par la ville. Quand on voit qu'il ne peut tre forcŽ, on informe incontinent la Seigneurie de ce qui se passe, de sorte qu'elle, justement courroucŽe, & trouvant qu'il y allait trop de son autoritŽ, si elle ne ch‰tiait une si grande insolence, commande qu'on mne le canon & qu'on foudroie le logis de Timante s'il ne se veut rendre. L'artillerie commence donc ˆ jouer avec tant de violence que Timante enfin se rend, aprs avoir perdu la plus grande partie de ceux qui l'assistaient & fait mourir une infinitŽ de personnes. On pendit tous ceux qui restrent &, pour lui, ˆ cause de la noblesse de sa race, on le fit mourir en prison.

 

C'est la fin tragique & funeste de Flaminie que le Ciel avait douŽe de beaucoup de perfections. Elle en abusa follement par son impudicitŽ, & encore plus par le meurtre qu'elle fit commettre en la personne de son mari. Dieu qui juge & qui rŽtribue ˆ chacun selon ses Ïuvres, veille que la cruautŽ exercŽe sur son corps soit l'expiation du vice de son ‰me.

 

Commentaire

Une histoire quelque peu ancienne du temps de pontificat de Sixte-Quint (fin XVIe) dont Rosset modifie la fin, aprs que les amants aient fui Rome pour Žchapper ˆ la vengeance du pape.

Les personnages en sont : Vittoria Accoramboni (Flaminie) ; le mari qu'elle ne voulait pas, Francesco Peretti de Montalto (Altomont), frre de Sixte-Quint ; l'amant Orsini, duc de Bracciano, (Saluste). Le mari est assassinŽ en 1581 et les amants, rŽfugiŽs ˆ Venise en 1585.

Ce cas tragique est rapportŽ dans les Annales inachevŽes de la vie de Sixte Quint et dans de nombreuses relations manuscrites italiennes qui prŽsentent de nombreuses variantes.

16. Des horribles excs commis par une jeune religieuse ˆ l'instigation du diable.

PUISQUE           j'exerce ma plume ˆ dŽcrire les choses funestes & tragiques arrivŽes en nos jours, je ne veux point en oublier une qui mŽrite d'tre publiŽe ˆ la postŽritŽ pour servir d'exemple ˆ plusieurs personnes, encore qu'elle soit advenue en une Province Žtrangre & bien ŽloignŽe de nos contrŽes. Toutefois, puisqu'elle est nouvelle, jÕai entrepris de la donner au public afin que, par le malheur d'autrui, l'on apprenne ˆ fuir ce qui peut faire tomber aux dangers Žvidents qui en procdent. L'Histoire que je raconte est donc arrivŽe en cette sorte.

 

Au pays des Troglodytes est une Ile qu'on appelle MŽroŽ, que le renommŽ fleuve du Nil rend cŽlbre. C'est une terre la plus douce & la plus fertile qu'autre qui soit en tout le reste de l'Univers. Ceux qui y font leur demeure sont tous ChrŽtiens, & fort dŽvots. Mais particulirement il y a une noble maison que l'on nomme d'Abila, fort prisŽe pour la profession qu'elle a toujours faite de la Religion Catholique, sans jamais avoir ŽtŽ entachŽe des hŽrŽsies des Abyssins. Or il n'y a pas longtemps que le chef de cette maison, brave & religieux Cavalier s'il y en a en toutes les Provinces du Midi, Žpousa une belle & sage Dame, issue de l'illustre famille de Metala. Ce Seigneur se nommait Nicandre & cette Dame Gallice. De leur lŽgitime mariage ils eurent six fils & dix filles.

L'A”nŽe, que l'on appelait Melisse, fut douŽe d'une si grande beautŽ qu'elle ravissait les yeux de tous ceux qui la regardaient. La Nature l'avait rendue accomplie de tant de dons extŽrieurs qu'ˆ peine ayant atteint l'‰ge de douze ans, elle Žtait recherchŽe en mariage d'une infinitŽ de Gentilshommes issus des meilleures maisons de la contrŽe. La mre prta l'oreille particulirement ˆ la poursuite d'un brave Cavalier dont le nom Žtait assez connu en ce pays & auquel elle avait de l'inclination. Elle fit tant qu'elle disposa son Epoux ˆ lui donner leur fille en mariage. Les Noces en furent cŽlŽbrŽes avec toute la pompe qui s'observe parmi des personnes de cette qualitŽ, & le nouveau mariŽ se retira dans peu de jours en une maison de plaisance qu'il avait auprs de SyenŽ. Mais la fortune qui traverse ordinairement les plus grandes fŽlicitŽs du Monde, ne permit pas ˆ Melisse de jouir longuement des embrassements de son Mari. Il fut tuŽ ˆ la chasse par une aventure Žtrange, qu'il n'est pas besoin de raconter.

Quand Nicandre eut appris la mort lamentable de son gendre, il retira sa fille, laquelle n'avait pour lors que treize ˆ quatorze ans. Cette jeune veuve, croissant en ‰ge, croissait toujours en beautŽ, de sorte qu'en peu de jours on parla de la remarier. Toutefois, le Pre qui se voyait chargŽ de beaucoup d'enfants, Žtait dŽjˆ rŽsolu, afin de conserver sa maison illustre, de la mettre en religion, ensemble quatre autres de ses sÏurs & trois de ses fils. Il se reprŽsentait que si son bien Žtait partagŽ Žgalement entre ses enfants, suivant les lois des Abyssins, l'a”nŽ qui doit conserver le nom & les armes, serait bien peu de chose. C'est pourquoi, poussŽ de ces humaines considŽrations, il contraignit la jeune veuve d'entrer dans une Abbaye de Dames, nommŽe de Roche-perse, fondŽe par la Princesse DorothŽe, de la maison Royale de Sitim, & femme du vaillant Prince de Saba.

Cette Abbaye, soit qu'on regard‰t la grandeur des b‰timents & la structure de l'Eglise, soit que l'on considŽr‰t les fondations & les revenus, ressentait fort la magnificence du Fondateur. La jeune veuve Melisse n'avait pas encore quatorze ans lorsqu'elle y fut conduite, nŽanmoins, elle qui avait dŽjˆ gožtŽ du monde, avait plus d'inclination ˆ la terre qu'au Ciel. Elle aimait ˆ se parer & ˆ se rendre propre. Ses yeux jetaient des regards vagues partout &, ˆ sa contenance, l'on jugeait incontinent qu'une vie ŽloignŽe de la compagnie des hommes ne lui plaisait gure. Toutefois, il faut qu'elle se dŽlibre de quitter toutes conversations, hormis celles que l'on pratique dans l'austŽritŽ. O pres & mres ! apprenez ˆ ne forcer point les volontŽs de vos enfants, & principalement en une chose o il y va du salut de l'‰me. Quand il est question de les enfermer dans un Monastre, il faut qu'ils y soient appelŽs de Dieu & que leur persŽvŽrance, leur capacitŽ & leur ‰ge suffisant, fassent para”tre cette vocation. Melisse n'Žtait ni assez ‰gŽe, ni assez capable de vivre sous les rgles d'un Couvent. Sa volontŽ y Žtait encore moins portŽe. Et de lˆ procdent tant de malheurs, de lˆ tant de larmes.

Quand on la fit Religieuse, elle ne faisait que pleurer & que soupirer. Elle accusait la cruautŽ de son pre & de sa mre qui la foraient ˆ une vie si contraire ˆ son dŽsir. Aprs y avoir passŽ deux ou trois ans, sans vouloir apprendre ni ˆ lire, ni ˆ Žcrire, voilˆ qu'elle se vient ˆ reprŽsenter la douceur passŽe du monde. L'amour impudique commence de s'introduire dans son ‰me. Son imagination est portŽe ˆ la concupiscence. Si elle avait le moyen de contenter ses dŽsirs, elle les accomplirait sans respect de la maison dont elle est issue, ni sans considŽration de son honneur. Le Diable, qui est toujours en aguet & qui, comme un lion rugissant, nous environne de tous c™tŽs pour nous dŽvorer, la voyant encline aux dŽsirs charnels, lui accro”t cette ardeur de telle sorte qu'au lieu de prier Dieu, elle n'a d'autre pensŽe qu'ˆ l'amour. Et comme cette passion continue & qu'elle exerce plusieurs pollutions sur son corps, tant™t en dormant, tant™t en veillant, Satan lui appara”t un jour comme elle Žtait retirŽe toute seule dans sa chambre pour mieux entretenir ses plaisirs impudiques.

Ce malin esprit, par la permission de Dieu, s'Žtait dŽguisŽ en Ange de lumire. Il avait un accoutrement blanc comme de la neige. Bien vous soit, belle Melisse (dit cet adversaire), il y a longtemps que la compassion de votre mal m'a touchŽ de pitiŽ le courage [cÏur], & que votre beautŽ m'a ravi. Je suis venu vers Vous ˆ cette intention, pour contenter votre dŽsir & pour vous servir dŽsormais, si vous voulez m'avouer pour votre serviteur. Melisse, ŽtonnŽe au commencement de cette apparition, sent une grande frayeur. Toutefois, s'Žtant un peu rassurŽe, elle demanda ˆ cet esprit qui avait apparence d'homme, qui il Žtait.

Satan qui ne peut se dŽguiser quand on l'interroge de son nom, rŽpondit en ces termes : Je suis le Roi de l'air & de toute la terre. Tout ce qu'on vous raconte de moi n'est pas croyable. Je suis plus doux que vous ne pensez pas. Demandez-moi tout ce que vous voudrez & je vous l'octroierai. Cette malheureuse prtant l'oreille ˆ cette Sirne tromperesse, se laissa piper aux amorces de son chant, de sorte qu'aprs quelques contestations que je ne veux point Žcrire, elle passa les accords avec le Diable, & entr'autres elle voulut tre la plus savante & la mieux disante de toutes les Religieuses, & chanter mieux qu'aucune autre. Voilˆ comme le malin esprit, en la forme que nous avons dite, habita charnellement avec elle & ne cessait tous les jours depuis de la voir, tant™t en la mme figure, & maintenant en celle d'un cochon & en autres formes dŽtestables.

Ses Compagnes furent ŽtonnŽes de remarquer en elle un merveilleux changement. Celle qui ne savait ni lire ni Žcrire huit jours auparavant, Žtait devenue en un instant bien lisante, bien Žcrivante & bien parlante de toutes sortes d'histoires. On admire son esprit & on le tient ˆ miracle. Cependant, on la voit toujours parŽe & attifŽe plus que la religion ne le permet. Ses discours sont remplis de vanitŽ, de propos mondains, & de traits lascifs. Au lieu de ses heures, elle a toujours entre les mains quelques Amadis de Gaule ou quelque autre livre traitant de l'amour dŽsordonnŽ.

Quelques bonnes Religieuses l'en reprennent & lui remontrent que cela est indigne de sa profession. Mais elle ne fait que s'en rire & que s'en moquer. Lorsqu'elle est avec celles qui sont les plus familires, on n'entend de sa bouche que propos dissolus. Elle se vante d'avoir acquis depuis peu de jours un amoureux qui la vient voir toutes les nuits & qui lui apprend l'art de bien parler. On en fait le rapport ˆ l'abbesse qui, ne pouvant comprendre ce qu'elle voulait dire, fait nŽanmoins prendre garde sur ses actions & la fait coucher accompagnŽe. Comme elle se voit tenue de court, elle fait ses plaintes ˆ son amoureux, qui l'induit ˆ se venger & ˆ mettre le feu dans le Couvent. L'ennemi lui donne lui-mme le feu & l'assiste ˆ commencer par le plus beau corps de logis de l'Abbaye. Le feu s'Žprend &, sans qu'on le puisse Žteindre, il s'Žlance de chambre en chambre &, ravageant ce bel Ždifice qui avait tant cožtŽ, il court jusques au Temple o toutes les Religieuses s'Žtaient retirŽes comme en un saint Asile. Mais ™ cas dŽplorable ! sit™t que cette incendiaire sortait d'un coin, la flamme y Žtait portŽe avec tant de violence qu'en moins de rien ce beau & superbe Vaisseau, avec ses Clo”tres, ses Chapitres, ses RŽfectoires & ses Dortoirs, fut rŽduit en cendre.

Les pauvres Religieuses furent contraintes, pour se sauver, d'abandonner tout ˆ la merci des flammes. Elles sont depuis Žparses d'un c™tŽ & d'autre, & vont qutant de toutes parts pour la restauration de leur Ždifice qui ne sera jamais tel qu'il Žtait si quelque main Royale n'y rŽpand ses libŽralitŽs.

Aprs que cette enragŽe eut assouvi ce dŽsir de vengeance, ses parents l'enfermrent dans un autre monastre, plein de piŽtŽ & de religion. Son insolence accoutumŽe, ses paroles dŽbordŽes & la lecture qu'elle faisait ordinairement de livres lascifs, forcrent quelques dŽvotes Religieuses de ce Couvent ˆ la reprendre de ses dŽportements. Elles lui remontraient ˆ toute heure sa vanitŽ & lui mettaient devant les yeux la crainte de Dieu & l'obŽissance. Mais c'Žtait perdre sa peine. Au lieu de leur savoir bon grŽ de ces bons & saints conseils, elle fit mourir par le moyen du DŽmon qui couchait avec elle, trois de ces bonnes Religieuses d'une mort soudaine. Toutes les autres, ŽtonnŽes de cette mort & craignant un mme danger, prŽsentrent requte au Prince souverain de MŽroŽ & le firent prier instamment de les dŽlivrer de cette peste. Le Roi, ayant appris les dŽportements de cette fille, commanda qu'on la renvoy‰t ˆ Abila chez ses pre & mre, qui ne pouvaient croire ce qu'on publiait de leur fille & qui en ressentaient dans leur ‰me un grand crve-cÏur.

Ils la tinrent quelque temps chez eux & l'y eussent tenue davantage, n'Žtait que ces personnages craignant Dieu, faisant conscience de retenir au mode une personne professe, se rŽsolurent de faire b‰tir & fonder en l'une de leurs terres une petite Abbaye pour y enfermer Melisse. Sa MajestŽ mme promit de contribuer ˆ l'augmentation du dot de cette Abbaye, mille livres parisis qui font quelques six cents livres tournoises ou environ. Tandis qu'on b‰tit ce Monastre, le Seigneur, & la Dame d'Abila prennent garde de plus prs ˆ leur fille. Ils la font coucher en une chambre proche de la leur & lui donnent quelques Damoiselles d'‰ge & de bonnes mÏurs pour l'accompagner. La mŽchante les chassait de sa chambre avec injures, & disait qu'il lui Žtait impossible de reposer si elle n'Žtait seule. Ceux qui avaient l'oreille tendue vers ses actions, l'oyaient les nuits parler, sans savoir ˆ qui. Une voix mal articulŽe lui rŽpondait & lui donnait l'intelligence de ce qu'elle lui demandait. Ceci est rapportŽ ˆ son pre & ˆ sa mre qui, ne pouvant encore ajouter foi ˆ ces discours, entrent un jour ˆ l'impourvue dans sa chambre afin de la surprendre. Mais, ™ cas hideux & Žpouvantable!, ils aperurent ˆ l'instant un petit pourceau qui se vautrait sur le ventre de leur exŽcrable fille. Mon intention n'est pas ici d'Žcrire si cette vision Žtait vŽritable ou illusoire. JÕai dŽjˆ traitŽ cette matire dans ce volume en autre part. Le Seigneur d'Abila mit la main dessus pour le chasser, lorsque ce monstre glissait vers l'un & l'autre flanc de Melisse &, enfin, il disparut au grand Žtonnement des assistants & au grand crve-cÏur du pre, mais particulirement de la mre qui, perdant toute patience & pleurant ˆ chaudes larmes, se mit ˆ profŽrer ces pitoyables paroles : Ha ! maudite & exŽcrable gŽniture ! faut-il qu'une maison si illustre & si renommŽe de tout temps pour sa piŽtŽ soit maintenant dŽshonorŽe par tes horribles mŽchancetŽs ? O bon Dieu !, est-ce ci l'instruction que je t'ai donnŽe en ta tendre jeunesse, que tu aies accointance avec l'ennemi de notre salut ? Quand tu fis profession & que tu t'enfermas dans un clo”tre, ne renonas-tu point au Monde, au Diable, & ˆ la Chair, & n'Žpousas-tu pas celui qui rŽpandit son sang prŽcieux en l'Arbre de la Croix, pour nous racheter de la mort Žternelle ? Et maintenant, rompant tes vÏux & faussant la foi que tu dois ˆ ton Epoux, tu prends accointance avec le Prince des tŽnbres ! Sera-t-il dit que mon ventre ait portŽ une sorcire ? Ha ! plut™t la mort termine mes jours, avant que jÕoye parler d'un tel Scandale ! Recommande-toi ˆ ton Dieu, misŽrable que tu es. Supplie sa bontŽ qu'elle te dŽlivre de ce malin, use souvent des Sacrements qu'il a instituŽs en son Eglise, vraies armes pour chasser cet ennemi du genre humain. Ainsi le fils de Dieu t'assistera, & te recevra en sa gr‰ce. Telles & semblables plaintes & remontrances sortaient de la bouche de cette vertueuse, & non jamais assez louŽe, Dame d'Abila lorsque son abominable fille, entirement possŽdŽe de Satan, ne faisait que rire & se moquer de ces paroles. Et quoi (rŽpondait-elle), est-ce un si grand cas que de voir un DŽmon amoureux d'une Damoiselle ? Est ceci une chose si rare qu'elle ne soit jamais arrivŽe au monde ? Faut-il conclure que pour parler ˆ un Esprit je me sois donnŽe ˆ lui ? Socrate qui a ŽtŽ le plus grand homme des sicles passŽs & qui, par le tŽmoignage de l'oracle, fut estimŽ trs sage, n'avait-il pas un DŽmon qui le conseillait ? ƒtait-il-pourtant Sorcier ou Magicien ? Je ne sais pourquoi vous faites un si grand bruit pour une chose si commune. Et que diriez-vous si jÕŽtais de ces femmes dont le nombre est infini qui font hommage en la partie plus sale d'un bouc puant & infect ? Non, non, Satan n'a point de pouvoir sur moi. L'Esprit qui me visite toutes les nuits est un bon DŽmon qui me conseille de ce que je dois faire. Si vous l'irritez, vous ressentirez bient™t son ire & sa vengeance.

Le pre & la mre, aprs lui avoir fait d'autres remontrances, voyant ˆ leur grand regret, qu'ils perdaient leur peine, la menacrent de l'enfermer dans un cachot si elle ne vivait d'autre sorte, & de la faire mourir misŽrablement. Cependant, ils la tinrent encore plus de court que de coutume, dont elle grommelait de dŽpit & disait tout haut aux Damoiselles qui Žtaient ˆ l'entour d'elle qu'en bref l'on verrait de terribles merveilles.

Il arriva sur ces entrefaites que le Seigneur d'Abila fit un voyage ˆ SyenŽ pour quelques affaires qui concernaient son gouvernement de la ville de Macua. Il pensait ne faire qu'aller & revenir aussit™t afin de mettre ordre au mal qu'il voyait na”tre en sa maison. Quand il fut parti, la bonne & vertueuse Dame de mre Žtait toujours proche de sa fille. Elle lui reprŽsentait sans cesse la crainte & l'amour de Dieu, l'incitait ˆ se confesser de ses pŽchŽs & ˆ crier merci de ses fautes, tandis que cette exŽcrable supportait avec impatience ces saintes admonitions, mais plus encore la garde qu'on faisait d'elle la nuit qui l'empchait de pouvoir librement jouir de son amoureux. Enfin, ne pouvant plus souffrir les saints discours de cette Dame douŽe de piŽtŽ & de religion, sans avoir Žgard au respect que l'on doit ˆ ceux qui nous ont mis au monde, la dŽtestable fille, ˆ l'instigation de Satan qui avait dŽjˆ acquis sur elle une entire possession, attenta la plus horrible mŽchancetŽ qu'on puisse imaginer & contre qui le grand LŽgislateur Solon ne voulut point Žtablir de peine parce qu'il ne pouvait se persuader qu'un tel crime se comm”t parmi les hommes.

C'Žtait environ sur les onze heures de la nuit, lorsque les tŽnbres amnent partout le silence, que cette fureur infernale se leva du lit o elle couchait &, sortant de sa chambre, entra dans celle de sa mre qui dormait d'un paisible sommeil dans sa chaste couche. Le plus jeune de ses fils, de l'‰ge de cinq ˆ six ans, Žtait ˆ ses c™tŽs. La Parricide, avec un grand & large couteau, s'approche du lit & donne si promptement dans la gorge de celle qui lui avait donnŽ naissance qu'ˆ peine la pauvre Dame peut jeter un cri. Une Damoiselle d'‰ge couchait tout auprs qui, ayant sautŽ du lit, accourut promptement &, trouvant sa Ma”tresse qui versait une source de sang, ouvrit la fentre de sa chambre & se mit ˆ crier au secours.

Les Domestiques du Ch‰teau vinrent promptement pour voir que c'Žtait, & entre autres le pu”nŽ de la maison, qui ayant aperu ce triste & sanglant spectacle, chut ˆ terre, tout Žvanoui. Ayant repris ses sentiments, il courut ˆ une chambre prochaine & y prit une ŽpŽe pour venger sur cette maudite la mort d'une si bonne mre. L'effet s'en fut ensuivi s'il n'ežt ŽtŽ retenu par les assistants qui lui remontrrent qu'il fallait procŽder en une affaire de telle consŽquence par les voies ordinaires de la justice, & qui lui ™trent l'ŽpŽe des mains. NŽanmoins, la douleur qu'il ressentait de la perte qu'il venait de recevoir par les mains de cette Parricide, lui faisait vomir tant d'injures contre elle & le poussait si vivement a la vengeance, qu'on ne le put si bien tenir qu'il ne l'empoign‰t une fois & ne la dŽfigur‰t toute ˆ belles ongles. Si on ne la lui ežt ™tŽe, il l'ežt ŽtranglŽe. Cette maudite fut enfermŽe sous une sžre garde, attendant la venue du misŽrable Pre qui vint deux ou trois jours aprs.

Mais qui peut dignement exprimer sa cruelle douleur ? Trouver une si chre compagne, avec qui il avait vŽcu si longtemps en paix & en concorde, privŽe de vie par celle ˆ qui elle l'avait donnŽe ? O Dieu ! (disait ce dolent gentilhomme) il faut bien que je vous aie grivement offensŽ puisque vous permettez que tant de malheurs arrivent en ma maison. Je vous supplie (Seigneur) d'apaiser votre courroux, ou bien d'exercer votre ire sur mon coupable chef. Ha ! ma pauvre femme, comment est-ce que jÕeus si peu de prudence que de vous laisser ainsi seule, sans premirement m'aviser des cruels desseins de cette furie ? Si jÕeusse ŽtŽ ici, par aventure cette exŽcrable ežt tournŽ sa main sur moi & ma mort ežt garanti votre vie pour qui jÕeusse exposŽ mille fois la mienne. Cruelle vipre, quelle punition peut-on imaginer qui soit capable de te punir selon ton mŽrite ?

Ainsi se lamentait ce bon gentilhomme, sans toutefois en une si grande perte sortir hors des bornes de la patience. Il ressemblait le juste Job qui, parmi ses cruelles & extrmes afflictions, ne maudit jamais son CrŽateur, ni ne murmura point contre le Ciel. Aussi, les vrais serviteurs de Dieu reoivent les adversitŽs qui leur sont envoyŽes de la mme main dont ils recueillent les prospŽritŽs. Cependant, il fait mettre entre quatre murailles son exŽcrable fille & informer du crime horrible & exŽcrable par elle perpŽtrŽ. Le procs fait, il est envoyŽ au Roi de MŽroŽ & ˆ son Conseil pour en ordonner suivant l'ŽquitŽ. Sa MajestŽ ayant mžrement dŽlibŽrŽ sur cette affaire & trouvant que le fer, le feu, & tout autre supplice, n'Žtait que trop lŽger pour la punition d'un tel crime, condamna cette Parricide ˆ tel genre de mort que le pre voudrait exercer, lui donnant pouvoir d'augmenter ou de diminuer la peine, selon qu'il lui plairait.

Sit™t qu'elle fut condamnŽe, le DŽmon l'en avertit, de sorte qu'elle ne voulait ni manger ni boire que premirement ceux qui lui apportaient ce qui lui Žtait nŽcessaire n'en fissent l'essai. Et persistant toujours en son abominable opini‰tretŽ, elle disait tout haut : Je ne veux point mourir que je n'aie achevŽ la tragŽdie. Il faut auparavant que mon pre & mon frre a”nŽ meurent de mes mains. Plusieurs bons Religieux venaient pour l'admonester & pour la rŽduire, mais ils n'y gagnaient rien. Elle vomissait contre eux toutes sortes d'injures. Ils avaient beau opposer ˆ sa rage de saintes remontrances tirŽes des sacrŽes ƒcritures, elle n'en voulait ou•r parler. Quand on lui disait qu'elle Žtait possŽdŽe du malin esprit, elle rŽpondait qu'ils mentaient & qu'elle n'en Žtait qu'accŽdŽe. C'est le mot dont elle usait pour exprimer les violents accs qui la transportaient d'heure ˆ autre comme une Pythonisse.

O quel regret avait ce bon Seigneur de Pre, ressentant avec la perte de sa chre Epouse, celle qu'il voyait de l'‰me de cette misŽrable qui s'en allait tre la proie de Satan. Cette juste douleur, digne d'un bon Pre & d'un bon ChrŽtien, le forait ˆ dŽlayer le ch‰timent qu'elle mŽritait pour la ranger au train de salut. Il n'Žpargnait de rechercher tous les jours les plus saints Religieux qu'il appelait de tous c™tŽs pour cet effet. Celui qui eut tant de gr‰ces de Dieu que de faire confesser ˆ cette exŽcrable l'horreur de son crime, fut un de ces bons Archimandrites qui se tiennent en la ThŽba•de, mais toutefois avec beaucoup de peine. Ce fut alors que le diable voyant qu'on lui voulait ravir ce qu'il pensait lui tre acquis, dŽploya toutes ses ruses & toutes ses finesses. Il lui disait ˆ l'oreille qu'aussit™t qu'elle avouerait sa faute, on la ferait cruellement mourir & qu'il ne fallait pas qu'elle ežt peur qu'il ne l'aid‰t contre la peine qu'on lui voulait faire souffrir, pourvu qu'elle fžt ferme ; lui promettant, au reste, de la transporter en un pays Žtranger o elle recevrait toute sorte de contentements.

Enfin, par la permission de celui qui tient la bride ˆ cet adversaire, elle prta l'oreille aux saints discours du Religieux. Lorsqu'il la vit chanceler, ce fut ˆ l'heure qu'il commena le discours de la crŽation des hommes ; le pŽchŽ introduit par le Prince des TŽnbres ; l'Enfer prŽparŽ pour ce sujet aux mortels ; l'antidote de notre RŽdemption par l'entremise du Verbe, Fils de Dieu, seconde personne de la TrinitŽ, qui a pris notre chair humaine & souffert une cruelle mort, pour expier la coulpe de nos premiers parents ; & les bras tendus & ouverts qu'il prŽsente ˆ ceux qui se repentent de l'avoir offensŽ. Ces remontrances, profŽrŽes d'un zle ardent & guidŽes de l'esprit de Dieu, eurent tant de pouvoir qu'elles tirrent premirement des larmes des yeux de cette misŽrable.

Aprs, ayant navrŽe son cÏur, sa bouche profŽra ces paroles : Ha! misŽrable que je suis !, pourquoi est-ce que la terre ne s'ouvre pour m'engloutir ? Je ne suis pas digne que la lumire du Soleil m'Žclaire, mais qu'une Žternelle nuit me couvre de ses ombres obscures puisque jÕai rompu l'union que je fis avec mon Dieu lorsque je reu le saint Sacrement de Baptme, et l'accord passŽ avec le fils de Dieu, pour m'allier avec l'Esprit de perdition. Non contente de ce crime, j'ai bržlŽ un des beaux Ždifices de ce pays, fait mourir trois Religieuses & commis une autre infinitŽ d'horribles mŽchancetŽs. J'ai coupŽ la gorge ˆ ma propre mre. O Ciel ! vous avez vu toutes ces mŽchancetŽs & ne les avez pas punies. Pardon Seigneur ! (poursuit-elle en s'agenouillant & Žlevant les yeux en haut) ne traitez pas mon ‰me d'un aussi rigoureux supplice que mon corps a mŽritŽ. O Fils de Dieu !, ne me refusez pas une goutte de ce sang prŽcieux, capable de laver tous les plus abominables pŽchŽs du monde. Arrire de moi !, Satan, je renonce ˆ ton alliance & implore dŽsormais la misŽricorde de celui qui ne la refusa jamais ˆ ceux qui se repentent de leurs transgressions.

Tenant ce discours, elle baisait la terre en signe d'humilitŽ & de contrition. Le Religieux, jugeant que Dieu l'avait touchŽe, lui demanda si elle ne voulait point recevoir le Sacrement de Confession auriculaire. Elle lui rŽpondit que c'Žtait non seulement son dŽsir, mais encore de publier les pŽchŽs devant Dieu & les hommes. S'Žtant confessŽe, elle dit tout haut devant tous comme, depuis l'‰ge de quinze ans, le Diable avait abusŽ de son corps charnellement sous diverses & horribles formes, & particulirement sous la figure d'un petit pourceau. Que, parce que les Religieuses du Couvent o l'on l'avait mise la reprenaient de sa vanitŽ, il l'aurait induite ˆ bržler le Monastre. Que ce mauvais esprit l'incitait ˆ la vengeance, lui promettant qu'elle sortirait de Religion pour vivre au monde suivant ses plaisirs. Qu'ensuite elle aurait fait mourir les Religieuses dont nous avons parlŽ ci-dessus &, depuis, f‰chŽe des remontrances que sa mre lui faisait tous les jours, elle lui aurait coupŽ la gorge. Qu'elle Žtait dŽlibŽrŽe d'en faire autant ˆ son pre & ˆ son frre a”nŽ. Desquelles horribles & Žpouvantables mŽchancetŽs, elle requŽrait humblement pardon & misŽricorde ˆ Dieu & ˆ tous ceux qu'elle avait offensŽs, & suppliait qu'on ne lui dŽni‰t point le Sacrement de pŽnitence. L'horreur des crimes qu'elle publiait devant un grand nombre d'assistants, faisait dresser les cheveux. Aprs qu'elle eut confessŽ ses pŽchŽs de la sorte que nous venons de le raconter, on l'enferma entre les quatre murailles o elle Žtait auparavant &, quelques jours aprs, on la trouva expirŽe, les bras en croix. On ne sait point assurŽment le genre de sa mort. Les uns croient que ce fut de la grande douleur & du ressentiment qu'elle avait de ses abominables pŽchŽs. Les autres pensent que ce fut par faute d'aliments ordinaires dont elle n'avait pas la suffisance, ou bien qu'on la priva de vie par poison ou par odeurs d'artifice. Quelques uns croient qu'on la suffoqua par un licol. Il n'y a que ceux qui l'avaient sous leur garde qui en peuvent rendre raison assurŽe.

C'est la fin Tragique de cette malheureuse Damoiselle qui doit servir d'exemple ˆ ceux & ˆ celles qui Žpousent un Clo”tre, avant que d'Žprouver s'ils font assez forts pour rŽsister au Prince de ce monde & pour surmonter les tentations de la chair.

Commentaire

La narration suit de trs prs une plaquette anonyme intitulŽe Discours merveillable dÕun demon amoureux, lequel a poussŽ une jeune damoyselle ˆ brusler une riche abbaye, & couper la gorge ˆ sa propre mre (rŽed. 1605, Rouen, Cousturier, 1605, 16 p). L'affaire est mentionnŽe dans la Chronique SeptŽnaire, 1603.

LÕhistoire, Ç connue par tout le monde È se passe en Lorraine. Au centre de lÕaction se trouve la famille des Seigneurs de Vannes [Abila], leur fille a”nŽe Franoise [Melisse] et l'abbaye de Neufch‰tel [Roche-perse]... Ç Son altesse de Lorraine È devient  le souverain de MŽroŽ et un bon religieux de Pont-ˆ-Mousson archimandrite de ThŽba•de.

17. De la mort pitoyable du valeureux Lysis.

CRUELS Destins ! qui ordonnez de nos jours comme il vous plait, pourquoi permettez-vous que la nature produise de si dignes fruits, puisqu'ils sont de si peu de durŽe ? Est-ce point que vous avez ordonnŽ du monde en cette sorte que les plus belles choses passent toujours lŽgrement, & qu'un matin voit na”tre & mourir les plus belles fleurs ?

Cette Histoire rend tŽmoignage de la justice de ma plainte. Je ne puis l'Žcrire sans larmes, voyant toute la valeur & tout le mŽrite de la terre perdre si t™t leur lumire, au point de leur Orient.

 

Lysis, que le Ciel avait produit au monde pour le plus beau chef-d'Ïuvre des mortels, Žtait issu d'une des plus nobles & des plus renommŽes maisons de France. A peine avait-il atteint l'‰ge de dix-sept ans, qu'il fit para”tre tant de courage & de valeur en deux sanglantes journŽes, qu'au jugement des plus vaillants & sages Capitaines qui commandaient en l'armŽe o il combattait, il acquit le prix par dessus les plus valeureux Cavaliers. Depuis, il se trouva en tant d'assauts, en tant de rencontres & en tant de soutnements de places, que son renom s'Žpandit par toute l'Europe. Jamais la France, depuis le valeureux Roland, ne porta un tel Paladin. Si les Dieux lui eussent accordŽ plus de jours, il ežt effacŽ la gloire du Chevalier Bayard. Au reste, ce n'Žtait que gr‰ce, que beautŽ & que courtoisie.

Aprs que nos fureurs, lassŽes mais non pas assouvies d'exercer les armes civiles, eurent donnŽ quelque rŽpit ˆ la plus fleurissante Monarchie de l'Europe, il vint ˆ la Cour du prince, qui venait de quitter une Couronne Žtrangre pour recevoir celle qui lui appartenait par les droits de la loi Salique. Il n'y eut gure demeure qu'il y acquit le surnom de Cavalier sans pair. Il y Žtait Žgalement chŽri & rŽvŽrŽ. Les plus mauvais garons qui font Žtat de prendre tous les jours des querelles pour faire parler de leur vie, n'avaient pas sujet de se vanter en l'attaquant. Il les ch‰tiait si bien qu'ils n'avaient jamais plus envie d'Žprouver la force de son bras. Et ceux qui le recherchaient d'amitiŽ trouvaient tant de franchise & tant de douceur en cette belle ‰me, qu'ils en Žtaient aussit™t entirement contents & satisfaits. Les rares dons dont il Žtait accompli lui acquirent tant de part aux bonnes gr‰ces du premier Prince du sang Royal qu'il Žtait toujours auprs de lui. Il le voyait de si bon Ïil & faisait tant d'estime de son mŽrite que nul autre n'Žtait rien ˆ sa comparaison.

Mais l'envie qui s'attache toujours ˆ la vertu comme font les cantharides aux plus belles fleurs, ne pouvant supporter la splendeur de sa gloire, cherchait cependant de le ruiner. Tous les jours, elle faisait de mauvais rapports ˆ sa MajestŽ de Lysis, de sorte qu'elle le voyait d'aussi mauvais Ïil que l'autre Prince son proche parent faisait compte de sa prouesse. Lysis se comportait nŽanmoins avec tant d'honneur, & la fortune lui Žtait si favorable en tous ses desseins, que ses ennemis, quelque faveur qu'ils eussent du Roy, ne pouvaient rien gagner sur lui, ni couvertement, ni ouvertement. Plusieurs fois, on t‰cha de l'assassiner mais il Žchappa toujours des embžches de ses adversaires & en mit ˆ mort un si grand nombre que, dŽsormais, on le tint comme un homme qui ne pouvait mourir. Durant que les choses passent de la sorte, ce brave Cavalier ne laisse pas d'tre le plus souvent ˆ la Cour, & d'y vivre avec tant de rŽputation qu'elle obscurcit celle de tous les plus braves.

Bien souvent aussi, il va visiter les villes de son gouvernement. L'Amour n'avait encore rien pu gagner sur sa libertŽ. Toutes les BeautŽs du monde lui Žtaient indiffŽrentes. Il passait ses jours sans tre tourmentŽ dans les flots de ce petit Dieu o les pilotes les plus experts dŽcouvrent tous les jours quelques nouveaux Žcueils, lorsque les beaux yeux d'une Dame lui firent perdre le titre d'invincible, en une assemblŽe qui se fit dans la maison d'un Juge, en l'une des villes dont il Žtait le gouverneur.

Celui qui n'avait jamais trouvŽ de hasard assez difficile pour arrter son gŽnŽreux courage & qui avait dŽfiŽ mille fois la mort toute teinte de sang & d'horreur au milieu de tant de pŽrils, reconnut en un instant l'effort d'une beautŽ qui par ses charmes eut la gloire de le surmonter. Il s'efforait au commencement d'y faire rŽsistance mais, s'il ežt eu ce pouvoir, il ežt fait plus que tous les HŽros tant vantŽs par l'antiquitŽ. Cette BeautŽ, pour le respect que je dois ˆ ceux ˆ qui elle appartenait, sera nommŽe Sylvie.

Si Lysis est vivement atteint de son amour, elle n'est pas moins amoureuse de son mŽrite, non pas toutefois pour s'abandonner ˆ lui, puisqu'elle a toujours fait trop de profession de l'honneur, quelque chose que la calomnie en ait semŽ partout ; mais seulement une amitiŽ louable, si elle ežt ŽtŽ indiffŽrente, veut avoir la gloire d'avoir domptŽ celui qu'on croyait indomptable ; si bien qu'elle t‰che de l'arrter du tout ˆ elle &, joignant ses artifices ˆ la beautŽ, l'empcher de n'en aimer point d'autre.

L'Amour est une belle chose, pourvu qu'elle ne passe point les bornes de la raison. Il est impossible aux braves & gentils courages de vivre & de n'aimer point, ˆ la charge que les Lois du Ciel & de l'Eglise ne soient point violŽes. Cette amitiŽ que je veux dŽcrire Žtait illicite & ne se pouvait pratiquer sans le scandale des hommes, encore que Dieu n'y fžt point offensŽ. Il n'est point permis ˆ une femme mariŽe, de quelque condition qu'elle soit, de diviser son cÏur qu'en prŽsence de JŽsus-Christ & de son Eglise elle a donnŽ ˆ son Epoux, ni de donner tant de privautŽs ˆ un autre.

Cette Dame dont je vous parle Žtait mariŽe avec un grand Seigneur, jeune, vaillant, sage, discret & courtois s'il y en a au monde ; de sorte qu'avoir de l'amitiŽ ou de l'amour pour un autre, c'est une chose digne de bl‰me. Qu'elle ne m'allgue point le mŽrite de Lysis, capable d'allumer d'amour impudique les plus pudiques. Ce sont de faibles raisons qui ne doivent jamais tre reues des ChrŽtiens. Lysis, ˆ la vŽritŽ, eut tort de jeter les yeux & de se laisser prendre par une personne qui Žtait liŽe ˆ une autre. Il ne faut jamais faire ˆ autrui ce que nous ne voudrions qui nous fžt fait. Mais toutes ces considŽrations n'ont plus de lieu au sicle o nous sommes, & principalement parmi ceux qui ont ŽtŽ nourris ˆ la Cour o le vice est assis au tr™ne de la vertu.

Aprs que Lysis se fžt follement embarquŽ en cette amour o les apparences lui promettaient ce qu'il n'obtiendra jamais, il fit entendre ˆ Sylvie le tourment qu'il souffrait pour sa beautŽ & elle lui donne de petites privautŽs, sans nŽanmoins lui accorder ce qu'il dŽsirait avec tant de passion. Elle le caressait de la sorte, en partie pour le bien qu'elle lui voulait, & en partie pour l'embraser davantage ˆ son amour & pour le rendre plus ferme ˆ sa recherche. Aussi, il n'y a point de doute que rien ne conserve mieux la flamme de l'Amour que ces privautŽs sans jouissance ; puisque le chasseur poursuit le livre au froid, au chaud, par montagnes & par plaines, & qu'il n'en fait plus de compte lorsqu'il en a fait sa prise ; & qu'il se faut donner de garde de ces jeunes mignons qui, en un ‰ge si tendre ont un visage si dŽlicat, & dont l'ardeur est un feu de paille qui se consomme aussit™t qu'elle prend naissance. C'est pourquoi, ces petits refus, & toutefois accompagnŽs d'un je ne sais quoi qui invitait ˆ la poursuite, l'engagrent tellement que depuis il n'eut point de repos. Il passait les jours & les nuits ˆ soupirer son ardeur. Dieux (disait-il) d'o me peut procŽder ce nouveau trouble ? O Lysis ! o est ton courage ? Faut-il que tu te laisses dompter par les faibles puissances d'en enfant, toi qui n'as pu tre surmontŽ d'aucun autre pouvoir ? O doux regards, vous m'tes chrement vendus.

Mais, s'il se tourmente d'un c™tŽ, Sylvie n'a pas moins de passion, quoiqu'elle la dissimule. Toutefois, elle est diverse de celle de son Amoureux car, encore qu'elle ne refus‰t jamais de verser son propre sang pour lui, si est-ce pourtant qu'elle mourrait plut™t de mille morts que d'offenser en effet son honneur qu'il noircissait en apparence. Lysis, cependant, la voit tous les jours & leurs regards se confondent & se mlent dans leurs ‰mes. Enfin, ce Cavalier, ne pouvant plus supporter tant de passion, se dŽlibre de lui Žcrire. La teneur de la lettre Žtait telle :

SI vous aviez aussi bien connaissance de ma douleur comme votre beautŽ est reconnue en mon ‰me pour la premire de toutes les autres beautŽs du monde, je suis assurŽ (belle Sylvie) que votre cÏur de rocher serait touchŽ de quelque pitiŽ en mon endroit. Mais mon malheur est si grand que vous vous figurez que mes recherches sont feintes & que mon amour est Sujette au changement. Bannissez, je vous supplie, cette folle croyance de votre belle ‰me, & prenez dŽsormais compassion de celui ˆ qui la Parque avancera bient™t le terme de ses jours si vous ne lui octroyez ce que sa foi & sa persŽvŽrance mŽritent. J'attends avec impatience l'arrt de ma vie ou celui de ma mort par la rŽponse que votre courtoisie ne me peut justement dŽnier puisque, par elle, vous serez dŽlivrŽe de mon importunitŽ, ou par la gloire que jÕen recevrai ou par la fin de ma vie.

Cette lettre ayant ŽtŽ fermŽe, il la consigna entre les mains de ce juge que Lysis avait gagnŽ pour lui servir de truchement. Cet homme de Justice, ingrat s'il en fut onques, comme celui qui tenait tout son bien & tout son honneur de la maison du gŽnŽreux Lysandre mari de Sylvie, s'Žtant rendu le courtier de ces amours, rendit la lettre ˆ cette Dame. Aprs l'avoir lue, elle ne savait si elle y devait rŽpondre ou bien n'y rŽpondre pas. D'un c™tŽ, elle se reprŽsentait que si elle rŽpondait ˆ sa lettre, ce serait rendre trop content Lysis qu'elle voulait tenir en attente. D'autre part, la bienveillance qu'elle lui porte ne permet pas qu'il ne soulage son mal, pour le moins par un espoir menteur. Ainsi, balanant entre deux extrŽmitŽs, elle se rŽsout ˆ faire une rŽponse autant irrŽsolue que son ‰me. Quelqu'un pensera peut-tre que ces deux lettres sont de mon invention, mais il faut qu'il croie autrement. Toutes les lettres qu'on Žcrit ˆ la Cour se voient, tant la vanitŽ des Courtisans est grande. Je les ai recouvrŽes d'un de mes amis qui en a fait un fidle ramas de plusieurs autres & qui a ŽtŽ curieux de savoir le nom des personnes qui les ont Žcrites. Cette rŽponse Žtait donc telle :

SI les hommes de ce sicle Žtaient aussi fidles en effet qu'ils le sont en apparence, jÕaurais occasion de vivre heureuse & contente, assurŽe d'avoir fait acquisition d'un si digne Cavalier. Mais les exemples de leur inconstance sont si communs que je suis plut™t tournŽe ˆ forcer ma volontŽ & mon inclination qu'ˆ contenter votre dŽsir. Quand vous m'aurez rendu des preuves de votre fidŽlitŽ, je me rŽsoudrai ˆ ce que je dois faire. Peut-tre qu'alors votre persŽvŽrance me fera reconna”tre votre mŽrite.

Si Lysis eut sujet de se plaindre, aprs en avoir fait la lecture, je le laisse imaginer ˆ ceux qui ne vivent que de l'espoir de l'accomplissement de leurs dŽsirs insensŽs. HŽlas! Madame (disait-il tout seul retirŽ dans sa chambre) quelles marques d'infidŽlitŽ avez-vous reconnues pour diffŽrer si longuement la rŽcompense que mon amour extrme a mŽritŽe ? Voulez-vous que jÕŽcrive de mon propre sang la promesse que jÕai faite de n'aimer autre que vous ? Il n'y a veine en tout mon corps que je n'Žpuise pour ce sujet. HŽlas ! si vous tardez plus long temps ˆ me secourir, vous perdrez le plus fidle des mortels. Plžt ˆ Dieu que vous pussiez aussi bien voir le fond de mon cÏur comme je ressens la blessure que vos beaux yeux y ont faite, vous me jugeriez aussit™t digne de votre bonne gr‰ce.

Tandis que Lysis se tourmente & accuse son cruel destin & sa mauvaise fortune, sa Ma”tresse a bien de la peine de surmonter d'autre part les assauts que tant de rares dons du Ciel livrent contre son honneur, assistŽs de l'inclination qu'elle a d'aimer Lysis. Toutefois, elle demeure toujours ferme comme un rocher au milieu des vagues pour ce regard, bien qu'en apparence il n'y ait nul qui ne croie qu'il y a entre eux d'autres plus Žtroits liens. Car elle donne le moyen ˆ Lysis de la voir, sans se soucier qu'on en parle, pourvu que sa conscience la dŽfende. Et particulirement, ce fut en un jardin qui est ˆ l'un des faux-bourgs de la ville. Ce lieu fut le tŽmoin des plaintes que Lysis fit ˆ sa Ma”tresse, capables d'arrter de pitiŽ la course du Soleil. Mais il n'en retire pourtant que de simples baisers, & de semblables faveurs qui ne font qu'aigrir le mal de l'Amour au lieu de le soulager. Tandis qu'ils continuent ˆ se voir dans ce Paradis, plusieurs qui, croyant les actions des hommes autres qu'elles ne sont, y prennent garde & en font un mauvais jugement.

Lysis qui, comme nous avons dŽjˆ dit, avait beaucoup d'envieux de sa gloire, ne peut pas si secrtement poursuivre l'accomplissement de cette amour que ceux qui veillent sur ses actions ne dŽcouvrent quelque fumŽe de son ardeur. Ils en parlent sourdement & beaucoup de ceux qui ont plus de crŽdit ˆ la Cour,& plus de faveur de leur Prince, en donnent secrtement des avis ˆ Lysandre. Ce Seigneur est nŽanmoins si assurŽ de la fidŽlitŽ de son Žpouse, qu'il a reconnue en d'autres occasions, qu'il croit que ce sont des impostures. Et puis, il s'assure que Lysis l'aimait trop pour lui tramer un tel dŽshonneur. Toutefois, pour ™ter tout sujet aux hommes de parler de lui, il prend un jour sa femme & se retire en une sienne maison qu'il a, non gure ŽloignŽe de la ville. Qui pourra dignement exprimer la douleur de ces deux Amants lorsqu'une absence les priva du plaisir de se voir ? Lysis se plaint & soupire, & dit en lui-mme qu'il fallait bien que son cÏur fžt une roche dure, lorsque sa Ma”tresse le quitta, puisqu'il ne mouržt point ˆ ce dŽpart. Il ne repose ni nuit ni jour. Le souvenir de ses liesses passŽes l'importune incessamment & ne lui donne point de trve. Lorsque le Soleil se lve, il souhaite la nuit, & dŽsire la clartŽ du jour durant les tŽnbres. Sylvie qui sent un pareil dŽplaisir, accuse cependant la cruautŽ de son mari & maudit la rigueur de la loi qui assujettit les femmes aux lois des hommes.

Lorsque son amitiŽ lui reprŽsente la beautŽ, la courtoisie & la valeur de son Lysis, elle dit que l'Amour lui avait fait gožter tant de fruits dŽlicieux, non pas pour la pitiŽ qu'il ežt de sa souffrance, mais pour la traiter plus cruellement par la mŽmoire d'une si grande perte. Enfin, leur Žtant interdit de se voir, ils se visitent par lettres qu'ils donnent ˆ de fidles Messagers, attendant que la fortune leur donne le moyen de reprendre les arrements [noirceurs] de leurs plaisirs.

Ils ne tardrent gure d'accomplir leurs violents dŽsirs. Un voyage que Lysandre fit leur en ouvrit le chemin. Ce Seigneur avait des affaires hors de la province o il faisait pour lors sa demeure. Pour les terminer, il s'y achemine au grand contentement de Sylvie qui, nŽanmoins, contrefaisait la dolente ˆ son dŽpart & le sommait de revenir le plus t™t qu'il lui serait possible, tandis que dans son ‰me elle priait ˆ Dieu que son voyage fžt aussi long que celui d'Ulysse. Sit™t qu'il fžt parti, Sylvie ne manque pas d'en avertir Lysis & de lui faire savoir qu'il la vienne voir le plus t™t qu'il pourra. Lysis qui mourait d'amour & d'absence, baise cent fois le messager qui lui apporte de si bonnes nouvelles. Lorsqu'il arrive au Ch‰teau o sa Belle fait sa demeure, ceux qui ont la charge de le recevoir & en qui Sylvie a dŽposŽ le plus secret de ses affaires, l'introduisent ˆ la chambre. Ils se baisent & s'embrassent Žtroitement ˆ cette nouvelle vue. Leurs ‰mes, affolŽes de plaisir, se mlent par leur bouche & ˆ peu prs qu'elles ne quittent la demeure de leurs corps. Toutefois, Lysis ne peut recueillir le fruit qu'il dŽsire car l'honneur ne laisse pas d'tre toujours le rempart qui dŽfend toutes ses attaques. Merveille la plus grande qui se lira jamais, qu'une Dame, parmi tant de bienveillance, n'ait jamais succombŽ ˆ tant de violents assauts. Toutefois ™tŽ le dernier point, il possde toutes les plus douces fleurs du jardin des Amours. Mais que ces roses produiront d'Žpines !

Aprs que Lysis a demeurŽ deux on trois jours en cette douce vie, il prend congŽ de Sylvie pour retourner ˆ la Cour, avec promesse de la revoir bien souvent. Mais son cruel destin qui veut bient™t trancher le fil de ses jours, lui suscite une grande querelle. Sa valeur, sa beautŽ, & son courage, lui avaient acquis (comme nous avons dŽjˆ dit) les bonnes gr‰ces du premier Prince du sang qui n'Žtait pas de trop bonne intelligence avec le Roy. Ceux qui gouvernaient sa MajestŽ & qui redoutaient l'ŽpŽe de Lysis, entretenaient tous les jours notre Monarque de l'ambition de ce Cavalier & lui donnaient ˆ entendre qu'il Žtait cause du mauvais mŽnage qui Žtait entre lui & le Prince ; que sa MajestŽ y devait pourvoir de bonne heure, autrement, que son insolence monterait ˆ telle extrŽmitŽ qu'elle pourrait attenter ˆ des choses de plus grande importance. Le Roy, encore qu'il ežt assez de sujet de se dŽfier, voyant tant de partis contraires ˆ sa Cour, ne voulait pas nŽanmoins traiter indignement Lysis. Bien qu'on lui en donn‰t de mauvaises impressions, toutefois, sa douceur accoutumŽe ne pouvait se rŽsoudre ˆ la perte d'un si brave Cavalier. Ces Mignons n'eurent pas toutes ces considŽrations mais, ds l'heure-mme, ils conjurrent ˆ lui ™ter la vie de sorte qu'un soir, comme Lysis se retirait, sept ou huit mauvais garons l'attaqurent. Toutefois, il se dŽfendit si bien, qu'avec l'assistance qu'il reut d'un valeureux MarŽchal de Camp, quatre en demeurrent sur la place & les autres gagnrent au pied. Lorsque ses adversaires virent qu'il n'y avait pas moyen de le faire mourir de vive force, ils eurent recours ˆ d'autres artifices. Ils savaient dŽjˆ ses amours, de sorte qu'ils en firent tant de faux rapports & donnrent tant de sinistres impressions ˆ sa MajestŽ qu'ˆ leur importunitŽ elle procŽda contre Lysis de la sorte que nous l'allons Žcrire.

Tandis qu'on ne parle ˆ la Cour que de querelles & de dissensions, & que le Monstre ˆ tant de ttes, qui parut bient™t aprs, se forme, Lysandre arrive de son voyage. Sylvie le reoit ˆ l'accoutumŽe avec mille caresses. Aprs avoir sŽjournŽ quelques jours ˆ sa maison, il va ˆ la Cour. Comme il salue sa MajestŽ, elle, qui Žtait dŽjˆ induite ˆ rendre un mauvais office ˆ Lysis, voit Lysandre de mauvais Ïil &, le tirant ˆ part, lui tint ce langage : Inf‰me que tu es !, est-il possible qu'Žtant issu de si noble extraction, tu souffres la honte de ta maison ? Juge en quelle estime je puis avoir ton courage qui n'ose tŽmoigner le juste ressentiment qu'on doit avoir d'un tel affront ? Pendant que tu es absent, Lysis souille ta couche, & tu le sais, tu l'endures ? Va, & ne te prŽsente jamais devant ma face que tu n'aies vengŽ une telle injure. Mes yeux ne sauraient voir un homme qui est la fable & la risŽe de ma Cour.

Lysandre fut bien ŽtonnŽ de ces paroles. Il ressemble ˆ celui qui est comme perclus, lorsque le foudre qui tombe ˆ ses pieds tue quelque personne qui Žtait proche de lui, ou qu'il brise un grand arbre contre lequel il s'appuyait. Il demeure de mme tout confus & ne peut rŽpondre un seul mot. La honte qu'il vient de recevoir de son Prince le touche si vivement que, lorsqu'il a repris ses sentiments ŽgarŽs, il part tout morne & tout pensif & va vers sa maison pour y exŽcuter une cruelle rŽsolution. Il y caresse plus que d'ordinaire sa femme afin qu'elle n'entre point en quelque dŽfiance. Cependant, il recouvre un poison le plus violent qui se puisse trouver &, l'ayant dŽtrempŽ dans un verre avec de l'eau, il va trouver sa femme qui reposait encore dans sa chambre. Il commande aux domestiques qui y Žtaient d'en sortir. Lorsqu'il s'y voit seul, il ferme la porte &, ouvrant les vitres, il Žveille sa femme.

Aprs, il met une Žcritoire & du papier sur la table &, tenant de la main gauche le poison & de la main droite un poignard tout nu, il lui tient ce discours : Encore (dit-il) que ton impudicitŽ me džt forcer ˆ n'avoir aucune compassion de toi, nŽanmoins je te veux montrer que je suis plus soigneux de ta conversion que tu n'es de mon honneur ni du tien. Fais Žlection de l'une de ces trois choses : d'avaler ce poison, ou de mourir par ce fer, ou bien d'Žcrire tout prŽsentement ˆ Lysis que je suis absent & que tu le conjures par l'amour qu'il te porte de te venir voir.

Jamais la belle Cypris ne fut plus honteuse lorsque son mari l'exposa toute nue avec Mars son amoureux, aux yeux des Immortels. Mais les extrŽmitŽs o elle se voit rŽduite, de mourir ou de trahir celui qu'elle aime ˆ la vŽritŽ & qui nŽanmoins ne se peut vanter d'avoir reu d'elle que des privautŽs plus Žtroites en apparence qu'en effet, la rendent bien plus confuse. D'un c™tŽ, l'image de la mort qui est communŽment plus horrible au sexe fŽminin qu'aux hommes, s'offre devant ses yeux &, d'autre c™tŽ, elle voit bien que, si elle Žcrit la lettre, Lysis ne peut Žchapper de mourir. HŽlas ! Monsieur (dit enfin cette dolente), d'o vous peut venir un si cruel dessein de donner la mort ˆ l'innocent ? Avez-vous jamais reconnu en moi tant d'impudicitŽ que vous me rŽduisiez ˆ un tel prŽcipice ? Voulez-vous que jÕŽcrive ˆ Lysis une chose qui n'est pas & qui ne sera jamais, & que j'avoue un crime que je n'ai point commis ? Que je meure plut™t de votre main, ou que jÕavale ce cruel breuvage !

Je vois bien (rŽpond Lysandre), vous t‰chez ˆ me tromper encore par vos belles paroles mais, par le Dieu vivant, vous boirez tout prŽsentement ce poison ou mourrez de ma main, si mieux vous n'aimez Žcrire ce que je dŽsire. Achevant ces mots, il lui porte la dague prs de son sein & fait semblant de la vouloir plonger dedans. HŽlas ! Monsieur ( poursuit-elle ), je vous crie merci. Attendez & je ferai ce que vous voudrez.

DŽpchez vous (dit le mari), autrement vous mourrez. Silvie qui Žtait dŽjˆ morte de la frayeur qu'elle avait de mourir, prend la plume & le papier, & puis Žcrit ces paroles que son mari lui dicte :

SI vous m'aimez (mon cher Lysis) comme vous m'en avez toujours donnŽ des preuves, vous ne manquerez point de venir demain consoler une amante affligŽe qui meurt de dŽsir de vous voir. L'absence de Lysandre vous y doit semondre. Il ne reviendra point de quelques jours. Je vous attends avec autant d'impatience que vous possŽdez de mŽrites. Bon jour ma chre vie, ne diffŽrez point notre commun contentement.

Je m'Žtonne que cette passionnŽe ne mouržt de regret en Žcrivant cette lettre & comme elle ežt le pouvoir de l'achever. Les larmes qui tombaient dessus & les soupirs qu'elle tirait ˆ peine de son estomac, rendaient assez de tŽmoignage de la douleur qu'elle en ressentait. Quand elle fut Žcrite, Lysandre la prend & puis la baille ˆ un jeune garon qu'il avait instruit ˆ jouer son personnage. Le Laquais part & trouve Lysis qui, joyeux de recevoir des nouvelles de sa Ma”tresse que l'arrivŽe de Lysandre lui dŽfendait de voir, & croyant enfin de recevoir d'elle, aprs tant de faveurs ordinaires, ce que tous les amoureux recherchent avec tant de passion, se dispose ˆ l'instant de partir, accompagnŽ de ce messager. Il se met en chemin & fait tant qu'il arrive prs du Ch‰teau de Lysandre. Ha malheureux ! tu cours trop volontairement ˆ la fin de tes jours. Retourne au lieu d'o tu es parti. Ta valeur qui jusques ici n'a trouvŽ rien d'invincible sera contrainte de succomber aux piges que l'on te tend. Ainsi parlait un bon Ange (ce dit-on) ˆ l'oreille de Lysis, lorsqu'il Žtait prt d'entrer dans ce ch‰teau. Lui qui n'avait jamais vu la peur que sur le front de ses ennemis, commena d'entrer en quelque apprŽhension, de sorte qu'une fois il s'arrta tout court ˆ la porte. Allons Monsieur (disait celui qui le menait), Madame recevra un extrme contentement lorsqu'elle saura votre venue.

Mon ami (rŽpond Lysis), je ne sais que jÕai. Quelque chose me dit que je diffre de la voir ˆ un autre jour. Je me doute de quelque trahison.

Comment ? Monsieur (repart l'autre), il semble que vous ayez peur: allons seulement en assurance.

Qu'il soit dit que j'aie eu peur (dit Lysis), plut™t souffrirais-je mille morts avant qu'on ežt cette opinion de moi. Ce disant, il pousse son cheval & entre dans la cour du Ch‰teau. Sit™t qu'il y fut entrŽ, ceux qui avaient de coutume de l'y recevoir lui viennent ˆ l'encontre. L'un lui prend son cheval, l'autre son manteau, l'autre son ŽpŽe. Je ne sais pas comme il la quitta. S'il l'ežt eue, il ežt bien vengŽ sa mort d'autre faon qu'il ne fit.

C'Žtait en la saison de Juillet lorsque les chaleurs sont plus violentes. Il monte vers la chambre de sa Ma”tresse, comme il avait de coutume. Sit™t qu'elle le vit, elle jeta un haut cri & tomba sur son lit p‰mŽe. Lui, ŽtonnŽ de cette aventure, veut s'approcher pour lui demander le sujet de son mal mais, ˆ l'instant, il se voit environnŽ d'une douzaine d'hommes armŽs, qui de pistolets, qui d'ŽpŽes nues, & qui de hallebardes. Lysandre est parmi eux, qui lui crie. C'est maintenant que tu recevras le salaire de la honte que tu as faite ˆ ma maison. Ce disant il l‰che un pistolet & lui perce un bras. Les autres le chargent avec leurs hallebardes & avec leurs ŽpŽes.

Qui a vu quelquefois un puissant sanglier environnŽ de dogues & de veneurs ; ou bien quelque taureau indomptŽ ˆ qui l'on met les chiens ˆ la queue dans quelque parc et si, par fortune, les barrires viennent ˆ se rompre, ce puissant animal se lance sur la foule du peuple & en prend un & puis va autre avec ses cornes & Žcarte tout le monde ; qu'il s'imagine de voir le valeureux Lysis qui, avec un escabeau qu'il tient en main, donne si rudement sur la tte de l'un de ses adversaires qu'il en fait sortir la cervelle. Il en assomme encore deux autres mais que peut-il faire contre tant de gens & ainsi dŽsarmŽ qu'il est ? Son corps, percŽ comme un crible, verse un grand ruisseau de sang. Enfin, il se jette sur Lysandre &, bien que par derrire on lui baille cent coups de poignards, il le prend & le soulve, prt ˆ le jeter du haut en bas d'une fentre, si tous les autres ensemble, en se jetant sur lui, ne l'en eussent empchŽ. Il les Žcarte encore ˆ coups de poings & nŽanmoins il se sent toujours percer de part en part. Voyant qu'il ne pouvait Žchapper la mort, il s'approche de la fentre & puis, tout sanglant qu'il est, il saute lŽgrement en bas. Mais ™ malheur ! il portait un accoutrement dŽcoupŽ qui est arrtŽ par le fer d'un treillis. Ses adversaires, le voyant ainsi emptrŽ comme un autre Absalon, lui donnent tant de coups de hallebardes, qu'ˆ la fin ils privent le monde du plus grand courage & de la plus grande valeur du sicle. O valeureux Lysis ! que je plains l'injustice de ton sort. Tu devais mourir ˆ la tte de quelque armŽe, pour la Foi, pour ton Roy, & pour ta patrie.

Le bruit de cette mort pitoyable fut bient™t Žpandu par toute la France. Les uns bl‰maient la cruautŽ de Lysandre, les autres louaient son juste ressentiment. Sa mort a ŽtŽ nŽanmoins depuis cher vendue. Elle en a attirŽ plusieurs autres & en attire tous les jours. Son corps est rendu ˆ ses parents qui l'inhument au sŽpulcre de ses Anctres. Ils veulent poursuivre par les voies de justice Lysandre mais Sa MajestŽ lui donne sa rŽmission qu'il fait entŽriner. Tandis que ses parents, & ses amis le pleurent, ceux qui le redoutaient ˆ la Cour en font des feux de joie.

L'on dit qu'ˆ l'heure qu'on l'assassinait, une grande Dame qui l'aimait fut ŽveillŽe par la vision qu'elle eut de sa mort. L'on en fit des vers sur ce sujet, qui sont assez communs & assez passables pour le temps d'alors. Je les insre ici parce qu'il est ˆ propos, pour apprendre ˆ beaucoup qui les approprient ˆ feu Monsieur de Guise qu'ils se trompent grandement.

 

L'ESPRIT DE LYSIS PARLANT A FLORE.

    Stances.

Sur le point que la nuit pliant son noir manteau

Pour faire place an jour, rappelle ses lumires,

Et qu'un profond sommeil arrosŽ de son eau

Charme de nos ennuis les humaines paupires,

 

JÕentends prs de mon lit une dolente voix.

Elle Žtait ˆ la voix de mon Lysis pareille.

Je sens des bras plus froids que marbre mille fois,

Dont l'un en me poussant, l'autre en sursaut m'Žveille.

 

Un jeune homme couvert de plaies & de sang

Se prosterne ˆ mes pieds, ma poitrine me glace,

Mon cÏur saisi d'effroi, pantle dans mon flanc,

Et ˆ ce triste objet je tombe sur ma face.

 

Madame (dit-il lors) assurez votre peur,

Je suis votre Lysis qui, devant que descendre

Dans le val tŽnŽbreux de l'infernale horreur,

Ce funbre devoir je vous suis venu rendre.

 

Je reconnais sa voix en ouvrant mes deux yeux,

je reconnais maints traits de sa beautŽ premire.

Lysis (dis-je en pleurant) quelle fureur des Dieux

T'a fait si t™t quitter notre belle lumire ?

 

Les Dieux ne sont Auteurs du massacre inhumain :

Un cruel ennemi par une fausse lettre,

Dans sa propre maison l'a commis de sa main

Avec plusieurs bourreaux compagnons de leur Maitre

 

Quoi? tant de riches dons dont le Ciel t'honorait,

Ta force, ta valeur, ta gr‰ce, ta faconde,

Et tant d'exploits guerriers que la France admirait,

Ne te devaient-ils pas rendre ami tout le monde ?

 

Flore, vous vous trompez, l'Žclat de ma vertu

Est l'inique venin qui m'a privŽ de vie,

C'est le foudre cruel dont je suis abattu,

Le rocher de ma nef, la butte [cible] de l'envie.

 

Ceux qu'on voit ˆ la Cour le premier rang tenir,

Rodomonts de piasse, et garces de courage,

Ne pouvant de mon los le renom soutenir,

Ont achetŽ ma mort pour assouvir leur rage.

 

O dŽtestables mÏurs, ™ sicle rigoureux!

Forge de trahison, Žcole d'injustice,

Des sicles, le dernier & le plus malheureux,

Tu Žteins la vertu, pour allumer le vice.

 

Lysis, mon bien, mon tout, mille & mille trŽpas

Me feront chaque jour voir d'AchŽron la rive,

Si par tant de malheur ton ombre fuit lˆ bas,

La gloire de tes faits restera toujours vive.

 

J'eusse bien dŽsirŽ mourir au lit d'honneur,

Mettant un camp en route, ou forant une place.

Mais ce qui plus, hŽlas!, augmente ma douleur,

C'est que mourant je perds les rais de votre face.

 

Le genre de ta mort tŽmoigne ta valeur,

Et de tes ennemis la couardise inf‰me.

Tant qu'en moi restera de vie & de chaleur,

Toujours mon cher Lysis, tu vivras en mon ‰me.

 

Toujours je garderai dessous l'obscur tombeau

Ta gr‰ce, ta vertu, dedans mon ‰me empreinte,

Et le LŽthŽ oublieux m'abreuvant de son eau,

Ne fera que s'oublie une amitiŽ si sainte,

 

L'excessive douleur ne me permettra pas

De survivre aprs toi: les maux qu' Amour me livre

Sont beaucoup plus cruels que le cruel trŽpas!

Tu m'emportes le cÏur, sans qui l'on ne peut vivre.

 

Quiconque veut guŽrir est jˆ sain ˆ demy:

Madame au moins tenez votre douleur couverte,

Que si vous ne pouvez oublier votre ami,

Songez au bien passŽ, Et non pas ˆ la perte.

 

Puisque la vertu seule en aimant je poursuis,

Peu me chaut que chacun fondre en larmes me voie,

Me souvenir de l'un, de l'autre je ne puis,

Le deuil entre en nos cÏurs plus avant que la joie.

 

Adieu, Madame, adieu, le Messager des Dieux

Pour passer le noir fleuve incessamment m'appelle,

Adieu, beaux yeux plus clairs que les flammes des Cieux.

D'un Žternel adieu, adieu, Flore la Belle.

 

Lors, je saute du lit pour sa fuite arrter,

Mais pensant l'embrasser, rien que vent je n'embrasse.

Adieu mon cher Lysis, l'Žternel Jupiter

Guerdonnant tes vertus te reoive en sa gr‰ce.

 

C'est la fin Tragique du brave Lysis, de qui la valeur Žtait incomparable. Jamais le Ciel ne mit dans un corps tant de beautŽ, de gr‰ce & d'adresse, ni un courage si franc & si gŽnŽreux. Si ce cruel malheur ne l'ežt si t™t ravi d'entre les Mortels, la France se pourrait maintenant vanter d'avoir un Mars aussi bien que la Thrace. Les Lauriers & les Palmes puissent na”tre sur sa tombe !

Commentaire

Campanini, 2011 : Derrire la figure de Lysis, dont Rosset exalte les mŽrites, se cache Louis de Bussy dÕAmboise, mignon de Franois dÕAnjou. Arrogant et provocateur, Bussy fut tuŽ le 19 aožt 1579 dans un guet-apens tendu par le mari de la dame de Montsoreau (la Sylvie de Rosset) quÕil tentait de sŽduire. La sympathie de Rosset pour le protagoniste est Žvidente et se traduit par lÕattitude tolŽrante quÕil adopte ˆ son Žgard, malgrŽ les torts quÕil lui reconna”t. LÕadultre, bien que dŽplorŽ, nÕenlve rien au charme dÕune passion intense et partagŽe, si bien que Rosset, tout en mettant en garde les bons chrŽtiens contre les tentations illicites, avoue quÕil ne peut Žcrire cette histoire "sans larmes".

 

18. Des barbaries Žtranges et inou•es d'une mre dŽnaturŽe.

EN quelle Scythie a-t-on jamais commis va crime si horrible que celui que je veux dŽcrire ? Quelle Louve, quel Tigre, quel Dragon & quelle bte plus farouche & plus cruelle de l'Hyrcanie, pourra jamais tre comparŽe ˆ la plus cruelle & plus exŽcrable fureur qui me fournit cette matire ? ï sicle barbare ! ™ sicle cruel & inf‰me ! ™ sicle, le dernier & le plus abominable des autres ! Le Soleil ne rŽpand-il pas aujourdÕhui ses rayons ˆ grand regret ?, puisque tu es tout plein de MŽdŽes, d'AtrŽes & de Thyestes. Voici un exemple sans exemple & qui, cependant, n'est pas moins vŽritable que difficile ˆ croire.

 

En une des plus belles & plus riches Provinces de mon Roy, est une ville renommŽe pour deux cŽlbres Evques qui y ont tenu la chaire, l'un aprs l'autre, sans avoir joui longuement du fruit de leur Temporel. L'‰ge ou les maladies prŽcŽdentes, les ont dans peu de temps contraints de payer ˆ l'avare Nocher les derniers pŽages que nous devons ˆ la Nature. Et les Muses dont le premier Žtait particulirement un des plus chers nourrissons [Žlves] n'ont pas ŽtŽ capables d'allonger par leurs douceurs la trame des jours d'un si bel esprit. En cette ville donc, il y avait un jeune homme d'honnte maison que nous nommerons Falante, lequel, aprs avoir employŽ ses jeunes ans ˆ l'Žtude des bonnes lettres & principalement en celui de la jurisprudence, prit le bonnet ˆ Toulouse, au grand applaudissement de toute cette cŽlbre UniversitŽ.

ƒtant de retour en son pays, il se jeta dans le fameux Barreau de cette auguste & Žquitable Cour souveraine de la Neustrie o il acquit, dans deux ou trois annŽes, l'estime que jadis un Hortense & un Tulle ont reue de la citŽ de Mars. Toutefois, encore que la rŽputation qu'il avait & le gain qu'il faisait eussent ŽtŽ capables de retenir en cette vacation une personne d'autre humeur que lui, il se f‰cha de cette action si pŽnible & si servile &, voyant qu'il avait honntement de moyens, il se rŽsolut d'acheter un office de SŽnateur.

Ayant pris dans son ‰me cette rŽsolution, il la communiqua ˆ un sien ami nommŽ Tanacre. C'Žtait un jeune Gentilhomme de Calais, qui avait tout plein de belles parties. La Nature l'avait accompli de gr‰ce, de beautŽ & de forces, autant qu'on en peut dŽsirer, & ses qualitŽs avaient si bien gagnŽ le cÏur de Falante qu'il ne pouvait l'Žloigner gure de vue. Bien que Tanacre fžt mariŽ, il passait nŽanmoins plus de jours de l'annŽe avec son ami dans Rouen que dans le lieu de sa naissance avec son Žpouse. Tanacre, louant le dessein de Falante, le poussa encore davantage ˆ l'accomplissement de son dŽsir. Il ežt ŽtŽ bien aise de voir un si cher ami assis sur les fleurs de Lys, & lequel pouvait un jour par son mŽrite tre un des premiers ornements de sa Province & faire plaisir ˆ lui & ˆ ses amis.

Ainsi donc, Falante se pourvut d'un office de Conseiller &, avant que se faire recevoir, il voulut visiter sa mre qui vivait encore avec une sienne sÏur. Tanacre qui Žtait la moitiŽ de son ‰me l'accompagna en ce voyage. Etant arrivŽs au lieu de sa naissance, sa mre, sa sÏur & tous ses proches parents & meilleurs amis, le reurent avec toutes sortes de contentements. On lui rendit en cette ville l'honneur qui Žtait dž ˆ sa qualitŽ ; et particulirement la justice ordinaire, comme ˆ une personne qui dans peu de jours devait tre l'un des Magistrats souverains du pays.

SŽjournant en sa maison & attendant son valet qu'il avait envoyŽ ˆ Paris pour avoir tout ce qu'il lui fallait de la Chancellerie & pour payer le Marc d'or, on ne parlait que d'y faire bonne chre. Mais, comme les hommes sont sujets quelques fois ˆ des accidents Žtranges qui surpassent toutes les conceptions des mortels, sa Mre que jÕappelle Gabrine (parce qu'elle ne cŽdait nullement en toutes fortes d'exŽcrables mŽchancetŽs ˆ la femme exŽcrable d'ArgŽe) se rendit si passionnŽe de Tanacre qu'elle en perdit le boire & le manger. Cette vieille Croupire qui ne devait dŽsormais que manier des Paten™tres, devint tellement embrasŽe de ce jeune homme que jamais le feu ne s'Žpr”t si bien ˆ l'amorce comme cette carcasse s'alluma de son amour. Elle n'avait d'autre contentement que d'tre toujours auprs de lui & lui offrait tout ce qui Žtait ˆ elle, avec tant de passion que l'autre n'ežt point eu de sentiment s'il ne se fžt aperu de sa bienveillance. Si elle n'ežt ŽtŽ si vieille & si laide, il n'ežt pas fait difficultŽ de se conformer ˆ ses vÏux. NŽanmoins, quand il se reprŽsentait ce singe habillŽ en femme, il en Žtait si dŽgožtŽ que sa prŽsence lui Žtait plus odieuse que celle d'un Basilic.

Cependant, l'effrontŽe, ne pouvant plus supporter le feu dŽrglŽ qui bržlait au dedans de ses moelles, dŽcouvrit enfin ˆ Tanacre le sujet de sa passion & le conjura d'assouvir ses impudiques dŽsirs. Mais lui, plus ferme que n'est un Pin qui a renouvelŽ plus de cent fois ses feuilles & qui a ses racines aussi profondes en terre que son chef est haut, repoussa pour quelque temps les tentations de cette exŽcrable femme, le nid de tous les abominables vices du monde.

Comme elle vit qu'elle ne pouvait rien gagner sur Tanacre, son amour commena ˆ se changer en une telle passion & en une telle rage qu'elle fut plusieurs fois prte de se tuer de sa propre main. O Ciel, que ne consentez-vous ˆ cette exŽcution ! Tant de malheurs auraient fini avec elle & ma plume ne s'amuserait pas maintenant ˆ raconter aux races futures des choses si exŽcrables ! Mais qui peut sonder l'abyme de vos dŽcrets ? Il faut baisser les yeux & croire toujours que vous tes la Justice mme. Aprs que notre Gabrine ežt long temps accusŽ la cruautŽ de Tanacre & maudit mille fois le Ciel & les Etoiles de ce que leur influence n'avait point rendu enclin celui qu'elle aimait, ˆ lui accorder le fruit de son violent dŽsir ; elle se mit ˆ penser ˆ tous les moyens qui lui pouvaient servir pour parvenir au but de ses intentions. Et, aprs avoir longuement ruminŽ ˆ beaucoup d'Žtranges choses, elle s'arrte enfin sur la plus abominable action qui se puisse imaginer. Pour en faire rŽussir l'effet, elle tire un jour ˆ part Tanacre & lui tient ce discours :

N'es-tu pas bien cruel de voir mourir ceux qui t'aiment avec tant de violence & qui recherchent ton bien avec tant d'ardeur, sans que tu en aies le moindre ressentiment ? Si tu pouvais lire aussi bien dans mon cÏur l'amour que je te porte comme jÕen souffre les accs insupportables, tu n'es pas composŽ d'une roche si dure que tu n'amollisses ton obstination. Mais je te prie, quel profit retires-tu d'une telle opini‰tretŽ ? Ne vaut-il pas mieux qu'en faisant ce que je veux, tu aies dŽsormais la jouissance de tout ce que je possde, & te donnes du bon temps, sans avoir souci de chose qui peut rendre une vie heureuse & contente ? Je sais bien que tes commoditŽs ne sont pas des plus grandes & qu'au bout de l'an tes revenus n'ont pas ŽtŽ capables de t'entretenir suivant ta qualitŽ. Que ne prends-tu donc ce qui s'offre maintenant ˆ toi avec si peu de peine ? La fortune ne te sera pas toujours si favorable si tu en laisses Žchapper l'occasion.

Tanacre, allŽchŽ de tant de promesses & nŽanmoins flottant comme un vaisseau agitŽ de deux vents contraires, rŽpondit ˆ Gabrine en ces termes : Je voudrais, Madamoiselle, avoir autant de moyen de vous octroyer ce que vous t‰chez d'avoir de moi comme je serais prompt ˆ l'exŽcuter s'il n'y allait trop de mon honneur, & si je n'Žtais retenu par beaucoup d'empchements. Imaginez-vous que les obligations que jÕai ˆ Monsieur votre fils sont si grandes, & l'estime que je fais de l'amitiŽ qu'il m'a si souvent tŽmoignŽe & qu'il me fait para”tre tous les jours, que jamais je ne consentirai ˆ chose qui lui puisse donner du dŽplaisir. Et quelle plus grande douleur saurait-il recevoir que lorsqu'il verrait un homme qui lui est si redevable, ne se contenter pas de coucher avec celle qui lui a donnŽ naissance, mais encore jouir du bien que naturellement vous ne lui pouvez ™ter. Je vous prie donc de bannir cette fantaisie de votre ‰me &, pesant mes raisons, ne t‰cher point ˆ m'induire ˆ commettre un si dŽtestable pŽchŽ d'ingratitude.

Toutes tes excuses (repart-elle) ni tes fuites n'Žteindront jamais la moindre Žtincelle de mon ardeur. Je t'aime de telle sorte que, pour toi, je ne me soucie de ha•r & de perdre, s'il en est besoin, ceux qui sont sortis de mon ventre, voire moi-mme. NŽanmoins, je vois bien que la considŽration de mon fils empche le cours de ta bonne fortune. Si tu me veux croire, tu succŽderas ˆ sa place par le moyen de ma fille que je te donnerai en mariage, sous des conditions fort lŽgres que je t'imposerai.

Et comment (dit Tanacre) cela se pourrait-il faire ?, puisque je suis mariŽ & puisque Monsieur votre fils se porte fort bien, & que son visage ne tŽmoigne pas qu'il dŽsire de quitter de longtemps cette vie.

Je ne t'en dirai (poursuit-elle) maintenant autre chose. Pense seulement ˆ ce que je viens de te reprŽsenter. C'est une douce chose que de vivre sans incommoditŽ. Tous ne tendent qu'ˆ cette fin, quoique ce soit par diverses voies. Et c'est un abus de se figurer d'autre contentement que celui que nous recevons en cette vie. Tout est indiffŽrent pour l'autre, de qui les hommes ont figurŽ des gloires & des peines imaginaires.

C'Žtaient les paroles que cette AthŽe disait ˆ cet homme pour l'Žbranler par des considŽrations humaines. La place n'en Žtait pas imprenable car, ayant toute la vie ŽtŽ nourri ˆ la guerre, o la foi & la piŽtŽ ne logent que bien rarement, ces assauts ne furent que trop t™t suffisants de le faire venir ˆ composition. ƒtant retirŽ tout seul en sa chambre & couchŽ dans son lit, le peu de sentiment que son ‰me avait de la DŽitŽ qui rŽgit lÕUnivers, qui voit & qui entend tout, & qui rend ˆ chacun selon ses Ïuvres, & l'espoir d'tre ˆ son aise mieux qu'il n'Žtait, le disposrent de prter dŽsormais l'oreille ˆ cette Sirne tromperesse. Enfin, pour ne passer les bornes de mes discours ordinaires & de peur de ne faire un gros volume au lieu d'un simple rŽcit, je vous dis que Tanacre & la maudite Gabrine se rŽsolurent ˆ l'exŽcution des plus abominables mŽchancetŽs dont on ežt ou• parler de longtemps.

Leur dessein fut que cette malheureuse femme, pour arrhes de son affection, enivrerait sa fille & puis en ferait avoir la jouissance ˆ Tanacre. Qu'ˆ mme temps, elle empoisonnerait Falante & puis, que Tanacre partirait incontinent & se rendrait le plus t™t qu'il lui serait possible ˆ Calais, lˆ o il se dŽpcherait pareillement de sa femme par le moyen du boucon que cette cruelle MŽdŽe lui baillerait. Aprs cette exŽcution, il reviendrait au lieu o se tenait Gabrine pour prendre la jouissance de tous ses biens par le moyen du mariage qui s'accomplirait entre lui & sa fille ; ˆ la charge toutefois que, durant l'espace de huit jours, qui prŽcŽderaient celui des Noces, Tanacre coucherait avec sa belle-mre qui ne lui demandait autre chose pour le salaire de sa violente passion.

O Justice du Ciel o est votre foudre ? Est-il possible que vous supportiez de si exŽcrables impiŽtŽs qui se commettent sur la terre ? Je m'Žtonne que ces barbaries Žtranges ne vous font exterminer la race des mortels pour en former de nouveaux, d'une matire plus noble & plus pure.

Ces dŽtestables personnes, s'Žtant accordŽs du jour de leur damnable exŽcution, Gabrine fit prŽparer un magnifique festin, disant ˆ son fils qu'elle avait envie de traiter quelques-uns de leurs plus proches parents afin de se rŽjouir ensemble, tant du bien qu'ils recevaient de sa venue que de l'honneur qu'il avait acquis par son office de Conseiller. Falante eut fort agrŽable ce banquet & dit ˆ sa mre qu'elle n'y oubli‰t rien de tout ce qui pouvait rendre ce festin mŽmorable. Elle lui rŽpondit que son intention Žtait de le faire tel, que rien n'y dŽfaudrait pour le contentement qu'elle espŽrait d'en recevoir. Paroles ambigu‘s que le pauvre Falante interprte en bonne part en ce qui le concerne, tandis que cette cruelle Mre y comprend bien un autre mystre.

Le jour que la rŽjouissance se doit faire Žtant venu ; ou plut™t, la funeste & sanglante journŽe qui doit donner commencement ˆ tant de crimes ; les Parents s'assemblent au logis de Falante. On n'y parle que de rire, de boire, & de bonne chre. Gabrine avait cependant accommodŽ deux sortes de breuvages, l'un pour son Fils & l'autre pour sa Fille. Le premier Žtait un mortel poison qu'elle avait mis dans son vin, lequel faisait sentir son opŽration quelques deux heures aprs qu'on l'avait avalŽ. Mais ce ne fut que sur la dernire collation, lorsque chacun se retirait chez soi, qu'il le but.

L'autre breuvage Žtait du vin o elle avait fait tremper de la coque de Levant qui a la vertu d'assoupir les sens & de rendre soudain une personne comme hŽbŽtŽe. Aussi, incontinent que sa Fille nommŽe LŽonore en eut gožtŽ, ses yeux devinrent troubles & elle commena de chanceler, de mme que font ceux qui sont atteints du tan du bon fils de SŽmŽlŽ [le vin]. Gabrine qui savait la vertu de la drogue, afin que personne ne fit quelque mauvais jugement, prit de bonne heure sa fille & la mena en sa chambre o elle la fit coucher dans son lit, puis fit signe ˆ Tanacre qu'il s'introduit pareillement en cette chambre, lˆ o il jouit d'une statue de marbre & d'une chose qui n'a point de sentiment.

Les invitŽs avaient dŽjˆ pris congŽ & il n'Žtait restŽ dans le logis que les domestiques. Falante mme s'Žtait mis au lit, pensant y reposer, tandis que le poison commenant ˆ opŽrer, de violentes tranchŽes [douleurs d'entrailles] le saisissent. Il se plaint, & Tanacre qui venait d'assouvir sa brutale passion & qui s'Žtait mis dans sa couche accoutumŽe, en une mme chambre, lui demande s'il se trouvait mal, feignant d'en ignorer la cause. Falante lui dit qu'il avait peur d'avoir mangŽ quelque mauvaise viande, c'est pourquoi il dŽsirait fort qu'on all‰t promptement quŽrir un MŽdecin. Sa cruelle Mre qui ne s'Žtait point couchŽe, attendant le succs du premier acte de cette tragŽdie, avait cependant toujours l'oreille tendue du c™tŽ de sa malheureuse gŽniture. Oyant comme son fils se plaignait & l'instance qu'il faisait de consulter un MŽdecin, elle craignit, ou d'tre souponnŽe ou dŽcouverte, ou bien qu'il ne pr”t quelque contrepoison & que par ce moyen tout son dessein ne s'en all‰t en fumŽe. Ces considŽrations la firent donc rŽsoudre ˆ une autre rŽsolution dont l'effet est capable de faire dresser les cheveux ˆ ceux qui liront cette Histoire. Elle s'en va tout bellement au lit de Tanacre & lui dit que, s'il ne coupait promptement la gorge ˆ son fils, ils Žtaient sans doute perdus. Qu'il avis‰t donc sans diffŽrer nullement ˆ sa conservation & que pour le reste il lui en laiss‰t toute la charge.

Tanacre, dŽjˆ possŽdŽ de l'Adversaire des hommes, & apprŽhendant l'horreur du supplice qu'il avait dŽjˆ mŽritŽ, se lve, prend un poignard &, s'approchant du lit de celui qui l'avait obligŽ par toutes sortes de courtoisies, enfonce sa main exŽcrable dans le sein de Falante. Le pauvre Gentilhomme jeta un haut cri, recevant ce coup mortel tandis que, l'horreur du crime accompagnŽ d'une extrme ingratitude se reprŽsentant aux yeux de Tanacre, le poignard lui tomba des mains. Son visage Žtait tout p‰le, sa main tremblante & son cÏur ˆ peine pouvait se contenir dans son estomac, tant il Žtait pantelant. L'exŽcrable & dŽnaturŽe Mre, sentant que son Fils n'Žtait pas encore mort & qu'il se dŽmenait dans le lit, s'approche &, levant le poignard qui Žtait ˆ terre, dit ˆ Tanacre ces paroles : Que tu es d'un l‰che & d'un faible courage ! La Nature nous a fait un grand tort ˆ tous deux. Je devais tre un homme, & toi une femme. Ce disant, elle se rue sur son pauvre Fils demi mort & lui donne cent coups de poignard. Non contente de cela elle le jette ˆ terre & puis, au grand Žtonnement de Tanacre qui s'Žtait renversŽ sur son lit, n'ayant pas le pouvoir de regarder une telle cruautŽ, elle prend une hache & coupe les jambes & les bras de ce misŽrable corps dont elle dŽfigure encore tout le visage avec la pointe du poignard.

O vous qui lirez cette TragŽdie, & bien avez-vous ou• parler de pareille inhumanitŽ ? La fable de MŽdŽe est-elle comparable ˆ cette histoire non moins remplie de vŽritŽ que d'horreur ? La plainte que jÕai faite au commencement de ce rŽcit, n'est elle pas juste ?, n'est-elle pas raisonnable ? O Ciel ! que nous prŽsagent ces aventures exŽcrables, si elles ne sont les avant-coureurs du jour dernier o toutes les choses doivent retourner en leur nŽant ?

Sit™t que cette exŽcrable furie eut exercŽ sa rage sur ce corps, elle alluma du feu, fit bouillir de l'eau dans un chaudron, & puis en lava les membres sŽparŽs du malheureux Falante afin d'arrter le sang qui distillait encore des veines coupŽes. Aprs, elle jeta de l'eau chaude par tous les endroits du pavŽ o quelques marques en pouvaient para”tre ; & puis, ayant pris un sac, elle y mit toutes les pices de ce corps, ˆ la vue toujours de Tanacre qui Žtait si ŽpouvantŽ de cette Žtrange procŽdure qu'il Žtait Žtendu sur le lit, avec aussi peu de sentiment presque que les membres de celui qui venait de perdre la vie. Ce cruel sacrifice ayant ŽtŽ parachevŽ, la maudite Mre vient & baise Tanacre qui Žtait devenu aussi froid & aussi blanc que de la neige. Elle t‰che de le ranimer & lui promet dŽsormais la jouissance d'un grand bien qui lui fera passer le reste de ses jours ˆ son aise.

Cependant, comme arrive la courrire du jour qui avait retardŽ plus que de coutume l'ouverture des barrires de l'Orient afin que le Soleil ne v”t une telle abomination, Gabrine va de sa propre main seller un cheval en l'Žcurie, apprte le dŽjeuner, & puis donne ˆ Tanacre une bourse o il y avait cinquante Žcus d'or &, l'ayant encore prchŽ d'avoir bon courage, lui dit qu'il parte promptement pour aller ˆ Calais afin d'y aller avancer les funŽrailles de sa femme, & puis qu'il revienne pour prendre la jouissance de tous ses moyens qui lui sont destinŽs, pourvu qu'il ne manque ni de rŽsolution, ni de promesse.

Le meurtrier part donc, aprs avoir pris un doigt de vin, sans oublier le sac que l'on avait rempli de tristes pices, mais nŽanmoins toutes justificatives de leur abominable crime. Ce seront tant™t des griefs qui formeront un appel o il faudra qu'ils rŽpondent en personne, & ceux qui les mettront en instance seront des btes cruelles de leur nature, & plus pitoyables que ces personnes dŽnaturŽes, ainsi que nous verrons par la suite de cette Histoire.

Quand Tanacre eut pris congŽ de sa Gabrine & qu'il sortit de la ville, un tel remords de conscience saisit son ‰me qu'il lui semblait que les furies des Enfers exeraient dŽjˆ sur lui toute la peine des damnŽs. Il commence ˆ soupirer & ˆ maudire en soi-mme le jour qu'il naquit. Son cheval le mne lˆ o il veut car son ma”tre est en une telle confusion qu'il ne sait ce qu'il fait. La frayeur du supplice se reprŽsente pourtant ˆ ses yeux &, craignant dŽjˆ d'avoir un PrŽv™t ˆ la queue, il prend le sac & le jette dans un blŽ, ŽloignŽ seulement d'une petite demie lieue de la ville. Il poursuit puis aprs son chemin, & fait tant par ses journŽes qu'il arrive ˆ Dieppe. Laissons le aller, je vous promets que la Justice de Dieu lui fera bient™t recevoir le salaire qu'il a mŽritŽ. Cependant, retournons ˆ la maison de la maudite Mre.

A peine Tanacre pouvait tre une lieue loin de la ville, que Richard, valet de Falante, arrive. Il venait de Paris o son ma”tre l'avait envoyŽ en partant de Rouen pour aller querir les provisions de son Office & autres papiers nŽcessaires, & il apportait tout ce que Falante dŽsirait. Richard alla tout droit ˆ la maison de Gabrine qu'il trouva assise sur une petite chaire, discourant en elle-mme de l'exŽcution qu'elle avait faite & se baignant encore dans le plaisir que la mŽmoire de son Parricide lui donnait. Cette dŽtestable furie, f‰chŽe de la vue de ce valet qui la venait interrompre en ses sanglantes pensŽes, jeta sur lui un regard de travers &, avec une contenance dŽdaigneuse, tŽmoigna incontinent ce qu'elle avait dedans l'‰me. Richard, ŽtonnŽ de ce mauvais accueil, ne laisse pourtant de lui demander nouvelles de son ma”tre. Cherche-le (rŽpond Gabrine) je n'en suis point la gardienne. RŽponse toute semblable ˆ celle que fit celui qui souilla du sang du premier homme de bien le giron de notre ancienne Mre.

Le valet que les contenances de Gabrine avaient dŽjˆ ŽtonnŽ, devint presque tout confus de ces paroles. Toutefois, il lui dit que la peine qu'il prenait au service de son ma”tre mŽritait un autre traitement ; qu'il ne savait que juger de toutes ses faons de faire ; & que si l'on se f‰chait de lui, on n'avait qu'ˆ lui donner son congŽ. NŽanmoins, Madamoiselle (poursuivait-il), je vous supplie de m'obliger en m'apprenant o est Monsieur afin que je lui rende les papiers que jÕai ˆ lui & puis que je me dŽlibre ˆ faire ce qu'il voudra.

Je t'ai dŽjˆ dit (repart-elle) que je ne garde point ton ma”tre. Tu ne me fais que rompre la tte, ivrogne que tu es. Va t'en discourir en un autre lieu, & ™te toi de ma prŽsence. Richard, se voyant si indignement traitŽ, ne savait qu'en juger. Il parla ˆ quelques domestiques du logis qui le menrent ˆ la chambre de Dorice, sÏur de son ma”tre. Cette misŽrable fille Žtait au lit, quelque peu Žtourdie encore des fumŽes du breuvage que sa dŽtestable mre lui avait donnŽ. Richard s'approche de la couche & lui demande nouvelles de Falante. Elle lui dit que son frre devait tre ˆ sa chambre avec Tanacre, & qu'elle les avait vus ensemble le jour prŽcdent dans la maison mme o elle Žtait, en un festin que sa mre fit & o elle ne put demeurer jusques ˆ la fin, parce qu'une espce d'Žvanouissement l'avait saisie & contrainte de garder le lit, privŽe de sentiment, jusques ˆ l'heure prŽsente qu'elle commenait ˆ se reconna”tre.

Richard qui bržlait d'impatience de trouver son ma”tre, aprs l'avoir cherchŽ par toute la maison, & s'Žtant encore aperu que le cheval de Tanacre n'Žtait point en l'Žcurie, ne savait qu'en juger. Flottant ainsi entre l'espoir & la crainte, il se rendit au logis de l'un des Parents qui s'Žtait trouvŽ au festin. Mais il n'en apprit autre chose que ce qu'on lui en avait dŽjˆ racontŽ. Comme il Žtait en ces angoisses, Dieu qui ne voulait point que cette abomination pass‰t plus avant, la dŽcouvrit par un Žtrange accident.

Tanacre, ainsi que nous disions tant™t, avait jetŽ le sac dans un blŽ. Les membres de ce corps mutilŽ avaient ŽtŽ trempŽs dans l'eau bouillante, de sorte que les chiens qui ont un si bon nez les sentirent. Ils se rendaient de toutes parts au lieu o Žtait ce sac &, en le tirassant d'un c™tŽ & d'autre, t‰chaient de le dŽchirer pour en prendre leur curŽe. Un homme d'un village prochain, ayant aperu un si grand nombre de chiens ramassŽs ensemble, fut poussŽ de curiositŽ de voir que c'Žtait. Ayant ŽcartŽ les chiens ˆ coups de pierre, il trouva le sac. Aprs qu'il l'eut ouvert & qu'il vit ce funeste spectacle, l'horreur le lui fit abandonner. Il appela sur le champ quelques siens compagnons qui, s'Žtant approchŽs & considŽrŽ comme lui les tronons de ce corps, frŽmissaient ˆ cette Žtrange ŽtuvŽe.

Soudain, le bruit en court par la ville. Chacun y court, ainsi qu'on a de coutume aux petits lieux, & la justice s'y transporte pour en faire son Verbal. Lorsque ceux qui portaient le sac entraient dans la ville, le pauvre Richard sortait de la maison de l'un des parents de son Ma”tre pour en savoir d'eux quelque chose. Voyant tant de peuple assemblŽ, il en demande la cause & quelqu'un la lui apprend. Quand on lui en eut fait le rŽcit, une Žmotion extraordinaire lui fit tressaillir le cÏur, de telle sorte qu'ˆ peine se pouvait-il contenir dans l'estomac. D'o me vient (disait-il ) cette nouvelle Žmotion ? Ce corps que l'on a trouvŽ ainsi misŽrablement dŽcoupŽ, ne serait-il pas peut-tre celui de mon pauvre ma”tre ? O Dieu ! faites que cette imagination soit fausse. Tenant ce discours, il suivait avec la foule les Ministres de la justice qui portrent ce corps en la chambre des crimes &, l'ayant couchŽ ˆ terre sur de la paille, l'exposrent aux yeux de tout le monde pour voir si quelqu'un le reconna”trait.

Richard, en y jetant les yeux, aperut un porreau [verrue] qui Žtait ˆ l'une des jambes de ce corps en un lieu proche de la cheville. Incontinent il se ressouvint que son Ma”tre en avait un semblable & que souvent il le lui avait coupŽ avec un canif. Il s'approcha de plus prs & ayant considŽrŽ le visage du mort, & ne pouvant bien le remarquer ˆ cause que sa cruelle MŽdŽe l'avait tout dŽchiquetŽ, il baissa avec l'un de ses doigts une de ses oreilles et dŽcouvrit une marque naturelle que Falante y avait. Sans vouloir faire d'autre recherche, le pauvre garon tira du profond de son estomac aussit™t un grand cri & tomba tout p‰mŽ ˆ la renverse ; & puis, ayant repris ses sentiments, il se mit ˆ faire de si pitoyables regrets qu'ils Žtaient capables de faire pleurer les Ours & les Tigres. Aussi n'y avait-il aucun de la compagnie, qui ne jet‰t des larmes.

Le Juge ce pendant le fait lever, & l'autre lui rŽcite le succs du voyage qu'il avait fait ˆ Paris pour son ma”tre, lui dit le mauvais recueil de sa mre, & lui apprend l'absence de Tanacre qu'il croit tre le meurtrier de Falante. Le Magistrat, bien ŽtonnŽ de cet accident, fait couvrir ce corps & puis se transporte au logis de Gabrine. Elle, qui n'eut jamais aucun ressentiment de la DivinitŽ, ni aucune pitiŽ dans son ‰me, quand on lui vint annoncer la cruelle mort de son fils qu'elle savait mieux que tout autre, voulait contrefaire la dolente. Mais tout homme de jugement voyait bien que ce n'Žtait que feintise & que sous ces larmes la cruautŽ du Crocodile Žtait cachŽe. Le Juge lui demande o est-ce que Tanacre est allŽ & elle rŽpond n'en avoir point de connaissance. Aprs l'avoir ou•e, les parents du dŽfunt dŽpchent incontinent de tous c™tŽs des hommes aux PrŽv™ts & aux Sergents des villes de la Province & leur dŽcrivent la taille, les habits & le visage de l'homme. Mais oyez, je vous prie, un trait remarquable du jugement cŽleste.

 Tanacre, agitŽ des furies vengeresses, Žtait arrivŽ ˆ Dieppe en intention de passer ˆ Calais pour y accomplir son exŽcrable dessein. Un orage se leva ˆ mme temps qu'il arriva ˆ ce port, si grand qu'il semblait que la mer ne pouvait souffrir qu'un si mŽchant homme fžt portŽ sur ses sillons. Cela le contraignit de faire sŽjour dans la ville plus longtemps qu'il ne dŽsirait, tandis que les Archers des PrŽv™ts & les Sergents du pays Žtaient dŽjˆ informŽs de cet homme. Un jour, comme Tanacre se promenait sur le port, attendant qu'un Patron avec lequel il avait fait marchŽ pour tre portŽ ˆ Calais mit la voile au vent, trois Sergents qui venaient de boire dans un vaisseau une quarte de vin de Gascogne, le rencontrrent. L'un d'eux, ayant considŽrŽ cet homme, tire ˆ part ses compagnons, sort un mŽmoire qu'il avait ˆ la pochette & lit la description qu'on lui avait envoyŽe de Tanacre. Compagnons (dit-il ˆ ceux qui Žtaient avec lui) cet homme que vous voyez qui parle ˆ ce Marinier, est sans doute celui que nous demandons.

Si c'est lui mme (repart un autre) je le saurai tout prŽsentement. Et sur cela, il s'en approche, suivi des deux autres. Comme il en fut prs, il commence ˆ parler de la sorte : Dieu vous gard' Monsieur Tanacre. A ces mots Tanacre tourne la tte & lve le chapeau ˆ ce Sergent qui le saluait. A peine avait-il la main au chapeau, que les autres deux le saisissent & l'un lui dit : Ho! ho! vous tes donc Tanacre ? Je vous fais commandement de nous suivre. Lui, sans s'Žtonner aucunement ni faire mine de vouloir rŽsister, leur tient ce discours : Messieurs, je n'ignore point le sujet pourquoi vous me prenez. JÕai plus d'envie d'aller en prison pour ce sujet que vous n'en avez de m'y mener. Je vous conjure nŽanmoins au nom de Dieu, qu'avant que jÕy entre, je puisse voir monsieur le Lieutenant Criminel. Je lui veux apprendre des choses Žtranges, & puis me soumettre ˆ tout ce que la justice ordonnera de moi.

Ces Sergents, voyant cet homme parler si doucement, lui accordent sa demande & le mnent au Magistrat. Sit™t que Tanacre comparut devant lui, il se jeta ˆ genoux & puis, en tirant un grand soupir, parla ˆ lui en ces termes : Monsieur, le dŽsir de sauver ma vie ne m'induit pas d'user de cette procŽdure. J'ai plus d'envie de la perdre qu'on ne sera prompt ˆ me donner la mort. Tout ce que je veux impŽtrer de vous, est seulement que vous vouliez intercŽder sur moi, afin que la cruautŽ que l'on pourrait exercer sur mon corps ne soit point la perte de mon ‰me. J'ai, ˆ la vŽritŽ, commis un grand crime, mais toutefois ce n'a pas ŽtŽ sans tre plusieurs fois tentŽ ˆ le perpŽtrer. Et jÕespre que la misŽricorde de Dieu, qui a promis au pŽcheur de l'exaucer toutes les fois qu'il gŽmirait pour sa transgression, ne me refusera de me tendre ses bras pitoyables. Ne faites point donc difficultŽ de me promettre ce que je vous demande puisque ma requte est juste, & puisque vous voyez comme volontairement je vous veux informer de quelques particularitŽs que vous, ni autre juge, ne saura jamais que de ma bouche.

Ainsi parlait ce malheureux & ses larmes accompagnaient ses paroles quand le Juge lui promit de s'employer & d'impŽtrer pour lui ce qu'il demandait. Et, ˆ l'heure, Tanacre lui rŽcita mot ˆ mot ce que je vous ai racontŽ ci-dessus des amours impudiques de cette femme, des artifices dont elle avait usŽ, du breuvage donnŽ ˆ sa fille, du poison que Falante but, & le reste, capable de faire dresser les cheveux ˆ un Lestrigon.

Le Lieutenant Criminel, frŽmissant d'horreur au rŽcit d'une si Žtrange & inou•e mŽchancetŽ, envoie soudain en h‰te ˆ la ville o se tenait Gabrine, pour informer le Magistrat du lieu de la prise de Tanacre & de la cruelle exŽcution de cette mre dŽnaturŽe. Elle est prise & enfermŽe dans une obscure prison. Cependant, les parents du Mort forment un incident &, la cause Žtant dŽvolue par appel en Parlement, ce juste SŽnat retient la connaissance de la cause. Les Criminels sont amenŽs ˆ la conciergerie. On procde ˆ leur audition & il n'est pas besoin de donner la question ordinaire ou extraordinaire ˆ Tanacre, puisqu'il en dit plus qu'on n'en demande. Il montre en ses rŽponses tant de signes Žvidents de contrition que les prires qu'il fait afin qu'on lui adoucisse son supplice Žmeuvent cette Žquitable Compagnie.

Mais la maudite & exŽcrable Gabrine ne veut rien confesser. Elle demeure obstinŽe en sa malice &, quelques tortures qu'on lui donne, ce n'est qu'ˆ demi qu'elle publie son parricide. Tanacre lui est confrontŽ, & elle crie tout haut que c'est un fol qui veut mourir pour son plaisir, tandis que cet homme parle ˆ elle en cette sorte : Il n'est pas besoin, ™ femme exŽcrable, que nous cachions davantage le crime que nous avons commis. Toutes ces couvertures ne servent que de pesantes cha”nes & de cruels supplices qui sont prŽparŽs dans les Enfers ˆ ceux qui n'attendent du soulagement que de leur obstination. Songez plut™t par une vraie contrition, par le contentement que vous devez recevoir du supplice, ˆ expier votre pŽchŽ. Le Ciel dŽsire la conversion du pŽcheur, & non sa perte.

Tanacre faisait para”tre en l'ardeur de ses remontrances le dŽsir qu'il avait de rŽduire cette misŽrable ˆ la repentance, mais ses paroles Žtaient comme de la poussire que le vent emporte. Enfin, la Cour ayant mžrement examinŽ ces crimes horribles & dŽtestables : une Mre qui vend sa fille, un violement, un breuvage amoureux, une boisson empoisonnŽe, un assassin, un parricide accompagnŽ de tant de circonstances horribles & Žpouvantables, ensemble une obstination infernale de la plus cruelle femme qui fut jamais ; ordonne qu'elle sera tra”nŽe sur une claie & menŽe au devant d'une Eglise publique, lieu accoutumŽ ˆ tels actes, o elle aura le poing droit coupŽ. Aprs, qu'on la tra”nera ˆ la place o elle doit recevoir le dernier supplice & que lˆ, on la piquera avec des aiguillons tout le corps, & puis avec des tenailles ardentes on lui arrachera les mamelles ; & qu'enfin, elle aura la tte tranchŽe, son corps jetŽ dans le feu, ars & consumŽ, & ses cendres jetŽes au vent. Mais, auparavant, Tanacre aura pareillement le poing droit coupŽ & sera dŽcapitŽ. Or la Cour modŽra la peine ˆ cet homme pour la grande contrition qu'il fit para”tre & pour sa franchise ˆ manifester tout haut son crime & en demander pardon ˆ Dieu.

Messieurs (disait-il quand il fut sur l'Žchafaud), vous voyez mourir justement un homme, pour avoir consenti ˆ la mort de celui dont il Žtait obligŽ de conserver chrement la vie. Vous voyez un homme qui s'est laissŽ si bien sŽduire par une femme que, non content d'avoir faussŽ la foi solennelle du mariage, il Žtait rŽsolu de faire encore mourir celle dont il ne pouvait tre sŽparŽ que par la mort. Vous voyez un homme qui a joui de la Mre & de la fille, sans toutefois que la dernire soit coupable de ce crime puisqu'elle mme ne saurait s'en ressouvenir, tant s'en faut qu'elle y ait prtŽ son consentement. Enfin, vous voyez un homme qui n'avait jamais eu de connaissance de Dieu, ni de son jugement, sinon depuis qu'aprs avoir commis tant de mŽchancetŽs, le remords de sa conscience lui a fait apprŽhender sa Justice. Ne croyez pas que la mort inf‰me de ce corps m'afflige. Je proteste devant celui ˆ la misŽricorde duquel jÕai tout mon recours, que jamais je ne reus tant de consolation. JÕai un tel ressentiment de mes fautes que je ne doute point qu'il ne pardonne mon pŽchŽ. Je vous conjure (ChrŽtienne assemblŽe) de me vouloir nŽanmoins assister de vos prires, & les joindre aux miennes, considŽrant que je suis un homme, & par consŽquent un pauvre pŽcheur. O Fils de Dieu (poursuit-il en s'agenouillant) ne me refusez pas une goutte de ce sang prŽcieux, le prix & la ranon des captifs de Satan, & l'antidote de notre salut. Si vous tes venu au monde pour les pŽcheurs, voyez un pauvre pŽcheur prt d'tre jetŽ dans le puits de l'abyme, si votre main secourable ne daigne l'en retirer.

Il profŽrait ces paroles avec tant de zle, accompagnŽ de soupirs & de larmes, que l'assemblŽe en Žtait touchŽe de compassion. Lorsqu'on eut priŽ Dieu publiquement pour lui, le bourreau lui voulut bander les yeux & il ne le voulut jamais, disant que puis qu'il avait eu le courage d'tre complice de la mort d'un innocent, il Žtait bien raisonnable qu'il l'ežt encore de voir tomber sur lui le bras de la Justice.

Quant ˆ Gabrine, elle souffrit le cruel supplice o elle fut condamnŽe, mais en cette souffrance elle ne tŽmoigna jamais une vraie repentance. Son visage Žtait si affreux & ŽgarŽ qu'une furie que l'on reprŽsente sur un Thމtre est moins horrible. Ses cheveux semblaient des serpents entrelacŽs, ses deux yeux rouges comme du feu jetaient des regards capables de donner la mort ˆ ceux qu'elle regardait, & son visage ressemblait proprement ˆ un magot [gros singe] que l'on a vtu de quelque robe & qui rechigne contre celui qui lui a crachŽ dessus. Au lieu d'invoquer le nom de Dieu durant la rigueur de ses supplices, je pense qu'elle maugrŽait, qu'elle blasphŽmait, & qu'elle appelait l'adversaire des hommes.

Notre Seigneur qui rŽtribue ˆ chacun suivant ses Ïuvres & qui permet que nous ayons vu une chose si Žtrange en notre sicle, prenne toujours en main la cause des Innocents, ch‰tie les coupables, & dŽtourne de notre chef les malheurs que ces aventures barbares nous prŽsagent !

19. De la cruautŽ d'une femme exercŽe sur son mari, de sa fin malheureuse, et de celle de son amoureux.

EST-il douceur au monde qui soit comparable au contentement que reoit un amoureux, lorsqu'il possde le bien pour qui il a versŽ tant de larmes ? Mais y a-t-il martyre Žgal ˆ la crainte, au soupon & au martel que donne cette fureur que l'on nomme Jalousie ? Les dŽdains, les rigueurs, les refus, & enfin toutes les peines de l'Amour, sont agrŽables puisqu'on se console de l'espoir de la jouissance. Au contraire, si cette peste d'Enfer gagne une fois notre ‰me, l'allŽgresse en est pour jamais bannie, quelque plaisir qui arrive. Et de lˆ sortent puis aprs les dŽfiances & les cruelles rŽsolutions dont les effets sanglants remplissent les Thމtres de meurtre & d'infamie. L'Histoire que je me prŽpare de vous raconter tŽmoigne que mon dire est vŽritable. Elle est si bien arrivŽe en notre sicle que mille & mille personnes la savent peut-tre mieux que moi. Or, quoiqu'elle soit si connue, je ne laisserai pas de l'Žcrire en cette sorte.

 

Les Orages qui avaient battu continuellement la France, l'espace de tant de lustres, cŽdaient ˆ la bonace que le Ciel lui envoyait. Henry le grand, de qui les malheurs ont ŽlevŽ la gloire au plus haut tr™ne de la Vertu, venait de recevoir de son peuple de Paris autant de tŽmoignages de fidŽlitŽ qu'il avait reu de marques de rŽbellion quand un zle inconsidŽrŽ que des boutefeux allumaient en l'‰me de toutes sortes de personnes emportait mme une infinitŽ de gens de bien ˆ la fŽlonie. Aprs, dis-je, tant de confusion que les guerres civiles avaient causŽes, il y avait, en la premire des CitŽs de l'Europe, un homme que je veux appeler Corneille. Il Žpousa une des belles femmes que la Nature ait jamais produite.

Un Peintre industrieux qui voudrait reprŽsenter pour plaisir quelque rare BeautŽ, ne saurait en tirer une plus excellente. Ses cheveux Žtaient blonds, crpŽs, & plus luisants que fin or ; sa face Žtait d'une couleur mlŽe de lys & de roses ; son front Žtait une large table d'ivoire bien poli ; sous deux arcs d'Žbne, on voyait deux yeux noirs, mais plut™t deux clairs Soleils, doux ˆ les voir, & avares de leurs regards. Il semblait que l'amour volait tout ˆ l'entour & que lˆ, vidant toute sa trousse [carquois], il en dŽrobait visiblement tous les cÏurs. Enfin, elle Žtait si belle que l'Envie mme n'ežt su qu'y reprendre. Son nom Žtait Calamite.

Corneille s'estimait le plus heureux & le plus content homme du monde, en la possession d'une si rare chose. Il n'avait pas trop de moyens lorsqu'il l'Žpousa. Mais il fut si heureux ds la premire annŽe de son mariage, qu'ayant rempli plusieurs magasins de pices de vin, il y gagna, en une grande chertŽ qui survint, une notable somme d'argent & puis, il sut si bien augmenter son lucre que dans deux ans il se trouva riche de cent mille Žcus. Se voyant ainsi ˆ son aise, il quitta le train de la marchandise & se mit ˆ vivre en bourgeois, de ses rentes & de ses commoditŽs que la fortune lui avait donnŽes.

Calamite qui avait de la vanitŽ, comme ont ordinairement toutes les belles femmes, fut celle qui les fit rŽsoudre ˆ passer ses jours sans avoir autre souci que de faire bonne chre, puisqu'ils en avaient le moyen. Cependant, elle commena ˆ lever le front & ˆ s'habiller plus pompeusement que de coutume. Ce n'Žtaient que perles & que brillants qui paraient sa gorge & ses cheveux. Ses robes Žtaient d'une Princesse, & tant d'orgueil aux habits, joint ˆ tant de beautŽ, attiraient les yeux de plusieurs personnes de qui elle captivait insensiblement les ‰mes. Il y eut plusieurs grands de la Cour qui, Žtant abreuvŽs du bruit de ses perfections, se sentaient arracher le cÏur par cette Calamite, de mme que le fer est attirŽ par la pierre d'Aimant. Mais, parmi tant d'Amoureux qui soupiraient pour elle, il n'y en eut pas un qui se put vanter de quelque faveur extraordinaire.

Tandis que cette Bourgeoise a la rŽputation d'tre la plus belle de toutes les plus rares beautŽs de la ville & qu'elle n'a d'autre contentement que de plaire aux yeux de son mari, sans se soucier des plaintes ni de larmes de ceux qui perdent inutilement le temps ˆ gagner ses bonnes gr‰ces, un jeune homme de Gascogne vint ˆ Paris afin de poursuivre quelques affaires au Conseil. Sa fortune, ou plut™t son malheur, le fait loger auprs du logis de Calamite & le rend aussit™t Žpris de ses perfections. Il se nommait Cilandre, homme de vingt & deux ˆ vingt & trois ans.

Soudain qu'il aperut ce beau visage qui n'avait point de pareil en toute cette grande & peuplŽe citŽ, l'Archer qui a des ailes commena ˆ le bržler, & ˆ cro”tre de jour en jour son feu. Il quitte bient™t toutes affaires & n'a d'autre soin que de penser ˆ la guŽrison de son mal. La vue de celle qui l'a blessŽ lui est nŽanmoins si chre qu'il ne cesse de la contempler par tous les lieux o il a le plaisir de la regarder. Mais, en la considŽrant, il s'aveugle en la lumire de ses beaux yeux & sa blessure s'ouvre & s'envenime, d'autant plus qu'il jette sur elle ses regards qui demandent merci. Calamite n'y prenait pas garde au commencement ou, si elle s'en apercevait, elle n'en faisait non plus de compte que de tant d'autres qui lui Žtaient tous indiffŽrents.

Or, un jour, comme elle oyoit la grande Messe en sa paroisse, Cilandre s'alla agenouiller devant elle &, au lieu de prier Dieu, il se mit ˆ jeter ses regards languissants & mourants, capables d'amollir les rochers, sur cette BeautŽ qui Žtait composŽe d'une matire plus fragile & plus molle. Elle, qui vit un jeune homme qui avait des cheveux frisŽs & dorŽs, des yeux noirs & brillants ; & des joues qui ne faisaient que commencer ˆ pousser un premier coton & qui Žtaient pareilles ˆ la couleur de la rose qui sort du bouton & cro”t avec le Soleil levant ; & au reste fort bien vtu ; prit plaisir, contre sa coutume, ˆ le considŽrer rŽciproquement ; &, au mme instant, le rempart de son ‰me, gardŽ si longuement pour son bon mari, sentit une cruelle brche. Elle n'en fit pourtant gure de semblant & toutefois elle ne sut si bien se contenir que Cilandre ne lžt en ses yeux de la bienveillance.

Sit™t qu'elle fut ˆ son logis, au lieu de ses occupations ordinaires, les pensŽes & les dŽsirs viennent troubler l'aise de sa vie. Si elle veille, l'Amour lui reprŽsente la beautŽ & la bonne gr‰ce de ce jeune homme ; & si elle dort, les songes, images vaines des choses que l'on a vues & que l'on souhaite, ne lui figurent pas moins le sujet de sa passion. Elle s'effora au commencement d'y rŽsister, mais tout cet effort Žtait trop languissant. En telles attaques, il faut implorer l'assistance d'en-haut qui ne refuse jamais sa gr‰ce ˆ ceux qui la requirent comme on doit. La plupart des rigueurs & des rŽsistances des Dames de ce sicle sont suivies de leur consentement, quelque excuse qu'elles puissent allŽguer en rejetant la coulpe sur l'Amour ou sur le destin.

Quoi que ce soit, Calamite commence d'ouvrir son cÏur aux tentations, & ne se souvient plus de la promesse solennelle qu'elle a faite en un Sacrement ˆ qui l'Ap™tre donne le surnom de grand. Or, comme elle rve sur sa passion, elle ouvre un jour une fentre de sa chambre & aperoit Cilandre en une maison prochaine ˆ une autre fentre. Sit™t que ce jeune homme la dŽcouvre & qu'il voit qu'elle prend plaisir de le regarder, il lui fait une grande rŽvŽrence ; & elle lui rend un pareil honneur &, en lui jetant des regards capables de faire ˆ mme temps mourir & revivre, elle referme sa fentre.

Ce fut alors que l'Amour qui ne commenait que de na”tre dans l'‰me de Cilandre s'Žpandit par toutes ses moelles. Ce fut alors que mille pensers amis & ennemis le flattrent & l'agitrent. Les uns, en lui reprŽsentant cet objet si dŽsirable, enivraient son ‰me du contentement qu'il venait de recevoir de ces divins regards. Et les autres, le faisant songer ˆ une perte qui l'avait privŽ de son heur, aussi soudain qu'un Žclair, il Žtait contraint de soupirer, & de tenir ce langage : O fuyez-vous ? (disait-il), doux Sujet de mes vÏux. Pourquoi me cachez-vous cette agrŽable lumire dont la privation me rend tout couvert de tŽnbres & tout rempli de souci ? Ne voyez-vous pas que je suis moi-mme un vrai souci, qui ne fais que mourir & que languir si vous qui tes mon seul Soleil ne daignez l'entretenir de vos rayons ? Je me ferme ˆ toute autre clartŽ & ma paupire ne saurait supporter la vue d'un autre Astre.

Si je voulais rŽciter toutes les paroles & toutes les plaintes que faisait Cilandre, il me faudrait rŽsoudre ˆ faire un discours aussi long que ces livres d'Amour qui parent la boutique des Libraires du Palais, & dont le Galimatias perpŽtuel fait donner le plus souvent des pensions ˆ ses Auteurs, par la recommandation de personnes qui prisent ce que l'on n'entend pas, pendant que les beaux esprits qui peuvent arracher des mains des Parques & de l'Žternel oubli le nom de ceux que la Nature a ŽlevŽs au-dessus des autres, sont misŽrablement reculŽs.

Mais, pour reprendre le fil de notre Histoire, je dis qu'aprs que nos amoureux se furent plusieurs jours entretenus avec des regards mutuels, & que Cilandre eut reconnu que Calamite le voyait de bon Ïil, il s'enhardit de lui Žcrire cette lettre, que j'insre ici mot ˆ mot, suivant que je l'ai recouvrŽe.

Je ne doute point que vous ne bl‰miez ma tŽmŽritŽ & que vous ne me jugez digne de ch‰timent sit™t que vous recevrez cette lettre. Toutefois, si vous regardez aux perfections dont vous tes accomplie, jÕespre (Madame) que vous excuserez mon crime & avouerez qu'il est impossible de vous voir sans vous aimer. Le doux espoir qui me console en mon martyre & qui me promet que votre beau jugement louera plut™t mon Žlection qu'il ne condamnera ma passion, me fait avoir recours ˆ votre gr‰ce, sans laquelle il m'est autant possible de vivre qu'il est aisŽ de conserver sa libertŽ devant la plus belle chose du monde. Ma mort & ma vie ne dŽpendent que de vous.

Cilandre eut moyen de faire tenir cette lettre ˆ sa Ma”tresse par le moyen de son H™tesse ˆ qui il avait dŽjˆ dŽcouvert sa passion, & laquelle, comme voisine, connaissait non seulement Calamite mais parlait souvent ˆ elle familirement. Cette belle Bourgeoise se rendait, au commencement, difficile aux assauts de cet Amoureux afin de l'allumer davantage de son amour ; & cependant, elle-mme bržlait toute dans son ‰me. Enfin, aprs beaucoup de messages & de paroles que les bornes de mon Histoire ne sauraient contenir, les deux Amants se voient & cueillent les fruits de leurs dŽsirs. Ces fruits leur sont en ce commencement si dŽlicieux que pour eux ils ne se soucient dŽsormais de la gloire du Ciel qu'ils jugent tre moindre que leur fŽlicitŽ.

Mais, comme telles douceurs ne sont jamais sans amertume, tandis qu'ils se perdent en leurs folies, Corneille prend garde aux privautŽs que sa femme donne ˆ ce jeune homme. Il le trouve souvent chez lui &, nŽanmoins, la libertŽ de la France, le voisinage, & la fidŽlitŽ que sa femme lui avait toujours auparavant gardŽe, ne le portent pas du tout ˆ la jalousie.

Si est-ce qu'aprs avait longtemps supportŽ toutes ces faons de faire, il croit qu'il y va de son honneur, que cet homme parle ˆ toute heure avec sa femme, qu'il la mne sous le bras ˆ la promenade, & qu'elle le reoive avec tant de familiaritŽ. C'est pourquoi il lui en fait une petite rŽprimande, la prche de bonne renommŽes & la conjure de vivre d'autre sorte. Elle, qui voit son mari prendre de l'ombrage contre son naturel, se met en colre &, en pleurant, lui tient ce discours : D'o vous vient (dit-elle) ce soudain caprice ? M'avez-vous donc en rŽputation d'une femme dŽbauchŽe ? N'tes-vous pas vous-mme celui qui m'avez toujours permis de voir toutes sortes d'honntes compagnies ? Avez-vous remarquŽ jamais en moi aucun trait qui vous doive justement pousser ˆ faire un mauvais jugement de moi ? Ne savez-vous pas que si jÕeusse voulu fouler aux pieds mon honneur, jÕavais moyen de passer mon temps avec telles personnes que, pour leur grandeur, vous n'auriez osŽ regarder, tant s'en faut que vous eussiez usŽ d'un tel langage ? ïtez, je vous supplie, de votre tte ces nouvelles impressions & croyez que toutes les privautŽs que les hommes ont avec moi, sont autant de remparts pour vous conserver toujours ce que la Loi de Dieu ne permet pas que je viole. Ainsi parlait Calamite ˆ son Mari, qui ne sut pour lors que rŽpondre ˆ ces belles raisons. Il se rŽsolut ˆ passer dŽsormais le reste de ses jours sans se mettre plus en peine de la manire de vivre de sa femme. Aussi, ces Adultres vogurent quelques mois depuis sur une mer sans orage. Si leur impudence n'ežt ŽtŽ extrme, jamais ce mari n'ežt troublŽ le calme de leurs folles amours. Mais ils passrent tellement les limites de la modestie que, ds lors, ils le faisaient ˆ porte ouverte. Tout le monde s'en scandalisait & chacun s'Žtonnait de la patience d'un si bon homme.

Tandis que ces dŽshonntes frŽquentations continuent, il arrive un jour que Corneille, en revenant de la ville & entrant dans son logis, surprend Cilandre qui suait avec ses lvres le miel de la bouche de sa femme assise en une chaire ˆ la basse-cour de son logis. Ce fut alors que la jalousie commena de s'allumer plus que jamais & qu'il entra en un excs de colre. Il s'approcha de sa femme &, en prŽsence de Cilandre, lui bailla un grand soufflet. Aprs, il s'adressa ˆ l'Adultre & lui dit qu'il vid‰t promptement de sa maison & lui dŽfendit, s'il Žtait sage, d'y mettre plus de sa vie le pied.

Ceux qui se plongent ordinairement dans de pareilles dŽlices & qui tout ˆ coup en sont privŽs, jugeront de l'ennui que cette dŽfense leur apporta. Elle fut encore plus f‰cheuse ˆ Calamite, laquelle se voyant bannie de ses folles amours, & se reprŽsentant ˆ toute heure le coup qu'elle avait reu, Žtait toute transportŽe de rage. Ce n'Žtaient que soupirs, que larmes, & qu'injures qu'elle vomissait contre son mari. Donc (disait-elle), cruel que tu es, as-tu bien le courage de me traiter avec tant d'indignitŽ ? Tu me veux donc forcer ˆ vivre en Capucine, toi qui m'as ouvert autrefois le chemin de la libertŽ ? N'est-ce pas le vrai moyen de devenir en effet ce que tu es de nom, si jÕŽtais moins soigneuse de la crainte de Dieu que tu n'es de ton honneur ? Plusieurs semblables discours profŽrait cette belle & fausse femme, capable de renverser toute la coulpe sur son mari, s'il n'ežt dŽjˆ reconnu que ses actions Žtaient plus frauduleuses que celles d'un vieil renard. Aussi il lui coupa court & lui dit que, si jamais elle parlait ni en bien ni en mal ˆ cet homme, il lui apprendrait le pouvoir qu'il avait sur lui.

Cependant que ces Amoureux n'ont pas la licence de se voir avec tant de privautŽ qu'auparavant, ils se visitent par lettres, & se donnent des assignations o ils se rendent sans tre aperus, quelques espions que le Mari mette en campagne. C'est un abus que de s'ingŽrer de garder des femmes qui ont envie de mal faire. Quand leurs Maris auraient autant d'yeux que de cheveux, ils ne sauraient pourtant Žviter leur trahison. Calamite trompe si bien tous les aguets de Corneille qu'elle voit Cilandre & se moque de tous ses soins & de toutes ses veilles. NŽanmoins, elle ne laisse pourtant de se plaindre de cette contrainte ˆ son Ami qui, prenant l'occasion aux cheveux & ayant dŽjˆ pensŽ au moyen d'exŽcuter une sanglante & dŽtestable rŽsolution qu'il avait prise, commence de reprŽsenter ˆ Calamite l'amour extrme qu'il lui porte. Il accuse le Ciel de ce qu'un autre a la possession entire d'une chose que son destin lui aurait acquise, s'il ežt ŽtŽ si heureux que d'en avoir eu plut™t la connaissance. Il lui met encore devant les yeux la profession qu'il fait, & comme il est prt d'avoir un office en la Chambre des Comptes. Au contraire, il lui dŽpeint la rigueur de son mari, sa basse condition & le peu d'expŽrience qu'il avait aux affaires du monde, qui le rendent toujours indigne d'une charge honorable, quelques moyens qu'il possde. Et enfin, il lui dit qu'elle n'aura jamais, ni honneur avec un tel homme puisqu'il ne peut tre plus qu'il est, ni contentement puisque la jalousie a perdu sa raison.

Calamite, chatouillŽe de toutes ces belles paroles, rŽpond ˆ son Amoureux qu'elle est bien f‰chŽe de sa mauvaise fortune ; qu'elle n'en accuse pas moins ˆ toute heure les Astres, comme complices de son malheur ; & que, s'il y avait moyen de dŽlier une si f‰cheuse cha”ne, tout son souhait ne serait jamais autre que de vivre & de mourir avec lui. Cilandre lui repart que cela Žtait si aisŽ, pourvu qu'elle s'y voulut rŽsoudre, qu'il ne trouvait rien de plus facile. Sur cela, aprs avoir premirement soupirŽ pour la captivitŽ o elle Žtait dŽtenue, afin de l'induire mieux au consentement d'une exŽcrable mŽchancetŽ, il lui ouvrit la voie pour faire mourir son Mari, & lui allŽgua que le plaisir & la fŽlicitŽ de leur vie ne dŽpendait que de la fin de son Epoux. Calamite avait, au commencement, de l'horreur ˆ se rŽsoudre ˆ cette sanglante procŽdure, mais l'excs de son amour, la jalousie de son mari, & l'imagination d'une plus que vaine & plus que folle vanitŽ, eurent tant de force que cette maudite femme se laisse emporter, & sŽduire ˆ ces allchements. Une fois, ils voulaient que le poison en f”t l'office ; mais, puis aprs, Cilandre prit un autre dessein dont il vint ˆ bout, comme je vous rŽciterai maintenant.

Aprs que cet exŽcrable jeune homme, non content de souiller la couche d'autrui, eut pris congŽ de sa Ma”tresse pour venir ˆ bout d'un forfait que Dieu ne laisse jamais impuni, suivant que les exemples ordinaires le tŽmoignent, il eut moyen de parler ˆ deux soldats qui allaient en Flandres o, pour lors, le valeureux Comte Maurice bornait & arrtait la fortune de ceux qui donnrent tant de traverses ˆ notre grand Roy. Et comme on ne manque jamais d'Arsacides & de dŽsespŽrŽs, il ne fut gure malaisŽ ˆ Cilandre de les gagner par argent & de les induire ˆ mettre ˆ mort Corneille.

Il avait accoutumŽ de s'aller souvent promener sur un petit cheval en une sienne maison, ŽloignŽe de quelques deux petites lieues de la ville. Et toujours quand il y allait, il partait de bon matin & puis revenait sur le soir. Ces deux meurtriers, accompagnŽs du cruel Cilandre qui avait eu avis de Calamite que son mari irait le lendemain aux champs, se cachrent en un Žtroit passage & ne manqurent pas de donner la mort au malheureux Corneille. Aprs qu'ils eurent rŽpandu le sang de l'innocent qui crie dŽjˆ vengeance & de qui le Ciel saura bien faire rendre compte ˆ ceux qui en ont empourprŽ la terre, ils prirent le corps & le tra”nrent hors du chemin dans un fossŽ, & puis firent payer incontinent ˆ Cilandre cinquante Žcus qu'il leur avait promis. Ayant touchŽ cette somme, ils lui demandrent o est-ce qu'il faisait dessein d'aller. Cilandre leur dit qu'il voulait retourner ˆ Paris: Et nous (repart l'un des autres) allons gagner le Pays-Bas, tandis que vous t‰chez de monter sur un Žchafaud. Ce disant, lui & son compagnon s'Žcartent lŽgrement, pendant que Cilandre prend un autre chemin & revient ˆ la ville.

Ce meurtre ne demeura gure sans tre dŽcouvert. Quelques uns ayant aperu du sang en ce passage, regardŽ d'un c™tŽ & d'autre, & trouvŽ encore des traces rouges, firent une si soigneuse recherche qu'enfin ils trouvrent un corps tout souillŽ de sang & de poussire, & privŽ de vie. Le bruit vole promptement par toutes les demeures prochaines. Entre plusieurs personnes qui s'assemblent ˆ l'entour de ce corps, un homme le reconna”t. Soudain, il court ˆ Paris, & en porte la nouvelle ˆ sa femme qui se jette incontinent ˆ terre, arrache ses blonds cheveux, outrage son beau visage, & plombe de coups son sein d'ivoire : O Dieu (disait-elle) mon cher Corneille, quelle influence malheureuse me vient priver d'un si bon & si cher mari ? Quel pŽchŽ ai-je commis qui mŽrite une telle rigueur ? HŽlas ! que dois-je faire dŽsormais, ou plut™t que puis-je faire, ayant perdu celui sans lequel il m'est impossible de vivre? Si au moins jÕavais ce contentement d'apprendre ton meurtrier, la vengeance que je ferais exercer sur son corps allŽgerait peut tre le coup que je viens de recevoir pour un tel dŽsastre, & je m'en irais plus contente te trouver en l'autre monde, soit que tu fasses dŽjˆ ta demeure dans le Ciel, ou aux campagnes ElysŽes. Ha! Parque inique & cruelle, qui me ravis tout mon bien, pourquoi n'as-tu permis que le cruel Assassin de mon repos, n'ait achevŽ entirement l'homicide ? Ne savais-tu pas que nos jours Žtaient indivisibles, & qu'il fallait couper Žgalement la trame de l'un & de l'autre ? Mais, si tu l'as fait pour me donner plus de tourment, par le moyen de la malheureuse vie que tu me laisses, tu te trompes bien fort, puisqu'un jour, qu'une heure, ni un moment, ne sont pas capables de me retenir en cette misre. Achevant ses plaintes, l'on ežt dit qu'elle Žtait poussŽe de tant de fureur & de rage, qu'elle se voulait donner d'un couteau au travers du corps. Tous ses domestiques la retiennent, & les voisins qui arrivent au secours ont bien de la peine ˆ la coucher dans le lit o elle contrefait si bien la dolente, qu'ˆ la voir en cette action, on l'ežt prise pour l'image de lÕennui mme.

Mais, cependant, toutes ces larmes de Crocodile ne sont pas suffisantes de tromper le Lieutenant Criminel qui se transporte en son logis. Ce Magistrat, sage, prudent, & bien avisŽ, s'il y en ežt jamais au monde, ayant dŽjˆ sourdement appris quelque chose des amours de Calamite & de Cilandre, & puis considŽrant tant de faons de faire, & tant de larmes, & oyant tant de plaintes & tant de regrets inutiles, ne doute nullement qu'elle & son amoureux n'aient commis ce meurtre. Cependant, pour le dŽcouvrir aisŽment, il s'approche du lit de Calamite, & s'Žtant assis en une chaire, il lui tient ce langage :

Madame, la compassion que jÕai de votre malheur m'a fait venir ici. Je n'y viens pas afin de vous consoler sur la mort de votre mari, mais plut™t pour vous assister de mon conseil sur une accusation que le procureur du Roy va former contre vous. L'on vous accuse d'avoir vous-mme ŽtŽ l'auteur du meurtre, en y sollicitant ceux qui l'ont exŽcutŽ. Pensez de bonne heure ˆ vos affaires &, si vous tes un des complices, regardez promptement ˆ ce que vous voulez que je fasse pour vous. Je porterais un regret Žternel dans mon ‰me si une telle BeautŽ recevait un affront.

Qui ežt considŽrŽ alors Calamite, ežt bien remarquŽ des mouvements contraires en son ‰me, par les signes diffŽrents qui paraissent en son visage. Elle p‰lissait maintenant, & puis rougissait ˆ l'instant mme. La parole qu'elle voulait profŽrer pour rŽpondre se confondait dans sa bouche, & ne pouvait nullement tre exprimŽe. Toutefois, elle commena ˆ crier & ˆ se plaindre plus haut qu'elle n'avait point encore fait, & ˆ contrefaire plus affligŽe personne qui fut jamais. On ežt pu la comparer ˆ la forcenŽe HŽcube qui fut changŽe en rage lorsqu'elle aperu, sur les bords de la mer, le corps de son fils Polydore. Ces plaintes, ni ces cris n'abusent pas pourtant ce sage Magistrat. Quand il voit les mouvements de cette femme, il poursuit son discours en ces termes :

JÕemploie tout ce que je puis pour vous sauver, & vous ne t‰chez qu'ˆ vous perdre. Je m'efforce de vous tirer en un port de salut, & vous mettez la voile au vent contraire qui vous menace de naufrage. Je plains votre condition, indigne d'une si rare & si parfaite crŽature. Le Ciel vous devait tre plus favorable en l'Žlection que vous avez faite d'une personne qui sera le sujet de votre perte si vous n'y prenez garde. Enfin pour vous le dire en un mot, jÕai pris Cilandre, sur un avis qu'on m'a donnŽ. A peine a-t-il comparu devant moi qu'il s'est jetŽ ˆ genoux, m'a contŽ l'histoire de vos amours, & m'a appris que vous avez fait tuer votre Mari par des hommes que vous avez pratiquŽs pour en faire l'exŽcution. Vous savez ce qui est du devoir de ma charge. Je serai contraint de me saisir de votre personne, & de vous mener dans un lieu d'o l'on ne sort pas quand on veut, en telles prŽventions. Songez donc, vous dis-je encore, ˆ vos affaires pendant qu'on y peut apporter du remde. Lorsque le mal se sera rendu incurable, il ne sera pas temps de recourir au MŽdecin.

 Comme les neiges & les torrents glacŽs se fondent soudainement aux vents tides du Midi, ainsi le cÏur de Calamite, obstinŽ en sa dissimulation, commena de s'ouvrir & de se fondre, sit™t que le Lieutenant Criminel eut profŽrŽ ces dernires paroles.

Est-il-possible (dit alors l'imprudente) que ce malheureux ait tenu un tel discours ? Ha! le mŽchant, c'est lui-mme qui, non content de m'avoir sŽduite par ses douces paroles, a t‰chŽ encore de m'induire ˆ consentir ˆ la mort de mon Mari. JÕai fait tout ce que jÕai pu pour le distraire de ce dessein, & il n'a jamais voulu croire aux persuasions que jÕemployais pour l'en dŽtourner.

J'ai toujours en moi-mme (repart le Magistrat) fait ce jugement de vous. Je n'ai jamais cru qu'une beautŽ si rare fut accompagnŽe de tant de cruautŽ. NŽanmoins, habillez-vous, Madame. Il faut que vous souteniez ˆ Cilandre ce que vous venez de dire, afin que vous soyez dŽchargŽe de ce crime que l'on vous pourrait autrement imputer.

Voilˆ comme Calamite se prit elle mme par ses propres paroles. Un Greffier Žcrivit cependant toute cette procŽdure, & les discours qu'elle avait l‰chŽs lui servirent dŽjˆ de condamnation. Tandis, le Lieutenant Criminel qui avait dŽjˆ posŽ en sentinelles des sergents au devant du logis de Cilandre o il Žtait pour lors, dŽpche un des siens, avec commandement de le prendre & de le mettre dans le Ch‰telet. Et au lieu de mener Calamite en son logis ainsi qu'il lui avait promis, il la fit pareillement enfermer dans une prison obscure o nous la laisserons penser ˆ ses pŽchŽs & pleurer son crime dŽtestable, & rŽciterons ce qu'on fit de son adultre.

Le bruit de la mort de Corneille s'Žtant Žpandu par la ville, ensemble de la capture des deux coupables, tout le monde criait qu'on en devait faire une punition exemplaire. Ce mari Žtait si homme de bien qu'il Žtait aimŽ de chacun, & l'ingratitude de cette femme se reprŽsentant aux yeux du peuple, il ežt sans doute bient™t pratiquŽ sur elle la loi de Mo•se, s'il l'ežt eue en son pouvoir, sans attendre qu'un Bourreau y mit la main. Cilandre est cependant ou•, & puis confrontŽ ˆ Calamite, qui s'Žtant dŽjˆ avisŽe qu'elle avait trop lŽgrement parlŽ, voulait se dŽdire de ce qu'elle avait avouŽ. Mais Cilandre d'autre part, sans attendre par la voie de la question ordinaire ou extraordinaire d'tre forcŽ ˆ confesser le dŽlit, publia devant tous son crime dŽtestable ; & protesta que lui seul l'avait prŽmŽditŽ & exŽcutŽ, & que Calamite n'en Žtait aucunement coupable ; si bien que c'Žtait sur lui que la justice devait exercer sa rigueur, & qu'elle devait tre Žlargie.

Comme cette femme l'ou•t parler de la sorte, autrement que le Lieutenant Criminel ne lui avait figurŽ, alors, connaissant qu'elle avait ŽtŽ surprise, elle se mit ˆ l'interrompre & ˆ tenir ce langage : Ce malheureux (disait-elle), pour me sauver, veut perdre la vie. Que l'on n'ajoute point de foi ˆ ses paroles ! Elles sont toutes fausses mensongres. C'est moi-mme, qui ai induit deux soldats ˆ couper la gorge ˆ mon mari, parce qu'il me traitait indignement. Si jÕai mal fait, c'est de moi seule que la punition se doit faire, non de ce jeune homme qui, poussŽ de quelque bienveillance qu'il me porte, ne se soucie de perdre l'honneur la vie & son ‰me propre, en avouant un crime que jÕai commis.

Elle voulait poursuivre mais elle Žtait pareillement interrompue de son Amoureux qui suppliait les Juges de ne vouloir point avoir Žgard ˆ une femme privŽe de son bon sens ; que l'altŽration de son ‰me pouvait clairement para”tre ˆ son visage ; & puis (disait-il), l'apprŽhension de se voir ici devant des Juges, rencontrant un cerveau lŽger, n'est que trop capable pour lui brouiller la cervelle.

Jamais Oreste & Pylade ne souhaitrent avec tant de passion de mourir, pourvu que chacun pžt sauver la vie ˆ son ami, que ces deux personnes Žtaient ardentes ˆ dŽcharger chacune son complice. Mais la Cour de ce grand, de ce juste, & de cet avisŽ parlement qui avait voulu prendre la connaissance d'un fait si extraordinaire, n'eut pas tant de peine ˆ juger de cette cause qu'eut le Roy Thoas ˆ conna”tre qui des deux Žtait Oreste. Cet Auguste SŽnat ayant rendu plus claires que le jour toutes ces fuites & ces dŽguisements, condamna Cilandre ˆ tre rompu tout vif sur une roue, & Calamite ˆ tre pendue & ŽtranglŽe.

Juste jugement, puisqu'il Žtait raisonnable que celui qui avait brisŽ toutes les Lois Divines & Humaines, & qui, non content d'abuser de la femme de son prochain & d'aller brave ˆ ses dŽpens, lui avait encore fait perdre la vie par la plus dŽtestable trahison que l'on puisse imaginer, fžt brisŽ & rompu lui-mme, ˆ la vue de tant de peuple qu'il avait scandalisŽ. La raison voulait aussi que cette belle cause qui produisait tant d'effets vilains & abominables, fut flŽtrie par un inf‰me spectacle, avant mme que l'air lui servit de monument, & qu'une corde la rendit jouet des vents & de la pluie.

Il y eut plusieurs Grands de la Cour qui osrent importuner sa MajestŽ pour le salut de la vie de cette femme, non moins belle qu'exŽcrable. Mais notre grand Monarque ˆ qui les homicides commis en trahison Žtaient mortellement odieux, ne voulut jamais prter l'oreille ˆ cette gr‰ce.

Ce fut ˆ la place Maubert o l'exŽcution en fut faite. Jamais on ne vit une telle foule de toutes sortes de personnes. La beautŽ de Calamite & la curiositŽ de voir quelle fin cette Belle tŽmoignerait, y attirait tout le monde. Toute la place Žtait toute pleine de gens. Mille Žchafauds en Žtaient remplis, & les fentres & les couvertures des maisons n'Žtaient pas capables de contenir tant de personnes. Les deux criminels furent menŽs dans une mme charrette, l'un d'un c™tŽ & l'autre de l'autre. Calamite fut la premire qui fut tra”nŽe au supplice. Les regrets que faisait retentir cette folle, eussent ŽtŽ capables d'Žmouvoir les Ours, les Lions, & les Tigres, & d'arrter de pitiŽ la course du Soleil s'ils eussent ŽtŽ employŽs pour une juste cause. Je les insŽrerais ici, s'ils mŽritaient d'y tre. Mais, puisque toutes ses plaintes n'Žtaient fondŽes que sur la folie de ses amours que jÕaccuse & que je ne dŽfends pas, je les passe sous silence. Lorsqu'elle eut fini misŽrablement ses jours par un inf‰me licol, son Amoureux monta sur le Thމtre, o il fit para”tre beaucoup de contrition & de repentance. Aprs avoir ŽtŽ brisŽ bras & jambes, on le laissa vivre tout ce qui restait de jour &, sur la minuit, on l'Žtrangla.

Or, comme il y a des Esprits d'Žtrange humeur & des hommes qui se plaisent ˆ flatter le vice & faire honte ˆ la vertu, il y eut quelqu'un qui fit ˆ la vŽritŽ de beaux vers, mais nŽanmoins indignes de voir la lumire du jour puisqu'ils sont composŽs ˆ la louange de ces deux cruels Adultres & ˆ la gloire de leurs amours abominables. Un autre y fit rŽponse, & parce qu'ils sont assez bons & remplis de piŽtŽ, j'ai jugŽ qu'il Žtait fort ˆ propos de les donner ˆ la postŽritŽ.

 

LA CALAMITƒ DE CALAMITE ÑSTANCES.

 

CE n'est pas une Muse, ains une Maquerelle

Qui dŽplore le sort des funestes Amans,

Dont les crimes punis par une main bourrelle

Ont bien plus mŽritŽ que reu de tourments.

 

Il ne suffisait pas ˆ ces ‰mes perfides

De violer d'Hymen, le serment & le lit,

Si pour gagner encor le titre d'homicides

Elles n'eussent comblŽ d'un meurtre ce dŽlit.

 

Malheureux notre sicle, o les Diables sont Anges,

Fallait-il que le vice en vertu se tourn‰t ?

Les fallait-il nommer par excs de louanges

Martyrs de l'Adultre & de l'Assassinat ?

 

Doit-on nommer Amours les furieuses rages,

Qui sur tels fondements b‰tissent leur bonheur:

Quand l'aveugle dŽsir qui pousse leurs courage

Leur fait aimer la honte, & trahir leur honneur?

 

Croyons plut™t qu'Amour dont la sainte puissance

Concilia jadis les ElŽments divers,

S'offense extrmement quand il a connaissance

Qu'on profane son nom que l'on donne aux pervers.

 

Que vains sont les regrets de cette beautŽ vaine.

Qui mme se flŽtrit avant que le cordeau

Eut fermŽ le passage au vent de son haleine,

Et que l'air lui servit seulement de tombeau

 

Car Žtant vive encor il Žtait raisonnable

Que pour mieux expier les maux qu'elle avait faits

Elle v”t effacer la cause abominable,

Qui, belle, produisait tant de sales effets.

 

Et celui qui honnit la couche conjugale

D'un que jusquÕˆ la mort il a fait aguetter,

Devait tre brisŽ, puisque fier Cannibale

Il brisa tant de lois qu'il devait respecter.

 

Le Soleil ennuyŽ de prter sa lumire,

A des corps si pollus s'Žclipsant tristement

Ne voulut redonner sa clartŽ coutumire

Que pour nous faire voir leur juste ch‰timent.

 

Toi qui pour les priser en astres les transformes,

Engouffre-les plut™t dans le fleuve oublieux,

Car voulant relever leurs crimes plus Žnormes,

Tu les vas retrainant au supplice odieux:

 

Et souhaite en ton cÏur qu'en son tr™ne Suprme,

Le Juge Souverain des Vivants & des Morts,

En changeant sa Justice en sa clŽmence extrme

Traite plus doucement leurs ‰mes que leurs corps.

 

J'achevais cette Histoire lorsque le bruit de la guerre remplissait de frayeur les plus gens de bien, qui apprŽhendaient les horreurs de nos calamitŽs passŽes. La Sage Marie, de qui les actions ont toujours le Soleil pour tŽmoin & ˆ qui la France est non moins obligŽe de sa conservation, que Sa MajestŽ est redevable au Ciel qui l'a rendue la plus belle & la plus vertueuse Princesse du monde, t‰chait par toutes sortes d'accords d'Žteindre les Žtincelles d'un si dangereux embrasement.

Toutes ces rumeurs, toutes ces allumettes de sŽdition, & tous ces Žcrits pernicieux & dignes de ch‰timent que l'on publiait dŽbauchrent ma plume, & amusrent mon esprit, assez curieux de lui-mme ˆ lire les raisons des uns & des autres. Je croyais, au commencement, que le discours Žtait conforme au titre. Mais, ayant vu que la plupart de ces libelles ne tend qu'ˆ la sŽdition, je supplie celui qui maintient les puissances souveraines qu'il dŽtourne de notre chef les malheurs qui nous menacent, & que, si je dois continuer cet ouvrage, les funestes Aventures du passŽ m'en fournissent la matire, & non celles qui pourraient bient™t succŽder si nous sortons des bornes que le devoir & la raison nous ont prescrites.

Commentaire

Canard : Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite dÕAuge. Sur lÕassassin [sic] commis par J. Jumeau, sur Claude Antoine son mary. O repentante de son adultere, demande pardon ˆ Dieu, et exhorte les femmes ˆ aymer leurs marys. Executez ˆ Paris (Lyon, Fleury Durand, 1600, 22 p)

 

FIN

Appendice 1 : Supplice d'un frre et sÏur dŽcapitŽs en Grve pour adultre et inceste

A Paris, chez Philippes du PrŽ, Imprimeur libraire jurŽ en l'UniversitŽ de Paris, demeurant rue des Amandiers, ˆ l'enseigne de la VŽritŽ. 1604 (12 pages)

 

Il n'y a ordure qui tant provoque l'ire de Dieu et qui attire tant cruelles suites de vengeances que l'Adultre, auquel le lŽgislateur divin a Žtabli peine de lapidation, outre les eaux de jalousie ; et les pa•ens mmes l'ont eu en tel horreur que, pour une HŽlne, les GrŽgeois [Grecs] aprs un sige opini‰trŽ dix ans ont ruinŽ la florissante Troie et, pour une Lucrce et une Virginie, les gŽnŽreux Romains s'en sont soulevŽs et en ont changŽ deux fois d'Žtat et depuis, leurs empereurs y ont ordonnŽ des rigoureuse punitions, ˆ la conservation des familles de l'honntetŽ publique ; et toutefois il n'y en a point de plus commun dŽlit et dont il semble qu'on fasse moins de compte que celui-ci en notre France o la loi Julie [lex Julia] dort trop longtemps, ce dit-on, o le sicle est si corrompu que la jeunesse, s'y plongeant, pense que ce ne soit autre chose que tours d'habiles hommes et galantes femmes. Pour y remŽdier l'assemblŽe des Etats d'OrlŽans en toutes les chambres avait suppliŽ sa MajestŽ d'en faire une ordonnance que tous deux fussent punis de peine capitale, comme telle peine a lieu en la coutume de Bretagne et autres pays qui ressentent encor leur vieux Gaulois. Mais, ˆ la revue des cahiers, cet article y fut rayŽ pour le respect des femmes par un grand justicier, sur ce qu'il voulait qu'on trait‰t plus doucement ce sexe fragile auquel les hommes dressent perpŽtuellement des embžches ; et toutefois, c'est une question non encor dŽcidŽe, lequel des deux donne plus de sujet et d'occasion au mal, vu que tant de parures, dorures, perles, boutons, passements, clinquants, Žchiquetures, nouvelles faons d'habits, fraises ˆ gorge ouverte, fards, poudres, frisures et artifices, Ïillades, caresses, chants et mignardises dont elles usent, ce sont toiles et pantires [filets] o elles s'essaient d'attraper les plus oisives.

C'est honte que des rŽpubliques qui se disent chrŽtiennes soient si mal policŽes ou plut™t si dŽformŽes et que, faute de rŽformation de mÏurs, on voie qu'un pŽchŽ comme un ab”me en attire d'autres, car nous avons vu en un an cinq femmes ribaudes mariŽes qui ont ŽtŽ condamnŽes ˆ mort pour avoir attentŽ ˆ la personne de leurs maris par poison ou par le fer, et on en est venu jusqu'ˆ telle horreur qu'ils se sont trouvŽs deux couples d'incestes signalŽs contumŽlienx [gravement contraires] au sang et ˆ la nature : dont l'un, fuyant et tra”nant son lien, n'a pas ŽchappŽ ˆ la justice divine ; l'autre a servi d'exemple et de montre piteux [d'exhibition pitoyable] pour leur grand beautŽ et jeunesse, lui n'ayant atteint que le 21 et elle le 17 de son ‰ge.

 

Je pardonnerai au nom de ce Caunus (Caunos) et de cette Biblis (Byblis), ou plut™t de cette CanacŽ et MacarŽ, pour n'offenser la famille noble dont tous deux Žtaient issus en la basse Normandie ; le pre, gentilhomme d'honneur et craignant Dieu, avait destinŽ ce sien cadet ˆ l'Eglise et l'avait fait pourvoir de bŽnŽfices mais lui, n'y ayant le cÏur et n'en trouvant rien de si bon que le revenu, au lieu de s'habiller clŽricalement, il portait ordinairement l'ŽpŽe, se vtait de soie et de couleurs, s'adonnait ˆ ses plaisirs jusqu'ˆ avoir engrossi une jeune fille & bourgeoise de Paris sous promesse de mariage, laquelle il abandonna & s'en retourna en son pays o d'abord il vit sa sÏur d'un Ïil impudique, puis fit tant qu'il la dŽtourna de l'amitiŽ de son mari, sous prŽtexte d'inŽgalitŽ d'‰ge et de qualitŽ ˆ cause de l'Žtat de receveur des tailles qu'il exerait ; quoi que ce soit, sans avoir Žgard que jˆ elle Žtait mre de deux enfants, il la dŽbaucha et emmena de sa couche maritale et, l'aimant autrement que frre ne doit aimer sa sÏur, il en abusa, la promenant ˆ et lˆ sous noms dŽguisŽs jusqu'ˆ ce que Dieu qui n'a voulu laisser longtemps cachŽe et impunie une si dŽtestable mŽchancetŽ en a donnŽ quelques indices par l'enflure du ventre de la damoiselle.

Dieu dŽtourne les sinistres desseins tout au rebours, car ils s'acheminrent ˆ Paris, pensant s'y bien cacher en cette grand fort. Mais ils y furent dŽcouverts par la vigilance de cet Argus et souponneux mari qui les fit aussit™t mettre, l'un s prisons du grand Chatelet, l'autre du For-l'ƒvque o l'interrogatoire leur est prŽsentŽ par le juge criminel ; dont le frre veut dŽcliner, se disant clerc bŽnŽficiŽ, dŽniant tout le reste ; et elle reconna”t y avoir un an qu'elle n'avait vu son mari. Toutefois elle est visitŽe par matrones jurŽes qui par l'inspection la rapportent enceinte et proche de son terme qu'il a fallu attendre quelques mois jusqu'ˆ la naissance de l'enfant, lequel ne pouvant donner ˆ son mari elle en a voulu charger tel qui en Žtait du tout innocent.

On dit qu'il n'y a point de plus fort lien que celui qui est tramŽ et tissu de la main du diable. Il ne chalait [n'importait] ˆ la prisonnire de ce qu'il adv”nt, pourvu qu'elle sauv‰t son frre. Mais, si, profitait-elle encor de cette menterie car, n'Žtant convaincue que d'adultre, elle s'assurait tre quitte pour tre corrigŽe par les mains du bourreau, puis rasŽe et recluse en un monastre d'o elle avait espŽrance de sortir dans un ou deux ans, flŽchissant le cÏur d'un mari en la mme sorte que Messaline voulut conjurer son Claude par l'enfance de leurs gages communs, Britannie et Octavie.

Punition des ribaudes mariŽes de ce temps extraite de la pratique d'une authentique [si qua mulier], par laquelle un mari qui n'a point failli est quelque fois plus grivement puni que celle qui s'est forfaite en son honneur, car lui qui n'est point coupable se trouve exposŽ ˆ la risŽe des hommes de pervers jugement et est contraint passer le reste de ses jours en cŽlibat et solitude, si mieux il n'aime retirer prs de soi celle dont il se doit donner garde, Žtant la prŽsomption telle que, d'adultre, on tombe facilement en vŽnŽfice [empoisonnement par sorcellerie]. Que si cette authentique trop douce Žtait abrogŽe par un Ždit gŽnŽral & rigoureux qui arrt‰t le cours de cette maladie si frŽquente et si contagieuse, cela retiendrait les maris offensŽs de ne prendre vengeance par leurs mains comme il est advenu depuis peu ˆ quelques seigneurs d'importance, ains de l'attendre de ceux que le roi a constituŽs en sa place, sur leur vies et bien de ses sujets.

Or quoique l'honneur d'un homme de bien ne dŽpende pas des sales comportements d'une coureuse, si est-ce que le mari a pensŽ qu'il y allait de son honneur et de la sžretŽ de sa personne [de] parachever son accusation contre ces incestueux qui, par le premier juge, ont ŽtŽ condamnŽs ˆ la question & torture dont le procs ežt pu tre g‰tŽ et les indices purgŽs en cas qu'ils n'y eussent rien confessŽ. Mais le mari et le sieur procureur gŽnŽral du Roy joint avec lui en appelrent comme on dit a minima en Parlement, lequel aprs en avoir tout vu [et] mžrement dŽlibŽrŽ, comme Dieu descend par son saint Esprit au milieu des bons juges qui l'invoquent, la Cour par son arrt a mis au nŽant les appellations et sentence dont Žtait appelŽ et en Žmendant [corrigeant], les a dŽclarŽs suffisamment atteints et convaincus des crimes d'Adultre et inceste, pour rŽparation desquels les a condamnŽs ˆ avoir les ttes tranchŽes sur un Žchafaud pour cet effet dressŽ en la place de Grve.

A la prononciation qui leur en fut faite le mardi deuxime de ce mois de dŽcembre mil six cent trois en la Chapelle de la conciergerie, l'un et l'autre s'Žcrirent qu'on les faisait mourir ˆ tort. Mais, quand le sieur Fusius docteur du Collge royal de Navarre y fut venu, il y usa en bon pasteur et si vives et poignantes remontrances qu'il pŽnŽtra jusqu'au secret de leurs consciences dont la damoiselle, s'adressant ˆ son frre, lui dit: Mourons, mon frre, nous l'avons bien desservi [mŽritŽ], et prions Dieu qu'il nous fasse merci !

Et ainsi, avec contrition de cÏur & confession de bouche, ils furent rendus participant du sacrement de pŽnitence et aprs ont ŽtŽ conduits en la Charette &, de lˆ, au Thމtre o les assistants leur ont dŽparti leurs prires et la plupart leurs larmes, ˆ si piteux spectacle o leur tendre jeunesse et beautŽ Žmouvaient ˆ pitiŽ les plus durs cÏurs. Mais, d'autre part, l'atrocitŽ de deux crimes si Žnormes tenait chacun en admiration de la sagesse de Messieurs de Parlement, et surtout de la constance et intŽgritŽ de notre bon Roy qui, plusieurs fois suppliŽ et importunŽ de leur donner gr‰ce ou commuer leur peine en une prison entre quatre murs, est demeurŽ ferme en son propos d'en laisser faire son Parlement. Car, ˆ la vŽritŽ, la misŽricorde est toujours biensŽante en un grand Roy, mais il la doit retrancher en deux tels crimes qui crient chacun vengeance devant Dieu, afin que l'impunitŽ n'en apporte une licence.

Le gentilhomme, s'agenouillant sur les ais arrosŽs, dŽgožtant et fumant du sang de sa sÏur, pour expiation, pria son docteur d'aller consoler son pauvre pre ce que lui ayant ŽtŽ promis, sans tre bandŽ, priant Dieu, il vit descendre sur son col le glaive foudroyant qu'il reut avec grand constance.

Le pre non plus pre fut soudain visitŽ et assistŽ en ce double regret et crve-cÏur, se tourmentant le plus de la perte de sa fille pour laquelle seule il s'Žtait restreint ˆ demander misŽricorde, ne l'ayant pu obtenir pour les deux ; et est ˆ espŽrer puisqu'ils sont si bien morts, n'ayant point trouvŽ de salut et merci aux hommes et l'Žtant aller chercher en l'autre monde, qu'ils la trouveront en celui qui est la mme bontŽ & misŽricorde de par le pur sang innocent rŽpandu en l'arbre de la Croix.

Leurs cadavres furent le soir mme par le soin des pres charnel et spirituel inhumŽs au clo”tre Sainte-Catherine-du-Val-des-ƒcoliers, ainsi que le gentilhomme l'avait dŽsirŽ pour tre plus proche de cette fille [de Paris] ˆ qui il confessa avant que mourir avoir promis mariage.

Dieu les a bien regardŽs en pitiŽ par son jugement inscrutable de les avoir tirŽs ˆ soi par une fin ignominieuse mais prŽvue, plut™t que par une subite, comme ces deux que nagure, prs la Croix du Trahoir, un mari, poussŽ d'une douleur et fureur ˆ laquelle nulle loi ne saurait donner bornes, transpera d'un seul coup, les ayant surpris sur le fait, desquels les charognes furent bannies de la terre sainte par le CurŽ de saint Eustachet.

O que la mort de tels pŽcheurs est terrible, et que c'est chose dangereuse et Žpouvantable de tomber vivant s mains de Dieu ! Ainsi, le comte d'Egmont disait ˆ l'Žvque d'Ypres son confesseur, quand on le guida sur l'Žchafaud ˆ Bruxelles la veille de Pentec™te 1568, qu'il rendait gr‰ces ˆ Dieu de ce qu'il lui avait plu l'appeler ˆ sa part, en ce genre de mort tenue pour honteuse vers les hommes mais heureuse pour ceux qui reconnaissant leurs fautes passŽes ont participŽ aux saints sacrements de l'Eglise ; plut™t que s'il fžt mort en la victoire qu'il avait obtenue prs Gravilires 1558 en laquelle, s'il fžt mort soudain, il courait risque de son ‰me pour n'avoir eu le loisir de se confesser de ses pŽchŽs.

Jeunesse oisive, regardez-vous en ce miroir !

Commentaire

Closson, 2019 :...si lÕinceste entre parents et enfants a toujours ŽtŽ un Ç objet dÕhorreur È, lÕinceste adelphique relve dÕune apprŽciation plus ambigu‘ ; reconnu comme fondateur Ð il fallut bien que les enfants dÕAdam et éve sÕunissent entre eux pour donner naissance ˆ lÕhumanitŽ Ð et largement pratiquŽ dans les sociŽtŽs antiques, Žgyptienne et perse en particulier, o naquit le christianisme, il nÕest pas peru par les Pres de lÕƒglise comme opposŽ ˆ la Ç loi naturelle È ; sa prohibition, Žcrit Augustin, relve de la loi religieuse (Ç religione prohibente È)...

Selon le journal de Pierre de LÕEstoile, le pre de Marguerite et Julien de Ravalet aurait pu obtenir la vie pour ses enfants auprs dÕHenri IV, si au crime dÕinceste ne sÕŽtait ajoutŽ celui dÕadultre : Ç Ési la femme nÕežt point ŽtŽ mariŽe il lui ežt volontiers donnŽ sa gr‰ce, mais que lÕŽtant il ne le pouvait È. En revanche Marie de MŽdicis Ç dit au roi quÕil ne devait souffrir une telle abomination en ce royaume È, le mot Ç abomination È renvoyant clairement ici ˆ lÕinceste. Il faut nŽanmoins rappeler quÕun tel procs nÕaurait jamais eu lieu sans lÕacharnement du mari de Marguerite, Jean Lefevre de Haupitois.

Signe supplŽmentaire quÕen 1603, lÕinceste adelphique, bien que contrevenant ˆ la loi religieuse et humaine, nÕest quÕexceptionnellement peru comme relevant de la justice pŽnale, lÕauteur du canard sÕen prend violemment non ˆ lÕinceste, mais ˆ lÕadultre... Le canardier sÕindigne que les femmes adultres puissent si facilement Žchapper ˆ la peine capitale... Le crime premier est donc lÕadultre, mme si lÕinceste est bien peru comme une souillure abominable...

Closson  Marianne, 2019 , "LÕinceste dans les canards : naissance dÕun topos littŽraire ", In: Liebel, Arnould, eds, Canards, occasionnels, ŽphŽmres, CƒRƒdI, Ç Actes de colloques et journŽes dÕŽtude È, n¡ 23

Appendice 2 :deux des quatre histoires ajoutŽes dans l'Ždition 1619

A TRES-HAUT ET TRES-PUISSANT SEIGNEUR,

Messire LOUYS de GOTH, Marquis de Rouillac, Baron de Rochefort, Seigneur des Ch‰tellenies d'Ansan, de Clairac, & de Lihus; Conseiller du Roy en ses Conseils d'Etat & PrivŽ; Gentilhomme de sa Chambre, & Grand-Croix de l'Ordre des Chevaliers de la guerre Sainte.

MONSEIGNEUR,

Comme les Anciens n'avaient point d'asile plus assurŽ que la gloire de leurs MŽcnes pour mettre leurs Žcrits ˆ couvert ; Ainsi, donnant au public ces Histoires, je les garantis de l'envie & de l'injure des ans, sous l'appui favorable de votre nom. J'avoue que je ne vous offre rien de nouveau, puisque la France a produit de notre temps ces Aventures Tragiques & que vous en voyez na”tre tous les jours de plus remarquables aux Royaumes Žtrangers o votre lance couronnŽe d'un prix sans pareil, jointe aux merveilles de votre ŽpŽe, s'exerce ordinairement ˆ combattre les ennemis de l'Eglise : Aussi mon intention n'est autre que de vous tŽmoigner par ce faible ouvrage une partie du service que je vous dois, en attendant que ma plume fasse une Histoire plus ample des lauriers que vous avez dŽjˆ gagnŽs, & de ceux que votre valeur vous promet dans les terres des Infidles. Veuille le Ciel que votre bras victorieux y cueille des Palmes qui ne flŽtrissent jamais, & qu'allant ˆ la guerre Sainte vous en rapportiez autant de victoires, que j'ai de dŽsirs d'tre avouŽ,

MONSEIGNEUR,

     Votre trs-humble & trs-obligŽ serviteur, F. de ROSSET

 

AU LECTEUR

CE que Polybe a remarquŽ parlant de l'Histoire est trs-vŽritable, Lecteur. Elle est, dit-il, la parfaite Academie, o nous apprenons l'Žtat du gouvernement Politique, les volages revolutions des choses du monde, & l'entiere connaissance de nous-mme ; Car il faut avouer que les accidents Tragiques & lamentables sont d'excellentes leons ˆ l'instruction de la vie. Ceux que la nature a fait na”tre avec la moindre inclination aux actions honorables peuvent difficilement voir ou lire les changements des grandes fortunes, & n'apprendre pas qu'ils sont hommes, c'est ˆ dire sujets aux disgr‰ces & aux malheurs. Ainsi la mme loi qui leur dŽfend de sortir hors des bornes de la raison, les oblige ˆ s'instruire par l'exemple d'autrui. Ces Histoires, Lecteur, font advenues de notre temps, & ne doivent rien ˆ celles de l'AntiquitŽ en matire d'admiration. La France en a ŽtŽ le Thމtre; o l'Amour & l'Ambition, principaux Acteurs de la Scne, ont reprŽsentŽ divers personnages.

Or comme d'une mauvaise cause ne peut na”tre un bon effet, cette venimeuse engeance a produit une infinitŽ de ruines en la personne de ceux qui en ont donnŽ le sujet. Il m'a semblŽ ˆ propos d'en dŽguiser les noms, afin de n'affliger leurs familles, puisqu'elles en sont assez affligŽes. Aussi mon dessein n'est pas de publier les hommes pour les rendre dŽshonorŽs, mais bien plut™t de faire para”tre les dŽfauts, afin qu'ils les corrigent eux-mmes. C'est ˆ quoi je rapporte le principal fruit de ces Histoires, que je vous donne, Lecteur, corrigŽes en cette dernier Edition plus exacte que les prŽcŽdentes, & augmentŽes de six [quatre] nouvelles pices, que j'ay Žcrites fidlement; & sans m'Žloigner de la vŽritŽ. Adieu.

1. Des enchantements & sortilges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse, & de sa fin malheureuse.

HISTOIRE I. [dans l'Ždition 1619, chez Chevalier]

 

O MISERABLE condition du sort des Mortels, comparable ˆ la feuille des arbres ou aux plus belles fleurs qui ne vivent qu'un matin & qui meurent en naissant ! que ne devenons-nous sages par tant d'exemples que l'antiquitŽ nous produit & que ne t‰chons-nous de borner nos ambitions ! Faut-il que l'on voie para”tre sur le Thމtre de la Perse certains Etrangers qui, sit™t qu'ils sont ŽlevŽs aux honneurs, deviennent arrogants & insupportables, & ne se soucient pas de profiter, pourvu qu'ils puissent haut monter. Ils veulent pourtant que l'on croie qu'ils sont meilleurs que les autres, parce qu'ils en sont les supŽrieurs. Ils mŽprisent leurs premiers amis & ne connaissent plus ceux qui Žtaient de leur connaissance. Ils dŽtournent la face, lvent le front, ce n'est que faste & qu'insolence. Ils profrent des paroles hautes, & en mŽditent de plus relevŽes. Superbes & importuns, & autant ha•s de tous que d'autres qui par leurs longs & continuels services acquirent la faveur de leur Prince, sont aimables. Aussi, comme leur fortune prodigieuse na”t & cro”t ˆ mme instant, ils passent comme un Žclair & principalement ceux, qui, par des voies obliques & damnables, abusant de l'oreille des personnes que Dieu a Žtablies pour tre ses vivantes images, ne considrent pas que la Fortune renverse ordinairement le plus ŽlevŽ & efface le plus brillant. L'histoire que je vais raconter tŽmoigne la vŽritŽ de mon dire.

 

En l'une des Iles FortunŽes, est une Province la plus dŽlicieuse de l'Orient. Le Soleil qui l'Žclaire Žgalement de toutes ses douze maisons, n'y fait de toute l'annŽe qu'une seule saison. C'est un vrai jardin de dŽlices &, s'il y a au monde quelque trace du Paradis terrestre, c'est sans doute ce bienheureux pays. Lˆ, prit naissance la belle & sage Parthenie. Quiconque, en oyant profŽrer ce nom, n'en a point de connaissance, ignore la clartŽ du Soleil. C'est celle que le grand Alcandre choisit pour digne Žpouse. Celle encore qui a produit ce jeune Sophy qui, en l'‰ge de quinze ans a acquis le titre de Juste & sauvŽ son Etat du plus grand orage que les vents de la fŽlonie aient jamais excitŽ & qui, avant que deux ou trois lustres aient fait leur tour, fera de l'univers une seule Province. Enfin, c'est celle qui, mŽprisant comme Diane le joug d'Hymen, se soumit sous les lois du pre de notre jeune Mars.

L'arc que rŽvre aux bois la plus fire NapŽe,

Ne se pouvant ranger sous l'amoureuse loy,

Que par la plus fameuse, & plus vaillante ŽpŽe.

Qui jamais se fit craindre en la main d'un grand Roy.

 

Lorsque cette divine Parthenie vint recevoir la Couronne du plus fleurissant Royaume du monde, elle avait avec elle une jeune fille qui l'avait servie depuis le berceau. La longueur de temps, jointe ˆ la considŽration que cette Dragontine (ainsi nommons-nous cette Damoiselle) Žtait fille de la mre nourrice de Parthenie, lui avait acquis une grande familiaritŽ envers sa Ma”tresse, de sorte qu'elle parlait ˆ elle, comme ˆ son Žgale.

Dragontine, que je ne puis nommer sans horreur, pour les maux qu'elle a causŽs ˆ celle qui a fait refleurir ce puissant Empire & ˆ laquelle on pourrait donner justement le titre d'Adorable si nous Žtions au temps de l'idol‰trie, Žtait d'une taille mŽdiocre, noire, sche, & d'un esprit qui surpassait le commun. Au reste, si ambitieuse qu'elle ne respirait qu'honneurs & que dignitŽs. Comme Dieu permet quelquefois, pour des raisons qui surpassent notre raison, que d'un pŽchŽ on se laisse glisser ˆ un autre, Dragontine, outre la vaine gloire qui la possŽdait, se laissa transporter ˆ la folle curiositŽ de savoir l'avenir &, voulant trouver par un art damnable ce qui n'est pas, elle rencontra enfin par un juste jugement de Dieu ce qui est vŽritablement.

La Perse jouissait alors d'une profonde paix que le grand Alcandre lui avait acquise par ses travaux, plus mŽmorables que ceux d'Hercule. Et comme, parmi tant de bonace, on voit toujours des esprits impies qui, se glissant dans les maisons des grands, t‰chent d'y planter leur impiŽtŽ, Fatuel qui avait pris naissance en Europe & dans une ville ˆ qui une Sirne donna jadis son nom & qui Žtait un des plus grands Magiciens du monde, s'Žtant introduit dans le Palais de Filotime, qui depuis quelques jours avait ŽpousŽ Dragontine, apprit ˆ cette femme exŽcrable le moyen de conjurer les dŽmons. Elle s'adonna si bien ˆ la noire science qu'en peu de temps elle y surpassa son ma”tre-mme. Elle avait une bague o un esprit en forme de diamant Žtait ench‰ssŽ, qui avait cette vertu, que quand elle la mettait dans la bouche & qu'elle parlait ˆ la sage Parthenie, elle obtenait d'elle tout ce qu'il lui plaisait. La malheureuse ne voulait pas pourtant user tout ˆ coup & du vivant du grand Alcandre, du pouvoir qu'elle avait acquis sur notre ImpŽratrice. Toutefois, elle ne laissait pas d'agrandir tous les jours sa maison & d'Žlever son mari Filotime ˆ de grandes dignitŽs. Elle le fit premirement intendant de la maison de sa Ma”tresse & le rendit le plus favorisŽ de tous ses serviteurs.

O providence de Dieu que l'on ne peut sonder ! comment permettez-vous que la plus digne Princesse du monde soit si misŽrablement abusŽe qu'elle ne veuille que ce qu'une exŽcrable veut, & ne dŽpende que de la volontŽ d'une sorcire ? Vous le f”tes bien para”tre (ï divine Parthenie) quand l'insolence qui commenait dŽjˆ ˆ prendre de si fermes racines dans l'‰me de Filotime que depuis les rameaux s'en sont Žpandus par toute la Perse, en devint jusques lˆ qu'un jour, ayant fait des comparaisons de sa qualitŽ ˆ celle d'un gŽnŽreux Prince qui vous appartenait de bien prs, & ayant ŽtŽ menacŽ de lui du b‰ton, Dragontine vous rendit si courroucŽe par le moyen de ses sortilges, qu'il fallžt que ce Prince quitt‰t la Cour, dont il Žtait l'un de ses plus grands ornements, sans espoir d'y revenir jamais.

Dragontine qui, du vivant d'Alcandre, ne pouvait si bien exercer ses sortilges qu'elle a fait depuis, ne laissa pourtant de procurer encore ˆ son mari l'office de premier Ecuyer de l'ImpŽratrice. Il appartenait de droit ˆ un jeune & sage Gentilhomme, par le dŽcs de son pre qui avait dignement servi trois ou quatre Sophys, & mme le grand Alcandre le lui avait accordŽ en considŽration des services de feu son pre, lorsque sa chre & chaste Epouse, ˆ l'instigation de cette Magicienne, le pria de changer de rŽsolution & de confŽrer ˆ Filotime cet office. Le grand Alcandre y faisait quelque difficultŽ mais, ne pouvant refuser la premire requte de son Epouse, Filotime en fut le possesseur.

Dragontine, chŽrie de sa Ma”tresse d'un amour qui surpasse tout excs, la gouverne depuis paisiblement, sans mettre au jour nŽanmoins les effets de son exŽcrable ambition qu'elle retient encore jusques ˆ la mort dŽplorable du grand Alcandre.

Quand le Ciel, f‰chŽ de nos crimes, permit qu'un parricide fit avec un mŽchant couteau, au milieu de la grande ville de Suze & parmi les pompes que l'on prŽparait pour le couronnement de l'ImpŽratrice, ce que tous les ennemis de l'Etat n'avaient pu exŽcuter dans l'horreur des plus sanglantes batailles, la sage Parthenie prit les rnes du gouvernement de l'Empire. Ce fut par un commun suffrage des Etats que cette charge lui fut commise durant la minoritŽ du jeune Sophy, & elle administra si dignement en sa rŽgence que, si l'ambition de cette Sorcire ne se fut mlŽe parmi ses actions incomparables, l'on dirait tout haut ces beaux vers de notre Pote :

Quel ingrat ne baisera pas,

S'il n'a la raison empchŽe,

La terre qui sera touchŽe

Des belles marques de vos pas?

Elle Žteignit au commencement tous les feux de division que la discorde allait bient™t allumer, rŽunit les volontŽs que des menŽes allaient distraire du devoir de leur jeune Prince, & fit rendre au grand Seigneur la Province de Clarimene dont il se voulait emparer, au prŽjudice de l'un de ses voisins. Tandis, cette Dragontine, s'aidant du temps, commena de jeter si puissamment les charmes sur une personne si sacrŽe, qu'elle rendit son mary le premier de l'Etat. Le dŽmon qui Žtait pendu sous sa langue avait tant de force que notre ImpŽratrice accordait ˆ cette exŽcrable femme tout ce qu'elle demandait. Les Marquisats & les ComtŽs n'Žtaient que paille & que verre ˆ Filotime qui, outre le gouvernement de toutes les finances de l'Empire, se fit faire grand Satrape, qualitŽ qui n'appartient qu'ˆ ceux qui, ayant exposŽ leur vie pour leur Prince & commandŽ aux armŽes, voire encore rendu mille preuves de valeur, acquirent ce titre honorable o toute la brave noblesse de Perse aspire.

Les dignes actions de Parthenie & l'amour extrme que tout le monde lui portait, faisaient qu'au commencement on ne prenait pas garde ˆ celles de Dragontine, ou bien, si l'on y prenait garde, on les taisait pour le respect de cette sage ImpŽratrice que tant de rares vertus rendaient la premire des mortelles.

Mais, comme l'insolence, l'impudence & l'ambition de Dragontine & de son mari s'augmentaient de jour ˆ autre, que Filotime par le moyen des artifices & des sortilges de sa femme, faisait & dŽfaisait, taillait & rognait, & commandait en Roy aprs la mort de deux grands Princes, l'un de la race des Noralis, & l'autre du sang des dieux de Perse ; quelques Princes gŽnŽreux, assistŽs de plusieurs grands Satrapes, commencrent de faire des plaintes. Mais, voyant qu'il leur Žtait impossible de tirer raison de l'insolence de cet Etranger qui, reculant tous les anciens serviteurs de la Couronne, en avait introduit de nouveaux, ils quittrent la Cour, se retirrent en leurs Gouvernements, & commencrent ˆ lever des troupes. ProcŽdure que l'on ne peut tenir sans la ruine du pauvre peuple car il ežt bien mieux valu que tous ensemble eussent fait leurs plaintes contre Filotime &, sans doute, ils eussent ŽtŽ assistŽs de tous les habitants de la ville de Suze qui criaient dŽjˆ ouvertement contre cette Sorcire.

Je n'ai pas entrepris d'Žcrire ici les malheurs de cette premire Žmeute. L'histoire de Perse ne parle d'autre chose. Nous dirons seulement que la prudence de Parthenie calma bient™t ces violents orages, en accordant aux Princes la rŽformation de l'Etat, & principalement ˆ Cleonthee la ville renommŽe de Samobrine, l'une des clefs du Royaume & la principale de son gouvernement, laquelle Filotime lui dŽtenait injustement.

Aprs que ces Žtincelles qui menaaient d'un gŽnŽral embrasement toute la Perse, furent Žteintes, les Princes & les Satrapes malcontents, revinrent ˆ la Cour. Cleonthee croyait recouvrer Samobrine, mais Filotime en se moquant de lui avait renforcŽ les gardes de la citadelle de la ville & mis dedans des Žtrangers au grand prŽjudice de l'Etat. Cependant, notre jeune Monarque devenait grand &, comme il possde le courage & le grand jugement de son pre, il ne pouvait voir qu'ˆ regret l'insolence de cet homme que tous les grands de la Cour adoraient comme une idole. Toutefois, il avait des gens auprs de lui qui, gagnŽs par les bienfaits & les pensions de Filotime, figuraient ˆ notre jeune Monarque les choses toutes autres qu'elles n'Žtaient pas. Il n'y avait que son cher & fidle EurymŽdon qui, regrettant la perte infaillible de sa patrie, soupirait dans son ‰me, sans oser pourtant ouvrir la bouche.

Quiconque ežt vu alors marcher cet insolent par les rues, ežt dit soudain qu'aveuglŽ de la fortune, il ne considŽrait pas que plus elle est grande & plus elle est mal assurŽe. Il acquŽrait cependant tous les jours la malveillance du peuple, que les flatteurs qu'il avait auprs de lui dŽguisait pour faire leurs affaires. Mais quoique ces flatteurs ennemis de toute vertu & qui prŽparent le venin avec du miel, lui dissimulassent la vŽritŽ, toutefois, il se devait souvenir de l'affront qu'il avait reu quelques jours auparavant d'un citoyen de la ville de Suze. Pendant l'absence de notre Sophy & de sa mre, les habitants de cette grande ville en gardaient les portes & nul n'y pouvait passer ˆ cheval ni en carrosse, sans la permission de celui qui, pour lors, commandait ˆ la porte. Filotime avait un grand Palais aux faux-bourgs de la ville & souvent il y allait promener en carrosse, suivi toujours & environnŽ de plus de deux cents chevaux. Comme il croyait tre dispensŽ de toutes ces cŽrŽmonies que l'on observait en sortant ou entrant dans Suze, lui & ses gens furent arrtŽs par la garde. On cria tout haut que c'Žtait le grand Satrape Filotime, tout cela ne servit de rien. Le Sergent, voyant qu'on voulait violer les gardes, rangea soudain ses mousquets en bataille & lui-mme porta la pointe de la hallebarde ˆ l'estomac de Filotime. Mais il n'en eut pourtant que la peur qui, donnant des ailes en un tel accident, le fit soudain sortir hors du carrosse, & gagner une maison prochaine.

Ce sergent fit fort bien de ravaler l'insolence de ce superbe, mais il ežt encore mieux fait s'il l'ežt mis ˆ mort. Tant de sanglantes tragŽdies que Filotime causa depuis, ne seraient pas arrivŽes. Toutefois, il ežt plus fait qu'aucun Prince de Perse n'ežt le courage jamais de faire, tant la grandeur prodigieuse de ce Satrape Žtait redoutable, soutenue des excessives faveurs qu'il obtenait de notre sage ImpŽratrice, par le moyen des sortilges de Dragontine sa femme. Mais le Ciel en avait rŽservŽ la punition ˆ notre jeune Sophy qui, ayant commencŽ d'Žteindre comme Hercule les monstres au berceau, eut bient™t renversŽ ce Colosse, ainsi que nous verrons en la suite de cette histoire.

Dragontine pareillement devait prendre garde ˆ elle, & n'abuser pas de sa grandeur extraordinaire, en dŽsobligeant tout le monde par son impudence. Elle n'ignorait pas que le peuple murmurait aussi contre elle & qu'un jour, allant du Palais Royal ˆ son palais des faux-bourgs, avec une suite digne d'une grande Princesse, elle fut sifflŽe sur le pont que la grande Catherine fit jadis b‰tir, & peu s'en fallut qu'une populace qui criait tout haut, ˆ la Sorcire !, ne l'arrach‰t de son carrosse & ne la jet‰t dans le fleuve.

Toutes ces considŽrations, dis-je, au lieu de rendre sages, & elle, & son mari, semblaient les remplir de plus d'ambition & d'insolence. Mais que ne fit elle pas ? Un digne PrŽlat dont les vertus incomparables ne peuvent tre dŽcrites en peu d'espace, ayant pour ses mŽrites reu le don de grand Aum™nier de notre jeune Reine, cette inf‰me Dragontine qui, par la force de son dŽmon pendu sous sa langue, changeait la volontŽ de l'ImpŽratrice & en faisait ce qu'elle voulait, fit rŽvoquer ce don, craignant le bel esprit de ce grand PrŽlat & la franchise de son ‰me qui a toujours l'honneur de Dieu devant les yeux. Elle fit encore bien pis, car elle s'attaqua ˆ ce grand GŽnie de l'Etat qui, depuis cinquante ans, n'ayant cessŽ de veiller pour la conservation de l'Empire, avait mŽritŽ cent & cent fois la couronne civique. Le pouvoir de Dragontine Žtait si grand qu'il fut contraint de se retirer de la Cour, au grand prŽjudice des affaires de la Perse. Son mari Filotime que la fortune soufflait ˆ pleines voiles, ne cessait de cro”tre en ambition & en insolence. Il fut prt deux ou trois fois d'acheter une PrincipautŽ souveraine, & d'en donner un prix si excessif qu'on ne le peut exprimer sans Žtonnement. Mais quoi ? il maniait toutes les finances, & les coffres que le grand Alcandre avait remplis par son bon mŽnage ne suffisaient pas pour contenter les dŽpenses superflues de cet ambitieux. En outre, il reculait les Princes plus que jamais du Conseil d'Etat, les bl‰mait de peu de courage, & ne cessait de les dŽsobliger.

Tous ces dŽportements insupportables donnrent naissance ˆ une seconde Žmotion qui fut nŽanmoins bient™t apaisŽe parce que le chef des Princes, se rangeant ˆ la raison, revint ˆ la Cour avec trois autres Princes, Cleonthee, Rozoleon, & Cleandre. L'insolent Filotime avait pour lors un fils ‰gŽ de quinze ans & une fille qui n'excŽdait pas encore la douzime de ses annŽes. Il offrait en mariage cette fille au Prince Cleonthee, avec un dot qui surpasse toute croyance. Il lui voulait encore rendre Samobrine & le faire paisible possesseur de son gouvernement. Mais ce gŽnŽreux Prince, digne race de ces demi-dieux qui sauvrent jadis l'Etat & chassrent le flŽau de la Perse, n'y voulut jamais prter l'oreille. C'est pourquoi Filotime, voyant qu'il ne pouvait parvenir ˆ cette alliance, au lieu de tenir sa promesse, remplit de gens d'armes Samobrine, ™te sous main le gouvernement aux Princes, fait qu'ils ont si peu de crŽdit au Conseil de Perse que le moindre homme privŽ, & se fait donner lui-mme le gouvernement de la principale Province de l'Empire, outre les autres gouvernements qu'il possŽdait. Enfin, il semble que la fortune ait pour lui bržlŽ ses ailes, & qu'elle le doive accompagner en tout lieu. Mais le misŽrable, ni lui, ni sa femme, ne considrent pas que la fortune est un mŽdecin ignorant qui aveugle la plupart de ceux qui la suivent.

Cette inconstante DŽesse, aprs tant de faveurs, leur fait sentir un de ses revers bien sensibles. Filotime, qui croit que tout lui est permis & ˆ qui les flatteurs figurent que nul n'oserait contredire ˆ tout ce qu'il fait, se souvient toujours de l'affront qu'il pense avoir reu de celui qui commandait ˆ l'une des portes de la ville, lorsqu'on lui fit plus de peur que de mal, & donne charge ˆ l'un de ses Ecuyers de battre ˆ coups de b‰ton cet homme. Les citoyens de Suze ont accoutumŽ les jours de fte de s'aller promener hors de la ville, avec leurs femmes & leurs plus proches voisins. L'Ecuyer, assistŽ de quelques quatre ou cinq estafiers, prend son temps &, trouvant ce bourgeois ˆ l'entrŽe d'un des faux-bourgs, lui fait donner cent coups de b‰ton & puis se retire avec ses gens au Palais Royal.

Cette procŽdure fut trouvŽe extrmement mauvaise de tout le peuple, & si mauvaise, dis-je, que peu s'en fallut qu'il ne se mutin‰t. On s'assemble ˆ la Maison de ville & tous jurent unanimement que l'on vengera cet affront. Le juste SŽnat des Mages de la Perse en prend lui-mme la connaissance, si bien que les gens de Filotime qui avoient commis cet excs, ayant ŽtŽ pris, servent bient™t d'ornement ˆ un gibet, quelque faveur, quelque crŽdit, ni quelque grandeur que cet Ambitieux possde. Depuis, il garde dans son ‰me une malveillance contre le peuple, qui ne l'aime gure & qui ne fait que crier toujours tout haut aprs lui & sa femme.

Dragontine est toujours cependant auprs de la chaste Parthenie & dispose de ses volontŽs mieux qu'auparavant. Nos pŽchŽs permettent que Dieu donne tant de pouvoir ˆ son dŽmon qu'elle manie les affaires de puissance absolue. Quiconque veut avoir quelque faveur ˆ la Cour, il faut s'adresser ˆ elle ou ˆ ses agents. Les Princes du sang Royal de Perse ne sont rien ˆ sa comparaison & en effet elle est la vraie Reine. Elle distribue les pensions ˆ qui elle veut & ™te les charges ˆ qui lui plait. Toute lÕAsie attend que deviendra cette prodigieuse grandeur, tandis que les Princes prennent une gŽnŽreuse rŽsolution & veulent par la mort de Filotime donner fin ˆ tant de maux. C'Žtait le valeureux Prince Alphee, digne race des Noralis, qui en devait faire l'exŽcution au Palais du chef des Princes o l'on devait inviter cet ambitieux. Mais ils ne purent si secrtement tramer cette affaire que le dŽmon de Dragontine n'en fžt averti. C'est pourquoi on se saisit ds le lendemain mme de la personne du chef des Princes dans le Palais Royal.

Les autres, ayant pris l'alarme, se sauvrent & se retirrent en leurs gouvernements avec quelques Satrapes qui les assistaient. Filotime, abusant toujours de sa prodigieuse fortune, fait, par le moyen des charmes de sa femme & de son dŽmon pendu sous sa langue, que l'on les dŽclare criminels de lse-majestŽ au premier chef. On dresse des armŽes de tous c™tŽs pour les perdre, & tout sous le nom de notre jeune Sophy. On ne voit que dŽclarations & manifestes, d'une part & d'autre, que lettres, que rŽponses, & que libelles diffamatoires. Comme les esprits des hommes sont divers, les uns bl‰ment les Princes, & les autres les dŽfendent. Mais pourtant, il ne fait pas bon de parler ˆ leur avantage dans la ville de Suze. Filotime y commande ˆ baguette, par le moyen de ceux que les pensions ont gagnŽs.

Les sceaux de la Perse ayant ŽtŽ donnŽs au Prince d'un renommŽ SŽnat, comme ˆ l'un des plus capables, des plus vertueux & des plus dignes du Royaume, lui furent ™tŽs, parce que ce grand homme de bien ne voulut jamais passer une affaire dont la consŽquence Žtait trop pernicieuse ˆ l'Etat.

Comme l'on recule ainsi les gens de bien, la guerre est dŽclarŽe aux Princes, & le conseil de Filotime porte qu'il faut commencer par le sige d'Auguste o le valeureux Cleandre s'Žtait retirŽ. Sa valeur Žtait redoutable ˆ Filotime & ˆ ses adhŽrents &, aprs l'avoir perdu, on croyait avoir bon marchŽ des autres. On tenta mme de le faire mourir en trahison, mais le Ciel qui l'a rŽservŽ pour suivre notre jeune Sophy en la conqute qu'il doit un jour faire de tout le monde, ne permit pas un si sanglant dŽsastre. La trahison fut dŽcouverte & il se tint dŽsormais sur ses gardes, mieux qu'il ne faisait auparavant.

Tandis qu'on ne voit que sanglantes tragŽdies dans la grande ville de Suze, on dresse partout des potences & des Žchafauds pour retenir en crainte le peuple. Si quelqu'un parle de Filotime ou de sa femme, & ˆ l'avantage des Princes, il faut qu'il meure soudain par les mains d'un bourreau. Mme des Seigneurs n'Žchappent point les effets de cette tyrannie &, entre autres, on voit para”tre sur un inf‰me thމtre un digne Cavalier qui avait pris naissance en l'”le Sagittaire & qui mme appartenait aucunement au Roy de cette Province ; il n'avait que jetŽ quelque parole contre les charmes de Dragontine & fallut que sa tte en rŽpondit. Cette exŽcution fut suivie d'un autre, non moins injuste. Et ce fut l'infortunŽ Meleanthe qui, pour avoir encore tenu quelque discours au dŽsavantage de Filotime, perdit aussi la tte au milieu de la grande ville de Suze. Plusieurs autres de moindre qualitŽ furent attachŽs ˆ divers gibets pour ce mme sujet & on leur mettait un Žcriteau au devant de l'estomac & derrire le dos, o ces paroles Žtaient insŽrŽes, Pour avoir tŽmŽrairement jasŽ de l'Etat. Le peuple, spectateur de ces sanglantes actions, Žtait alors bien en cervelle, sans oser pourtant ouvrir la bouche.

Or il avait bien raison d'avoir de la peur, puisque Filotime tenait dŽjˆ & avait mis garnison par toutes les villes & les forteresses qui sont situŽes aux bords du grand fleuve sans lequel la grande ville de Suze ne saurait subsister. Ce tyran que le dŽsir de vengeance sollicitait tous les jours, ežt fait une terrible boucherie des citoyens de la ville, si le Ciel n'y ežt mis la main.

Il n'est pas pourtant si heureux, qu'il ne ressente encore un coup de la fortune qui le touche bien vivement. Il avait, comme je vous ai dŽjˆ dit, une fille par le moyen de laquelle, lui & sa femme croyaient faire une grande alliance ; & la mort qui n'Žpargne ni les grands, ni les petits, ni les jeunes, ni les vieux, ni les riches, ni les pauvres, la lui ravit en son ‰ge plus tendre. Dragontine fut si affligŽe de cette mort que, sans vouloir ou•r, ni raison, ni conseil, elle blasphŽmait le Ciel & profŽrait des paroles capables de faire dresser les cheveux ˆ quiconque les entendait. Je ne veux point ici insŽrer ces plaintes, parce qu'elles sont indignes de l'oreille d'un ChrŽtien. Je dirai seulement qu'aprs que la mort l'ežt privŽe de la plus chre chose qu'elle ežt au monde, elle demeura longtemps sans sortir de sa chambre, o tous les jours elle Žtait visitŽe de notre grande ImpŽratrice & des principales Dames de la Cour.

Filotime ne s'abandonna pas tant ˆ la douleur pour une si grande perte, que son ambition ne le sollicit‰t toujours ˆ de grands desseins qu'il avait. Auguste Žtait dŽjˆ assiŽgŽe & le Prince Cleandre, rŽsolu d'y mourir dedans, rendait tous les jours de nouvelles preuves de valeur incroyable. On assaillait d'un autre c™tŽ le gŽnŽreux Prince Leontide, si bien que la Perse Žtait dŽjˆ toute Žmue. Jamais elle ne fut si proche de sa ruine, non pas mme quand le monstre ˆ tant de ttes s'opposait au grand Alcandre & le voulait empcher de prendre possession du Tr™ne de ses anctres. Filotime, Žtant parti de Suze, avait fait un voyage au pays des Mdes dont il Žtait gouverneur & lˆ, il avait levŽ une grosse & puissante armŽe pour s'aller joindre ˆ celle qui avait bouclŽ Auguste. Il y eut plusieurs personnes vŽnŽrables qui s'ingŽrrent de faire la paix, mais il n'en voulait point ou•r parler. Son dessein Žtait sans doute de faire mourir tous les Princes & puis se saisir de la personne de notre jeune Monarque, ainsi que fit jadis Triphon du fils d'Alexandre, & exercer sa tyrannie sur l'Empire de Perse. TŽmŽraire dessein ˆ la vŽritŽ, & justement comparable ˆ celui des GŽants, puisque l'on voit visiblement que le Ciel assiste particulirement de ses faveurs notre Empire, & ceux qui en sont les lŽgitimes possesseurs.

Aprs avoir dressŽ cette grosse armŽe, il dit tout haut qu'il veut savoir jusques ˆ quel sommet la fortune d'un homme peut monter. Ce fait, il prend une grosse troupe de gens ˆ cheval &, ayant laissŽ un Lieutenant pour commander en son absence ˆ l'armŽe, il veut aller ˆ Suze mais plut™t au monument s'il en Žtait digne. Quelques nouvelles dont il voulut s'Žclaircir le mettaient en cervelle. En outre, il avait envie de faire signer ˆ notre jeune Monarque des choses si excessives pour l'entretien des armŽes que la Perse s'en fut ressentie longtemps aprs. Mais il voulait encore bien faire pis car, non content d'avoir chassŽ toutes les colonnes de l'Etat & ces grands Mages qui, comme des Argus ne cessaient de veiller nuit & jour pour la conservation de l'Empire, il Žtait rŽsolu de se dŽfaire d'EurymŽdon, ‰me chre & fidle de notre Monarque.

Etant arrivŽ ˆ Suze, on le voit para”tre, non en grand Satrape, ains plut™t en Roy. Toute la Cour flŽchit le genou devant cette idole, & il ne tient plus compte de personne. Il va faire la rŽvŽrence au jeune Sophy, mais c'est avec tant d'arrogance qu'elle excde tout excs. Il se prŽsente puis aprs ˆ la grande Parthenie, laquelle par le vouloir du Ciel commenait d'ouvrir les yeux, & de voir l'insolence de cet ambitieux.

Dragontine avait cessŽ depuis quelques jours d'exercer ses charmes & ses malŽfices sur l'ImpŽratrice parce qu'elle avait su, par le moyen de ses dŽmons, que son mari amoureux d'une belle & jeune Princesse la voulait empoisonner, & Žtait bien si tŽmŽraire que d'oser aspirer ˆ la possession d'une chose si haute. C'est pourquoi, la chaste Parthenie, sit™t qu'elle vit Filotime, aprs quelques discours, elle le tira ˆ part & lui conseilla de vider hors de l'Empire de Perse & de se retirer en son pays. Mais il n'Žtait plus temps de lui donner ce conseil. Il voulut savoir, ainsi que nous avons dŽjˆ dit, ce que pouvait devenir la fortune d'un homme. Cependant, sa femme, qui Žtait alors au cabinet de l'ImpŽratrice, au lieu de le recevoir, comme elle avait accoutumŽ de faire, vomit contre lui mille reproches, fit mille plaintes, & le dŽpeignit de toutes ses vives couleurs. Toutefois, la sage Parthenie les mit enfin d'accord, de sorte que Dragontine par la force de son dŽmon lui fit trouver bon tout ce que son mari faisait.

Mais que faisiez vous en ce temps, brave & sage EurymŽdon ? N'aviez vous point de peur que l'orage dont vous menaait cet ambitieux, ne tomb‰t sur votre tte ? Le Ciel qui a un soin particulier de personnes fidles ˆ leur Roy, vous garantit bient™t de ce malheur. Lui-mme qui a conservŽ tant de fois, & qui conserve miraculeusement tous les jours la Couronne de Perse & ses justes possesseurs, inspira tout ˆ coup notre jeune Sophy. Comme il lui a donnŽ la valeur & la piŽtŽ de David, il lui a dŽparti encore la prudence & la sagesse de Salomon. Lorsque son Etat Žtait prt de faire un entier naufrage, il apaisa bient™t cette tempte par une rŽsolution digne du plus grand Monarque de l'Univers.

Filotime, ainsi que nous avons dŽjˆ dit, en lui voulant faire signer une chose extrmement prŽjudiciable ˆ son Etat, afin de subvenir aux frais d'une injuste guerre, avait parlŽ ˆ lui avec autant d'arrogance que de peu de jugement. Il ne considŽrait pas que les Roys ne souffrent point de compagnon & qu'ils ont les mains longues. Ils Žlvent & abaissent les personnes quand il leur plait. La triste fin d'Aman insŽrŽe dans les histoires de Perse, ne le rendait nullement sage. Aussi il eut en peu de temps un salaire Žgal ˆ sa tŽmŽritŽ.

Notre juste & magnanime Sophy, conseillŽ de l'Ange tutŽlaire de son Etat, se reprŽsenta tout ˆ coup la grandeur prodigieuse de cet Etranger, son ambition excessive, son insolence insupportable & les faveurs extraordinaires que Dragontine sa femme obtenait tous les jours de la sage Parthenie. Il jeta les yeux sur la perte infaillible de ses sujets & reconnut que, s'il n'y mettait la main, la Perse Žtait au dernier pŽriode de sa vie. C'est pourquoi, ayant fait des plaintes ˆ son cher EurymŽdon, il lui apprit ce qui Žtait de son intention & fit venir ˆ lui le valeureux Adamas. C'est un des plus dignes Cavaliers de la Perse, autant renommŽ pour ses dignes actions qu'aucun autre de l'Asie. Il Žtait Capitaine de ceux qui gardent la personne sacrŽe de nos Roys, & ce fut lui qui exŽcuta le vouloir du Sophy.

Le jeune & magnanime Monarque, lui ayant appris en peu de mots sa volontŽ, & comme il Žtait rŽsolu de mettre fin ˆ tant de maux par la perte de Filotime, Adamas, digne successeur du courage & de la valeur de son pre ClŽon aussi bien que de sa fidŽlitŽ & de sa charge, se conforma bient™t au vouloir de son Prince, quoique la fortune Žtrange de Filotime, jointe au crŽdit que sa femme avait auprs de l'ImpŽratrice, lui donn‰t quelque apprŽhension.

Il y a tout auprs de Suze une maison Royale que l'un des Sophys de Perse fit jadis b‰tir, aprs qu'il fut revenu d'une prison o il fut dŽtenu longtemps injustement. Cette pompeuse maison est situŽe dans un bois, ou notre Sophy va souvent ˆ la chasse. Et ce fut lˆ que la dernire dŽlibŽration fut prise d'exterminer cet ambitieux. Ce conseil de notre Monarque, dont EurymŽdon & Adamas Žtaient seuls participants, fut si secret que jamais nul n'en eut le vent. Le dŽmon mme de Dragontine, forcŽ par une plus grande intelligence, demeura muet, puisqu'il n'a point de pouvoir que celui qu'il reoit d'en-haut. Celui donc qui Žtait venu en partie ˆ la grande ville de Suze, pour faire mourir le juste MardochŽe, est attrapŽ dans le propre pige qu'il avait tendu.

Vous avez vu ci-dessus la fortune Žtrange & prodigieuse de Filotime, voici maintenant sa fin malheureuse & exŽcrable. Et puis vous verrez celle de Dragontine. O superbe !, que t'a servi cette vaine gloire, ce contentement passager, & cette puissance presque souveraine ! Ne vois-tu pas que tu es un homme, & par consŽquent un pauvre ver de terre qui sera bient™t portŽ en terre, si cette commune mre te daigne recevoir. Mais j'ai grand peur qu'elle & les autres ŽlŽments, abhorreront ta charogne, de sorte qu'il faudra que ton corps devienne en fumŽe.

Lorsque Filotime pensait toucher de front les Žtoiles, la justice de Dieu, aprs avoir si longtemps attendu en patience son amendement, se sert de la justice du Roy pour ch‰tier ce malheureux. Le voilˆ tout pompeux qui entre dans le Palais Royal, suivi de cent Cavaliers. On lui ouvre la grande porte, & chacun s'encline devant cette idole. Tandis, un homme habillŽ en Prtre lui prŽsente une lettre & le supplie de la lire. Ce superbe qui mŽprise tout le monde, refuse de la prendre parce qu'il croit qu'on se doit adresser ˆ l'un de ses SecrŽtaires, & non ˆ lui qui tranche du Prince Souverain. Comme cet homme le presse & le suit, il arrive ˆ un petit pont de bois qui sŽpare la premire porte d'avec la seconde. Lˆ, il trouve ˆ sa rencontre le valeureux Adamas, accompagnŽ de son frre PersŽe & de quatre ou cinq autres vaillants hommes. Adamas porte sa main sur celle de Filotime, & lui fait commandement de venir parler au Sophy. Cet ambitieux ŽtonnŽ de la privautŽ du valeureux Adamas, s'arrte, & lui tient ce langage: Vous me pressez bien, jÕirai parler ˆ sa MajestŽ sans que vous m'y meniez.

J'ai commandement, repart Adamas, de vous y mener de la sorte, voire de vous faire mourir. Ce disant, il met promptement la main ˆ l'ŽpŽe & lui en donne au travers du corps, pendant que son frre PersŽe & les autres qui l'accompagnent lui percent la tte ˆ coups de pistolet. Le misŽrable, t‰chant aussi de mettre la main ˆ l'ŽpŽe, tomba tout mort sur le pont, sans avoir le loisir de se reconna”tre, ni de demander pardon ˆ Dieu de tant de pŽchŽs qu'il avait commis. MisŽrable mort des pŽcheurs, de qui la naissance a ŽtŽ mauvaise & la vie pire ! MisŽrable, dis je, la mort de Filotime, si nous la considŽrons & en jugeons par les effets de sa vie. Car, tout ainsi que la vie de l'homme est bonne si l'on vit vertueusement, aussi l'on doit peser la mort par les dŽportements de la vie passŽe. Voila pourquoi la mort n'est nullement un mal, puisqu'elle nous conduit ˆ l'immortalitŽ, mais elle l'est nŽcessairement parce que, lorsqu'on a mal vŽcu, il faut qu'on aille souffrir la peine des supplices Žternels. Quand Adamas eut exŽcutŽ ce que son Prince lui avait commandŽ & arrtŽ quelques uns de la suite de Filotime qui voulaient faire les mauvais, il se rendit aussit™t ˆ la Cour du Palais Royal. Le Sophy Žtait ˆ une fentre qui l'aperut & lui cria tout haut : Et bien Adamas, est-ce fait ?

Oui, Sire (dit-il.) Lors, notre gŽnŽreux Monarque en frappant des mains d'allŽgresse se retire. Tandis, un bruit s'Žpand par toute la grande ville de Suze. On y crie qu'on a tuŽ notre Monarque & tout le peuple qui l'aime autant qu'il fit jadis son pre le grand Alcandre, ferme les boutiques & court avec pleurs & gŽmissements en foule vers le Palais Royal. Les gardes qui sont aux barrires & ˆ la porte de la forteresse, ˆ peine le peuvent retenir & l'empcher d'y entrer. Quoi que l'on lui dise tout haut que ce n'est que l'ambitieux Filotime qui a ŽtŽ tuŽ, il n'en veut rien croire, jusques ˆ ce que notre Sophy se montre lui-mme ˆ une fentre & commande ˆ chacun de se retirer & de crier, Vive le Roy. Ce ne sont alors que cris de rŽjouissances, ce ne sont que bŽnŽdictions & applaudissements. Le corps de Filotime est cependant tra”nŽ par les pieds. On le passe par la grande cour du Palais Royal & on le laisse en un lieu rempli d'immondices. Il y a quelques uns qui fouillent dans ses pochettes & y trouvent un r™le de deux ou trois cents des principaux citoyens de Suze sur qui il voulait au premier jour exercer sa cruelle rage.

Apres que cette exŽcution est faite, on se saisit de sa femme Dragontine, laquelle on met dans la forteresse o l'on loge ordinairement les criminels de lse-majestŽ. Ses plaintes, ni ses regrets, ne servent de rien, & son dŽmon n'est pas assez puissant de la sauver. Tandis que le juste & Žquitable SŽnat des Mages de la Perse se prŽpare pour lui faire son procs, notre Sophy envoie des Courriers de tous c™tŽs pour informer ses sujets de la mort de Filotime qu'Adamas a fait mourir par son commandement. Il en Žcrit mme au Prince Cleandre qui Žtait assiŽgŽ dans Auguste. Ce gŽnŽreux Prince, ayant appris cette nouvelle, fait soudain ouvrir les portes de la ville aux assiŽgeants &, lui troisime, prend la poste & se rend bient™t ˆ Suze. Tous les autres Princes en font de mme, & soudain ce grand orage qui eut sans doute perdu le plus fleurissant Empire du monde, est calmŽ. Ceux qui avoient des desseins & qui b‰tissaient dŽjˆ des plans de tyrannie, sont bien ŽtonnŽes, pendant que les gens de bien sont rŽunis en leurs Etats.

 Les sceaux sont restituŽs ˆ ce grand ornement de notre sicle, & le maniement des affaires redonnŽ ˆ ceux qui veillent pour la conservation de la Perse. Enfin, ce coup, qui rŽjouit l'‰me de ceux qui aiment leur patrie & Žtonne les cÏurs infidles & perfides, rend un tel effet qu'en un moment la tempte cesse, & la paix vole par toutes les Provinces. Assistance visible du Ciel, tuteur des justes Roys, & soutien de leur Couronne. Et qui me niera maintenant, que la justice du Roy ne soit la paix des peuples, le soutien de l'Etat, le soulagement des sujets, la guŽrison des maux, la joie des hommes, la sŽrŽnitŽ de l'air & de la mer, l'abondance de la terre, le soulas des affligŽs, & qu'elle ne lui acquire ˆ lui-mme la fŽlicitŽ Žternelle ?

Pendant que toute la ville de Suze est remplie de feux de joie, le corps de l'Ambitieux Filotime, nagure couvert de senteurs aromatiques, est Žtendu en un lieu puant & infect o il sert de spectacle ˆ ceux qui le veulent voir. S'il ežt ŽtŽ hors du Palais Royal, la fureur du peuple l'ežt bient™t ravi, & exercŽ sur lui les effets de son juste courroux. Sur la minuit, quelques hommes, par le commandement de notre Monarque, le dŽpouillrent &, l'ayant couvert d'un drap mortuaire, l'allrent secrtement enterrer dans un Temple vŽnŽrable & non gure ŽloignŽ du Palais des Sophys. Mais ils ne le purent faire si secrtement qu'un jeune garon ne l'aperžt. Il le dit le lendemain ˆ quelques-uns du menu peuple qui soudain se rendirent dans le Temple. Ayant su de ce mme garon le lieu o l'on lui avait donnŽ sŽpulture, plusieurs commencrent, avec les mains mmes, d'™ter la pierre qui couvrait le sŽpulcre. Les Prtres se voulurent opposer ˆ cette populace Žmue, mais ils furent les plus faibles. Un torrent de personnes, qui toujours devenait plus gros, se rendit bient™t ma”tre du Temple. On creuse tellement le sŽpulcre qu'enfin on trouve le misŽrable corps. On lui met incontinent une corde au col & on le tra”ne par la ville jusques au pont de Catherine.

Filotime ou ses fauteurs avoient fait dresser partout des potences (ainsi que nous avons dŽjˆ dit) pour y faire pendre ceux qui parleraient ˆ son dŽsavantage, & il y en avait une Žminente au bout de ce pont o l'on attacha ce misŽrable corps privŽ de sentiment. Lˆ, il servit quelques heures de risŽe ˆ tout le monde, aprs qu'on y ežt exercŽ toutes sortes d'indignitŽs. On le dŽpendit quelque temps aprs & il fut tra”nŽ par toutes les rues de cette grande ville. Ceux qui venaient ˆ la rencontre ou qui regardaient cet inf‰me spectacle, s'ils n'™taient soudain le chapeau de la tte & ne criaient, Vive le Roy, Žtaient chargŽs ˆ coups de b‰ton. Effet du prŽsage de Fatuel, qui Žtant enquis un jour de Filotime du succs de sa vie, lui dit, qu'en peu de temps il serait menŽ par toutes les rues de la ville de Suze, & que tout le peuple crierait devant & derrire, Vive le Roy.

Aprs qu'on ežt longtemps promenŽ dans la boue ce misŽrable corps, ˆ qui l'on avait dŽjˆ coupŽ les bras que l'on avait bržlŽs en diverses parts, on le jeta dans un cloaque. Il en fut retirŽ encore & fut si bien tra”nŽ qu'enfin il devint en fumŽe, de mme que son extrme ambition. Il semblait que les ElŽments fussent ses ennemis, & qu'ils ne voulaient nullement assister celui sur qui tant de malŽdictions avaient ŽtŽ jetŽes.

Tous les ElŽments font la guerre

au corps de cet homme odieux:

Car le feu, l'eau, l'air, & la terre,

abhorraient cet Ambitieux.

Il n'y eut que les dŽmons qui, ˆ l'heure qu'Adamas le devait priver de vie, s'Žtaient assemblŽs pour emporter son ‰me dans les enfers. J'en appelle ˆ tŽmoin un des princes des diables, nommŽ Astarot, qui Žtait dans le corps d'un homme qu'il possŽdait dans la ville de Nerabe, bien ŽloignŽe de la grande ville de Suze. Ce dŽmoniaque eut du repos durant tout le jour qui prŽcŽda la Fte du Saint qui sert de patron ˆ une renommŽe ville de l'Europe que les flots de la mer enferment de toutes parts. Le mauvais dŽmon, Žtant revenu le lendemain, fut adjurŽ par un saint Religieux de dire o il avait ŽtŽ le jour prŽcdent, & il assura que lui & plusieurs de ses compagnons avaient ŽtŽ empchŽs, durant ce mme temps, ˆ mener l'‰me du Satrape Filotime dans les enfers. Chose Žtrange & nŽanmoins en apparence vŽritable, puisque ce mme jour cet Ambitieux fut privŽ de vie. C'est la fin malheureuse de Filotime. Voyons celle de sa femme Dragontine.

Aprs que cette exŽcrable femme ežt demeurŽ quelque temps enfermŽe dans la forteresse de Suze, elle fut menŽe dans un carrosse aux prisons du juste SŽnat de la Perse. Quelles poires d'angoisse & quels crve-cÏurs ˆ cette femme insolente qui, quelques jours auparavant, Žtait servie en Reine ; qui ne pouvait souffrir la vue mme des hommes qui avaient quelque dŽfaut de nature ; & ˆ qui toutes les senteurs de l'Arabie heureuse qu'un juif, son MŽdecin ordinaire, lui prŽparait, ne pouvaient dignement suffire pour ses dŽlices. Et maintenant qu'elle soit enfermŽe dans une chambre obscure & recluse ! Que celle ˆ qui les Princesses mmes rendaient de l'honneur, Celle que tant de pompe & de gloire suivait, qu'elle soit, dis-je, maintenant rŽduite en une condition si misŽrable,& prte de souffrir une mort ignominieuse ! O jugement de Dieu que l'on ne peut assez admirer ! ™ exemple rare & inou• ! L'esprit de l'homme se perd en la considŽration d'une si Žtrange MŽtamorphose.

L'Žquitable SŽnat des Mages de la Perse, composŽ des plus savants hommes, des plus justes & des plus gens de bien que le Soleil Žclaire, ayant mžrement digŽrŽ tous les dŽportements de Dragontine, ses sortilges, ses rapines, ses concussions & ses autres crimes exŽcrables, dŽclare, elle & son mari, criminels de lse-majestŽ divine & humaine au premier chef, ses enfants roturiers & inhabiles de possŽder jamais aucune charge publique, & ordonne que la mme Dragontine, pour expier ses horribles mŽchancetŽs, sera tra”nŽe dans une charrette ˆ la place publique de Suze, lˆ o elle aura la tte tranchŽe, & puis son corps sera jetŽ au feu, & ses cendres au vent.

Cet Arrt mŽmorable lui ayant ŽtŽ prononcŽ par deux sages & renommŽs SŽnateurs, elle fut au commencement ŽtonnŽe, parce qu'elle n'avait jamais cru de mourir. Toutefois, soit qu'elle fut possŽdŽe de rage, ou de constance (car il y en a plusieurs qui croient l'un & l'autre), elle tŽmoigna alors une rŽsolution que l'on n'ežt jamais espŽrŽe d'une femme si molle & tant adonnŽe aux plaisirs de la chair.

Ceux qui lui furent donnŽs pour remettre son ‰me en bon Žtat, y trouvrent une grande contrition & une extrme repentance. Aprs qu'on ežt observŽ toutes les cŽrŽmonies funestes, elle fut livrŽe entre les mains de l'exŽcuteur & mise dans une charrette. L'on croyait que le peuple se jetterait sur elle & la dŽchirerait de mme qu'il avait fait son mari, c'est pourquoi une troupe de gens armŽs l'environnait. Mais il n'Žtait pas besoin de tant de gardes. Quand tout le monde aperut une femme ŽchevelŽe, noire, sche, & digne de pitiŽ, qui tenait une croix d'argent ˆ la main & qui Žtait au milieu de deux Prtres, sa juste colre se fondit, de mme que font les neiges lorsque le Soleil les touche. La misŽrable condition de cette femme lui donna quelque espce de compassion, si bien que chacun la regardait avec Žtonnement.

Quand elle fut arrivŽe au lieu du supplice, ˆ peine ceux qui la menaient pouvaient avoir de l'espace pour parvenir ˆ l'Žchafaud. Toute la place Žtait occupŽe, les fentres & les couvertures des maisons Žtaient toutes remplies d'une infinitŽ de peuple. L'on ne vit jamais une si grande assemblŽe. Etant montŽe sur l'inf‰me thމtre, elle jeta les yeux d'un c™tŽ & d'autre, & puis profŽra ces paroles: Vous voyez, Messieurs, le changement des choses humaines. Vous voyez, dis-je, un exemple qui n'aura peut-tre d'autre exemple jamais au monde. Je prends la mort en patience, puisque l'on me la donne justement ; & tant s'en faut que je veuille que mon fils se ressouvienne de ma mort, qu'au contraire, je lui donne ma malŽdiction si jamais il est poussŽ d'aucun dŽsir de vengeance. O Dieu, (dit elle encore en poursuivant son discours, & Žlevant les yeux au Ciel) accordez-moi tant de faveur que mon ‰me soit traitŽe plus doucement en l'autre monde, que mon corps ne reoit maintenant de honte & d'infamie.

Ayant achevŽ ces paroles elle se dŽgrafa elle mme, s'agenouilla & se fit bander les yeux par un des Prtres qui la consolaient. Le bourreau acheva bient™t son office & sŽpara d'un coup cette tte qui a causŽ tant de mal en Perse. Le peuple qui vit une si gŽnŽreuse rŽsolution & qui croyait que les dŽmons la viendraient ravir d'entre les mains de la justice, en fut touchŽ aucunement de compassion. Toutefois, quand il se reprŽsenta la vie passŽe de cette exŽcrable, les sanglantes tragŽdies qu'elle avait excitŽes, & tant de ruines qui ne se rŽpareront de long temps, quelques uns des plus zŽlŽs ˆ l'amour de leur patrie se jetrent sur cette tte sŽparŽe du corps & en jourent longuement ˆ la pelote, tandis que les autres membres furent jetŽs dans un grand bžcher qu'on avait allumŽ. Ils en furent bient™t consumŽs, & les cendres en furent jetŽes au vent.

C'est la fin Tragique de Dragontine qui, aprs avoir si long temps abusŽ des faveurs de la plus grande Reine du monde par des voies illicites & damnables, reut le juste salaire de ses malŽfices. C'est le fruit du pŽchŽ & la rŽcompense des impies. Et maintenant que l'on considre quel profit elle & son mari ont retirŽ de cette vaine gloire.

Qu'est maintenant devenue cette puissance mondaine, ces richesses abondantes & ces dŽlices charnelles ? O est maintenant la joie & l'arrogance ? O combien de tristesse pour un peu d'allŽgresse !, quel torrent de misre pour une goutte de voluptŽ ! O vous qui ne bornez jamais votre ambition, apprenez par cet exemple de devenir sages, & que vous tes hommes, & par consŽquent sujets aux divers mouvements de la fortune.

Filotime & sa femme, ainsi que nous avons dŽjˆ dit, avaient alors un fils ‰gŽ de quinze ans. Lorsque son pre fut mis ˆ mort, le peuple qui ne put ce jour lˆ exercer sur le corps ce qu'il exera le lendemain, alla rompre de fureur les portes du logis de Filotime, afin d'y trouver ce jeune homme & de lui faire porter la pŽnitence du pre. Il se sauva pourtant miraculeusement dans le Palais Royal, o la douceur de notre jeune & magnanime Sophy lui fit donner une chambre & le prit en sa sauvegarde. Il l'a envoyŽ depuis ˆ un ch‰teau d'un Satrape de Perse, & lui a accordŽ une pension par le moyen de laquelle il se peut honntement entretenir. Le Ciel le rende plus sage que son pre et lui donne le moyen d'Žteindre par quelque notable service ˆ la maison de Perse l'infamie de sa maison !

 

Commentaire

Le thme est celui des Concini, rŽcemment ŽliminŽs (1617), le mari (Filotime) par exŽcution ordonnŽe par le jeune Sophy Louis XIII, la femme (Dragontine) bržlŽe comme sorcire par arrt du Parlement.

Le plus intŽressant est le travestissement de l'Histoire auquel se livre Rosset qui cherche le soutien et les subsides de Marie de MŽdicis et du roi. Si, dans sa prŽface, il se vante de donner de l'Histoire et non des contes, en rŽalitŽ il transforme l'Histoire en conte.

La Reine-RŽgente la sage et sage Parthenie est blanchie de toute faute, et mme de sa complaisance, puisqu'elle est sous l'emprise d'un charme diabolique utilisŽ par LŽonora. Les remuements de Princes des premires annŽes de la RŽgence ne sont plus que le contre-coup de l'ambition dŽmesurŽe de Concini. Quant ˆ Louis, il est bien entendu le sauveur de l'Etat et le digne successeur d'Henri IV (Alcandre).

5. De l'exŽcrable Dr Vanini, de ses horribles impiŽtŽs et blasphmes abominables, et de sa fin enragŽe

ï SIéCLE le plus inf‰me de tous les sicles, & la sentine o toutes les immondices du temps passŽ se sont ramassŽes ! Est-il possible que nous voyons na”tre tous les jours, & mme parmi ceux qui ont ŽtŽ rŽgŽnŽrŽs par le Baptme, des Impies dont la bouche puante & exŽcrable fait dresser d'horreur les cheveux ˆ tous ceux qui ont quelque sentiment de la DivinitŽ ? Si nous vivions parmi l'idol‰trie, trouverions-nous ces exemples prodigieux, nous qui vivons parmi le culte du vrai Dieu & la connaissance de la vŽritŽ ? Je ne le crois pas, puisque les Pa•ens mme ont tellement abhorrŽ l'impiŽtŽ que les plus idol‰tres d'entr'eux crient tout haut que grandes & rigoureuses peines sont Žtablies aux Enfers pour la punition des impies.

A peine venait on de faire le juste ch‰timent de certains exŽcrables dont l'un se disait le Pre, l'autre le Fils, & l'autre le Saint-Esprit. Un Žquitable SŽnat venait de purger par le feu & exterminer ces ‰mes infernales, lorsqu'ˆ la ville de Toulouse l'on vit para”tre une autre ‰me endiablŽe, & telle que le rŽcit de cette Histoire fera peur ˆ ceux qui prendront la peine de la lire. Enfin, ce ne sont pas des contes forgŽs ˆ plaisir, comme ceux que l'on invente ordinairement pour amuser les hommes : l'Arrt de ce juste Parlement, prononcŽ depuis peu de jours contre un AthŽe, & tant de milliers de personnes qui ont assistŽ au supplice de cet abominable, tŽmoigneront la vŽritŽ de l'Histoire, que jÕŽcrirai na•vement de la sorte.

 

Aux champs riches & dŽlicieux de la Campanie, & dans un grand bourg proche de cette belle & gentille ville ˆ qui jadis ParthŽnope donna son nom & que l'on appelle aujourdÕhui Naples, l'on voit une famille nommŽe les Vaninis. De cette race sont sortis des hommes gens de bien & bons Catholiques, & notamment de savants personnages. Mais, comme parmi les fleurs il y a souvent des Žpines &, parmi le bon blŽ, des chardons & de l'ivraie ; l'on a vu de cette race un si mŽchant & si exŽcrable Vanini qu'il rendra dŽsormais ce nom rempli d'horreur & d'infamie. C'est celui de qui nous dŽcrivons l'Histoire & qui, au grand dŽshonneur de sa patrie & au grand scandale de la France, mourant sur un inf‰me Thމtre, t‰chait de donner vie ˆ l'impiŽtŽ mme.

Ce Vanini fut envoyŽ en son jeune ‰ge par ses parents aux meilleures AcadŽmies de l'Italie. Il y profita si bien que tous ceux qui le connaissaient, faisant un bon jugement de son bel esprit, croyaient qu'un jour il serait l'honneur de son pays. Mais que les hommes sont sujets ˆ s'abuser en leurs jugements !

Il n'est rien plus divers que le cÏur des humains,

Et nul autre que Dieu ne peut sonder les reins.

Comme ce Vanini ežt longtemps ŽtudiŽ ˆ Bologne & ˆ Padoue, il lui prit envie d'aller en Espagne & de voir Salamanque. Aprs avoir fait sa Philosophie & sa ThŽologie en cette cŽlbre universitŽ, il s'y arrta quelque temps. Sa curiositŽ, outre l'Astrologie, lui fit mettre encore le nez dans la noire Magie, de sorte que c'Žtait un marchand mlŽ en toutes sciences. Folle curiositŽ !, le premier degrŽ de l'orgueil qui cause tant de mal au monde. Nous devrions toujours nous ressouvenir de ce que nous conseille une grande lumire de l'Eglise, qu'il faut que l'humaine tŽmŽritŽ se contienne & qu'elle ne recherche jamais ce qui n'est pas, autrement elle rencontrera ce qui est en effet. Si le Docteur Vanini ežt ŽtŽ sage, il ne se fžt jamais amusŽ ˆ des choses vaines & exŽcrables &, par mme moyen, il n'ežt point ŽtŽ dŽlaissŽ de la gr‰ce de celui qui nous confre toujours plus que nous ne lui saurions demander Enfin, enflŽ de son sens charnel & de sa science, il voulut savoir que c'Žtait que de l'AthŽisme, que l'on lit couvertement en cette mme ville ; &, dans peu de temps, il ežt une telle crŽance que, bannissant de son ‰me tout ce qui la pouvait rendre glorieuse, il cržt qu'il n'y avait point de Dieu ; que les ‰mes meurent avec les corps ; & que notre Seigneur JŽsus-Christ, Žternel fils de Dieu, & lequel nous a rachetŽs de la mort Žternelle, Žtait un imposteur.

Non content d'avoir cette maudite & damnable crŽance qui le conduisait au profond des Enfers, il la voulut communiquer ˆ d'autres afin d'avoir des compagnons en sa perte. C'est pourquoi il ne cessait, parmi ceux qui le hantaient familirement, de mŽdire des Žcrits de Mo•se, de nommer fables, comparables ˆ la MŽtamorphose d'Ovide, tant de mystres sacrŽs & tant de miracles qui sont contenus au Gense & en l'Exode. Et, comme l'impiŽtŽ n'a que trop de sectateurs parce que d'abord elle est plaisante & agrŽable, & qu'elle introduit la libertŽ parmi les hommes, cet abominable ne manquait pas de disciples. Mais, pour perdre mieux ceux qui ne bouchaient point les oreilles ˆ cette Sirne tromperesse, il fit revivre sourdement ce mŽchant & abominable livre de qui l'on ne peut parler qu'avec horreur, & que l'on intitule Les trois Imposteurs. Je ne veux point insŽrer ici les raisons diaboliques contenues dans ce pernicieux & dŽtestable livre que l'on imprime ˆ la vue & au grand scandale des ChrŽtiens. Les oreilles chastes & fidles ne les sauraient souffrir. Contentez-vous que ce mŽchant homme, quittant le nom de Vanini, se faisait appeler Luciolo. Je ne vous saurais bien dire si son nom Žtait Lucius. NŽanmoins, j'estime qu'il avait empruntŽ ce nom inf‰me pour l'amour qu'il portait ˆ Lucian, qui jadis fut le plus grand AthŽe de son sicle.

Tandis que cet exŽcrable abreuve de son poison venimeux les esprits qui sont destinŽs ˆ la perdition, la crainte d'tre saisi des Inquisiteurs de la foi lui fait quitter Salamanque & se retirer ˆ Ossune, ville renommŽe de l'Andalousie. L'on ne saurait dire combien d'‰mes disposŽes ˆ recevoir la nouveautŽ y furent perdues par ce mŽchant & exŽcrable AthŽe. Il s'insinuait dans la maison des grands, o ordinairement l'on voit toute sorte de licence, les abreuvait de vive voix de son opinion & leur donnait mme des Žcrits qui, avec leur auteur, mŽritaient cent & cent fois le feu. Il fit encore un voyage ˆ la Cour d'Espagne mais il ne s'y arrta gure parce qu'ayant ŽtŽ dŽcouvert, il y ežt bient™t reu le juste salaire de ses impiŽtŽs s'il ne s'en fžt enfui. Voyant donc qu'il courait fortune de la vie, il rŽsolut de voir la France & particulirement la ville de Paris o l'on ne trouve que trop de complices en toutes sortes de mŽchancetŽs.

Il s'embarqua donc ˆ Bayonne &, ayant pris port ˆ Rouen, il se rendit puis aprs dans peu de temps ˆ Paris. Comme il ne manquait pas d'artifice ni de savoir pour s'insinuer dans la maison des grands de la Cour, un certain Ecossais, homme savant & qui avait servi de PrŽcepteur ˆ Monsieur l'AbbŽ de Redon ˆ prŽsent Evque de Marseille & frre de Monsieur de Saint-Luc, lui donna entrŽe chez ce digne PrŽlat. Monsieur l'Evque de Marseille qui aime les hommes savants, ayant gožtŽ le Docteur Vanini, lequel Žtait mlŽ en toutes sortes de sciences, il le retint dans sa maison & lui donna une honnte pension & sa table. Etant de la maison d'un tel Seigneur, il avait par mme moyen l'entrŽe de toutes les meilleures maisons de la Cour &, particulirement, celle de Monsieur de Bassompierre, beau-frre de Monsieur de Saint-Luc.

Ce dangereux & exŽcrable AthŽe dissimula pour quelques jours son impiŽtŽ, ne laissant pas pourtant de faire toujours couler quelque petit mot au dŽshonneur du grand Dieu, de son fils notre Seigneur JŽsus-Christ, & des mystres de la foi. Ceux qui l'entendaient parler de la sorte n'y prenaient pas garde au commencement & attribuaient plut™t ce qu'il disait ˆ une certaine libertŽ de parler que l'on pratique en France, qu'ˆ quelque malice cachŽe. Mais, quand il ežt acquis un peu de rŽputation parmi une infinitŽ de personnes qu'il frŽquentait, il se mit ˆ publier l'AthŽisme &, mme en ses prŽdications (car il prchait quelquefois en des Eglises renommŽes), ceux qui sont versŽs aux controverses & aux mystres des ChrŽtiens, remarquaient toujours quelque trait d'impiŽtŽ. Et de fait, ayant un jour prchŽ ˆ Saint-Paul sur le commencement de l'Evangile de Saint Jean o le plus haut des mystres est contenu, il fut accusŽ puis aprs de damnable opinion. Cela le dŽcria de telle sorte que ceux qui ont la charge des ‰mes lui dŽfendirent la chaire.

Toutes ces circonstances f‰chrent l'‰me de Monsieur l'AbbŽ de Redon, lequel a ŽtŽ nourri dans le branlant berceau du lait de piŽtŽ, et dŽsormais il ne fit plus si grand compte de Vanini qu'il faisait auparavant. L'AthŽe voulut pourtant rhabiller sa faute & contrefit l'homme de bien durant l'espace de quelques mois, si bien qu'il parla plus sobrement que de coutume. Mais, si sa langue se retint, sa main ežt bient™t produit des fruits de son exŽcrable impiŽtŽ. Il composa un livre des causes naturelles & le dŽdia ˆ un Cavalier dont le mŽrite ne se peut dŽcrire en peu d'espace : ce fut ˆ Monsieur de Bassompierre, que Mars & les Muses honorent Žgalement. Dans ce livre, il avait insŽrŽ mille blasphmes & mille impiŽtŽs, comme celui qui donnait ˆ la nature ce qui n'appartient proprement qu'au CrŽateur de l'univers. Aussi ce mŽchant livre fut bient™t censurŽ. La Docte Sorbonne de Paris, arbitre des matires de la Foi, ayant vu ce livre, le dŽclara pernicieux & le condamna au feu. L'exŽcution publique en fut faite par la main du bourreau, de sorte que son auteur, qui mŽritait encore d'tre jetŽ dans le feu, ayant reu cet affront & se voyant tre mal avec Monsieur de Marseille qui abhorre tels impies, rŽsolut de quitter Paris & de faire un voyage ˆ Toulouse.

Le renom de cette grande ville fleurissante en beaux & rares esprits, le conviant de la voir, il part donc de la capitale ville du Royaume & arrive ˆ deux lieues prs de Toulouse quinze jours aprs. Outre la Philosophie & la ThŽologie, & autres pareilles sciences, il avait fort bien ŽtudiŽ en droit, de sorte qu'il ne pouvait longtemps demeurer sans parti. Mais, comme il Žtait prt d'entrer dans Toulouse, deux jeunes & braves Gentilshommes qui avaient passablement ŽtudiŽ, passrent par une petite ville o Vanini s'Žtait arrtŽ & allrent loger au logis de ce Docteur. Ayant reconnu ˆ table quelques traits de son savoir, ils devisrent privŽment dans une chambre aprs d”ner avec lui, & furent si satisfaits de cet homme qu'ils lui offrirent leurs maisons, & promirent de le rŽcompenser dignement s'il voulait prendre la peine de leur lire quelques mois les MathŽmatiques. Vanini qui n'Žtait pas alors des plus accommodŽs, ainsi que nous avons dŽjˆ dit, accepta cette condition & s'en alla avec eux. L'un de ces Gentilshommes avait une maison extrmement dŽlicieuse, environnŽe de ruisseaux & de petites fontaines. Quand ces Cavaliers Žtaient lassŽs de l'Žtude des lettres, ils allaient ˆ la chasse ; ou bien, sous un arbre plantŽ aux bords d'une eau claire & coulante, ils s'entretenaient de la lecture de quelque bon livre ; & toujours Vanini Žtait avec eux.

Lorsque le temps lui ežt acquis leur familiaritŽ, ce dangereux homme, qui avait cachŽ son venin, commena de l'Žpandre sur cette jeunesse. Il les entretenait ˆ toute heure de l'ŽternitŽ du monde, des causes naturelles, & leur prouvait par des raisons damnables que toutes choses avaient ŽtŽ faites ˆ l'aventure [au hasard] ; que ce qu'on nous racontait de la DivinitŽ n'Žtait que pour retenir les hommes sous une forme de Police ; &, par consŽquent, que les ‰mes mouraient avec les corps. Ces Gentilshommes croyaient au commencement que leur Docteur profŽrait ces paroles pour exercer son bel esprit. Mais, quand ils reconnurent que son cÏur Žtait conforme ˆ sa langue, eux qui avaient sucŽ le lait de piŽtŽ dans le berceau, lui tŽmoignrent bient™t qu'ils ne prenaient gure de plaisir d'entendre ces blasphmes, & principalement ceux qu'il vomissait contre l'Eternel fils de Dieu. Ce cauteleux renard, voyant qu'il ne pouvait rien gagner sur ces ‰mes religieuses, tourna puis aprs en risŽe tout ce qu'il avait dit de la DivinitŽ. Et nŽanmoins, peu de temps aprs, il leur demanda congŽ pour aller ˆ Toulouse. Ces deux Cavaliers le lui accordrent fort volontiers, comme ceux qui ne dŽsiraient rien tant que de se dŽfaire de la compagnie d'un si pernicieux homme.

Sit™t qu'il fžt arrivŽ ˆ Toulouse, un jeune Conseiller le logea chez lui, par l'entremise d'un Docteur RŽgent qu'il Žtait allŽ voir. Le bruit de son savoir s'Žpandit incontinent par toute cette ville renommŽe, si bien qu'il n'y avait fils de bonne mre qui ne dŽsir‰t de le conna”tre. Le premier PrŽsident mme, dont le savoir & la piŽtŽ ont acquis un renom qui ne mourra jamais, le voyait de fort bon Ïil. Mais parmi ceux qui en faisaient de l'Žtat, Monsieur le Comte de Cremail admirait le savoir de cet homme & le louait publiquement. Et cette louange n'Žtait pas peu honorable ˆ Luciolo puisque ce brave Comte est, sans flatter, l'honneur des lettres aussi bien que des armes.

Au commencement, cet hypocrite dissimulait son impiŽtŽ & contrefaisait l'homme de bien. Mais, si sa bouche profŽrait paroles bonnes & dignes d'tre ou•es, son cÏur rempli de malice parlait autrement. Cependant, Monsieur le Comte de Cremail, croyant de cet AthŽe tout autre chose qu'il n'Žtait pas, lui fit par quelque sien ami offrir le gouvernement de l'un de les neveux, avec une honnte pension. Luciolo accepta cette condition & commena d'instruire ce jeune Seigneur, au contentement de son oncle, en s'acquittant assez dignement de sa charge. Il entretenait bien souvent le Comte qui est un esprit extrmement curieux &, par ses artifices, acquŽrait tous les jours de plus en plus son amitiŽ. Comme il se vit aimŽ d'un tel Seigneur & appuyŽ de beaucoup d'amis, le dŽtestable recommena petit ˆ petit ˆ semer sa doctrine diabolique. Toutefois, ce ne fut pas tout ˆ coup ouvertement, mais par manire de risŽe. Jamais il ne se trouvait en bonne compagnie, qu'il ne jet‰t quelque brocard contre la DivinitŽ, & particulirement contre l'humanitŽ du fils de Dieu, notre seule & assurŽe rŽconciliation envers son Pre Žternel. Comme la licence de parler n'est que trop grande en France par la libertŽ qu'on y a introduite, chacun qui entendait ces paroles exŽcrables, attribuait plut™t ˆ une certaine bouffonnerie d'esprit ce qui procŽdait d'un cÏur rempli de toute malice. Et par ce moyen ce venimeux serpent glissa peu ˆ peu dans l'‰me de plusieurs, auxquels il prcha clairement l'AthŽisme quelque temps aprs, quand il vit qu'ils Žtaient disposŽs de recevoir son poison.

Je me suis ŽtonnŽ cent fois comme il se trouve des esprits qui, de gaietŽ de cÏur & de malice dŽlibŽrŽe, osent blasphŽmer le nom de Dieu & nier son essence. Il faut bien dire qu'ils ont ŽtŽ bien gagnŽs par les artifices de Satan. Car, quelque raison qu'ils allguent, qu'il n'y a point de DivinitŽ, leur conscience les accuse de mensonge &, par les effets, il font conna”tre que ce n'est qu'une pure malice, jointe ˆ une ostentation & ˆ un bruit de vaine gloire qu'ils veulent acquŽrir. C'est pourquoi les ChrŽtiens doivent soigneusement prendre garde de ne se laisser point encore attraper dans les piges de Satan. Notre ancien adversaire ne manque jamais de nous tendre ses fils. Il se transforme bien souvent pour ce sujet en Ange de lumire afin de nous perdre. Il sait ceux qui sont enclins aux plaisirs de la chair ou aux dŽlices de la bouche, & ne cesse de verser son poison aux uns & aux autres en diverses manires. Il a pareillement connaissance des hommes vains & superbes comme le Docteur Vanini &, par consŽquent, il remplit l'‰me de telles personnes de vent & de fumŽe. Mais la malice de ce Docteur exŽcrable se dŽcouvre encore en ce, qu'avant qu'il prchait l'AthŽisme, il lisait ˆ Salamanque la Magie, invoquait les dŽmons & confŽrait ordinairement avec eux. Et jugez maintenant si, sachant qu'il y avait des dŽmons, il ne savait pas encore qu'il y avait un Dieu, qui exerce sa justice sur Satan & sur ses sectateurs.

Mais sans doute Žtait-il sŽduit de telle sorte par cet ennemi du genre humain que, comme l'exŽcrable Prtre de Marseille, il se figurait qu'un jour aprs sa mort il serait un de ces esprits diaboliques. Et avait encore cette crŽance que les dŽmons ne souffrent aucune peine, puisqu'ils ont la libertŽ d'aller d'un c™tŽ & d'autre (ainsi que disent ces esprits damnŽs ˆ ceux qu'ils veulent perdre), & qu'ils sont possesseurs de tous les trŽsors du monde. Opinion trompeuse qui, abusant les ‰mes disposŽes ˆ les croire, fait na”tre puis aprs ces martyrs du diable. Car Satan, qui comme un singe imite les ouvrages de Dieu, ne manque pas de martyrs, selon le tŽmoignage mme du vaisseau d'Žlection.

Tandis qu'il t‰che de perdre les ‰mes par sa dŽtestable doctrine, Monsieur le Comte de Cremail, de qui le clair jugement ne se trompe jamais & ˆ qui la nature & le maniement des affaires ont donnŽ la connaissance de toutes choses, ce prudent & sage Seigneur, dis-je, reconnut bient™t l'intention de Luciolo & apprit en peu de temps ce qu'il avait dans l'‰me. NŽanmoins, il dissimula quelques jours ce qu'il en pensait & sut si bien tirer le ver du nez de ce mŽchant homme en devisant privŽment avec lui, qu'il s'Žclaircit entirement de sa doute. Cet exŽcrable lui confessa librement qu'il croyait que tout ce qu'on nous dit de la DivinitŽ, & qui est contenu dans les Žcrits de Mo•se n'est que fable, & que mensonge: Que le monde est Žternel, & que les ‰mes des hommes & celles des btes n'ont rien de diffrent, puisque les uns & les autres meurent avec le corps. Et pour notre Seigneur JŽsus-Christ, que tous ses faits n'Žtaient qu'imposture, de mme que ceux de Mo•se. O bontŽ de Dieu, que vous tes grande, de souffrir si long temps cet abominable ! ™ justice divine, o est votre foudre ? ™ terre, que ne t'ouvres-tu pour engloutir cet esprit d'enfer ?

Monsieur le Comte fut fort scandalisŽ de ce discours & cette ‰me, non moins religieuse que gŽnŽreuse, s'effora de rŽduire ce malheureux AthŽe par de vives & pressantes raisons que les bornes de ce rŽcit ne peuvent contenir. Mais tout cela ne servit de rien, puisqu'il traitait avec un esprit le plus impie que l'on ait vu jamais parmi les hommes, & d'autant plus rempli d'impiŽtŽ qu'il ne pŽchait point par ignorance, ains rŽsistait ouvertement au Saint-Esprit, ainsi que nous verrons en la suite de cette Histoire. Ce que voyant, ce Seigneur, jaloux du nom de celui qui pour nous sauver prit notre chair humaine & naquit d'une Vierge, il tŽmoigna bient™t ˆ Luciolo le dŽplaisir qu'il sentait de sa perte, & le regret qu'il avait de lui avoir baillŽ la charge d'instruire son neveu. Et comme il Žtait prt de le lui ™ter, de peur que cette jeune plante, abreuvŽe d'une si dangereuse doctrine, n'en ret”nt quelque mauvaise odeur, la Cour de Parlement de Toulouse dŽputa deux de ses Conseillers vers le mme Comte.

Ce juste & Religieux SŽnat ayant ŽtŽ informŽ que Luciolo, non content de mŽdire publiquement de l'Eternel fils de Dieu, avait des sectateurs en ses exŽcrables opinions, lui ežt dŽjˆ fait mettre la main sur le collet ; mais auparavant elle voulait savoir du sieur Comte s'il avouait un si mŽchant homme. Les deux Conseillers, ayant exposŽ leur commission au Seigneur de Cremail, ils eurent telle satisfaction de lui que le lendemain Luciolo fut saisi & menŽ en la Conciergerie.

Le sieur de Bertrand, Conseiller en la dite Cour de Parlement de Toulouse, fut Commissaire pour interroger cet AthŽe sur certains points dont il Žtait accusŽ. La premire chose qu'il lui demanda, aprs s'tre informŽ de son nom, de ses qualitŽs & autres formes ordinaires, S'il ne croyait point en Dieu. Luciolo, avec une effronterie la plus grande que l'on saurait imaginer, lui rŽpondit, Qu'il ne l'avait jamais vu, & par consŽquent qu'il ne le connaissait nullement. Ledit sieur Conseiller repart, & dit que, quoique nous ne le voyons point, nous ne laissons pas de le conna”tre, tant par ses ouvrages que par les Žcrits des Prophtes & des Ap™tres. A quoi Luciolo rŽpliqua que tout ce qu'on nous publiait de la crŽation du monde, n'Žtait que mensonge & invention, & que tous ces Prophtes avaient ŽtŽ atteints de quelque maladie d'esprit qui leur avait fait Žcrire des extravagances ; & qu'enfin le monde Žtait de toute ŽternitŽ & durerait Žternellement. Ledit sieur Commissaire, ŽtonnŽ des raisons damnables de cet AthŽe, poursuivit & lui demanda ce qu'il croyait de JŽsus-Christ : Je crois (repart cet exŽcrable) qu'il Žtait un imposteur & que, pour acquŽrir du renom, il se disait Fils de Dieu. Mais (dit le sieur Conseiller), nous avons tant de miracles qu'il a faits & qu'il fait encore tous les jours, tant de prŽdictions & tant d'autres tŽmoignages, que quiconque les nie, nie sans doute la clartŽ du Soleil. Enfin Luciolo se moquait de toutes ces paroles & en riant les tenait pour fables. Et mme, Žtant tombŽs sur le discours des tourments que notre Seigneur souffrit quand il se livra ˆ la mort pour nous, ce malheureux, cet exŽcrable, plus impie que l'impiŽtŽ, se mit ˆ profŽrer une parole que l'enfer mme n'oserait profŽrer. Je ne la veux point ici insŽrer, parce qu'en y pensant seulement, la plume me tombe de la main & les cheveux m'en dressent d'horreur. Que ceux qui liront cette Histoire se contentent de savoir que cette peste voulait dire que, lorsque notre Seigneur Žtait prt d'aller souffrir la mort ignominieuse de la Croix, il suait comme un homme sans courage, & lui ne suait nullement, quoiqu'il vit bien qu'on le ferait bient™t mourir. Et sur cela il usait de termes les plus impies & les plus dŽtestables que l'on puisse imaginer. O justice de Dieu !, pouvez-vous bien souffrir ces blasphmes & ces outrages ? Le sieur Conseiller fut tellement scandalisŽ des paroles abominables de cet AthŽe que, sans le vouloir plus entendre, il commanda qu'on l'enferm‰t dans un profond cachot, tandis qu'il alla faire son rapport ˆ la Cour de ce qui s'Žtait passŽ entre lui & Luciolo.

Cependant, on ne manqua pas de tŽmoins pour la preuve de son impiŽtŽ qu'il voulait de premier abord aucunement nier. Les deux Gentilshommes ˆ qui il avait appris la Philosophie, le neveu du Comte, & plusieurs autres personnes honorables, dŽposrent contre lui &, lorsqu'ils lui furent prŽsentŽs en jugement, il ne voulut plus dissimuler sa dŽtestable impiŽtŽ, ains la soutint ouvertement. Ce vŽnŽrable SŽnat, curieux de sauver cette ‰me damnŽe, n'avait point envie de procŽder ˆ son juste jugement sans avoir premirement t‰chŽ de le rŽduire ˆ salut : de grands PrŽdicateurs, pour ce sujet, le virent souvent dans la prison & y apportrent le soin que l'on peut apporter en des actions si nŽcessaires. Mais quoi ? leur travail Žtait inutile, puisqu'outre la possession que le diable avait prise de cet esprit infernal, il Žtait de ceux qui, abandonnant les vertus, veulent que l'on croie qu'ils ignorent Dieu & sa MajestŽ souveraine. Ils pensent acquŽrir de la gloire & faire une grande Ïuvre lorsqu'ils soutiennent que cette machine du monde, qui demeure toujours en mme Žtat, est Žternelle. Et, par mme moyen, ils ressemblent proprement ˆ ceux qui dŽtournent leur vue de quelque belle & agrŽable peinture & jettent leurs regards sur des images prodigieuses.

Quand l'Žquitable Parlement de Toulouse vit que le salut de ce pernicieux homme Žtait dŽsespŽrŽ, il ne voulut plus diffŽrer sa condamnation. Il se ressouvint que Dieu & le Roy lui ayant mis la balance ˆ la main, il Žtait obligŽ de la tenir sans pencher, ni d'un c™tŽ, ni d'autre. C'est pourquoi, aprs avoir mžrement digŽrŽ une action autant exŽcrable pour son impiŽtŽ que digne de punition pour la consŽquence, il donna bient™t un Arrt mŽmorable. Car, aprs les auditions, dŽpositions & confessions, rŽtractations, & secondes confessions volontaires de cet abominable esprit infernal, & autres choses contenues au procs, qui le rendaient coupable des crimes qu'on lui imposait ; il le dŽclara atteint & convaincu de crime de lse-majestŽ divine & humaine au premier chef ; &, pour rŽparation d'iceux, le condamna d'tre livrŽ entre les mains de l'exŽcuteur pour tre conduit & menŽ par tous les carrefours accoutumŽs, & au devant de la porte de l'Eglise MŽtropolitaine pour y faire amende honorable, tte nue, pieds nus, la hart au col, tenant un flambeau ardent en ses mains ; & lˆ, demander pardon ˆ Dieu, au Roy & ˆ la Justice ; puis, tre menŽ ˆ la place de S. Etienne o l'on punit les malfaiteurs pour lˆ, avoir la langue coupŽe, y tre ars & bržlŽ tout vif jusques ˆ la consommation de ses ossements dont les cendres seraient jetŽes au vent.

Quand on commena d'exŽcuter ce juste Arrt & qu'on lui voulžt faire demander pardon ˆ Dieu, il dit tout haut qu'il ne savait que c'Žtait que Dieu &, par consŽquent, qu'il ne demanderait jamais pardon ˆ une chose imaginaire. Les Ministres de la justice le pressrent nŽanmoins de le faire, de sorte qu'enfin il tint ce discours, Et bien, je demande pardon ˆ Dieu, s'il y en a. Et lorsqu'il fallut aussi qu'il demand‰t pardon au Roy, il dit qu'il lui demandait pardon puisqu'on le voulait, & qu'il ne croyait pas tre coupable envers sa MajestŽ, laquelle il avait toujours honorŽe le mieux qu'il avait pu ; mais, pour Messieurs de la justice, qu'il les donnait ˆ trente mille charretŽes de diables. Et nous voyons par ce dernier discours comme ce misŽrable se prenait lui mme par ses propres paroles : il nie tant™t qu'il n'y a point de Dieu, & maintenant il avoue qu'il y a des diables ; choses qui sont du tout contraires, puisque l'un prŽsuppose l'autre. Or il fallait bien que cet homme fut extrmement possŽdŽ de Satan puisque ces horribles blasphmes sortaient de sa bouche & quÕil rŽsistait si ouvertement au saint Esprit. Il fallait bien encore (ainsi que nous avons dŽjˆ dit) que les amorces de cet adversaire ou le dŽsir de vaine gloire & d'tre renommŽ aprs sa mort, comme celui qui bržla le temple de Diane, le port‰t ˆ des vanitŽs rares & inou•es.

Cependant, aprs qu'on ežt fait toutes ces cŽrŽmonies & actes de justice, il fut menŽ ˆ la place o on lui avait destinŽ son supplice. Etant montŽ sur l'Žchafaud, il jeta les yeux d'un c™tŽ & d'autre &, ayant vu certains hommes de sa connaissance parmi la grande foule du peuple qui attendait la fin de cet exŽcrable, il leur tint ce langage: Vous voyez (dit-il tout haut) quelle pitiŽ !, un misŽrable juif est cause que je suis ici. Or il parlait de notre Seigneur JESUS-CHRIST, le Roy des Roys & Seigneur des Seigneurs, dont ce chien enragŽ t‰chait de dŽchirer la divine MajestŽ, au grand scandale d'une infinitŽ de peuple qui criait qu'on extermin‰t cet exŽcrable blasphŽmateur car il usait encore d'autres termes que je ne saurais Žcrire sans horreur & sans offenser les oreilles de ceux qui prendront la peine de lire cette Histoire.

Enfin, on voulut arracher la langue ˆ ce martyr du diable. Mais, quelque constance qu'il tŽmoign‰t en ses paroles, comme celui qui se disait plus constant & plus rŽsolu que le Fils de Dieu, il dŽcouvrit bient™t qu'il lui f‰chait de mourir. On ne put du premier coup que lui emporter le bout de la langue parce qu'il la retirait. Mais au second coup, on y mit si bon remde qu'avec les tenailles on la lui arracha toute entirement avec la racine. Ce fait, son corps fžt jetŽ dans le feu & ses cendres au vent, tandis que son ‰me alla recevoir aux enfers le juste ch‰timent de ses horribles blasphmes & impiŽtŽs.

C'est l'Histoire de l'exŽcrable Docteur Vanini, que j'ai dŽcrite sommairement afin de n'excŽder point les bornes que j'ai accoutumŽ de garder en mes histoires Tragiques. Il reste maintenant de considŽrer combien la patience de Dieu est grande de souffrir ces abominables blasphmes & ces exŽcrables impiŽtŽs. Je m'Žtonne comme son jugement redoutable n'a dŽjˆ fait sentir aux mortels les effets de son juste courroux. Je m'en Žtonne, dis je, puisque Vanini ne manque point de compagnons en ses blasphmes. Un de mes amis qui assista ˆ l'exŽcution de l'Arrt de cet exŽcrable, me racontait dernirement une chose Žtrange. Etant ˆ Castres, ville du Languedoc, renommŽe pour la Chambre de l'Edit que le Roy y a rŽtablie, y vit un certain Prtre Grec, que j'ai moi-mme vu ˆ Paris chez le Prieur du Couvent des Jacobins, il y a environ quatre ou cinq annŽes. Le Prtre disait la Messe en Grec & les Conseillers Catholiques de la Chambre de l'Edit entendirent sa Messe & aprs lui donnrent chacun de l'argent pour l'assister en ses voyages. Ce malheureux, allant de Castres ˆ Toulouse, se mit en la compagnie de deux honntes hommes. Or, en devisant du Docteur Vanini qui tout fra”chement avait ŽtŽ exŽcutŽ pour ses impiŽtŽs, ce dŽtestable Prtre se mit ˆ profŽrer ces paroles: C'est ˆ tort qu'on a fait mourir un si savant homme. Il n'a jamais rien cru, que je n'en croie autant, & il n'y a homme de sain jugement qui ne soit toujours de mon opinion. Toutes les lois que l'on nous figure de Dieu ne sont qu'inventions humaines pour retenir les hommes en crainte, & que les plus puissants ont imposŽs aux plus faibles afin de se conserver. Car, ˆ la vŽritŽ, il n'y a point de doute que toutes choses n'aillent ˆ l'aventure, que le monde ne soit Žternel, & que les ‰mes ne meurent avec les corps.

Le discours de cet hypocrite rendit fort Žbahis ces honntes hommes qui rapportrent puis aprs dans Toulouse sa damnable opinion. La justice le fit chercher pour lui faire mettre la main dessus, mais on ne le put jamais apprŽhender. Et puis, faites des aum™nes ˆ telles gens ! qui sous prŽtexte de requŽrir l'assistance des gens de bien pour la rŽdemption des captifs, vont de Province en Province abreuver de leur poison ceux que la crŽdulitŽ laisse emporter ˆ ces maudites impiŽtŽs.

Voyant des exemples si exŽcrables, il ne faut point douter que la fin du monde ne soit prochaine, & que Dieu n'extermine bient™t cette grande Machine, pour en former une autre d'une matire plus noble, & plus pure. Heureux cependant qui, faisant profit de telles choses rares & inou•es, ne se sŽpare jamais de la pierre, le premier fondement de salut. Bien heureux, dis-je, celui qui, n'ayant autre dŽsir d'acquŽrir la gloire qui procde de la douce servitude de JESUS-CHRIST, t‰che d'honorer ce nom sous qui tout genou flŽchit & ˆ qui toutes les choses qui sont au Ciel, en terre, & sous la terre, rendent hommage. Cependant, il faut que nous implorions sa misŽricorde & la requŽrions de rŽduire ˆ sa vraie connaissance ces ‰mes dŽsespŽrŽes.

Que ce dŽbonnaire Sauveur daigne ™ter d'entre nous ces scandales & changer la langue de ces blasphŽmateurs ! Ou bien, si les impies persŽvrent en leurs abominables mŽchancetŽ & infections de leurs bouches puantes, qu'il permette que la justice qu'il a Žtablie en terre y tienne si bien la main que ces martyrs du diable soient exterminŽs, ˆ la confusion de Satan, ˆ la joie des justes, & ˆ l'honneur de celui de qui procde toute louange, & toute gloire.

 

Commentaire

Ecrit et imprimŽ dans les mois qui suivent le martyre de Vanini, ce texte manifeste avec vŽhŽmence le projet "tridentin" des Histoires qui, ˆ leur faon, militent pour la contre-rŽforme catholique.

Vanini (1585-1619), entre le bžcher de Giordano Bruno ˆ Rome en 1600 et le procs de GalilŽe en 1633, dŽveloppe une philosophie naturelle qui tend ˆ rechercher ˆ lÕintŽrieur du monde physique Ð plut™t que hors de celui-ci Ð lÕexplication des phŽnomnes qui sÕy manifestent

Le De Admirandis (1616) rŽcupre et synthŽtise ce que la pensŽe irrŽligieuse a produit de plus impie depuis lÕAntiquitŽ. A Aristote, il emprunte les principales catŽgories de sa philosophie mais en les gauchissant jusquÕˆ leur donner un caractre matŽrialiste... une conception du monde qui Žcarte toute transcendance de la nature... La matire est posŽe comme la substance unique dÕun cosmos indiffŽrenciŽ... Les sensations sont des rŽponses, via les esprits qui circulent dans les nerfs, aux stimuli du monde extŽrieur... Les religions trouvent leur origine dans les ambitions dÕhabiles imposteurs qui se prŽsentent comme des prophtes...

La condamnation du De Admirandis par la Sorbonne et lÕexŽcution de Vanini sont deux moments majeurs du dŽbut de la vaste contre-offensive dŽvote qui se dŽploie contre les libertins. Ils sÕinscrivent dans un mouvement plus global ... autant dÕŽtapes qui mettent un terme au Ç libertinage flamboyant È du rgne dÕHenri IV et du dŽbut de celui de Louis XIII... En dŽpit de tous ces obstacles, Vanini a ŽtŽ lu et apprŽciŽ ds les annŽes qui ont suivi sa triste fin. La gŽnŽration des Ç libertins Žrudits È (NaudŽ, La Mothe Le Vayer, PatinÉ), sÕen est dŽlectŽe dans le secret de cŽnacles complices... Aprs, une pŽriode de relatifs oubli, les annŽes 1680-1720 ont vu se ranimer lÕintŽrt pour le philosophe martyr.

(Foucault Didier, 2018, "Entre irrŽligion italienne et libertinage franais: le De admirandis naturae arcanis de Vanini(1616). In: Libral, Nepote, (eds), Îuvres en rupture (XVIe-XVIIe sicle), PU du Midi, pp.51-64/

Appendice 3 : une "histoire tragique" de Belleforest (1559)

9. De la lubricitŽ de Pandore, & cruautŽ d'icelle contre le propre fruit de son ventre, pour se voir dŽlaissŽe de celui de qui elle Žtait grosse.

1559, Continuation des Histoires Tragiques de Bandello.

Le prŽsent texte est celui des XVIII Histoires tragiques extraites des Ïuvres italiennes de Bandel, les six premires par Pierre Boiteau [Boaistuau], les douze suivants par Franois de Belle-forest, 1596, Lyon, ch. Benoit Rigaud, pp. 206-226. Graphie modernisŽe ainsi que, trs partiellement, la ponctuation.

 

Sommaire de la neuvime Histoire.

DE tant que nature a de plus adouci le climat de notre nativitŽ & rendu nos majeurs [anctres] courtois & bŽnins, tant doit notre inclination tre plus proclive [encline] ˆ cette vertu, qui a jadis fait illustres & cŽlbres du nom de grande clŽmence, ceux qui toutefois par effet Žtaient tyrans ambitieux & dŽpopulateurs de leur rŽpublique mme : vu que l'horreur de cruautŽ a toujours ŽtŽ si grande, que mme les barbares nations ont dŽtestŽ ceux qui souillaient leurs mains au sang de l'innocent & dŽpouillaient injustement celui qui n'avait commis aucune faute : & qui plus est la Barbarie mme a louŽ ceux qui hardiment s'opposaient ˆ telles pestes cruelles, & dŽnaturŽes furies nŽes pour la ruine de l'humain lignage : tels qui ont ŽtŽ jadis un NŽron, Caligula, Commode, entre les Romains Empereurs ; que un Phalaris, Alexandre Pheree & Diomde entre les Žtrangers ; tels encore que fut Numylisinthe [?] Reine de Thrace qui faisait tuer le fruit dans le ventre de la mre aprs l'avoir fait misŽrablement fendre & dŽchirer. Je dis ceci pour avoir en main l'histoire d'un acte le plus dŽtestable & furieux que homme saurait penser advenu de notre temps, non en Scythie, ou entre les Anthropophages, Cannibales & Amazones meurtrires de leurs enfants : mais au cÏur & milieu de l'Europe, & en l'une des plus belles & riches provinces du monde, laquelle jadis a donnŽ tel indice de sa grandeur, vertu, courtoisie & humanitŽ, qu'elle Žtait l'Žcole o toutes nations venaient pour apprendre la manire de bien & honntement vivre. Mais, en icelle, s'est trouvŽ femme qui, contre le naturel de son sexe, a commis acte si l‰che & cruel que (je m'assure) vous ne lirez sans admiration, au moins si vous voulez prendre la patience de lire le succs de l'histoire suivante.

 

EN la fameuse, riche & populeuse citŽ de Milan, fut nagure une damoiselle, laquelle pour le prŽsent nous nommerons Pandore, afin que son nom divulguŽ ne chatouille beaucoup de gens de bien qui lui touchent : & pour mme respect je tairai le nom des parents & mari d'icelle qui, pour leur vertu, mŽritent bien de ne porter le bl‰me de la plus malheureuse femme, qui onques naquit de mre. Cette-ci ds son enfance donna l'argument presque de sa future mŽchancetŽ : car elle Žtait arrogante, dŽdaigneuse, cruelle, mais lascive au possible, si bien que sur les quatorze ans elle s'amouracha d'un page (que son pre avait retirŽ pour l'honneur de Dieu) lequel Žtait fils d'un pauvre faquin : & non seulement l'aima-t-elle, ains lui donna si bonne part en elle que le page le plus souvent lui allait tenir compagnie la nuit, afin que les lutins, & fant™mes nocturnes ne l'effrayassent. Les folles amourettes & passe-temps de sa puŽrilitŽ furent les conjectures des faits hŽro•ques qu'elle exŽcuta en son ‰ge plus mžr, lesquels certes (si la vertu des honntes dames ne l'empchait), pourraient donner occasion juste aux mŽdisants de calomnier ce sexe tant louable & digne de recommandation ˆ l'endroit d'iceux qui ont la vŽritŽ pour miroir de leurs yeux & pour sujet propre de leur parole.

Or combien que cette damoiselle fžt telle que je vous ai dit, si, se montrait-elle pourtant si sage en ses folies & si prudente en sa tŽmŽritŽ que personne de la maison de son pre ne s'aperut onques de ses trafiques amoureuses, ains vivait en rŽputation d'une fille pucelle & chaste, combien que dŽjˆ elle ežt dŽdiŽ les prŽmices de sa virginitŽ ˆ un autel indigne de l'offrande & du lieu d'o le prŽsent procŽdait & qui, par ceux qui y avaient puissance dessus, Žtait vouŽ ˆ un autre. Voilˆ comment les parents peu soigneux de leurs enfants & qui les allchent par leurs mignotises, en font des corps qui se dŽdient ˆ une prostitution effrontŽe & publique, dŽnigrant l'honneur des maisons, laquelle avec si grand peine ils ont maintenu, l'ayant pris de leurs anctres.

Or cette honnte fille, non contente, ou pour mieux dire non contentŽe, de celui qu'elle n'aimait que pour sa voluptŽ & effrŽnŽe lubricitŽ, s'accosta d'un jeune gentilhomme beau & dispos de sa personne, lequel trouva moyen de corrompre la dame qui la gouvernait avec une bonne somme d'argent. Armes, pour certain, assez fortes pour abattre les murs de la place la plus forte & mieux garnie qui soit sous le ciel : ainsi Jupiter (comme les potes disent) entra en la tour d'airain o Žtait enclose DanaŽ, fille d'Acrise Arginien, sous la forme d'une rosŽe & pluie d'or.

Ce gentilhomme qui pensait cueillir la fleur premire du rosier de Pandore, vu la grande jeunesse d'elle, fut Žbahi voyant que le chemin Žtait jˆ frayŽ & sans grand empchement : toutefois, il se contenta d'avoir le plaisir des reliefs, desquels le page avait savourŽ l'entrŽe & le meilleur qui fžt en tout le repas. Quelque temps aprs, ou bien f‰chŽ de toujours user de mme viande, ou lassŽ du travail & ne pouvant plus fournir ˆ l'appointement, [il] s'en alla, feignant je ne sais quelle charge de gens de pied desquels il Žtait capitaine, & mettant en avant qu'il fallait qu'il se trouve ˆ sa monstre [revue].

Or, bient™t aprs son allŽe, Pandore fut mariŽe ˆ un gentilhomme riche & vertueux, rŽsidant en la mme citŽ, mais trop vieil pour la galantise & verdeur de sa partie ; lui, ayant dŽjˆ atteint l'an 50 de son ‰ge & elle, n'Žtant encore que de 18 ou 20 ans. Ce bon homme l'Žpousa &, comme non trop scrupuleux ou expŽrimentŽ aux affaires de tel mŽnage, la connut & reut pour pucelle, Chose non Žmerveillable, vu les cas divers qui en mme affaire adviennent de jour en jour, & si bien que souvent les plus rusŽs y sont pris : aussi, que telles dames que Pandore savent de si bons & subtils tours & ruses pour pallier leur faute & se faire estimer pucelles (quoiqu'elles aient couru l'aiguillette), que les plus clairvoyants y auraient besoin de lunettes bien claires, & les plus sages & spŽculatifs y perdraient leur science.

La damoiselle donc Žtant si bien ˆ son aise, & ayant (contre la coutume de son pays), non seulement le maniement des affaires de la maison, mais bien la libertŽ de vivre ainsi que bon lui semblait & d'aller o mieux lui plairait, brida si bien son bon homme de mari que monsieur le page, premier possesseur d'elle, allait & venait ˆ son plaisir en la maison du bon Jean, tant pour payer ses arrŽrages que pour supplŽer au dŽfaut du froid & peu vaillant mari, duquel la volontŽ Žtait meilleure que le pouvoir.

Durant ceci, advint qu'un gentilhomme Romain, nommŽ Candide Joconde s'enfuit de Rome pour certaines Žmeutes o il s'Žtait trouvŽ : arrivŽ ˆ Milan, il se logea fortuitement prs le Palais o demeurait Pandore. Ce Romain qui Žtait homme accort & subtil, prit facilement garde aux contenances de la damoiselle : &, connaissant le plaisir qu'elle prenait d'tre caressŽe & ÏilladŽe, la voyant belle, plaisante & courtoise, se mit ˆ lui faire l'amour & feindre, par ses soupirs & feintes exclamations (ˆ la Castillane), un feu de dŽsir qui le bržlait sans cesse, ne laissant moyen quelconque pour l'attirer ˆ avoir compassion de sa peine : souvent le soir, passait par devant le logis de sa ma”tresse, sonnant du luth duquel il jouait fort bien, & avait encore meilleure gr‰ce quand parfois, accordant la voix avec le luth, faisait mille passages plus harmonieux que le dŽgoisement du rossignol : ce qui de plus vive flamme Žmouvait les appŽtits de cette jeune folle, vers laquelle ne fallait user de grand harangue pour la ployer ˆ cette merci, vu que d'elle mme, elle ežt fait Žtat & office de requŽrante, n'ayant plus grand plaisir que d'aller souvent au change & rechercher nouvelle p‰ture pour son immodŽrŽe lubricitŽ : qui fut cause qu'un soir que son mari Žtait absent, le gentilhomme amoureux passa par devant le logis de Pandore, sonnant & chantant cette chanson;

Le vase saint, o les dieux ont enclos

Jadis les maux, pour punir les humains,

Est pour moi, las! dŽcouvert & dŽclos,

Et du dedans j'en sens des malheurs maints.

 

Mes Sens en sont par violence astraints,

Et consommŽs mes membres jusqu'aux os.

Le cÏur en feu Žvapore mes plains,

Et de ceci, & le blasme, & le los,

 

Las! il en donne ˆ toi, belle Pandore.

Laquelle il sert, & laquelle il adore,

Pour en tirer le repos de sa peine.

 

Ouvre donc, belle, ouvre le second vase,

O est mon bien qui me noie & embrasse,

Et auquel vit ma guŽrison certaine.

 

La damoiselle, oyant le chat piteux du cauteleux amant, plus Žprise par effet de ce que l'autre feignait pour la dŽcevoir, que le gentilhomme n'en montrait le semblant, le fit prier d'entrer : ce qu'il accorda volontiers, comme celui qui, semblant l'oiseleur, n'avait chantŽ pour autre occasion que pour prendre cet oiseau ˆ la pipŽe. Etant dedans, Dieu sait les caresses qu'ils se firent & de quelle affection l'impudente traita son amant, lequel, pour assouvir son plaisir, jouit de celle de qui il dŽtestait l'incontinence & facilitŽ ˆ se laisser ainsi en proie ˆ quiconque la poursuivait. Car l'honntetŽ encore doit avoir quelque place ˆ l'endroit de celles mmes qui font tort ˆ leurs maris. Et si leur malheur est si grand que de faire un ami (chose toutefois dŽfendue de Dieu & des constitutions humaines), elles se doivent contenter, sans tourner le cÏur ˆ nouvelles amours & s'accoster de tel qui, puis aprs, en fait des contes & se moque par toute compagnie de telle lŽgretŽ. Aussi est-ce la rŽcompense de telles folles, que de se voir la fable de tout un peuple, & argument des risŽes de ceux qui les jouent en plein thމtre, ˆ leur grand confusion, & crve-cÏur indicible de leurs parents & maris. Ainsi qu'en advint ˆ Pandore, laquelle fut moquŽe du Romain qui ne faisait conscience de publier entre ses compagnons les Žtroites faveurs que Pandore lui avait montrŽ & fait de belle prime face.

Cependant, ledit Joconde fut rappelŽ de son exil par LŽon de MŽdicis, lors souverain vicaire au sige de Rome, lequel lui donna rŽmission de son crime & remit gratuitement le ban. De ce dŽpart si soudain, Pandore sentit une incroyable douleur : non pour amour qu'elle port‰t ˆ la vertu & gentillesse du Romain, mais pour sentir que monsieur le page commenait ˆ s'affaiblir, ne pouvant plus continuer l'escarmouche en laquelle il avait si bien accoutumŽe qu'elle ne pouvait vivre sans avoir avec qui amortir le feu de sa concupiscence : mais sa fortune lui fut si malheureusement heureuse, que un jeune chevalier Milanais vint prendre logis encore au mme lieu d'o nagure le Romain avait dŽlogŽ.

CŽsar ParthenopŽe (ainsi s'appelait le chevalier), prenant garde ˆ la beautŽ de cette Alcine, en devint extrmement amoureux & navrŽ plus au vif que pas un des autres qui avoient frŽquentŽ domestiquement la bourgeoise. A cette cause, ce jeune amant commena passer souvent par devant la porte de Pandore, montrant par ses contenances quel Žtait le dŽsir qui le conduisait & faisait promener : mais quoi ? il ne faut jˆ grand' batterie ˆ la forteresse o le capitaine ne demande que composition. Aussi, depuis que le voile de honte nous est ™tŽ de devant les yeux, il n'est empchement qui nous dŽtourne de nos sensuelles affections, & lˆ o la raison perd son rgne, toutes choses sont confuses, & les forces de l'esprit s'avilissent tellement en l'homme que le sens extŽrieur domine du tout les dŽsirs & actions de l'‰me : Et comme dit Euripide:

Qui une fois ˆ vice est venu s'adonner,

Il ne craint nullement souvent d'y retourner.

Comme cette lubrique & ŽhontŽe damoiselle, laquelle aussit™t que se vit regardŽe de bon Ïil par le chevalier son nouveau voisin, usa incontinent de regards rŽciproques, avec signes si lascifs & Ïillades si peu chastes que l'amant s'assura d'avoir part en sa bonne gr‰ce, & commena ˆ espŽrer un succs heureux pour ses entreprises. Or, durant ces menŽes, advint que le mari de Pandore fut contraint d'aller en quelque commission pour les affaires de la citŽ, o il devait demeurer plus d'un an. Ceci donna espŽrance ˆ ParthenopŽe (qui ignorait la libertŽ qu'avait sa dame, laquelle se tenait en ses altres [hauteurs] pour mieux l'amorcer) de parvenir ˆ ses atteintes, ensemble le moyen de lui dŽclarer sa passion par une lettre, qu'il lui envoya par un sien page : de laquelle la teneur s'ensuit :

Je ne doute point, madamoiselle, que quelque vigueur cŽleste n'ait jadis inspirŽ celui qui vous imposa tel nom, vu la conformitŽ que vous avez avec cette Pandore douŽe du plus parfait qui fžt en la mme perfection des cieux, vu le rayon d'une cachŽe & latente clartŽ sortant de vos divines beautŽs, par lequel je me sens si Žbloui & offusquŽ de ma premire vue que, hors de moi, je ne sais (quoique je le veuille) demander le rŽtablissement & restitution de moi en moi-mme : toutefois, voyant cette grand' splendeur avec l'espoir que j'ai de votre singulire bontŽ & naturelle courtoisie, j'attends que ma captivitŽ me servira de franchise : & m'ose presque assurer que votre vase (tant divers ˆ [diffŽrent de]celui de l'ancienne Pandore) me fera sentir l'odeur du plus qui consiste en l'accomplissement de ce que je dŽsire, qui est que, m'acceptant pour v™tre, madamoiselle, vous plaise avoir pitiŽ de celui qui ne l'aura de soi-mme si vous lui tes rigoureuse : car, lui vivant en vous, il lui est impossible de durer sans l'approche de ce qui le soutient & maintient en essence. Voyez donc, & qui je suis, & quel est mon mŽrite, & quelle affection j'ai de mourir ˆ la continuation d'une obŽissance, laquelle je vous voue pour l'avenir. Baisant vos blanches & dŽlicates mains avec si bonne dŽvotion, comme je dŽsire que vous ayez pitiŽ du mal que j'endure pour aimer ardemment. Le plus obŽissant de vos affectionnŽs, CŽsar ParthenoрŽe.

Elle qui (comme avez entendu) Žtait Žprise de l'amour du gentilhomme, ayant lu la lettre, fut si embrasŽe d'un dŽsir de le voir plus prs (lui, Žtant le premier qui avec telles honntetŽs lui avait fait la cour) que, indiscrtement, elle se mit ˆ embrasser le page, disant : Page, mon ami, dites ˆ monsieur votre ma”tre qu'il vienne hardiment cŽans, car je veux savoir par sa bouche-mme si ce qu'il me mande par Žcrit est vŽritable ou non. Je l'attendrai ce soir en cette chambre o vous le pourrez conduire : dites lui, que je le prie de n'y faillir point.

Le page ne fit faute de conter de point en point toute son ambassade au chevalier, lequel, joyeux plus qu'on ne saurait penser, disait : Bienheureux enfant d'avoir reu la faveur que madame t'ait embrassŽ si courtoisement, Žtant en mon service : & moi, encore mieux fortunŽ de recevoir un commandement qui peut donner fin ˆ toutes mes angoisses. Jˆ ne plaise ˆ Dieu que je sorte du moindre de ses commandements, quand bien ce serait pour y mettre la vie au plus grand pŽril, o jamais amant s'exposa, pour le service de sa dame. Ainsi, le soir, accompagnŽ de ce seul page, il alla voir Pandore qui l'attendait en bonne dŽvotion de lui faire conna”tre l'affection qu'elle avait de satisfaire ˆ son dŽsir & extrme passion. Lui, arrivŽ en la chambre de sa dame, la trouva coiffŽe ˆ l'avantage, ayant seulement sa basquine [jupe bouffante, serrŽe ˆ la taille], comme Žtant prte ˆ s'aller coucher. Ce simple parement, avec la naturelle beautŽ augmentŽe par la lueur des chandelles, rendit le chevalier tout perplexe & si hors de soi, qu'il ne saurait de prime face que faire, sinon se mirer au lustre de cette beautŽ, indigne d'un si ŽhontŽ & impudent sujet : mais, comme revenu ˆ soi, il se prit ˆ baiser les blanches & dŽlicates mains de la ravie Pandore, disant : Je suis, & ˆ bon droit tel me puis-je dire, le plus heureux chevalier qui vive maintenant, ayant l'heur si honorable, madamoiselle, que de vous voir en lieu o j'ai le moyen de vous exprimer le mal que j'endure, lequel jusqu'ici j'ai souffert, app‰tŽ de l'espoir de la faveur que maintenant je reois de vous ; car autrement, madamoiselle, je vous assure que le peu d'expŽrience que j'ai du gožt de l'amertume d'amour, m'ežt causŽ la mort ; mais, puisque votre gr‰ce s'est de tant adoucie en mon endroit que de me faire venir au lieu o je puis tre bŽatifiŽ, & vous recevoir les premires arrhes de mon perpŽtuel service, je vous supplierai (dit-il soupirant & pleurant bien chaudement) amortir en moi, non l'affection amoureuse, ains la passion qui me tourmente : & voilˆ tout ce que j'ai toujours en l'esprit, ds le premier jour que je vins de par deˆ & que, par votre commandement, je suis venu vous faire entendre de ma propre bouche afin que ma douleur apparente vous fasse voir que je ne parle par feintise, ains que le cÏur est non moins affligŽ que vous voyez la parole passionnŽe pour vous dŽclarer le mal intŽrieur de mon ‰me.

Pandore qui jusqu'alors n'avait aimŽ que pour le plaisir charnel, n'ayant aussi jamais ŽtŽ sollicitŽe par un vrai & loyal amant, oyant ParthenopŽe parler si sagement & le voyant tout confit en larmes, ne pouvant contenir les siennes, sentit je ne sais quelle Žmotion en son cÏur qui jamais ne lui avait si vivement ŽbranlŽ le secret de sa pensŽe : qui fut cause, que baisant assez familirement ParthenopŽe, lui dit:

Monsieur je m'Žbahis de vous, qui, sans avoir longuement expŽrimentŽ les effets de l'amour (ainsi que m'avez jˆ confessŽ), vous vous plaignez de moi comme jÕai vu par vos lettres, & demandez le salaire de ce que par service vous n'avez encore trop vivement poursuivi. Je crois que vous sentez bien votre mal, mais tout l'effort du martyre ne s'Žpand pas sur un seul sujet : car si l'amour gne votre ‰me, assurez-vous, monsieur, qu'il en y a telle que vous ne pensiez pas qui n'a point vŽcu sans passions & langoureux tourment. Que si je n'ai point fait appara”tre par dehors ce que j'avais le plus enracinŽ en mon cÏur, croyez que 'a ŽtŽ cette tyrannique honte qui bourrelle si Žtrangement la vie des dames, laquelle m'a bandŽ les yeux & liŽ la langue, si bien que je n'ose onc (prŽsent mon mari) faire notoire le bon vouloir que j'ai toujours eu depuis que vous tes en notre voisinage, ˆ vous choisir pour le fidle & seul seigneur de mes pensŽes, & avec lequel je souhaite de passer ma vie en tout tel aise que deux amants sauraient dŽsirer.

Le gentilhomme, transportŽ d'aise & contentement, ne pouvait se sožler de baiser les mains, puis la bouche, puis les yeux, & quelquefois ce sein blanc qui dŽcouvrait deux petites montagnes, entre lesquelles Žtait une belle & en Žgal disjointe vallŽe : & disait ParthenopŽe mille folies, telles que coutumirement sortent de la bouche d'un amant ravi en l'extase de son aise & plaisir. Aprs plusieurs propos servant ˆ leur affaire, les deux amants s'allrent coucher, o ParthenopŽe prit possession du vaisseau de la dŽtestable & cruelle Pandore, laquelle trouva le chevalier si bon jouteur & roide combattant que, presque (oubliant son naturel), elle ne se souvenait d'autre qui jamais fžt avec elle entrŽ en lice ; & le prit en telle amitiŽ qu'elle n'avait aise ni repos que lorsqu'elle voyait son ParthenopŽe ; & lui, ne pouvait vivre sans tristesse, sinon tant qu'il tenait sa Pandore entre ses bras.

Mais ce plaisir fut converti en dŽplaisir Žtrange, le repos en un continuel souci & travail pŽnible, voire l'amitiŽ si Žtroite fut dissoute si bien que, jamais depuis, elle ne sentit la premire union. Car quelques jours aprs, le page, qui avait demeurŽ deux ou trois mois absent de sa dame, revint & reprit la route de son ancien chemin, & Žtait caressŽ par Pandore avec aussi bon visage que la premire fois qu'elle le fit cultiver ses non rompus champs : & pourtant, ne voulait-elle point Žtranger [Žloigner] son ParthenopŽe, lequel s'avisant de sa dŽloyautŽ & pensant que ses amours ne fissent que commencer, fut plusieurs fois en dŽlibŽration de faire mourir son rival & de publier la mŽchancetŽ de sa dame : mais, soudain, sa gentille & bien apprise nature & le rang qu'il tenait lui faisaient changer d'opinion : non qu'il rest‰t grandement passionnŽ d'une extrme & amre passion de jalousie qui le piquait & tourmentait si bien qu'il commena ˆ songer creux, & se fantasier pour chose qui ne le mŽritait point : de quoi s'apercevant, un gentilhomme, sien parent & bon ami, le nom duquel Žtait Lucio Martiano, homme qui ne se laissait pas coiffer ˆ crŽdit & qui avait su, par le Romain Joconde, les pratiques & insatiable paillardise de l'ŽhontŽe Pandore, s'adressa un jour ˆ ParthenopŽe qu'il trouva se promenant par un portique de sa maison, auquel aprs plusieurs & divers propos, il dit :

Quelles faons de faire sont celles-ci, monsieur mon cousin, que maintenant je vous vois tout changŽ, si qu'il semble que vous ayez nouveau visage & affections nouvelles ? Pensez-vous que j'ignore vos passions & l'amour qui vous a liŽ avec Pandore ? Ah mon cousin, mon cousin, que je plains votre dŽsastre ! & crains, si Dieu n'a pitiŽ de vous en vous retirant des mains de cette louve, que vous n'expŽrimentiez un jour en elle le poison sortant de son vase infect, pire que la ruine que la premire Pandore apporta en ce monde, comme dextrement & d'un fort bon esprit nous ont jadis laissŽ par Žcrit les deux Potes Grecs, honneur de leur sicle & docteurs savants pour la postŽritŽ. Cette folle est suffisante non [seulement] de vous faire consommer votre temps & ‰ge ˆ la saouler en ses dŽlices de vos embrassements, mais bien encore de g‰ter un million d'hommes. HŽlas mon cousin !, si vous saviez qui est la Pandore qui a commandement sur vos pensŽes, quelles sont ses faons de faire & quelle vie elle a menŽe ds son enfance, vous seriez content du plaisir que jusques ici vous en avez tirŽ, sans vous tourmenter pour la voir courir au change. Et cuiderez-vous que je sois si grue [na•f] que je ne connaisse fort bien que votre tristesse ne part d'ailleurs que d'entendre que un vil & plŽbŽien serviteur vous soit prŽfŽrŽ en amitiŽ ? Celui, certes, de qui vous vous plaignez, est le premier possesseur des fruits de la virginitŽ de votre ribaude ma”tresse. Encore ne serait-ce rien, si un infini nombre d'autres, desquels j'en pourrais nommer une partie, n'avait tenu fort en la mme place de laquelle vous seul pensiez tre le gouverneur, & lieutenant de son lŽgitime possesseur.

ParthenopŽe, Žcoutant fort attentivement l'oraison de son cousin, se signa plus de cent fois, oyant les comptes qu'il lui dŽduit sur les beaux faits & hautes entreprises de cette VŽnŽrique guerrire. Martiano voyant son cousin lui prter ainsi l'oreille, ajouta encore :

Laissez, je vous prie, ces folles & adultres amours qui prŽjudicient ˆ l'‰me, dŽnigrant l'honneur & bon renom d'un gentilhomme tel que vous tes. Ne vaut-il pas mieux Žpouser quelque honnte damoiselle qui soit de votre calibre, que de vous amuser ˆ la queue d'une paillarde publique qui pourra un jour vous faire finer vos jours misŽrablement ? Ne savez-vous pas que les histoires sont pleines d'exemples tendant ˆ la fin que je vous propose, & qu'encor nous en voyons ordinairement infinis scandales advenir pour le violement & souillure du lit d'autrui ? L'amitiŽ que je vous porte & le parentage qui est entre nous, me contraignent ˆ vous en dire ce qui en est, & vous supplier pour l'amour de vous-mme, & repos de ceux qui dŽsirent votre profit, d'oublier cette vile femme, l'accointance de laquelle me prŽsage un tard repentir pour vous, si de bonne heure ne vous dŽptrez de son alliance.

 Vous me dites merveilles, (rŽpondit le chevalier) & [je] crois presque ce que venez de me conter, vu l'opinion que j'avais dŽjˆ conue de la paillardise de cette damoiselle. Mais est-il bien possible, que elle soit telle que vous me la dŽcrivez ?

Possible, dit Martiano: Oui, & plus que vŽritable.

Et lors, il lui conta, par ordre, la plupart de ceux qui avaient foulŽ le lit nuptial du mari de Pandore : ce qui dŽgožta tellement ParthenopŽe que, de lˆ en avant, il n'y alla plus & pour mieux s'en Žtranger il changea de logis &, pour ™ter du tout l'affection qu'il pourrait porter ˆ son ancienne amie, il Žpousa la fille d'un gentilhomme nommŽ Eusebe Jovial, autant honnte, belle, vertueuse & sage, que la terre Milanaise en nourrit onc.

 

Cependant toutefois il laissa Pandore enceinte de son fait, laquelle, voyant qu'il ne venait plus la voir & sachant son absence & Žloignement de ses rues, avec ce qu'il avait pris femme sans lui en avoir jamais rien communiquŽ, lui Žcrivit une lettre qui ressentait le venin de son estomac [cÏur] contre son dŽloyal (ainsi l'appelait-elle) amant. La lettre scellŽe, [elle] la bailla ˆ une sienne chambrire qui Žtait consentante ˆ ses lubricitŽs & la messagre de ses ribaudises. Cette servante donc fit tant, qu'elle sut le logis du chevalier, vers lequel elle s'adressa &, l'ayant trouvŽ en la compagnie de son cousin Martiano, lui prŽsenta les lettres de sa ma”tresse, lesquelles il lut, non sans Žmotion de son sang, vu qu'elle l'avertissait de ce qu'il ne savait pas. Or contenaient-elles ce qui s'ensuit :

Je n'eusse jamais cuidŽ que la foi & loyautŽ eussent si peu de place aujourdÕhui entre les hommes, si l'essai de ta l‰chetŽ, faux & parjure ParthenopŽe, ne m'en donnaient maintenant telle preuve que j'estime ma vie malheureuse pour me voir ainsi dŽue par le plus dŽloyal & tra”tre qui jamais fit service ˆ pauvre damoiselle ; & si le peu d'estime que j'ai fait de mon honneur pour l'assouvissement de tes dŽsirs, ne me donnait de si vives atteintes au cÏur que, lorsque je pense oublier le bien que par toi j'ai perdu, me fait ramentevoir ma faute & dŽtester l'abuseur dŽtestable des malheureuses qui me ressemblent. Las ! l'affection extrme que je te portais, mŽritait-elle bien une si ingrate faon de faire, que de me quitter au plus fort de mes nŽcessitŽs ? Ignores tu, malheureux, les Žlancements que je sens en mon ventre pour le fruit qui, venu de ta mŽchante semence, s'Žmeut en mes flancs & donne tourment ˆ moi, qui porte la pŽnitence de la faute commune de nous deux ? Au moins, si les plaisirs que tu as reus avec ta Pandore, ne t'incitent d'avoir compassion de ses angoisses, pense, ingrat, pense ˆ la conservation de ton sang, qui s'alimente & prend vie journellement du meilleur qui soit en moi : & qui, moi dŽfaillant par ta cruautŽ & mŽpris non mŽritŽ, cessera d'avoir vie pour s'aller plaindre de la brutalitŽ de son pre devant le tr™ne de Dieu qui vengera un jour le tort que tu fais (comme le plus tra”tre, fŽlon, dŽloyal & meurtrier homme qui naqu”t oncques) ˆ la plus loyale, courtoise, & envers toi affectionnŽe femme, que jamais autre fut vers son amant. Ton ancienne, & non plus, par ta faute, amie, & maintenant cruelle ennemie, Pandore.

ParthenopŽe demeura tout ŽtonnŽ aprs la lecture, car la crainte qu'il avait que Pandore n'affol‰t (comme elle fit) son fruit au ventre, lui donnait un remords de conscience : mais puis, pensant que ce fut une fourbe [ruse], vu qu'elle ne lui avait jamais tenu propos de sa grossesse, n'en tint autre compte : seulement dit ˆ sa messagre: FinŽe, (car tel Žtait son nom) tu diras ˆ ta ma”tresse qu'elle me devait avertir long temps y a de ce que maintenant elle me mande, & qu'au surplus jÕy pourvoirai ainsi que je trouverai que la raison me le commandera.

La chambrire prit congŽ avec cette simple charge, laquelle elle exposa mot ˆ mot ˆ sa ma”tresse : laquelle, se voyant hors de tout espoir de ravoir son chevalier, conut une si obstinŽe inimitiŽ contre lui &, pour dŽpit de lui, contre soi-mme, qu'elle fut plusieurs fois en dŽlibŽration de se tuer : puis quelques fois elle dessinait les moyens de pratiquer la mort de celui qu'elle ha•ssait sur tout autre & duquel elle ne souhaitait que l'accointance. Las ! disait elle, est-ce la rŽcompense que j'attendais de l'amitiŽ singulire que je portais ˆ cet ingrat chevalier ? Fallait-il que je donnasse congŽ ˆ si bon nombre de gentilshommes qui ordinairement s'offraient pour me faire service, afin de m'assujettir ˆ celui qui se moque de ma simplicitŽ & se rit, me voyant confire en deuil & angoisse ? HŽ ! que ne pensai-je quelle est la malice des hommes, lesquels meurent cent fois le jour pour nous & s'exposent ˆ tout pŽril, avant qu'ils jouissent du bien qu'ils attendent de nous. Mais, nous tenant lacŽes en leurs filets, Dieu sait comme ils nous trompent, & en combien de sortes ils abusent de notre peu de sens & fragilitŽ. Ha ! ParthenopŽe, le plus ingrat des ingrats ! mets-tu ainsi en oubli celle de qui tu admirais tant la beautŽ & bonne gr‰ce, & ˆ qui (disait-elle en soupirant & avisant son ventre) tu laisses un si bon gage de toi qui te džt faire souvenir de ce qu'elle a fait pour toi ? Las ! Malheureuse & chŽtive damoiselle que je suis, en quelle compagnie m'oserai-je trouver, ainsi enceinte durant la longue absence de mon mari ? que jugera-on de moi, sinon que je suis une paillarde, & femme sans respect ni ˆ son honneur, ni ˆ la grandeur de la maison d'o elle prend origine ? Ah ! CÕest toi, cruel amant, qui m'as avancŽ ce beau titre : c'est toi qui feras l'obscurcissement de mon los [rŽputation], & la fin de la vie de deux qui te dussent tre plus chers que tu ne le montre.

Et mettant fin ˆ ce propos, elle commena la guerre contre ses beaux cheveux, n'Žpargnant point le clair & beau teint de son visage, tordant ses bras comme femme enragŽe, & ežt jouŽ le dernier acte de la tragŽdie contre sa personne propre si FinŽe n'y ežt remŽdiŽ par son conseil & persuasion, tendant ˆ la fin du dŽsir de la patience, lorsqu'elle lui dit :

Je pense, madamoiselle, que vous n'avez plus aucun souci, ni de vous, ni de votre honneur, ni de moyen qui se pourra offrir de vous venger de celui qui vous a injuriŽe si outrageusement. Laissez, laissez ces fŽminines plaintes & larmes malsŽantes ˆ la grandeur de votre courage, & essayons la vengeance par quelque moyen que ce soit. Saurait mieux votre ennemi se moquer de vous que entendant votre mort moyennŽe par sa cruautŽ & mŽpris de votre amour vers lui ? Il est temps dŽsormais d'en oublier la vŽhŽmence, vu qu'il a dŽpouillŽ l'affection qui le faisait vivre en vous, & a laissŽ le bien duquel il se rŽputait indigne pour embrasser celle qui est conforme ˆ son peu de mŽrite.

Ah ! dit la furieuse Pandore, que n'ai-je ce savoir duquel l'on recommande encor la Colchique MŽdŽe ou bien l'Italienne CircŽ ? certes, si le ciel m'en avait dŽparti quelque rayon, ™ ingrat ParthenopŽe, tu serais mien, ou bien je me vengerais si bien de toi & sur celle qui jouit de l'aise que je mŽrite mieux, que la postŽritŽ ne parlerait pas moins de moi que des deux prŽcŽdentes. Ah ! FinŽe, tu veux que j'oublie celui lequel (comme je crois) m'a charmŽe &, par son ensorcellement, tant rendue sienne que je n'en puis aimer d'autre, quoique je ne souhaite que sa ruine. HŽlas ! cette ferme amour que je lui porte, me fait bien payer l'usure avantageuse de la libertŽ en laquelle j'ai jusques ici vŽcu. C'est elle mme encor qui me fera porter la pŽnitence de ma faute par un dŽsespoir o tu vois dŽjˆ ma vie rŽduite & duquel tu en verras la fin soudaine si, ou je ne recouvre ma perte que tant je fuis, ou bien si je ne me venge ˆ mon aise du tort le plus l‰che qu'homme fit onques ˆ pauvre dame. Pour ˆ quoi parvenir, je veux que tu ailles en Bresciane, vers la vallŽe Camonique o l'on dit que le pays est rempli & abondant en Sorcires : enquiers-toi de la plus fameuse en subtilitŽ pour (ˆ quelque prix que ce soit) en tirer quelque fascination ou charme qui induise mon ingrat ˆ reprendre le chemin de venir voir sa Pandore. Je voudrai encor qu'elles liassent si bien par leur conjurations ParthenopŽe ˆ moi, qu'il ne t”nt plus compte de sa femme : que, si je reois ce bien de toi, sois assurŽe, m'amie, que tu jouiras de moi, comme de ta sÏur propre, & n'aurai chose si chre de laquelle tu ne puisses aussi bien disposer que moi.

La chambrire qui ne dŽsirait que le plaisir de sa dame, lui obŽit bien promptement & recouvra de la main de ces furies & diablesses infernales au val Camonique certaines herbes cueillies, la lune Žtant p‰lissante pour le dŽfaut de sa lumire, avec quelques drogues & brevets propres ˆ ensorceler ceux que l'on veut rendre ployables ˆ l'amour. Mais tout cela fut autant de temps perdu pour Pandore, comme il y a d'incertitude & mensonge en cette science noire, quelque invocation du nom de Dieu que l'on y applique. Vu que Dieu, Žtant pre & auteur de vŽritŽ, ne veut point que son nom ineffable soit souillŽ de telles mŽchancetŽs & idol‰tries, & encor moins exauce-t-il les oraisons de tels prestidigitateurs qui tendent ˆ la ruine de consciences simples. Aussi, ces enchanteurs sont les vrais officiers du diable & flŽaux de la vie humaine, par l'Ïuvre desquelles (pour notre infidŽlitŽ) se font de grands & incrŽdibles miracles, comme se lit des Magiciens d'Egypte devant le Roy Pharaon ; & de la devineresse Žveillant l'esprit de Samuel en la prŽsence de SaŸl, Roy des HŽbreux ; & de ce Simon magicien, lequel fut honorŽ comme Dieu par le sot peuple & prince de Rome ; afin, qu'Žtant les bons fortifiŽs en la foi d'un seul Dieu, les mŽchants pŽrissent avec ceux ˆ qui ils se sont laissŽs abuser pour la vanitŽ des choses transitoires de ce monde.

Or Pandore, voyant que son dŽsastre la suivait en toutes ses entreprises, commena ˆ dŽsespŽrer & tenir son effort pour dŽplorŽ [sans espŽrance] : & vint en telle rage que FinŽe travailla beaucoup ˆ empcher qu'elle ne se dŽf”t furieusement de ses propres mains. La chambrire, pour l'apaiser, lui dit, qu'il y avait en la citŽ un pre Cordelier qui faisait merveilles par ses charmes, eaux distillŽes, herbes liŽes, suffumigations, & plusieurs autres tels fatras d'ensorceleries : & Žtait si bien renommŽ que l'on l'estimait mieux versŽ en l'obscure & noire philosophie que aux saintes & divines lettres o devrait tre l'Žtude des gens de religion. Et voilˆ un exemple de grand' vertu, en celui qui se glorifiait, vtu d'un habit gris, en l'Žtat de puretŽ ŽvangŽlique, laquelle le malheureux obscurcissait avec tŽnbres si Žpaisses que la vapeur Žtait suffisante d'infecter l'air prochain d'une peste contagieuse. Car, o verra-t-on la lumire, si ceux qui se vantent la porter sont les ministres de son amortissement ? Comment sera la gloire de Dieu illustrŽe entre les hommes, si ceux qui montent sur la chaire de vŽritŽ pour la nous manifester, sont amis & invocateurs des diables ? Et toutefois, notre sicle en a vu, & voit encor, de ces renards qui sous couleur de piŽtŽ sment le grain d'o ils recueillent les fruits de cette dŽtestable poison, de laquelle ce bon Cordelier savait dextrement s'aider & en faire les compositions. A cestuy-ci s'adressa Pandore, lui dŽclara son fait, & le pria instamment qu'il ežt pitiŽ du mal & martyre qu'elle endurait pour trop aimer. Le bon frre (nonobstant son vÏu & Žtroite dŽfense de sa rgle) n'eut pas les mains si scrupuleuses qu'il ne reut quelques ducats pour acheter des drogues, qu'il fit accroire ˆ Pandore lui tre nŽcessaires pour son affaire : toutefois, pour faire bref, autant lui servirent les drogues, parfums, & invocations du moine, comme les herbes de sorcires du val Camonique. Elle, voyant le succs de son malheur aller en empirant ; puis, se sentant grosse de six mois, doutant [redoutant] la venue de son mari, dŽlibŽra se venger de son amant sur le fruit qu'elle avait au ventre, lui semblant bien avis que jamais elle ne serait exemptŽe de souci, qui la faisait dŽsireuse de voir ParthenopŽe, qu'elle ežt extirpŽ cette racine de son terroir. O cruautŽ plus barbare ! une simple damoiselle, belle, jeune, nourrie dŽlicatement, sortie de gens de bien &, qui plus est, si ChrŽtienne, veut ajouter exŽcration sur une faute assez grande, liant l'effusion violente de son propre sang avec le tort qu'elle avait fait ˆ son mari, adultŽrant avec le premier qui l'en requŽrait. O que malheureuse est la condition de ceux qui, oubliant Dieu, sont laissŽs entre les mains de leur conseil pour suivre le dŽrglŽ appŽtit & furie insatiable du sens charnel ! ; comme fait cette infortunŽe femme, laquelle pensant couvrir sa faute & celer son ventre, se serrait les flancs, buvait force eaux distillŽes & mangeait des drogues si grossires [rudes] que la force du plus robuste homme du monde en ežt ŽtŽ affaiblie : & tout ceci pour suffoquer le pauvre petit enfanon qui se mouvait dans son ventre. Mais, connaissant que tout ceci ne lui tournait ˆ profit quelconque, elle pensa chose qui ferait horreur ˆ l'ennemi mme de notre nature : c'est de faire sortir de son corps ˆ vive force la petite crŽature, quoi qu'il adv”nt, puisque ni drogues, ni eaux, ni la frŽquente flebotomie n'y avoient servi pour la faire vider.

Cette dŽlibŽration faite, la seconde & plus qu'enragŽe MŽdŽe, bourrelle de soi & de son sang, appela FinŽe ˆ laquelle elle dit : FinŽe, porte en la chambre la plus haute de cŽans, le bassin d'argent que [tu] trouveras en ma chambre, & t'en viens aprs moi. Ce que la chambrire fait &, Žtant elles deux ensemble, l'huis bien fermŽ par derrire, Pandore, toute changŽe de visage & tant hors de soi (pour l'abomination de l'acte qu'elle s'apprtait d'exŽcuter) qu'elle ne pouvait presque respirer, se mit ˆ contempler son ventre, puis sa chambrire, soupirant & larmoyant. [Elle] se mit ˆ dire ˆ FinŽe : Tu sais, m'amie, (hŽlas! c'est ˆ regret que je le dis) comme ce tra”tre & malheureux ParthenopŽe m'a l‰chement & ˆ grand tort abandonnŽe, sans tre Žmu de pitiŽ quelconque du fruit qu'il m'a laissŽ en gage. Aussi n'ignores-tu point en quelle peine je me suis mise & quel devoir j'ai employŽ pour le recouvrer, & toutefois il semble que le ciel & la terre aient conspirŽ contre moi & conjurŽ ma ruine. Tu vois que je suis grosse de son fait, ce qui me donne plus de peine que si je sentais toutes les fivres que jamais crŽature humaine sent”t : car je mourrai de dŽplaisir, si je voyais rien devant mes yeux qui attouch‰t ˆ ce parjure dŽtestable, lequel (j'espre) ne se vantera jamais de caresser enfant qu'il ait engendrŽ en Pandore. J'ai essayŽ (comme tu sais) de me vider & dŽcharger de ce faix : toutefois, mon destin & mauvaise fortune ont rŽsistŽ ˆ mes desseins & annulŽ tous mes efforts. Maintenant que je ne peux plus celer ma grossesse & que mon mari sera bient™t de retour, j'ai dŽlibŽrŽ, au pŽril de ma vie, de me dŽpcher du fardeau que je hais autant que les autres femmes s'y plaisent ˆ le porter & en faire parade. Je le fais, non tant pour le respect de mon honneur, que pour le dŽpit de celui qui m'en a donnŽ l'atteinte & mise la charge dessus : lequel, si j'avais aussi bien ˆ commandement comme le fruit qu'il a semŽ en mes flancs, assure-toi que j'en ferai une anatomie [dissection] si Žtrange qu'il en serait mŽmoire ˆ tous les sicles ˆ venir : & pour signe de quoi (& dussŽ-je mourir), je ferai perdre la vie au monstre qu'il a engendrŽ en la plus dŽsolŽe femme qui vive.

FinŽe, oyant ce diable incorporŽ parler d'une telle rage, lui dit :

Dieu vous dŽfende, madamoiselle, d'tre la cruelle homicide de vous & de votre enfant. Il y a assez de moyens pour tenir votre grossesse secrte, sans qu'il faille ainsi mŽfaire ˆ cette innocente crŽature, laquelle certes ne doit point porter la pŽnitence des pŽchŽs de son pre.

Ne me parle point de cela, dit la meurtrire, mais fais ce que je veux : autrement, je me tuerai ici en ta prŽsence &, lors, verras que t'auront profitŽ tes belles prches ˆ l'endroit de celle qui est toute rŽsolue en ses dŽlibŽrations.

Et bien, rŽpond FinŽe, que voulez vous que je fasse ?

Oyez l'horrible rŽponse que cette MŽgre, sortie du creux & profond des palus infernaux : Je veux, dit elle, que tu montes sur ce grand coffre que voilˆ, & je m'Žtendrai ici le ventre contrebas [sur le ventre] & ainsi, de toute ta force, tu me sauteras sur les reins &, par mme moyen, tu contraindras d'issir ce mŽchant fruit qui tant me presse & m'est f‰cheux ˆ le porter. N'Žpargne rien, car en ceci g”t le parfait de mon contentement.

La chambrire, demi par force, & ˆ demi contente de telle commission, comme celle qui avait dŽjˆ imbu [absorbŽ] les mÏurs & cruautŽ de sa ma”tresse, commena ˆ faire ses soubresauts, sept ou huit fois, avec telle impŽtuositŽ qu'ˆ peu qu'elle n'acravant‰t [n'Žcras‰t] le fruit & la mre tout ensemble &, toutefois, elle ne fit rien avec tout ses efforts. Qui est le cÏur qui ne frŽmit, visage qui ne p‰lisse & cheveux qui ne hŽrissent, au rŽcit d'une si horrible & Žtrange faon d'enfantement ? Je sais que les vertueuses dames ne pourront lire ceci sans grand Žbahissement & dŽtestation d'une telle cruautŽ en la mre, & sans larmoyer de pitiŽ pour voir la peine si impitoyable donnŽe au pauvre enfant. Mais bon Dieu ! la dŽtestation du pŽchŽ est si grande devant Dieu que souventes fois il permet que les plus grands tombent en des fautes telles & si horribles, que le seul penser peut donner Žpouvantement aux cÏurs les plus assurŽs.

Or, Pandore f‰chŽe au possible de ne pouvoir se dŽlivrer, avec une voix remplie d'impiŽtŽ & blasphme, dit : Et si Dieu, ou Diable en devait parler, si sortiras-tu, maudite crŽature ! En disant ceci, la furieuse Pandore, toute ŽchevelŽe, ayant les yeux enfoncŽs, & le visage tout noir pour le sang qui lui Žtait Žpandu par tout le corps, commena elle mme ˆ sauter de haut en bas &, ˆ grands coups de poing, elle tabustait [frappait] son ventre abominable. Or se tordit-elle, sauta, tempta, & se dŽmena, qu'elle commena sentir les Žlancements de la petite crŽature qui voulait sortir. Par ainsi, secourue de FinŽe, elle enfanta malheureusement l'enfant mal & illicitement conu, lequel, encor tout pantelant & demi moulu, fut reu dans le bassin par la chambrire, laquelle ne se put tenir de pleurer, voyant ainsi g‰ter une si belle crŽature & lui anticiper la sortie devant le terme prŽfix de ses jours, ce qui ne se peut dire sans un Žtrange crve-cÏur. Elle le voyait prt ˆ immoler au diable, sans pouvoir recevoir le sacrŽ lavement du saint Christianisme. Las ! ceci est trouvŽ Žtrange en une Italienne & vitupŽrŽ comme de raison, Žtant l'acte si dŽtestable. Mais l'on s'Žbahirait encore plus si une damoiselle Franoise, en la plus belle & grande citŽ de l'Europe, n'avait exercŽ une mme cruautŽ, faisant bržler le fruit tout sanglant, lequel ne faisait que sortir de la matrice de sa malheureuse mre, au grand Žpouvantement de la sage femme & du paillard mme qui voyait la mort de celui duquel il se pouvait dire, & le pre & le bourreau. Et moindre marchŽ n'en eut point l'infortunŽ enfant nouvellement nŽ & sorti du ventre de Pandore, laquelle, plus cruelle contre sa propre substance que le lion ou le loup qui librement s'Žgaye parmi un troupeau d'innocents agnelets par les grasses campagnes de l'heureuse & fertile Libye ; se sentant dŽchargŽe du fruit & allŽgŽe de ses douleurs, voyant l'enfant qui se dŽmenait dans le bassin, se prit ˆ grincer des dents sur lui &, secouant la tte avec un furieux & horrible regard, la voix ne dŽmentant point en rien la fureur dŽmesurŽe de son ‰me, dit ˆ la fin : Avise, m'amie, comme dŽjˆ cette petite bte ressemble le dŽloyal parjure de son pre ; contemple ses contenances ; & prend garde ˆ ses mines ; certes (s'il vivait), il ensuivrait la trace de celui que j'ai tant aimŽ & qui, se moquant de moi, mÕa fait telle & si exorbitante en cruautŽ, comme tu peux voir. Mais, ™ Dieu !, que n'ai-je maintenant en ma puissance la cause de mon tourment, pour passer sur lui la justement conue colre en mon cÏur ? Ah ! s'il Žtait ainsi, je lui donnerai tel ch‰timent qu'il servirait d'exemple ˆ tous autres & les dŽterrerait de ne plus tromper les dames avec leurs cauteleuses & sucrŽes paroles. Puis, tournant sa vue sur le petit enfanon qui presque tendait ˆ la fin, vu ce qu'il avait endurŽ durant le conflit de la chambrire contre sa mre, & de la mre encor contre soi-mme, elle dit :

Mais, puisque je ne peux me venger du pre & en faire la boucherie telle que je dŽsirerais, la peine en tombera sur toi qui me serviras de sujet pour accomplissement de ma vengeance. Et si ma volontŽ n'a parfait assouvissement, ˆ tout le moins me contenterai-je en quelque sorte, te voyant puni au lieu de celui qui t'a mis en lumire & duquel tu me reprŽsentes vivement l'idŽe & figure. Et vous, mes mains, enhardissez-vous pour me venger du mŽchant qui m'a trahie. Rassasie-toi, mon cÏur, en l'effusion du sang du fils qui, par ce moyen, lavera sa tache & donnera repos ˆ tes ennuis. Riez ici, mes yeux, voyant la dŽfaite de ce que ParthenopŽe aurait le plus cher s'il l'avait en sa puissance, & de qui je vais faire sacrifice ˆ l'Amour amorti, par lequel jadis j'ai tant chŽri la prŽsence de celui, la mŽmoire duquel, avec le sang de son fils, j'effacerai prŽsentement de ma pensŽe.

Certes, la main me tremble d'horreur, l'esprit se trouble en moi d'Žbahissement, l'‰me sent une extrme confusion sur l'effet de cette cruelle occurrence & le cÏur me frŽmit tout, oyant le dernier acte de cette piteuse & dŽtestable tragŽdie : car la trs-cruelle, non plus femme, mais furie infernale, prit son fils entre ses mains sanguinolentes & meurtrires &, sans pitiŽ, ou sans avoir Žgard ˆ la religion de laquelle elle faisait profession, elle battit les murailles du corps tendrelet de l'innocente crŽature &, non contente de cette tyrannique & barbare cruautŽ, la mre-diable prit en chacune de ses mains une des jambes du misŽrable enfanon jˆ mort, & le partit en deux, comme le boucher divise l'agneau ou le chevreau qu'il veut mettre en vente.

Puis se mit ˆ rire ˆ gorge dŽployŽe, disant : O l'aise extrme que je sens en cette exŽcution ! mais le plaisir serait trop grand, si j'avais le passe-temps semblable du dŽpcement du corps de celui d'o cette informe charogne a pris son essence.

J'ai honte de vous conter par le menu les faits de cette nouvelle MŽdŽe & la rage de l'implacable PrognŽ de notre temps : & toutefois, pour faire conna”tre ˆ chacun la furie & frŽnŽtique esprit d'une femme qui prend le mors aux dents & ne se propose qu'une forte jalousie, avec le dŽsir d'une mal b‰tie vengeance aprs avoir mis son honneur ˆ l'abandon, je continuerai la fin & dernire acte de la tyrannie de Pandore.

Elle vous foula aux pieds le corps mort & dŽpecŽ &, pour l'exploit de sa vertu & gentil esprit, comme une chienne de Hyrcanie, elle prit ˆ belles dents le petit cÏur de l'enfant &, le m‰chant, disait : Ainsi me puissŽ-je un jour repa”tre du cÏur de ParthenopŽe pour donner la fin du repos que je commence ˆ prendre en la mort & dŽfaite de son fils !

HŽ Dieu ! comment souffres-tu les mŽchants qui ainsi abusent de tes gr‰ces & pervertissent tout ordre naturel ? Las ! cette malheureuse ne se contenta point d'avoir ensanglantŽ ses mains si, pour mener sa mŽchancetŽ jusquÕau sommet & fa”te de cruautŽ, elle n'ežt fait venir un chien m‰tin, auquel, pice par pice & membre ˆ membre, elle fit dŽvorer sa propre substance. Est-ce le tombeau que la mre fait b‰tir pour le fils, que le ventre d'une bte brute ? sont-ce les larmes qui l'ont accompagnŽ jusquÕau cercueil, que de rire durant le repas qu'elle avait apprtŽ ˆ cet animal farouche ? Mais quoi ? le diable l'avait si bien saisie & rŽduite en sa puissance que, voulžt-elle ou non, il fallait qu'elle parf”t les effets extŽrieurs de l'affection qui intŽrieurement dominaient en elle. Je ne puis (pour la compassion d'un innocent & l'abomination d'une telle & presque non jamais ou•e cruautŽ), mes dames, passer outre : car il me semble dŽjˆ avis que je vous vois toutes confuses, pour ou•r que une damoiselle de bonne part & o douceur loge plus ordinairement que rigueur ou cruelle vengeance, ait tachŽ si lourdement votre sexe : toutefois, l'impudence & vie mŽchante de telles louves publiques ne saurait dŽnigrer l'honneur de celles qui s'aiment mieux en leur simplicitŽ & (s'il faut dire) sottise, que d'tre tant accortes & dŽlibŽrŽes : vu que celles qui prŽsument telle grandeur & subtilitŽ, & d'elles, & de leur esprit, rendent ˆ la fin leur chute de tant plus lourde & moquŽe que cette prŽfŽrence aurait eu d'apparence ˆ l'Ïil de chacun & vue du bas populaire. Comme l'on peut colliger en cette-ci, laquelle, refroidie en ses passions, commena ˆ sentir les traverses douleurs que les dames expŽrimentent coutumirement aprs la violence & f‰cherie pŽnible de l'enfantement. Et pour ce, se fit coucher dans un riche lit & prŽparer le bain o, ds le soir, elle se lava ; & lendemain, qui Žtait un jour de grand' fte, elle monta en coche pour visiter les bonnes compagnies, desquelles la malheureuse se devait rŽputer indigne, comme l'ennemie du sang & vie des hommes.

Voilˆ en somme quelle est la discrŽtion d'une ŽventŽe & quels sont ˆ la fin les fruits des folles qui s'Žgaient si bien qu'un petit & peu durable plaisir leur fait oublier l'honneur & l'Žternel repos de leur conscience. Que les adultres & dŽloyales se mirent en cette furie ! & qu'elles pensent que Dieu est juste, pour punir leur infidŽlitŽ & faussement de promesse avec des succs pires que celui-ci. Que les filles y voient de quoi se bien gouverner devant le mariage & lorsqu'elles sont astreintes aux saintes lois d'icelui ! Vu qu'il n'est rien si secret qu'ˆ la fin ne sorte en Žvidence, & (comme dit le grand LŽgislateur JŽsus-Christ) ce qui se fait dans le plus obscur des maisons est le plus souvent manifestŽ aux places publiques, car telle cuide celer ses amours dont elle-mme est la premire (par la permission de Dieu) qui en fait l'ouverture. Aussi, certes, o la vertu perd l'efficace de ses actions & la force de rŽgir la volontŽ de l'homme, la chair est si forte qu'elle fait gloire de ses imperfections, & Žrige en soi-mme & contre soi, un trophŽe de victoire, o elle, se vainquant mme, rend le vainqueur & le vaincu toujours misŽrables & privŽs de louange devant les hommes, & de gr‰ce en la prŽsence de celui auquel toutes choses sont manifestŽes.

 

Fin de la neuvime Histoire.