DES MOTS A LA MODE, ET DES NOUVELLES FA‚ONS DE PARLER,

avec des observations sur diverses manires d'agir & de s'exprimer.

Et un Discours en vers sur les mmes matires.

 

Franois de Callires

 

TROISIEME EDITION, AugmentŽe de plusieurs mots nouveaux & d'une lettre sur les Mots ˆ la mode ; Enrichie d'une Table fort recherchŽe et tres instructive.

 

A LYON Chez THOMAS AMAULRY, rue Merciere au Mercure Galant, M. DCXCIII.

LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

Voici deux discours en forme de dialogues rŽcitŽs que j'ai cru propres ˆ divertir ceux qui les liront, ˆ me faire prendre part ˆ leur divertissement, par le bon dŽbit que j'en espre.

C'est selon moi le plus grand Žloge que je puisse leur donner, & il serait inutile que j'entreprisse de les louer autrement, j'ai seulement ˆ vous avertir que parmi l'examen des Mots ˆ la mode & des nouvelles faons de parler, on y trouve des tableaux faits d'aprs la nature, de diverses manires d'agir, &  de s'exprimer de plusieurs gens de la Cour & de la Ville, & que comme il y a lieu de croire que ces tableaux plairont aux Lecteurs qui ont de la raison & du bon gožt, ils pourront dŽplaire ˆ ceux qui en manquent, parce que quelques uns de ces derniers se reconnaitront peut-tre dans ces peintures gŽnŽrales, quoiqu'elles n'aient ŽtŽ faites pour personne en particulier, qu'ils s'y trouveront avec leurs dŽfauts favoris, & que c'est les attaquer par la partie la plus sensible, que de faire remarquer ce qu'il y a de ridicule dans les effets de leur vanitŽ ; mais ils ne doivent pas se plaindre du Peintre s'il les reprŽsente tels qu'ils sont, c'est ˆ eux ˆ rŽformer les Originaux & ˆ rŽgler leur discours & leurs actions d'une manire qui ne les expose plus ˆ la censure, ni ˆ la raillerie ; s'ils tirent une aussi grande utilitŽ de la lecture de ce petit ouvrage, ils ne me seront pas peu obligŽs du prŽsent que je leur en fais, & si au lieu d'en profiter il s'en trouvait des Lecteurs d'assez mauvaise humeur pour s'en f‰cher, ils donneraient une nouvelle matire de divertissement aux gens de mŽrite, qui n'Žtant point intŽressŽs dans cette critique, ne croiraient pas devoir partager avec les ridicules, le chagrin qu'elle pourrait leur causer.

 

On a mis en caractres diffŽrents les mots ˆ la mode, les nouvelles faons de parler & les mauvaises expressions afin que le lecteur puisse les dŽmler plus facilement pour juger si elles sont bien ou mal critiquŽes, il y trouvera aussi un discours en vers sur les mmes matires, qui peut-tre ne lui dŽplaira pas.

 

Le grand succs qu'a eu cet ouvrage dont j'ai dŽbitŽ la premire Ždition en moins d'un mois, & l'accueil favorable qu'il a reu de la Cour & du public, m'oblige ˆ vous en donner cette seconde Ždition que vous trouverez. plus correcte & augmentŽe de plusieurs mots ˆ la mode.

 

DISCOURS PREMIER.

Vous voulez, Monsieur, que je vous mande mes sentiments sur plusieurs nouvelles faons de parler ; vous me dites qu'elles vous paraissent fort extraordinaires, ainsi que l'usage excessif qu'on en fait, & que quoiquÕelles aient passŽ de la Cour dans votre Province, & que vous sachiez qu'on y copie avec soin tout ce qui en vient, vous avez de la peine ˆ vous persuader que les copies soient en cela conformes aux originaux.

Je crois ne pouvoir mieux vous en Žclaircir qu'en vous faisant part d'une fameuse conversation qui se fit il n'y a pas longtemps chez une femme de qualitŽ, qui aime avec passion les nouvelles manires de s'exprimer. On s'y entretient volontiers sur ces matires ; on y lit souvent des vers & des ouvrages nouveaux, on y dŽcide sur le beau langage, & c'est une espce de rendez-vous pour les jeunes gens, & pour les femmes de la Cour & de la Ville, qui y viennent s'instruire de toutes les nouveautŽs.

Cette conversation se fit entre trois hommes & trois femmes ; les femmes Žtaient la Ma”tresse de la maison, qui est dŽjˆ sur le retour, la Duchesse de.... & la Marquise de.... toutes deux jeunes & bien faites : les hommes Žtaient le jeune Duc de.... qui est un Courtisan fort assidu, le jeune Comte de ...., plus attachŽ ˆ la guerre qu'ˆ la Cour, et le Commandeur de ...., proche parent de la Dame du logis, & nouvellement revenu de Malte, aprs y avoir passŽ prs de vingt ans.

 

La Cour Žtait alors ˆ Fontainebleau, la Dame fit d'abord tomber la conversation sur ce qui s'y passait, et adressant la parole au Duc qui en arrivait : Qu'a-t'on fait ˆ Fontainebleau, Monsieur le Duc ? lui dit-elle, on dit qu'il y a eu toilette, qu'il y a eu appartement, qu'il y a eu canal.

 

Oui, Madame, rŽpondit le Duc, jamais la Cour n'a ŽtŽ plus belle ; le Roy y a fait Žclater sa magnificence, sa gŽnŽrositŽ, sa politesse dans la rŽception qu'il y a faite au Roy & ˆ la Reine d'Angleterre : il a trouvŽ l'art de leur faire oublier leurs malheurs, en leur faisant rendre au milieu de la Cour, les mmes respects qu'on leur rendait ˆ Londres avant la rŽvolte de leurs sujets rebelles, & les honneurs qu'ils y ont reus ont couvert le Roy d'une nouvelle gloire, & ont mis sa grandeur dans un nouveau jour ; ils en sont partis comblŽs de ses honntetŽs, et charmŽs de tous les divertissements qu'il a pris soin de leur donner. Vous avez beaucoup perdu, Madame, de n'y tre pas venue pour y prendre part.

 

 Il est vrai, rŽpliqua la Dame, que la Cour a des gros charmes, mais il faut tre femme d'un gros Seigneur comme vous, & y faire une aussi grosse figure pour en pouvoir gožter tous les plaisirs. Je vous avoue, ajouta-t-elle, & que je l'aime ˆ la folie, & que je ne crains rien tant que de m'encanailler, mais quand on est d'une certaine qualitŽ, & qu'on y voit assises certaines femmes qu'il y a par le monde, il est vrai qu'on n'y peut pas tenir, & on entre dans ce qui s'appelle un vrai dŽsespoir de s'y voir debout.

 

Ce discours dŽplut ˆ la Duchesse qui Žtait d'une famille de robe, & qui crut qu'il Žtait fait pour elle. Il y a aussi de certaines femmes, lui rŽpondit-elle avec aigreur, qui croient qu'il suffit de se donner des airs, pour aller de pair avec les personnes titrŽes, mais quand elles sont au d”ner, ou au cercle, on y rabat leur orgueil, il faut voir, & on y sait faire la diffŽrence des gens, il faut savoir, car enfin il faut bien qu'il y ait de la subordination dans le monde.

 

 Pour moi, dit la jeune Marquise qui Žtait de grande naissance & fort enttŽe de sa qualitŽ, de sa jeunesse & de ses agrŽments, ainsi que de tous les mots nouveaux, quoique j'aie beaucoup de chagrin d'tre debout ˆ la Cour, il est vrai que je me trouve toute dŽrangŽe quand j'en suis trois jours absente ; il est vrai que j'y ai passŽ trois mois sans en partir, et il est vrai que j'y retournerai demain pour n'en revenir de long temps ; car vous m'avouerez quand on a un nom, et qu'on est faite d'une certaine manire, il est bien difficile de s'en passer : je demeure d'accord que le d”ner & le cercle sont deux endroits qui dŽsolent, mais on a la chasse, la promenade, l'appartement, le jeu, le bal, pour s'en consoler.

 

 Vous ne parlez point de l'OpŽra ni de la ComŽdie, dit la Duchesse.

 

 L'OpŽra & la ComŽdie, rŽpondit la Dame, sont devenus des divertissements bourgeois, & on ne les voit presque plus ˆ la Cour.

 

 Cela est vrai, reprit la Marquise, & je me suis souvent ŽtonnŽe comment on abandonne ˆ la bourgeoisie des plaisirs qui ne devraient tre destinŽs que pour les personnes de notre qualitŽ.

Je m'Žtonne encore, ajouta-t'elle, comment on permet aux bourgeoises de s'habiller comme nous, car enfin s'il y a chez Gaultier quelques riches Žtoffes, c'est ˆ dire qu'elles sont d'abord levŽes pour les femmes de la ville, mais elles n'ont jamais les bons airs des femmes de la Cour, quelque soin qu'elles prennent de les copier ; cela ne se sait point mettre, ce sont des airs gauches, de petites manires, & surtout des discours bourgeois, qui les font toujours conna”tre pour ce qu'elles sont.

 

 Il n'est pas surprenant, dit la Dame, que les femmes d'une grosse qualitŽ, d'une grosse considŽration, d'une grosse distinction, soient plus polies, & parlent mieux que les femmes ordinaires : il en est de mme des hommes, & il faut avouer, ajouta-t'elle, que les jeunes Courtisans ont trouvŽ depuis peu des manires toutes particulires de s'exprimer.

 

 Il est vrai, dit le jeune Comte qui revenait de l'armŽe, qu'ils donnent ˆ tout ce qu'ils disent, des tournures admirables ; & peut-on mieux louer Mr. de Luxembourg, qu'en disant que c'est un joli homme ; & Mr. de Catinat que lorsqu'on dit que c'est un joli Officier. Voilˆ ce qui s'appelle des louanges cela, & c'est un vrai plaisir aprs un jour d'affaire, surtout aprs une grosse affaire comme celle de Fleuras ou de Stafarde, de s'entendre louer de cette sorte.

 

 Qu'est-ce qu'un jour d'affaire & une grosse affaire, dit la Duchesse, je n'entends pas ce que cela veut dire.

 

 Ce ne sont pas des procs, rŽpondit la Dame, qui Žtait piquŽe de la rŽponse que la Duchesse lui avait faite, ce sont des jours de combat qu'on appelle dans le langage poli des jeunes Courtisans, jours d'affaire, & une grosse affaire est ce qu'on appelait autrefois un grand combat.

 

 Ha ! Madame, jours d'affaire, grosse affaire, dit la Marquise, que cela est bien dit, que cela est bien inventŽ, que cela sent sa personne de qualitŽ de parler ainsi !

 

 S'il faut nŽcessairement, pour tre de qualitŽ, rŽpliqua la Duchesse un peu en colre, changer le mot de combat en celui d'affaire, je suis d'avis que Madame, en montrant la Dame du logis, appelle son homme d'affaires, son homme de combat ; car puisque le terme d'affaire sert prŽsentement ˆ exprimer un combat, il faut bien que le mot de combat exprime ce que signifiait celui d'affaire.

 

 Je ne saurais que vous dire, reprit la marquise d'un ton doucereux, mais les jours d'affaire me plaisent fort.

 

 Comme il y en a de plusieurs espces, dit alors le Commandeur, qui n'avait encore rien dit, il pourrait, Madame, y en avoir sur tout auprs de vous, qui seraient plus agrŽables que le sens qu'on veut donner ˆ cette faon de parler.

 

 Monsieur le Commandeur a raison, rŽpondit le Duc, on ne se sert pas seulement du mot d'affaire pour exprimer un combat, on s'en sert encore fort heureusement pour l'amour ; & quand un homme galant dit : j'ai une affaire, cela veut dire parmi les Courtisans, J'ai une galanterie, ils font encore diffŽrence entre une affaire, un gožt, & une passion, ils entendent par une affaire, un commerce rŽglŽ, & un attachement d'une longue suite & par un gožt, une simple inclination, & un amusement passager qui ne dŽtruit point une vŽritable passion.

 

 J'admire, rŽpliqua le Commandeur, toutes les belles dŽcouvertes que les jeunes gens ont faites dans notre langue depuis que je suis sorti de France, sans intention cependant d'en faire aucun usage, car ces faons de parler sont trop fines & trop relevŽes pour un homme comme moi qui ne parle que pour me faire entendre sans qu'on ait besoin de Commentaires.

 

 Oh ! pour Commentaires, reprit la Marquise qui se piquait de bien parler, je ne crois pas qu'une personne du monde doive se servir de ce mot qu'en parlant des Commentaires de CŽsar, mais c'est peut-tre ce que Mr. le Commandeur a voulu dire, & serait-ce possible, ajouta-t'elle, que CŽsar ežt dit dans ses Commentaires tous les jolis mots que nous disons.

 

 Non sans doute, rŽpliqua le Commandeur, en riant de ce que la Marquise avait citŽ CŽsar si ˆ propos, & je vous rŽponds que vous ne les trouverez dans aucun bon Auteur, ni ancien, ni moderne.

 

 Les Auteurs sont aussi de plaisantes gens, rŽpliqua la Marquise, d'un air chagrin & dŽdaigneux, pour tre comparŽs aux gens de qualitŽ sur le langage, ce ne sont que de malheureux copistes des belles choses que nous disons ; & quand ils veulent acquŽrir de la rŽputation, il faut qu'ils viennent la mendier dans nos h™tels, qu'ils nous lisent leurs ouvrages du beau ton, avant que de les donner au public, & qu'ils nous supplient trs-humblement d'en dire du bien ; sans cela, est-ce qu'on irait voir reprŽsenter une pice de thŽ‰tre que nous n'aurions pas louŽe auparavant ; & qu'on achterait un livre nouveau qui n'aurait pas eu notre approbation avant que d'tre imprimŽ, vous n'aurez qu'ˆ en demander des nouvelles ˆ Barbin.

 

 Il est vrai, rŽpliqua le Commandeur, que le public attend ˆ juger des ouvrages d'esprit sur ce qu'un certain nombre de jeunes gens en ont dit.

 

 Sans doute, rŽpondit la Marquise, nous sommes en possession de rŽgler le sort de plus beaux ouvrages, & c'est pour cela que vous voyez qu'il n'y a dans le monde de beaux esprits que ceux ˆ qui nous avons bien voulu accorder ce titre.

 

 Mais d'o vient donc, rŽpliqua le Commandeur, avec un chagrin impatient, qu'il ne put retenir que parmi ces dignes juges du bel esprit il y en a qui semblent avoir perdu le sens commun & qui nous Žtourdissent par leurs extraordinaires faons de parler, & depuis quand s'est introduit dans une Cour aussi polie & aussi ŽclairŽe que la n™tre l'Žtrange jargon que je viens d'entendre ?

D'o vient que ce qu'un usage universel a toujours fait appeler grand s'est mŽtamorphosŽ en gros, & qu'on se sert de ce terme avec si peu de raison ? que veut dire un gros Seigneur, sinon un Seigneur qui est gros, c'est-ˆ-dire de grosse taille ? faut-il, pour parler ˆ la mode, que nous disions le gros Turc, le gros Vizir, le gros Ma”tre de Malte, le gros Ma”tre de la Maison du Roy, le gros Ecuyer et le gros Chambellan, & ainsi des autres dignitŽs auxquelles on a attache le terme de grand ?

Quand quelqu'un se rendra illustre par ses belles actions, faudra-t'il l'appeler un gros homme, au lieu d'un grand homme ; & Alexandre qui est en possession du titre de grand depuis tant de sicles, deviendra-t'il le gros Alexandre ?

Que veulent dire une grosse qualitŽ, une grosse considŽration, une grosse distinction, & les autres mauvaises applications de ce mot que je viens d'entendre ?

J'aimerais autant dire "Une Žpaisse qualitŽ", "une Žpaisse distinction", puisque les termes de gros & d'Žpais expriment d'ordinaire la mme chose ; sans l'aversion que j'ai pour les jeux de mots, je dirais qu'il a fallu un esprit bien Žpais & bien grossier pour introduire un si ridicule changement : car y a-t'il rien de plus naturel que de dire encore aujourdÕhui, comme on a toujours dit, "un grand Seigneur", "une grande qualitŽ", "une grande considŽration", & ainsi des autres, qui donnent une idŽe juste de ce qu'on veut dire, au lieu d'estropier notre langue en disant toute autre chose que ce qu'on veut exprimer ?

 

 Et pourquoi, Mr. le Commandeur, dit la Dame, une grosse qualitŽ, une grosse considŽration n'expriment-ils pas aussi-bien ce qu'on veut dire, qu'une grande qualitŽ, ou une grande considŽration ?

 

 C'est, Madame, parce que l'usage a tellement attachŽ le terme de gros aux choses corporelles, qu'on ne peut le mettre en la place du terme de grand que le mme usage a affectŽ ˆ toutes les faons de parler figurŽes : on dit fort bien un gros ch‰teau, une grosse tour, un gros canon, parce que ce sont des choses dont la grosseur se peut mesurer, mais on ne peut pas dire sans parler ridiculement, un gros crŽdit, une grosse distinction, une grosse qualitŽ, une grosse affaire, une grosse naissance, une grosse rŽputation, un gros honneur, honneur, un gros mŽrite, un gros esprit, une grosse vertu, & ainsi des autres de cette nature qu'on dit aussi mal ˆ propos, parce que ces termes ne sont destinŽs qu'ˆ nous donner des idŽes spirituelles de choses qui ne nous reprŽsentent point de corps, ni rien de matŽriel, & c'est ce qui produit souvent des Žquivoques ridicules, quand on se sert du terme de gros au lieu de celui de grand, comme dans l'exemple du gros Seigneur qui ne nous donne une idŽe que de sa grosse taille, au lieu de celle qu'on prŽtend nous donner de ses richesses & de son crŽdit.

Mais j'admire, poursuivit-il, ces mauvais singes de la Cour, les gens de la Ville & des Provinces, & ces graves Magistrats qui croiraient manquer ˆ la politesse, s'ils ne mettaient aussi le gros ˆ tort & ˆ travers, & s'ils ne couraient mme aprs les occasions de le placer mal ˆ propos dans leurs conversations ordinaires, tŽmoin un PrŽsident de mes anciens amis qui me dit ˆ mon arrivŽe que j'avais fait un gros voyage, qu'il y avait vingt grosses annŽes que j'Žtais absent, & qu'il avait une grosse impatience de m'entretenir, je vous avoue que je fus fort surpris d'entendre un homme sage me parler un tel jargon, & sortir ainsi de son caractre, pour devenir le copiste de quelques jeunes Žtourdis, & puisque vous avez excitŽ ma bile sur ce sujet, je vais continuer ˆ vous parler avec la franchise d'un homme de ma profession, qui a oubliŽ sur la mer les flatteries & les fades complaisances qui rgnent d'ordinaire dans le grand monde.

Je parle ˆ vous, ma chre Cousine, tes vous devenue folle, ou suis-je devenu fou depuis vingt ans que nous ne nous sommes vus ? Il me semble que dans ce temps-lˆ nous parlions pour nous faire entendre.

Que veut dire, il y a eu toilette ? Et puisque Madame, en montrant la Marquise, ne veut pas que je me serve du mot de Commentaire, & qu'elle croit que c'est un vol que je fais ˆ CŽsar, je veux bien rendre ˆ CŽsar ce qui, selon elle, est ˆ CŽsar, & vous demander, non pas un Commentaire, mais une explication de cette faon de parler, en vous assurant que je l'entends moins que l'arabe.

 

 Que vous me faites de pitiŽ, mon pauvre Cousin, rŽpliqua la Dame, vous parlez comme un franc Corsaire, & vous avez eu raison de nous dire que vous avez perdu sur la mer toute la politesse que vous aviez acquise ici avant votre dŽpart, est-il possible que vous n'entendiez pas, quand j'ai dit qu'il y a eu toilette, que cela veut dire que la Cour a vu la Reine d'Angleterre, & Madame ˆ sa toilette.

 

 Mais, ma pauvre Cousine, est-il possible, rŽpondit le Commandeur, si c'est cela que vous avez voulu dire, que vous ne l'ayez pas dit d'abord, sans vouloir nous l'exprimer par Žnigme, ou pour parler plus juste, par un franc galimatias.

 

 Vous voudriez donc que les gens de qualitŽ parlassent comme les gens ordinaires, dit la Dame.

 

 Oui, sans doute, rŽpondit le Commandeur, quand les gens ordinaires parlent bien, & qu'ils se font entendre, & je crois que je renoncerais ˆ la qualitŽ, si elle faisait perdre le bon sens ; mais comme je les crois l'un & l'autre fort compatibles, trouvez bon que je vous dise que ces colifichets de mots nouveaux mal inventŽs, & de faons de parler mal appliquŽes, ne sont que des ouvrages de quelques jeunes gens ŽvaporŽs & ignorants qui s'en servent sans savoir pourquoi.

 

 Ha, mon cher Cousin, s'Žcria la Dame, je suis bien f‰chŽe d'tre obligŽe de vous dire que ces sentiments lˆ vous donnent d'un air de vieillard, & que ces jeunes gens ˆ qui vous en voulez tant, ne voudraient pas vous ressembler.

 

 Sans que j'aie intention de f‰cher personne, dit le Commandeur, je pourrais vous rŽpondre que je ne trouve rien en eux qui me fasse envie, si vous en exceptez le bonheur de vous plaire, ma belle Cousine, ajouta-t'il, en se radoucissant, car je vois bien qu'ils sont reus chez vous mieux que moi, quoiqu'il džt peut-tre y avoir plus de rapport en nos inclinations, comme il y en a dans le reste ; mais laissons cela, & revenons ˆ vos mots nouveaux.

L'explication de votre toilette me fait deviner ce que vous avez voulu dire lors que vous avez dit en mme jargon, qu'il y a eu appartement, qu'il y a eu canal, & comme je crois que ni le canal, ni l'appartement ne s'absentent pas de Fontainebleau, non plus que de Versailles, je m'imagine, sans tre sžr pourtant si je m'imagine bien, que cela veut dire que la Cour s'assemblait les soirs dans l'appartement du Roy pour y jouer, & pour y prendre les autres divertissements qui s'y rencontrent, & qu'elle se promenait l'aprs-dinŽe le long du canal.

 

 Vous y voilˆ, dit la Dame, & j'espre que vous vous humaniserez ˆ la fin avec nous.

 

 J'aurai bien de la peine, Madame, ˆ m'accoutumer ˆ votre langage, rŽpliqua le Commandeur, tant que vous ne me parlerez que d'une manire qui n'est pas intelligible.

Vous me direz peut-tre que c'est pour abrŽger, qu'on dit : Il y a appartement, il y a canal, & moi je vous rŽponds que cela obscurcit & n'abrge rien, puisqu'il est aussi court de dire : "On va ce soir ˆ l'appartement", "on va un tel jour sur le canal", ou le long du canal.

 

 Et pourquoi, reprit la Dame, ne dirait-on pas, il y a appartement, il y a canal ? puisqu'on dit bien : il y a Bal, il y a ComŽdie, il y a OpŽra.

 

 C'est, Madame, rŽpliqua le Commandeur, parce que le Bal, l'OpŽra & la ComŽdie sont des actions qu'on reprŽsente devant nous, & que le canal & l'appartement ne nous reprŽsentent aucune action, & ne sont que la scne ou le lieu des divertissements qu'on y prend ; de sorte, que lors qu'on dit qu'il y a appartement, c'est comme si on disait : il y a thŽ‰tre pour dire, il y a ComŽdie, ou il y a OpŽra, parce que l'OpŽra & la ComŽdie se reprŽsentent sur un thŽ‰tre, ou comme si on disait : il y a salon, pour exprimer qu'il y a Bal, parce que le Bal se donne d'ordinaire dans un salon, d'o vous pouvez juger que c'est parler fort improprement.

 

 Cependant rŽpondit la Dame, des gens de trs-bon gožt ont trouvŽ que il y a appartement, est une faon de parler fort significative, & fort bien inventŽe pour exprimer en peu de mots ce bel assemblage de divertissements qui se trouvent dans le grand & magnifique appartement de Versailles : la musique, la danse, la collation, les liqueurs, toute sorte de jeux, la conversation, et sur tout cette agrŽable libertŽ qu'on y a de changer de divertissements, & d'aller de plaisir en plaisir, comme les abeilles vont de fleur en fleur : ainsi, Mr. le Commandeur, ajouta-t'elle, je vous demande gr‰ce pour cette nouvelle faon de parler, & je vous conseille de me l'accorder car, entre nous, elle est dŽjˆ si bien Žtablie, qu'il serait fort inutile que vous entreprissiez de la dŽtruire.

 

 On ferait pour vous, Madame, des choses plus difficiles que celle que vous me demandez, rŽpondit le Commandeur, cependant s'il faut de nŽcessitŽ une faon de parler affectŽe, pour exprimer que la Cour doit s'assembler dans l'appartement du Roy, j'aimerais beaucoup mieux dire qu'on doit tenir appartement comme on dit tenir table, cela pourrait faire entendre que la Cour l'occuperait, au lieu que il y a appartement, n'exprime point qu'il y ait personne dedans, & ne donne pas comme vous le prŽtendez, la moindre idŽe de tous les divertissements qui se trouvent dans ce beau lieu & dont vous venez de nous faire une agrŽable description.

Mais je consens de m'en servir, puisque vous le voulez, ˆ condition que vous m'abandonniez il y a toilette & il y a canal, qui ne sont peut-tre pas encore si bien Žtablis, car si je vous les laisse passer, ajouta-t'il en riant, je prŽvois qu'il faudra encore que je vous accorde bient™t il y a Marly, & qu'ensuite il faudra que je dise avec vous il y a Fontainebleau, il y aura Chambord, il y aura Compigne, & ainsi de tous les lieux de divertissements ou la Cour se transportera.

Cette raillerie du Commandeur embarrassa d'abord la Dame, qui n'Žtait pas rŽsolue de lui abandonner il y a toilette, ni il y a canal, mais elle se rassura sur le champ, & quoiqu'elle n'ežt point encore entendu dire, il y a Marly, elle en entreprit la dŽfense, & dit au Commandeur que ds qu'on l'aurait dit ˆ Versailles, elle le redirait avec plaisir, & qu'elle le trouvait par avance fort bien imaginŽ.

 

 Puisque vous approuvez il y a Marly, reprit le Commandeur, je vous conseille de vous attribuer l'invention de cette nouvelle faon de parler, & d'y joindre encore il y a Trianon, il y a MŽnagerie,  il y a Parc, il y a AllŽes, il y a Jets d'eau, & toutes les autres de cette nature que je vous donne libŽralement, avec promesse de ne vous disputer jamais la gloire de les avoir inventŽes.

J'ai encore entendu appliquer cette nouvelle faon de parler d'une manire assez bizarre, ajouta le Commandeur, lorsqu'on dit qu'il y a Loup, qu'il y a Sanglier, pour dire que le Roy ou Monseigneur va ce jour lˆ ˆ la chasse du Loup ou du Sanglier, & ainsi de la chasse des autres btes, ou une autre application qui ne me para”t pas moins extraordinaire lorsqu'on dit qu'il y a barbe chez le Roy ou chez Monseigneur, il est aisŽ de juger par ces exemples de l'affectation & de l'excs o l'on porte ces mauvaises manires de s'exprimer qui n'ont rien d'agrŽable en elles-mmes & ne sont d'aucune utilitŽ.

Il y a des faons de parler ŽlŽgantes qui servent ˆ orner notre Langue, comme lorsqu'on dit qu'il n'est pas encore jour chez le Roy parce que c'est une figure qui exprime d'une manire agrŽable que le Roy n'est pas encore ŽveillŽ, il y en a d'utiles qui servent ˆ l'enrichir, comme est le terme d'impolitesse, qui commence ˆ s'introduire heureusement, & je suis fort d'avis qu'on lui aide ˆ faire fortune ; car c'est un mot dont on a souvent besoin pour exprimer ce qui se passe parmi plusieurs de nos jeunes Courtisans.

Il y a un autre terme fort ˆ la mode prŽsentement qui est se dŽpiquer, il ne me para”t pas si heureusement inventŽ que celui d'impolitesse, parce qu'il n'offre pas d'abord si clairement ˆ l'esprit ce qu'il veut exprimer, mais puisqu'il sert ˆ enrichir notre Langue, je suis d'avis que nous nous en servions ˆ condition toutefois qu'on n'imitera pas la mauvaise affectation de certains jeunes gens qui le disent si souvent que cela serait capable d'en dŽgožter, car les meilleures choses rebutent quand on en use avec excs.

J'en ai vu un exemple ˆ Versailles en la personne d'un jeune Courtisan si charmŽ de ce mot qu'il se dŽpiquait sur tout, j'ai disait-il perdu mon argent ˆ jouer au portique, je vais me dŽpiquer ˆ jouer au trictrac, je bus hier de mauvais vin de chez Rousseau, il faut que je me dŽpique ˆ en boire de meilleur aujourdÕhui de chez Tribouleau, je n'ai pu obtenir un tel RŽgiment, il faut que j'achte une Charge dans la Gendarmerie pour me dŽpiquer, il enfila ensuite plusieurs autres discours o il rŽpŽta au moins vingt fois en un quart d'heure son cher se dŽpiquer.

Mais que veux dire, poursuivit-il, cette autre extraordinaire faon de parler, je suis toute dŽrangŽe ?

 

 Ho, pour dŽrangŽe, Mr. le Commandeur, rŽpondit brusquement la Marquise, je ne crois pas qu'un autre que vous y puisse trouver ˆ redire, & ce mot a l'approbation de tout ce qui a le gožt fin.

 

 J'avoue, Madame, rŽpondit le Commandeur, tout Corsaire qu'il Žtait, que quand il est prononcŽ par une aussi belle bouche que la v™tre, il emprunte de vous des charmes qu'il n'a pas par lui-mme ; mais comme ce sont des charmes Žtrangers que vous rŽpandez indiffŽremment sur tout ce que vous dites, trouvez bon que nous les sŽparions de cette faon de parler, & qu'en l'examinant seule, je vous dise que le mot de dŽrangŽ suppose diverses choses qu'on avait mises auparavant dans quelque ordre ; cela Žtant ainsi, comment pouvez-vous dire que vous tes toute dŽrangŽe quand vous tes trois jours absente de la Cour, puisqu'ˆ la Cour comme ici vous n'tes toujours qu'une seule personne, & qu'il faudrait, pour parler juste, si vous vouliez marquer quelque dŽrangement en vous, qu'au lieu de dire, je suis toute dŽrangŽe, vous disiez au moins que votre absence de la Cour dŽrange tous vos desseins, ou votre manire de vivre ; cela pourrait tre supportable, & ne serait encore gure bon, parce que le mot de dŽranger ne doit tre proprement appliquŽ qu'ˆ des choses matŽrielles, & si au lieu de dire, je suis toute dŽrangŽe, vous disiez, "je suis toute dŽsorientŽe", qui est un terme dont on se servait autrefois, il me semble qu'il exprimerait mieux ce que vous voulez dire.

 

 Ah fi !, Monsieur le Commandeur, "dŽsorientŽe", ce mot sent le collet montŽ, & je l'ai entendu dire ˆ ma grand'mre.

 

 Elle avait tort, Madame, de se servir d'un si vieux mot, devant une aussi jeune personne que vous, rŽpliqua le Commandeur, & j'ai encore plus de tort de contredire & de reprendre une Dame aussi aimable que vous tes.

 

 Monsieur le Commandeur, dit alors la jeune Marquise, n'a point perdu les manires de la vieille Cour, qui Žtaient de dire toujours des choses obligeantes aux femmes de qualitŽ, du moins c'est ainsi que je l'ai entendu dire ˆ ma mre ; car vous jugez bien que de l'air dont je suis, je ne puis pas avoir vu ce temps-lˆ & les jeunes gens de mon ‰ge ont pris des airs fort diffŽrents & ne s'amusent pas ˆ imiter en cela les vieux Courtisans.

 

 Ils sont trop habiles, Madame, rŽpondit le Commandeur, pour imiter leurs pres, dans la civilitŽ qu'ils ont toujours eue pour les Dames, c'Žtaient de plaisants rveurs & de bons impertinents d'en user ainsi. Il n'est rien tel que de les traiter cavalirement, & d'attendre qu'elles fassent toutes les avances, cela est bien plus commode que n'Žtaient les manires d'agir du temps passŽ, o souvent un galant homme Žtait assez fait pour servir une Dame avec autant de discrŽtion & de respect, que de fidŽlitŽ & de tendresse, il est bien plus galant de ne souhaiter d'en tre aimŽ, que pour avoir le plaisir de le publier, ou pour la piller & s'enrichir de sa dŽpouille.

 

 Mais, avec tout cela, dit alors la Marquise, sur une lueur de raison qui vint lui Žclairer l'esprit, Monsieur le Commandeur n'a pas trop de tort de dŽsapprouver les manires d'agir de plusieurs de nos jeunes gens ; car il est vrai qu'il y en a beaucoup qui sont trs-malhonntes avec les femmes de la premire qualitŽ, ils ne se contentent pas d'en parler en des termes fort dŽsobligeants en leur absence ; celle-ci est laide ˆ leur grŽ, celle-lˆ est fardŽe, l'autre sent mauvais ; ils leur disent encore souvent des duretŽs en face ; s'ils savent leur ‰ge, ils ne leur en feraient pas gr‰ce d'une annŽe ; si elles ont eu quelque affaire avec quelqu'un d'entr'eux & comme il leur en aura contŽ jusqu'aux moindres circonstances, ils les leur jetteront au nez devant une grosse compagnie ; s'ils perdent leur argent au jeu, ils jettent les cartes, ils les dŽchirent avec fureur, ils jurent entre leurs dents, & murmurant sans cesse, s'il arrive quelque occasion de dispute dans le jeu, ils la poussent jusqu'ˆ la brutalitŽ & ils n'y rel‰chent jamais rien de leurs intŽrts.

Je ne puis encore souffrir ces airs d'incivilitŽ qu'ils se donnent dans leurs conversations ordinaires, ils ne se contentent pas de n'y plus donner de "Monsieur" ˆ personne & de s'appeler entr'eux par leur nom, comme s'ils appelaient leurs valets, ils disent encore en parlant des Duchesses & des autres femmes de la premire qualitŽ, la celle-ci, la celle lˆ, la bonne une telle, sans les appeler Madame, comme s'ils parlaient de quelques Soubrettes, & parlant de certains PrŽlats des plus qualifiŽs ils en usent avec la mme familiaritŽ & ne disent jamais que le bon L... vous m'avouerez que cela est violent.

 

 Il est vrai que cela est fort, rŽpondit la Dame, pour enchŽrir sur le cela est violent de la Marquise, par une faon de parler encore plus nouvelle.

 

 Mais reprit la Marquise, ce qui augmente le ridicule de ces jeunes Messieurs qui perdent ainsi le respect qui est dž ˆ toutes les femmes de qualitŽ, c'est que lorsqu'ils parlent de leurs femmes qui sont souvent par leur naissance fort au dessous de celles qu'ils traitent si familirement, ils disent toujours Madame une telle et il n'y a pas jusqu'aux Bourgeois qui ne les imitent en cela, & qui croiraient se rabaisser s'ils avaient dit ma femme une fois en leur vie.

 

 Cependant, dit le Commandeur, c'est la manire dont les maris qui savent vivre doivent nommer leurs femmes, quand ils en parlent en compagnie ; c'est ainsi que les plus honntes gens & les plus qualifiŽs en usaient en France avant mon dŽpart, & c'est une vaine affectation ˆ un homme qui donne le nom & le rang ˆ sa femme d'en user autrement ; j'avoue que mes oreilles ne peuvent s'accoutumer ˆ un si mauvais usage, quoique les jeunes gens aient pris grand soin de l'introduire & qu'il n'y ait presque plus que ceux d'un ‰ge avancŽ qui n'aient pas donnŽ dans cette vanitŽ ; toutes les fois que j'entends certains maris que je ne suis pas obligŽ de conna”tre, ni de savoir s'ils sont mariŽs, parler de leurs femmes avec cette cŽrŽmonie, il me prend envie de leur demander qui est le mari de la Dame dont ils parlent, afin de ne pas tomber dans un inconvŽnient pareil ˆ celui qui est arrivŽ depuis peu : comme l'aventure m'a paru plaisante, je crois que vous serez bien aise de la savoir.

Il y a quelques jours, poursuivit le Commandeur, que je me trouvai en une compagnie o Žtait un jeune homme de Robe ; & comme il y parlait de sa femme qu'il nomma toujours Madame Guillemot, il arriva un jeune Courtisan Žtourdi qui ne le connaissait pas : Vous connaissez donc Madame Guillemot, lui dit-il ? Ma foi, c'est une jolie femme ; & continuant ˆ parler sans attendre qu'il lui rŽpondit : je vais vous conter comment j'ai fait connaissance avec elle, ce fut le Carnaval dernier en courant le bal ; alors il fit avec beaucoup de franchise le rŽcit d'une aventure galante entre lui & Madame Guillemot, qui ne devait pas plaire ˆ Mr. Guillemot son mari, & il se serait ŽpargnŽ le chagrin de l'apprendre en si bonne compagnie, s'il l'avait appelŽe sa femme.

 

 Je ne puis souffrir encore, dit la Marquise, certaines Bourgeoises qui parlant de leurs filles, les appellent toujours Mademoiselle une telle, ce qui n'est supportable qu'ˆ des mres qui ont des filles de la premire qualitŽ, & encore font-elles beaucoup mieux de les appeler leurs filles.

 

 Il y a aussi, dit la Dame, parmi la Bourgeoisie de Paris de grandes filles prtes ˆ marier qui parlent de leurs Mres, les appellent toujours ma Bonne, & beaucoup de femmes de la Ville & mme de la Cour qui se servent entr'elles de cette mauvaise faon de parler qui ne convient ˆ mon avis qu'ˆ ce qu'on appelle des Commres de quartier.

 

  Et il y a des Bourgeois & des Bourgeoises, ajouta la Marquise, qui en parlant l'un de l'autre disent mon Epoux & mon Epouse, au lieu de dire mon mari & ma femme, qui est la bonne manire de se nommer.

 

 Les femmes, reprit le Commandeur, peuvent avec biensŽance en parlant de leurs maris dire "Monsieur un tel", & y ajouter mme les titres qu'ils ont par leurs charges ou par leurs dignitŽs, parce que ce ne sont pas elles qui les leur communiquent ; il en est de mme des enfants ˆ l'Žgard de leurs pres & de leurs mres ; mais il n'y a rien de plus fade ˆ mon grŽ que de voir un mari parlant de sa femme, dire Madame la Marquise d'un tel lieu, Madame la PrŽsidente une telle, & il faut tre un homme du premier rang pour pouvoir avec biensŽance donner un titre ˆ sa femme, lorsqu'on parle d'elle, & si on ne veut pas se servir du terme de ma femme, qui me semble le meilleur de tous & le plus naturels, il faut au moins que le mari se contente de l'appeler simplement de son nom sans faire aucune mention du titre qu'elle porte de Marquise ou de Comtesse, de PrŽsidente, &c.

 

 Vous voyez quantitŽ de jeunes gens de qualitŽ, reprit la Marquise, qui viennent chez nous avec une tabatire ˆ la main, le visage & les doigts tous sales de tabac, dont ils prennent sans cesse ˆ notre nez, & en font prendre aux autres ; s'il y a de grandes chaises de commoditŽ, ils s'en saisissent d'abord & ils auront l'incivilitŽ de ne les pas offrir ˆ une Dame ; ils s'y Žtendent, ils s'y renversent ˆ demi couchŽs, ils s'y bercent, ils mettent leurs jambes sur d'autres siges ou sur l'un des bras du fauteuil o ils sont assis, ils les croisent ou se mettent quelquefois en des postures encore plus indŽcentes, croyant que cela a l'air de qualitŽ d'en user ainsi, & au lieu de nous dire quelque chose d'obligeant ou d'agrŽable, ils nous rompent la tte tout le jour ˆ nous chanter mal quelques airs de l'OpŽra ; je vous avoue que cela m'ennuie ˆ la mort & me donne des vapeurs horribles.

 

 J'en connais, dit la Duchesse, qui ne parlent d'ordinaire que de leur chasse & des rares perfections de leurs chiens, & de leurs chevaux ou de quelque autre chose dont nous nous soucions aussi peu, ou bien ils tirent ˆ part quelqu'un de leur cabale pour faire entr'eux de grossires railleries qui roulent d'ordinaire sur d'affreuses mŽdisances ou sur leurs dŽbauches dont il est bon ˆ la vŽritŽ qu'ils ne nous fassent pas le rŽcit.

 

 Et moi, reprit la Marquise, j'en connais qui ne sont pas si circonspects, & qui au lieu de les cacher sont les premiers ˆ les publier, & sont assez effrontŽs pour en parler mme en notre prŽsence comme de quelque chose de plaisant & d'agrŽable, & ils sortent souvent de chez nous sans nous avoir dit la moindre honntetŽ, pour moi je ne m'accommode point de ces airs lˆ.

 

 Il est vrai que cela est bien triste, rŽpondit la Duchesse d'un ton qui convenait fort ˆ cette nouvelle faon de parler.

 

 Il n'en est pas de mme, poursuivit la Marquise, de la plupart des gens de qualitŽ d'un ‰ge plus avancŽ, il n'y a d'ordinaire rien de plus civil & de plus honnte qu'eux, & quand mme ils n'ont nul attachement pour une Dame, ils ne laissent passer aucune occasion de lui dire quelque chose d'obligeant, au lieu qu'ˆ peine pouvons-nous tirer quelques faibles marques de complaisance des jeunes gens de notre ‰ge ; d'o vient donc cela, est-ce que nous ne sommes pas aussi belles que nos mres pour les tenir dans le respect qu'ils nous doivent comme elles y ont su tenir ceux de leur temps ?

 

 Je crois Madame, rŽpondit le Commandeur, que ce n'en est pas la vŽritable cause, & que la nature qui fait les belles, n'en est pas moins libŽrale en ce temps-ci que dans un autre ; mais cela vient peut-tre de ce qu'ils trouvent en elles moins de cruautŽ.

 

 Je vous trouve plaisant, Mr. le Commandeur, reprit la jeune Marquise, d'en rejeter la faute sur nous, vous n'avez qu'ˆ continuer ˆ me dire des douceurs, comme vous avez dŽjˆ commencŽ, ajouta-t'elle en riant & vous verrez qu'on est tigresse quand on veut l'tre.

 

 Je n'en doute nullement Madame, rŽpliqua-t'il, surtout pour les vieux Commandeurs ; mais quand une belle & jeune tigresse comme vous ne trouve que de jeunes tigres, plus tigres qu'elle, il faut bien qu'elle s'apprivoise avec eux, car autrement elle serait en danger de s'ennuyer.

Mais pour revenir ˆ vos mots nouveaux, je voudrais bien demander encore ˆ quoi servent ces superfluitŽs de langage que j'ai tant™t entendues ; n'Žtait-ce pas assez de celles qui s'Žtaient dŽjˆ introduites dans nos meilleurs Auteurs ? ces car enfin, ces en effet, ces sans mentir, ces en mon particulier qui y sont si frŽquents & si inutiles, & tant d'autres verbiages de cette nature qui ne veulent rien dire, & qui bien loin d'orner un discours, ne servent qu'ˆ l'affaiblir ? Pourquoi donc les augmenter par d'autres encore plus mal inventŽs, comme de dire, il est vrai que j'ai ŽtŽ en tel lieu, il est vrai que il y avait bonne compagnie, il est vrai que nous nous y sommes bien divertis. Et ˆ quoi bon mettre cet il est vrai dans les endroits o il n'a que faire ? Pourquoi se servir de c'est ˆ dire lors qu'il ne signifie rien, & qu'il n'explique rien ? A quoi sert aussi, ma chre Cousine, votre ce qui s'appelle, & ne nous auriez-vous pas aussi bien exprimŽ votre dŽsespoir d'tre debout ˆ la Cour pendant que les Duchesses y sont assises, quand ce qui s'appelle n'aurait point ŽtŽ de la partie ?

Je supplie Madame la Duchesse de me pardonner si je demande aussi ˆ quoi servent il faut voir & il faut savoir qu'elle a dit tant™t, & ce que c'est que se donner des airs, je sais qu'on dit "voilˆ un homme qui a bon ou mauvais air", "qui a l'air d'un homme de qualitŽ", ou "qui a l'air d'un Bourgeois" ; mais se donner des airs, je crois que c'est parler pour ne rien dire.

 

 Je demeure d'accord, reprit la Dame qui Žtait piquŽe contre la Duchesse, que se donner des airs, quand on ne met rien au bout, est usŽ ˆ la Cour, & qu'il n'y a plus que les femmes de la Ville qui le disent : il en est de mme de il faut voir & il faut savoir & elles se servent de ces faons de parler comme nos femmes se servent de nos habits quand nous les avons quittŽs.

Vous savez ajouta-t'elle, que les Bourgeois parlent tout autrement que nous, il n'y a pas longtemps qu'il en vient un chez moi, il me dit qu'il Žtait venu plusieurs fois pour avoir le bien de me voir, & qu'il y avait long temps qu'il Žtait mon serviteur bien humble car il aurait cru trop s'abaisser de dire, qu'il Žtait venu "pour avoir l'honneur de me voir", & qu'il Žtait "mon trs-humble serviteur", & comme il Žtait mariŽ depuis peu, je vous amnerai, me dit-il, Madame Gobineau en me parlant de sa femme pour vous rendre ses civilitŽs.  J'ai aussi un mien Beau-frre Avocat en Parlement, nommŽ Mr Grisonnet, qui a bien envie d'avoir l'avantage de vous conna”tre. Vous trouverez qu'il a esprit & qu'il sent bien son bien, aussi est-il souvent en Cour, & avec les gens de Cour, & aprs m'avoir tenu d'autres discours de cette sorte, qui sentaient son Bourgeois ˆ pleine bouche, il sortit en disant qu'il avait pour moi bien de la considŽration & qu'il Žtait mon obŽissant Valet.

Mais pour revenir aux airs, les gens du monde disent encore fort bien : Monsieur un tel se donne d'un air d'homme ˆ bonne fortune, il se donne des airs important & Madame une telle donne dans les grands airs, & je m'assure que Mr. le Commandeur approuvera tous ces airs lˆ & qu'il les trouvera fort significatifs.

 

 Moi Madame, rŽpondit le Commandeur, Dieu me garde d'approuver de telles fadaises, si "se donner des airs" quand on ne met rien au bout pour me servir de vos termes, est devenu bourgeois, je conseille ˆ Messieurs les Courtisans de renvoyer encore ˆ la Bourgeoisie tous vos autres airs, car ils ne sont pas moins mauvais, & tout ce que je puis faire pour votre service, & pour celui des airs, c'est d'approuver qu'on continue d'appeler vos jeunes gens de la Cour qui parlent si mal, Messieurs du bel air, parce que ce terme sert ˆ les tourner en ridicules ; mais je ne puis assez m'Žtonner de voir jusqu'o plusieurs d'entr'eux poussent l'extravagance de ces mots nouveaux, & je croirais qu'on leur impose lˆ dessus si je n'entendais souvent les extraordinaires applications qu'ils en font ; il n'y a pas long-tems qu'un jeune homme de qualitŽ dit en ma prŽsence, parlant d'une jeune fille qui espŽrait d'tre une grande hŽritire, qu'elle commenait ˆ se donner de gros airs & il augmenta ainsi le ridicule de ces deux expressions en les assemblant en une seule faon de parler.

Pourquoi au lieu de dire il se donne d'un air d'homme ˆ bonne fortune, il se donne des airs importants, ne pas dire comme on a toujours dit, "il fait l'important", "il fait l'homme ˆ bonne fortune", qui est la manire de l'exprimer universellement reue en notre Langue ; & n'est-ce pas une construction barbare que de dire se donner d'un air dans le sens o on le met ? si on disait "Il faut ouvrir la fentre pour se donner de l'air", cette faon de parler serait fort intelligible ; mais j'aimerais presque autant dire, "elle donne dans les espaces imaginaires" que de dire elle donne dans des grands airs car c'est ˆ peu prŽs la mme idŽe, qui cependant est fort diffŽrente de celle qu'on veut exprimer, & comme les langues ne sont faites que pour expliquer nos pensŽes, il me semble qu'il faut sur toutes choses faire en sorte que les faons de parler dont nous nous servons, expriment ce que nous pensons en termes propres, clairs, & sans Žquivoque, & que c'est ainsi qu'on parle quand on veut bien parler.

 

 Pour moi, dit la Dame, je suis fort persuadŽe qu'il faut que les gens de qualitŽ se distinguent des bourgeois par le langage, comme ils en sont distinguŽs par leur naissance.

 

 C'est, Madame, rŽpondit le Commandeur, en parlant juste, & en parlant bien qu'on se distingue par le langage, & non pas en affectant des manires nouvelles & extraordinaires de s'exprimer.

 

 Vous croyez donc, reprit la Dame, qu'on parle juste, & qu'on parle bien quand on se conforme au langage de la bourgeoisie.

 

 Non sans doute, rŽpondit le Commandeur, & je demeure d'accord avec vous que beaucoup de gens de la ville ont de trs-mŽchantes faons de parler qui leur sont particulires, comme sont celles que vous avez fort bien remarquŽes, que c'est parler ridiculement, que de dire le bien de vous voir, l'avantage de vous conna”tre, il faut toujours dire "l'honneur de vous voir", ou "vous voir" tout simplement. Il en est de mme de votre serviteur bien humble ; il faut dire "v™tre trs-humble serviteur", ou dire seulement "votre serviteur", & on ne doit jamais, au lieu de cette expression, se servir du terme de valet, qui ne convient qu'ˆ ceux qui le sont effectivement, a moins qu'on ne s'en serve comme d'un terme de raillerie, car il est trop bas pour se l'appliquer autrement, un mien beau-frre qui a esprit, & qui sent son bien, sont trois faons de parler populaires & bourgeoises, la dernire est un peu plus en usage que les deux premires, elle est de la bonne bourgeoisie de Paris, & elle s'Žtend mme jusqu'ˆ des demi-Courtisans ; tre en Cour, & avec des gens de Cour, sont encore deux faons de parler bourgeoises ; il faut dire en ce sens-lˆ, "tre ˆ la Cour" & "avec des gens de la Cour" ; & au lieu de dire le bien de vous conna”tre, quand on parle ˆ une Dame, il ne suffit pas de dire "l'honneur de vous conna”tre", il faut changer la phrase, & dire "l'honneur d'tre connu de vous" ; vous rendre ses civilitŽs est une autre faon de parler bourgeoise qui ne doit jamais tre employŽe en aucune occasion, il faut dire, "vous rendre ses devoirs", "vous rendre ses respects", ou "vous rendre visite" ; c'est aussi une sottise sans excuse ˆ ce bourgeois de vous dire qu'il a pour vous bien de la considŽration, pour Žviter le terme de respect qui est toujours biensŽant ˆ un homme en parlant ˆ une Dame.

Le terme de considŽration ne peut tre mis en usage dans ce sens-lˆ qu'avec les infŽrieurs, & je m'aperois depuis mon retour qu'il y a beaucoup de gens qui abusent de cette faon de parler, les uns, parce qu'ils n'en savent pas la vŽritable signification ; les autres, pour faire conna”tre leur prŽtendue supŽrioritŽ ˆ ceux auxquels ils l'appliquent.

Nous pouvons bien dire ˆ nos Žgaux, sans sortir de la civilitŽ que nous leur devons, qu'il n'y a rien que nous ne fassions ˆ leur considŽration, que sans leur considŽration nous en userions autrement ; mais nous ne pouvons pas dire ˆ quelqu'un, que nous avons pour lui bien de la considŽration, sans lui faire sentir que nous nous croyons au dessus de lui & il est trs ˆ propos, quand on parle ˆ un homme qui n'est pas fort au dessous de nous, d'Žviter ces sortes d'expressions qui lui font trop sentir l'opinion que nous avons de notre supŽrioritŽ, & entre les termes qui signifient ˆ peu prŽs les mmes choses, il faut toujours choisir les plus honntes & les moins suspects d'orgueil ou de vanitŽ, comme sont ceux d'estime, de passion, de dŽsir de les servir, & autres Žquivalents qui les satisfont & les obligent, sans abaisser celui qui les sait bien appliquer.

Ceux qui se servent de ce terme de considŽration, sans en savoir le vŽritable sens, sont plus excusables ; mais cette ignorance les peut faire tomber dans le ridicule, comme un jeune homme d'une famille considŽrable dans la Robe, qui me dit, il y a quelques jours que sa maison avait toujours eu bien de la considŽration pour celle de Mr. le Prince.

II y en a beaucoup, ajouta le Commandeur, qui abusent encore de cette faon de parler, ma maison, il me semble qu'elle ne convient gure qu'aux Princes ou ˆ des gens fort ŽlevŽs par leurs dignitŽs, & qui portent des noms illustres par les rangs de leurs anctres ; personne ne trouve ˆ redire, par exemple, que ceux qui portent les noms de Lorraine, de Bouillon, de Rohan, de Montmorency, de Ch‰tillon, de la Trimouille, de Rochechouart, de la Rochefoucaut, d'EstrŽes, de Bethune, de Crequy, d'Humieres, & d'autres de ce rang disent "ma maison" lorsqu'il y a occasion d'en parler, mais il y a une vaine affectation en certaines gens d'un rang & d'une naissance mŽdiocre de dire ˆ tous propos, comme font plusieurs que nous connaissons, ma maison est alliŽe ˆ celle de .... un tel est de ma maison.

 

 Comment voulez-vous donc qu'ils s'expriment en pareil cas ?, dit la Dame, qui se servait souvent de cette faon de parler.

 

 Je veux, rŽpondit le Commandeur, qu'un Gentilhomme, qu'un homme de Robe qui ne sont point ŽlevŽs dans les premiers emplois disent, "ma famille est alliŽe ˆ celle de Monsieur...", "un tel & moi sommes de mme famille, nous portons mme nom & mmes armes", afin d'Žviter ce terme fastueux, ma maison.

 

 Quoi, dit la Dame, vous voudriez qu'en parlant ˆ un homme qui ne serait pas si ŽlevŽ que ceux qui portent les noms que vous avez citŽs, on lui dise qu'on est parent ou alliŽ de sa famille, pour Žviter le terme de maison, qui est si en usage en ce sens lˆ.

 

 Je ne dis pas cela, rŽpondit le Commandeur, je prŽtends au contraire qu'en parlant ˆ un homme de quelque considŽration, la civilitŽ veut qu'on dise qu'on est parent, ami, ou serviteur de sa maison, mais qu'il ne faut pas parler de soi-mme comme on parle des autres.

Il y a parmi les diverses professions des hommes, poursuivit le Commandeur, un dŽfaut assez ordinaire dans les manires de s'exprimer, qui est de se servir mal ˆ propos des faons de parler affectŽes ˆ leur mŽtier, surtout dans leurs comparaisons & dans leurs railleries ; il y a plusieurs gens de robe qui vous parleront sans qu'il en soit question de Compulsoire, de DŽclinatoire  & d'Interlocutoire & d'autres termes de judicature qui paraissent barbares ˆ ceux qui n'en sont pas, & qui ne sont mauvais que parce qu'ils sont hors de leur place. Ils ne se contentent pas de s'en servir mal a propos, ils donnent encore souvent les mmes terminaisons ˆ des mots ordinaires qui ne les ont pas naturellement & qui ne sont nullement destinŽs ˆ la chicane, & c'est ce qui a fait dire ˆ un homme d'esprit, qu'il fallait avoir plusieurs annŽes de Palais, pour entendre les bons mots de quelques gens de robe.

 

 Ils ne sont pas les seuls, dit le Duc, qui tombent dans ce dŽfaut, je vais vous en citer un exemple que j'ai appris de feu Mr. le Marechal de ....  II Žtait allŽ visiter un Surintendant des Finances ˆ l'heure de son d”ner, ce dernier ne le reconduisit que jusque sur le haut de son escalier, & il lui dit : vous m'excuserez bien Monsieur si je ne descends pas pour vous conduire jusqu'ˆ votre carrosse car vous savez qu'il est heure dinatoire ; le Marechal, qui Žtait naturellement railleur, se conformant ˆ son Langage, il y rŽpondit : il est vrai, Monsieur, & de plus la rue est fort crotatoire.

 

 Il en est de mme des autres professions qui sont parmi les hommes, reprit le Commandeur, elles servent ˆ les caractŽriser & ˆ les mettre en des espces de classes diffŽrentes qu'on reconna”t par leurs faons de parler ; c'est ce que la politesse fait Žviter ˆ un galant homme, qui parlant toujours juste sur toutes sortes de sujets, ne laisse jamais deviner par ses discours qu'il ait une profession particulire ; & c'est ce qu'un homme d'esprit a bien exprimŽ en disant qu'un honnte homme n'a point d'enseigne.

Les gens de guerre, continua le Commandeur, ne sont pas moins sujets que ceux des autres professions ˆ donner dans ce dŽfaut de se servir des termes de leur art souvent hors de propos, il y en a plusieurs qui voulant exprimer leur attachement pour une Dame, ou quelques autres desseins particuliers ne parlent que d'attaquer la place dans les formes, de faire les approches, de ruiner les dŽfenses, de prendre par capitulation, ou d'emporter d'assaut ; d'autres Officiers de Marine, qui ne parlent que de faire une bonne manÏuvre, de gagner le vent, d'aller ˆ l'abordage & autres faons de parler de cette sorte qui n'expriment pas toujours juste ce qu'ils veulent dire & qui marquent trop leur profession ; comme le mŽtier de la guerre passe pour le plus noble de tous, on leur permet ces licences & on les suit quelquefois ; mais ils se donnent aussi souvent des libertŽs d'inventer des mots nouveaux & des faons de parler de corps de garde qui ne signifient rien, ou qui signifient mal ce qu'ils veulent dire, & qui par cette raison sont rejetŽes par tout ailleurs.

Par exemple je voudrais bien avec la permission de Monsieur le Comte lui demander ce que veut dire cette faon de parler dont il s'est servi tant™t, lorsqu'il nous a dit que les jeunes gens de la Cour donnent a tout ce qu'ils disent des tournures admirables.

 

 Des tournures admirables,  rŽpondit le jeune Comte, cela veut dire qu'ils ont l'esprit d'une bonne tournure, qu'ils tournent bien ce qu'ils disent.

 

 Je sais, rŽpliqua le Commandeur, qu'on peut se servir de faons de parler figurŽes dans notre langue comme dans toutes les autres, & que sans cela elle serait pauvre & peu ŽlŽgante, je sais qu'on dit fort bien "un tel a l'esprit bien ou mal tournŽ", & que c'est une faon de parler que l'usage a appliquŽe dans un sens figurŽ aux choses spirituelles, mais cela ne conclut pas qu'on puisse se servir du terme de tournure dans le mme sens ; la tournure est un terme de mŽcanique qui ne signifie autre chose que l'art ou l'ouvrage des tourneurs ; ainsi je suis d'avis qu'on le rende ˆ ce mŽtier & qu'on cesse de lui faire un vol qui me para”t plus propre ˆ avilir notre langue qu'ˆ l'enrichir.

 

 Cependant, rŽpliqua le jeune Comte qui avait fait de la tournure son mot favori & qui ne pouvait se rŽsoudre ˆ l'abandonner, je ne comprends pas qu'on puisse refuser de se servir d'un mot qui est universellement reu dans les troupes & o l'on s'en sert si ˆ propos : car comment pourrait-on exprimer qu'un Soldat est grand & bien fait, qu'en disant voilˆ un Soldat d'une bonne tournure, & tous les Grivois [soldats], ajouta-t'il ne parlent point autrement.

 

Le Commandeur ne put s'empcher de rire sur une si forte objection & il rŽpondit au jeune Comte qu'il venait de dire lui-mme, comment il fallait s'exprimer en pareil cas, sans se servir du mot de tournure, mais que pour les Grivois il n'avait pas l'honneur de les conna”tre.

 

 Les Grivois, reprit la Duchesse, qui voulut faire la savante sur les termes de guerre, ˆ cause du reproche qu'on lui avait fait touchant les jours d'affaire, sont sans doute quelques troupes Žtrangres qui servent dans les ArmŽes du Roy.

 

 Bon, dit le Comte en faisant un Žclat de rire, les Grivois des troupes Žtrangres, est-ce que vous ne savez pas ce que c'est qu'un Grivois ?

 

 Vous me ferez plaisir de me l'apprendre, lui rŽpliqua sŽrieusement la Duchesse.

 

 Grivois, reprit le Comte veut dire un homme qui .... attendez, & aprs avoir rvŽ quelque tems, un Grivois veut dire un Grivois, je ne puis pas vous l'expliquer autrement.

 

 Il n'y a rien de plus clair, dit le Commandeur ; mais en attendant que nous comprenions bien toute la force de ce mot, je suis d'avis que nous le renvoyons en garnison, & que nous examinons ce qu'il y a de si admirable dans le joli homme & le joli Officier que Monsieur le Comte nous a tant vantŽs.

Le mot de joli homme ne peut jamais signifier autre chose qu'un homme joli, c'est-ˆ-dire bien fait, agrŽable & qui pla”t, & je consens que cette faon de parler demeure en usage dans ce sens lˆ, mais ˆ condition qu'on n'abusera plus comme on fait, de ce terme de Joli, en le mettant en tant d'endroits o il ne convient point, & surtout qu'on ne dira pas comme j'ai entendu dire ˆ Madame de.... parlant d'un jeune homme beau & bien fait, il est joli, dit-elle, joli ˆ manger, je pensai lui demander ˆ quelle sauce elle le voulait mettre.

 

 Elle avait ses raisons d'en parler ainsi, rŽpliqua le jeune Duc.

 

 Je le veux croire, repartit le Commandeur, mais comme je ne me soucie point de dŽvelopper les raisons qu'elle pouvait avoir de trouver ce jeune homme joli ˆ manger, je trouvai cette faon de parler parfaitement ridicule.

Le mot de joli Officier, poursuivit le Commandeur, y ajoute seulement la profession du joli homme, les applications extraordinaires & bizarres qu'on fait de cette faon de parler me font souvenir de ce qu'un de nos Chevaliers ma racontŽ & que j'avais de la peine ˆ croire, qui est que d”nant un jour avec plusieurs Officiers Franois, un jeune Colonel d'entr'eux dit en prŽsence de son pre qui Žtait Officier gŽnŽral, que feu Monsieur de Turenne Žtait un fort joli homme, & vous mon fils, rŽpondit le Pre, en colre, vous tes un fort joli sot de parler ainsi d'un des plus grands hommes que la France ait produit.

Mais sans m'amuser ˆ remarquer le ridicule outrŽ qu'il y a de donner ce nom ˆ des gens constituŽs en dignitŽ dans les armŽes du Roy, je voudrais bien savoir comment il a pu entrer dans la tte de Messieurs les jeunes gens, que les expressions de joli homme & de joli Officier, puissent jamais signifier un brave homme & un bon Officier, & comment les sicles ˆ venir pourraient dŽmler cette signification ? mais il y a lieu d'espŽrer qu'ils ne seront pas dans cette peine, que le bon sens reprenant ses anciens droits, fera bonne justice de ces nouvelles faons de parler qui se sont introduites malgrŽ lui, & qu'elles ressembleront ˆ ces insectes qui meurent presque aussit™t qu'ils sont nŽs.

 

 Avez-vous tout dit Monsieur le Commandeur ?, dit alors la Ma”tresse de la maison qui avait pris sous sa protection toutes les nouvelles faons de parler bonnes & mauvaises.

 

 Oui Madame, rŽpliqua le Commandeur.

 

 HŽ bien, ajouta-t'elle, je vous rŽpondrai en peu de mots pour toute la compagnie, si elle le trouve bon.

 

Alors les deux jeunes Dames et les deux jeunes Cavaliers la prirent de dire tout ce qu'elle savait de meilleur pour dŽfendre le parti des mots ˆ la mode qui Žtait si fortement attaquŽ par le Commandeur et, ayant repris la parole, elle lui parla de cette sorte.

DISCOURS DEUXIEME.

Vos Remarques sont fort justes, vos rŽflexions trs-judicieuses, vos raisonnements admirables, cependant mon cher Cousin, tout cela se dŽtruit par une seule raison, & il me suffit de dire pour la faire conna”tre que l'usage est contraire ˆ tout ce que vous avez dit, & que c'est cet usage qu'on appelle le tyran des langues vivantes qui en juge en dernier ressort.

 

 Je ne laisserai pas, Madame, d'en appeler, rŽpondit le Commandeur, quand il en jugera mal.

 

 Et ˆ qui en appellerez-vous ?

 

 Au bon sens qui le doit guider, rŽpliqua-t'il, & pour m'expliquer mieux, je vous dirai qu'il y a de deux sortes d'usages, le bon & le mauvais, ce dernier est celui que vous soutenez mal ˆ propos & qui n'Žtant appuyŽ d'aucunes raisons, non plus que la mode des habits, passe comme elle en fort peu de temps & il arrive nŽcessairement que, quand ces modes de mots nouveaux ou de nouvelles faons de parler mal inventŽes ont cessŽ, on en reconna”t le ridicule, & on s'Žtonne comment on a pu s'en servir, de mme que nous nous Žtonnons comment nos a•euls ont portŽ des toques & des chausses troussŽes & nos a•eules des escoffions [rŽsille englobant les cheveux rejetŽs en arrire] & des vertugadins, & ont cru qu'elles Žtaient habillŽes galamment de cette sorte.

Il n'en est pas de mme du bon usage, comme il est accompagnŽ du bon sens dans toutes les nouvelles faons de parler qu'il introduit en notre langue, elles sont de durŽe ˆ cause de la commoditŽ qu'on trouve ˆ s'en servir pour se bien exprimer, & c'est ainsi qu'elle s'enrichit tous les jours par des termes quelle emprunte des autres langues tant mortes que vivantes, pour exprimer vivement & en peu de mots les choses qu'elle ne pouvait auparavant nous faire entendre, sans de longs dŽtours ; cependant il faut tre fort rŽservŽ ˆ se servir des nouvelles faons de parler, quoique bien inventŽes, ainsi que des mots nouveaux qui sentent la science, surtout quand on en a d'autres plus familiers pour exprimer les mmes choses.

 

 Et qui est-ce qui peut mieux juger que les gens de la Cour, rŽpondit la Dame, quand on doit se servir de ces mots nouveaux & de ces nouvelles faons de parler ? Ne sont-ce pas ces mmes Courtisans qui sont les principaux arbitres du Bon ou du mauvais usage ?

 

 Sans, doute, rŽpliqua le Commandeur, mais c'est la plus saine partie des gens de la Cour, & non pas quelques jeunes Žtourdis, qui hasardent des expressions bizarres & mal-inventŽes. Car quoiqu'elles soient souvent reues par ceux qui leur ressemblent, je crois qu'il est bon de ne les pas redire aprs eux.

J'entends par exemple dire ˆ de jeunes gens qu'ils se sont divertis par merveille, qu'un tel danse ou chante par merveille, & par merveille est si fort ˆ leur grŽ, qu'ils placent cette faon de parler dans toutes leurs conversations ; les Dames ne manquent pas de les imiter en cela, & j'entendis dire l'autre jour ˆ une jeune Dame de qualitŽ qui venait de chez un de nos Ministres, dont elle avait ŽtŽ bien reue, Monsieur.... m'a fait par merveille, j'avoue que cette nouvelle faon de parler, me parut bizarre & risible, que je suis rŽsolu de m'en tenir ˆ l'ancienne manire qui est de dire, "Monsieur un tel danse ou chante ˆ merveille", & que je ne conseillerai jamais, surtout ˆ une jolie femme de dire que quelqu'un lui a fait par merveille, pour dire qu'il l'a bien reue.

J'aurai de la peine aussi ˆ me rŽsoudre, continua le Commandeur, de dire avec les jeunes gens, que Madame la Princesse de Conty est belle ˆ la perfection, parce que je ne vois point de raison pour changer l'usage universellement reu en notre langue qui est de dire que Madame la Princesse de Conty est "parfaitement belle", ou "belle en perfection" ; je ne dirai point aussi avec plusieurs jeunes gens, lorsqu'ils veulent louer quelqu'un qui excelle en quelque chose, qu'il n'est pas permis d'avoir l'esprit aussi vif & aussi ŽclairŽ, le cÏur aussi grand & aussi bien fait que Mademoiselle, qu'il n'est pas permis d'avoir d'aussi belles qualitŽs & de promettre d'aussi grandes choses que monsieur le Duc de Chartres, qu'il n'est pas permis d'avoir autant d'ŽlŽvation, de fermetŽ & d'agrŽment que Monsieur le Prince de Conty, qu'il n'est pas permis d'avoir autant d'esprit & de valeur que Monsieur le Duc du Maine ; il est non seulement trs-permis, mais encore trs-nŽcessaire, d'tre sage ou vertueux, ou de t‰cher ˆ imiter les belles qualitŽs des illustres personnes que je viens de nommer : ainsi il n'y a pas de justesse dans cette manire de s'exprimer qui ne doit tre employŽe que dans un sens opposŽ, comme quand on dit qu'il n'est pas permis d'tre vicieux, impie & dŽrŽglŽ.

Ces petites nouveautŽs d'expression ont quelque chose de trop puŽril & de trop affectŽ pour tre reues par les gens sages, & ils doivent toujours attendre que le public ait donnŽ le droit de Bourgeoisie ˆ un mot nouveau ou ˆ une nouvelle faon de parler avant que de s'en servir.

 

 Oui, quand ils sont nŽs Bourgeois ou Bourgeoises, Monsieur le Commandeur, rŽpondit brusquement la Marquise ; mais quand on est de qualitŽ, on n'attend pas 1'approbation de la Bourgeoisie pour se servir d'un mot nouveau.

 

 Le droit de Bourgeoisie, Madame, rŽpliqua le Commandeur, ne veut dire en ce sens-lˆ, que quand ces nouvelles faons de parler, sont universellement approuvŽes, & c'est dans le mme sens qu'un homme de lettres du temps de Tibre, dit ˆ cet Empereur, que tout Empereur qu'il Žtait, il ne pouvait pas donner le droit de Bourgeoisie ˆ un mot nouveau.

 

 Quoi, reprit la Marquise, un Souverain ne pourrait pas inventer un nouveau mot ?

 

 Il peut bien l'inventer, rŽpondit le Commandeur ; mais il ne peut pas obliger le public ˆ s'en servir, s'il ne le juge bon, parce que les gens sages ne reoivent que ceux que le bon sens leur fournit, & c'est ˆ quoi doivent prendre garde ceux qui prŽtendent en inventer, car la qualitŽ qui a d'ailleurs de si grands avantages ne fait rien ˆ cela, & il y a souvent des gens de grande qualitŽ qui parlent aussi mal que le peuple, & d'autres qui parlent ridiculement en affectant des manires extraordinaires de s'exprimer, & c'est ce qui arrive souvent, ˆ ce que je vois parmi vos jeunes gens de qualitŽ, dont vous estimez tant les faons de parler.

 

 En vŽritŽ Monsieur le Commandeur, dit alors la Dame, vous n'y songez pas, & je m'Žtonne que vous en vouliez tant aux gens de qualitŽ ; si on ne vous connaissait, vous donneriez lieu de croire que vous auriez quelque intŽrt secret ˆ les dŽcrier.

 

 Cependant, Madame, rŽpondit le Commandeur, vous savez que j'ai les mmes droits qu'eux ˆ maintenir, je sais combien ceux de la naissance sont rŽvŽrŽs & la prŽfŽrence qu'on leur donne souvent sur ceux de l'esprit, de la science, du mŽrite & de la vertu, & je ne prŽtends pas leur disputer cette possession ; mais je prŽtends que ces autres avantages ne doivent pas tre incompatibles avec une naissance illustre, & qu'elle doit au contraire exciter ceux qui la possdent ˆ les acquŽrir ; je voudrais donc que tous nos jeunes gens de qualitŽ travaillassent sans rel‰che ˆ se parer de leurs propres vertus, au lieu de ne para”tre ornŽs que de celles de leurs pres, qu'ils se piquassent du noble dŽsir de les imiter & mme de les surpasser dans les beaux exemples Domestiques qu'ils leur ont laissŽs, & que quelques-uns d'entr'eux eussent honte de dŽshonorer les beaux noms qu'ils portent.

Je voudrais encore que les gens de qualitŽ apprissent ˆ se corriger d'un dŽfaut trs-grand & trs-ordinaire parmi eux, qui est de pr™ner sans cesse leur rang & leur naissance ˆ ceux qui ne la leur contestent pas, qu'ils ne sortissent jamais en cela des bornes que la modestie leur doit prescrire, qui est de ne point faire parade d'un honneur qui dans le fond ne les honore pas tant que leurs vertus personnelles, parce que cet honneur est Žtranger ˆ leur Žgard, qu'ils ne le doivent qu'au pur hasard qui les a fait na”tre de plus honntes gens qu'eux, & qu'il ne subsiste souvent que sur la fausse opinion que l'on en a.

Ceux ˆ qui j'entends parler sans cesse de leurs GŽnŽalogies & de leurs alliances, poursuivit le Commandeur, & ceux qui sont assez vains pour les faire imprimer dans les nouvelles publiques ˆ l'occasion de quelque mort ou de quelque mariage me font souvenir de Mr. de Sottenville quand il dit que Bertrand de Sottenville son Trisa•eul eut permission du Roy de vendre son bien pour faire le Voyage d'outremer, ou de cet endroit du Roman comique, o Rogatin raconte ˆ la Rancune & aux BohŽmiens, dont il voulait se faire respecter, comment la famille des Ragotins Žtait alliŽe ˆ celle des Portails, car entre nous, il en est de mme de la plupart des familles particulires, peu de gens ont le gožt assez mauvais pour s'amuser ˆ se charger la mŽmoire du fatras de ces GŽnŽalogies inutiles, & hors celles des maisons souveraines qui donnent des droits sur des Etats, ou de gens fort ŽlevŽs par leurs emplois, c'est la chose du monde dont le public se soucie le moins, & il est toujours fort disposŽ ˆ se divertir aux dŽpens de la vanitŽ de ceux qui s'exposent ainsi ˆ la raillerie au lieu de s'en faire honorer ; de sorte, ma chre Cousine, continua le Commandeur, que ceux qui sont si infatuŽs du sang de leurs Anctres, & qui se servent en parlant d'eux-mmes de ces termes vains & odieux, un homme de ma qualitŽ, une femme de ma qualitŽ, me font conclure que ce sont des gens dŽpourvus de toute autre sorte de mŽrite, rŽduits ˆ se montrer par ce seul endroit qui leur soit avantageux.

 

 Ce ne sont pas d'ordinaire, dit le Duc, les gens d'une qualitŽ reconnue qui tombent dans ces sortes de dŽfauts ; j'ai remarquŽ que les plus empressŽs ˆ vanter leur naissance sont ceux qui t‰chent ˆ s'Žlever ˆ des rangs qui ne leur sont pas džs, & ˆ s'attribuer des noms & des armes qui ne leur appartiennent pas ; la Cour est pleine de ces usurpateurs de noms illustres ; nous en voyons qui ont ressuscitŽ des Maisons Žteintes depuis longtemps & qui s'en font descendre sur des ressemblances de noms ou par d'autres accrochements visionnaires, il y en a mme qui t‰chent ˆ s'Žriger en Princes sur de pareilles chimres & qui les font passer avec soin ˆ leurs descendants, & ces beaux noms rŽpandent insensiblement sur ceux qui les ont volŽs une considŽration qui les fait souvent prŽfŽrer ˆ des gens dont la naissance est beaucoup meilleure que celle qu'ils ont effectivement.

 

 Il est vrai, dit la Marquise, qu'il y a des gens fort enttŽs de certaines chimres qu'ils ne pourraient jamais soutenir si on les obligeait ˆ prouver leurs prŽtentions, & quand j'en vois qui se donnent d'un air de Princes, sans 1'tre, en disant, Monsieur mon Pre & Madame ma Mre, je dirais volontiers, comme fit feu Monsieur le Prince, devant un de ces faux Princes, qui fut assez vain pour user de ces termes en sa prŽsence, Monsieur mon Ecuyer allez dire ˆ Monsieur mon Cocher qu'il mette Messieurs mes chevaux ˆ mon carrosse.

 

 Il y a des gens de qualitŽ, reprit le Duc, qui dŽdaignent les titres de Comte & de Marquis, parce qu'ils aspirent ˆ de plus grands, ceux-ci par un raffinement d'orgueil, se font appeler simplement de leur nom.

 

 C'est, dit le Commandeur, une pierre d'attente pour la DuchŽ.

 

 Justement, rŽpondit le Duc ; mais en rŽcompense les nouveaux Comtes sont si empressŽs de leur nouvelle dignitŽ qu'on ne peut les obliger plus sensiblement que de les appeler toujours par ces titres, ce qui a fait dire assez plaisamment que parmi les Courtisans il y en a qui font au dŽsespoir quand on les appelle Marquis ou Comtes, & d'autres quand on ne les y appelle pas.

 

 J'ai trouvŽ depuis mon retour, ajouta le Commandeur, une foule de Comtes & de Marquis de noms obscurs&  inconnus, qui me ferait croire qu'il en est venu une recrue d'Italie, o tout le monde porte ces titres, si je n'apprenais que la mode en est prŽsentement si grande en France, & qu'il s'en fait tous les jours avec tant de licence & si peu de retenue, que les uns sont ˆ peine Gentilshommes & les autres mme ne le sont pas, & je vois qu'il suffit d'aller en carrosse & de se faire suivre par quelques laquais pour s'Žriger d'abord en Monsieur le Marquis, ou en Monsieur le Comte, & pour dire comme les autres d'un air prŽsomptueux & insolent un homme de ma qualitŽ.

Il est vrai, poursuivit le Commandeur, que ces titres ont cela de commode qu'ils ne donnent en France ni rang, ni crŽdit, & n'obligent pas un Gentilhomme ˆ cŽder en rien ˆ ce Marquis & ˆ ces Comtes imaginaires, & cependant cette licence & cette facilitŽ qu'il y a aujourd'hui ˆ s'attribuer ces vains titres sans la gr‰ce du Prince, est un abus qui devrait tre rŽprimŽ, & je serais d'avis qu'on oblige‰t au moins ces Comtes & ces Marquis faits par eux-mmes ˆ secourir l'Etat de quelque somme pour prix de leur dignitŽ. Vous conna”trez mieux jusqu'ˆ quel point va cet abus par l'exemple que je vais vous raconter.

Il y avait, poursuivit le Commandeur, dans la rue S. Denis un Marchand nommŽ Monsieur Simon qui me fournissait de dentelles, il avait un fils assez bien fait, ce fils sur le tŽmoignage de sa bonne mine se crut de meilleure maison que son Pre, il quitta sa boutique pour faire le voyage d'Italie, & il commena par faire canoniser son nom, en se faisant appeler Monsieur de S. Simon ; ˆ son retour, ayant trouvŽ son Pre mort & assez de bien pour se mettre en Žquipage, il changea de demeure & de quartier, prit un carrosse & une livrŽe bien chamarrŽe, & s'investit lui-mme du titre de Marquis de S. Simon, dont je l'ai trouvŽ en pleine paisible possession. J'ai encore trouvŽ ˆ mon retour plusieurs fils de Partisans & d'autres gens de cette espce, dont les pres ont portŽ la livrŽe, qui sont Comtes & Marquis sans aucun contredit.

 

 Pour ceux-lˆ, Monsieur le Commandeur, rŽpondit la Dame, laissez les jouir paisiblement de leurs nouvelles dignitŽs, ils ne feront pas tant de mal avec ces vains titres que s'ils faisaient le mŽtier de leurs pres.

 

 J'en demeure d'accord, rŽpliqua le Commandeur, & je consens puisque vous le voulez qu'il y ait de faux Comtes & de faux Marquis, de mme qu'il y a de faux Princes & de faux Nobles, & pour vous montrer que je suis de bonne composition, ajouta-t'il en souriant, je consens encore ˆ une autre nouveautŽ que j'ai trouvŽe en France depuis mon retour, qui est que plusieurs Bourgeois mettent devant leur nom un de qui n'y avait jamais ŽtŽ, & qui y sonne fort mal, croyant s'ennoblir par l'allongement de cette Syllabe, je dirai donc dŽsormais Monsieur de Jourdain & Monsieur de Tibaudier, & ainsi des autres noms de cette espce.

 

 Il est vrai, reprit la Dame qui en voulait fort ˆ la Bourgeoisie, qu'il n'y a rien de plus plaisant que ces Bourgeois rŽvoltŽs, & ces gens ˆ manteau qui veulent ˆ toute force contrefaire les gens de qualitŽ ; j'en connais qui se renversent comme eux dans nos fauteuils, qui mettent leurs pieds sur d'autres siges, qui font les beaux & les gracieux, qui prennent les airs penchŽs & dŽdaigneux des jeunes Courtisans, qui se familiarisent avec eux, jusqu'ˆ les appeler par leur nom, sans leur donner de "Monsieur", & ils me rŽjouissent fort, quand je les entends dire comme eux, le bon homme MarŽchal, le bon Duc & la bonne Duchesse.

 

 Ces sortes d'affectations & ces familiaritŽs, rŽpondit le Commandeur, sont bl‰mables aux gens d'ŽpŽe, aussi bien qu'a ceux que vous appeliez gens ˆ manteau, parmi lesquels il y a des gens de qualitŽ, puisque nous en voyons plusieurs dans les principaux emplois de la robe, & il n'y a point de profession qui puisse donner le droit d'tre incivil & malhonnte ; ainsi, Madame, je voudrais pour l'amour de plusieurs de nos jeunes gens de qualitŽ qu'ils se dŽfissent des mauvais exemples d'incivilitŽ qu'ils donnent aux autres.

II est bon surtout qu'ils n'imitent pas l'enttement de certains vieux Seigneurs de Province, qui croient que l'avantage de leur naissance leur Žtablit le droit d'en user incivilement avec ceux qui leur rendent visite, ils passent devant les uns dans leur propre maison, ils chicanent avec les autres pour Žviter de leur offrir la porte, o ils disent qu'ils ont accoutumŽ de vivre sans faon pour s'exempter de rendre la civilitŽ qui est due ˆ un honnte homme.

 

 II y a, dit la Dame, une autre chicane que la vanitŽ a encore introduite, elle consiste en la diffŽrence des siges & cette diffŽrence regarde particulirement les femmes, celles qui ont quelque prŽtention ˆ la PrincipautŽ croient avoir remportŽ une grande victoire quand elles n'ont prŽsentŽ qu'une chaise ˆ dos ˆ une femme de qualitŽ qui les aura visitŽes, & qu'elles ont ŽtŽ assises dans une chaise ˆ bras ; ce vain cŽrŽmonial les occupe si fort, qu'il n'y a rien qu'elles ne soient capables de sacrifier pour le maintenir.

 

 Ceux & celles qui en usent ainsi, reprit le Commandeur, n'entendent point leurs vŽritables intŽrts & agissent directement contre leur intention, qui est de se faire honorer ; il est bon qu'ils apprennent s'ils ne le savent pas que tous les hommes honorent volontiers les gens de qualitŽ qui les traitent bien, & ha•ssent ceux qui les mŽprisent, que les incivilitŽs & les hauteurs les irritent & les rŽvoltent contre eux, particulire ment ceux qui ne sont pas dans une nŽcessitŽ indispensable de les souffrir, & qu'elles diminuent les tŽmoignages de respect que leurs inferieurs leur rendraient avec plaisir, s'ils les recevaient comme ils doivent.

 

 Cependant Monsieur le Commandeur, reprit la Duchesse, vous m'avouerez qu'il y a dans le monde de certains rangs & de certaines dignitŽs auxquelles on ne peut pas se dispenser de faire rendre ce qui leur est dž.

 

 Je sais, rŽpliqua le Commandeur, qu'outre les Souverains & ceux qui peuvent le devenir par le droit de leur naissance, il y a ceux qui les reprŽsentent dans diverses sortes d'emplois & de dignitŽs, & qu'ils sont obligŽs de tenir les rangs qui y sont attachŽs, mais je sais aussi que la plupart de ceux qui en sont en possession, poussent trop loin ces sortes de droits, & qu'ils devraient au contraire prendre soin de les adoucir par de certaines honntetŽs dont celui qui les sait mettre en usage tire toujours plus d'utilitŽ que celui qui les reoit.

Et pour ceux qui croient qu'on doit tout ˆ un beau nom qu'ils portent ou ˆ un titre qui ne leur donne ni autoritŽ ni crŽdit, on les laisse chez eux remplis de leur qualitŽ, rŽduits ˆ s'admirer eux-mmes & ˆ se contempler dans leur propre grandeur & dans celle de leurs anctres.

En vain ils prŽtendraient justifier cette conduite par les exemples de leurs pres ; nous ne sommes plus dans ces temps malheureux ou les plus puissants parmi la Noblesse, se cantonnaient dans les Provinces, y faisaient les petits Rois, commettaient impunŽment toutes sortes d'injustices & de violences, & dŽsobŽissaient mme aux ordres du Prince ; ces petits Tyrans sont dŽtruits, toute l'autoritŽ qu'ils avaient usurpŽe, est rŽunie en la personne du Souverain, & les plus qualifiŽs n'en ont plus en France qu'autant que le Roy leur en communique.

 

Le jeune Comte crut que ce discours du Commandeur faisait injure ˆ sa qualitŽ & ˆ celle de ses pareils, & voulant soutenir leurs intŽrts & leurs avantages au-dessus de la commune Noblesse : Il y a cependant, lui dit-il, fagots et fagots, Monsieur le Commandeur, et vous m'avouerez que nous avons en France des maisons d'un si gros relief qu'il ne faut pas que les autres prŽtendent leur rien disputer : il ferait beau voir, ajouta-t'il, des Hobereaux qui n'ont pas de chausses, se comparer avec des gens d'une certaine qualitŽ.

 

Ils seraient ridicules de l'entreprendre, rŽpondit le Commandeur ; mais il y a bien de la diffŽrence entre se comparer avec les maisons que vous appeliez d'un si gros relief, & ne pas approuver les hauteurs de ceux qui en sont, & si j'entreprenais la dŽfense de ceux que vous appeliez Hobereaux, je pourrais peut-tre vous faire voir qu'il s'en trouve parmi eux qui sont de beaucoup meilleure maison que plusieurs des plus importants de la Cour, & que ceux mmes qui y parlent si souvent de la grandeur de leur naissance, quand ils sont dans la mauvaise fortune, il est juste & nŽcessaire qu'ils s'accommodent au temps & qu'ils cdent ˆ ceux qui sont plus heureux & plus puissants qu'eux ; mais un homme de qualitŽ qui a du sens, & qui sait vivre, n'abuse jamais de sa prospŽritŽ & de leur malheur.

Il y en a encore plusieurs, ajouta le Commandeur, qui font beaucoup de mŽcontents par le formulaire de leurs lettres, & qui s'attirent quelquefois des rŽponses f‰cheuses ; cela me fait souvenir d'une rŽponse assez plaisante qu'un de nos Courtisans des plus agrŽables & des plus qualifiŽs, fit ˆ un Prince Žtranger ; ce Prince ne lui fit pas la civilitŽ qu'il lui devait en la souscription d'une de ses lettres, ou il mit qu'il Žtait  le plus affectionnŽ ˆ le servir : le Courtisan lui mit au bas de sa rŽponse qu'il Žtait le plus dŽsireux de lui complaire,

Ceux qui ne peuvent pas obtenir sur leur orgueil de rendre en Žcrivant la civilitŽ qu'ils doivent, s'exposent ˆ de pareilles aventures, ou il faut qu'ils n'Žcrivent qu'en billet ; c'est un usage introduit qui ne f‰che personne, parce qu'il n'™te ni ne donne rien ˆ chacun de ses prŽtentions, mais je conseillerais ˆ tous les gens de qualitŽ, quelque ŽlevŽs qu'ils puissent tre par leur naissance ou par leurs emplois, de se persuader fortement que jamais ils ne s'abaissent ni ne diminuent de l'estime & du respect qu'ils mŽritent pour tre trs-civils, & qu'ils se rendent toujours ha•ssables & souvent ridicules par trop de fiertŽ.

 

Et que dites-vous Monsieur le Commandeur, dit la Dame, de ces hommes nouveaux qui n'ont pas plut™t achetŽ une charge dans l'ŽpŽe ou dans la robe, ou quelque belle terre, qu'ils prennent le titre fastueux de haut & puissant Seigneur dans tous les actes qu'on fait en leur nom ?

 

 Je dis, Madame, rŽpliqua le Commandeur, que la folie des titres est parvenue ˆ un tel point, qu'il serait inutile de vouloir s'opposer ˆ ce torrent ; ˆ mesure que le monde vieillit, la vanitŽ augmente dans le cÏur des hommes ; si l'on compare notre sicle avec les prŽcŽdents, on verra que les titres y Žtaient fort rares, que personne n'Žtait assez effrontŽ pour prendre ceux qui ne lui appartenaient pas, & que de notre temps, chacun se les attribue tels qu'il lui pla”t.

On ne s'est pas mme contentŽ des Anciens, on en a crŽŽ de nouveaux ; l'Italie fertile en ces sortes de productions, nous a donnŽ l'Altesse qui Žtait inconnue en France il n'y a pas cent ans ; les gens d'Eglise mme, nonobstant la profession particulire qu'ils sont obligŽs de faire de l'humilitŽ chrŽtienne, si opposŽe ˆ tous les vains titres du monde, s'en sont laissŽs Žblouir ; les Cardinaux qui aprs de faibles commencements forts connus dans l'histoire, se voyant aujourd'hui si ŽlevŽs, ont quittŽ, il n'y a que soixante ans les titres d'Illustrissimes & RŽvŽrendissimes pour prendre le titre pompeux d'Eminence ; leur ambition est montŽe jusqu'ˆ se dire Žgaux aux Rois & ˆ prŽtendre la prŽsŽance partout sur les autres Souverains, & ils prennent le pas en Italie dans leur propre maison sur les Princes dont ils sont nŽs.

Cet amour des titres a passŽ comme une maladie contagieuse du ClergŽ de Rome ˆ celui des autres Pays, les Evques se traitent rŽciproquement de Monseigneur ; cela me fait souvenir qu'Žtant allŽ voir un Evque de mes Amis & ayant appris qu'il y avait d'autres Evques avec lui je demandai ce qu'ils faisaient, ils se monseigneurisent, me rŽpondit assez plaisamment un de leur Laquais.

Ils ne se contentent pas du titre de Monseigneur, poursuivit le Commandeur, ils trouvent trs-bon que leurs EcclŽsiastiques & tous ceux qui sont dans leur dŽpendance, y ajoutent le titre fastueux de Votre grandeur, & que ceux qui leur dŽdient des Thses leur donnent la qualitŽ de Princes de l'Eglise  au lieu de celle de Pres qui est la seule qu'ils doivent recevoir, s'ils veulent se conformer ˆ l'exemple de leurs saints PrŽdŽcesseurs ; il n'y a pas mme jusqu'aux Religieux, qui nonobstant les continuelles humiliations auxquelles leurs rgles & leur profession les obligent, ne se traitent entr'eux de votre RŽvŽrence.

 

 Et vous ne dites rien de vos frres les Chevaliers, reprit la Dame, sont-ils plus humbles que les autres, & ne se sont-ils point aussi attribuŽ quelque titre nouveau ?

 

 Depuis que l'Eminence a ŽtŽ distribuŽe aux Cardinaux, rŽpliqua le Commandeur, elle a aussi ŽtŽ libŽralement accordŽe ˆ notre Grand Ma”tre, comme dernier Cardinal ; & nous nous en sommes contentŽs, nous prŽtendons encore le titre d'Excellence pour nos Ambassadeurs que quelques-uns leur accordent & que d'autres leur refusent, & vous savez sans doute que l'Excellence est  encore une production de l'Italie, qui n'a pas ŽtŽ reue en France comme en Espagne, o les Grands se la sont appropriŽe, au lieu du titre de Seigneurs qu'ils prenaient auparavant ; cela me fait souvenir de ce qu'un Chevalier Espagnol m'a racontŽ, qu'Žtant ˆ Milan, il demanda quels titres il fallait donner aux principaux du pays o il se trouvait. Excellence est due au Gouverneur, de l'Etat, lui dit un Officier, on la donne au Mestre de Camp gŽnŽral per Cortesia, pour le Gouverneur du Ch‰teau, il n'y a que ses Domestiques qui le traitent d'Excellence, de manera, rŽpondit assez plaisamment le Chevalier en parlant de ce dernier, che su excellentia tienne su casa por prision.

On en peut dire autant de l'Altesse en France, elle est due aux Princes du sang, on la donne per Cortesa aux Princes Žtrangers sortis de maisons souveraines quand on leur Žcrit, & elle demeure enfermŽe dans les maisons de certains Princes prŽtendus qui ne la reoivent que de leurs Domestiques.

 

 Cette application me para”t juste, dit la Dame, & je m'Žtonne comment certaines gens peuvent entendre sans rougir, qu'on leur donne des titres qu'ils savent en leur conscience qui ne leur appartiennent pas.

 

 Il y en a, reprit le Commandeur, qui n'ont pas la conscience dŽlicate lˆ dessus ; mais pour revenir ˆ l'Excellence, poursuivit-il, vous savez qu'on ne la donne en France qu'aux Ambassadeurs & que les Officiers de la Couronne & les Ministres ne l'y reoivent que des Etrangers qui ne sont pas instruits de notre cŽrŽmonial ; elle a ŽtŽ reue agrŽablement dans tous les Pays du Nord qui imitent d'ordinaire les Nations plus mŽridionales ; mais les Italiens sur tous les autres, en sont fort friands & la donnent volontiers afin de la recevoir. Il n'y a point de Pays au monde o il y ait tant de vains titres que chez eux, ce qui vient non seulement de ce qu'ils les aiment, mais encore de la facilitŽ qu'ils ont ˆ se les approprier ; on devient Prince dans le Royaume de Naples pour mille Žcus & on fait Žriger moyennant cette somme un fort petit fief en titre de PrincipautŽ.

 

 Puisqu'on est Prince ˆ ce prix, dit la Dame, il est aisŽ de juger que les autres moindres titres y doivent tre fort communs & ˆ grand marchŽ.

 

Il n'y a presque point de fief en Italie, reprit le Commandeur, qui n'ait au moins le titre de ComtŽ ou de Marquisat & celui qui l'acquiert, devient Comte ou Marquis, fut-il Marchand ou Artisan. J'y ai vu un Maon exerant son mŽtier qu'on y appelait Monsieur le  Comte, parce qu'il avait achetŽ une portion de fief.

Il n'y a pas long temps qu'il y avait ˆ Naples un riche Boucher, qui Žtait Duc, Prince, Marquis, Comte & Baron par les terres qu'il avait acquises & qui continuait ˆ y exercer son mŽtier avec tous ces titres ; ils passent ˆ leurs enfants, fussent-ils cent, ils se font appeler le Comte Jacques, le Comte Charles, le Comte Pierre, & ainsi de leurs autres noms de baptme, pour se distinguer.

Cela me fait souvenir d'une raillerie que fit un homme de qualitŽ de la  Cour de France Žtant ˆ la Cour de Turin sur la facilitŽ qu'on y a de prendre le titre de Comte ; quelqu'un de cette Cour lui ayant fait une mauvaise plaisanterie sur ce qu'il n'Žtait pas parti le jour qu'il avait dit pour s'en retourner en France, j'attends, dit-il, six de vos Comtes pour me porter en chaise de l'autre c™tŽ de la Montagne, y voulant dire qu'ils Žtaient tous Comtes en ce Pays-lˆ, sans en excepter mme les porteurs de chaise.

L'Empereur Charles Quint Žtant en Italie, accordait libŽralement ces vains titres ˆ tous les Italiens qui les lui demandaient : un jour sortant de Vicenze, & Žtant suivi de quantitŽ de Bourgeois de cette Ville lˆ, qui le suppliaient de les faire Comtes, il leur cria pour se dŽlivrer de leurs importunitŽs, Todos CondŽs, qu'il les faisait tous Comtes, ce qui a servi de titre suffisant ˆ tous les Bourgeois de Vicenze, pour prendre encore aujourd'hui cette qualitŽ, & ils ne manquent jamais de se dire ComtŽ Vicentino dans tous les actes qui se font en leur nom.

Nous voyons aussi quantitŽ de Cadets, tant Gentilshommes que soi disant, qui portent le titre de Chevaliers, comme s'ils Žtaient de notre Ordre, sans faire ni preuves, ni vÏux, ni caravanes, & de mme que nous voyons plusieurs EcclŽsiastiques sans BŽnŽfices qui se font appeler Monsieur 1'AbbŽ.

 

 Ce n'est pas au moins sans intention d'en obtenir, dit la Dame.

 

 Mais c'est souvent sans dessein d'en faire un bon usage, rŽpondit le Commandeur.

 

 En vŽritŽ, Monsieur le Commandeur a raison, dit alors la Marquise, il y a bien des abus dans le monde.

 

 Et qui sont bien plus considŽrables que ceux-lˆ, rŽpliqua-t'il, mais comme nous ne rŽussirons pas assurŽment ˆ les rŽformer, je dŽsirerais au moins pour l'honneur de nos jeunes gens, que tant ceux qui sont de qualitŽ, que ceux qui font semblant d'en tre, apprissent ˆ ne plus choquer la raison ni le bon sens dans leurs manires de s'exprimer.

 

 De sorte, mon cher Cousin, rŽpliqua la Dame, que si nous voulons vous en croire, on parle mieux franais sur les Galres de Malte, d'o vous venez, ou ˆ la Cour du Grand Ma”tre, qu'ˆ Paris ou ˆ Versailles.

 

Je ne dis pas cela, Madame, rŽpondit le Commandeur ; mais je dis qu'ˆ Versailles & ˆ Paris, il y a les deux diffŽrents usages que je vous ai remarquŽs, le bon & le mauvais, que le bon est suivi par un petit nombre de gens polis, parmi lesquels il y en a plus au-dessus de trente ans, qu'au-dessous, qui sont ceux que Madame la Marquise appelle de la vieille Cour, ce n'est pas qu'il n'y en ait au-dessus de cet ‰ge qui paraissent toujours jeunes ; mais je parle des habiles, ceux-lˆ ne se servent pas des mots nouveaux qui ne veulent rien dire ni de ceux qui signifient autre chose que ce qu'on veut exprimer, & quand il s'en introduit de bons & de significatifs, ils ne s'en servent qu'aprs qu'ils ont ŽtŽ universellement approuvŽs, & ils suivent en cela la mme rgle que celle qu'il faut observer touchant les modes des habits, qui est de n'tre jamais des premiers ˆ prendre les nouvelles, ni des derniers ˆ quitter les anciennes.

Ils n'ont point aussi de mots favoris, quelques bons que soient ceux dont ils se servent, & ils n'affectent jamais une faon de parler plus qu'une autre, ils n'en disent point d'inutiles, comme ceux qui viennent vous dire & vous rŽpŽter ˆ tous propos, vous m'entendez bien, vous comprenez bien ce que je vous dis ; ou comme d'autres qui vous disent sans cesse figurez-vous ceci, figurez-vous cela ; & qui dans leurs rŽcits ne disent pas trois mots de suite qu'ils n'y ajoutent, dit-il, dit-elle ou des expressions aussi superflues que celle-lˆ ; ils n'estropient point la prononciation des mots, comme ceux qui disent M‰me ou MŽdŽme au lieu de dire Madame,  qui disent un homme de quelitŽ, au lieu de dire un homme de qualitŽ ; ils Žvitent Žgalement les manires basses de s'exprimer, & celles qui sentent le PhŽbus & le Collge, & demeurant dans une juste mŽdiocritŽ, ils ne disent prŽcisŽment que ce qu'il faut dire sur chaque sujet & le disent toujours en des termes propres & naturels, sans qu'il y paraisse ni Žtude, ni affectation.

 

 Il est vrai, dit la Duchesse, qu'il y a des gens qui ˆ force de faire les gracieux dans leurs discours, en sont devenus fades & je connais des femmes, qui perdent beaucoup de leurs agrŽments, pour vouloir trop faire les agrŽables par des manires affectŽes de s'exprimer & de prononcer ce qu'elles disent.

 

Le mauvais usage, reprit le Commandeur, se trouve d'ordinaire dans la foule des jeunes gens Žtourdis, inconsidŽrŽs, & sans gožt, ils vous diront vingt fois en un quart d'heure un mot nouveau sans qu'il y ait aucune nŽcessitŽ de s'en servir ; ils croient par lˆ se rendre recommandables aux gens qui les Žcoutent, ils se persuadent que ce badinage de mots nouveaux rŽpand sur eux des agrŽments infinis & les distingue du commun des hommes, qui ne vont pas aussi souvent qu'eux ˆ Versailles, comme si les jeunes Courtisans ˆ l'exemple des Bohmes, devaient avait entr'eux un jargon ˆ part.

Il y en a par exemple, qui se servent de cette faon de parler dans un sens fort diffrent de celui que l'usage lui donne. Mr un tel disent-ils a l'esprit lŽger : Il n'y a personne qui n'entende par ces paroles que Mr. un tel a l'esprit changeant, peu solide & sans jugement ; cependant ils prŽtendent que cela signifie qu'il a l'esprit vif, subtil, qui passe d'un sujet ˆ un autre avec la mme lŽgretŽ que le zŽphyr vole sur les fleurs d'un parterre.

Ils ont ensuite Žtendu cette faon de parler en disant Monsieur... a la conversation lŽgre, & ce dernier sens me para”t plus raisonnable que le prŽcdent pour dire que Monsieur... n'est pas ennuyeux dans la conversation, & qu'il la sait diversifier.

Ils donnent encore une autre signification ˆ cette expression lors qu'ils disent Monsieur... travaille lŽgrement, y pensant exprimer qu'il travaille avec facilitŽ, cependant suivant l'usage reu en notre langue, travailler lŽgrement veut dire travailler faiblement, superficiellement, sans approfondir la matire, & sans achever ni perfectionner son travail.

Ces faons de parler, louches & obscures, ne doivent pas tre admises facilement, surtout lors qu'un long & ancien usage les a appliquŽes ˆ d'autres significations, parce qu'elles induisent en erreur ceux qui les Žcoutent, en leur faisant entendre toute autre chose que ce qu'on prŽtend leur exprimer, cependant elles s'introduisent insensiblement dans la cabale d'un certain nombre de Courtisans, & lorsqu'elles y ont ŽtŽ reues ils traitent ceux qui ne les approuvent pas, d'hommes grossiers ou du vieux temps qui ne sont pas capables de gožter la dŽlicatesse du leur, & de profiter de leurs belles dŽcouvertes.

Mais ce qui contribue beaucoup ˆ les g‰ter, ce sont quantitŽ de sots, & de femmes de la Ville & des Provinces qui les admirent, comme on dit, depuis les pieds jusqu'ˆ la tte, qui copient sans cesse leurs faons de parler & jusqu'ˆ leur accent, leurs gestes, leurs postures & leurs grimaces les plus ridicules, & il y a plaisir ˆ les entendre dŽcider en dernier ressort, tant sur les manires de s'exprimer que sur les autres choses qu'ils ne savent pas, & si quelque homme de bon sens se rencontre en leur chemin & n'approuve pas leurs opinions bizarres, ils le regardent en pitiŽ, & concluent entr'eux que tout homme qui ne part pas souvent de Paris aux flambeaux pour tre au coucher, & ne repart point ensuite de Versailles pour retourner ˆ Paris coucher chez les Baigneurs, quoi qu'il y ait une maison ˆ lui, ne conna”t point la Cour ni ses manires d'agir, & qu'il est impossible qu'il puisse avoir de l'esprit.

Cependant les dŽcisions de quelques-uns de ces jeunes Messieurs, ne s'Žtendent d'ordinaire qu'ˆ pouvoir impunŽment faire Žlargir les manches & le bas de nos justaucorps jusqu'ˆ cette grandeur Žnorme o nous les portons aujourd'hui.

Vous savez, ajouta le Commandeur, qu'il s'Žlve de temps en temps ˆ la Cour de beaux gŽnies, pour inventer des modes, ces hŽros de l'aiguille & des ciseaux donnent ˆ nos habits telles formes & telles ornements qu'il leur pla”t & ils rŽussissent d'ordinaire ˆ les rendre parfaitement incommodes, il est vrai que leurs inventions ne sont pas toujours suivies, & tel, aprs avoir profondŽment mŽditŽ sur la structure nouvelle d'une manche, s'est prŽsentŽ ˆ la Cour les bras chargŽs d'Žtoffe ˆ plusieurs Žtages & ˆ plusieurs plis, qui a ŽtŽ le seul ˆ les porter de cette sorte ; mais s'il y en a qui succombent sous le poids de leur entreprise, il y a d'autres heureux tŽmŽraires qui ont la joie de se voir copiŽs, non seulement de toute la France, mais encore des autres Nations curieuses d'imiter la n™tre. Quelle gloire pour ces illustres inventeurs, si de mme qu'on a dit des chausses & des canons ˆ la Candale, ils peuvent faire porter leur nom ˆ quelque manche de leur invention & se faire par ce beau moyen un chemin ˆ l'immortalitŽ.

 

 Et qui voulez-vous donc, Monsieur le Commandeur, dit la Dame, qui invente les modes, si les jeunes gens de la Cour ne s'en mlent ?

 

Je ne leur envie point cette gloire, Madame, rŽpondit le Commandeur, & je consens qu'ils en jouissent puisqu'il faut bien leur accorder quelque chose ; quoique ces grandes manches, ajouta-t'il, en montrant tristement celles qu'il portait, plus larges que les genouillres de mes bottes, semblent n'tre faites que pour ramasser toute la graisse des plats dont on mange.

 

 

 Puisque nous sommes sur l'invention des modes, aussi bien que sur celle des mots nouveaux, dit le Duc, Mr. le Commandeur sait-il ce que c'est qu'un Falbala ?

 

 Non, dit le Commandeur.

 

 Un Falbala, reprit le Duc, est une bande d'Žtoffe plissŽe que les femmes mettent au bas de leurs jupes ou autour de ces petits tabliers qu'elles portent prŽsentement.

 

 C'est sans doute, rŽpliqua le Commandeur, quelque Marchand Turc ou ArmŽnien qui lui a donnŽ ce nom de la langue de son Pays, de mme qu'on appelle un Sofa une espce de lit de repos ˆ la manire des Turcs.

 

 Nullement, repartit le Duc, & je crois pouvoir vous assurer que le Courtisan qui a enrichi notre langue du beau mot de Falbala, n'est pas savant dans les langues Orientales.

 

 Il sait peut-tre des choses plus utiles, rŽpliqua le Commandeur ; mais il me semble qu'en matire de mots nouveaux quand on fait tant que de vouloir en inventer, il faut qu'ils aient quelque rapport ˆ la chose qu'ils expriment.

 

 Cela serait bon, dit le Duc, parmi des gens de Lettres qui se piquent de savoir leur langue & de chercher l'origine des mots qui la composent, mais parmi le commun des Courtisans, on n'y cherche pas tant de faons & on y en fait souvent qui ne signifient rien, ou qui signifient toute autre chose que ce ˆ quoi ils les appliquent. Monsieur le Commandeur croit, par exemple, qu'une Passecaille ne veut dire autre chose qu'un air de l'OpŽra.

 

 Il est vrai, dit le Commandeur, & c'est un terme Espagnol qui s'est introduit dans notre langue depuis qu'on y joue des OpŽra pour y exprimer cette espce de composition en musique que les Espagnols ont appelŽe de ce nom qui veut dire Passe-rue, comme nous appelions en France des Vaudeuilles certaines chansons qui courent dans le public.

 

 Cependant, reprit le Duc, une Passecaille veut dire prŽsentement un porte-manchon, & une Chaconne qui est aussi le nom d'une autre espce d'air de l'OpŽra, signifie encore depuis peu un certain ruban pendant du col de la chemise sur la poitrine de certains jeunes gens qui vont ˆ demi dŽboutonnŽs.

 

 J'admire, dit le Commandeur, le beau gŽnie de ces Inventeurs de mots en matire de bas de jupes, de tabliers, de porte manchons & de rubans ; & s'ils donnent des noms aussi bizarres ˆ tous les autres ajustements d'hommes & de femmes, j'aurai besoin d'un Dictionnaire nouveau pour pouvoir entrer dans leur conversation.

 

Vous n'en aurez pas moins de besoin pour tre de leur jeu, dit le Duc, vous savez, poursuivit-il, jouer ˆ la bte, mais je doute que vous sachiez ce que c'est que mettre au mariage, au concubinage, ˆ Duchar ... en pŽnitence, ˆ Madame de Q... ˆ Madame.... dans sa beautŽ ou dans ses grandeurs, ˆ la MarŽchale de .... au Duc de ..... au grand Fauxbourg, au petit Fauxbourg, & d'autres faons de parler nouvelles de cette sorte, qui se sont introduites parmi les joueurs.

 

 J'avoue mon ignorance lˆ-dessus, rŽpondit le Commandeur.

 

 Je veux bien vous en tirer, reprit le Duc, ce sont des noms qu'on a donnŽs ˆ la rencontre de certaines cartes diffŽrentes sur lesquelles les joueurs risquent leur argent.

 

 Ces sortes d'expressions, dit le Commandeur, ne doivent tre regardŽes que comme des plaisanteries passagres qui ne se disent qu'en badinant.

 

 Il est vrai, repartit le Duc, qu'elles ont commencŽ de cette sorte ; mais on s'en est servi depuis fort sŽrieusement, & on voit tous les jours des joueurs chagrins qui se plaignent en rongeant leurs cartes ou en les dŽchirant avec fureur, que c'est Le char .... en pŽnitence, Ma dame de Q ...., ou Madame .... dans ses grandeurs, qui leur ont fait perdre leur argent.

 

Je consens, dit le Commandeur, que ces Messieurs inventent tous les mots qu'il leur plaira, tant sur les nouvelles manires de jouer que de s'habiller, qu'on les consulte sur l'assortissement ainsi que sur la forme des habits, & sur le mŽlange des couleurs d'une garniture, de mme qu'on consulte Monsieur le Nautre sur la belle ordonnance des jardins, sur les Compartiments, les fleurs & les ornements d'un parterre ; qu'ils rglent la manire de nouer nos cravates & les rubans qui les accompagnent, que s'ils ne sont pas contents de la longueur de leurs perruques jusqu'ˆ la ceinture, ils les allongent jusques sur leurs genoux, & pour vous montrer que je n'ai pas intention de leur rien ™ter de ce qui est de leur juridiction, poursuivit le Commandeur, je consens encore qu'ils joignent ˆ la Surintendance des ajustements, celles des meubles, des bijoux & des babioles, que ceux d'entr'eux qui passent pour les plus intelligents & les plus profonds sur ces importantes matires, jugent en dernier ressort du grand art de retrousser les rideaux d'un lit d'ange, de rŽgler toutes les ustensiles d'une toilette, de bien choisir & de bien ranger des porcelaines, des miroirs, des lustres & des girandoles, du choix de leurs boucles & de leurs agrafes de diamants, de leurs bagues, de leurs Žtuis, de leurs petits flacons de poche, de leurs boites ˆ vapeurs, ˆ pastilles, de leurs cannes garnies d'or & de pierreries, & surtout du choix important de leurs tabatires ˆ ressort, & de la manire ingŽnieuse de les ouvrir, & de les refermer d'une main ainsi que de celle d'y prendre du tabac de bon air, pour me servir de leurs termes, de le tenir quelque temps entre leurs doigts avant que de le porter ˆ leurs nez & de renifler avec justesse en l'y recevant ; enfin de tout ce qui compose ce noble exercice que nous voyons aujourd'hui si florissant en France & qu'on a appelŽ plaisamment l'exercice de la tabatire ; ce sont autant de droits acquis que les gens sages auraient tort de leur disputer, mais je ne crois pas qu'ils soient obligŽs de recevoir toutes les mauvaises faons de parler de quelques jeunes Courtisans ŽvaporŽs & sans gožt ; & moins encore d'imiter leurs manires d'agir inciviles, non seulement avec les Dames mais encore entr'eux, tant ˆ l'Žgard de ceux qui sont au dessus d'eux que de leurs Žgaux & de leurs infŽrieurs.

Je voudrais donc, continua le Commandeur, qu'ils apprissent ˆ ne se plus familiariser aussi mal ˆ propos qu'ils font souvent avec les premiers, & particulirement avec ceux qui sont du sang de leur ma”tre ; ˆ renvoyer ˆ leurs pages & ˆ leurs laquais les jeux de main qu'ils en ont empruntŽs, ˆ conna”tre combien il est indŽcent ˆ des gens de qualitŽ d'aller, comme on dit, grenouiller dans des Cabarets, & ˆ se corriger de quantitŽ d'autres manires d'agir grossires & mal polies qui mettent tant de conformitŽ & de ressemblance entr'eux & leurs gens de livrŽe, que sans la diffŽrence des habits, on pourrait s'y mŽprendre ; & c'est ce qui a fait dire assez plaisamment en parlant de quelques jeunes gens de qualitŽ de cette espce, qu'ils ressemblent ˆ des laquais hors de condition.

Et puisque je suis en train de leur donner des conseils qui seront peut-tre aussi mal reus que mal suivis, poursuivit le Commandeur, je leur conseillerais encore de bannir d'entr'eux les grossires Žquivoques, les fades turlupinades, les quolibets, les faons de parler sales, & les injures indŽcentes qui leur sont devenues si familires, d'tre toujours respectueux avec ceux qui sont au dessus d'eux, complaisants avec leurs Žgaux, caressants avec leurs inferieurs, civils & honntes avec tout le monde, de s'abstenir de dŽcider aussi lŽgrement qu'ils font sur tout ce qu'ils ne savent point, & de ne pas tŽmoigner une si grande opinion d'eux-mmes pendant qu'ils travaillent par leurs actions ˆ la dŽtruire dans l'esprit de ceux qui en jugent sainement.

 

 Je vous remercie pour tous les jeunes gens de la Cour, Monsieur le Commandeur, dit alors le jeune Comte, du soin que vous prenez de les instruire, c'est dommage que vous ne soyez revenu plut™t en France pour les corriger.

 

Vous pouvez, rŽpondit le Commandeur, donner des bornes plus Žtroites ˆ votre remerciement ; car je vous dŽclare que je suis fort ŽloignŽ de croire que tous les jeunes Courtisans soient intŽressŽs en ce que j'ai dit, je sais qu'il y en a plusieurs de grande qualitŽ qui sont trs-sages, & trs-polis, je sais que l'Allemagne a vu avec terreur ˆ la suite d'un jeune hŽros plus grand encore par son courage & par ses autres vertus, que par son rang & par son auguste naissance, une brillante jeunesse qui fait l'espŽrance de l'Etat, que la gloire des grands noms de BOURBON & DE CONTI, DU MAINE & DE VANDOSME, y a ŽtŽ soutenue par les actions & par les vertus hŽro•ques de ceux qui les portent, & que plusieurs jeunes Courtisans profitant de ces grands exemples, y ont fait conna”tre qu'ils sont dignes successeurs des hommes illustres dont ils sont descendus ; mais, comme il n'y en a qu'un certain nombre qui mŽritent cette louange, je crois comme vous, ajouta le Commandeur, que ceux qui n'en sont pas, auraient peut-tre raison de me remercier, s'ils sont capables de profiter des bons avis qu'on pourrait leur donner, tant sur les sujets que nous avons examinŽ, que sur d'autres encore plus importants ˆ la conduite de leur vie ; & pour finir cette matire, je vous lirai, si vous le voulez, des vers nouveaux de la faon d'un de nos Chevaliers, que j'ai ici fort ˆ propos, & qui semblent avoir ŽtŽ faits exprs sur le mme sujet.

 

 Voyons, dit la Dame, si votre ami n'est pas plus indulgent en vers que vous ne l'tes en prose.

Le Commandeur tira alors un papier de sa poche, & y lut les vers que voici.

 

DISCOURS.

Dans une Auguste Cour, si brillante & si belle,

Que tant de Nations ont prise pour modelle,

D'illustres Etrangers arrivent tous les jours,

Ils quittent pour la voir d'autres illustres Cours,

Ils viennent copier ses modes, son langage,

Et mme ˆ ses dŽfauts rendre un parfait hommage.

 

Dans ses superbes lieux si beaux, si fortunŽs,

A la joie, aux plaisirs sans cesse destinŽs,

Ou rgnent la grandeur & la magnificence,

Les spectacles, les jeux, enfants de l'abondance,

On trouve de savants, de sages Courtisans,

On en voit de polis, de fins, de complaisants,

D'habiles, de discrets, d'enjouŽs, d'agrŽables,

On en voit de galants, tendres, touchants, aimables,

Qui font na”tre partout la joie & les amours,

Toujours cherchant ˆ plaire & qui plaisent toujours.

Mais on y trouve aussi bien des ‰mes communes,

Peu dignes de jouir de leurs hautes fortunes,

De jeunes indiscrets, menteurs & mŽdisants,

De jeunes Žtourdis, moqueurs & suffisants,

De jeunes dŽbauchŽs, de plus d'une manire,

Des brutaux insolents qui rompent en visire,

Des esprits inquiets, envieux, malfaisants,

De fatigants, de froids, & de mauvais plaisants,

Diseurs de quolibets & d'Žquivoques sales,

Dignes productions de leurs doctes cabales,

S'Žtudiant surtout ˆ se donner des airs,

A se faire un jargon de mots mis de travers,

A dire un gros mŽrite, une grosse naissance,

Une grosse faveur, une grosse puissance,

Mettant le gros ˆ tout, bien ou mal ˆ propos,

Et tout ce qui fut grand, le faisant toujours gros,

Quiconque du bel air, veut suivre la mŽthode,

Sait orner ses discours de ce terme ˆ la mode,

De frŽquents il est vrai, de plusieurs il faut voir,

Et joint ce qui s'appelle avec il faut savoir,

Et de ces jolis mots tout sectateur fidle,

Du langage parfait s'estime le modle,

A la Ville, en Province il se fait Žcouter,

Le Campagnard l'admire & t‰che ˆ l'imiter.

 

La Cour est un amas de divers caractres,

Elle a de bons esprits, elle en a de vulgaires,

Il est des Courtisans dignes d'tre louŽs,

Il en est beaucoup plus dignes d'tre jouŽs.

Des hommes ŽlevŽs dans de fausses idŽes,

Que depuis leur enfance ils ont toujours gardŽes,

Qui confondant la gloire avec la vanitŽ,

De folles passions ont le cÏur agitŽ.

On y trouve surtout de ces fats d'importance,

Eblouis de l'Žclat de leur haute naissance,

Et trop fiers d'un honneur qu'ils ne mŽritent pas,

Dont la faible raison s'Žgare ˆ chaque pas,

Qui sans cesse occupŽs de leurs vaines chimres,

Pr™nant toujours leur rang ou celui de leurs pres,

Et charmŽs de l'encens de serviles flatteurs,

De leurs propres dŽfauts sont les admirateurs,

On les voit s'applaudir de cent impertinences,

Observer avec soin de fires contenances,

Et jeter de travers des regards dŽdaigneux

Sur ceux que la fortune a mis au dessous d'eux ;

Le doucereux Lisis seul content de lui-mme,

En ses faux agrŽments trouve un mŽrite extrme,

Faustin met tous ses soins ˆ faire le seigneur,

Il y fait consister sa gloire & son bonheur.

Semblable ˆ cet oiseau fier de son beau plumage,

O de cent yeux d'argus brille la vive image,

Il Žtale ˆ nos yeux son bien, sa qualitŽ,

S'admire & se complait en sa propre beautŽ,

Dion, ClŽante, Acis sont des fous d'Armoiries,

Ils fatiguent la Cour avec leurs rveries,

Et par leurs vains discours, leurs blasons ennuyeux,

Chez tous les Souverains ils se font des a•eux ;

Du beau sexe Daphnis trahissant les tendresses,

Divulgue les faveurs de toutes ses ma”tresses ;

Le galant Licidas trafique de soupirs,

Et sait mettre ˆ profit l'amour & ses plaisirs,

Comme on voit au Printemps l'abeille mŽnagre,

Voler de fleur en fleur d'une course lŽgre,

Les sucer tour a tour & du suc de ces fleurs,

En composer son miel et vivre de douceurs,

Tel on voit Licidas volant de belle en belle

S'enrichir chaque jour par quelque amour nouvelle ;

Le frivole Bias s'Žpuise en compliments,

Aux offres de service, il joint mille serments,

Vous embrasse en tous lieux, vous comble de caresses,

Mais il ne tient jamais une de ses promesses ;

Le jeune Clidamant est aimable & bien fait,

Mais Clidamant s'enivre et ment comme un valet ;

Timandre a de l'esprit & quand il est ˆ table,

De tous les conviŽs, c'est le plus agrŽable,

Il est plaisant, railleur, d'un charmant entretien,

Mais il emprunte ˆ tous & ne rend jamais rien,

Et de ses CrŽanciers la nombreuse cohorte

Du matin jusqu'au soir vient assiŽger sa porte ;

ClŽon t‰che ˆ montrer par ses airs importants,

Qu'il a tout le secret des affaires du temps ;

Damis rŽforme tout au grŽ de son caprice,

Il se plaint que la Cour ne lui rend pas justice,

Il s'Žrige en hŽros, il vante ses hauts faits,

Mais il a le malheur qu'on ne l'en croit jamais ;

Oronte plus heureux ˆ vanter son courage,

Et les dons que du Ciel il reut en partage,

Nous a dit tant de fois qu'il a de la vertu,

Que sur son tŽmoignage enfin il en est cru.

 

Sous le nom d'esprits forts on voit des tŽmŽraires,

Parler avec mŽpris des plus sacrŽs mystres.

Faibles, vains, ignorants, imbŽciles mortels,

Vous rendez ˆ regret le culte ˆ nos Autels,

Errant ˆ la merci de vos vagues chimres,

Voulez-vous renoncer au vrai Dieu de vos pres,

Esprits prŽsomptueux, libertins, insensŽs,

Qu'attendez-vous d'ailleurs quand vous y renoncez ?

Vous rŽsistez sans cesse a vos propres lumires,

Pour flatter de vos sens les passions grossires.

Et vos cÏurs entrainŽs par leurs dŽrglements,

Osent braver du Ciel les affreux jugements

Jusqu'ˆ ce que la mort par ses tristes approches

Y viennent rŽveiller de trop justes reproches ;

Alors, confus, troublŽs, de remords, de terreurs,

Vous quittez mais trop tard vos funestes erreurs.

CŽlbres dŽbauchŽs voilˆ votre peinture,

Voila de vos pareils la terrible aventure,

Notre sicle en a vu des exemples fameux,

Ils vivaient comme vous, vous finirez comme eux.

 

Et vous qui profanez les choses les plus saintes,

Exposant a nos yeux des vertus toujours feintes,

Qui du voile sacrŽ de la dŽvotion,

Couvrez votre avarice & votre ambition,

Et qui ne priez Dieu que pour tromper les hommes,

Vous tes fort communs dans le temps o nous sommes,

Du Dieu que vous jouez redoutez le courroux,

Il n'est point de mortels si coupables que vous.

 

Parmi tant de hŽros de diffŽrente espce,

A la Ville, ˆ la Cour, nous en voyons sans cesse,

Qui se font distinguer par les rares talents,

Qui les ont mis au rang de joueurs excellents,

Des Cartes & des DŽs ils savent les fabriques,

Ils en peuvent les tours, & toutes les rubriques.

AppliquŽs sans rel‰che a cet art glorieux,

Ils forcent la Fortune ˆ les suivre en tous lieux,

La Chance, le Brelan, le Lansquenet, la Bte,

Les mne chaque jour de conqute en conqute,

Et prompts ˆ s'enrichir par des gains Žclatants,

Ils s'Žrigent bient™t en hommes importants,

Ils pŽntrent partout, partout on leur fait place,

L'avide Courtisan les flatte, les embrasse,

Avec eux il se lie & t‰che d'avoir part,

Aux utiles secours qu'ils tirent de leur art;

L'Žclat de leurs trŽsors Žblouissant leurs belles,

Ces heureux ConquŽrants trouvent peu de cruelles,

Fussent-ils sots, brutaux, laids & mal gracieux,

Ils sont beaux, pleins d'esprit & plaisent ˆ leurs yeux.

 

Vous qui dans vos Žcrits pleins de vives peintures,

Sur les vices du temps exercez vos censures,

De ces hŽros divers, observez les dŽfauts,

Mais ne confondez pas les vrais avec les faux,

Vous pouvez vous jouer de ces hommes frivoles

Qui n'offrent ˆ nos yeux que de vaines idoles,

Et vous devez louer ces sages Courtisans,

Ces hommes gŽnŽreux, civils & bienfaisants,

Qui n'abusent jamais des droits de leur naissance,

Qui ne font point sentir le poids de leur puissance,

Qui souvent occupŽs ˆ faire des heureux,

Rendent de leurs vertus le public amoureux.

C'est ainsi qu'a paru ton ‰me plus qu'humaine,

VŽritable hŽros, sage & vaillant Turenne,

Si grand par tes exploits, plus grand par ta bontŽ,

Et modle parfait de gŽnŽrositŽ ;

Tel vŽcut Montauzier, gŽnŽreux & sincre,

Observant pour lui mme une vertu sŽvre,

Du mŽrite toujours le zŽlŽ protecteur,

Et le fier ennemi du fourbe du flatteur ;

Tel est le vertueux & le sage Chevreuse,

Exerant chaque jour son humeur gŽnŽreuse,

Sans faste, sans orgueil, modeste, humble, pieux,

D'un esprit ŽclairŽ, savant, judicieux.

Bauvilliers me prŽsente un autre exemple illustre,

Qui des mmes vertus reoit un si beau lustre,

Qui joint la politesse ˆ la soliditŽ,

La grandeur de courage avec la piŽtŽ.

GŽnŽreux Cardinal ferme & savant d'EstrŽes,

Dont la gloire s'Žtend par toutes les contrŽes,

Ton esprit, ton grand cÏur, ton amour pour ton Roy,

Exigent dans ces vers des Žloges de moy.

Et toi qui dans la guerre entretient l'abondance,

Dont le gŽnie heureux, les soins, l'intelligence,

Font na”tre sous tes pas tant de riches trŽsors,

Qui de nos ennemis confondent les efforts,

Toi, qui dans les emplois o ton Prince t'appelle,

Signale chaque jour ta prudence & ton zle,

Et de qui les conseils toujours pleins d'ŽquitŽ,

Font marcher la raison avant l'autoritŽ,

Aimable Pontchartrain Ministre juste & sage,

D'une Muse sans fard souffre ce tŽmoignage,

On ne peut trop louer le digne, l'heureux choix,

Qu'a fait en t'Žlevant le plus parfait des Roys.

T‰chons de peindre encore une femme hŽro•que,

Digne par ses vertus de l'estime publique,

Dont l'esprit est rempli des plus vives clartŽs,

Qui chasse de son cÏur les folles vanitŽs,

Qui par l'heureux effet d'un mŽrite sublime,

PlacŽe au plus haut point d'une parfaite estime,

Dans le cÏur d'un hŽros toujours victorieux,

Use si sagement d'un choix si glorieux,

Elle en voit tout l'Žclat sans en tre Žblouie,

Elle oppose aux grandeurs une force inou•e,

Rangs, titres, dignitŽs, idoles des mortels,

Olimpe vous immole aux pieds de nos autels.

 

HŽ bien, dit le Commandeur, que dites vous de ces vers ?

 

 Je dis, rŽpondit la Dame, qu'ils contiennent bien des vŽritŽs, qu'elles y sont vigoureusement exprimŽes, & qu'il y en a qui ne plairont pas ˆ tous les jeunes Courtisans.

 

 Je ne crois pas aussi, rŽpliqua le Commandeur, que celui qui les a faits, ait eu dessein de plaire aux impertinents qu'il y a dŽpeints; mais je suis persuadŽ qu'ils plairont aux honntes gens & qu'ils seront fort aises d'y trouver des portraits assez vifs de quelques sots originaux qui les fatiguent tous les jours, & ce serait rendre un service considŽrable au Public que de les corriger & de les instruire ; mais ce n'est pas pour cela que je suis revenu de Malte.

Je revins, poursuivit-il, pour satisfaire ˆ mon premier devoir, qui est de servir mon Prince & pour admirer en sa personne une source inŽpuisable de Vertus & d'actions hŽro•ques, qui remplissent tout l'univers de sa gloire, la profonde sagesse qui rgle tous ses desseins, le secret impŽnŽtrable de ses conseils, la certitude du succs toujours attachŽe ˆ ses entreprises, son activitŽ, sa vigilance & son intrŽpiditŽ ˆ les exŽcuter, son travail constant &  assidu ˆ procurer le repos & le bonheur de ses peuples, l'ordre immuable qu'il s'est lui-mme prescrit dans ses occupations pour remplir dignement toutes les fonctions de la RoyautŽ, sa fermetŽ inŽbranlable ˆ maintenir ses lois, ses traitŽs & les promesses particulires, ˆ conserver une justice Žgale pour tous ses sujets, ˆ empcher que le faible ne soit opprimŽ par le plus puissant & ˆ se juger soi-mme avec rigueur quand il s'agit de ses propres intŽrts ; ce gŽnie supŽrieur aux plus grands gŽnies, ce discernement fin, dŽlicat & solide, cette grande pŽnŽtration dans les affaires les plus difficiles, cette prŽsence d'esprit admirable ˆ rŽpondre & ˆ dŽcider sur le champ d'une manire qui surprend les Ministres les plus consommŽs, & qui fait recevoir comme des oracles toutes les rŽponses qui sortent de sa bouche, cette grandeur d'‰me dont la tranquillitŽ n'est jamais ŽbranlŽe par les Žvnements les plus importants & les plus imprŽvus. Enfin ce courage hŽro•que qui seul suffit contre tous, qui suffit non seulement pour rendre inutiles les efforts de tant de Nations conjurŽes contre lui ; mais encore pour triompher partout de cette multitude d'ennemis, qui semblent ne s'tre unis que pour augmenter la gloire de son triomphe.

 

 Nous n'admirons pas seulement en lui, ajouta la Dame toutes ces grandes qualitŽs qui en font un vŽritable hŽros, nous admirons encore celles qui en font un parfaitement honnte homme, cette douceur, cette gr‰ce naturelle qui est rŽpandue sur ses moindres actions, comme sur les plus grandes, ces manires honntes dont il les accompagne & qui l'ont toujours fait regarder comme le plus civil de son Royaume, cette grande justesse qui rgne dans toutes ses pensŽes & cette politesse avec laquelle il les exprime.

 

 Pour moi, dit le Duc, je crois qu'on ne peut assez louer le pouvoir qu'il a sur lui-mme, qui fait qu'on ne l'a jamais vu s'emporter contre qui que ce soit, cet art rŽservŽ ˆ lui seul d'avoir pu accorder deux choses jusque ici incompatibles, qui sont une puissance absolue & une parfaite & constante modŽration, cette belle ŽgalitŽ d'humeur, dont nous ne le voyons point sortir qui rend toujours sa prŽsence si souhaitable ˆ tous ses Courtisans & qui fait qu'ils recherchent sans cesse ˆ s'en approcher avec autant d'empressement qu'ils y trouvent de satisfaction & de plaisir.

 

 Et moi, reprit le Commandeur, je ne trouve rien de plus louable que le soin qu'il prend de rendre justice au mŽrite, ds qu'il lui est connu, la distinction avantageuse qu'il en fait partout o il le rencontre, & l'art qu'il a de gagner les cÏurs de tous ceux qui l'approchent, qui est le grand secret de rŽussir en l'art de rŽgner, dans lequel il excelle par dessus tous les Princes qui ont jamais vŽcu.

Voilˆ, poursuivit-il, des qualitŽs que Messieurs les jeunes gens de la Cour, ont tous les jours devant les yeux, & qui est-ce qui les empche de travailler ˆ les imiter & ˆ se former sur un si grand modle ?

 

 C'est, dit la Dame, parce qu'elles sont presque toutes hors de leur portŽe.

 

 J'en demeure d'accord, rŽpondit le Commandeur, je ne prŽtends aussi parler que de celles auxquelles ils peuvent atteindre, tant en ce qui regarde leurs manires d'agir que de s'exprimer, ils peuvent tre comme lui gŽnŽreux, bienfaisants, doux, civils, honntes, polis & agrŽables, ils peuvent s'Žtudier ˆ plaire, ˆ parler juste, & ˆ parler bien, ˆ ne dire prŽcisŽment que ce qu'il faut dire sur chaque sujet, ˆ s'attirer l'estime & les inclinations d'un chacun, & ceux qui nŽgligent de s'y appliquer, sont d'autant moins excusables que rien n'instruit mieux que les exemples vivants, & qu'ils manquent de profiter en cela du grand avantage que nous avons de vivre sous le rgne heureux d'un Roy si accompli.

 

Ce grand exemple proposŽ par le Commandeur fit plus d'effet sur les esprits des trois Dames & des deux Cavaliers, que toutes les autres raisons qu'il leur avait dites, ils convinrent de bonne foi qu'ils avaient tort de se servir de plusieurs mŽchantes faons de parler & de termes mal inventŽs ou mal appliquŽs, ils lui promirent qu'ils seraient dŽsormais plus circonspects dans leurs manires de s'exprimer, tant en ce qui regarde le choix & l'application des mots qu'ˆ observer la justesse, la discrŽtion & la politesse nŽcessaire dans tous leurs discours, & les deux jeunes Courtisans y ajoutrent qu'ils espŽraient de profiter de ces leons, pour corriger en eux les dŽfauts qu'ils y apercevraient & pour Žviter les manires d'agir ridicules qu'il avait bl‰mŽes avec tant de raison.

 

F I N.

 

 

DU BON ET DU MAUVAIS USAGE DANS LES MANIERES DE S'EXPRIMER : des faons de parler bourgeoises et en quoi elles sont diffŽrentes de celles de la Cour

 

Franois de Callires, 1693

 

A Paris, chez Claude Barbin, M DC XCIII

PREMIERE CONVERSATION.

VOICI, Monsieur, une nouvelle Conversation sur les faons de parler du bel Usage ; & sur celles qui n'en sont pas.

Le Commandeur alla revoir sa Cousine quelque-temps aprs la Conversation qui s'Žtait faite chez elle sur les Mots ˆ la Mode ; il y retrouva le jeune Duc de... & la jeune Marquise de..., & il y avait encore un AbbŽ d'une bonne famille de Paris du nombre de ceux qui font leur cour aux Dames.

Le Commandeur ne fut pas plut™t arrivŽ, que la Dame lui adressant la parole : Savez-vous, lui dit- elle, que nous sommes imprimŽs ?, & que notre Dispute sur les Mots nouveaux, court prŽsentement toute la France, & peut-tre plus loin.

Je le sais, Madame, rŽpondit le Commandeur, jÕai lu ce Livre, & jÕai trouvŽ qu'il a ŽtŽ fait sur de bons MŽmoires.

Mais en vŽritŽ, Barbin, dit la Dame, se serait bien passŽ de nous exposer ainsi ˆ la censure du Public.

Pourquoi voulez-vous qu'il s'en passe ?, Madame, reprit le Commandeur, si le Public & lui en profitent.

Je crois, dit le Duc, que le principal profit en demeurera au Libraire ; je connais la plupart de nos jeunes Courtisans, ceux qui y sont critiquŽs sur leurs mauvaises faons de parler, & sur leur manque de politesse, ne sont pas d'humeur ˆ s'en corriger, ni mme capables de penser qu'ils puissent avoir tort. Et je vous rŽponds qu'ils n'en parleront pas avec plus de justesse, qu'ils n'en seront pas moins incivils avec les Dames, & qu'ils n'en iront pas moins au Cabaret.

 

Tant pis pour eux, rŽpondit la Marquise ; pour moi, quand on me fait conna”tre que jÕai tort, je suis bien aise de me corriger, & jÕai une sensible obligation ˆ Mr. le Commandeur de m'avoir dŽsabusŽe de tous ces Mots nouveaux qui ne veulent rien dire, & de m'avoir fait apercevoir de la mauvaise affectation & du ridicule qu'il y a ˆ s'en servir.

J'en suis si convaincue, poursuivit la Marquise, que je ne puis plus souffrir cet impertinent jargon, qui de la Cour, dont il est devenu le rebut, a passŽ dans la bouche de quantitŽ de gens de la Ville & des Provinces, de petits Officiers des Troupes, & d'autres mauvais Copistes des jeunes Courtisans qui nous en rompent la tte encore tous les jours.

Il vint il y a quelque temps chez moi un Officier qui arrivait de Flandres, il me dit que mon Mari y vivait en gros Seigneur, qu'il faisait la plus grosse chre de l'armŽe, qu'il avait une grosse valeur, & qu'il en avait donnŽ de grosses preuves ˆ l'affaire de Steinkerque, qu'il Žtait un fort joli Officier, & qu'il Žtait d'une tournure ˆ devenir bient™t un gros GŽnŽral.

Il ne se contenta pas de lui faire prŽsent de tous ces gros-lˆ, & de quantitŽ d'autres aussi mal placŽs ; il me dit qu'il savait que j'Žtais ce qui s'appelle d'une grosse qualitŽ, que j'avais un gros crŽdit & une grosse parentŽ ˆ la Cour, & que la protection d'une grosse Dame comme moi lui pourrait tre fort utile. Je lui passai tous ces premiers gros, mais le dernier m'impatienta. Je lui dis qu'on m'avait jusqu'ici flattŽe d'tre d'assez belle taille pour tre surprise de la grosseur qu'il me donnait. Ce n'est pas ainsi que je l'entends, Madame, me rŽpondit-il. Parlez donc Franais, Monsieur, lui rŽpliquai-je, si vous voulez tre entendu ; vous tes un bon Žcho, mais qui rŽpond un peu tard ; tous ces gros lˆ, dont vous faites largesse, sont de la fausse monnaie qui s'Žtait introduite dans le commerce des jeunes gens, mais qui est dŽcriŽe, & qui n'a plus de cours parmi ceux qui parlent bien.

Mon homme qui croyait dire merveilles, fut si surpris & si dŽferrŽ, qu'il ne sut que me rŽpondre. Je lui dis ensuite, qu'on avait fait un Livre sur ces mauvaises faons de parler, & que je lui conseillais d'y avoir recours, comme ˆ un prŽservatif qui lui Žtait nŽcessaire.

 

Mais, dit la Dame, Mr. le Commandeur est le seul qui trouve son compte dans ce Livre : car on s'y soumet ˆ ses dŽcisions, comme s'il Žtait l'Arbitre de notre Langue, & cependant il se trouve que le Public s'y divertit ˆ nos dŽpens.

 

Je vous assure, Madame, rŽpondit le Commandeur, que je suis prt de vous cŽder toute la gloire qui m'en revient, je dis mes sentiments quand on me les demande, mais je suis bien ŽloignŽ de prŽtendre qu'ils passent pour des dŽcisions, & je consens que chacun parle comme il l'entendra, ˆ ses risques, pŽrils, & fortune.

 

Mr. le Commandeur a beaucoup de raison, dit le Duc ; si quelques jeunes Courtisans veulent continuer ˆ se servir de leur jargon, personne n'est en droit de s'y opposer ; mais je trouve qu'il y a un mauvais orgueil ˆ ne vouloir pas tre corrigŽ, & ˆ se f‰cher contre ceux qui nous redressent, au lieu de leur en savoir grŽ. Comme rien n'est plus sensible que de se voir tourner en ridicule, il n'y a personne qui ne doive Žviter avec soin d'en donner quelque occasion, & les nouvelles faons de parler doucereuses & mal inventŽes sont trs-propres ˆ produire cet effet sur ceux qui affectent de s'en servir.

 

Oui, dit la Dame, si celles que vous appelez doucereuses & mal inventŽes n'Žtaient pas autorisŽes par l'usage qu'en font des gens d'une certaine qualitŽ, sous l'autoritŽ desquels il faut que le Public plie malgrŽ qu'il en ait.

 

Le Public ne sera jamais si souple que vous le pensez, dit le Commandeur, & je vous ai dŽjˆ dit que l'on peut tre de grande qualitŽ & parler mal, sans que le Public se croie obligŽ d'imiter les gens de qualitŽ qui tombent dans ce dŽfaut.

 

Vous voyez pourtant, rŽpliqua la Dame, que les Bourgeois qui n'imitent pas les faons de parler Žtablies ˆ la Cour, & qui ne se servent que de celles qui sont en usage parmi eux, donnent souvent matire de raillerie aux gens du monde.

 

J'en demeure d'accord, rŽpondit le Commandeur ; & comme il y a une espce de ridicule d'affecter de se servir des nouvelles faons de parler de quelques jeunes Courtisans, & de les imiter servilement en cela, il y a une nŽgligence & une grossiretŽ bl‰mable ˆ se servir de certaines faons de parler basses & populaires, lorsque le bon usage en a Žtabli d'autres pour exprimer les mmes choses.

 

Nous avons, dit le Duc, beaucoup de bons Livres de Remarques sur notre Langue, il s'en fait encore tous les jours. Et c'est une matire qui para”t inŽpuisable ; mais il me semble qu'on n'y marque pas assez la diffŽrence qu'il y a entre les faons de parler populaires, dont parle Mr. le Commandeur, & celles dont se servent les gens du monde en pareil cas, & je voudrais bien qu'il nous dit ce qu'il en pense.

 

Je ferai tout ce que vous voudrez, rŽpondit le Commandeur, quoi que je n'aie fait aucune Žtude particulire lˆ-dessus, & que je n'en sache que ce que l'usage du monde peut m'en avoir appris.

 

C'est justement, dit le Duc, ce qu'il faut savoir pour en bien juger ; & je m'en fierai toujours beaucoup plus aux dŽcisions d'un homme du monde, qu'ˆ celle d'un savant Grammairien qui ne serait pas bien instruit de ce qui s'y passe.

 

Alors un Laquais de la Dame vint l'avertir, que Monsieur Thibault le jeune demandait ˆ la voir. Bon, dit la Dame ; mais avant que de le faire entrer, il faut que je vous dise qui est Mr. Thibault, c'est le fils d'un Bourgeois de Paris de mes amis, & de ces gens riches dont l'amitiŽ est quelquefois utile aux gens de qualitŽ pour leur prter de l'argent ; le fils est un jeune homme qui a ŽtudiŽ ˆ dessein d'entrer dans les Charges, mais il aurait besoin d'tre purgŽ du mauvais air & du langage de la Bourgeoisie ; il ne pouvait venir plus ˆ propos pour nous fournir de faons de parler bourgeoises ; il n'y a qu'ˆ l'Žcouter, il nous en dira plus que nous n'en voudrons entendre. Aprs cela elle le fit entrer.

Vite, un Siege ˆ Mr. Thibault, dit-elle. On lui prŽsenta une chaise ˆ bras ; il la repoussa, & en demanda une autre. Mettez-vous-lˆ, Mr. Thibault, lui dit la Dame. Je n'ai garde de commettre cette faute, lui rŽpondit-il. Mettez-vous-lˆ, vous dis-je, rŽpŽta la Dame qui le prit par le bras pour le faire asseoir.

JÕai ou• dire, Madame, qu'il vaut mieux tre incivil qu'importun, dit le jeune Thibault en s'asseyant.

Mr. Thibault, reprit la Dame, a le plus honnte homme de pre qui soit ˆ Paris & le plus officieux pour ses amis, comment se porte-t-il ?

Il est votre Serviteur bien-humble, Madame, & il est toujours maladif comme bien savez, puisque de votre gr‰ce vous avez souventes fois envoyŽ savoir l'Žtat de sa santŽ.

Je ne doute pas que vous n'en ayez bien soin, dit la Dame.

On ne peut pas tre mieux sollicitŽ qu'il l'est, reprit le jeune Thibault, & mon oncle le MŽdecin n'en bouge.

C'est peut-tre pour cela qu'il se porte mal, rŽpondit l'AbbŽ.

Oh! mon oncle est de la FacultŽ de Paris, rŽpliqua le jeune Thibault, & ce n'est pas un de ces MŽdecins ˆ la mode qui ranonnent leurs malades, & qui leur font payer de grandes sommes de deniers avant que de les envoyer ad patres, parce qu'ils savent bien qu'ils ne les guŽriront pas : si nous les avions voulu croire, mon pre serait dŽfunt il y a long-tems, & sa bourse serait mieux purgŽe que son corps.

Monsieur Thibault a raison, dit le Duc, nous en voyons tous les jours des exemples, & je m'Žtonne que l'on n'y mette ordre, pour moi je serais d'avis qu'on ordonn‰t que les MŽdecins ne seraient payŽs que lorsqu'ils auraient guŽri leurs malades, l'argent qu'on leur donne devrait tre le prix de la santŽ qu'ils rendraient, de mme qu'on ne paye un Peintre, un Sculpteur, ou un autre Ouvrier, qu'aprs qu'il a livrŽ l'ouvrage qu'on lui a commandŽ ; & cependant les MŽdecins, & sur tout ces hardis Charlatans dont parle Mr. Thibault, se font payer non seulement pour ne rien faire, mais encore pour le mal qu'ils feront, ou pour celui qu'ils ont fait.

Cela me fait souvenir, dit le Commandeur, d'une aventure arrivŽe depuis peu de jours ˆ un de ces fameux Empiriques qui mettent sous contribution les plus riches Habitants de la Capitale du Royaume ; il fut appelŽ par une Dame de la Ville qui Žtait malade, elle le reut dans sa Garde-robe Žtant sur le lit de sa femme de Chambre ; il lui t‰ta le pouls, & aprs lui avoir fait quelques questions sur son indisposition, "Je vous guŽrirai", lui dit-il d'un air prŽsomptueux, "mais il faut pour cela des remdes qui coutent cher, & je veux faire marchŽ auparavant". La Dame lui demanda combien il voulait ; le MŽdecin qui la prenait pour sa femme de Chambre, lui fit gr‰ce, en lui disant qu'il se contenterait de dix louis ; la Dame les lui promit, & le pria de revenir pour les recevoir, & pour commencer ˆ lui donner de ses remdes ; l'Esculape revint le soir, il trouva la Dame sur son lit dans une Chambre richement meublŽe ; & voyant par ce changement de dŽcoration qu'il s'Žtait trompŽ sur sa qualitŽ. Voici une maladie, lui dit-il en lui t‰tant le pouls, qui a bien changŽ de face depuis tant™t, & je ne puis pas entreprendre de la guŽrir ˆ moins de cent louis ; la Dame voulut s'en tenir ˆ la premire convention. Si vous me laissez sortir de chez vous sans me prendre au mot, lui dit le MŽdecin d'un ton menaant, je ni reviendrai pas ˆ moins de deux cens. Sortez, MŽdecin escroc, lui rŽpondit la Dame en colre, & ne revenez jamais ; & cette Dame guŽrit parfaitement bien sans ce Charlatan, qui l'aurait peut tre tuŽe pour son argent comme cela leur arrive si souvent. On devrait bien, poursuivit le Commandeur, profiter de cet exemple ; mais se corrige-t-on de quelque chose en ce monde ?

Puisqu'on ne se corrige point, reprit la Marquise, de se servir des Charlatans, quoi qu'il y aille de la vie, il ne faut pas s'Žtonner si on nŽglige de se corriger des autres choses qui ne font mourir personne, comme sont les mauvaises faons de parler.

C'est pourtant, dit le Duc, une maladie contagieuse, dont il est bon de se prŽserver.

 

 JÕai lu ˆ ce propos, reprit le jeune Thibault, un Livre nouveau intitulŽ des Mots ˆ la Mode, o il y a un Commandeur qui se gausse fort des jeunes Courtisans & de leurs mauvaises faons de parler.

 

 Les Bourgeois ne doivent pas en tre jaloux, dit le Duc, ils n'y sont pas oubliŽs.

 

Il est vrai, rŽpondit Mr. Thibault, mais il ne les a attaquŽs qu'en passant sur quelques faons de parler qu'il appelle Bourgeoises, & tout le monde ne convient pas qu'elles soient mauvaises pour cela : car il y a du bon sens & de l'esprit parmi la Bourgeoisie, aussi bien que parmi Messieurs les gens de Cour.

 

A vous le dŽ, mon cher Cousin, dit tout bas la Dame au Commandeur que le jeune Thibault ne connaissait pas ; & relevant ensuite la voix : Eh bien, que dit-on donc de ce Livre ?

 

On dit, Madame, rŽpondit Mr. Thibault, que ce Commandeur a raison en bien des choses ; mais il y a des gens qui trouvent fort mauvais que cette vieille Dame sa parente parle comme elle fait contre la Bourgeoisie.

 

Ce sont des impertinents, & ceux qui le redisent aprs eux, rŽpondit la Dame en colre de ce que Mr. Thibault l'appelait vieille sans y penser.

 

Je vous demande excuse, Madame ; mais...

 

Mais apprenez, Mr. Thibault, qu'il ne faut jamais parler de l'‰ge d'une femme de QualitŽ.

 

Je ne savais pas cela, Madame, rŽpliqua Mr. Thibault : mais pour revenir au Livre des Mots ˆ la Mode, on dit que cette Dame y critique des expressions qui sont en usage dans tout Paris ; on demande par exemple, sur quoi elle fonde qu'un mien beau-frre qui a esprit, n'est pas bien parler.

 

Elle se fonde, dit la Dame, sur ce qu'il n'y a que les Bourgeois qui parlent ainsi & que les gens du monde diraient "mon beau-frre qui a de l'esprit" pour signifier la mme chose, ils ne disent point un mien ami, un mien parent, un mien cousin, pour dire un de mes amis, un de mes parents, un de mes cousins, & tous ces miens-la sentent le Bourgeois ˆ pleine bouche : un homme du monde ne dit point aussi se gausser de quelqu'un, pour dire s'en moquer, ni que ce quelqu'un lˆ est un gausseur pour dire un moqueur, ˆ moins qu'il ne le dise en raillant, la raillerie ayant le privilge de pouvoir employer des mots vieux ou bas comme ceux-ci, qui servent quelquefois ˆ la rendre plus agrŽable lorsqu'ils sont dits avec gr‰ce, parce qu'on ne les y donne que pour ce qu'ils valent.

Il ne faut pas aussi, quand on parle sŽrieusement, dire, Je vous demande excuse, pour dire "je vous demande pardon", parce que outre que je vous demande excuse est une faon de parler basse, elle n'exprime point ce qu'on veut dire.

 

Il me semble pourtant qu'il est aisŽ de l'entendre, reprit Mr. Thibault, & que c'est parler selon les rgles.

 

Quoi que je ne me pique point de les savoir, reprit la Dame, je soutiens que c'est fort mal parler. Lorsque vous dites ˆ quelqu'un je vous demande excuse, il faut supposer que cette excuse que vous lui demandez soit quelque chose qui dŽpende de lui, cependant, c'est ˆ vous ˆ lui fournir une excuse, c'est ˆ dire une raison qui vous justifie auprs de lui, & non pas ˆ lui ˆ vous la donner : il faudrait donc pour parler juste, lui dire "je vous demande la gr‰ce de recevoir mon excuse".

Il n'en est pas de mme quand on dit "je vous demande pardon", parce que le pardon qu'on demande dŽpend de celui ˆ qui il est demandŽ.

Mais je crois deviner d'o vient cette faon de parler, continua la Dame ; elle vient du mauvais orgueil de certaines gens qui se sont imaginŽs que "je vous demande pardon" est une faon de parler trop soumise, quoi qu'elle soit tous les jours dans la bouche des gens du monde, & c'est par la mme raison que quantitŽ de Bourgeois disent le bien de vous voir, l'avantage de vous conna”tre, parce qu'ils craignent d'en trop dire, & qu'ils croiraient s'abaisser s'ils disaient "l'honneur de vous voir", "l'honneur d'tre connu de vous", & ainsi de quelques autres termes que la civilitŽ a introduits parmi les gens qui parlent bien, & qui ne sont ŽvitŽs ou mŽnagŽs que par ceux qui n'ont pas l'usage du monde & des manires dont on s'exprime en pareil cas.

Les gens du monde ne disent point aussi qu'un homme est dŽfunt, pour dire qu'il est mort.

 

Je vous suis bien obligŽ, Madame, de la peine que vous prenez de m'instruire, reprit Mr. Thibault, & il ne m'appartient pas d'aller ˆ l'encontre de ce que vous dites ; mais il me semble pourtant, que le terme de dŽfunt est un mot bien Žtabli, & dont se servent quantitŽ d'honntes gens, qui disent tous les jours Mr. un tel est dŽfunt, dŽfunt mon pre, le pauvre dŽfunt.

 

Il est fort possible, rŽpondit la Dame, qu'il y ait quantitŽ d'honntes gens qui ne connaissent pas assez la dŽlicatesse de notre Langue, sur le choix des termes qui signifient ˆ peu prs la mme chose, pour savoir distinguer ceux qui sont du bel usage d'avec ceux qui n'en sont pas ; & c'est cette dŽlicatesse qui n'est connue que d'un petit nombre de gens qui parlent bien qui fait qu'ils ne disent point qu'un homme est dŽfunt, pour dire qu'il est mort. "DŽfunt mon pre" n'est pas une si mauvaise faon de parler, & le mot de dŽfunt a son usage lorsqu'il est bien placŽ, comme quand on dit "il faut prier Dieu pour l'‰me du dŽfunt", au lieu de dire "pour l'‰me du mort", qui serait un terme dur en cet endroit : mais ceux qui parlent bien disent plut™t "feu mon pre, feu Mr. un tel, le feu Duc, le feu MarŽchal de..." que de dire dŽfunt mon pre, dŽfunt Mr. un tel, le dŽfunt Duc, le dŽfunt MarŽchal.

Pour le pauvre dŽfunt, continua la Dame, c'est une faon de parler trs-bourgeoise ; & ceux qui vont ˆ l'encontre, ajouta-t-elle, en se moquant de Mr. Thibault qui s'Žtait servi de cette mauvaise expression, sont des gens qui parlent mal.

 

Il est vrai, dit alors le Commandeur, qu'il est assez surprenant de voir que non seulement les gens du commun, mais mme des gens d'une condition plus relevŽe, qui ont des commerces si frŽquents & si nŽcessaires avec les gens de la Cour, aient tant de faons de parler diffŽrentes de celles des Courtisans, sans qu'ils s'en aperoivent.

J'allai il y a quelques jours d”ner chez un riche Bourgeois de Paris, qui me fit sentir cette diffŽrence ; c'est un fort honnte homme, mais qui ne sait pas ces dŽlicatesses de notre Langue, qu'il est bon cependant de ne pas ignorer.

On nous servit d'abord deux potages & quelques entrŽes. Laquelle aimez-vous mieux de ces deux Soupes, me dit-il, pour moi j'aime la Soupe de santŽ [incluant chapon et jarret de veau].

 Quand on eut desservi les potages, il demanda ˆ boire, & il me dit ayant le verre ˆ la main ; Monsieur, permettez-moi de saluer vos gr‰ces.

 Il prit un gigot de Mouton, & dit en le coupant ; Quand l'Eclanche est tendre, je l'aime mieux que les Petits-pieds ; & aprs qu'on eut mangŽ de l'entremets, il dit ˆ ses gens, qu'on nous apporte le Dessert.

 

J'avoue, dit l'AbbŽ, que je ne m'aperois point en quoi cet homme a manquŽ en parlant ainsi.

 

Ce n'est pas, rŽpliqua le Commandeur, une grande faute que de dire une Soupe de santŽ au lieu d'un Potage de santŽ une Eclanche pour un Gigot, de Petits-pieds pour du Gibier, le dessert pour le fruit, & je salue vos gr‰ces, pour exprimer qu'on boit ˆ la santŽ de quelqu'un ; ces diffŽrences ne roulent que sur des dŽlicatesses de notre langue de la nature de celles que Madame vient de nous faire remarquer.

 

Quoi, dit l'AbbŽ, un homme qui dit ˆ son ami, je vous prie de venir manger de ma soupe, ne parle pas Franais ?

 

Il parle Franais, rŽpondit le Commandeur ; mais il ne s'exprime pas noblement, parce que cette faon de parler, pour dire qu'on prie quelqu'un ˆ d”ner est populaire ; & quoi que le mot de Soupe soit Franais & en usage dans cette manire de s'exprimer familire & triviale, le bel usage veut qu'on dise "un potage de santŽ", & non pas une soupe de santŽ ; le mme usage fait qu'on dit toujours ˆ la Cour, "on a servi les potages, on est aux potages", & jamais on a servi les soupes, on est aux soupes, & qu'on y dit toujours, "on est au fruit, on a servi le fruit", & jamais on est au dessert, on a servi le dessert, qui est le terme dont les gens de la Ville s'expriment d'ordinaire en pareil cas ; on pourrait mme dire en faveur du mot de dessert, qui est plus propre & plus Žtendu pour signifier le dernier service ; parce qu'on y sert autre chose que du fruit, surtout en certains temps de l'annŽe o les fruits manquent, cependant cela n'empche pas que le dessert ne soit une faon de parler purement bourgeoise, & qui n'est d'aucun usage ˆ la Cour.

Il en est de mme du mot d'Eclanche pour dire un Gigot de mouton ; c'est un mot particulier aux Bourgeois de Paris, qui a peu d'usage ˆ la Cour & dans les Provinces.

Cela me fait souvenir, poursuivit le Commandeur, d'une autre faon de parler qui est encore particulire aux Parisiens ; il vous diront : apportez ˆ gožter ˆ ces Enfants, donnez-leur du fruit & des Confitures pour leur gožter, pour dire "apportez la Collation ˆ ces Enfants, donnez-leur du fruit & des confitures pour leur Collation".

Je reviens ˆ mon homme ; lorsque nous fžmes sortis de table il me dit, en me faisant une grande rŽvŽrence ; Priez Dieu, Monsieur, pour les maltraitŽs [priez pour ceux qui vous maltraitent].

Nous entr‰mes dans sa Chambre o il y avait un beau Portrait de lui ; & comme il vit que je le regardais avec attention : Il n'y a pas longtemps que je me suis fais tirer par Rigault, me dit-il, c'est un des meilleurs Peintres de Paris & tous ceux qui volent ce Portrait trouvent que j'y suis fort bien tirŽ.

Un homme du monde aurait dit en pareil cas "il n'y a pas long tems que je me suis fait peindre par Rigault, ou que je lui ai fait faire mon Portrait ; tous ceux qui le volent trouvent qu'il me ressemble fort", & il se serait pas servi du mot de tirer qui n'a aucun usage dans ce sens que parmi la Bourgeoisie.

Je regardai de belles porcelaines qui Žtaient sur sa cheminŽe. "Comment trouvez-vous ces pourcelines ?", me dit-il.

On apporta des siges ; & comme un de ses gens me prŽsentait une chaise ˆ bras o il n'y avait point de Carreau, Mets-y donc un Coussin, lui dit-il, ne vois tu pas cette pille de Coussins ? Il ne savait pas la diffŽrence qu'il y a entre ces deux termes, qu'on dit Coussin de Carrosse, & Carreau pour mettre sur un siŽge ou pour se mettre ˆ genoux, & qu'on n'a jamais dit ˆ la Cour une pile de Coussins pour dire "une pile de Carreaux". Assisons-nous, me dit-il car jÕai lu dans l'Ecole de Salerne, post prandium sta.

 

Il n'est pas le seul, reprit le Duc qui cite mal-ˆ-propos ce qu'on appelle des Trippes de latin [passages fort communs dÕAuteurs latins ou grecs, citŽs, rapportŽs par vanitŽ], & qui dit assisons-nous ou sisons-nous ; il y en a d'autres qui disent, assoyons-nous ou soyons-nous, & cependant je crois qu'il faut dire "asseyons-nous".

 

Cela n'est pas douteux, dit le Commandeur ; mais pour revenir ˆ mon Bourgeois, il m'entretint de ses maladies & de ses remdes ; il me dit qu'il Žtait sujet ˆ des defluxions, au lieu de dire ˆ des fluxions, & qu'il Žtait fort incommodŽ d'un rhumatice.

 

Ce dernier mot, dit le Duc, me fait souvenir d'une rŽponse assez plaisante du feu MarŽchal de la Feuillade. Un homme de la Cour lui dit : jÕai un rhumatice qui m'incommode fort. Il vous faut de l'exercisme pour vous guŽrir, lui rŽpondit le MarŽchal.

 

Mon Bourgeois, continua le Commandeur, me dit encore qu'il avait souvent les Gouttes, & qu'il avait eu les Fivres plus d'un an ; qu'il prenait des Pilures, au lieu de dire des Pilules ; mais qu'il s'Žtait bien gardŽ de prendre du Quinquina ; que c'Žtait un mŽchant remde, & que son MŽdecin le lui avait dit.

Il ne savait pas que la goutte & la fivre se nomment toujours en singulier par les gens du monde, & qu'il n'y a que les Bourgeois qui les nomment au pluriel, de mme qu'il n'y a que les dupes des MŽdecins qui ne prennent pas du Quinquina quand ils ont la fivre.

Il fit venir son fils qui Žtait un petit garon de sept ans : Jeannot, faites serviteur, lui dit-il, il raconta toutes ses gentillesses, dit qu'il Žtait Mivre & sŽmillant ; ce n'est pas parce qu'il est mon fils, ajouta-il, mais il a plus d'esprit qu'il n'est gros ; il a de qui tenir, rŽpondit un autre Bourgeois qu'il appelait son compre.

 

Cette manire de s'appeler est fort commune parmi la Bourgeoisie, reprit le Duc ; & on dit que la plupart des Bourgeois se nomment Compres comme les Gentilshommes de Campagne s'appellent Cousins.

 

Il est vrai, rŽpondit le Commandeur, que ces termes d'Alliances sont fort ordinaires entr'eux ; & un Gentilhomme de Province qui est parent d'un homme de la Cour au septime degrŽ, trouve fort ˆ redire quand il ne l'appelle pas son Cousin ; il vous fera sa GŽnŽalogie souvent aussi embrouillŽe que celle de Mathieu Gareau [le paysan du PŽdant jouŽ] pour prouver cette parentŽ ; il s'y fera descendre sans titre & sans preuve de quelque Chevalier du temps des Croisades, & il t‰chera d'y faire entrer par bricole quelque Marechal de France, ou quelqu'autre Officier de la Couronne.

 

 Je connais, dit la Marquise, un homme de qualitŽ qui dit qu'il est frre du mari de la sÏur de la femme du Prince de...

 

Il est aisŽ, dit le Duc, avec de pareils accrochements, de se faire parent de qui l'on veut.

 

Les hommes, reprit le Commandeur, sont plus proches parents qu'ils ne pensent ; & ceux qui se croient d'une autre Žtoffe ˆ cause de la noblesse de leurs Anctres, seraient bien ŽtonnŽs si on leur faisait voir dŽmonstrativement les degrŽs de parentŽ qu'ils ont avec les hommes de la plus basse condition : il ne faut pas pour cela aller jusqu'ˆ Adam qui est leur Pre commun, ni mme passer au DŽluge ; il ne faut remonter que jusqu'ˆ vingt GŽnŽrations, qui font ˆ peu prŽs les temps des Croisades dont nous venons de parler, ou l'espace de cinq cens ans jusques o plusieurs Familles illustres font remonter leur Origine, & d'o elles prŽtendent de justifier leur Descente.

 

Vous auriez de la peine ˆ nous prouver cette parentŽ, reprit la Dame.

 

 Nullement, rŽpondit le Commandeur, & vous allez en tre convaincue. N'est-il pas vrai qu'il n'y a personne qui ne soit nŽ d'un pre & d'une mre ?

On ne peut pas en disconvenir, dit la Dame.

Ce pre & cette mre, reprit le Commandeur, ont eu chacun leur pre & leur mre.

Cela n'est pas douteux, rŽpondit le Duc.

Ces quatre personnes ont eu chacun leur pre & leur mre qui en font huit ; ces huit sont sortis de 16, ces 16 de 32, ces 32 de 64 ; & ainsi en doublant toujours jusqu'ˆ la vingtime GŽnŽration, & assemblant tous ces nombres d'A•euls & d'A•eules, vous trouverez qu'il y a eu deux millions quatre-vingt-quinze mille cent cinquante hommes & femmes qui ont nŽcessairement & Žgalement concouru ˆ votre naissance en ligne directe & ˆ celle de chaque homme & de chaque femme qui vivent, sans compter les frres & les sÏurs qui font au moins sept ˆ huit millions de CollatŽraux rŽpandus dans les autres Familles ; de sorte que par cette supputation qui est trs certaine, non seulement tous les hommes du mme Pays sont parents ˆ divers degrŽs au dessous du vingtime, mais ils le sont encore de ceux des autres Nations, & vous en jugerez par la GŽnŽalogie de Mr..., Gentilhomme Franais, qui se trouve parent ˆ l'onzime degrŽ de Schah-Sofie, Roy de Perse d'aujourdÕhui.

La seule exception que l'on peut faire ˆ cette rgle, est qu'il y a des Familles qui ont fait diverses alliances entre-elles, & qui diminuent par lˆ le nombre de leurs ascendants, en ce qu'il y en a quelques-uns qui se trouvent A•euls paternels & maternels d'une mme personne, mais cette exception est assez rare, & ne se trouve gure que dans les Familles des Souverains qui s'allient plus frŽquemment ensemble.

 

Mais dit, la Dame, qui n'aimait pas qu'on lui prouv‰t qu'elle avait tant de petits parents, jÕai entendu dire qu'on n'est plus parent, passŽ le septime degrŽ.

 

On vous a dit, Madame, rŽpondit le Commandeur, qu'on peut se marier sans dispense passŽ le septime : mais si une Princesse de quelque Maison Souveraine Žtait entrŽe dans votre famille au dessus du septime degrŽ, je suis persuadŽ que vous ne dŽsavoueriez pas pour parents les Princes de cette Maison ; que vous en porteriez le deuil quand ils viendraient ˆ mourir, & que vous mettriez leurs Armes dans vos Quartiers. Nous connaissons tous, poursuivit le Commandeur, des gens fort curieux de porter ces deuils de Princes, & de mettre dans leurs Blasons les Fleurs-de-lys, & d'autres Armes de Maisons Souveraines qu'ils y font venir de fort loin, sans parler de ceux qui les y mettent ˆ faux.

 

Il n'y a rien de plus vrai que toutes ces remarques, dit la Marquise, & cette quantitŽ de gens dont nous sommes sortis, & qui nous donnent tant de degrŽs de parentŽ nŽcessaires avec des gens de toutes sortes de conditions, est une dŽcouverte qui me para”t fort curieuse, & qui ne peut pas tre contestŽe : mais il me semble qu'on peut en tirer une bonne moralitŽ, qui est que cela doit diminuer notre orgueil & redoubler notre charitŽ pour le prochain, puisque les plus pauvres & les plus petits sont nos parents aussi bien que les plus riches & les plus ŽlevŽs, & que nous sommes tous de la mme Famille.

 

On ne peut pas mieux conclure, dit le Duc ; mais pour revenir ˆ nos faons de parler, dont ces GŽnŽalogies nous ont un peu ŽcartŽ, j'allai il y a quelques jours chez un riche Bourgeois ; & comme je descendais de chez lui par un degrŽ glissant, parce qu'il Žtait frottŽ, cirŽ, & luisant ˆ la mode de la Bourgeoisie : Prenez garde de choir, me dit-il, il n'y a pas longtemps que je me suis laissŽ choir en dŽvalant par ce degrŽ.

Un homme du monde ne se sert point des mots de choir & de dŽvaler, pour ceux de tomber & de descendre ; mais il y a des gens de la Cour qui prononcent mal le mot de tomber, & qui disent tunber, comme s'il s'Žcrivait avec un u ; & le Duc de... me parlant tant™t d'un de nos amis, m'a dit qu'il Žtait tunbŽ malade un tel jour, qu'on l'avait cru guŽri, mais qu'il Žtait retunbŽ ; & sur quelqu'autre chose que je lui ai dit, il m'a rŽpondu, j'en tunbe d'accord.

 

Outre que j'en tunbe d'accord est une mauvaise prononciation, dit le Commandeur, je ne voudrais pas me servir en ce cas du mot de tomber, & j'aimerais mieux dire "j'en demeure d'accord", qui me para”t plus propre & plus en usage.

 

Mais, dit l'AbbŽ, pourquoi le mot de choir n'est-il pas aussi bon que celui de tomber ; c'est de ce mot que viennent les mots de dŽchoir & de dŽchu ; ceux d'Žchoir & d'ŽchŽance qui sont si nŽcessaires, & celui de chute, dont on ne saurait se passer tant au propre qu'au figurŽ ; on dit : la chute d'un Palais, d'une Maison, la chute d'un Empire, d'un Etat, & on ne saurait l'exprimer autrement, le mot de tomber n'ayant fait aucun mot Žquivalant ˆ celui de chute.

 

Cela est trs-vrai, rŽpondit le Commandeur, & ce n'est pas le seul mot hors d'usage dont les dŽrivŽs sont fort bons. En voici un exemple, les mots de convertir, de pervertir, de divertir, de diversion, de divertissement, & autres, viennent du mot de vertir [tourner], qui n'a plus aucun usage que chez les Normands : parmi lesquels il y en a qui disent en plaidant, cette somme a verti au profit de Mr. un tel, & elle doit vertir ˆ mon profit.

On dit encore : Mr. un tel a fait la "Version" du Nouveau Testament, la "Version" des Psaumes, & on ne peut pas dire il a verti les Psaumes, il a verti le Nouveau Testament.

 

Je connais, reprit le Duc un homme de la Ville qui se sert presque toujours du mot de bailler pour celui de donner ; il vint il y a quelques jours chez une Dame de mes amies o j'Žtais, & o il y avait d'autres Dames bien faites. Quand est-ce donc Mesdames, que vous voulez que je vous baille ˆ d”ner ?, leur dit il ; je vous baillerai ensuite l'OpŽra ou la ComŽdie ; il dit encore en parlant d'une Dame chez qui on joue, Madame de... baille ˆ jouer chez elle. Cet homme me fait bailler en parlant ainsi, me dit la Dame du logis qui ne pouvait souffrir ce mot.

 

Elle avait raison de ne le pas trouver bon, dit le Commandeur ; car outre qu'il est bas & vieux, il est ridiculement placŽ dans les endroits que vous venez de nous citer.

 

Mais, dit l'AbbŽ, il y a bien des gens de la Ville qui savent aussi bien que les gens de la Cour que le mot de bailler n'est pas si bon que celui de donner.

 

Ce que vous dites, reprit le Commandeur, ne s'oppose point ˆ la remarque de Mr. le Duc, il est vrai qu'il y a quantitŽ de gens de la Ville qui parlent aussi bien que les gens de la Cour ; & lorsque nous remarquons les faons de parler qui sont du bon usage, & celles qui n'en sont pas, & la manire de bien placer chaque terme dans le lieu qui lui convient, nous ne prŽtendons point pour cela que les gens de la Cour soient les seuls ˆ les bien choisir ; il y a plusieurs personnes de la Ville & des Provinces qui ne cdent rien en cela au plus habiles Courtisans, de mme qu'il y a des Courtisans qui parlent aussi mal que le Peuple.

Il y a des gens de la Ville, continua le Commandeur, qui disent un Office pour dire "une Charge", cela n'empche pas qu'il n'y en ait quantitŽ d'autres qui se servent du mot de Charge au lieu de celui d'Office.

 

Le mot de Charge, prit l'AbbŽ, ne doit point exclure celui d'Office, quoi qu'ils signifient la mme chose ; on dit un Office de la Maison du Roy, un Office de Judicature, un Office de Finance, & c'est le terme dont on se sert dans toutes les Provisions de ces emplois, & dans les Edits & les DŽclarations du Roy.

 

Il est vrai, rŽpondit le Commandeur, & il y est bien placŽ, parce que c'est alors ce qu'on appelle un terme de formule ; mais cela n'empche pas qu'un homme qui dirait en conversation que le Roy a donnŽ l'Office de Marechal, l'Office de Chancelier, l'Office de Capitaine des Gardes, l'office de SecrŽtaire d'Etat ; et mme qui dirait que Mr. un tel a achetŽ l'Office de PrŽsident ou de Conseiller au Parlement ; ne parl‰t d'une manire peu polie, parce que les gens du monde ne se servent point de ce mot dans la conversation, & se servent toujours de celui de Charge, qu'elle soit d'ŽpŽe, de robe, ou autrement.

Le mot d'Office a fait celui d'Officier qui est fort bon pour exprimer ceux qui sont pourvus de diverses sortes d'emplois ; on dit fort bien "un Officier de la Maison du Roy, un Officier des Troupes, un Officier General", cependant on ne dit point l'office de Capitaine, l'Office de Colonel, de MarŽchal de Camp, de Lieutenant General, l'Office de Premier Gentilhomme de la Chambre, l'Office de Ma”tre de la Garde-Robe, &c.

Ce mot d'Office, continua le Commandeur, a une autre signification dans laquelle il est fort bon, c'est lorsqu'il signifie "service", & il me fait souvenir de certaines gens qui viennent vous dire grossirement : je vous prie de me rendre service dans cette affaire, au lieu de dire "je vous prie de me rendre vos bons Offices" ; c'est ainsi qu'il faut s'exprimer en pareil cas, non seulement avec ceux qui sont au dessus de nous, mais mme avec nos Žgaux : il faut employer le mot de "service" pour exprimer le bon office qu'on veut rendre ˆ quelqu'un, & il serait incivil de lui dire qu'on lui rendra office, ˆ moins qu'il ne fut fort inferieur ; mais c'est une incivilitŽ & un manque de politesse ˆ celui qui demande quelque recommandation ˆ un homme en crŽdit, de lui dire ; Je vous prie de me rendre Service.

Le mot d'office en ce sens a fait celui d'officieux, qui est encore fort bon ; "c'est un homme officieux", pour dire un homme qui aime ˆ faire plaisir.

 

C'est ainsi, dit le Duc, que le mot d'avarice aura fait le mot d'avaricieux ; mais il ne me para”t pas bon, & il me semble qu'il n'y a que les gens du commun qui s'en servent ; ils disent par exemple : Monsieur de... est trop avaricieux, c'est un avaricieux ; au lieu que les gens qui parlent bien disent en pareil cas "Monsieur de .... est trop avare, c'est un avare" ; ce n'est pas que le mot d'avaricieux ne soit Franais aussi bien que celui d'avare ; mais ce dernier est du bel usage, & l'autre n'en est pas.

 

Je connais des gens de la Ville, dit la Dame, qui disent je m'en vais aux champs, Monsieur un tel est aux champs, pour dire "je m'en vais ˆ la campagne, Monsieur un tel est ˆ la campagne".

 

Le Pre Bouhours [1628-1702], reprit le Commandeur ˆ qui nous sommes redevables de quantitŽ de belles & judicieuses Remarques sur notre Langue, a fait celle-ci dans son dernier Ouvrage, en parlant des Maisons de campagne, il dit que Maison des champs n'est pas une faon de parler noble, & il ajoute qu'un de nos Historiens ne parle pas fort poli quand il dit que le Chancelier de l'H™pital s'Žtait retirŽ durant la Guerre dans sa Maison des Champs.

Sa Remarque est fort juste, & le mot de Champs pour celui de "Campagne", soit qu'on le mette avec Maison, ou qu'on le dise tout seul, est une faon de parler qui n'est pas du bon usage dans le sens dont il s'agit.

Il en est ˆ peu prŽs de mme, poursuivit le Commandeur, de ces autres faons de parler ; Monsieur un tel est en Ville, il est allŽ en Ville, il est en Cour, il est allŽ en Cour, il est bien en Cour ; il faut dire "Monsieur un tel est ˆ la Ville, il est ˆ la Cour, il est bien ˆ la Cour" ; & en Cour est une faon de parler qui n'a plus gure d'usage parmi ceux qui parlent bien, que sur les Lettres qu'on Žcrit ˆ la Cour, o l'on met encore : ˆ Monsieur, Monsieur un tel en Cour, mais il vaut bien mieux y mettre "ˆ Monsieur, Monsieur un tel ˆ la Cour".

 

Il y a plusieurs Bourgeoises, reprit la Dame, qui disent une Fille de Chambre, & qui ne savent pas que les femmes de la Cour disent toujours "une femme de Chambre", quoi que celle qui sert en cette qualitŽ soit fille, & qu'elles disent "mes femmes" pour signifier toutes celles qui les servent, il n'y a que les Filles d'Honneur des Reines & des Princesses qui conservent le nom de Filles.

 

Mais reprit l'AbbŽ, une Bourgeoise se rend ridicule quand elle veut imiter en cela les femmes de QualitŽ, comme fait une femme de ma connaissance, qui ˆ peine a une femme de Chambre & une servante de Cuisine, & qui dit d'un ton de Duchesse ; Holˆ ho, mes femmes, o sont mes Femmes, qu'on m'appelle mes Femmes.

 

Il est vrai, reprit la Dame qui en voulait toujours ˆ la Bourgeoisie, qu'il y a des femmes de la Ville qui se rendent ridicules ˆ force de vouloir contrefaire les femmes de grande qualitŽ. Cela me fait souvenir de ce que me dit il y a quelques jours la fille d'un Partisan ; son pre avait ŽtŽ fort riche, comme le sont d'ordinaire les gens de cette profession ; mais il Žtait revenu ˆ son premier Žtat, suivant ce qui a accoutumŽ de leur arriver, parce qu'on lui avait fait rendre ce qu'il avait mal pris. Je ne vais plus ˆ la Cour, dit-elle, depuis la chute de notre Maison.

Je crus entendre Statira dans le Roman de Cassandre [la Calprende], qui y parle ainsi de la ruine de Darius son pre, & du renversement de l'Empire de Perse.

 

La comparaison parut plaisante & bien trouvŽe. Elle est d'autant meilleure, dit le Commandeur, que c'est sans doute dans la lecture des Romans, que cette fille de Partisan a appris ˆ s'exprimer en des termes si magnifiques.

 

Il y a certains mots, dit la Marquise, qui ne se trouvent jamais dans les Romans, & qui m'Žcorchent les oreilles quand je les entends dire. J'Žtais il y a quelques jours chez une femme de la Ville, qui voulait me faire voir un Lit de Tapisserie de sa faon. Aveignez-moi mon Ouvrage, dit-elle ˆ sa femme de Chambre ; & comme elle n'y allait pas assez vite : Je vous dis d'aveindre mon Ouvrage de cette Ormoire.

Ce mot d'aveindre me parait du dernier Bourgeois, & je ne saurais m'y accoutumer, quoi qu'il y ait quelques femmes de QualitŽ qui s'en servent ; je voudrais que Mr. le Commandeur me dit ce qu'il en pense.

 

Je crois comme vous, Madame, rŽpondit le Commandeur, que ce mot est bas & populaire, & qu'il est bon d'Žviter de s'en servir ; il est fort en usage parmi la petite Bourgeoisie, & il y en a qui disent aveindez-moi cela.

 

Mais, dit l'AbbŽ, il ne suffit pas de condamner ce mot en faveur de Madame la Marquise, ˆ qui il a le malheur de dŽplaire ; il faudrait donc, suivant votre dessein qui est de faire la diffŽrence des faons de parler du bel usage d'avec celles qui n'en sont pas, mettre en la place d'aveindre un autre mot qui signifi‰t la mme chose.

 

Ce n'est pas une consŽquence, dit le Commandeur, il y a bien des mots condamnŽs qui ne sont point encore remplacŽs par d'autres pour signifier la mme chose, & on ne laisse pas de parler mal quand on s'en sert ; il faut se servir en ce cas d'autres termes qui approchent de la mme signification : cette femme de la Ville aurait pu par exemple dire pour Žviter le mot d'aveindre, "tirez mon Ouvrage de cette Armoire", & non pas de cette Ormoire, comme disent plusieurs qui prononcent mal ce mot ; ainsi je suis absolument de l'avis de Madame la Marquise, qu'il ne faut point dire aveignez moi cela, ni se servir du mot d'aveindre, dans toutes ses significations.

 

Voilˆ un pauvre mot bien maltraitŽ, dit l'AbbŽ, & il est aisŽ de juger par lˆ, ajouta-il en souriant, combien il est dangereux de dŽplaire ˆ Madame la Marquise.

 

Ce mot-lˆ n'est pas le seul qui me dŽplaise, reprit la Marquise, il y en a d'autres que j'entends dire quelquefois, & que jÕai bien de la peine ˆ souffrir ; jÕai une parente qui est fort difficile ˆ servir, & qui gronde souvent ses gens ; mes Femmes, dit elle, me font endever, j'endeve quand je vois que je suis si mal servie ; & moi je m'impatiente quand je l'entends dire ce mauvais mot, dont je n'ai pu encore la corriger.

 

Il est pourtant bas & populaire, dit le Commandeur, & c'est sans doute de quelque nourrice ou de quelque femme de chambre qu'elle l'a appris.

 

Il y a un homme de par le monde, poursuivit la Marquise, qui dit souvent : Monsieur un tel hante Madame de ... je hante cette personne-lˆ. Ce mot est un de ceux qui me dŽplaisent ; & cet homme dit encore qu'il a beaucoup de hantise avec Mademoiselle de.... qui est un mot qui me dŽplait encore plus.

 

Ces expressions, reprit le Commandeur me paraissent mal polies dans le sens dont il s'agit, & pourraient donner lieu ˆ quelque mŽchante Žquivoque, ainsi je ne voudrais pas m'en servir en cette occasion ; & il est aisŽ de les Žviter, en disant "Mr. un tel va chez Madame de...", "je vois souvent cette personne lˆ", "jÕai beaucoup d'habitude auprs de Mademoiselle de..."

 

Mais, dit l'AbbŽ, on dit tous les jours : Madame de... hante les Eglises, les H™pitaux, les lieux de piŽtŽ, le Marquis de.... hante les Cabarets, les brelans, les mauvaises Compagnies, & je ne crois pas qu'on puisse se passer du mot de hanter en ces endroits lˆ.

 

On se sert alors du mot de "frŽquenter", rŽpondit le Commandeur, & il est beaucoup plus agrŽable & plus en usage. Ce n'est pas que les mots de hanter & de hantise ne soient Franais ; mais je ne m'Žtonne point qu'ils dŽplaisent ˆ Madame la Marquise, car outre qu'ils sont mal placŽs dans les endroits qu'elle nous a citŽs, je les crois vieux, qui est une mauvaise qualitŽ auprs d'une jeune & belle Dame comme elle.

 

Je vous suis bien obligŽe, Monsieur le Commandeur, rŽpondit la Marquise, d'entrer aussi galamment que vous faites dans mes sentiments, sur l'aversion que jÕai pour ces mots lˆ.

 

Si vous continuez, Madame, dit l'AbbŽ, ˆ proscrire ainsi les mots de notre Langue qui auront le malheur de vous dŽplaire, elle aura lieu de se plaindre de ce que vous la privez de plusieurs de ses sujets.

 

Ne vous mettez pas en peine reprit la Marquise, je suis bonne Princesse, & je n'en chasserai tout au plus que quelques mots estropiŽs ou contrefaits, qui sont plut™t ˆ charge qu'utile au public.

Mais, reprit l'AbbŽ, les boiteux & les bossus ne laissent pas de servir l'Etat.

Il est vrai, rŽpondit la Marquise ; mais les gens de QualitŽ n'en composent pas d'ordinaire leur train, & ne veulent ˆ leur suite que des gens bien faits & de bonne mine.

 

La comparaison me para”t trs-juste & trs-agrŽable, reprit le Commandeur, & Madame la Marquise a le don de s'exprimer d'une manire vive & ingŽnieuse.

 

Vous voyez, rŽpliqua la Marquise, que nous ne sommes pas trop mal ensemble, Mr. le Commandeur & moi, nonobstant notre dispute de l'autre jour sur les mots ˆ la mode ; & afin de lui rendre louange pour louange, jÕai souhaitŽ plusieurs fois depuis que je le connais, qu'il pžt donner sa raison & sa politesse ˆ plusieurs de nos jeunes gens qui manquent fort de l'une & de l'autre.

 

Il me semble, mon cher Cousin, reprit la Dame que vous voilˆ assez bien traitŽ.

 

Vous ne voyez pas, Madame, reprit le Commandeur, le venin qui est cachŽ sous cette louange. Madame la Marquise veut me dŽpouiller du peu de raison que me donne mon expŽrience, pour en faire prŽsent ˆ de jeunes gens qui ont le don de plaire par d'autres qualitŽs qui m'abandonnent. Que me restera-t-il, Madame, poursuivit-il en s'adressant ˆ la Marquise, si vous m'™tez ce peu de raison que vous trouvez en moi ? ; mais comment pouvoir la conserver en vous voyant ?

 

Vous en avez trop, lui rŽpondit la Marquise, pour tre en danger de la perdre ; mais pour revenir aux faons de parler Bourgeoises, il y a des Bourgeois qui par une fausse civilitŽ qui n'est en usage que parmi eux, croient ne devoir point parler de choses basses ou qui donnent de vilaines idŽes, sans y ajouter sauf le respect, sauf correction ou rŽvŽrence parler.

 

Ces expressions, reprit le Commandeur, doivent tre entirement bannies du commerce des gens polis, & lorsqu'ils sont obligŽs de nommer les choses auxquelles les gens ordinaires croient devoir ajouter ces espces d'adoucissements, ils se contentent de les nommer purement & simplement par les termes les plus honntes pour les faire entendre ; sur quoi il est bon de remarquer qu'il n'y a gure de choses, quelques sales qu'elles puissent tre, qui n'aient plusieurs termes ou diffŽrentes faons de parler pour les exprimer, & qu'il n'y a que les gens mal polis & mal ŽlevŽs qui se servent de celles qui les expriment grossirement, ou de faux plaisants qui pensent par cette libertŽ se rendre agrŽables & de bonne compagnie & qui ne s'Žrigent par lˆ qu'en froids & mauvais bouffons.

Mais il y a des gens qui ne se contentent pas de se servir de ces sortes d'adoucissements dont nous venons de parler ; aprs avoir nommŽ des choses sales, ils les mettent encore avec d'autres qui ne le sont point par elles-mmes, ou qui ne le doivent pas tre ; il y en a par exemple qui croient ne pouvoir parler de leurs habits, de leurs bas, de leurs souliers, de leurs pieds, sans y ajouter sauf le respect, il en est de mme de leurs maladies & de leurs remdes, & jÕai connu un Bourgeois si civil, qu'il ne nommait jamais son Apothicaire sans dire rŽvŽrence parler.

Les Avocats disent souvent en plaidant, sauf correction de la Cour ; & il y a des gens qui disent : il en a menti, sauf votre respect ; c'est un sot, respect de sa femme ; tous ces respects-lˆ doivent tre retranchez de toute sociŽtŽ bien policŽe.

 

Mais, dit l'AbbŽ, je doute que le Public consente ˆ ces retranchements ; il ressemble aux Souverains qui sont jaloux de leur autoritŽ, & qui ne souffrent pas volontiers qu'on empite sur leurs droits. Ne vaudrait-il pas mieux travailler ˆ enrichir notre Langue de quelques nouvelles expressions qui lui manquent, que de lui ™ter de celles qu'elle a ; il est ˆ craindre qu'ˆ force de trop raffiner & de vouloir la purger de tout ce qui n'est pas reu dans le bel usage, on ne la dŽcharne si fort, qu'il ne lui reste plus que la peau & les os, s'il m'est permis d'user de cette expression.

 

Votre rŽflexion me parait fort juste, rŽpliqua le Commandeur ; & pour y rŽpondre, en me servant de la mme comparaison, il faut bien se donner de garde de dŽcharner notre Langue, en lui ™tant les mots qui contribuent ˆ sa beautŽ & ˆ son embonpoint ; mais il faut la purger des superfluitŽs & des humeurs vicieuses, capables de diminuer de sa vigueur & de ses agrŽments ; & c'est justement ce que font les mauvaises faons de parler, tant celles qui sont mal inventŽes, & qui ne veulent rien dire, comme sont la plupart des mots nouveaux des jeunes Courtisans, que les faons de parler basses, inutiles & du mauvais usage, du nombre desquelles nous mettrons avec la permission de Monsieur l'AbbŽ, sauf le respect, sauf correction & rŽvŽrence parler ; & nous attribuerons la gloire de cette reforme ˆ qui elle est due, ajouta le Commandeur, en regardant la Marquise qui en avait fait la remarque.

A l'Žgard de ce que propose Mr. l'AbbŽ, poursuivit le Commandeur, d'enrichir notre langue de plusieurs expressions & de faons de parler qui lui manquent, cela serait fort ˆ souhaiter ; mais si les Souverains mme n'ont pas droit d'introduire un mot nouveau, comme on l'a dit autrefois ˆ un grand Empereur, qui est-ce qui sera assez autorisŽ pour l'entreprendre avec succs ? il n'y a que le public en corps qui ait ce droit lˆ, & il faut que cela se fasse de la mme manire que la RŽpublique de Pologne Žlit ses Rois, & qu'elle adopte des Etrangers dans le corps de sa Noblesse, ce qui ne se peut faire sans un consentement unanime.

Il serait bon pour cela, qu'on hasard‰t quelques mots significatifs qui manquent ˆ notre langue, pour voir si le Public serait en humeur de les adopter. Le mot d'impolitesse a fait fortune depuis fort peu de temps, & commence ˆ s'Žtablir ; il m'en vient un autre qui semble se prŽsenter assez bien & mŽriter de trouver gr‰ce devant les yeux du public, c'est le mot de "frŽquence" qui ne manquerait pas d'emploi s'il avait des Lettres de naturalitŽ ; il aurait mme un avantage particulier qui est, qu'il n'empiterait point sur les droits d'aucun autre mot, pour exprimer ce qu'il voudrait dire, & nous sommes obligŽs de nous servir de ses parents pour supplŽer ˆ son dŽfaut.

 On dirait par exemple : la frŽquence des visites de Monsieur le Comte de.... est fort agrŽable ˆ Madame de...., On craint la frŽquence des visites de Monsieur le Marquis de..., ce qui ne se peut exprimer que par le mot de "frŽquent", en changeant le tour de la phrase, & en disant "on craint les frŽquentes visites de Monsieur le Marquis de ...." Et comme le terme de frŽquent & ceux de frŽquenter & de frŽquentation sont fort bons Franais, il semble que celui de frŽquence qui est de la mme famille, & qui porte, comme on dit, mme nom, & mmes Armes, mŽriterait d'tre reu parmi nous, & cela d'autant plus qu'il est en Žtat de rendre ses services au public, sans faire tort ˆ qui ce soit.

 

Pour moi, dit la Marquise, je lui donne mon passeport pour courir le monde & pour tenter fortune, c'est tout ce que je puis faire pour lui, & je lui souhaite toutes fortes de prospŽritŽs.

 

 C'est beaucoup, dit le Commandeur, j'espre bien de son Žtablissement avec un tel aveu ; & s'il est assez heureux pour rŽussir, je vous demande en gr‰ce Madame de trouver bon que je l'emploie auprs de vous, en vous tŽmoignant la joie que j'aurai si vous agrŽez la frŽquence de mes visites.

 

Comme elles sont Žgalement utiles & agrŽables, rŽpondit obligeamment la Marquise, vous ne devez pas douter qu'elles ne soient toujours parfaitement bien reues, & vous ne pouviez mieux appliquer votre nouveau mot, puisque je souhaite trs- sincrement que nous nous voyons souvent, & que vous soyez de mes amis.

 

La Dame empcha alors le Commandeur de rŽpondre ˆ cette douceur de la Marquise, par un mouvement de jalousie naturel ˆ plusieurs femmes, qui souffrent impatiemment qu'on en loue une autre en leur prŽsence, & voulant, comme on dit, rompre les chiens : mais Monsieur le Commandeur, lui dit elle, avec un air chagrin, vous qui faites des mots exprs pour Madame la Marquise, pourquoi dŽsapprouvez-vous tant que les jeunes gens de la Cour en fassent?

 

Moi, Madame, rŽpliqua le Commandeur, je n'ai ni droit ni prŽtention d'en faire ; & je ne m'opposerai point ˆ ceux que feront les jeunes Courtisans, quand ils signifieront quelque chose. Mais quand ils me diront qu'un Officier General est un joli homme, je ne croirai pas qu'ils aient fait une heureuse dŽcouverte en mettant ces deux mots ensemble pour exprimer toute autre chose que ce qu'ils signifient ; & je traiterai avec votre permission cette faon de parler de puŽrile, ainsi que plusieurs autres de cette espce.

 

Mais reprit-elle, il y en a d'autres qui peuvent tre mieux inventŽes.

 

Si vous m'en citez quelqu'une qui soit bonne, rŽpliqua le Commandeur, je serai ravi de m'en servir, comme je me sers volontiers de plusieurs mots qui nous viennent de chez nos voisins. Nous avons par exemple donnŽ des Lettres de naturalitŽ ˆ l'incognito des Italiens qui nous est fort utile, pour exprimer en un mot qu'un homme est dans un lieu sans vouloir y tre connu, ou sans vouloir qu'on lui rende les honneurs qui lui sont dus ; car ce seul mot signifie ces deux choses, & quelquefois l'une des deux seulement.

Quand on veut dire qu'un particulier sans caractre est arrivŽ dans un lieu o il est connu & qu'il s'y cache ; on dit qu'il y est incognito, cela veut dire seulement en ce cas, qu'il ne veut pas que l'on sache qu'il y est ; mais le plus grand usage de ce mot, est pour les Princes, pour les Ministres, & pour les gens titrŽs ; & lors qu'on dit que quelqu'un de ce caractre est ˆ Paris, ˆ Rome, incognito, cela ne veut pas toujours dire qu'il ne veut point y tre connu, mais seulement qu'il ne veut pas y tre reu ni traitŽ avec cŽrŽmonie, & avec tous les honneurs dus ˆ son rang ; d'o vous pouvez juger de la commoditŽ de ce mot qui dit tant de choses en si peu de syllabes, & qui n'a aucun Žquivalant en notre langue.

Je pourrais vous en citer d'autres tirŽs non seulement de la langue Italienne, ˆ laquelle nous sommes redevables de plusieurs mots & de diverses faons de parler fort utiles ; mais encore de la langue Espagnole & de la langue Allemande, dont notre langue s'enrichit tous les jours, de mme que nos ArmŽes Victorieuses s'enrichissent des dŽpouilles de ces deux Nations, & de plusieurs autres sous le glorieux rgne o nous vivons.

 

Cependant, nature p‰tissait en Monsieur Thibault, d'entendre cette critique sur les mauvaises faons de parler des Gens de sa condition ; & quoi qu'il sentit sa conscience chargŽe de plusieurs des fautes qu'il avait entendu condamner dans les manires de s'exprimer, il aurait ŽtŽ f‰chŽ de profiter d'une conversation qui pouvait lui tre si utile pour l'instruire & pour le corriger ; & par un effet de ce mauvais orgueil qui est presque insŽparable du cÏur humain, & qui rgne souvent dans le cÏur d'un riche Bourgeois plus que dans celui d'un homme de qualitŽ, il souffrait impatiemment tout ce que l'on disait contre les faons de parler Bourgeoises, & il mŽditait sa retraite pour se dŽlivrer de ce chagrin ; mais il Žtait honteux & embarrassŽ de ce qu'il avait dit ˆ la Dame sur le Livre des mots ˆ la mode ; il n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'il avait connu par la suite de la conversation, que cette Dame & le Commandeur qu'il voyait Žtaient les deux principaux personnages de ce livre ; & il aurait voulu rŽparer la faute qu'il avait faite, de traiter de vieille une femme de qualitŽ pour qui il avait beaucoup de respect, & qui n'entendait point raillerie lˆ-dessus. Dans cette perplexitŽ il prit le party d'un Bourgeois mal instruit de la manire de vivre ; & au lieu de profiter de la critique de la Dame, & de laisser tomber ce qu'il avait dit de dŽsobligeant pour elle sans avoir eu dessein de la dŽsobliger, il le releva mal ˆ propos, & lui dit en se retirant.

 

Je vous demande excuse, Madame, si je vous ai offensŽe en parlant de la Dame qui critique les Bourgeois dans le Livre des mots ˆ la mode, je ne savais pas que vous y prissiez aucun intŽrt, si je l'avais su je ne me serais pas servi du mot de vieille qui vous a dŽplu.

 

Cette excuse fut aussi mal reue de la Dame que le nom de vieille qu'il lui avait donnŽ sans y penser ; elle en rougit de colre, & elle lui dit durement & d'un air mŽprisant : allez allez, Monsieur Thibault, il y a de certaines gens dont on ne s'avise pas de s'offenser. Il se retira ensuite fort offensŽ lui mme de cette rŽponse ; & aprs qu'il fžt sorti, la Conversation recommena de cette sorte.

 

Fin de la premire Conversation

 

 


 

SECONDE CONVERSATION

 

AVEZ-vous jamais vu, dit la Dame irritŽe, un franc Bourgeois, plus grossier que ce Monsieur Thibault, avec ses impertinentes excuses ?

 

Il est vrai, rŽpondit le Commandeur, qu'il aurait pu s'en passer ; & il m'a fait souvenir de cet endroit d'une ComŽdie de Molire, o un des Acteurs, aprs en avoir maltraitŽ un autre, lui dit, je vous demande pardon des coups de b‰ton que jÕai pris la libertŽ de vous donner.

 

La Marquise rit de cet exemple, qui convenait ˆ l'aventure dont il s'agissait. Mais la Dame n'y trouva point le mot pour rire, & elle fut toute prte ˆ se f‰cher contre le Commandeur de l'avoir citŽ, & plus encore contre la Marquise de ce qu'elle en avait ri ; la Dame lui en voulait d'ailleurs ; la Marquise Žtait jeune & belle, & c'est un crime capital pour une femme sur le retour, qui se pique encore de beautŽ.

 

En vŽritŽ, dit la Marquise, je suis f‰chŽe que Monsieur Thibault s'en soit allŽ, nous y perdons beaucoup, & c'est une bonne vache ˆ lait pour les mots bourgeois. Si de sa gr‰ce, pour me servir de ses termes, il avait voulu rester encore ici, il nous en aurait beaucoup appris, & j'en aurais profitŽ par une ferme rŽsolution de ne m'en servir jamais.

 

Il est vrai, dit le Commandeur, qu'il ne suffit pas de savoir les bonnes faons de parler, pour s'en servir, il faut conna”tre les mauvaises pour les Žviter, surtout certains dictons qui font l'ornement des discours de la bourgeoisie, & dont Monsieur Thibault nous a donnŽ un exemple, lorsqu'il a dit ˆ Madame, qu'il vaut mieux tre incivil qu'importun.

 Un homme du monde qui a l'esprit dŽlicat, ne se sert jamais de ces lieux communs, qui d'indiffŽrents qu'ils Žtaient d'abord, sont devenus mauvais par le trop frŽquent usage qu'on en a fait, & c'est ce qui a dŽcriŽ la plupart des Proverbes, quoi qu'il y en ait quantitŽ qui contiennent des maximes pleines de sens & des discours sentencieux ; cependant il n'y a presque plus que les gens du commun qui les emploient frŽquemment dans leurs discours ; & si quelque homme du monde s'avise encore de les mettre en Ïuvre, il se singularise en cela d'une manire qui lui est dŽsavantageuse.

Je trouvai il y a quelques jours, poursuit le Commandeur, un homme de la Ville ˆ qui je ne dis pas un mot, qu'il n'y rŽpond”t par une salve de Proverbes. Je lui parlai de quelque perte qu'il avait faite, il me dit d'abord : Marchand qui perd ne peut rire, Qui m'™te mon bien m'™te mon sang, mais contre fortune bon cÏur. Je lui dis qu'il ferait bien d'acheter une Charge que je croyais qui lui convenait. Mon homme me riposta aussit™t qui trop embrasse mal Žtreint, chat ŽchaudŽ craint l'eau froide, tout vient ˆ point qui peut attendre. Cependant, lui dis-je, on vous croit assez bien dans vos affaires pour songer ˆ cette Charge, qui vous donnerait de la considŽration & du crŽdit ; mon Dieu me rŽpondit-il, j'aime mieux faire envie que pitiŽ, bonne renommŽe vaut mieux que ceinture dorŽe, mais tout ce qui reluit n'est pas or. Il m'enfila ensuite un si grand nombre de Proverbes & de quolibets de cette espce, qu'ils tombaient sur moi dru comme la grle ; & il pourrait dŽfier en ce genre Sancho Pana, ce digne Ecuyer de Dom Quixote qui tout fou qu'il Žtait ne les pouvait souffrir, & en reprenait si souvent le bon Sancho, en quoi leur admirable Historien a fait conna”tre adroitement la dŽlicatesse de son gožt.

 

Je comprends bien, dit le Duc, qu'il y a de la grossiretŽ ˆ se servir trop frŽquemment de Quolibets & de Proverbes, & ˆ les entasser l'un sur l'autre comme votre homme de la Ville. Mais cependant jÕai remarquŽ, qu'il n'y a gure de gens de la Cour auxquels il n'en Žchappe quelques uns dans la conversation, sans que pour cela on les accuse de mauvais gožt, & de manque de politesse.

 

Cela est vrai, rŽpondit le Commandeur, lorsqu'ils viennent naturellement au sujet, qu'ils sont dits avec gr‰ce, & qu'on ne les dit pas sŽrieusement, comme quelque chose dont on fasse cas ; ils peuvent contribuer ˆ l'agrŽment & ˆ la vivacitŽ du discours, mais il faut en user avec grande sobriŽtŽ, & comme on fait des fortes Žpiceries dans les sauces, qui en relvent le gožt quand il y en a peu, & qui les g‰tent quand on y en met trop.

Il ne faut pas, continua le Commandeur, faire le tort aux Bourgeois, de croire qu'il n'y ait que parmi eux des gens qui abusent de ces sortes de dictons, & qui tombent en divers autres dŽfauts dans le langage & dans les manires d'agir. L'Esprit & l'air Bourgeois est rŽpandu sur plusieurs Courtisans, comme l'esprit de politesse & de bon gožt sur plusieurs gens de la Ville. Je trouve souvent en mon chemin certaines gens qui ne partent gure de Versailles, & qui ont joint ˆ une Žducation bourgeoise une fausse politesse, & de faux airs de grandeur qu'ils ont mal copiŽs sur de bons modles, dont ils t‰chent en vain d'imiter les manires nobles & ŽlevŽes ; & il y a parmi les Courtisans du second ordre beaucoup de mauvais Singes. Cependant il n'y a point de mŽdiocre original, qui ne vaille mieux que la meilleure copie. Il est nŽcessaire pour la richesse & pour l'ornement du monde qu'il y ait des hommes de toutes sortes de caractres ; il faut que chacun se perfectionne dans le sien, sans jamais travailler ˆ copier celui d'autrui ; & il y a des gens de toutes sortes de conditions qui se sont rendus ridicules par cette mauvaise imitation.

 

Il me souvient, dit le Duc, d'avoir vu ˆ la Cour un homme de qualitŽ, qui en copiait un autre bien fait & de bonne gr‰ce, & qui affectait de lui ressembler, & de s'habiller comme lui ; tout ce que produisit cette imitation, fut de faire dire qu'il Žtait la copie en dŽtrempe de Monsieur le Duc de V.....

Mais pour revenir ˆ nos faons de parler Bourgeoises, il me semble qu'elles ne consistent pas seulement dans le mauvais choix des mots, mais encore dans leur mauvais arrangement.

 

Sans doute, rŽpondit le Commandeur, & il y a des mots qui sont trs-bons en eux-mmes, & qui font une mauvaise faon de parler quand ils sont hors de leur place, & quand ils sont mal construits & mal assemblŽs avec d'autres mots.

 

Je voudrais bien, dit la Marquise, que vous nous citassiez des exemples de ces diffŽrents dŽfauts, afin de nous en donner une juste idŽe & d'empcher une ignorante comme moi d'y tomber [aussi] souvent que je ne fais. Je sais que les sciences ne sont pas le partage des femmes ; mais comme il y a une espce de ridicule ˆ une femme, de faire la savante sur certaines choses dont elle n'a pas besoin, je suis persuadŽe qu'il y a de la grossiretŽ ˆ ignorer ce qu'il faut qu'elle sache, pour exprimer nettement & avec justesse ce qu'elle pense, & je ne comprends point pourquoi on ne nous fait pas apprendre des choses aussi nŽcessaires que celles-lˆ avec autant de soin qu'on nous apprend ˆ danser ; car nous ne dansons qu'en certaines occasions, & nous parlons toujours ; du moins, ajouta-elle en souriant, c'est un reproche qu'on nous fait souvent.

 

Quand on s'en acquitte aussi bien & d'aussi bonne gr‰ce que vous, Madame, rŽpondit le Commandeur, on n'a plus besoin de Ma”tres, on n'a qu'ˆ se faire Žcouter pour servir de modle aux autres, & rien n'est mieux remarquŽ que tout ce que vous venez de dire lˆ dessus.

Il est vrai poursuivit-il, qu'une femme de qualitŽ peut fort bien se passer de certaines sciences qui conviennent mieux aux hommes & qu'il est mme de la biensŽance quand elle les sait, de ne s'en pas vanter & de tenir, comme on dit, le cas secret entre elle & quelques amis particuliers qui ne regardent pas ces sortes d'Žtudes par le mauvais c™tŽ. Mais je ne voudrais pas aussi qu'elle affect‰t une ignorance assez grande, pour n'oser dire qu'elle sait ce que personne ne devrait ignorer, comme il arriva un jour au Cercle de la Reine Mre. Une femme de qualitŽ, y dit par hasard le mot de voyelles ; toutes les autres s'Žcrirent d'abord : Ah Madame, des voyelles ! & elles s'entre'demandaient, savez-vous ce que c'est que des voyelles ? ce pauvre mot fut reniŽ par toutes les Dames de l'assemblŽe, qui n'osrent dire qu'elles l'entendaient ; & il n'y eut que Madame de Montausier qui eut assez de courage pour avouer qu'elle savait ce que c'Žtait.

Je voudrais donc qu'on fit apprendre aux filles de qualitŽ non seulement ce que c'est qu'une voyelle ; mais tout ce qu'il faut savoir pour s'expliquer correctement, & pour bien parler & bien Žcrire en notre Langue, & qu'on ne fžt plus obligŽ de deviner la plus grande partie de ce qu'elles Žcrivent, ˆ cause de leur mauvaise Orthographe.

 

Il y a des gens, dit le Duc, qui bien loin de les vouloir plus savantes qu'elles ne sont, voudraient augmenter leur ignorance, & je connais des maris qui croient avoir de bonnes raisons, de souhaiter que leurs femmes n'eussent jamais appris ˆ lire ni ˆ Žcrire.

 

 Je les crois dans l'erreur ˆ cet Žgard, rŽpondit le Commandeur ; une femme bien ŽlevŽe, & qui a travaillŽ de bonne heure ˆ Žclairer son esprit, & ˆ perfectionner sa raison, est moins capable de faillir qu'une ignorante qui ne connait que les mouvements d'une nature corrompue, & qui n'est point excitŽe ˆ la vertu par de bons prŽceptes & par de grands exemples ; & comme les femmes font une partie nŽcessaire & la plus agrŽable de la sociŽtŽ des hommes, ils manqueraient de prudence, s'ils ne leur faisaient part de leurs lumires, & s'ils ne travaillaient ˆ les instruire & ˆ les perfectionner.

 

Je trouve tant de raison dans tout ce que vient de dire Monsieur le Commandeur, reprit la Marquise, que je crois qu'il n'est pas possible de n'tre point de son avis & je regrette extrmement de n'avoir pas ŽtŽ mieux instruite ; mais pour supplŽer en quelque sorte ˆ ce dŽfaut, je le supplie de nous dire les principales choses qu'il faut savoir pour bien parler & pour bien Žcrire en notre Langue.

 

Si je ne trouvais, Madame, un plaisir sensible ˆ vous obŽir, dit le Commandeur, je ne m'engagerais pas ˆ vous rŽpondre sur une matire aussi difficile & aussi vaste que celle-lˆ.

La connaissance parfaite de notre Langue, n'est pas une chose si aisŽe que l'on pourrait s'imaginer ; & il y a trs-peu de personnes qui se puissent vanter de la bien savoir ; cette connaissance n'est pas aussi inutile que l'on pense, & jÕai vu des gens de grande qualitŽ d'esprit & de mŽrite, souvent exposŽs ˆ la raillerie, pour n'avoir pas le don de s'exprimer poliment tant de vive voix que par Žcrit ; il ne faut que quelques mauvais mots, & quelques faons de parler hors du bel usage, ou mal prononcŽes, & du mauvais accent, pour faire tourner en ridicule une personne d'ailleurs estimable par ses bonnes qualitŽs ; parce que la malignitŽ des hommes, surtout des Courtisans, les porte naturellement ˆ ne point pardonner aux moindres dŽfauts. Je vais vous en citer un exemple.

Avant mon dŽpart pour Malte il y a environ vingt ans un homme de la Cour ˆ qui on racontait quelque entreprise, dit qu'il fallait en attendre la rŽussite ; comme il se servait souvent de ce mot, auquel on n'Žtait pas encore accoutumŽ, & qui s'est introduit depuis en notre langue, pour signifier en certains cas la mme chose que le mot de "succs", les jeunes Courtisans de ce temps-lˆ, tournrent en ridicule celui qui s'en servait, & ils lui donnrent ce qu'on appelle un sobriquet, en l'appelant Monsieur de la rŽussite.

Mais, pour revenir ˆ ce que vous souhaitez de moi, continua le Commandeur, il me semble que pour bien parler & bien Žcrire, il faut commencer par bien penser ; & que pour bien penser, il faut s'accoutumer de bonne heure ˆ rŽflŽchir sur tout ce qui se prŽsente. Il faut encore savoir rŽsister aux mouvements d'une imagination vive, qui parmi des traits agrŽables, fait dire souvent des choses peu justes & mal-ˆ-propos ˆ ceux qui s'y abandonnent.

Mais comme il s'agit particulirement dans ce que vous me demandez, de la manire de s'exprimer poliment & ŽlŽgamment en notre langue, il me semble que cela dŽpend de trois choses qui sont : de bien conna”tre les vŽritables significations des mots, tant au propre qu'au figurŽ ; de savoir les rgles qui apprennent ˆ parler correctement ; & d'tre instruit des exceptions & des changements que le bon usage a introduit, tant dans le choix des mots selon les diffŽrentes occasions, que dans la manire de les assembler.

Le plus grossier & le plus remarquable de tous les dŽfauts, poursuivit le Commandeur, en matire de langue, est celui d'une mauvaise construction des mots, causŽ par l'ignorance des rgles de la Grammaire. Si par exemple un homme de qualitŽ disait, j'Žtions ˆ Paris & j'en part”mes pour Versailles, il parlerait comme le menu peuple ; mais ces fautes grossires sont si rares, qu'elles ne mŽritent pas d'en citer des exemples. Il y en a d'autres qui ne sont pas si grossires, & dans lesquelles tombent quelques gens de la Cour & de la Ville, & surtout plusieurs femmes, comme quand elles disent : il faut que nous faisions cela, au lieu de dire, "il faut que nous fassions cela" ; je ne lairrai pas, pour dire, "je ne laisserai pas". Je connais aussi des Courtisans, qui disent, l'on za & l'on zest, au lieu de dire "l'on a" & "l'on est". Et quantitŽ de Dames qui disent je le l'ai, au lieu de dire "je l'ai" ; & qui disent jÕai e-u, pour dire "jÕai eu", qui est un mot d'une seule syllabe, dont elles en font deux, & qui doit se prononcer comme s'il n'y avait qu'un u.

 

Je vous rends trs-humbles gr‰ces, Monsieur le Commandeur, dit la Marquise, de m'avoir fait apercevoir de ces fautes ; je disais comme la plupart des femmes, je le l'ai & jÕai e-u, & je vous promets de m'en corriger ; car je ne suis pas comme celles qui se piquent de persister dans leurs dŽfauts, & de les vouloir justifier ou qui nŽgligent de s'en dŽfaire ; & je me suis dŽjˆ dŽfaite de plusieurs autres mauvaises faons de parler, dont je vous ai l'obligation de m'avoir avertie.

 

A l'Žgard des fautes qui se commettent contre le bon usage, reprit le Commandeur, comme il n'a point de rgles dŽterminŽs, & qu'il ne dŽpend que du consentement d'un certain nombre de gens polis, dont les oreilles sont accoutumŽes ˆ certaines faons de parler, & ˆ les prŽfŽrer ˆ d'autres ; il est plus ordinaire & plus excusable d'y manquer lors qu'on n'est pas dans le commerce de ceux qui parlent bien. Mais, pour entrer dans l'examen que vous souhaitez, les mots sont dans les discours, comme les matŽriaux dans les b‰timents ; il faut les savoir bien choisir & les bien mettre en Ïuvre chacun ˆ la place qui leur convient ; tout sert ˆ un bon Architecte, jusqu'aux rocailles & aux coquilles, dont il pare des grottes.

Les mots qui ont vieilli ne sont pas propres ˆ tre employŽs dans les discours ordinaires & sŽrieux ; mais on peut s'en servir par forme de raillerie dans les conversations libres & enjouŽes.

Les mots fort nouveaux doivent tre suspects de mauvaise affectation, comme nous l'avons remarquŽ en parlant des Mots ˆ la mode, ˆ moins qu'ils ne soient utiles pour enrichir notre Langue de quelque expression qui lui manquait, & qu'ils n'y soient universellement reus.

Les mots savants qui sentent le Grec & le Latin, doivent tre suspects ˆ tous les gens du monde, & ils attirent sur ceux qui les disent un air pŽdant, quand il y en a d'autres plus simples & plus connus pour exprimer les mmes choses.

Les mots bas & populaires doivent tre ŽvitŽs avec soin parce que cela marque une basse Žducation en ceux qui s'en servent, & ce sont ces sortes de mots que nous examinons prŽsentement.

Outre la bassesse & le mauvais choix des mots, il y a la mauvaise construction ˆ Žviter ; non seulement celle qui est contraire aux rgles de la Grammaire, mais celle qui n'est pas selon l'usage Žtabli parmi les gens du monde ; cet usage s'apprend par le sŽjour ˆ la Cour, par la communication avec les gens qui parlent bien, & par la lecture des Livres qui sont bien Žcrits en notre Langue.

 

Je vous suis bien obligŽe, dit la Marquise, de m'avoir dŽmlŽ ces idŽes qui n'Žtaient que confusŽment dans mon esprit ; mais pour en revenir ˆ l'application, il faut que vous nous citiez encore quelques exemples de mauvais mots & de faons de parler Bourgeoises, afin de nous faire mieux sentir en quoi elles diffrent de celles des gens du monde. Mais je voudrais bien que vous nous dissiez auparavant, d'o vient que la plupart des Bourgeois ne s'aperoivent point de cette diffŽrence.

 

Il en est de cela Madame, rŽpondit le Commandeur, comme des gens qui sentent mauvais, ils ne s'en aperoivent pas, parce qu'ils sont naturalisŽs avec leur mauvaise odeur ; & il en est de mme de ceux qui ont accoutumŽ de vivre avec eux. Cela me fait souvenir de cette Dame Romaine, dont le mary avait l'haleine trs forte, & qui en ayant ŽtŽ averti par un de ses amis, fit des plaintes ˆ sa femme, de ce qu'elle ne lui en avait rien dit. Je croyais lui rŽpondit-elle, que tous les hommes avaient la mme odeur.

 

Il y a des femmes de notre temps, dit le Duc, plus curieuses & mieux instruites lˆ dessus.

 

Je le crois, dit la Dame, mais cette Dame Romaine affectait peut-tre une ignorance qu'elle n'avait pas ; & ces grandes simplicitŽs sont d'ordinaire suspectes de dissimulation & d'hypocrisie ; mais de peur de juger mal du prochain, ajouta-elle en souriant, & de faire tort ˆ la vertu Romaine que je veux croire pieusement, je reviens ˆ nos faons de parler Bourgeoises ; & comme Madame la Marquise a dit tant™t les mots qui lui dŽplaisent, je crois pouvoir dire aussi ceux qui ne me plaisent pas.

 Je connais des gens qui disent souvent ; je me suis laissŽ dire une telle nouvelle ; je me suis laissŽ dire telle chose ; cette manire de s'exprimer me para”t mauvaise & affectŽe.

 

Je suis de votre avis, Madame, rŽpondit le Commandeur, parce qu'elle n'a pas de justesse, & qu'elle n'est d'aucune utilitŽ pour enrichir notre Langue ; ainsi il vaut beaucoup mieux dire "on m'a dit une telle nouvelle", "jÕai entendu dire telle chose".

 

Il y en a d'autres, continua la Dame, qui vous disent je ne puis mais de cette affaire ; on m'accuse de telle chose, & je n'en puis mais ; cette faon de parler me para”t basse & dŽsagrŽable, pour dire qu'on n'est pas cause de quelque chose, & que ce n'est pas la faute de celui qu'on accuse.

Il y en a qui disent souvent en conversation, si fait, non fait ; ces termes me paraissent durs & mal polis. Il faut dire "oui & non", ou "vous m'excuserez, vous me pardonnerez, si je vous dis que cela est, ou que cela n'est pas ainsi", & d'autres adoucissements de cette sorte, lors qu'on est obligŽ de contredire quelqu'un.

Il y en a qui disent, il a appris de faire cela, pour dire "il a accoutumŽ de faire cela" ; cette faon de parler est basse & vieille en ce sens lˆ.

 

Il y a beaucoup de Bourgeois, reprit le Duc, qui confondent le mot de judicieux avec celui de juste. Si vous avez quelque chose ˆ dŽmler, ou quelque marchŽ ˆ faire avec eux, ils vous diront : vous tes trop judicieux pour soutenir cette prŽtention, pour vouloir avoir une telle chose ˆ ce prix.

 Il y en a d'autres qui se mŽprennent souvent, en se servant du mot de conjecture, pour celui de conjoncture ; & en disant conjoncture pour conjecture, qui ont des sens fort diffŽrents. Un homme de la Ville me dit l'autre jour, qu'il fallait profiter de la conjecture qui se prŽsentait pour conclure le mariage d'un de nos amis ; & il me dit ensuite qu'il tirait de bonnes conjonctures de quelque chose qu'on lui avait dit lˆ-dessus.

Il y en a qui prennent aussi "incident" pour "accident", & qui disent un accident, quand il faut dire un incident.

Il y a des gens, qui disent possible, pour dire peut tre ; ce mot a vieilli & n'est plus du bon usage en ce sens-lˆ, quoiqu'on le trouve encore dans quelques bons Auteurs.

 

Je connais, reprit la Dame, des femmes de la Cour, qui disent les Pays Žtranges, pour dire les Pays Žtrangers.

 Mais voici une nouvelle faon de parler, qui de la Ville a passŽ jusqu'ˆ des gens de la Cour, & ˆ laquelle mes oreilles ne se peuvent accoutumer. C'est lors qu'ils disent, cela jettera un beau coton, pour dire que quelque chose mal entreprise produira de mauvais effets, & sera dŽsavantageuse ˆ ceux qui l'ont faite. Cette expression me para”t basse, digne d'tre renvoyŽe aux Tailleurs & aux Marchands de Drap, dont elle tire son origine.

Je ne puis encore souffrir cette faon de parler si commune aux femmes de Paris : il faut faire cela une fois, il faut bien que cela soit une fois ; & cette expression qui ne veut rien dire, a passŽ jusqu'ˆ plusieurs femmes de la Cour de ma connaissance, qui disent aussi : il faut bien faire sa Cour une fois ; il faut songer ˆ ses affaires une fois ; & une fois est une espce de refrain qu'elles mettent ˆ la fin de presque tout ce qu'elles disent.

 

Ces remarques sont fort justes, Madame, reprit le Commandeur ; & il est aussi inutile & aussi ridicule de mettre une fois ˆ la fin de tout ce qu'on dit, que de mettre il est vrai que au commencement de tous les rŽcits que l'on fait, comme font prŽsentement la plupart des femmes de la Cour & de la Ville. J'en rencontrai une il y a quelques jours, qui me dit dans une Conversation de moins d'un quart d'heure : il est vrai que je vais presque tous les jours ˆ l'OpŽra, ou ˆ la ComŽdie ; il est vrai que jÕai couru les bals durant tout le Carnaval ; il est vrai que je me ruine ˆ jouer au lansquenet & ˆ la bassette ; Il est vrai que jÕai employŽ tout mon argent ˆ acheter des Bijoux & des Pierreries ; Il est vrai que jÕai beaucoup perdu ˆ les engager, troquer, & ˆ les revendre ; & je l'aurais crue sur tout cela, sans qu'il fžt nŽcessaire qu'elle rŽpŽt‰t aussi souvent qu'elle fit, cet ennuyeux & fatigant il est vrai que.

 

Il y a, dit le Duc, une mauvaise faon de parler fort ordinaire parmi les Bourgeois de Paris, & mme parmi quelques Courtisans qui ont ŽtŽ ŽlevŽs dans la Bourgeoisie, c'est lors qu'ils disent, voyons voir, au lieu de dire "voyons", & de retrancher le mot de "voir" qui est absolument inutile & dŽsagrŽable en cet endroit-lˆ.

Mais il s'est introduit depuis peu, poursuivit le Duc, une autre mauvaise faon de parler, qui a commencŽ par le plus bas Peuple, & qui a fait fortune ˆ la Cour, de mme que ces Favoris sans mŽrite qui s'y Žlevaient autrefois. C'est, il en sait bien long, pour dire que quelqu'un est fin & adroit ; les femmes de la Cour commencent aussi ˆ s'en servir ; & il y a quelque jours que la Comtesse de... parlant en ma prŽsence ˆ Monsieur de... lui dit de ce ton aigre que vous lui connaissez : Oh, Monsieur vous en savez bien long ; & comme elle est amoureuse de cette nouvelle faon de parler, elle lui rŽpŽta plusieurs fois pour toute rŽponse aux bonnes raisons qu'il lui reprŽsentait Vous en savez bien long ; vous en savez trop long pour moi ; ce qui l'ayant impatientŽ, il lui rŽpondit avec un chagrin qui me rŽjouit : HŽ Madame, si j'en sais bien long, vous en savez bien large, & il la quitta brusquement aprs cette rŽponse.

 

Elle Žtait un peu cavalire, lui rŽpondit le Commandeur, & on y reconna”t les mÏurs des jeunes gens, de notre temps. Mais en vŽritŽ la Comtesse de ... devait aussi ne se la pas attirer par la ridicule affectation de se servir de cette faon de parler, qui est mauvaise en elle mme & qui est comme on dit, ramassŽe des crottes de Paris, sans parler de l'abus que les mauvais Plaisants en peuvent faire, tŽmoin l'exemple que vous venez de nous citer ; ainsi je serais d'avis que il en sait bien long fžt entirement banni du commerce des honntes gens, & sur tout que les femmes modestes fussent obligŽes de ne s'en servir jamais, sur peine de s'attirer la rŽponse que Monsieur le Duc vient de nous apprendre.

Mais, continua le Commandeur, il y a des gens de la Cour & de la Ville, qui ne se contentent pas de ramasser les mauvaises faons de parler du menu peuple, ils adoptent encore les mauvais mots inventŽs par les Estrangers, o les mauvaises applications qu'ils en font. Je connais un homme de la Cour, grand liseur de Gazettes Žtrangres, qui me disait il y a quelques jours, qu'un Officier qu'il me nomma Žtait allŽ recruter son RŽgiment, pour dire "faire des recrues" pour son RŽgiment ; il me dit ensuite qu'il Žtait bient™t temps de songer aux Operations de la Campagne. Je crus alors entendre un Chirurgien, qui me parlait des bras & des jambes que l'on y devait couper.

 

Le mot de recruter, dit l'AbbŽ, est dur & barbare ; mais il n'en est pas de mme de celui d'OpŽration ; & je ne sais pas comment on pourrait mieux exprimer ce que l'on entend par les Operations de la Campagne.

 

Ceux qui savent notre Langue & qui la parlent bien, rŽpondit le Commandeur, disent dans ce sens lˆ, "les entreprises" ou "les actions" de la Campagne, & non pas les Operations. Ce n'est pas que le mot d'OpŽration ne soit Franais & n'ait plusieurs usages ; mais il s'agit ici de la mauvaise application qu'en font les Estrangers, que nous ne devons pas imiter en cela.

Il ne faut pas aussi dire comme eux, un Congrs, pour exprimer une AssemblŽe, une ConfŽrence de Ministres, quoique ce mot signifie en latin ce qu'ils veulent dire ; mais comme l'usage lui a donnŽ une signification fort diffŽrente en notre Langue, c'est tre barbare en son propre Pays, que de se servir de ce sale mot dans le sens dont il s'agit ; il faut donc dire l'AssemblŽe de Nimgue, & non pas le Congrs de Nimgue, & ainsi des autres AssemblŽes de cette espce.

 

JÕai un voisin, reprit la Dame, qui dit toujours sa montŽe, pour dire son degrŽ, & je voudrais bien savoir quelle diffŽrence il y a entre montŽe, degrŽ & escalier.

 

Je crois, dit le Duc, que le terme d'escalier est particulirement propre pour les grands degrŽs, & qu'il vaut mieux dire "le grand escalier de Versailles", pour exprimer ce magnifique B‰timent, par lequel on monte au grand Appartement du Roy, que de l'appeler un degrŽ ; & que le mot de degrŽ convient mieux ˆ une maison ordinaire.

 

La partie est prise pour le tout, reprit le Commandeur, lorsqu'on se sert du mot de degrŽ pour signifier l'assemblage de plusieurs degrŽs ou marches par o l'on monte, qui composent un escalier ; mais le mot d'escalier exprime la chose plus parfaitement, en ce qu'il comprend avec les marches du degrŽ tout le b‰timent qui les contient, & le terme d'escalier est Žgalement bon pour exprimer un grand & un petit degrŽ ; cependant celui de degrŽ n'est pas moins bon, & est aussi en usage dans le mme sens ; mais pour le mot de montŽe, je le crois bas & populaire dans ce sens lˆ & il a une autre signification encore plus basse, & qui est fort en usage parmi le menu peuple de Paris ; c'est lors qu'ils disent pour exprimer que quelqu'un loge avec eux dans le mme corps de logis, il demeure dans notre montŽe.

Le mot de montŽe n'est gure bon que pour signifier un chemin, qui monte ˆ une Montagne, ˆ une Coline, ou ˆ quelque lieu ŽlevŽ ; "cette montŽe est rude, difficile, douce, aisŽe", &c.

 

Je connais un homme, dit la Marquise, qui dit toujours la face pour le visage, & qui me parlant l'autre jour de Madame de... me dit : elle n'est plus si belle qu'elle Žtait, & elle commence ˆ avoir la face pleine de rougeurs. Nous parl‰mes ensuite de Madame de... ; elle a le teint beau, me dit-il, mais elle a la face trop grande. Je crois, ajouta la Marquise, que Monsieur le Commandeur sera d'avis que nous mettions ce mot au nombre des mots Bourgeois.

 

J'y consens trs-volontiers, Madame, rŽpondit le Commandeur, le mot de face est bon pour exprimer le devant d'un b‰timent : la face de ce Palais, de cette maison ; d'o est venu le mot de faade, dont on se sert aussi en notre Langue. Le mot de face a encore plusieurs autres usages, tant au propre qu'au figurŽ. On dit par exemple : il a fait une telle action ˆ la face de l'Univers ; le Roy a pris l'importante Place de Namur ˆ la face de cent mille hommes qui Žtaient venus pour la secourir. On dit aussi "regarder quelqu'un en face", "lui dire quelque chose, lui soutenir en face" ; mais la face n'est point du bel usage, quand il s'agit d'exprimer le visage d'une belle Dame.

 

Il y a ˆ la Cour, dit la Marquise, un homme que vous connaissez, qui n'est pas encore bien purgŽ des faons de parler Bourgeoises, il disait l'autre jour que M. le Duc de... a fort bonne faon, pour dire qu'il a fort bonne mine ; je voulus l'en corriger, il me soutint opini‰trement que c'Žtait fort bien dit ; & moi je lui soutins qu'on parlait ainsi dans son quartier de la rue de... mais qu'ˆ Versailles on ne se servait point de cette faon de parler.

 

Je suis de votre sentiment Madame, rŽpondit le Duc, on ne dit point ˆ la Cour un homme de bonne faon, pour signifier "un homme de bonne mine", cette faon de parler ressemble ˆ ces vins qui ont un gožt de terroir ; & je crois que nous pouvons lui donner le droit de Bourgeoisie, sans que Monsieur le Commandeur s'y oppose, quoiqu'il nous ait appris qu'un Empereur Romain n'avait pas ce pouvoir lˆ.

 

Comme vous l'entendez dans un sens fort diffrent de celui de l'Empereur, dit le Commandeur, je n'ai garde de m'y opposer. Mais vous ne faites que confiner ce mot dans sa Patrie, & le renvoyer, comme on dit, ˆ ses parents, bien loin de lui donner des Lettres de naturalitŽ comme ˆ un Estranger.

 

Le mme homme, reprit la Marquise, parlant de Mr. de.. qui a toujours des habits fort propres & une belle livrŽe, dit que lui & ses gens Žtaient fort bien couverts. Oh pour ce mot lui rŽpondis-je, il est de la rue saint Denis, ou de la rue aux Fers, & il ne peut pas venir d'un quartier ˆ portes cochres.

Il ne pouvait comprendre qu'un homme bien couvert, pour dire un homme bien vtu, Žtait une faon de parler de quelques courtauds de boutique.

 

J'en connais, dit le Commandeur, d'un plus haut Žtage qui s'en servent aussi, mais elle n'en est pas moins mauvaise pour cela ; & cette faon de parler me fait souvenir d'une autre qui m'a tenu en erreur.

 Un Bourgeois de mes amis se plaignit ˆ moi, il a quelques jours, du libertinage de son fils, fort disposŽ ˆ suivre l'exemple d'une bonne partie des jeunes gens ŽlevŽs ˆ Paris, qui dissipent en peu de temps le bien que leurs pres leur ont acquis par un long travail ; ce fripon, me dit-il, a tout ce qui lui faut, il est toujours le mieux couvert du quartier, & je lui donne tous les ans deux paires d'habits, une paire d'Hiver & une paire d'EtŽ. Cela est bien honnte, lui rŽpondis-je, croyant que deux paires d'habits faisaient quatre habits, comme deux paires de bottes font quatre bottes ; mais ayant dit au fils, parmi d'autres remontrances, qu'il devait tre content des quatre habits que son pre lui donnait par an ; il m'en donne ˆ peine deux, me rŽpondit-il : Cependant votre pre m'a assurŽ, qu'il vous en donne une paire l'Hiver & une paire l'EtŽ ; cela est vrai, Monsieur, rŽpondit le fils. Ce sont donc quatre habits par an, lui rŽpliquai-je. Non, Monsieur, ce n'en sont que deux. J'appris ainsi qu'une paire d'habits, suivant le Langage de la Bourgeoisie de Paris, n'est qu'un habit ; le mme Bourgeois me dit encore, qu'il avait donnŽ ˆ son fils un beau justa-corps, au lieu de dire un beau justaucorps.

 

Mon voisin, dont je vous ai dŽjˆ parlŽ, qui dit toujours sa montŽe pour son degrŽ, reprit la Dame, me rŽgale souvent de plusieurs autres faons de parler Bourgeoises ; mais comme il est fort bon homme, je lui fais gr‰ce lˆ, dessus ; lorsqu'il me raconte quelque chose, il me dit de temps en temps, enfin bref & pour vous faire court ; il me dit, qu'il me trouve affable & courtoise en son endroit ; qu'il est ˆ moi ˆ vendre & ˆ dŽpendre ; que tout ce qui est sien est mien, & que je ne m'en fasse pas faute ; qu'il est tout joyeux quand il me voit ; & lorsque je suis malade, il m'assure qu'il en est tres-deplaisant & tres-marry.

 

Il me semble, dit l'AbbŽ, qu'il n'y a point dans tout cela de termes qui ne soient de notre Langue.

 

Je prie Monsieur le Commandeur, rŽpondit la Dame, de nous dire ce qu'il pense sur toutes ces faons de parler.

 

Enfin, bref, & pour vous faire court, rŽpondit le Commandeur, sont trois expressions pour ne dire que la mme chose, & dont il n'y a que la premire qui soit bonne ; car le mot de bref pour dire "enfin" n'est pas du bon usage, & pour vous faire court, est une mauvaise faon de parler, qui est absolument inutile aprs bref & enfin.

Lorsque le voisin de Madame, dit qu'il la trouve affable & courtoise en son endroit, il ne s'exprime pas poliment, parce que les mots de courtois & d'affable, ne sont plus gure dans le commerce des gens du monde, & les mots de civil & d'honnte ont pris leur place, de mme que ceux de civilitŽ & d'honntetŽ ont pris la place de courtoisie & d'affabilitŽ. Mais pour cette faon de parler en son endroit, en mon endroit en votre endroit, elle est basse & populaire, & n'est d'aucun usage parmi les gens qui parlent bien.

 

Comment faut-il donc dire pour exprimer ce qu'elle signifie ?, reprit l'AbbŽ.

 

Il faut, rŽpliqua le Commandeur, dire "ˆ son Žgard", & non pas ˆ son regard qui ne se dit plus, il ne faut pas aussi dire pour son regard comme un homme de ma connaissance, qui dit quant ˆ ce qui est pour mon regard.

Il ne faut pas dire aussi au regard de cette affaire ; il faut dire "ˆ l'Žgard de cette affaire", ou de la chose dont il s'agit.

Je suis ˆ vous ˆ vendre & ˆ dŽpendre, est une faon de parler proverbiale, un peu vieille ; mais les Proverbes ont ce privilge qu'on n'en change point les termes, quoiqu'ils soient hors d'usage dans les discours ordinaires ; il est vrai, ajouta le Commandeur en s'adressant ˆ sa cousine, que votre voisin aurait pu vous exprimer plus poliment l'attachement qu'il a pour vous.

Ce qui est mien ce qui est sien, ce qui est v™tre, sont des expressions venues du quartier de l'UniversitŽ qu'on appelle autrement le pays Latin, c'est une construction de la Langue Latine, qui ne s'accommode point avec la n™tre ; quand quelqu'un demande "ˆ qui est ce cheval, ˆ qui est cette ŽpŽe ?" ce n'est pas parler Franais, que de rŽpondre "il est mien ; elle est mienne", c'est ce qu'on appelle Žcorcher la Langue Latine ; il faut toujours dire en pareil cas "il est ˆ moi, elle est ˆ moi", ou "c'est le mien & c'est la mienne".

Ne vous faites pas faute de ce qui m'appartient, est une faon de parler populaire & dont la construction est mauvaise.

Je suis tout joyeux quand je vous vois est une expression qui peut tre mise en Ïuvre dans le discours familier ; mais on peut exprimer la mme chose en des termes plus polis, parce que cette faon de parler commence ˆ n'tre plus du bel usage dans le sens dont il s'agit.

 

Comment faut-il donc dire, reprit l'AbbŽ, pour exprimer la mme chose en des termes plus polis ?

 

On dit, rŽpondit le Commandeur, "je suis ravi, je suis rŽjoui", ou "jÕai une joie sensible quand je vous vois".

 

Ces autres expressions, dit l'AbbŽ ne doivent pas exclure le terme de joyeux, & on ne saurait en avoir trop en notre langue pour exprimer les mmes choses.

 

J'en conviens avec vous, rŽpondit le Commandeur, on dit fort bien "le joyeux Avnement du Roy ˆ la Couronne", "la bande joyeuse", "tenez vous joyeux", & d'autres faons de parler o ce terme convient mieux qu'aucun autre ; & je ne dis pas qu'il ne soit bon & qu'on ne doive s'en servir dans les lieux o il est bien placŽ ; je vous dis seulement ce que je pense touchant son usage, sans prŽtendre que vous soyez de mon avis.

 

Je suis tout joyeux, rŽpondit l'AbbŽ, de la libertŽ que vous me donnez, de me servir de ce mot, car je ne puis me rŽsoudre ˆ l'abandonner.

 

Et moi je suis fort aise que vous en soyez tout joyeux, reprit le Commandeur, car je n'aime pas ˆ contraindre personne. Les mots de dŽplaisant & de marri, poursuivit-il n'ont plus gure d'usage. Un homme du monde aurait dit "jÕai bien du dŽplaisir de votre indisposition" ; au lieu de dire qu'il en est dŽplaisant ; & en la place du mot de marri, il se serait servi de celui de "f‰chŽ", qui signifie prŽcisŽment la mme chose, & qui l'a presque entirement banni du commerce des gens qui parlent bien.

 

Mon voisin me dit encore, reprit la Dame : si vous l'avez pour agrŽable, j'aurai l'honneur de vous voir un tel jour ; quand vous l'aurez pour agrŽable j'irai solliciter vos Juges ; & lorsqu'il m'envoie des fruits de son jardin, il me prie de les avoir pour agrŽables.

 

Et en quoi manque-t-il donc, Madame, en parlant ainsi ?, dit l'AbbŽ avec un air surpris.

 

Il manque, rŽpliqua la Dame, en ce qu'il met dans cette faon de parler, un pour qui la rend Bourgeoise ; parce que les gens du monde ne s'en servent point, & diraient en pareil cas "si vous l'avez agrŽable, si vous le trouvez bon, j'aurai l'honneur de vous voir un tel jour" ; "je vous prie d'agrŽer les fruits que je vous envoie" & ainsi du reste.

 

Quoi, Madame, dit l'AbbŽ avec un chagrin qui rŽjouit la compagnie, un malheureux pour mal placŽ, serait capable de dŽgrader auprs de vous, celui qui s'en sert ?

 

Il ne le dŽgrade pas, dit la Dame, mais il dŽgrade son langage.

 

Il est bon que cela ne passe pas plus loin, rŽpondit le Commandeur ; car je connais bien des gens de bonne maison, qui seraient dŽgradŽs de Noblesse, si les faons de parler roturires faisaient perdre cette qualitŽ.

 

Si le pour, dit le Duc, est capable de dŽgrader le langage de celui qui s'en sert mal ˆ propos, il y a des maisons ˆ qui il fait honneur, & qui seraient bien f‰chŽes qu'on le leur retranch‰t.

 

C'est sans doute, reprit l'AbbŽ, du privilge de certaines maisons qui ont le pour, dont veut parler Monsieur le Duc ; mais comme je ne suis pas exactement instruit ˆ qui appartient cet honneur & en quoi il consiste, si j'osais, je supplierais Monsieur le Duc de me l'apprendre.

 

Le pour, rŽpondit le Duc, est une distinction que le Roy accorde ˆ ceux qui ont le rang de Prince en France, & qui y sont reconnus pour tels ; elle consiste en ce que, lorsque le Roy est en voyage, le grand MarŽchal des Logis de sa Maison, faisant marquer ˆ la craie les logis destinŽs ˆ loger ceux qui le suivent, il fait Žcrire sur les maisons o doivent loger ces Princes, pour Monsieur de..., au lieu qu'aux maisons destinŽes aux autres Courtisans, & mme aux officiers de la Couronne qui n'ont pas le rang de Prince, on y Žcrit seulement Monsieur le Duc de..., Monsieur le MarŽchal de..., sans y mettre le pour.

 

Les Maisons qui ont rang de Prince en France, ajouta le Commandeur, ont encore d'autres distinctions & d'autres privilges. Les Cadets de ces Maisons entrent avec leurs Carrosses dans le Louvre, leurs Femmes y ont le tabouret, & les Filles des mmes Maisons ont le mme honneur. Les Princes des Maisons Souveraines Žtablis en France, ont encore l'honneur de se couvrir devant le Roy avec les Ambassadeurs durant leurs Audiences ; & les Ducs n'ont pas cet honneur en France comme les Grands d'Espagne l'ont ˆ Madrid.

 

Nous voilˆ, dit la Marquise, insensiblement tombŽs ou, pour mieux dire, guindŽs [ŽlevŽs], d'une faon de parler Bourgeoise au cŽrŽmonial des Princes que nous laisserons lˆ, s'il vous plait, pour revenir, comme on dit, ˆ nos Moutons : car j'aime ˆ m'instruire de ces dŽlicatesses sur le choix des termes & des manires de s'exprimer en notre Langue ; ce qui me para”t d'autant plus utile, que je commence ˆ m'apercevoir que j'y manque souvent, sans l'avoir seulement souponnŽ, avant que je connusse Monsieur le Commandeur. Il est vrai que je m'aperois au mme temps, qu'il y en a beaucoup d'autres de toutes sortes de conditions, qui tombent dans le mme inconvŽnient ; mais les fautes d'autrui ne doivent pas autoriser les n™tres, ni nous servir ˆ les justifier.

 

Quand vous seriez capable d'en faire, Madame, sur le langage, rŽpondit le Commandeur, elles seraient avantageusement rŽparŽes par la justesse de vos pensŽes.

 

Ce serait beaucoup, reprit la Marquise, si je pouvais prŽtendre ˆ l'avantage dont vous me flattez, de bien penser ; mais comme nous ne vivons pas pour nous seuls, quand mme je serais parvenue ˆ penser avec quelque justesse, cela serait de peu d'utilitŽ, si je ne trouvais les moyens d'exprimer nettement mes pensŽes, par des termes propres & de bonnes faons de parler.

 

Lorsqu'on conoit des idŽes aussi justes que vous sur chaque chose qui se prŽsente, rŽpondit le Commandeur, on ne manque gure de termes ˆ les exprimer, & je suis persuadŽ que vous en trouveriez, pour vous faire entendre chez les peuples les plus barbares.

 

Madame la Marquise, dit la Dame, ˆ qui ces louanges du Commandeur ne plaisaient gure, peut quand il lui plaira s'embarquer pour les voyages de long cours sur la parole de Monsieur le Commandeur, qui lui accorde libŽralement le don de Langues.

 

Je ne donne rien ˆ Madame la Marquise, rŽpliqua le Commandeur, je rends seulement tŽmoignage des TrŽsors que je dŽcouvre en elle.

 

Trouvez bon, reprit la Marquise, que je continue ˆ m'enrichir des v™tres, & je le fais d'autant plus volontiers, qu'ils ressemblent ˆ ces flambeaux qui communiquent aux autres leur lumire, sans en rien diminuer ; je vous prie donc de nous dire ce que vous appelez proprement des mots bas, & en quoi ils diffrent d'avec ceux qui expriment des choses basses.

 

Les mots bas, rŽpondit le Commandeur, sont ceux qui expriment bassement des choses qui ne sont pas basses par elles mmes, au lieu qu'il y a des choses basses qui s'expriment par des mots qui n'ont rien de bas. Pour mieux faire comprendre cette diffŽrence, il est nŽcessaire d'en citer des exemples Le mot de croustilleux est un terme bas, qui est souvent dans la bouche du peuple, qui dit, cet homme est croustilleux, cela est croustilleux, pour dire "cet homme est plaisant, cela est plaisant" ; cette idŽe n'a rien de bas en soi, & il n'y a que le terme qui l'exprime qui le soit.

 

Ah, dit la Marquise, je connais un homme de la Cour, qui dit souvent ce mot-lˆ, & je ne sais comment il m'a ŽchappŽ tant™t, en disant ceux que je ne puis souffrir, car celui-ci doit tre mis en tte.

 

Je suis surpris, dit le Commandeur, qu'un homme qui sait le chemin de Paris ˆ Versailles, puisse se servir de ce mot, qui est assurŽment du plus bas peuple, & qui ne peut tre parvenu ˆ la Cour que par des Cochers & des Porteurs de Chaise.

 

Eh! mon Dieu, reprit la Marquise, les Porteurs de chaise & les Cochers ont plus de conformitŽ, qu'on ne croit avec certains Courtisans ; & comme il y a du rapport dans leurs actions & dans leurs pensŽes, pourquoi n'y en aurait-il pas dans leur manire de s'exprimer?

 

C'est, dit le Commandeur, parce qu'ils ont un grand intŽrt de cacher cette ressemblance de langage.

 

Ceux qui s'enivrent, qui escroquent les Marchands, leurs Amis & leurs Ma”tresses, qui trompent au jeu & qui jurent, non seulement comme leurs Cochers, mais comme des Charretiers embourbŽs, reprit la Marquise, n'ont-ils pas le mme intŽrt de cacher cette conformitŽ ?

 

J'en demeure d'accord, rŽpliqua le Commandeur, & ils en useront comme bon leur semblera sans que je sois d'avis que nous nous en mettions beaucoup en peine : car aussi bien tout ce que nous en pourrions dire ne les empchera pas de vivre ˆ leur mode, & nous n'avons pas droit de les en empcher.

Mais pour revenir aux faons de parler basses ; il y en a qui ne sortent gure du commerce de la petite bourgeoisie, comme par exemple, sauf votre gr‰ce cela vous pla”t ˆ dire, vos mŽpris vous servent de louanges, Dieu merci & la v™tre, je vous crie merci boutez-vous lˆ, & d'autres de cette espce qui sont fort communes parmi le peuple, & qui ne doivent trouver place dans la bouche des gens du monde que pour s'en divertir.

A l'Žgard des choses basses qui s'expriment par des termes qui n'ont rien de bas ; je crois qu'il est bon aussi d'en citer quelque exemple, afin de faire conna”tre que la bassesse des mots est fort diffŽrente de celle des choses.

Il n'y a presque rien de plus vil que la paille & la poussire, cependant ces termes qui les expriment n'ont rien de bas, & entrent mme souvent dans des expressions nobles & figurŽes, tŽmoin les vers que voici [Esther, I, 5]:

Que les mŽchants apprennent aujourd'hui

ˆ craindre ta colre,

Qu'ils soient comme la poudre, & la paille lŽgre,

Que le vent chasse devant lui.

RŽjouis-toi Sion, & sors de la poussire.

On ne peut pas s'exprimer plus noblement, quoi qu'en termes fort communs. Voici un autre exemple de la diffŽrence qu'il y a entre une pensŽe exprimŽe en termes magnifiques, & la mme pensŽe ŽnoncŽe en des termes bas ou familiers :

Le destin se dŽclare, & nous venons d'entendre,

Ce qu'il a rŽsolu du Beau-pre & du Gendre.

Il n'y a rien de plus grand que l'idŽe que donnent ces deux vers, qui sont les premiers de la TragŽdie de la mort de PompŽe ; & la mme chose ne ferait pas le mme effet si on faisait dire au Roy PtolomŽe :

Nous venons d'entendre

Que le Beau-pre a bien rossŽ son Gendre.

Cependant on ne peut pas dire que ce ne soit le mme sens dŽpouillŽ des ornements de la PoŽsie, qui y a joint le Destin dont le Roy PtolomŽe pouvait se passer, & dont il se passa apparemment, en parlant ˆ ses Ministres de la nouvelle qu'il avait reue de la dŽfaite de PompŽe par CŽsar.

 

Cette remarque rŽjouit la Marquise.

Je comprends trs-bien prŽsentement, dit-elle au Commandeur, par les exemples que vous venez de citer, la diffŽrence que je cherchais, & qu'on peut exprimer bassement des choses ŽlevŽes, comme on peut dire noblement les choses les plus basses.

 

Cela me fait faire une autre rŽflexion, dit le Duc : qu'il peut fort bien tre que les Traducteurs qui ont mis en Latin & en Franais les Vers d'Homre & d'autres grands Potes de l'antiquitŽ, ont fait ce que vient de faire Monsieur le Commandeur de ces deux beaux Vers de Corneille, en expliquant leurs mmes pensŽes en des termes communs & familiers, qui Žtant destituŽs de l'harmonie & des ornements de la PoŽsie ™tent toute l'ŽlŽvation & toute la gr‰ce ˆ leurs Ouvrages.

 

Cela n'est pas douteux dit le Commandeur, & il n'y a point de pensŽe si sublime, si fine, & si dŽlicate qui ne dŽpende beaucoup du tour, de la justesse & du choix des expressions qui ne se peuvent rendre qu'imparfaitement d'une langue en une autre ; ainsi ceux qui font l'honneur ˆ nos Potes modernes de les Žgaler aux anciens de la bonne antiquitŽ, & qui pour le prouver comparent les traductions de leurs Pomes avec les Pomes de notre temps, se battent contre l'ombre de ces anciens au lieu de les combattre (comme on dit) corps ˆ corps, & avec armes Žgales.

 

On apporta alors une Lettre ˆ la Dame, qui demanda permission de l'ouvrir. Cette Lettre, dit-elle, a bien la mine de nous fournir une nouvelle matire d'examen sur les faons de parler bourgeoises.

Et, aprs l'avoir lue bas : justement continua-t-elle, c'est une Lettre du haut style, que m'Žcrit un homme qui est le bel esprit d'une Ville de Province o il demeure, & qui en est le harangueur lorsqu'il y passe quelque personne assez considŽrable pour tre exposŽe ˆ la fatigue d'essuyer une mauvaise Harangue. Elle lut ensuite la Lettre que voici :

 

 MADAM E.

 

 Je prends la plume, pour vous assurer par ces lignes de mes humbles respects, services & obŽissances ; ce m'est une grande gloire, Madame, que de vous tŽmoigner l'estime que je fais de vos mŽrites, le ressentiment que jÕai de toutes les faveurs dont vous m'avez comblŽ, quoi qu'indigne, durant le dernier voyage que jÕai fait en Cour ; j'y ai trouvŽ en vous, Madame, un astre bŽnin qui a rŽpandu sur moi ses douces influences, aussi ne perdrai-je aucun rencontre de m'en revancher ; bien est il vrai de dire que quelques services que je pusse vous rendre je demeurerai toujours ingrat, & ˆ Dieu ne plaise que je sois assez tŽmŽraire & outrecuidŽ, pour prŽtendre de mŽriter des faveurs si prŽcieuses ; ce nŽanmoins, Madame, comme votre gŽnŽrositŽ en mon endroit est encore plus grande que mon impuissance envers vous ; j'ose me flatter que vous recevrez en bonne part les tŽmoignages de la bonne volontŽ de celui qui prend la qualitŽ de,

 MADAME,

Votre bien humble, plus obŽissant, & trs-affectionnŽ, & acquis serviteur,

 

 DE LA PATELINIERE.

 

Voilˆ mon cher cousin, dit la Dame, de quoi vous exercer, en s'adressant au Commandeur, & en lui prŽsentant cette Lettre.

 

Elle est en trop bonne main, Madame, pour l'en tirer, rŽpondit le Commandeur en la refusant, & je conformerai toujours avec plaisir mes sentiments aux v™tres.

 

Si Madame la Marquise vous avait prŽsentŽ cette Lettre pour l'examiner, rŽpliqua la Dame avec chagrin, vous ne vous en dŽfendriez pas ; & ˆ ce que je vois, les nouvelles connaissances ont plus de crŽdit sur vous que les anciennes : mais puisque vous me refusez d'en dire vos sentiments je vais dire les miens.

 Il me semble donc, poursuivit-elle, sans donner le temps au Commandeur de rŽpondre au reproche qu'elle lui avait fait, que le dŽbut de cette Lettre est un lieu commun qui ne signifie rien : Je prends la plume pour vous assurer par ces lignes. Eh ! que voudrait-il donc prendre ? n'est-ce pas toujours avec une plume que l'on Žcrit une Lettre ? & ne sont-ce pas toujours des lignes dont elle est composŽe ? c'est donc parler pour ne rien dire & je serais d'avis par cette raison qu'on bann”t entirement des Lettres ces sortes d'expressions Je prends la plume, je mets la main ˆ la plume, je vous Žcris ces lignes, ces lignes sont pour vous assurer, & autres semblables.

 

Cette remarque est d'autant plus nŽcessaire, rŽpondit le Duc, qu'il y a quantitŽ d'honntes gens qui tombent dans le dŽfaut de mettre dans leurs Lettres de ces faons de parler inutiles & superflues.

 

Mes humbles respects, services & obŽissances, reprit la Dame, sont un mauvais entassement de termes ; il suffisait de dire "pour vous assurer de mes trs-humbles services ou de mon respect", & mes humbles respects est une faon de parler Bourgeoise, en ce que le mot d'humble, & celui de bien humble ne sont point du bel usage devant les termes de service & de respect ; & qu'il faut dire sans marchander, "trs-humbles services & trs-humbles respects".

 

Il me semble, dit le Duc, que le terme de trs-humble vient mieux avec celui de Service qu'avec celui de respect, on dit simplement "les assurances de mon respect" ; & si on veut y ajouter un terme plus soumis, on dit "de mon profond respect", & non pas "de mon trs humble respect" ; parce que le mot de respect semble porter avec lui la signification de trs humble.

 

Ce m'est une grande gloire, reprit la Dame ; il fallait dire, "c'est pour moi une grande gloire", ou "il m'est bien glorieux", pour Žviter ce mauvais tour d'expression ce m'est.

L'estime que je fais de vos mŽrites est encore une mauvaise faon de parler ; on ne dit point vos mŽrites dans ce sens lˆ, il faut dire "votre mŽrite" en singulier ; & l'estime que je fais est une expression qui n'est pas assez respectueuse pour Monsieur de la Pateliniere, Žcrivant ˆ une femme de qualitŽ.

 Le ressentiment que jÕai, il faut en ce sens la dire "la reconnaissance" qui est le terme propre pour les bienfaits comme celui de "ressentiment" est propre pour les injures.

De toutes les faveurs dont vous m'avez comblŽ ; cette faon de parler pourrait me faire rougir devant des gens qui ne me conna”traient pas assez, pour ne me point souponner d'avoir comblŽ de faveurs Monsieur de la Pateliniere.

 

Il est vrai, dit le Commandeur, que quoique le mot de faveurs signifie souvent la mme chose que celui de gr‰ces il peut tre pris diffŽremment, & Monsieur de la Pateliniere n'a pas sans doute songŽ ˆ la signification qu'on lui pourrait donner.

C'est une des connaissances les plus nŽcessaires pour bien parler, poursuivit le Commandeur, que de savoir bien placer ce qu'on appelle des Synonymes, c'est-ˆ-dire, des mots qui signifient ˆ peu prŽs la mme chose, comme sont ceux de gr‰ces & de faveurs, de ressentiment & de reconnaissance ; & il est difficile de parler juste, si l'on ne sait les propriŽtŽs & les diffŽrents usages des termes de cette espce.

 

La Dame continuant ˆ lire sa Lettre, quoi qu'indigne, reprit-elle, oh pour cela Monsieur de la Pateliniere, j'en demeure d'accord, & nous n'aurons point de dispute lˆ-dessus ; mais pour votre Astre bŽnin, & vos douces influences vous pouviez vous passer de ce pompeux Galimatias.

Aussi ne perdrai-je aucun rencontre de m'en revancher ; il fallait dire "aucune occasion" au lieu du mot de rencontre, & un rencontre est mal parler, il faut dire "une rencontre" ; se revancher d'une gr‰ce reue est une mauvaise expression ; le mot de revancher n'a d'usage que dans le sens opposŽ, "se revancher d'un affront, d'une injure" ; & il n'y a que ceux qui parlent mal qui s'en servent dans le sens dont il s'agit, joint que c'est augmenter le galimatias des douces influences que de dire qu'on veut s'en revancher.

Bien est-il vrai de dire est une expression d'un mauvais tour, il faut dire "il est vrai" au lieu de bien est-il vrai ; & il est vrai de dire est encore une mauvaise faon de parler dont se servent plusieurs gens de Palais ; je connais aussi des PrŽdicateurs cŽlbres qui font la mme faute, en disant souvent dans leurs sermons tant il est vrai de dire, il est donc vrai de dire que, ils ne savent pas que le mot de dire est entirement superflu & dŽsagrŽable en ces endroits lˆ.

Quelque service que je puisse vous rendre je demeurerai toujours ingrat ; cela s'appelle une fausse pensŽe ; on n'est jamais ingrat d'un bienfait quand on a le dŽsir de le reconna”tre quoiqu'on ne puisse pas y rŽussir ; parce que l'ingratitude est un vice du cÏur & de la volontŽ, & n'est pas un dŽfaut de puissance ou de crŽdit ; il fallait donc dire que vos services ne vous acquitteraient pas de l'obligation que vous croyez m'avoir, ou qu'ils ne me tŽmoigneraient qu'imparfaitement la reconnaissance que vous en avez.

A Dieu ne plaise que je sois assez tŽmŽraire, est une faon de parler gothique qui n'est plus en usage, non plus que votre mot de outrecuidŽ.

Pour prŽtendre de mŽriter des faveurs si prŽcieuses, l'impertinent homme avec ses faveurs.

Ce nŽanmoins, Madame, comme votre gŽnŽrositŽ en mon endroit est encore plus grande que mon impuissance envers vous, y a-t-il rien de plus ridicule ?

 

Il est vrai, dit le Commandeur en souriant, que votre gŽnŽrositŽ ˆ l'endroit de Monsieur de la Pateliniere, & son impuissance envers vous sont une opposition qui a quelque chose de plaisant, cependant la pensŽe n'en est pas mauvaise si elle Žtait exprimŽe autrement.

 

Je vous dŽfie d'en faire rien de bon, reprit la Dame, ainsi que de toute cette Lettre qui est impertinente depuis le commencement jusqu'ˆ la fin.

 

Je crois comme vous rŽpondit le Commandeur, qu'il serait difficile d'en faire une belle Lettre, cependant je suis persuadŽ qu'elle manque plus dans les expressions. que dans les pensŽes, & que si elles y Žtaient expliquŽes autrement, on en pourrait faire quelque chose de raisonnable.

 

 Eh ! de gr‰ce, reprit la Dame, voyons un peu comment vous vous y prendriez pour la rendre supportable.

 

 Il aurait pu par exemple, rŽpliqua le Commandeur, sans s'Žloigner de ses pensŽes, vous dire qu'il se donne l'honneur de vous Žcrire, pour vous assurer de son respect, & de la parfaite reconnaissance qu'il conserve de toutes les gr‰ces qu'il a reues de vous durant son sŽjour ˆ la Cour, qu'il y a trouvŽ en vous une gŽnŽreuse protectrice, qu'il ne perdra aucune occasion de vous marquer combien il est touchŽ de vos bienfaits, qu'il n'est pas assez prŽsomptueux pour se flatter de les mŽriter par ses services ; mais que votre gŽnŽrositŽ est assez grande pour supplŽer ˆ son manque de pouvoir, & pour vous faire recevoir favorablement les tŽmoignages de son zle & de sa bonne volontŽ.

 

Voilˆ prŽcisŽment, dit la Marquise, toutes les mmes pensŽes de la Lettre qui nous a paru si ridicule, & Monsieur le Commandeur nous a tenu parole, quand il nous a dit que l'on en pourrait faire une Lettre raisonnable ; ce qui doit nous confirmer que les mauvaises expressions sont capables de rendre ridicules des pensŽes qui ne le sont point.

 

Cela est sans difficultŽ, dit le Commandeur, la plupart des hommes pensent les uns comme les autres, si l'on en ™te certains prŽjugŽs attachez ˆ la diffŽrence de leurs Conditions ; mais ils ne s'expriment pas de la mme manire ; il y a autant de diffŽrence entre ceux qui nŽgligent la connaissance des beautŽs & des dŽlicatesses de leur langue naturelle, & ceux qui la savent & qui la parlent bien, qu'il y en a entre un Barbouilleur d'Enseignes de Cabaret, & un excellent Peintre ; ils ont tous deux les mmes idŽes des choses qui se prŽsentent ˆ leurs yeux, & ils expriment souvent les mmes objets, un homme, un cheval, un arbre, un Palais, avec cette diffŽrence que le bon Peintre reprŽsente ces choses exactement & telles qu'elles sont, & que le Barbouilleur n'en donne qu'une idŽe confuse & grossire ; parce qu'il n'en sait faire que des figures estropiŽes & imparfaites.

 

Je suis ravie, dit la Marquise, que Monsieur le Commandeur nous ait expliquŽ si clairement, la diffŽrence qu'il y a entre une personne qui parle bien & une autre qui parle mal. Je me servirai utilement de cette comparaison pour convertir certains Courtisans ignorants, qui se moquent de toutes les Observations qu'on fait sur notre langue ˆ dessein de la perfectionner & de l'embellir, & qui croient avoir suffisamment prouvŽ que c'est une occupation frivole & inutile, lors qu'ils ont dit : qu'importe comment on s'exprime, pourvu qu'on se fasse entendre.

 

C'est de quoi il s'agit, reprit le Commandeur ; & celui qui croit qu'on l'entend quand il parle son jargon, est fort sujet ˆ s'y tromper ; car outre qu'il Žcorche les oreilles dŽlicates par ses mauvais termes, qui marquent une basse & mauvaise Žducation, il tombe souvent dans des obscuritŽs & des Žquivoques causŽes par l'ignorance des propriŽtŽs & des diverses significations des termes dont il se sert, comme nous venons de voir dans les mots de faveurs & d'impuissance, qui peuvent tre expliquŽs ridiculement dans cette Lettre & contre l'intention de celui qui l'a Žcrite.

Il y a, outre les Žquivoques causŽes par les diffŽrentes significations qu'on peut donner aux termes, celles qui viennent de la construction. Je vais, poursuivit le Commandeur, vous en montrer un exemple dans un Billet que jÕai reu ce matin d'un homme de la Cour, le voici :

Le Comte de ... dit hier au Marquis de ... qu'il venait d'apprendre au Bureau, que son RŽgiment Žtait destinŽ pour l'Italie, & qu'il aurait bient™t ordre de marcher.

Je vous prie de me dire si c'est le RŽgiment du Comte ou celui du Marquis, qui est destinŽ pour l'Italie ; car pour moi je ne puis pas le deviner sur ce Billet.

 

 Cela est assez difficile, reprit le Duc, ˆ moins que vous ne sachiez quelque circonstance particulire qui vous dŽtermine.

 

Je sais, rŽpondit le Commandeur, que le Marquis de.... & le Comte de.... sont deux Colonels de mes amis, dont les RŽgiments sont en Flandres ; mais je sais bien que ceux qui Žcrivent de cette sorte devraient apprendre ˆ s'expliquer plus clairement.

 

Cela n'est pas toujours si aisŽ que l'on pense, rŽpliqua le Duc, ces son & ces il, qu'on appelle, ce me semble, des pronoms, font souvent de l'obscuritŽ dans le discours ; parce qu'ils peuvent tre appliquŽs aux diverses personnes, ou aux divers sujets dont on parle ; & les gens de Lettres y tombent aussi bien que les gens de la Cour.

 

Je le crois, rŽpondit le Commandeur ; mais il serait bon que les uns & les autres se souvinssent qu'on ne parle & qu'on n'Žcrit que pour se faire entendre ; & cela n'est pas difficile quand on veut s'y appliquer.

Qui est-ce qui empchait, par exemple, cet homme de la Cour de m'Žcrire Le Comte de... apprit hier au Bureau, que son RŽgiment est destinŽ pour l'Italie, & que ce RŽgiment aurait bient™t ordre de marcher, il l'a dit au Marquis de ... ou si c'est le RŽgiment du Marquis, pourquoi ne pas dire : Le Comte de... apprit hier que le RŽgiment du Marquis de... est destinŽ pour l'Italie, il en a averti le Marquis ; & que ce RŽgiment aurait bient™t ordre de marcher.

Il y a quantitŽ d'autres mauvaises constructions & des transpositions de mots, qui font un sens si embrouillŽ dans les Lettres & dans les discours de certaines gens qu'il n'est pas possible aux plus ŽclairŽs de deviner ce qu'ils veulent dire ; mais comme les exemples en sont infinis, il serait trop ennuyeux de les examiner.

 

Pendant que nous sommes sur les Lettres, reprit la Dame, je voudrais bien que nous examinassions la manire de les finir. Je crois, ajouta-elle, que la fin de la Lettre de Monsieur de la Pateliniere ne nous servira pas de modle, la voici :

J'ose me flatter que vous recevrez en bonne part les tŽmoignages de la bonne volontŽ de celui qui prend la qualitŽ de

Il fallait dire, "que vous recevrez favorablement", au lieu d'en bonne part, ou "que vous agrŽerez les tŽmoignages de mon zle & de ma bonne volontŽ", & finir par un je suis.

Il y a des gens, continua la Dame, qui croiraient que leurs Lettres seraient imparfaites, s'ils ne les finissaient par ces lieux communs, celui qui prend la qualitŽ de, le titre de celui qui se dit, ou qui fait gloire de se dire, & autres semblables.

 

 Cela est vrai, dit le Commandeur, & jÕai connu dans les pays estrangers un de nos Ducs qui y Žtait Ministre du Roy, & qui se piquait de bien Žcrire ; il diversifiait avec un trs grand soin toutes les fins des Lettres qu'il Žcrivait au Roy ; & il faisait en sorte qu'elles fussent toujours liŽes au corps de la Lettre, afin de tomber, comme on dit, en cadence ˆ la souscription ordinaire qu'on y met. Il me disait un jour, en me parlant de l'application qu'il y avait ˆ varier ces fins de Lettres, que c'Žtait un respect qu'il croyait devoir au Roy d'en user ainsi. Je lui dis que j'Žtais persuadŽ que le Roy le dispenserait volontiers de cette peine, qui me paraissait entirement inutile, & qu'un je suis avec un profond respect, Žtait aussi soumis & valait mieux que toute cette broderie. Il me soutint fortement le contraire & nous ne nous entre-persuad‰mes point, comme il arrive d'ordinaire entre ceux qui sont de diffŽrents avis.

 

C'Žtait une vieille coutume, dit le Duc, dont on est prŽsentement bien revenu ; & toutes ces fins de Lettres que Madame nous a remarquŽes, sont des faons de parler usŽes qui sont entirement bannies du commerce de ceux qui Žcrivent bien.

 

Mais que dites-vous, dit la Dame, du raffinement de Monsieur de la Pateliniere, lorsqu'il met ˆ la souscription de sa Lettre, votre bien humble, plus obŽissant, & trs-affectionnŽ, & acquis serviteur ?

 

Je dis, Madame, rŽpondit le Duc, qu'il vous met tout ce qu'on peut mettre au bas d'une Lettre mais qu'il n'y met pas ce qu'il y faut mettre, & qu'il y en met trop & trop peu.

 

Comment se peut-il faire, dit l'AbbŽ, qu'il y ait trop & trop peu de quelque chose dans un mme sujet ?

 

Cela est aisŽ ˆ expliquer, reprit le Commandeur. Mr. le Duc veut dire sans doute qu'il y a trop de termes & trop peu de respect, parce que ceux de "trs-humble & de trs obŽissant" satisfont ˆ tout, & que ceux de trs-affectionnŽ & d'acquis serviteur, ne servent qu'ˆ diminuer de la civilitŽ des deux autres.

 

Je sais, dit l'AbbŽ, que le terme de trs affectionnŽ, ne s'Žcrit que du SupŽrieur ˆ l'inferieur ; mais il me semble que cela n'a pas beaucoup de fondement, car le mot de trs-affectionnŽ, ajoute par sa signification un tŽmoignage d'attachement pour celui ˆ qui on Žcrit.

 

Cependant, reprit le Commandeur, il a plu ˆ l'usage d'en dŽcider autrement : il est plus civil de ne mettre au bas d'une Lettre que trs-humble serviteur, que d'y mettre trs-humble & trs-affectionnŽ, & il faut tre fort au dessus de celui ˆ qui on Žcrit, ou tre incivil, ou mal instruit de l'usage, pour lui donner du trs-affectionnŽ.

Les termes de trs-humble & de trs-acquis serviteur ne sont pas d'un style si supŽrieur, & ce mot de trs-acquis est une chicane inventŽe par ceux qui n'osent mettre le trs-affectionnŽ aprs le trs- humble, de peur qu'on ne le trouve mauvais, & qui ne veulent pas aussi y mettre le trs-obŽissant. Je connais une femme de qualitŽ qui s'est brouillŽe sans retour avec une autre, pour lui avoir mis au bas d'une Lettre, qu'elle Žtait sa trs-humble & trs-acquise servante. Celle ˆ qui cette Lettre Žtait Žcrite, lui rŽpondit qu'elle ne voulait point de cette acquisition ; & elle n'a pu se rŽsoudre ˆ lui pardonner ce mot.

Il y en a d'autres qui, pour Žviter le trs-obŽissant, mettent le trs-obligŽ en sa place : il est plus honnte que le trs-acquis, mais il n'est pas si civil que le trs-obŽissant ; & c'est encore une chicane que de s'en servir, ˆ moins qu'on ne mette trs-humble, trs-obŽissant & trs-obligŽ serviteur, & alors il marque effectivement l'obligation qu'on a ˆ celui ˆ qui on Žcrit.

Cela me fait souvenir, qu'Žtant ˆ la Cour de Turin, j'appris qu'on y observe exactement ces diffŽrents degrŽs dans les souscriptions. Le Duc de Savoie Žcrivant au Roy, met au bas de ses Lettres, trs-humble & trs-obŽissant serviteur ; il ne met au Roy d'Espagne que trs-humble & trs-obligŽ, & au Roy d'Angleterre que trs-humble & trs-affectionnŽ.

Autrefois, continua le Commandeur, on mŽnageait beaucoup plus les termes de civilitŽ dans les souscriptions, qu'on ne fait prŽsentement ; on examinait avec soin les conditions de ceux ˆ qui on Žcrivait ; on s'en formait divers degrŽs, auxquels on Žcrivait diffŽremment ; aux uns on mettait un ou deux mots au bout de la ligne ; aux autres on mesurait l'espace du papier blanc entre le Monsieur & la premire ligne, & on y en laissait plus ou moins ˆ proportion de l'opinion qu'on avait de sa qualitŽ, & souvent ˆ proportion du degrŽ d'orgueil de celui qui Žcrivait. JÕai connu des Princes & des gens de grande qualitŽ, qui ont perdu de leurs meilleurs amis, pour avoir voulu soutenir en leur Žcrivant, ces vains formulaires de Lettres qu'ils copiaient de ceux de leurs Anctres, sans considŽrer qu'il faut changer selon les temps, & qu'il serait ridicule prŽsentement de ne pas laisser la ligne ˆ certaines gens, parce que leurs pres ne la laissaient pas aux pres de ceux ˆ qui ils Žcrivent, & de leur mettre les mmes souscriptions. La civilitŽ a augmentŽ parmi nous ˆ mesure, que la politesse s'y est introduite ; & c'est cette politesse qui a Žtabli sagement la mode d'Žcrire en billet, o l'on supprime toutes sortes de souscriptions & de cŽrŽmonies dans les Lettres, afin que ceux ˆ qui on Žcrit n'aient pas sujet de se plaindre, qu'on ne leur accorde pas tous les honneurs qu'ils prŽtendent.

A l'Žgard des gens de Provinces, continua le Commandeur, on ne doit pas leur savoir mauvais grŽ quand ils manquent aux titres & aux souscriptions dans leurs Lettres, parce que cela ne vient que de ce qu'ils ignorent le bon usage ; & ils sont plut™t sujets ˆ en donner trop que trop peu, tŽmoin le vain titre de Votre Grandeur qu'ils donnent non seulement aux PrŽlats qui devraient le rejeter comme une tentation du malin esprit, mais qu'ils prodiguent servilement ˆ tous les gens en crŽdit ; & il est aisŽ de juger que Mr. de la Pateliniere a fait tout de son mieux, quand il a dit qu'il Žtait votre bien humble, plus obŽissant & trs-affectionnŽ serviteur.

Ces expressions de bien humble & de plus obŽissant Žtaient encore en usage au commencement de ce sicle, poursuivit le Commandeur, mais elles ont vieilli & sont devenues Bourgeoises depuis ces derniers temps.

Pour celui de trs-affectionnŽ, il n'y a plus gure de gens qui ne sachent que c'est un terme de hauteur ; & comme on n'Žcrit pas d'ordinaire aux gens pour les f‰cher, il est bon de ne s'en point servir, ˆ moins que d'tre constituŽ en une dignitŽ assez grande, pour tre en droit d'en user : mais on peut compter que ceux qui ne se servent pas en cela de tout leur droit ou qui Žvitent d'en faire usage, entendent mieux leurs intŽrts, que ceux qui s'attachent ˆ ne rien rel‰cher de leurs prŽtentions lˆ-dessus.

 

Il y a, dit la Marquise, d'autres manires de s'exprimer dans les Lettres ordinaires, qui mŽrite bien d'tre examinŽes ; je connais des gens de la Ville & des Provinces, qui Žcrivant ˆ leurs parents, mettent au haut de leurs Lettres, Monsieur & cher Pre, Monsieur & cher Cousin, Madame & chre Tante, Madame & chre Nice ; & il me semble qu'il faut dire, "Monsieur mon cher Pre, Madame ma chre Tante", ou ne dire que "Monsieur & Madame", sans faire mention du degrŽ de parentŽ.

 

Cette remarque me parait trs-juste, rŽpondit le Commandeur.

 

Il y en a, poursuivit la Marquise, qui commencent ensuite leurs Lettres, par jÕai reu la v™tre, ou jÕai reu l'honneur de la v™tre ; & d'autres, par celle-ci est pour vous assurer, celle-ci vous assurera ; il me semble qu'il faudrait dire "jÕai reu votre Lettre", "jÕai reu la Lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'Žcrire", "cette Lettre vous assurera".

 

La v™tre & celle-ci, dit le Commandeur, sont de mauvaises expressions pour dire "votre Lettre", ˆ moins qu'elles n'aient relation ˆ ce mot ; comme lorsqu'on a dit, "jÕai reu la Lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'Žcrire", on peut dire ensuite : "celle-ci vous assurera" ; ou lorsqu'on a dit, "je vous ai mandŽ par ma Lettre du...." on peut dire : "la v™tre m'apprend", &c. Mais c'est un mauvais style de commencer une Lettre par jÕai reu la v™tre, & les Marchands y ajoutent, jÕai reu l'agrŽable v™tre.

Il y a des gens, poursuivit le Commandeur, qui se servent encore du mot la prŽsente, je vous Žcris la prŽsente, la prŽsente est pour vous faire savoir ; & dans les vieux Protocoles des SecrŽtaires d'Etat ils mettaient ˆ la fin des Lettres qu'ils Žcrivaient au nom du Roy la prŽsente n'Žtant ˆ autre fin, je ne la ferai plus longue que pour prier Dieu &c.

Ce mot de la prŽsente pour dire la Lettre, n'a plus d'usage entre les particuliers, qui Žcrivent bien.

Il y en a encore, continua le Commandeur, qui disent : je vous adresse l'incluse, pour dire, qu'ils vous envolent une autre Lettre avec la leur, ce mot me para”t assez commode, mais il n'a pas encore ŽtŽ adoptŽ par le bel usage.

 

 Et comment dit-on donc pour exprimer la mme chose ?, reprit l'AbbŽ, qui croyait que l'incluse Žtait un mot fort ŽlŽgant.

 

On dit, rŽpondit le Commandeur, "je vous adresse une telle Lettre", "je joins cette Lettre ˆ la mienne" ; & l'on dit encore "la Lettre ci jointe".

 

Mais l'incluse dit tout cela en un seul mot, reprit l'AbbŽ, & il me para”t qu'il y a bien de la fantaisie dans toutes ces dŽlicatesses sur le choix d'un mot, au lieu d'un autre mot qui signifie la mme chose, & qu'il n'y a rien dont on puisse se passer plus aisŽment, que de conna”tre ces diffŽrences & que de les mettre en pratique..

 

Je crois comme vous, reprit le Commandeur qu'on s'en passe plut™t que de boire & de manger : cependant que diriez-vous d'un homme qui emploierait les termes que nous venons d'examiner, & qui vous Žcrirait ?

 Monsieur & cher Cousin.

 JÕai reu l'agrŽable v™tre avec l'incluse que je ne manquerai de faire rendre ˆ son adresse, la prŽsente vous informera de l'Žtat de ma santŽ, laquelle est bonne Dieu merci, priant Dieu qu'ainsi soit de vous.

 

Ce commencement de Lettre fit rire le Duc & les deux Dames, & embarrassa l'AbbŽ.

 

Il me semble, dit le Duc, que ce style-lˆ ressemble fort ˆ celui des SecrŽtaires de Saint Innocent ; & qu'un homme du monde qui l'imiterait en quelque chose, se ferait moquer de lui.

 

Il est donc nŽcessaire, rŽpondit le Commandeur, d'tre instruit des faons de parler qui sont du bel usage, & de celles qui n'en sont pas pour exprimer les mmes choses, afin de ne se point servir des expressions basses & populaires, sur peine d'tre regardŽ comme un homme nŽ parmi le peuple, & d'tre convaincu de manque d'Žducation, & d'une ignorance grossire.

 

Il y a une autre matire ˆ examiner pour parler correctement, reprit le Duc, c'est celle des bonnes & des mauvaises prononciations, sur lesquelles il me semble qu'il y a peu de gens ˆ la Cour, ˆ la Ville, & dans les Provinces, qui ne fassent des fautes capables de les exposer ˆ la raillerie.

 

Cela est vrai, rŽpondit la Marquise ; & je prŽtends bien profiter encore des observations de Monsieur le Commandeur lˆ-dessus, ainsi que sur d'autres sujets beaucoup plus importants que ce qui regarde la politesse du langage.

 

Elle se leva ensuite pour aller ˆ la promenade, le reste de la compagnie la suivit, & promit de se rassembler le lendemain ;

& moi, Monsieur, je vous promets de vous faire part de la suite de leurs conversations, si celles ci rŽussissent ˆ vous divertir.

Je suis, &c.

 

FIN

 


 

 EXTRAIT DV PRIVILEGE du Roy.

 

Perralles, le

PAR Grace & Privilge du Roy, donnŽ ˆ Versailles, le 12. juillet 1689. Il est permis ˆ M. D. C. de faire imprimer les Îuvres de sa composition en prose & en vers sur la puretŽ de la Langue Franaise, & sur d'autres matires, tant de morale que de belles lettres, & ce pendant le temps & espace de six annŽes consŽcutives. Avec dŽfense ˆ tous Imprimeurs & Libraires de les imprimer, vendre & dŽbiter, sous les peines portŽes par lesdites Lettres.

 

 RegistrŽ sur le Livre de la CommunautŽ des Imprimeurs & Libraires de Paris le 18. DŽcembre 1690. SignŽ, P. AUBOUIN, Syndic.

 

 Mondit Sieur De ...... a cŽdŽ & transportŽ le droit du prŽsent Privilge au sieur Claude Barbin Marchand Libraire, pour le prŽsent Ouvrage.

Accents et prononciation

In: De la science du monde, et des connoissances utiles à la conduite de la vie. Par M. Franois de Callières, 1717, Paris, Ganeau

1re conversation, Chapitre 5, pp. 42-61

..........................

Je crois, dit le Duc, qu'il est encore nŽcessaire de se corriger de la mauvaise prononciation & du mauvais accent que chacun apporte de sa Province.

Cela est vrai, rŽpondit le Commandeur, & il ne faut souvent que quelque mot mal prononcŽ ou dit avec un mauvais accent, pour faire tourner en ridicule une personne qui serait d'ailleurs fort estimable, parce que la plupart des hommes s'attachent aux choses extŽrieures, & reprennent avec joie les moindres dŽfaut d'autrui, sans se soucier d'examiner leurs bonnes qualitŽs.

II me semble, dit la Marquise, qu'il serait utile & divertissant d'examiner quelques accents & quelques prononciations des gens de la Cour, de la Ville & des Provinces comme faisant partie des agrŽments ou des dŽfauts du langage.

 

De tous les diffŽrents accents qui sont en usage dans les diffŽrentes Provinces de France, reprit le Commandeur, l'accent Gascon est ˆ mon grŽ le seul qui donne de la gr‰ce au discours pourvu qu'il ne soit pas trop fort, & qu'il n'en reste qu'une petite pointe, comme celle que l'ail donne aux sauces, quand il n'y en a que fort peu, mais qui n'est pas supportable quand on y en met trop. La comparaison n'est pas fort relevŽe, ajouta le Commandeur, mais elle convient au pays dont nous parlons.

Voilˆ, dit la Marquise, un grand privilge que vous accordez aux Gascons en approuvant leur accent, & en condamnant tous les autres.

Il est vrai, Madame, rŽpondit le Commandeur, & je consulte peut-tre en cela plut™t mon gožt que la raison car, ˆ le bien prendre, il ne faut avoir aucun accent, mais s'il y en a quelqu'un d'agrŽable, il me semble que c'est celui-lˆ, surtout dans la bouche de quelques jeunes & aimables Gasconnes dŽpaysŽes, telles qu'il en vient de nos Provinces, qui sont au-delˆ de la Loire.

Comme la Marquise Žtait de ce pays-lˆ, & en avait retenu quelque chose dans sa manire de prononcer, elle sut trs-bon grŽ ˆ M. le Commandeur de cette prŽfŽrence.

En vŽritŽ, lui dit-elle, vous savez bien mettre vos rgles en pratique, en ne perdant aucune occasion de dire des choses obligeantes, & je suis d'avis que toutes les Dames qui sont nŽes comme moi au-delˆ de la Loire, vous remercient du privilge que vous leur accordez.

Oui mais, dit la Dame, M. le Commandeur ne s'aperoit pas qu'il dŽsoblige en mme temps les femmes de l'autre moitiŽ du Royaume, sans en excepter celles qui sont nŽes dans la Capitale, dont il condamne l'accent aussi bien que celui des Provinces voisines.

J'avoue, Madame, reprit le Commandeur, que je ne serais pas d'avis qu'on conserv‰t l'accent, ni la prononciation de plusieurs de nos Provinces, ni mme de certains quartiers de Paris, car quoique Paris soit le centre de la politesse, elle n'est pas rŽpandue sur tous les habitants de cette grande Ville, particulirement en matire de langage.

Je connais, reprit le Duc, des gens de la Cour, qui ne prononcent pas mieux que plusieurs gens de la Ville & des Provinces, au moins si j'en juge par mes oreilles. Mais comme je puis fort bien m'y tromper, je serai bien-aise de savoir vos sentiments sur quelques prononciations que j'y entends fort souvent.

Il y a par exemple quantitŽ d'hommes & de femmes de la Cour qui disent, vous m'excuserais, vous verrais, vous dirais, vous ferais, & qui prononcent ces mots-lˆ comme le mot de marais, & moi je crois qu'il faut prononcer, "vous m'excuserez", "vous verrez", "vous direz", & que tous ces mots-lˆ se doivent prononcer comme les mots de parŽs & dorŽs.

Je suis entirement de cet avis, rŽpondit le Commandeur, & on ne peut ni mieux expliquer, ni mieux dŽcider la question.

Il me semble pourtant, dit la Dame, que ce sont les gens de la Cour qui doivent dŽcider de la prononciation, & que puisqu'ils prononcent vous verrais, vous dirais, vous ferais, c'est ainsi qu'il faut prononcer.

Cette consŽquence n'est pas toujours juste, reprit le Commandeur, car la Cour Žtant composŽe de gens de la Ville & des Provinces, la plupart y apportent leurs mauvaises prononciations, tŽmoin celle dont il s'agit qui est une prononciation Parisienne, qui s'est introduite depuis peu dans le commun des courtisans, & surtout parmi les femmes, qui font moins de rŽflexion sur la Langue, ce qui n'empche pas que ceux qui parlent bien, ne disent, comme on a toujours dit, "vous verrez", "vous direz", vous "ferez", qui est la seule bonne manire de prononcer ces mots-lˆ, & pour vous en donner une preuve tirŽe des exemples que M. le Duc a citŽs fort ˆ propos, si un homme voulait faire rimer ces deux mots, en disant :

ConsidŽrez, dans ce marais.

Les roseaux que vous y verrais.

Tous ceux qui savent notre Langue, diraient que ce serait une fausse rime : & si au contraire, il disait en parlant de Versailles,

Ce superbe Palais & ces lambris dorŽs

Ces beaux jardins que vous verrez.

ils trouveraient la rime fort juste.

Pour marquer, reprit le Duc, qu'il y a ˆ la Cour des gens qui parlent & qui prononcent mal, j'en connais plusieurs & des plus qualifiŽs, qui prononcent un comba, un cha, un pla, un po, un fago, un so ; & cependant je crois qu'il faut prononcer "un combat", "un chat", "un plat", "un pot", "un fagot", "un sot", en marquant le t qui est ˆ la fin de ces mots-lˆ. II y en a aussi plusieurs qui prononcent le pont-neu, un Ïu, du bÏu, comme on prononce du feu & il faut prononcer le pont neuf, un Ïuf & du bÏuf, en marquant l'f. Je crois encore qu'il faut dire, un sac, un trictrac, du tabac, du cotignac [p‰te de coing] & non pas un sa, un trictra, du taba, du cotigna, comme ceux qui en pensant adoucir ces prononciations les rendent fades & de dŽsagrŽables. Mais pendant que nous sommes sur les prononciations en ac, je voudrais bien savoir s'il faut prononcer l'Arsenac ou l'Arsenal.

I1 n'est pas douteux, rŽpondit le Commandeur, que pour parler rŽgulirement, il faut dire l'Arsenal, & que l'Arsenac est une corruption introduite par le Peuple qui a ŽtŽ adoptŽe par un certain nombre de gens du monde, qui disent comme le Peuple l'Arsenac, plusieurs mme vont jusqu'ˆ dire, que ceux qui affectent de rejeter ce mot-lˆ, & quantitŽ d'autres mots que le public a corrompu, font ce qu'ils appellent pindariser ; cependant il faut prendre garde de ne pas imiter diverses autres prononciations populaires, ˆ moins qu'elles ne soient reues de longtemps par les gens du monde, & qu'elles n'aient acquis le droit de prescription contre les critiques du langage.

Il me semble, reprit le Duc, qu'il faut encore ajouter ˆ ce que M. le Commandeur a fort bien remarquŽ, que quand, mme il se trouverait encore des gens assez complaisants pour se servir du mot de l'Arsenac, qui est trs mauvais, il faut toujours Žcrire l'Arsenal, mais je ne crois pas qu'il faille dire cheux vous, ni cheux moi, comme dit toujours un vieux Seigneur de la Cour, au lieu de dire "chez vous" & "chez moi", & je crois qu'il ne faut pas dire aussi comme lui avantzhier, au lieu de dire avant-hier ni devantzhier comme disent ceux qui parlent encore plus mal.

Il y a beaucoup de gens, continua le Duc, qui prononcent norir, noriture & norrice & je crois qu'il faut toujours prononcer nourir, nouriture & nourice : cependant il y a des femmes de la Cour qui y sont depuis longtemps, & qui m'ont soutenu qu'on y disait Madame la norice, & non pas "Madame la nourice", & que l'on y disait encore norir & noriture, ce qui est Žgalement mal parler.

Je crois, dit le Commandeur, que celles qui disent Madame la norice ont pris cette mauvaise prononciation de quelques nourrices ou de quelques femmes de chambre, mais il ne faut pas les imiter en cela.

I1 y en a, poursuivit le Duc, qui en ™tant un u au mot de nourrice, l'ajoutent ˆ des mots qui n'en doivent point avoir, comme ceux qui prononcent Roume, Poulougne, Coulougne, Boulougne, au lieu de prononcer Rome, Pologne, Cologne, Bologne, & qui prononcent un pourtrait au lieu d'un portrait, une chouse, pour dire une chose, & il y en a plusieurs qui prononcent tunber, au lieu de dire tomber.

Ces dernires prononciations, reprit le Commandeur, sont du vieux temps, & il n'y a gure que les gens de la minoritŽ du feu Roi qui prononcent ainsi. Il y en a aussi de ce temps-lˆ qui disent qu'ils vont se pourmener, au lieu de dire se promener, & qu'ils viennent de la pourmenade, au lieu de la promenade.

Ceux de la mme date prononcent en ois les mots de j'avois, je disois, je faisois, au lieu de prononcer j'avais, je disais, je faisais, comme on prononce "je fais", "je vais". Il en est de mme des noms de quelques nations, ils prononcent en ois, les Anglois, les Hollandois, les Polonois ; cependant l'usage a introduit de prononcer les Anglais, les Hollandais, les Polonais : on prononce aussi les Franais, exceptŽ en vers & dans les discours publics, o on prononce encore en ois, "les Franois". Mais comme l'usage a ses bizarreries, il a respectŽ les prononciations anciennes des SuŽdois & des Danois, & on ne peut pas dire un Suedais, ni un Danais. On dit aussi les Hongrois, les Bavarois, les Navarois, mais on prononce un Milanais, un Piedmontais, un Lionnais, & non pas un Milanois, un Piedmontois, un Lionnois, quoiqu'on les Žcrive de cette sorte.

Voici encore un autre effet du caprice & de l'inŽgalitŽ de l'usage : on prononce "droit" & "droiture" comme on l'Žcrit, & on prononce "adroit" & "endroit", comme si on Žcrivait adret & endret : on Žcrit "foible" & "foiblesse", & cependant le plus grand usage est de prononcer feble & feblesse. Il en est de mme de "froide, froideur, roideur", on prononce frede, fredeur, redeur.

I1 y a, poursuivit le Commandeur, plusieurs gens de la Cour qui prononcent mal des mots qui se terminent en eur, & qui disent mon tallieux, mon brodeux, mon baigneux, comme s'il y avait un x ou une s ˆ la fin. Ils disent aussi un trompeux, un mocqueux, un railleux, un parleux, un causeux ; cependant il faut dire, "un tailleur", "un brodeur", "un trompeur", "un railleur", "un causeur" & ainsi des autres semblables, en prononant l'r qui est ˆ la fin de tous ces mots lˆ. Mais il y a d'autres mots o il ne faut pas prononcer l'r qui est ˆ la fin, comme dans ceux-ci : un Conseiller, un Cocher, un Ecuyer, un Roturier, un Portier, un Courrier, un LŽvrier, un Jardinier. Il ne faut pas aussi prononcer la dernire r aux mots de "premier" & "dernier". On prononce "M. le PremiŽ" en parlant du premier Ecuyer du Roi, quoiqu'on l'Žcrive de cette dernire manire, & on prononce "le derniŽ venu", quoiqu'on Žcrive le dernier venu : il en est de mme des infinitifs qui se terminent par une r, comme parler, aller, partir, sortir ; c'est une mauvaise prononciation Parisienne que de faire sonner l'r ˆ la fin de ses infinitifs, qui se doivent prononcer allŽ, parlŽ, parti, sorti, comme s'il n'y avait point d'r ˆ la fin, exceptŽ dans les vers ou il faut prononcer l'r lorsqu'elle marque la rime, ou qu'elle est suivie d'une voyelle. Il en est de mme du mot de plaisir, il faut prononcer plaisi, comme s'il n'y avait point d'r, ˆ moins que le mot qui suit ne commence par une voyelle, comme quand on dit, c'est un plaisir extrme, alors l'r se prononce & non autrement Il n'en est pas de mme des mots desir, soupir, martir, o l'r se doit toujours prononcer, mais sans allonger la dernire syllabe, comme font plusieurs du commun des Parisiens, qui prononcent desiir, soupiir, martiir, alleer, parleer, partiir, sortiir. Ils allongent encore la prononciation de quelques autres mots comme celui d'affaire, qu'ils prononcent affeere, comme s'il y avait deux ee au lieu d'un a & d'un i. Il y en a aussi qui prononcent un maasson, un baatteau & naager, comme s'il y avait deux aa ˆ chacun de ces mots-lˆ, au lieu de prononcer un masson, un batteau & nager avec un a bref. Plusieurs Bourgeois de Paris prononcent aussi la gloŸere, la victoŸere, l'histoŸere, une ŽcritoŸere, comme s'il y avait un u, au lieu de prononcer la gloire, la victoire, l'histoire, une Žcritoire ; & il y en a beaucoup qui ne prononcent point ce qu'on appelle les ll mouillŽes, & qui disent un Conse•er, de la pa•e, du bou•on, au lieu de prononcer "un Conseiller", "de la paille" & "du bouillon". Il y a ˆ Paris un grand nombre d'autres mauvaises prononciations dont un plus long rŽcit pourrait vous ennuyer, & qui ne sont que du bas peuple comme est cette dernire.

 

Mais, dit la Dame, aprs avoir parlŽ de celles de la Cour & de la Ville, encore faut-il dire quelque chose de celles des Provinces, surtout des pays situŽs au-delˆ de la Loire, qui ont trouvŽ gr‰ce auprs de M. le Commandeur, & puisqu'il ne juge pas ˆ propos de les remarquer, je suis d'avis de prendre ce soin.

Il y a quelques jours que je reus une visite d'un homme du pays d'adjieucias, qui dans la description qu'il me fit de sa maison de campagne qu'il appela son Ch‰teau, me dit qu'il y avait un pron & une trasse. Je n'entendis pas d'abord ce qu'il me disait, mais je devinai dans la suite qu'il voulait dire un perron & une terrasse. Ce qui me le fit deviner, c'est qu'il parla de sa perruque qu'il nomma sa pruque : il me dit qu'il avait chez lui de bons melons au lieu de prononcer de bons mŽlons sans marquer d'accent sur l'Ž ; il me dit ensuite qu'il avait bien de doleur de quitter Paris, pour dire bien de la douleur.

Je connais lui dis-je, Monsieur . . . qui est Intendant de votre Province. Il y put beaucoup, Madame, me rŽpondit-il. Je crus d'abord qu'il me disait que M. l'Intendant de... sent mauvais, mais ce n'Žtait pas cela, il voulait dire, qu'il y a beaucoup de pouvoir.

Ces deux qualitŽs ne sont pas toujours incompatibles dans le mme homme, reprit la Marquise, car j'en connais un qui peut, & qui put beaucoup au Pays o il est.

Je le crois rŽpondit la Dame, mais pour revenir ˆ mon Gascon, je lui parlai des Dames de son pays & je lui dis qu'elles avaient la rŽputation d'avoir beaucoup d'esprit. Il est vrai, me rŽpondit-il, qu'il y at en mon pays plus de femmes espirituelles que de femmes estupides, & elles ont beaucoup de fu dans la conversation, pour dire beaucoup de feu.

Si nous entreprenions, dit la Marquise, de critiquer les mauvaises prononciations de toutes les Provinces de France, nous n'aurions pas fait de longtemps. Ainsi pour montrer que je suis indulgente, je suis d'avis que nous fassions gr‰ce ˆ tous les pays qui sont au-deˆ de la Loire, car aussi bien il faudrait savoir la musique pour noter les diffŽrents tons dont ils se servent, s'il est vrai, comme on me l'a dit, qu'il y en en a qui ˆ l'exemple des Chinois chantent en parlant, mais que leurs rŽcitatifs ne sont pas si mŽlodieux que ceux de l'OpŽra.

Cette imagination de la Marquise parut d'autant plus plaisante au Commandeur, qu'elle le fit souvenir du mauvais accent de quelques Chevaliers Picards & Normands qu'il avait connus ˆ Malte, & qui n'avoient pas oubliŽ le ramage peu agrŽable des habitants de leurs Provinces.

Puisque Madame la Marquise, reprit le Duc, veut bien faire gr‰ce ˆ toutes les Provinces qui sont au-deˆ de la Loire sur leurs mauvaises prononciations & sur leurs accents, je crois que nous ne saurions mieux faire que de continuer ˆ examiner ce qui peut plaire dans la conversation....