Mémoires d'oubli
km 500
Malgré des ennuis répétitivement causés par une panne du générateur et des problèmes avec la pompe à huile de la Land Rover, nous avons franchi les cinq cents premiers kilomètres.
Quinze jours déjà depuis notre départ. L'Europe disparaît peu à peu de nos souvenirs. Y-a-t-il eu quelques jours passés en mer, sur un vieux cargo grec dont l'équipage cosmopolite se réunissait le soir dans la salle des machines pour chanter de vieilles chansons nostalgiques que rythmait le teuf-teuf de la chaudière ? Ces hommes, je crois, évitaient de monter sur le pont. La vue de la mer les déprimait, non à cause de son immensité irrégulière, mais plutôt parce qu'elle était incongrue, oui, incongrue, c'est le mot qu'employa un soir le capitaine. Incongrue ? que voulez-vous dire ? Je veux dire qu'il est incongru que ce rafiot pourri et son équipage pourri soient entourées par ces vagues frémissantes à la perpétuelle beauté.
La pensée qu'une erreur avait été commise dans l'ordre des choses affligeait l'équipage. Le bateau aurait dû se dresser au milieu d'une plaine de déchets métalliques dont les piles incertaines forment des vagues immobiles et hétérogènes, peut-être affectées par des marées silencieuses...
La mer incongrue essayait de se faire oublier, prenait des reflets graisseux, lissait ses vagues, noircissait sa couleur pour ressembler à ce que l'équipage attendait d'elle. Las ! une mouette soudaine, un coup de vent qui soulevait la nappe grasse et découvrait les splendeurs d'un vert oublié, suffisaient à détruire l'illusion. C'était seulement dans la salle des machines que la mer disparaissait et ne s'entendait plus, permettant à l'équipage d'oublier et de rêver, là, sous les néons hagards, dans cette cave d'usine.
Nous ne nous mêlions pas à eux. Nous restions sur le pont, enfermés dans les véhicules que les marins avaient solidement arrimés.
Nous devions nous séparer sans avoir échangé un seul mot. Seul le capitaine (il parlait français avec un profond accent slave), tous les jours à midi montait sur le pont et, s'approchant de la fenêtre ouverte de la Land Rover, me disait une phrase, une seule, et jamais la même.
Le dernier jour, comme les bâtiments délabrés du port apparaissaient déjà, il s'accouda, resta longtemps sans rien dire puis, de sa voix de basse qui résonnait dans la moelle épinière, il prononça une grande quantité de mots dans une langue étrangère qui paraissait très belle. Il n'oublia pas d'ajouter "monsieur" à la fin. C'était fini. Nous arrivions. Nous débarquâmes les véhicules.
Voilà notre traversée, ou ce qu'elle a pu être. Les autres s'en souviennent-ils mieux ? après une semaine de désert, j'ai oublié comment nous sommes venus.
Peut-être fut-ce un cargo rutilant et réglementaire dont les passagers qui avaient, comme nous, embarqué leur véhicule, se réunissaient le soir dans le salon du capitaine où une jeune femme résolument absente jouait du piano toute la nuit ?
Peut-être sommes-nous banalement sortis du ventre d'un gros avion de transport ?
Peut-être n'avons-nous jamais traversé ?
Etions-nous déjà là avant que le voyage commence ? Vivions-nous dans ces baraquements militaires désaffectés où nous avons dormi notre dernière nuit ?
Ou bien ne sommes-nous que ce voyage, l'invraisemblable traversée du Grand Désert dans laquelle nous sommes engagés ? Je ne sais si les autres ont de semblables interrogations. L'ai-je dit ? nous n'évoquons jamais l' "avant", comme si nous n'existions que maintenant.
Non, je n'ai pas la fièvre. Le vertige du désert ne me fait pas tourner la tête.
Nous roulons, attentifs à la couleur du sol. Chaque heure, le véhicule de tête passe en queue et le suivant le remplace pour tracer la route. Comme tu sais, nous avons trois véhicules, la jeep, la Land Rover et le camion citerne au-dessus duquel est installé l'atelier.
Comme tu sais, ai-je écrit avec une curieuse impression d'incongruité...
km 700
D'après la carte et les indications de la boussole, nous devrions rencontrer un point d'eau. Nous n'en manquons pas encore mais tout le monde attend la halte dont ce sera le prétexte. Nous avançons sans trop de problèmes. Le générateur est réparé et, en surveillant attentivement le niveau d'huile, nous tiendrons jusqu'à la réparation.
Quelle est la date ? seuls les compteurs kilométriques disent que le temps passe. 700 kms de temps depuis le départ (quel départ ?). La distance se dissout dans le vide du ciel, devenu curieusement plombé, comme un dôme lisse qui s'abaisse vers le sol. Les rares repères –un rocher plus élevé, un changement de couleur– ne rendent pas sensible la distance. Dans le vide général, eux-mêmes deviennent abstraits et ne marquent pas. L'espace paraît indéterminé.
Le temps aussi. Les jours identiques refusent de s'inscrire dans une succession : même horaire, même absence de paysage, mêmes pensées, mêmes silences. Le même jour se répète sans cesse. Il faut regarder les kms parcourus pour avoir une idée de la durée...
Voilà pourquoi le point d'eau nous hante, avec la crainte de ne trouver qu'un trou dans le sable, une eau à la fonctionnalité assoiffante. Notre mal de l'espace aspire à une rupture, un marquage, quelque chose qui ressemble à une étape, structurant enfin notre voyage. Comme des figurants d'opéra piétinant sur place pendant que les chœurs chantent "marchons marchons", nous faisons un kilomètre après un autre dans une immobilité éternelle que romprait enfin la survenance de quelque chose, ne fût-ce qu'un changement de décor imperceptible.
km 852
Enfin nous avons atteint le lieu du point d'eau ! A l'endroit présumé, nous avons arrêté les véhicules. Nous nous tenions au creux d'une cuvette entourée de dunes, plus hautes cependant et plus mouvementées que les vagues régulières que nous franchissions depuis toujours. Nous restions dans un profond silence, troublé seulement par les gargouillis des moteurs surchauffés. Il semblait n'y avoir rien, que le puits fût comblé ou qu'il fût ailleurs. La nuit approchant, nous dressâmes les tentes. La trépidation régulière du générateur semblait le chant du silence. Elle ne l'annulait pas, elle l'exprimait : l'entendre, le rendait plus sensible.
La soirée fut courte. Chacun était plongé dans des pensées que je devinais semblables et se retira tôt. Dans les tentes, les petites ampoules restaient allumées. On aurait dit que nous attendions quelque chose. Je n'y tins plus et sortis. La nuit était claire et bleuissait le sable. Je marchai droit devant moi, voulant atteindre l'extrémité de la cuvette. Je contournai une dune puis une autre, lentement. Après avoir longtemps zigzagué, je m'assis et allumai une cigarette. Je m'étais attendu à sortir de la cuvette, il semblait au contraire que les dunes fussent de plus en plus proches et hautes, comme une tempête immobile dans laquelle j'étais pris. Car j'étais pris ! Je ne savais plus par où j'étais passé. Sur le sable dur, mes pas ne laissaient pas de traces et chaque dune, dans la lumière bleu sombre, ressemblait à l'autre. Je regardai le ciel, sans trouver dans les étoiles les repères qui auraient indiqué une direction que je n'avais pas pris la peine de noter. Je me levai et tentai de revenir. Les détours qu'il fallait faire pour passer entre les dunes me désorientaient. J'entrepris l'ascension de la vague la plus proche pour apercevoir d'en haut les lumières du campement. Le sable glissait sous mes pas. Je m'enfonçais jusqu'au genou dans un sable de plus en plus liquide, pas liquide, le mot est impropre, évanescent, comme si, à partir d'une base solide, la vague s'allégeait pour s'élancer vers le ciel. Je m'obstinai, tombant à chaque pas, écartant ma pensée des bêtes diverses enfouies dans le sable. J'atteignis la crête et regardai avidement : je ne voyais partout que des dunes. La lumière du jour m'aurait montré la fin de cette curieuse agitation du sol, à moins que je fusse dans une dépression, entouré de dunes plus hautes qui fermaient mon horizon. Une courbure de l'espace me retenait prisonnier d'un monde pourtant fini, de la limite duquel je ne pouvais pas être loin...Je me laissais glisser jusqu'en bas.
Heureusement, par réflexe, j'avais emporté la musette contenant le dispositif de secours. Je déclenchai la trompe à air comprimé. La note rauque retentit puissamment. Je lançais alors les fusées éclairantes. Puis j'attendis.
Pas de réponse. Ne voyaient-ils pas mes signaux ? Pourtant, une tension persistante nous empêche de dormir vraiment. Enfin, une fusée ! j'envoyai une verte. En réponse, une blanche. Je repris ma marche. A intervalles réguliers, je m'arrêtais et attendais la prochaine fusée pour corriger ma route que je ne pouvais garder rectiligne. Sans transition le jour se leva. Les fusées devenaient imperceptibles. Je continuai ma pénible progression. Le soleil était haut et la chaleur accablante lorsque j'atteignis les autres. Ils avaient vu mes fusées à moins de 500 mètres et tenté vainement de me rejoindre à travers les chicanes de sable.
Nous prenons les véhicules pour suivre de l'extérieur les limites de ce qui semble un labyrinthe. On voit nettement la rupture entre le désert ordinaire et ces dunes, pressées et resserrées. Elles forment un rempart discontinu dont nous ne pouvons pas approcher, le sable s'amollissant. Nous décrivons un grand cercle périphérique. Dans chaque véhicule, le copilote observe à la jumelle tandis que le chauffeur se consacre à la conduite car le sable, ici, dissimule sous une couche d'or pale une matière jaune, presque fangeuse, dans laquelle on enfonce rapidement, comme aspiré. Nous arrachons le véhicule de tête à ce marais sec et prenons encore de la distance.
D'après nos observations, la circonférence fait environ 40 kms. Nous gravissons la dune. Sous nos yeux s'étend la tempête que j'ai devinée cette nuit. Les vagues s'entrechoquent, immobiles, telles la photographie d'un déchainement marin. Elles s'abaissent peu à peu en s'éloignant du bord comme si le sol s'incurvait vers un centre mystérieux.
Nous dressons nos plans pour l'exploration. La moitié d'entre nous restera là, au sommet du rempart. Les autres pénétreront. Observés et guidés par les premiers, ils marqueront soigneusement leur passage et atteindront le centre. Sans discussion, je rejoins ceux qui vont entrer.
Déjà la nuit va tomber. Il faut remettre l'expédition à demain. Je m'endors malaisément.
km 852
Nous revenons bredouilles. Impossible de ne pas se perdre. Au début, tout allait bien. Nous enfoncions un piquet à chaque embranchement. Nos protecteurs, installés sous une toile de tente au sommet de la dune frontière, nous suivaient du regard. Tout à coup le talkie walkie a grésillé : où êtes-vous ? Répondez. Nous avons répondu, lancé une fusée. Reçu mais nous avons perdu le contact optique. Revenez.
Quelques dizaines de mètres avaient suffi pour nous faire disparaitre. Les dunes se disposent de telle sorte qu'elles forment un obstacle à la fois horizontal et vertical.
Nous reprenons la progression, attentifs aux piquets, notre seul lien avec l'extérieur. A chaque embranchement, nous consultons la boussole pour prendre la direction du centre. Toute la journée nous avançons lentement vers lui quand, à l'instant de planter un nouveau piquet, nous constatons qu'il y en déjà un. Déjà ? Aucun doute, c'est un de ceux que nous enfonçons depuis le matin. Malgré la boussole, nous avons décrit une boucle. Il ne reste qu'à revenir, après avoir posé un deuxième piquet pour savoir, demain, où commence la boucle.
Le lendemain ! de nouveau ou pour la première fois un lendemain va arriver. L'attente différencie ce jour de celui qui va venir. Allons-nous rencontrer le temps au cœur de ce labyrinthe ?
km 852
Encore échoué. Même chose qu'hier. Pis, nous nous sommes embrouillés, ne distinguant plus les piquets du jour de ceux d'hier. Demain nous changerons de couleur.
km 852
Même chose
km 852
Même chose
km 852
Même chose
km 852
Même chose
km 852
Même chose
km 852
Même chose
km 852
Même chose
km 852
Chaque jour nous voit pénétrer dans le labyrinthe, planter des piquets. La boucle se referme et nous rentrons.
Désormais, chacun avance seul pour multiplier les trajets. Un d'entre nous reste dehors pour guider les autres vers le centre. Nous avons varié les entrées, utilisé toutes les techniques de navigation en labyrinthe. Rien ne réussit là où l'espace n'est pas ordonné dans son désordre.
Un centre impliquerait que le labyrinthe ait été créé pour égarer et pour dissimuler, qu'il existe une règle que nous finirions par découvrir. Finir ? comment finir ce qui ne fait que se répéter ? Sommes-nous dupes ? l'accès se ferait-il par un souterrain creusé dans le sol que la dureté du sable laisse supposer rocheux ? L'absurde entrelacement de parcours masquerait le centre où, à l'abri des pillards du désert, autour du point d'eau, une ville...aujourd'hui abandonnée et ruinée. Abandonnée ? peut-être reste-t-il des gens, inconscients de notre présence ou indifférents à nos vains efforts. Pourquoi le centre de la cuvette, au niveau le plus bas de la courbure, n'abriterait-il pas un bassin de pierre à demi empli d'eau ? Un bâtiment, comme un temple, dresserait ses piliers. Autour, des maisons, à demi effondrées, s'étageraient en gradins...
Je suis sûr que les autres partagent ces mirages...nous n'en disons rien, nous n'échangeons pas d'hypothèses. Nous entrons chaque jour dans le labyrinthe et, chaque soir, prenons ensemble notre repas avant de nous retirer dans nos tentes.
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Il s'est passé quelque chose dans ces couloirs de sable dont chaque embranchement a désormais son piquet. L'homme de garde constata que nous approchions tous du centre. Il fit arrêter les plus proches et progresser les autres jusqu'à ce que les cinq forment un cercle. Nous étions réunis, sans nous voir, quoique à portée de voix. D'après l'observateur, nous étions à peu près à cinquante mètres les uns des autres, délimitant enfin le centre. Nous l'avons balisé. Demain, ce sera la découverte.
le lendemain qui n'a pas été
Point d'autre jour. L'exploration de la surface circonscrite montra partout le même enchevêtrement de dunes et de couloirs. Rien qui marquât un quelque part. Pas de centre, donc pas de labyrinthe. Toute cette complication ne cache rien, ne protège, n'offre rien.
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Nous entreprenons la révision des mécaniques avant de repartir. Depuis combien de temps stationnons-nous ici ? Je regarde le compteur : 852kms. Une durée nulle. Un non évènement ne consomme pas de temps. Pourtant nos réserves de provisions, d'eau et de matériel ont beaucoup diminué. Qu'avons-nous fait ?
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Nous reprenons la route. Le point d'eau asséché, nous ne nous sommes pas arrêtés. La halte aurait été bienvenue, avec un campement dans l'oasis abandonnée sous ses derniers palmiers. Nous aurions attendu les fantômes...
Pas de halte.
Pas de repos.
Pas de rupture de l'absence de temps.
Nous reprenons la route.
km 1089
Le ciel est gris comme le sable sous les roues des véhicules. Jamais, nous ne rencontrons personne, aucun de ces marcheurs mystérieux qui surgissent habituellement du désert, silhouettes métaphysiques regardant passer l'expédition.
Aucun véhicule n'a croisé notre route, sans doute à l'écart des itinéraires.
Nous ne sommes pas perdus. Le point, régulièrement calculé, dit que notre route est exacte. Quelle route ? Avons-nous un but ?
Ces questions m'effleurent. Rarement, il est vrai. Que cherchons-nous ? Le savions-nous quand nous sommes partis ?
Où et quand ? Je connais la réponse : 1089 kms avant maintenant. Pourrions-nous faire demi-tour ? pourrions-nous remonter le lent courant mécanique qui nous a entrainés ici, au km 1089, suivre les kilomètres à l'envers pour découvrir leur origine, le lieu d'où nous partîmes et, s'il existe, le temps de notre rassemblement ?
Nous, les 2×3 membres de ce convoi sans conscience. Trois hommes et trois femmes presque identiques. Vêtements semblables, allures et pensées analogues...Trois hommes et trois femmes dont je fais partie. Six éléments d'un groupe indistinct. Juxtaposés.
Comme un vent de sable, le vide ambiant s'infiltre entre nous et en nous. A des discussions fonctionnelles conduites sans indifférence succèdent sans effort un silence qui ne pèse pas. Chacun est attentif aux autres et à la tâche commune. Elle, par exemple, avec qui j'ai passé la journée dans le Land Rover. Elle conduisait avec application, nerveuse et souple comme le sont toujours les pilotes. Méfiante au moment de passer en tête du convoi, elle surveille l'aspect et la couleur du sable, les yeux mi-clos, je le devine, derrière les lunettes noires. Encore plus attentif qu'elle, je lui signale –c'est mon rôle– l'arrivée des passages douteux. De temps à autres, je lui fais signe de ralentir, je saute et marche devant le véhicule pour sonder le sol. Lorsque je remonte, elle me sourit à demi, je lui rends la pareille. Nous nous sentons à la fois liés et solitaires. L'effort partagé, les craintes, l'interminable route, ne suscitent ni tendresse ni animosité. A l'étape, les équipages permuteront selon une loi combinatoire si évidente que nul ne l'énoncera. Demain, je conduirai, un autre ou une autre à côté de moi. Elle sera comme aujourd'hui, indifférente et concentrée.
Le soir, après une courte veillée silencieuse, chacun se retire seul dans sa tente. Aucune règle n'interdit les interactions ou les liaisons. Le voyage les rend-il sans objet ? Ne plus savoir d'où nous venons ni ce qui nous unit...cela crée-t-il entre nous un lien implicite tel que tout contact l'affaiblirait ? A moins que le présent perpétuel dans lequel nous errons n'ait absorbé toute subjectivité ? Nul doute que, ailleurs, nous verrions l'âme et le corps des femmes que nous accompagnons. Et elles les nôtres.
Je me demande parfois –et je sais que les autres se le demandent– si nous ne devrions pas faire demi-tour pour regagner le km 00 où, sans doute, nous nous attendons.
De quoi a l'air le km 00 ? Le début du désert diffère-t-il du désert ? 00, est-ce bien l'origine ? ou le centre ? une oasis asséchée ? une ancienne ville, construite en rochers de sel ?
Un souvenir de baraquements me revient vaguement, seule et incertaine image qui n'appartienne pas à la route. Peut-être 00 ? là, enfin, où, à nouveau réunis, nous nous regarderions sans que s'interpose le filtre du désert. Et que verrions-nous ? Les mots me manquent pour penser les éventualités. Le vide et le silence les ont érodés.
Aussi, n'en parlons nous pas. Si j'arrive à concevoir qu'il existe autre chose que le désert éternel, je ne peux pas imaginer à quoi cela ressemblerait.
Le désert ou la distance désincarnent les concepts. Oui, c'est cela, les concepts nous suivent encore comme les chacals la caravane. Ils n'ont plus que la peau sur les os. A peine arrivent-ils à s'approcher de nous lorsque le repas du soir nous rassemble. Il n'y a rien à leur jeter. Ils le savent. Ils restent à distance.
Nous ne sommes que notre expédition, cette progression méticuleuse parmi les kilomètres. Notre réalité, douze roues motrices et six têtes, est trop formidable pour ne pas chasser tout le reste, pour ne pas absorber notre humanité qui naguère –je le pense même si le souvenir s'en est perdu– nous accompagnait, tirant de ces hommes et de ces femmes des paroles, peut-être amicales, des rires peut-être joyeux, des caresses peut-être amoureuses...
Un concept géant. Douze roues motrices, six têtes et douze pattes avancent dans le désert et le dévorent. C'est cela, le dévorent. Voilà pourquoi nous ne rencontrons personne ni rien. C'est à pleurer...à pleurer ?
km 1250
rien
km 2047
Mon regard a lu la ligne précédente : km 1250. Nous sommes 800 kms plus tard. Aucun changement. Rien de perceptible. Aujourd'hui, nous avons durement travaillé pour réparer le moteur de la Land Rover qu'une fuite d'huile a fait griller. Heureusement, le camion atelier est bien équipé en pièces et en machines et certains d'entre nous ont été surpris de savoir ce qu'il fallait faire. Une partie de la nuit a été nécessaire. J'écris ces lignes à la lumière de la petite ampoule, assourdi par les pétarades de la génératrice. Bientôt, la grisaille s'éclaircira et ce sera le départ. Avant, il faudrait dormir. Les autres non plus ne le peuvent pas, leur tente reste éclairée la plus grande partie de la nuit.
km 2254
Pendant que je regardais ce cahier, j'ai été tenté de tourner les pages en arrière. Voir ce qui est noté aux jours précédents. Est-ce que, chaque jour, recommence la fuite d'huile et la réparation du moteur ? Un doute m'a saisi pendant que deux d'entre nous ouvraient le capot. J'ai failli demander si nous avions encore assez de pièces en réserve. Mon inquiétude a dû se sentir. Pas de problème, m'a-t-on dit, la réparation tiendra.
L'expédition n'a pas de livre de bord officiel où l'on consignerait les incidents. Chacun griffonne de temps en temps sur un cahier semblable à celui-ci. Je ne tourne pas les pages à l'envers : ou bien je ne le peux pas, ou bien cela me fait peur. Puisqu'il n'y a rien derrière nous, que pourrais-je avoir écrit ? Trouverais-je la page précédente blanche ? N'écris-je ici, n'écrivons-nous, que pour conjurer cette crainte ? Quand cette page que j'emplis de caractères sera tournée, le texte s'effacera-t-il ? Peut-être. Peut-être, les mots font ils comme les traces des véhicules que le désert dissout...
Le désert ? est-ce ainsi qu'on nomme cette étendue plate, grisâtre, recouverte d'un sable grossier qui, parfois, cède la place au gravier ? cette horizontalité sans lumière qui se courbe là où le regard s'arrête et revient sur nous par en dessus, un couvercle aplati également grisâtre dont l'obscurité se dissipe en partie lorsque nous reprenons la route...
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km 2857
La Land Rover a avancé péniblement jusqu'ici, cahotant sous le poids des six personnes qui s'y accrochent, des bidons d'essence et des provisions. Je ne parviens pas à comprendre comment nous avons pu faire ainsi 2857 kms.
Quand nous avons plié les tentes, il était 2813. Nous avons roulé, nous relayant fréquemment sur un terrain caillouteux et difficile. A 2857, il faisait tellement noir qu'il fallut s'arrêter.
2857 kms moins 2813 kms font 44. A raison de 44 kms par jour, combien de jours avons-nous passé ? 2857 divisé par 44 font 65. Soixante cinq fois donc, nous avons réalisé l'exploit de nous empiler sur les bidons, de nous accrocher aux marchepieds, de progresser péniblement en poussant le véhicule hésitant...et à la nuit, nous sommes blottis dans un creux du sable. Le plus dur est d'attendre dans l'obscurité le moment de repartir. A la lueur d'une bougie, je griffonne ces mots pendant que les autres font de même.
km 2863
Nous allons abandonner le Land Rover. Le moteur est mort. Lorsqu'on accélère, on entend un effroyable cliquetis de ferraille. Le sable a déjà bu la trainée d'huile que nous laissons derrière nous. Chacun va emporter un sac de provisions.
Le plus ennuyeux est la perte du compteur kilométrique. Pas moyen de l'extraire du tableau de bord pour l'emporter. Il y a un autre compteur mais il revient à zéro à chaque tour. Comment faire ? On ne peut pas calculer la distance en faisant le point, les instruments sont déréglés. Dans l'uniformité grise du ciel, ils ne savent plus où se diriger. Sans doute les dispositifs qui les alignaient sur des repères ont-ils été cassés dans l'accident.
Il va falloir partir sans compteur. L'un de nous a prononcé cette phrase et, en l'entendant, nous avons eu la même idée : le marcheur de tête comptera ses pas. Quand il en aura mille, il passera en queue. Lorsque ce sera à nouveau son tour, on fera une croix pour marquer les 5 kms effectués. Quand on s'arrêtera, on comptera les croix.
km 2875
Depuis que, tout à l'heure, nous avons jeté les sacs, nous marchons plus facilement.
km 2878
Nous avons perdu la route
km
Nous ne savons plus où nous diriger et je crains que nous n'ayons perdu le compte de la distance. Je pense que les autres l'ont compris lorsqu'est venu leur tour de compter. Les chiffres s'enfuient, se déguisent et se mettent en désordre.
km
On ne compte plus. On ne marche plus.
Les gourdes sont vides. Chacun va rouler son cahier et le glisser dans sa gourde, enfermant les derniers mots avec lesquels on parvenait encore à penser.
Le désert qui ne sera plus pensé va disparaître : pénombre où l'on trébuche.
Un demi-sourire sur nos visages sales.
Chacun introduit son cahier dans sa gourde.
L'autre moitié du sourire.
Le dernier mot.