Projet Womanhattan
Doristele 2019 τοῦτο
γάρ ἐστιν ὁ χρόνος, ἀριθμὸς κινήσεως voici bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement (Aristote, Physique, IV, 16) Mais si l'âme par hasard venait à cesser d'être, y aurait-il encore ou n'y aurait-il plus de temps?
(id,
IV, 20) ...tant
qu'il se trouvera des hommes pour philosopher sur le temps, ils en seront réduits à répéter [avec Jean de Bassols, IV. Sent. II, d. 2, q. 1, a1] : Qui potest capere, capiat ; tamen non capio bene [Comprenne qui pourra ; pour moi, je ne comprends pas bien]. (Duhem Pierre, 1913, Le Système du monde — Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, Tome VII, p 313). Illustration : couverture de La
connaissance des Temps, ou Calendrier et Ephémérides du Soleil, de la Lune et des autres Planètes avec les Eclipses, Paris,1679 Au bord d'une piscine ensoleillée, Clorinde, secouant ses cheveux sur ses épaules nues, s'exclame hors de propos : — La Terre courant autour du soleil à 30km/seconde, elle était hier à 2,4 millions de km de maintenant. Nous savons donc où est hier. — Tu crois ?, répond Tancrède en déplaçant le parasol pour mieux voir la fine silhouette presque nue. Hier, c'est "quand", pas "où". Clorinde
s'approche et lui lance un baiser léger avant de plonger dans la piscine. Ressortie,
elle joue à se secouer comme un chien au-dessus de Tancrède qui l'attrape. Jetant le peu d'habits qu'ils ont, ils font ce qu'on a coutume de faire dans ces circonstances. C'est
ainsi que tout commence. Le soir, en plus nombreuse compagnie, Clorinde, consultant une note, provoque : — Hier, à midi, les coordonnées héliocentriques sphériques de la Terre étaient : 322°11′39.222″ de longitude et 0°26′12.089″ de latitude. Si, d'aujourd'hui, je j'envoie à cet endroit un message radio, il se déplacera à la vitesse de la lumière et l'atteindra en 8 secondes. Hier est à 8 secondes de nous. Un brouhaha général s'élève, en partie amusé, en partie offusqué. Les objections fusent, un tantinet pédantes : — La Terre à J-1 et la Terre aujourd'hui sont un seul et même objet. Elle se déplace à la fois dans le temps et dans l'espace. Tu confonds avec les trains qui se rencontrent ou qui se poursuivent ! Quelle que soit la vitesse de ce que tu lances en arrière, ça n'atteindra jamais une Terre antérieure, tout bonnement parce que, à l'instant où tu lances, il n'y a plus de Terre en arrière ! — Et la flèche du temps, tu l'oublies ! un objet ne peut pas être en même temps à deux endroits différents ! — On ne peut pas revenir en arrière ! — Et l'entropie ? — Et l'espace-temps ? Tu t'assois sur Einstein ? — Taratata, interjette Clorinde qui s'amuse beaucoup. Newton avait raison ! N'empêche qu'il avait tort ! Pourquoi n'en irait-il pas de même d'Einstein ? — Tu veux démonter Einstein ? — Attendez, reprend-elle. Ecoutez ! Un observateur regardant la Terre à 26 milliards de kms de distance la "voit" à la même heure, un jour avant. S'il double la distance, il la "voit" deux jours avant. Pourtant, comme vous dites, c'est la même Terre et il n'y en a qu'une ! — Absurde ! Pluton, la masse la plus extérieure du système solaire est à 6 milliards de km. Supposer un observateur à 26 milliards ou 52 milliards, supposer qu'il "voit", c'est de la plaisanterie ("une expérience de pensée", interrompt Clorinde). Mais, Clo, d'où sortent tes chiffres ? — Pour parcourir une distance de 26 milliards de kms, la lumière met quelque chose comme 24H. Voilà tout. Si je raccourcis la distance, je diminue l'écart temporel, et si je l'allonge je l'augmente. Du centre de la galaxie, je "verrais" la Terre trente mille ans plus tôt. La Terre est visible à tout instant de son temps : image par image en quelque sorte ! Et, pourtant, j'insiste, je suis bien d'accord : c'est la même Terre ! Quelqu'un
ouvre les fenêtres. Clorinde sert à boire et apporte de nouvelles munitions au buffet. — Voyons, dit Ivor. Je t'accorde un observateur hypothétique qui peut se mettre instantanément à n'importe quelle distance, savoir dans quelle direction regarder pour trouver la terre, et la voir. Je t'accorde tout ce que tu veux. Seulement, il ne verra que des états de la Terre antérieurs à la date de son observation. S'il se met sur orbite, il appartient au présent terrestre, le jour J, s'il s'éloigne de 26 milliards kms, il "voit" la Terre à J-1, s'il va au centre de la galaxie il la voit trente mille ans plus tôt etc. Admettons. Mais où se placer pour la voir le lendemain ? Ton observateur ne peut pas être plus près de la Terre qu'elle-même, donc sa limite est le présent. Pour voir la Terre ultérieure, il faudrait une distance négative et le diable lui-même ne sait pas à quoi ça ressemble. — Ivor, rétorque Clorinde, je ne parle pas de ce genre de futur, je parle des futurs relatifs. Hier est le futur d'avant-hier, aujourd'hui celui d'hier etc. Si mon observateur, voyant quelque chose sur la Terre aujourd'hui, peut en informer la Terre d'hier, son message viendra du futur. — Problème !, objecte quelqu'un : pour transmettre à la Terre des informations de son lendemain, il faudrait que le signal ait une vitesse supérieure à celle de la lumière. Sinon, le temps nécessaire au message le fait arriver tout bêtement dans le présent ! — Oui, bravo, touché !, approuve Clorinde, belle joueuse. Tu as raison. Quoique les états passés de la Terre existent simultanément pour un observateur extérieur hypothétique, celui-ci, recevant et émettant à la même vitesse, ne pourrait rien faire "passer" d'un état à l'autre. Le soupir de soulagement est général et tout le monde rejoint le buffet. Cette Clo, elle n'en fait jamais d'autres, quelle fantaisiste ! Moi, je préfère ne pas penser à toutes ces Terres... même la question est délirante... La nuit est chaude et la piscine accueillante. On va barboter. Puis, on parle d'autres choses. Clorinde, néanmoins, a pris rendez-vous avec Ivor qu'elle retrouve le lendemain dans son bureau à l'Observatoire. Sachant
qu'Ivor, toujours perdu dans des réflexions sans fin, ignore souvent son interlocuteur et ses propos, Clorinde n'hésite pas à solliciter son attention au moyen d'une jupe courte et d'un décolleté bien calculé. Ainsi arraché à ses spéculations personnelles, il écoute Clorinde revenir sur la discussion : — Je résume. J'ai commencé par la possibilité que la Terre d'aujourd'hui envoie un message à celle d'hier, on m'a dit : il n'y a pas deux Terres. D'accord. Ensuite, j'ai recouru à un observateur extérieur : la vitesse de la lumière étant la limite absolue, la réception prend le même temps que l'émission. Donc son signal arrive dans le présent. D'accord. Mais quid en combinant les deux ? La Terre du jour J connaît sans délai un évènement qui lui advient : elle transmettrait l'information à un relai extérieur qui renverrait en arrière, le tout à la vitesse de la lumière. Cela ne change-t-il pas la question ? Ivor
en doute : — Tous les décalages temporels concernent des sujets ou des objets distincts dont les vitesses sont différentes. Entre l'endroit où était la Terre hier et celui où elle se trouve aujourd'hui, il n'y a que 8 secondes-lumière d'écart ; tu peux envoyer un signal à l'endroit où était la Terre 24 heures avant, il arrivera en 8". Mais personne ne recevra ce signal puisque la Terre n'est plus là-bas, elle est ici. — Ecoute, Ivor, dit Clorinde en effleurant son bras, il va falloir briser ce cercle vicieux. — Que veux-tu suggérer ? Einstein est contesté, pas remplacé. L'anti-matière est un mystère, alors l'anti-temps... Je sais qu'on ne sait pas encore grand chose... mais les démonstrations sont à venir et tu ne les feras pas... — Non, je ne les ferai pas ! Là, tu as raison. —Alors,
ton idée ? tu n'en tireras même pas un roman de science-fiction... — Ecoute, Ivor, répète patiemment Clorinde, quittons la physique pour l'anthropologie. Le Temps... qu'est-ce que le temps ?... existe-t-il dans l'absolu ?... la matière ignore le Temps, l'homme non. C'est lui qui prête cette propriété à la matière. Il n'y a d'autre Temps qu'humain. Notre Temps pourrait être circulaire puisque nous voyons le jour se lever et se coucher, les saisons se suivre et revenir. Nos années passent, nous naissons, grandissons, vieillissons, mourons, etc. Nous existons dans le Temps, mais c'est notre Temps, nous sommes le Temps. Et comme nous, humains, ne savons pas aller en arrière, ni dans notre vie biologique ni dans notre histoire, notre "Temps" est irréversible et orienté. Donc, quand nous essayons de comprendre l'univers, nous le mettons dans notre Temps... Nous nous percevons temporellement et théorisons de même. De ce fait, nous appelons "Temps" ce qui n'est que mouvement : "demain", c'est 2,4 millions de kms plus loin. — Hmmm, répondit Ivor. Tu as rencontré un extra-terrestre ? Aucun homme né d'une femme ne peut te suivre. — Macduff peut-être ? A propos de littérature, quoique Flatland soit ennuyeux, jette un œil dessus un jour : ce roman anglais du XIXe siècle imagine des êtres vivant en 2D, dans un univers plat où seules les longueurs et les angles sont signifiants. Une géométrie à deux dimensions est valable dans son domaine de définition. Elle n'est pas vraie, elle n'est pas fausse. De même Newton n'est pas faux, il n'a que partiellement raison. Idem Einstein, idem celui qui le réfutera. Il ne peut pas en être autrement. — Et donc...? — Pardonne-moi un truisme : la science est faite par des hommes. Certes, comme on dit, ils se montent sur les épaules les uns des autres et progressent, mais ce sont toujours des hommes. — Et comment, toi, humaine, pourrais-tu dépasser les limites de ton espèce sans l'aide d'un bienveillant extraterrestre ? — Je ne les dépasse pas, je les titille ! J'envisage, je spécule, j'expérimente, je cherche un point de vue anthropologique... Je doute. Pas besoin d'extraterrestre pour comprendre que notre définition de l'espace-temps est tautologique : représentation
mathématique de l'espace et du temps comme deux notions inséparables et s'influençant l'une l'autre. Ça fait sens pour l'homme mais uniquement pour l'homme. Donc j'essaie de penser l'espace hors de l'homme, sans recourir au Temps. Essaie... et si l'Univers est hors-temps, je peux jouer avec le temps humain, au moins dans certaines limites... enfin, moi, je ne peux pas car il me manque les moyens techniques. Toi, tu devrais pouvoir... Et,
embrassant légèrement Ivor, Clorinde sort en faisant virevolter sa jupe, ce qui révèle un panty en dentelles délicieusement désuet. Ivor,
excité malgré lui, réfléchit avec de moins en moins de réticence. En faisant du Temps une simple dimension humaine, la sphère d'attraction de la Terre devient en quelque sorte le domaine de validité du Temps. Du point de vue de la Terre, il y unicité ; du point de vue de l'Univers, pluralité des Terres. En jouant entre les deux, quelque chose apparaît possible. Ivor recalcule les distances relativement les unes aux autres en omettant le Temps et, sans s'affranchir totalement de la causalité, il introduit de l'indétermination quantique. Et,
plus tard, il conclura comme Clorinde a commencé : sachant, maintenant, en quel point de l'espace se trouvait la Terre de notre "hier", je peux lui envoyer un signal en utilisant un relai extra-planétaire. Toutefois, un relai extra-planétaire, ça ne se trouve pas au rayon quincaillerie du supermarché... Clorinde
en quittant Ivor rejoint Tancrède. Ils se rendent à la plage. Ensuite, en dînant, Clorinde, aujourd'hui enragée, revient à la charge. Tancrède ne comprend pas : — Ton idée me chiffonne ! elle va contre toute intuition. — Oui, je sais, sourit Clorinde. Mais l'intuition, pfff ! rappelle toi la fable des aveugles et de l'éléphant ! c'est un serpent, dit celui qui a touché la trompe ; un éventail, rétorque celui qui a touché l'oreille... La science-fiction, pour faire voyager des hommes dans le temps évoque des "technologies" aussi artificieuses que les "armes enchantées" des chevaliers dans les romans médiévaux. Moi, je suis modeste, je ne déplace rien ni personne, j'envoie un signal et, comme la lumière va dix mille fois plus vite que la Terre, c'est possible... enfin, possiblement possible. Rappelle-toi ce dessin animé du lièvre et la tortue, l'épisode où le lièvre joue au ping-pong avec lui-même sans même s'essoufler tant sa vitesse est supérieure à celle de la balle ! — Laisse tomber, tu n'en sais rien. — Moi, non, Ivor saura. Je ne peux pas... calculs trop compliqués... matériel... Ivor a tout ce qu'il faut... et comme j'ai excité sa curiosité... Tancrède,
jaloux par avance, fait un effort de réflexion dans l'espoir de clore la discussion : — On connaît la position de la Terre hier, et aussi il y a une heure ou il y a un an... ou un siècle. Il ne te faudrait que 200 jours/lumière pour atteindre la Terre 100 ans avant ! Tu pourrais finir rapidement la première guerre mondiale en leur donnant la bombe atomique ! Tu deviendrais Dieu ! — Ah ! répond Clorinde en secouant la tête, là, tu me coinces. Aurait-on le choix de l'écart ? Le problème est-il technique ? opérationnel ? philosophique ? éthique ? Tout signal finit par se perdre ou par diverger... et il y a une question de rendement... de quantité d'énergie au départ, de surface des antennes à l'arrivée... — Mais, la presse Tancrède qui se prend au jeu, suppose à l'inverse que le décalage se limite à une heure ? Il y a des cas où une heure d'avance fait la différence. Seulement, imagine la vie de celui dont le présent changerait chaque heure ? — Hou la la ! je n'en peux plus, j'abandonne. Allons nous coucher. C'est
là que Tancrède voulait arriver et il obtempère joyeusement. Les
jours et les semaines suivantes, Clorinde poursuit ses réflexions, tandis qu'Ivor, de plus en plus intéressé, calcule et affronte de nombreuses difficultés. A la fin, Ivor présente ses conclusions à Clorinde, sagement vêtue cette fois. Prenant un ton professoral, il résume : l'expérience semble praticable, avec trois limites et un "inconvénient" : a) le décalage sera de 24H ; b) le signal ne permettra pas de transmettre beaucoup de données ; c) avec l'instabilité quantique, ça ne marchera pas à tous les coups. Enfin, Clorinde n'aimera pas le prix à payer : il m'a fallu impliquer les "militaires", dit Ivor sans préciser davantage. Sans eux, pas moyen d'utiliser une sonde spatiale comme relai extraplanétaire et d'accéder ponctuellement à l'émetteur ainsi qu'aux "grandes oreilles" pour recevoir. Les "militaires" participeront à l'expérience. Clorinde sent une frisson dans le dos et s'inquiète de ce qu'elle a enclenché. Elle se force à secouer joyeusement ses boucles et à sourire à Ivor. Ils prennent rendez-vous pour la première tentative. A 11H30, Ivor et Clorinde bavardent devant l'ordinateur par lequel passeront les émissions et les réceptions. — Es-tu troublée ? demande Ivor à Clorinde. Si le signal que nous nous enverrons demain arrive dans notre aujourd'hui, celui-ci en sera changé. Dans l'aujourd'hui de maintenant nous ne savons pas si ça marche, dans l'autre nous le saurons peut-être. Et, à part nous, nul ne s'apercevra que la Terre a quitté le Temps... — Oui, oui, sourit Clorinde, amusée qu'Ivor cherche à l'abuser. Une révolution invisible, même à ses propres yeux. Rien à voir avec la Patrouille du Temps qui doit sans cesse corriger les effets de ses corrections ! ou l'homme qui, se tuant dans son passé, ne peut pas être l'homme qui se tue etc... — Au fait, dit Ivor le plus négligemment possible, notre relai, s'il fonctionne, ne nous servira que 14 jours. Ensuite, la sonde sera trop loin et il faudra en attendre une autre. Pendant ces 14 jours on nous donne carte blanche pour faire tous les tests que nous voulons. — Et après ? demande Clorinde, ressentant à nouveau une impression désagréable. Ivor,
dissimulant sa gêne, répond par une boutade : tant que l'expérience n'est pas réussie, la question ne se pose pas. Et il enchaîne : Comment opérons-nous ? — Décidons maintenant d'émettre le message demain à 12H00. — On dira quoi ? "test" ? — Autant envoyer quelque chose d'utile pour en tirer profit si ça marche. — Comme quoi ? — Eh bien, par exemple, les cours de clôture de dix valeurs du Nasdaq dont je te donnerai la liste. — Et tu feras quoi ? — L'opération classique : je vends les valeurs qui baisseront et j'achète celles qui monteront, j'introduis quelques erreurs pour ne pas attirer l'attention et le lendemain, à l'ouverture, je prends mon profit. — Dommage, on ne peut pas envoyer autant de données. Je te l'ai dit l'autre jour, le signal est très faible, hélas. — Bon, alors seulement la valeur de l'indice à la clôture d'aujourd'hui. A cet instant la machine émet un couinement. A l'écran s'affiche le chiffre. Il est 12H 0 mn 40 secondes. Surpris d'être surpris, ils se congratulent et Clorinde saute sur son terminal pour passer ses ordres de bourse. Elle
revient vers Ivor, soucieuse : — Sommes-nous certains que le message reçu est correct ? Tu as parlé d'instabilité quantique, n'est-elle pas susceptible de modifier le message ? — Normalement non, pas un si petit paquet de données. S'il passe, et il est passé, il a une très forte probabilité d'être exact. D'ailleurs, tu vois, l'ordre de grandeur de l'indice est correct. — Forte comment, ta probabilité ? — Ah ! je ne sais pas la calculer. Je dirais "supérieure à 90%". Le même soir, ils arrosent leur triomphe. Ivor a vivement réclamé la discrétion : faisons comme si nous fêtions un anniversaire et n'invitons personne. Néanmoins Clorinde imagine des présences et croit sentir des ombres autour d'eux. Ivor, lui, se réjouit sans arrière-pensées. Il plaisante : — Si, demain, nous n'envoyons pas le signal, nous ne l'aurons pas reçu aujourd'hui et ne serons pas en train de célébrer l'évènement. Pareil si, après l'avoir envoyé, quelque chose ne marche pas... ou si tu émets des ordres de bourse tellement massifs qu'ils affectent le le cours de clôture... — Je m'en garderai bien, dit-elle avec un petit rire. Mon cher, tu calcules juste mais ta métaphysique vasouille. Tu considères un monde, une Clorinde, un Ivor, qui seraient brisés s'il se passait autre chose. Non, il y a une pluralité d'états possibles, peut-être alternatifs, peut-être concomitants, je ne sais. Si, demain, nous n'envoyons pas le signal, nous ne le saurons pas. Tout simplement, nous ne serons pas là ce soir, nous ferons autre chose et nous ignorerons la présente virtualité. Le lendemain, ils envoient fidèlement le signal qu'ils ont reçu la veille. Dès le matin, Clorinde a fait ses comptes, elle a déjà gagné beaucoup d'argent ! Ce jour là, le dispositif rappelle ses imperfections : ils ne reçoivent aucun message. Puisqu'ils ont décidé d'émettre chaque jour, cela implique que le message a raté sa cible. Puis cela reprend, s'arrête, reprend. Et quatorze jour après, l'expérience se termine. Entre temps, Clorinde a accumulé les gains boursiers et beaucoup médité. D'un côté, elle ressent une satisfaction énorme d'avoir prouvé que le temps est seulement une dimension humaine. De l'autre, elle craint d'avoir ouvert la boite de Pandore. Les limitations actuelles rendent le dispositif presque inoffensif (quoique non sans effet, comme en témoigne son compte en banque). Est-ce un blocage ou réalisera-t-on des progrès ? A qui profiteront-ils ? A quoi serviront-ils ? La pensée des "militaires" d'Ivor l'effraye. Ils
se manifestent rapidement. Ivor lui communique un rendez-vous. Clorinde imagine un bâtiment officiel, un amphi d'officiers, des généraux derrière un bureau, un adjudant en treillis dans un hélicoptère... Que va-t-il arriver ? Leur donnera-t-on une prime et une médaille en leur disant "laissez tomber et oubliez tout" ? Aucun état-major ne résistera à l'idée d'une telle arme secrète : quel meilleur moyen de gagner une bataille que d'avoir un jour d'avance ? Napoléon aurait gagné à Waterloo s'il avait su que Grouchy ne viendrait pas ! Ils
montent dans une automobile sans marque distinctive qui les dépose sur le parking d'un grand hôtel très animé. On les attend. Conduits dans les étages, ils traversent plusieurs suites inoccupées avant qu'un ascenseur les fasse descendre au plus profond des sous-sols. La pièce, évidemment sans fenêtres, a été rendue aussi aimable que possible : des couleurs douces aux murs, un tapis persan, des fauteuils, un canapé, un aquarium, un bouquet de fleurs sur la table basse, une lumière chaude. Un homme se lève pour les accueillir, un petit gros à l'air sympathique. Il parle d'une voix lente, légèrement chantante. Costume gris. Cheveux blancs. Autour de 50 ans. Appelez-moi Smith, dit-il à Clorinde. Il s'adresse à elle avec de grands mots : Copernic... Manhattan... percée radicale... révolution épistémologique... stade supérieur de la physique spatiale... potentiel incroyable... Clorinde,
écoutant
distraitement le ronronnement du discours, attend la conclusion. Elle arrive rapidement : Chère madame, vous devez travailler avec nous. Vos conditions seront les nôtres. Déjà
ça, se dit Clorinde, je ne suis pas éjectée. Il faut que je marchande. Elle fait la bête : — Moi, ce qui m'intéresse, c'est le concept. Je l'ai. Je vais réfléchir, publier, échanger, faire des conférences... je vous laisse la quincaillerie et Ivor s'il le désire et je garde le concept. Comme
prévu, le petit gros sursaute : — Chère madame, vous n'y songez pas ! Vous avez fait naître quelque chose d'impensable dont le potentiel est énorme. Grâce à vous, notre pays l'a, les autres non. Vous voyez la chose sous l'angle académique alors que, ici et maintenant, cette chose devient une arme stratégique, un Projet Manhattan. Nous avons besoin d'Ivor pour ce que vous appelez "la quincaillerie" et il est d'accord (Ivor acquiesce)... et besoin de vous pour la conceptualisation. D'ailleurs, si vous refusiez, pardon (ajouta-t-il, voyant Clorinde offusquée), si vous refusez comme vous en avez le libre droit et l'entière possibilité, vous devrez accepter de ne rien dire ni écrire à ce sujet. Réfléchissons ensemble. — Vous dites, reprit Clorinde un peu tremblante, que vous ne me laisserez pas courir partout en criant aux foules que le roi est nu... — Exactement. Pensez avec nous un instant. Dans la course aux armements, tout le monde partage la même base technologique. Un pays qui change de base obtient une position dominante, au moins temporairement. Grâce à vous, notre pays opère la rupture absolue parce que votre truc est impensable. Vous l'avez dit : anthropologiquement impensable. L'homme ne peut pas sortir du temps. Un sauvage tué par un fusil meurt sans comprendre comment : magie. Moi pareil : j'admets ce que vous avez fait, je ne le pense pas, ce pourquoi je dis "truc" car "magie" ne convient pas. Si vous exploitez le concept comme vous en avez envie, on vous prendra pour une folle ou une fantaisiste. Il vous faudrait montrer une preuve, vous ne pourrez pas la donner car nous la gardons et, bien sûr, nous vous démentirions. Même les "autres", si vous vouliez trahir, ne vous croiraient pas... Quoique
Clorinde ait envisagé quelque chose de ce genre, l'entendre formulé aussi nettement lui donne l'impression qu'un piège se referme. Elle sent la pièce rétrécir et l'air se raréfier. — Ah ! parvient-elle à dire, Ivor ! tu m'as vendue ! — N'exagérons pas, dit celui-ci, vexé. Comprends ce qui se passe. Tu viens me trouver avec une idée aussi farfelue qu'excitante. Je conçois un protocole hypothétique que je n'ai pas les moyens de mettre en œuvre. Tu me suis ? si j'en reste là, ton idée ne sort pas du salon, une spéculation pure, tu n'avances pas. Aurais-tu voulu ? Il se trouve que des contacts antérieurs me procurent une liaison indirecte avec le laboratoire à idées des "militaires" (on entendit les guillemets). Pour chercher la rupture, ils testent secrètement des trucs invraisemblables. Ton "truc" l'est tellement qu'ils n'en voulaient pas. Il a passé. Grâce à eux, nous avons testé. Maintenant, tu sais que ça marche. Sans "eux", ton idée serait restée au salon. Vrai ? — Vrai. — Voyons la suite. Ton idée, en sortant du salon, n'est pas seulement une bombe philosophique, elle peut être une bombe opérationnelle si nous arrivons à diminuer les limitations. Imagine en temps de guerre : un jour d'avance sur l'adversaire ! Si toi, tu veux faire éclater ta bombe personnelle, elle fera pschitt. Si toi, tu sors ton tout petit bout de preuve, tu donnes l'éveil aux "autres". Eux aussi ils ont des laboratoires d'idées... — Alors je fais quoi ? — Alors, chère madame, réplique Smith aimablement, vous respectez l'embargo. Vous pensez autant que vous voulez, à condition que vous n'écriviez pas. En échange, vous participez avec nous au passage à l'échelle. N'êtes-vous pas curieuse de multiplier les expériences ? d'élargir le signal ? de passer d'un jour à un mois et davantage peut-être ? Croyez-vous que Tycho Brahé aurait hésité partir dans l'Espace si un diable bienveillant le lui avait proposé ? Rassurez-vous, vous ne vendez pas votre âme au diable, vous la louez au prix que vous voudrez et vous crédibilisez votre future révolution philosophique. Vous êtes une femme d'action, comment résisteriez-vous ? Ils
conviennent de se revoir trois jours plus tard. Clorinde, à la fois épuisée et surexcitée, laisse Ivor l'entraîner dans un bar. Elle a besoin d'un verre ou de plusieurs. Ils bavardent de choses et d'autres en évitant de revenir sur la discussion. Néanmoins, Ivor la regarde en souriant comme si le travail de son esprit s'affichait sur un écran, avec la solution de l'équation à la fin. En rentrant à la maison, très tard, elle trouve Tancrède endormi sur un canapé. Il s'éveille soudain : — Dis donc, ta banque a appelé, elle veut te faire des propositions pour placer tes "disponibilités exagérées". Je croyais pourtant que tu manquais d'argent... — Ah ! répondit Clorinde avec insouciance, j'ai eu de la chance en bourse ces derniers temps. — Une sacrée chance, semble-t-il ! ils parlent d'un nombre à six chiffres et ils insistent pour que j'insiste. Si tu as tant d'argent, on pourrait partir en voyage ? — J'ai peur que ce ne soit pas le moment... j'ai beaucoup à faire... Et puis, la bourse, tu sais, ça va, ça vient... — Alors, chère madame, demande "Smith" avec avoir accueilli Ivor et Clorinde, je peux compter sur vous ? — Oui, vous aviez raison, je veux en voir davantage, l'aventure me tente, je ne me vais pas m'enfermer dans mon salon. Que devrai-je faire ? Smith
commence par ce qu'elle ne doit pas faire. Il ne faut pas changer son comportement, pas attirer l'attention. C'est déjà regrettable d'avoir fait ces gains en bourse, il faudra qu'elle enchaîne les pertes. — Quoi ? s'insurge Clorinde. D'abord, c'est amusant d'avoir touché instantanément le montant du Nobel que je n'aurai pas ! et puis j'avais vraiment besoin d'argent. Smith
assure qu'on la remboursera et qu'on lui versera des émoluments considérables sur un compte secret dans une île caraïbe. — Caché même au fisc ? Smith
cligne de l'œil affirmativement, et s'adressant aux deux : — Passons aux choses vraiment sérieuses. Les problèmes ne manquent pas : premièrement la question du relai, deuxièmement l'incertitude de la réception, troisièmement la limitation du message. Je ne convaincrai pas le N°1 de débloquer de gros moyens si je ne présente pas un outil opérationnel. Vous en avez fait assez pour prouver, pas assez pour persuader. Ivor
se charge de définir un protocole d'expériences qu'il activera dès qu'un nouveau relai sera disponible. Au moment où ils se quittent, Smith se tourne vers Clorinde : Une dernière chose, chère madame, comportez-vous absolument comme d'habitude, j'insiste. Vous pouvez spéculer sur le temps avec vos amis comme vous le faisiez : dans un salon, c'est un chaton apprivoisé même si, dehors, c'est un tigre. Et ne vous inquiétez pas si vous vous sentez surveillée, nous ne pouvons pas oublier votre sécurité. Clorinde
perd son argent sans difficultés mais non sans réticences devant la mauvaise farce. La banque cesse de s'intéresser à elle et Tancrède ne parle plus de voyage. Un nouveau relai fonctionne pendant douze jours pendant lesquels ils accumulent les expériences. Clorinde reste fidèle aux cours de bourse, quoiqu'elle n'en tire plus profit : leur imprévisibilité rend le test probatoire. Elle augmente la taille du message en envoyant plusieurs valeurs : à l'arrivée, les chiffres sont mélangés. La fiabilité paraît totale au-dessous de cent octets et faible au-dessus. Elle essaie de contourner l'obstacle en tronçonnant le message en segments successifs. Cela ne donne rien car le relai ne met pas assez d'énergie à leur service, devant d'abord accomplir les tâches fixées par sa mission. Bon, cent octets, c'est déjà appréciable. Et quand ils auront un relai dédié et permanent, l'obstacle énergétique sautera. Par
contre, l'incertitude du signal reste un problème rédhibitoire. Tantôt le signal passe, tantôt non, sans qu'aucune régularité ni explication n'apparaisse. Peut-être des facteurs électromagnétiques, peut-être l'instabilité quantique... ou une limite intrinsèque qu'il faudrait identifier... En multipliant les émissions, on en saura davantage. Smith
les arrache à leurs essais : — Nous avons l'occasion de gagner en crédibilité et donc d'obtenir des moyens supplémentaires, dit-il. Une question que le gouvernement juge stratégique pour le pays va faire l'objet d'un vote à l'ONU. Le gouvernement a mobilisé les pays amis, alliés, clients et neutralisé les hésitants, mais les "autres" aussi en sens contraire. En envoyant le résultat du vote en arrière, vous supprimerez toute surprise et, éventuellement, permettrez d'éviter une catastrophe. Je transmettrai à N°1 qui informera le Président. Le Président sera content de N°1, et lui de vous. Le jour du vote, certains pays ne se comportent pas comme promis ou attendu et le résultat est désastreux. Aussitôt, les médias se déchainent, l'opposition accuse le gouvernement d'incapacité, des manifestations spontanées éclatent, des vitres sont cassées, des gens blessés. Clorinde
expédie à la Terre de la veille le résultat et les noms des pays défaillants. Elle
est impressionnée par le passage au macro, ce qu'elle appelle "l'effet Waterloo". Connaître un cours de bourse à l'avance ne change pas grand chose. Là, la manipulation change les données pour des millions d'hommes et plusieurs pays. O ironie ! le Président ne nous sera pas reconnaissant puisqu'il ne saura pas : ni lui ni personne ne peut comparer les deux votes. Si les possibles sont innombrables, un seul Présent existe et, conclut Clorinde avec trouble, le "mauvais" Présent est chassé par le "bon". La manipulation réussie, ses traces s'autodétruisent. Voilà, pense Clorinde avec un amusement effrayé, de quoi imaginer un crime parfait. Il ne laisse aucun indice, et surtout son objet est invisible, un peu comme tuer quelqu'un qui n'existe pas ! De ce fait, puisqu'il "efface ses traces", notre Projet ne pourra jamais être crédité d'aucun succès ni prouver sa pertinence. Il n'y aura jamais qu'un seul Présent, voilà un paradoxe que les science-fictionnistes ont négligé ! A J-1, Smith attend le message. On ne sait jamais pourquoi un message arrive ou pas. Il arrive. Smith déclenche l'alerte, le gouvernement se dépêche d'exercer des pressions supplémentaires sur les alliés apparus douteux et le lendemain gagne le vote. Ni les médias ni l'opposition ni les manifestants ne crient. A cet égard (mais seulement à cet égard), le même jour est différent quoique nul ne le sache, pas même Clorinde. Elle
retrouve le message et s'étonne. Pourquoi ces noms de pays ? Ils ont tous voté comme il fallait et nous avons gagné comme prévu. Smith,
soutenu maintenant par N°1, multiplie les efforts pour arracher des moyens aux administrations concernées, tant officielles qu'occultes. Pour vanter le Projet sans le dévoiler, N°1 le déguise en un nouveau type d'Intelligence Artificielle "consciente" dont les capacités d'anticipation dépassent tout ce qu'on peut rêver. Smith, louant la simplicité et l'évidence du test de Clorinde, le poursuit et une déjà longue série de "prévisions" boursières (post-visions, en fait) illustre l'efficacité du "truc". Enfin
(Clorinde a reçu secrètement des nouvelles de son nouveau compte en banque), un engin qui a l'apparence d'une petite sonde spatiale est lancé et positionné à mi-distance entre la Terre d'aujourd'hui et celle d'hier. Quoique de puissance encore limitée, il est entièrement consacré à l'opération, désormais codée Womanhattan Project. Une partie de cette appellation évoque le projet secret des années 1940 qui déboucha sur la bombe atomique, l'autre constitue un hommage discret à Clorinde. A l'autre bout de la Terre, le Président-Dictateur de la Démocratie Démocratique des Citoyens Egaux (DDCE) écoute le chef des services de renseignement : — Président (la DDCE affecte la simplicité protocolaire), "ils" ont une activité bizarre : une de leur sonde spatiale, au lieu de sonder, reste immobile. Elle émet des signaux presque imperceptibles dans une direction absurde. Nous sommes en éveil depuis que cet engin a été lancé : leurs projets scientifiques et militaires étant publics, nous savons à quoi servent ou ce que cherchent les machines qu'ils envoient dans l'espace. Celle-ci ne correspond à aucun de leurs programmes. Après être sortie de l'attraction terrestre, elle a avancé encore un peu et s'est arrêtée, ce qui implique un effort délibéré pour la freiner et pour la maintenir stationnaire. Dans quel but ? C'est alors que nos astrophysiciens ont repéré ces signaux. — Connaissons-nous leur contenu ? — Les signaux sortants, nous ne pouvons pas les capter. Les entrants, oui. Ils viennent du centre spatial et notre satellite espion les reçoit. Noyés dans l'habituelle masse d'instructions de contrôle et de vérification, se trouvent quelques messages d'information : des cours de bourse, des actualités... Nous ne devinons pas pourquoi, à moins qu'il ne s'agisse d'un code. — Bon, au total, vous pensez à quoi ? demande "Président". — Ça ressemble à une mission de surveillance. Mais, à cet endroit, que visent-ils ? Chez eux, personne ne semble au courant. Nos agents infiltrés n'ont rien découvert dans les milieux habituellement concernés. Cela me donne une certitude : leurs services de renseignement sont derrière ce truc. — Que proposez-vous ? — Détruire l'engin ou l'incapaciter. Puisque c'est une mission cachée, ils ne pourront pas protester. Si un autre engin apparaît dans quelque temps, nous saurons que c'est important et qu'il faut mobiliser tous nos moyens. — Comme vous y allez, Chef ! (le Président aussi pratique la simplicité protocolaire). Avons-nous la capacité d'intervenir avec précision à une telle distance tout en dissimulant notre action ? Combien cela va-t-il coûter ? Est-ce que ça vaut la peine ? Croiront-ils à un accident ? Quoi que vous en disiez, ce serait un acte de guerre. Si nos sondes ou satellites se mettent à leur tour à avoir des "accidents", nous n'en sortirons pas. Etudiez la question avec les spécialistes et faites-moi rapport dans dix jours. Le chef du renseignement s'appelle (ou se fait appeler) Secrett. Sous l'autorité du Président, il convoque les militaires et les scientifiques. On renonce à une intervention directe, à la fois techniquement difficile et potentiellement dangereuse. Ce serait prendre trop de risques pour un "truc" (décidément, le mot se répand) qui est peut-être un gadget ou une expérience sans lendemain. Président
décide une action limitée : intoxiquer à la marge le "truc". — Nous avons un satellite géostationnaire à la verticale de leur centre spatial : quand il détectera une émission en direction du truc, il enverra dans le même format un faux message. — A vos ordres, Président, répond Secrett. Puisqu'il y a des cours de bourse, on changera quelques chiffres. La moindre réaction de leur part sera significative. Tout
en étant encore insuffisantes, les capacités d'émission du relai ont augmenté. Clorinde obtient un petit quota de messages personnels pour explorer à l'échelle microscopique la troublante interface entre le Présent et le Présent. Un jour qu'une averse imprévue l'a désagréablement trempée, elle s'envoie le message "demain, prendre parapluie malgré météo favorable". Le lendemain, sans même y penser, elle prend son parapluie, ne se mouille pas et n'en est pas surprise. Plusieurs
tentatives de ce genre se concluent de la même façon : l'intervention ne laisse aucune trace. On peut la faire, on ne la voit pas. Clorinde se sent partiellement dédoublée : elle modifie quelque chose dans son lendemain et son lendemain est absolument normal, quoiqu'il ait changé. Une
autre fois, elle s'est laissée entraîner dans une violente dispute avec Tancrède qui, sentant quelque chose d'important lui échapper, devient irascible. Elle s'envoie en arrière le message "rester calme avec Tancrède" et, le lendemain, domptant ses nerfs, évite la querelle avec tant d'habileté qu'elle se demande pourquoi elle s'est incitée au calme. Quoique
les manipulations soient invisibles, elles laissent une trace, une seule : les messages émis un jour J s'évaporent avec le changement du Présent tandis que les messages reçus à J-1 restent puisque le passé est stable. Quand on les relit le lendemain, ils ont perdu leur sens. Cela trouble Clorinde. La manipulation, en atteignant son but, s'efface d'elle-même. Dans la la littérature, les fables transtemporelles jouent avec des circularités : l'homme qui se rencontre, l'inventeur à instruire de ce qu'il doit inventer, le bug à corriger etc. Ces spéculations plaisantes à lire souffrent d'un vice de composition : il n'existe qu'un Présent à la fois. Elle
revient toujours au "test de Clorinde", la seule preuve manifeste : l'argent gagné en bourse. Elle cherche à en expliciter les conditions dans l'espoir d'élaborer
un protocole. L'entreprise est à la fois excitante et exaspérante. Elle
extrapole : soit un cataclysme, par exemple un tsunami imprévu dont les dégâts humains pourraient être réduits par une évacuation préventive, ou même, allons au pire, une attaque nucléaire. Supposons que, par chance, il reste possible le jour critique de s'envoyer un rétro-message d'alerte. Que se passerait-il ? Smith relaierait à N°1 qui préviendrait le Président, le gouvernement donnerait les ordres ou prendrait les mesures appropriées et le lendemain serait différent, aurait toujours été différent... nous aurions limité les pertes, ou gagné la guerre au lieu d'être écrasés et ne garderions pas le moindre souvenir d'avoir été massacrés dans un autre Présent virtuel. Dans
cet univers d'alternatives invisibles, un miracle visible : le crédit du compte bancaire de Clorinde aux Caraïbes augmente chaque mois. A s'en tenir aux apparences, elle ne mérite pas cet argent puisque son activité reste sans résultat identifiable... Tout repose sur Smith, le relai gouvernemental du relai extra-planétaire. Finalement qui est Smith ? Ivor ne dira pas comment il le connait et ce qui l'a convaincu... Smith ne dira rien non plus... Qui
qu'il soit, une précaution s'impose : bien que le cercle des initiés doive rester le plus étroit possible, il faudrait cependant que Smith désigne un double qui le remplacerait s'il lui arrivait quelque chose... sans relai gouvernemental, la pré-vision ne servirait plus à rien. Tu te vois, toi, Clorinde, téléphoner partout pour annoncer un tsunami ou une attaque nucléaire ? Nul ne te croira, nul ne fera rien. Le Président croit N°1 qui croit Smith. Smith se trouve dangereusement irremplaçable... Un Smith de secours ? Pourrait-on même en avoir un ? Comment le faire sans tout lui dévoiler ? Décidément, il y a là danger. Tout homme peut tomber malade, avoir un accident, chuter d'un escalier... ou se faire abattre... Si cela arrive à Smith, N°1 me sera inaccessible par définition et si je tente d'informer le Président, il m'enverra à l'asile de fous. Un Smith bien vivant, toujours gentiment bougon, les convoque, préoccupé par des erreurs dans les transmissions. Le "test de Clorinde" est formel : le programme automatique a perdu de l'argent car certains chiffres étaient inexacts. C'est la première fois que cela arrive. Nous savons que les messages volumineux sont altérés, nous savons que des messages se perdent. Mais tous les petits messages arrivés ont toujours été corrects. Ivor s'inquiète : — Si l'instabilité quantique augmente, comme nous ignorons comment la maîtriser, nous nous retrouverons en plein brouillard. Smith
baisse la voix, quoiqu'eux trois soient seuls dans une pièce absolument protégée des écoutes : — Ne vous souciez pas de cela : les jours où ont apparu des erreurs, tous nos messages étaient exacts. — Quoi ? C'est l'un ou l'autre ! que voulez-vous dire ? — Ceci : nos messages ne se sont pas altérés ; les messages inexacts sont arrivés sans que nous les ayons envoyés. Parfois, des messages se perdent et nous en recevons moins que nous n'en avons expédié. Nous ne pensions pas que le nombre pouvait augmenter ! Voyez, ce jour-là : à 12:03:14 nous avons émis 3 messages, le relai en a reçu 4 et les a émis fidèlement. Les quatre sont tous arrivés et c'est celui qui était en trop qui était faux. — Il venait d'où ? — Probablement nos "amis" d'en face. Ils ont un satellite à la verticale de la base spatiale... Ils peuvent repérer nos émissions et ajouter la leur dans le même format. — Mais comment soupçonneraient-ils quelque chose ?... L'impossibilité est triple : un, le secret est total ; deux, le programme est impensable ; trois, il détruit ses traces chaque fois qu'il fait quelque chose. — Oui, répond Smith. A ce stade, tout ça nous protège. Mais vous connaissez leur maxime stratégique, "les paranoïaques survivront". "Ils" pensent que si on ne sait pas quelque chose, c'est la preuve d'une dissimulation. Je n'exclus pas qu'ils soupçonnent que nous les empêchons de soupçonner. Certainement, ils auront aperçu notre relai dont la stationnarité les aura intrigués. Ils se demandent à quoi il sert et, comme ils ne trouvent pas, ils font des expériences... — Alors, s'exclame Clorinde impétueusement, détruisons leur satellite ou incapacitons-le ! — Calmez-vous, chère madame, ce serait un acte de guerre dangereux que, en l'état, nous ne pourrions pas justifier aux yeux du Président. De plus, notre réaction leur prouverait que le "truc" nous importe. Vous répondrez qu'il suffit de simuler un accident. Ce n'est pas si facile et, même sans preuves, nous augmenterions leurs soupçons. Il nous faut être plus subtil. Notre réponse doit rester invisible pour ne pas leur donner l'idée qu'ils effleurent quelque chose : nous allons simplement rajouter des couches de métadonnées et programmer le relai pour ne réexpédier que les messages qui seront ainsi "signés". Les "autres" continueront à en envoyer et au bout d'un moment, ne voyant aucun effet, ils abandonneront. Même eux ont besoin de résultats. Il reste silencieux un moment, pendant que Clorinde et Ivor essaient de digérer cette complexification du problème : voilà qu'aux difficultés internes s'ajoutent les externes, malgré le triple secret qui entoure le Projet. Smith
reprend : — Cette précaution devrait régler l'incident pour le moment mais pensons plus loin. L'intervention des "autres" fait ressortir le besoin d'une réassurance. Nous nous informons hier, à J-1. Avant-hier reste hors d'atteinte. Pour viser la Terre à J-2, l'émission d'un signal assez concentré et assez fort exigerait une quantité d'énergie démesurée. Néanmoins, il nous faudrait un bricolage, un dispositif de secours qui, ponctuellement, quel qu'en soit le prix, pourrait émettre à J-2 dans un cas d'urgence, par exemple un faux signal arrivé à J-1 que nous devrions invalider par avance. Je m'explique : nous recevons à J-1 un message ultra-important ; il nous pousse à un acte stratégique qui, à J, se révèle une erreur ou une catastrophe ; nous comprenons trop tard que ce message était une intoxication des "autres". Supposons que, en temps de guerre, nous apprenions un débarquement massif de l'ennemi sur tel point de la côte et y réagissons de manière appropriée tandis que, en réalité, le jour J, nous subissons une attaque nucléaire à l'endroit où le message nous a fait concentrer nos forces. Si nous survivons et sommes encore capable d'émettre, nous enverrons un contre-message. Imaginez notre dilemme à J-1 : en pleine crise, nous recevons deux messages contradictoires et dramatiques ! Conclusion : dans des circonstances aussi extrêmes, c'est J-2 qui nous sauvera... Je sais, mon hypothèse est hallucinante. Aujourd'hui. Essayons de devancer l'ennemi. Ivor, pouvez-vous commencer à chercher ? — Oui... enfin, non, répond Ivor. J'ignore si quelque chose est faisable. Nous travaillons en-dehors de toute théorie et ne déchiffrons pas les limitations auxquelles nous nous heurtons... De plus, je suis déjà à plein temps, enfin, à plein double-temps, sur le Projet et je peux difficilement faire plus. — Je ne vois pas qui je pourrais vous adjoindre ni comment éviter que cela n'affecte la sécurité du secret... Les "autres" ont des agents partout, ne les sous-estimez pas... Nous sommes quatre à savoir, nous trois et le N°1. Même le Président ignore l'essentiel puisque les résultats de nos interventions restent invisibles... — A propos de réassurance, intervient Clorinde, repoussant la perplexité qui s'est emparée d'elle en pensant à J-2, nous avons un autre problème : vous. Mr Smith marche dans la rue, une plaque d'égout a été volée, il tombe dans le trou et disparaît. Notre troïka perd son cheval de tête. La suite ? une crise advient à J, nous informons J-1, le relai extra-planétaire fait son travail mais nous, nous avons perdu notre relai terrestre. N°1 n'est pas alerté, le gouvernement ne prend aucune décision préventive et nous subissons la crise. Qu'un crocodile des égouts ou les rats vous mangent, vous ne réapparaissez jamais. Quelque temps plus tard, quelqu'un, par routine, découvre notre accès au réseau du centre spatial et le coupe. Un jour, toujours par routine, quelqu'un tombe sur l'historique des transmissions et sur les documents comptables. Nous sommes convoqués, interrogés... Ce sont les "autres" qui seront contents de ce qu'ils apprendront ! Bref, il faut, comme vous dites, une réassurance, un Smith de rechange. — Mmmm... Bien sûr, je suis sécurisé et tout accident est en principe exclu. Cependant, vous avez raison, on ne sait jamais. Seulement, comment faire ? Il est exclu de mettre une unité de plus dans le circuit. Non, la seule solution serait N°1 auquel vous n'avez pas l'accès. Par définition, N°1 est inconnu, inexistant et injoignable. Il faut que j'en parle avec lui. Ils
soupirent tous ensemble et Smith ouvre un réfrigérateur pour offrir des rafraichissements. Ils s'accordent une pause pendant laquelle, tout en bavardant de choses et d'autres, ils réfléchissent. — Une dernière chose, chère madame, dit Smith à Clorinde. Vous êtes-vous demandé ce qui arriverait si le secret était divulgué ? si tout le pays, toute la planète, savait qu'il existe un moyen de communiquer en arrière ? et que ce moyen est sous le contrôle de notre gouvernement ? — Non, répond Clorinde avec assurance, je ne me le suis pas demandé à cause de l'absurdité anthropologique de la question. Toute divulgation serait annihilée par l'incrédulité. L'humain ne peut pas abandonner un postulat temporel qui est quasiment biologique. Nous-mêmes, ici, ce que nous faisons nous perturbe et provoque des impressions schizoïdes : troubles de la représentation, dédoublement, vertige... — Oui, rationnellement, notre vérité est inatteignable : des millénaires d'humanité la recouvrent, comme des couches géologiques. Mais pensez irrationnel, quelque chose qui ne serait pas scientifique mais magique ou religieux. L'humanité connaît depuis toujours des mythes d'éternité, des fables de voyages temporels. La théologie chrétienne fait de Dieu une entité hors du temps pour laquelle tous nos temps, passé, présent, futur, sont simultanés. Il consulte une note et poursuit : — Saint Jérôme au IVe siècle questionne : Dieu tout-puissant peut-il rendre la virginité à celle qui l'a perdue ? Au XIe, Pierre Damien répond positivement et expose comment Dieu, s'il est tout-puissant, peut faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé et même que Rome n'ait jamais été fondée. Chère
madame, nous sommes à l'abri de la lumière, pas de l'obscurité. Notre vulnérabilité provient de ce qui fait notre force : comme vous le dites, aucune de nos explications ne sera crédible. Nous ne risquons rien maintenant. Plus tard, inévitablement, quelque chose finira par diffuser et, étant impensable, serait perçu irrationnellement. Vous seule êtes capable d'explorer cela. Ne vous trompez pas de piste, prenez celle de l'irrationnel. Ils
se regardent, fatigués. Clorinde va aux toilettes, se passe la figure sous l'eau et recoiffe ses boucles. Elle revient et, s'adressant à Smith qui se prépare à prendre congé d'eux : — Une dernière chose si vous voulez bien. Puisque nous allons aujourd'hui au fond des choses, me diriez-vous ce qui vous a convaincu, au début, quand Ivor a pris contact ? — Ah ! Pierre Damien peut-être ? Je plaisante. Nous avons appris de nos "amis" d'en face l'importance des signaux faibles. Les signaux forts sont visibles par tous et souvent trompeurs, la vérité stratégique se cache dans les signaux faibles. Pearl Harbour en a fait la preuve. Aussi, nous recevons, mieux, nous recherchons les signaux faibles et les anomalies insignifiantes. C'est un énorme travail de collecte et de filtrage auquel participe le "laboratoire d'idées". Votre projet était à peine plus aberrant que des milliers d'autres que nous examinons chaque jour. Vous n'imaginez pas l'invraisemblable bric-à-brac que proposent les concepteurs de voyages dans le Temps : trous de vers à travers l'espace-temps, capsule en anti-matière... Votre idée m'a séduit par le contraste entre l'énormité du postulat et la modestie de l'objectif : un jour d'avance. Comme le test ne demandait qu'une faible mise de fonds, je n'ai pas hésité longtemps. Nous broyons des cailloux et de temps en temps nous trouvons des pépites. Avec vous (et il leur fit une petite courbette à l'ancienne), c'est la pierre philosophale qui nous est échue ! Mais, nous venons de le voir, il y a encore beaucoup d'impuretés dans notre or. "Secrett",
le chef des services de renseignement de la Démocratie Démocratique des Citoyens Egaux (DDCE), rend compte à regret à "Président" de l'absence de réaction des "autres" : ou bien, la fausseté de certains messages leur a échappé, ou bien ils s'en moquent, ou bien... — Qu'attendiez-vous et que comptez-vous faire ?, interrompt sèchement Président. — Président, s'ils avaient cessé ou déplacé leurs émissions, ou agressé ou perturbé notre satellite, nous saurions que "le truc" est important. Qu'ils n'aient rien fait de visible, signifie qu'ils ne veulent pas nous donner d'indice. — Ou que c'est sans importance... — Sans importance, Président ? voilà une sonde extra-planétaire qui ne sonde pas et qui, au lieu de s'éloigner comme un honnête engin, reste stationnaire, ce qui, d'ailleurs, constitue un bel exploit technique. Donc il y a quelque chose mais je ne sais pas quoi. — Ts ts ts ts, monsieur Secrett, ça ne va pas, vous vous êtes excité pour rien... Occupez-vous plutôt de choses sérieuses. Ce "monsieur", obscène selon les codes politiques de la DDCE, inquiète Secrett. Il regrette maintenant d'avoir attiré l'attention de Président sur un problème insoluble. Il lui a fallu être couvert pour avancer mais la couverture va l'écraser... Congédié brutalement par Président, il sort. Aussitôt arrêté, il est mis au secret. Clorinde,
ressentant le besoin de s'aérer, propose à Tancrède de partir quelques jours à la pêche à la truite dans les montagnes. Tancrède qui préférerait nager dans quelque mer chaude rechigne, puis se résigne en grognant. Clorinde compte sur le charme du chalet au bord du lac et sur ses propres charmes pour le remettre de bonne humeur. Mais rien ne marche. De plus, il pleut et le brouillard du matin met longtemps à se dissiper. Faute de gambader le long des torrents, ils restent autour du poêle, attendant que le soleil surmonte sa réticence. Pas moyen d'échapper à Tancrède qui revient toujours sur cet argent miraculeusement gagné en bourse et perdu bêtement : — J'ai demandé à Tom, mon copain trader : la probabilité de gagner dix fois de suite en visant un indice aussi volatile est presque nulle. Il ne comprend pas comment tu as pu réussir, surtout à ce moment où ça bougeait beaucoup. Eux, avec tous leurs algorithmes, ils ont brûlé plusieurs dizaines de millions. Clorinde,
irritée qu'il ait bavardé, répond sèchement que le hasard est ainsi fait. — Mais, insiste le pauvre Tancrède, comment as-tu tout perdu ? Ça ne te ressemble pas. Je te connais : ou bien tu arrêtes et prends ton argent, ou bien tu en mets la moitié à l'abri et tu joues le reste. Je ne t'imagine pas perdre et reperdre tous les jours pendant une semaine. Ça ressemble à un suicide. D'ailleurs Tom pense comme moi. — Parce que tu lui as dit ça aussi ? et ce que je mange au petit déjeuner ? de quel côté du lit je dors ? comment je fais l'amour ? Allez, quoi d'autre ? Tancrède
s'énerve, Clorinde aussi. Les truites boudent. Des bêtes pillent la poubelle. Le bois pour le poêle vient à manquer. Ils rentrent, mécontents l'un de l'autre, et Clorinde repart aussitôt toute seule pour avoir quelques jours tranquilles. Elle a cru que son aventure boursière n'attirerait pas l'attention en raison de son amplitude limitée et de sa courte durée. Et voilà que Tancrède la met sur la place publique. Déjà, Tom le trader lui demande rendez-vous pour "discuter le coup". Ce serait trop stupide que le Projet ait des ennuis à cause de quelque chose d'aussi périphérique. C'est
trop stupide. Le petit programme des "militaires" qui gagne à tous coups est repéré par l'autorité de surveillance du marché. Smith ne s'est pas contenté d'une simulation, il a pensé que, outre les ressources occultes que le marché apporte au Projet, les gains en cash et leur historique représentent la seule preuve objective de succès, et qu'une telle preuve pourrait être nécessaire un jour. Du coup, la série de sans faute s'est faite repérée. L'autorité
de contrôle, agissant par routine, engage une action en suspicion de violation de l'intégrité du marché. Sans rendre son enquête publique, elle n'a aucune raison de la garder secrète. Des journalistes financiers l'apprennent. L'enquête n'aboutit à rien, les prête-noms et les coupe-feu ayant été efficaces, mais un soupçon demeure et une rumeur apparaît : quelqu'un quelque part connaît à l'avance ou prédit les cours de clôture, ce qui pourtant est infaisable, ne serait-ce qu'à cause de l'extrême variabilité des trente dernières secondes avant la cloche. Ensuite,
la presse à sensation s'empare de l'affaire et crie au scandale. Elle dénonce la spoliation des petits épargnants : si quelqu'un gagne indument, ses contreparties perdent indument. Puis, elle fantasme sur le manipulateur anonyme, son identité, ses moyens, ses complicités, la façon dont il se soustrait à l'enquête. Le marché est faussé sans qu'on trouve comment puisque toutes les personnes concernées disparaissent. Plus il y a de mystère, plus la presse s'excite contre le "requin masqué". Des pétitions circulent. Le Parlement nomme une commission d'enquête à laquelle le brave Tom se sent obligé de faire part de son témoignage intrigué. Clorinde est convoquée. De son côté, Ivor ne réussit pas à atteindre J-2. Il a réduit le message, resserré le faisceau, employé toute l'énergie du relai, fait augmenter la capacité des immenses antennes de réception : rien n'est jamais arrivé. Ou bien le passage de J-1 à J-2 constitue un changement d'échelle qui exigerait des ressources énergétiques colossales, ou bien il se heurte à une barrière inconnue, une impossibilité intrinsèque dont la raison échappe à toute recherche. Ivor,
alors, change de méthode. Au lieu de viser directement J-2, il procédera par récurrence : J-1 recevra un message à retransmettre à son J-1 qui est notre J-2... Des essais répétés ne font qu'augmenter sa perplexité : la retransmission de J-1 à J-2 connaît une proportion de messages perdus grandement supérieure à celle qu'on constate à J-1 ; en outre, la qualité se dégrade : les messages arrivent avec des trous, près de la moitié des caractères se sont évaporés. Mais,
souligne Smith, le problème humain est encore plus grave : dans l'hypothèse d'une crise et d'un faux message, J-1 refuserait de répercuter à J-2. — Rapplez-vous mon point de départ, dit Smith : un faux message à J-1 entraîne le lendemain une catastrophe que nous voulons conjurer en prévenant J-1 de la falsification. Je crains que si, en pleine crise, nous recevons à J-1 deux messages contradictoires, nous ne sachions pas quoi faire. Le contre-message ne servirait à rien ou aggraverait les choses. C'est pourquoi j'ai suggéré de viser directement J-2 pour nous prévenir à l'avance de ne pas croire le message que nous recevrons à J-1. Vous y êtes ? Dans cette hypothèse, demander à J-1 de retransmettre un message d'alerte à J-2, équivaut à leur envoyer directement ce message : une contradiction qui nous met dans une impasse. A J-1 nous nous trouverions avec un (faux) message crédible et un avis contraire à réexpédier. Non, ça ne va pas. Cependant, la piste est bonne : procéder par récurrence. Reste à contourner le facteur humain par une procédure purement automatique qui ne sera pas perturbée par une situation, une ambiance de crise et des spéculations. Ivor, il faut aller dans ce sens. Ivor
soupire : — Encore faudra-t-il être absolument sûr qu'aucun faux message ne puisse passer par là pour atteindre J-2... Clorinde
sourit : — N'exagérons pas ! Les faux messages reçus naguère (que le relai bloque désormais) étaient des perturbations marginales faites au hasard. Envoyer à J-1 ou à J-2 un faux message stratégique comme Smith l'envisage, c'est tout autre chose : il faudrait que "les autres" aient tout compris. — Et s'ils ont tout compris, s'ils comprennent un jour, continue Smith, nous tomberions dans la folie et le chaos. Car nous ferions la même chose chez eux, enverrions de faux messages, et le Présent deviendrait indéterminé pour tous. Vous avez raison, chère madame, mon hypothèse est excessive aujourd'hui. Néanmoins, allons le plus loin possible. Ivor, s'il vous plaît, essayez de tester une réexpédition sans intervention humaine. Là-dessus
l'affaire
boursière
survient et Clorinde reçoit la convocation de la Commission parlementaire. Les trois se réunissent en urgence. Malgré
leur embarras, ils s'amusent un instant de l'ironie de la situation : le Projet efface ses traces, nul ne peut savoir, ni même soupçonner, qu'un jour donné a été différent de lui-même. Ces opérations boursières (dont la taille a pourtant été soigneusement limitée) constituent la seule distorsion visible. Aussi petite qu'elle soit, elle a été aperçue mais, aussi grands que deviennent le scandale et l'agitation, nul ne remontera la piste. Il n'y a pas d'indice, juste une anomalie. Smith
est très calme : — Aurions-nous dû ne pas exécuter ces opérations ? Elles ont une utilité comme test et ont débusqué les faux messages. En outre, il nous faut une preuve tangible. Le Projet ne craint rien. Et,
se tournant vers Clorinde : — Chère madame, comment voyez-vous votre problème ? — Prendrai-je la fuite avec votre aide ? D'une part, je n'en ai pas envie et d'autre part, cela renforcerait les soupçons. Ma personne n'intéresse pas la Commission, je suis juste un témoin latéral qu'une indiscrétion a éclaboussé. Je n'aime pas me défiler, je préfère affronter les obstacles. J'obtempérerai à la convocation et je noierai le poisson pour qu'ils jugent mon cas insignifiant. Je n'ai jamais joué la valeur exacte de l'indice, juste sa variation. Je n'ai pas manipulé le marché, je suis propre. Je n'ai pas même utilisé un algorithme, j'ai suivi une intuition (que vous me permettrez de garder pour moi, mesdames et messieurs les commissaires). J'ai cru qu'elle était bonne puisque je gagnais. Ensuite j'ai perdu et j'ai laissé tomber. Je n'ai rien à voir avec votre spéculateur anonyme qui, lui, a toujours gagné. D'ailleurs, je ne comprends pas ce que je fais ici. Convoquez-vous tous ceux qui, un jour, ont gagné en bourse ? ou bien suis-je victime d'une délation indigne ? — Chère madame, je vous complimente de votre audace. N'en faites pas trop ! Je vous aiderai en détournant de vous leur attention. — Juste une chose : sommes-nous certains de l'étanchéité de mon compte bancaire aux Caraïbes ? Si non, je suis brûlée. — Votre compte est aussi étanche que l'identité du N°1. — Alors allons-y, conclut Clorinde. Elle
se présente devant la Commission. Quoique vêtue avec une sobre élégance, elle s'est coiffée d'un extraordinaire chapeau à plumes qui fixe tous les regards. Elle trouve les Commissaires très agités : "une source bien placée" vient de les aviser de la capture imminente du spéculateur anonyme. On accorde plus d'attention à son chapeau qu'à son histoire. On regrette même de l'avoir dérangée. Les journalistes qui attendaient sa sortie sont partis en vitesse vers l'aéroport où, leur a dit quelqu'un, on va capturer le méchant. Elle
rentre à la maison, jette son chapeau sur un fauteuil et s'immerge dans un long bain bouillant. Tancrède ne
parvient ni à y entrer, ni à l'en faire sortir. Elle lui dit plus tard de prévenir son ami Tom qu'elle lui arrachera les yeux s'il ne lui demande pas pardon spectaculairement... et toi aussi tu mériterais... Quelques
jours plus tard, Tom enverra, avec ses regrets, un gigantesque bouquet et une invitation à dîner. Assise entre Tancrède et lui, Clorinde, affectant la bonne humeur, bras nus, dos nu et décolleté profond, laissera outrageusement Tom flirter avec elle jusqu'à ce qu'elle voie Tancrède regarder son ami d'un air méchant. Bien
sûr, le spéculateur échappe à l'arrestation. Smith en a lancé le bruit pour faire diversion. La Commission termine ses travaux en incitant l'autorité de marché à la vigilance. Les médias passent à un autre scandale mais la légende demeure et les chauffeurs de taxi entretiennent souvent leurs clients de ce "magicien" qui devinait la bourse. Encore
que nos trois magiciens ne puissent se réjouir de l'abandon des tentatives des "autres" et de l'arrestation de Secrett qu'ils ignorent, ils se félicitent d'avoir surmonté leur première crise : au cours de l'incident boursier, personne à aucun moment n'a songé au "Temps". Même les feuilles les plus sensationnalistes n'ont pas songé à évoquer le coup de téléphone du lendemain que le spéculateur se serait passé à lui-même, ou l'extraterrestre malicieux qui se déplace à travers les temps comme un homme à travers les étages d'un immeuble. D'autre
part, la technique s'améliore peu à peu, bien qu'elle reste imparfaite et semble vouée à demeurer une espèce d'approximation. Que les précautions aient suffi ou que les "autres" se soient lassés, les faux messages ont cessé. Enfin, l'imprévisibilité de la réception est en partie palliée par le redoublement systématique des émissions. Tout va bien. C'est
alors que le relai rompt ses amarres. Pour rester stationnaire, il nécessite beaucoup d'énergie et, une tempête électromagnétique ayant perturbé les panneaux solaires, il prend le large. — Nous ne voyons plus l'avenir, nous voilà aveugles pour au moins trois mois, dit Smith avec, pour la première fois, une nuance d'irritation dans sa voix calme et légèrement chantante. De plus, tous nos efforts vont être consacrés à trouver une solution de remplacement provisoire, cela repousse le perfectionnement dont s'occupait Ivor, en préparant un engin conçu entièrement pour notre objectif : une fois arrivé, il déploiera des km2 de "voiles" pour capter la lumière solaire et multipliera par dix la puissance disponible. Il faudra quatre mois pour détourner un engin d'un autre projet, l'équiper et le lancer sans attirer l'attention, ni du personnel du centre spatial, ni de l'extérieur. Et la cécité de cette période sera regrettable et regrettée. Un tremblement de terre soudain détruit une ville, faisant des milliers de victimes. La pré-vision aurait permis d'évacuer la population et de préparer les secours. Dans
un pays-clef du Moyen-Orient jusqu'alors allié, des rebelles soutenus en sous-main par les "autres" s'emparent du pouvoir après des préparatifs si secrets que nous ne les décelons pas. Les pays voisins doutent de l'efficacité de notre protection et, sans encore se détourner de nous, commencent à chercher l'amitié des "autres". Un transformateur prend feu, provoquant un black out massif dans la moitié du pays avec des dégâts considérables. Il aurait suffi de le remplacer la veille pour éviter cela. Une
manifestation dégénère parce que les forces de police présentes sont insuffisantes... Quoique
tout pays connaisse un jour ou l'autre des catastrophes de ce genre, les trois enragent car, si le relai avait fonctionné, certaines d'entre elles auraient pu être prévenues ou leur impact minimisé. Le Président ne comprend pas. Il ne cesse de faire demander à N°1 (même lui ne le rencontre pas) ce qui arrive à ses services. Sont-ils tombés en panne ? Ont-ils perdu leur intelligence ? Ils ne voient plus rien venir. N°1 invente péniblement des explications de cette défaillance temporaire. Il invoque une contre-offensive des services des "autres", des facteurs techniques, des accidents, et il entend quelque chose comme le "ts ts ts ts" que le Président de la DDCE avait sifflé à son chef du renseignement. Mais, naturellement, lui, n'est pas arrêté. Le Président le presse seulement de reprendre le contrôle. De son côté, Clorinde met à profit son "chômage technique" pour retrouver une "hygiène de vie" (dit-elle) : s'occuper de ses activités professionnelles, de Tancrède et de ses amis, qu'elle a tous abusivement négligés. De longues heures de travail, de longues matinées au lit, de longues réceptions et soirées, rendent le sourire à tous. En même temps, elle explore les effets d'une éventuelle divulgation du secret. Smith l'a avertie : le mensonge constitue la menace, pas la vérité. Non, il l'a dit autrement : l'obscurité, pas la lumière. La vérité ne présente pas de danger, nul ne la croirait. Qui pourrait accepter que le Temps n'est qu'une représentation anthropocentrique ? Rien à craindre ! Il faut donc se demander comment cette vérité inconnue ou incroyable se déformerait en quelque chose d'acceptable, engendrant des actions ou des réactions qui, sans la viser, la menaceraient. Quel programme ! se dit-elle. Commençons
par le début : existe-t-il des possibilités de fuite, à l'exclusion d'une trahison ou erreur majeure de nous trois ou de N°1 ? Avons-nous des points faibles ? Elle
en aperçoit deux et s'étonne que leur évidence ne l'ait pas frappée avant. Peut-être Smith les prend-il en compte, précisément en lui demandant de réfléchir à ce qui se passerait ? Premier
point faible éventuel : cet endroit où ils se réunissent et parlent en toute franchise. Depuis le début, c'est toujours cette pièce dans les sous-sols d'un grand hôtel dont l'animation dissimule leur venue. Smith assure qu'elle est sécurisée mais cette solution n'engendre-t-elle pas un problème ? Quelqu'un veut cacher quelque chose, cherche une cave, explore les sous-sols et s'étonne de tomber sur une pièce inaccessible. A qui en parlerait-t-il ? Quelles seraient les conséquences ? Cela viendrait-il aux oreilles des agents des "autres", probablement à l'affût dans ces hôtels où viennent tant de gens importants et où se tiennent tant de réunions ? Certains penseraient à une chambre-forte clandestine... d'autres seraient simplement excités par le secret... Les policiers pourrait s'en saisir, mettre le nez où il ne faut pas, faire rapport à leurs chefs, prévenir les médias, parler... Plus la sécurisation aura été réussie (elle pense à des mètres de béton et d'acier), plus la découverte sera intrigante... D'ailleurs, il existe à coup sûr des branches de nos services secrets qui travaillent indépendamment de N°1... Imaginons qu'ils veuillent poser des écoutes, se heurtent aux protections... Il faudra en parler à Smith. Ça fait des mois maintenant que nous allons là-bas. Passons-nous vraiment inaperçus ? Ivor et moi, nous arrivons ouvertement sur le parking, traversons le hall, partons dans les étages... n'avons-nous jamais été suivis ? Deuxième
zone
douteuse :
le Président, enfin, pas le Président bien sûr, la nébuleuse qui l'entoure dans laquelle les curieux ne manquent pas, non plus que les agents des "autres". Le Président ne connaît rien du Projet : N°1 s'appuie sur une "source absolue" ultrasecrète, le Président croit N°1, il agit, tout va bien et il ne sait pas, ne saura jamais, que tout allait mal jusqu'à ce que le Présent change. Donc le Président n'a rien à divulguer. Mais lui ou son successeur (au fait, comment sera celui-ci ?) pourrait mentionner une "source absolue", la sous-entendre ou s'en réclamer ouvertement s'il perd ses nerfs dans une situation de tension extrême où il devrait convaincre son gouvernement. En effet, les ministres ne se laisseront pas toujours mener par la seule autorité du Président, surtout si la décision à prendre paraît a priori bizarre, inopportune, coûteuse ou dangereuse. Il faudra que le Président dise qu'il a reçu avis. Et de qui ? Et comment ? Et pourquoi le suivre aveuglément ? Si les ministres apprennent l'existence d'une "source absolue" ou la devinent, ils finiront par en parler à quelqu'un, qui lui-même bavardera. Bon, se dit Clorinde, à supposer que les médias s'agitent à propos d'une "source absolue", c'est fâcheux, pas catastrophique : après tout, un gouvernement a le devoir de disposer de la meilleure information et de la prévision la plus exacte ; et aussi de cacher ses moyens. Voilà
deux clignotants rouges : si, par lui-même, le Projet se garantit des fuites, son existence peut apparaître. Clorinde
cherche à aller plus loin. Ensuite,
quoi ? Une fois divulguée l'information que, quelque part, se cache un mystère, qu'arrive-t-il ? Normalement, pas grand chose, sauf si les "autres" entrent dans le jeu. N'oublions pas les "autres". Apprenant
qu'il y a un secret, ils essayeront de savoir en quoi il consiste. Mettons les choses au pire : je ne sais comment, ils découvrent le Projet. Qu'en font-ils ? Comment admettraient-ils l'impensable ? Nous-mêmes, nous ne l'avons pas admis a priori, nous l'avons produit par une rencontre improbable et singulière : mon idée, la technologie d'Ivor, le relai gouvernemental de Smith. Smith accepte le "truc" en pratique et le rejette en théorie. Quelqu'un qui sauterait dans ce train fantôme déraillerait. Voilà ce qui arriverait aux "autres". Mais,
allons toujours au pire et supposons que, par miracle, ils croient. Ils nous emboitent le pas et nous imitent : ils obtiennent la même arme que nous, aussi efficace et aussi imparfaite. Alors, ils en cacheront soigneusement l'existence, et ce sera une course aux armements d'un nouveau type. Il faudra que je réfléchisse un jour à la folle instabilité du Présent que cela engendrerait, pour maintenant, ça ne concerne pas ma réflexion. D'ailleurs,
je vais trop loin, le plus probable, c'est que les "autres" restent à mi-chemin : ils devinent que nous avons un jour d'avance sur eux, sans avoir assez d'information et de compréhension pour nous imiter. J'imagine que chez eux des têtes sauteraient et que les prisons se rempliraient. Ils se sentiraient d'autant plus vulnérables que leur stratégie est de style paranoïaque. Pour compenser leur nouvelle infériorité et se cacher à notre pré-vision, ils pourraient alors vouloir nous déstabiliser par une attaque virale, en suscitant la rumeur que notre gouvernement dispose d'un moyen de connaître l'avenir, donc de le modifier, et donc que nos citoyens ne sont plus que des sujets. Voilà un beau thème pour la propagande démo-démocratique ! Les
gens raisonnables diraient : "impossible", c'est un canular, une intoxication, ou une confusion entre prévision et divination. Quel est le pourcentage de gens raisonnables ? La plupart ne le sont pas. Ceux-ci, que penseraient-ils ? Voilà mon problème sociologique. Ayant
"débroussaillé le problème" (dit-elle), Clorinde s'accorde une pause de dix jours. Elle s'amuse à parler du Temps avec ses amis (elle appelle cela "caresser le chaton de salon") pour rassurer à leur incrédulité. Elle s'encanaille : certains connaissent quelqu'un qui pratique les "voyants", le marc de café, les feuilles de thé, le Yi-King ou autre superstition. Elle les écoute, elle les accompagne même et assiste avec un amusement caché à des scènes curieuses. Ivor,
lui, a des ennuis. Concentré sur le Projet, il a négligé l'Observatoire, l'abandonnant à son adjoint qu'il surveillait à peine. Une inspection de routine découvre de graves manquements : des personnels absents sans motif, des tâches programmées non exécutées, des réparations urgentes oubliées et, surtout, des anomalies financières, peut-être des malversations. Le Directeur n'a rien vu. A quoi sert-il ? Comment justifie-t-il son salaire ? Ivor,
quoiqu'il ne soit pas personnellement accusé de détournement, reste responsable de ce qui ne va pas. Se défendre et cacher ce qu'il faisait, les deux ne vont pas ensemble. Il a utilisé pour le Projet des moyens de l'Observatoire. — Hmmm, lui dit Smith. C'est ennuyeux. Pas grand chose à faire : on ne peut pas intervenir directement dans une inspection de routine qui suit les procédures établies... Vos travaux pour nous sont-ils là-bas ? Pourrez-vous les déguiser ? — Oui, j'en ferai le projet d'un nouveau type de sonde spatiale d'observation. Seulement, un tel projet n'existe pas, n'a pas été approuvé par le Conseil, n'est pas inscrit dans la programmation annuelle. Elle ne lui accorde pas une heure/homme, alors que je lui ai consacré tout mon temps. J'aurai autant d'ennuis que si j'avais fait des cocottes en papier. — Bon, c'est votre tour : disparaîtriez-vous ? Ivor
ne répond pas, balayant en esprit ses activités et pesant la difficulté de renoncer à telle ou telle. Clorinde intervient avec fougue : — Plaider coupable, tu plaides coupable. Ta faute : tu t'es laissé absorber par des travaux personnels d'un grand intérêt futur pour l'Observatoire. Ça, tu l'admets. Le reste, tu le rejettes. Toutes les défaillances relevés par l'Inspection s'imputent à ton adjoint : il n'a pas fait son travail ou a fauté. A ce niveau hiérarchique, dans une telle institution, le Directeur non seulement peut mais doit déléguer. Ça ne t'incrimine pas. Pourquoi le contrôle de gestion n'a-t-il rien vu ? les comptables pas vérifié ? Le Conseil dormait-il ?... Tout ça, ce sont des bugs internes et des coupables à offrir à l'Inspection. Fais le savant fou : tu n'as pas volé un sou, tu as travaillé vingt heures par jour, sans même avoir l'idée de te faire payer le dépassement ! Le rapport te tancera, ouvertement ou à mots couverts. Tu promettras de faire attention. Tu utiliseras le temps libéré par notre panne pour superviser la réorganisation, et tu t'en sortiras. — Ça vous tente ? lui demande Smith. — Pas vraiment, je n'aime pas perdre du temps avec ce genre d'affaires mais, oui, je préfère ne pas disparaître. Cette
affaire réglée, Clorinde signale les deux points faibles qu'elle a identifié. Concernant
le premier, la salle de réunion, Smith la rassure totalement : elle sert à tour de rôle à tous les services gouvernementaux quand il leur faut du secret absolu. Eux trois n'en sont qu'utilisateurs occasionnels. Je vous assure, dit-il avec un petit sourire, elle n'est pas souvent inemployée. Si, à la suite d'un des hasards envisagés par Clorinde, la salle est découverte, elle ne conduira pas à eux. Quant à sa sécurité, c'est N°1 lui-même qui la vérifie en permanence. — Reste le Président et là, oui, vous me persuadez (dans son trouble il oublie le "chère madame" auquel s'était habitué Clorinde). Nous n'y avons pas assez pensé. Il est l'interface entre le secret et l'action publique. Or, comme vous le soulignez, il est entouré de beaucoup de personnes dont chacune est entourée de beaucoup d'autres... "Source absolue" est une trouvaille mais aussi un indice, enfin, l'indice d'un indice... Hélas, je ne vois pas d'issue. Nous ne pouvons, ni nous passer du Président, ni l'enfermer dans cette salle ! Vous avez tristement raison, voilà notre maillon faible. — A propos de malheur, continue Clorinde, quid de votre double ? Vous savez, au cas où vous sortiriez du circuit... Vous avez dit : la seule solution serait N°1... — Il ne veut pas : contraire aux procédures. Aucun accès direct, jamais, ne doit être établi. J'ai insisté sur l'exception. Vainement. Il est difficile de s'opposer à N°1. J'ai alors demandé avec insistance qu'il propose un palliatif. J'en ai un. Il ne me plaît pas, j'espère arriver à obtenir mieux. — Dites toujours. Excusez-moi d'envisager des possibilités fâcheuses, personne n'est à l'abri d'un virus ou d'autres choses désagréables. — Hmmm, je regrette que vous n'ayez pas tort. Bon, alors voilà. N°1 a dit : "dans une telle hypothèse, qu'ils préviennent notre ambassadeur en Bulgarie, il saura quoi faire". Je vous communique tout de suite ses coordonnées, apprenez par cœur les codes de contact. Il les leur donne et ajoute : je ne sais pas ce que cela vaut. Utilisez-le seulement pour envoyer un message d'alerte sans autres détails. Après, probablement, N°1 vous ferait contacter et prendrait des dispositions pour me remplacer. Les
dix jours écoulés, Clorinde recommence ses réflexions : soit une rumeur maligne que le Président gouverne l'avenir ; comment impacterait-elle "les gens", les gens les plus communs, la masse de la population ? Etant une rumeur, elle aurait tendance à enfler de manière illimitée, surtout avec l'aide des "autres". Mais nous sommes quand même un peuple civilisé et quelque peu éduqué : l'idée elle-même ne sera pas crue. Alors, quelle serait la résultante de cette tension entre incrédulité et rumeur ? Certains
se saisiront du thème sans le comprendre et, par leur action, le rendront dangereux. Les "antisystème", depuis longtemps, font feu de tout bois sans se soucier de preuves : comment accommoderaient-ils la chose ? Ils dénonceraient le pouvoir excessif du gouvernement, la manipulation du peuple, la dictature des élites, ils réclameraient les droits de "ceux d'en bas". Imaginons que, parmi eux, un habile, se basant sur les droits constitutionnels du peuple, déclare le gouvernement illégal. Il dirait : si "ceux d'en haut" savent à l'avance, alors toute élection, tout vote est truqué, les mécanismes représentatifs sont une duperie et toute la légalité est illégale. A bas ! Démocratie directe ! Pouvoir au peuple ! Si on en vient là, même avec un jour d'avance, nous serons désarmés... A un jour, on peut agir ponctuellement, pas systémiquement. La consolation, c'est que, malgré tout, notre secret serait sauf car l'incrédible thème initial aurait seulement servi de détonateur. Clorinde
se force à aller plus loin encore dans la prospection. Crise sociale, délitement de l'Etat etc. Toute période de chaos entraîne une "démodernisation" des esprits. Une société tient par la force de l'habitude. Elle peut se défaire très vite s'il n'y a plus d'électricité, plus de ravitaillement, plus de communications, si chacun est réduit à lui-même, à son groupe et aux rumeurs. A ce point, des idéologies invraisemblables surgissent. Par exemple, des mystiques radicaux pourraient revenir au thème : le Président a fait un pacte avec le diable pour connaître l'avenir, il a un Raspoutine, une machine secrète, une secte toute-puissante. Exorcisons le président, chassons les sorciers, enlevons-leur la maitrise du temps, brisons les réveils, démolissons les horloges ! avec pillages, autodafés, interdiction de mesurer le temps et, corrélativement, effondrement général... J'exagère !
enfin,
j'espère. J'en ai la migraine, conclut Clorinde. Des horreurs pareilles surviendraient-elles ? Hélas, de telles cristallisation obscurantistes se sont déjà produites dans le passé, les exemples ne manquent pas, les roux, les lépreux, les Juifs, les étrangers... Encore n'est-il pas toujours nécessaire que préexiste une animosité collective latente à l'encontre d'une catégorie de personnes, il suffit d'une différence réelle ou imaginaire pour exclure "eux" de "nous". Toutefois il n'y aurait pas de "eux" ici : l'évidence du Temps fait qu'il n'est porté par aucun groupe identifiable, il est porté par tout le monde... Les fanatiques pourraient briser les montres et revenir aux cloches, briser les cloches et revenir au soleil, ils ne sortiront pas du temps. Et,
avec le sentiment d'émerger péniblement d'un cauchemar, Clorinde conclut : nous ne créons pas de risque spécifique ; la société peut dégénérer à tout instant, bien sûr, avec ou sans "les autres", mais pas à cause du Projet. Toutefois, nous ne sortons pas absolument indemnes de cette "revue des risques". D'une part, nous avons un maillon faible, notre propre Président ; d'autre part, notre avantage sur "les autres" peut engendrer une crise, s'ils comprennent que nous les surclassons définitivement et tentent une déstabilisation en profondeur. Certains
inspecteurs veulent sanctionner Ivor mais l'Académie des Sciences pétitionne et le ministre, actionné indirectement par N°1, intervient. L'adjoint d'Ivor avoue ses détournements de fonds et son impéritie. Il est reconnu coupable de toutes les défaillances. Ses attributions sont divisées et confiées à deux personnes, pour décharger (ou neutraliser) le directeur. Ivor n'aura plus de soucis. A peu près à ce moment, le nouveau relai, enfin lancé et positionné, les opérations reprennent. Le Président a reproché amèrement à N°1 l'incompréhensible défaillance de sa "source absolue", lui serinant impitoyablement la liste de tous les problèmes qu'elle aurait permis d'éviter ou de limiter. A peine le dispositif se remet-il en marche qu'une crise survient. Parmi les ennuis que la panne empêcha de prévenir, il y a eu ce coup d'état au Moyen-Orient que les "autres" ont impulsé à notre détriment. Les anciens "rebelles", désormais gouvernement, soutiennent activement leurs camarades dans le pays voisin et, un jour, tous ensemble, aidés en sous-main par "les autres", ils foncent sur la capitale, s'emparent des bâtiments stratégiques, exécutent le roi et prennent le pouvoir. Un nouveau domino tombe et notre position là-bas devient critique. L'information
retransmise à J-1 atteint aussitôt le Président qui, excité par les déboires précédents, jure que ça ne se passera pas comme ça. Après avoir réuni en hâte son gouvernement, il alerte le roi local, envoie en urgence des moyens aériens considérables et, quand les "rebelles" approchent, ils subissent de lourdes pertes et se replient, détruisant au passage une importante raffinerie de pétrole, non, ne parvenant pas à la détruire car la nouvelle de cet exploit a provoqué un jour plus tôt un considérable renforcement de la protection de la raffinerie. Echec complet. En Démocratie Démocratique (DDCE), "Président", furieux, convoque aussitôt les chefs des services de renseignements et d'action extérieure : il y a eu des fuites ! pas étonnant, ces sauvages là-bas sont incapables de garder un secret. Une
enquête immédiate montre pourtant que "là-bas" n'est pas responsable : tous les préparatifs sont restés parfaitement dissimulés jusqu’à la dernière seconde. Les dirigeants locaux ont pris toutes les précautions pour rendre impossibles la découverte de l'opération et sa défaite. Pourtant, ils ont perdu. Président
rappelle ses chefs. Ils le trouvent entouré de sa garde personnelle qui, sans un mot, les désarme, leur ôte leurs moyens de communication et bloque les issues. Président, courroucé, prend la parole, hachant son discours : Messieurs (le terrible "messieurs" de la DDCE), vous avez failli. Fuite il y a eu. Si pas là-bas, ici. Seuls moi et vous savions... l'un de nous a trahi ou manqué de prudence. Serait-ce moi ?...Moi ? (on entend la majuscule). Vous, suspect. Vous, interrogés. Quelqu'un parler. Vous, aux arrêts. La désorganisation subséquente des services manifeste rapidement ses effets dommageables, rendant la DDCE aveugle et impuissante. Ses agents, à travers le monde comme dans le pays, ne reçoivent plus d'ordres, ne savent plus à qui reporter, se démoralisent ; certains fuient, d'autres passent à l'ennemi. On ne peut pourtant pas leur rendre leurs chefs car l'enquête ne donne encore rien, que les absurdités habituelles résultant de méthodes d'interrogation trop efficaces. Président,
perplexe, se souvient alors de Secrett, l'ancien chef des services de renseignement, la seule personne insoupçonnable de tout le pays puisque, étant en prison, il n'a rien su de l'invasion projetée. Président le fait venir. Secrett arrive, entouré de gardes armés. Il a mauvaise mine et l'air déprimé. Président envoie dehors ses gardes et dit à Secrett de s'assoir. — Je vous ai mis hors circuit un moment pour vous permettre de vous reposer. J'espère, Chef, dit-il avec une feinte bonhomie, que vous en avez profité. Nous, pendant ce temps, nous avons eu des problèmes. Secrett,
sentant que le vent tourne, reprend espoir. Président expose l'invraisemblable échec, la fuite introuvable, la désorganisation des services : — Finies les vacances, conclut-il d'un ton "vieux camarade", il vous faut premièrement reprendre en main les services, deuxièmement trouver la fuite. Votre absence temporaire n'a pas changé l'organigramme, vous avez conservé vos titres. Votre bureau et vos hommes vous attendent. Secrett
a beaucoup de travail et ne ménage pas ses efforts. Devenu, de fait, chef de tous les services, sa puissance égale (il n'ose se dire "dépasse") celle de Président lui-même. Si ses collègues disparaissent, se font dégrader ou déclasser, il restera le grand chef. L'espoir est permis : toute enquête à charge conduite avec détermination produit des coupables, que ce soit par dénonciation, par omission, par réticence, par possibilité, par implication et même parfois par preuve. L'homme le plus intègre reste néanmoins reprochable. Tout
va bien pour Secrett, quoique la fuite coule toujours. Pendant qu'il réorganise, les "autres" font preuve plusieurs fois d'une improbable et désastreuse capacité d'anticipation. Président
lui dit : — Tous les gens susceptibles de faire fuiter quelque chose sont en prison ; nous n'avons plus distribué aucun plan d'action et nos agents n'ont connu que leur tâche particulière, sans aucun moyen de deviner à quoi elle sert et de reconstituer le puzzle. Vous êtes hors de cause puisque vous n'étiez pas là quand ça a commencé. Où est la fuite ? Logiquement, je suis le seul qu'on puisse soupçonner. Vous devriez le faire (Secrett frémit)... à moins de mettre une dose de paranoïa dans la logique : si vous étiez un traître génial, doué d'une malice prodigieuse, vous m'auriez poussé à vous arrêter afin d'être blanchi par votre absence, sachant qu'une crise vous ferait nécessairement rappeler : ainsi, vous seriez à même de perpétrer toutes les trahisons sans jamais être soupçonné. Secrett
n'aime pas le tour que prennent les réflexions de Président. Affectant le calme, il répond : — Président, je ne qualifierais pas de "génial" un traître qui se lancerait dans une manœuvre aussi complexe, incertaine et dangereuse pour lui alors qu'il est déjà en position de trahir... Non, il nous faut supposer, poser, il nous faut reconnaître, accepter que "ils" disposent de moyens d'observation dont nous n'avons pas la moindre idée. Nos protections sont devenues transparentes, comme s'ils entendaient ce qui se dit dans votre bureau. Il réfléchit un moment et reprend : — Quel qu'il soit, leur outil d'anticipation est extraordinaire : tenez, l'autre jour, ils ont subi un tsunami qui a détruit une ville entière. Ils ont fait évacuer la population la veille. Or les experts n'ont pu prévoir la catastrophe que trois heures avant, et encore ont-ils sous-estimé les dégâts qu'elle causerait. Leur gouvernement fait preuve d'une sorte de préscience. Cela signifie qu'ils ont effectué un saut technologique dont nous ignorons tout, sauf les effets. Nous sommes vulnérables. Je continue à surveiller les manifestations de leur nouvelle capacité. Il faut aussi la tester. Permettez-moi, Président, de suggérer une expérience : faisons des préparatifs militaires à la frontière ouest pour titiller cette bande indéterminée de 50 kms dont le contrôle nous permettrait de menacer sérieusement le pays voisin qui est leur allié. Mettons en place l'opération en cachant à tous nos gens que nous ne la déclencherons pas. Seuls vous et moi le saurons. — Quelle conclusion tirerons-nous ? — Deux possibilités : ou bien ils envoient des renforts massifs pour nous dissuader, c'est la réaction normale à ce que les satellites leur auront montré ; ou bien ils n'en envoient pas, c'est qu'ils ont lu dans nos têtes et découvert notre décision secrète. Il faudra conclure que, par des moyens inconnus, ils savent tout. Quelques
semaines plus tard, les troupes de frontière sont activées. Le jour J au matin, un énorme déploiement de forces entre dans la zone frontière, avance d'une centaine de mètres et, au lieu de poursuivre, s'arrête. A J-1, Smith reçoit l'information et prévient N°1. Celui-ci décide que puisque "ils" n'envahissent pas, ce n'est pas la peine d'agiter le Président. Il suffira de laisser répondre les automatismes : protestations diplomatiques et mouvement de troupes du pays en question. Président
et Secrett, impressionnés, ont le sentiment que "ils" lisent dans leur tête. A peine osent-ils penser ! Désormais, ils se réunissent dans un bunker ultra-sécurisé, entouré d'une multitude de couches isolantes, sous trois cents mètres de granite. Cependant, Président répugne à accepter la soudaine supériorité des autres : — Vous dites qu'ils ont su que nous ne ferions rien. Leur absence de réaction ne pourrait-elle pas être fortuite ? ou une affaire de politique interne ? ou auraient-ils eu peur ? — Possible bien sûr, Président, mais peu probable. — Mais comment deviner ce que nous deux seuls savions ? Tous nos généraux, tous nos hommes étaient persuadés qu'ils allaient attaquer. Tous les signaux le montraient. — Voilà bien l'énigme ! Tentons d'autres expériences. Pour commencer, nous allons liquider cet opposant qui nous dérange. Il s'est réfugié chez eux, les informe et les excite contre nous. Il vit là-bas depuis si longtemps qu'il est à peine protégé et ne se méfie plus. Le succès est garanti. Donc un échec sera une autre preuve que les conditions ont cessé d'être normales. J'envoie quelqu'un d'absolument sûr qui, de plus, recevra ses instructions au tout dernier moment. Aucune fuite. L'assassinat
soudain d'un paisible opposant au régime de la DDCE réfugié chez nous depuis des années, suscite instantanément l'indignation générale, des protestations de rue et de véhémentes interpellations au Parlement. Les deux agents qui le protégeaient routinièrement n'ont rien vu venir, distraits par une explosion alors que, comme chaque jour à la même heure, le transfuge allait acheter son journal. La perfection de l'opération équivaut à une signature. Comment avons-nous pu faire preuve d'une telle négligence ? Le gouvernement est responsable. La DDCE doit être punie... N°1,
prévenu à J-1, fait disparaître et cacher l'opposant qu'il faut enlever malgré lui car il objecte qu'il ne risque rien, qu'il est naturalisé, qu'on ne fait pas ça à un paisible citoyen et qu'il veut contacter son avocat. Ainsi, lorsque l'assassin prend position et fait exploser les pétards qui distrairont l'attention des gardes, il ne voit venir personne. Il rentre après avoir raté sa mission. N°1 a pensé que sa capture ne rapporterait rien. Secrett
effectue toutes sortes d'autres expériences. Elles montrent que la seule limite des "autres" réside dans leur capacité de réaction : face à trois ou quatre crises imprévisibles simultanées, il manquent de moyens mais réagissent à toutes. Aussi réticent qu'il soit, Président doit admettre la conclusion de Secrett : "ils" anticipent à coup sûr et, sauf à se soupçonner soi-même, il faut bien conclure à l'absence de fuite. Mais quoi alors ? Secrett stimule et menace ses agents, il active les taupes les plus secrètes, et enfin capte un bruit en provenance de l'entourage d'un membre de l'entourage d'un ministre. — Mais, mille démocraties, explose Président : à quoi ressemble une "source absolue" ? Secrett
l'assure que ses agents font tout pour en savoir davantage. Inutile de garder les chefs en prison : on libère ceux qui ne se sont pas compromis par des aveux inconsidérés et on les remet au travail. Secrett, devenu indispensable à Président, demeure superviseur général et, de fait, N°2 de la Démocratie démocratique. Admis plusieurs fois à partager le repas de famille de Président, il pense à séduire et épouser sa fille, au demeurant assez jolie. Quoique son frère soit le Successeur Désigné, s'il avait un accident, elle prendrait sa place. Secrett s'émerveille de la chance qui l'a poussé "hors circuit" (comme dit Président avec un gros rire) au bon moment, lui permettant ensuite de remplacer les autres. A force de s'émerveiller, il repense à son éviction et à sa cause, ce mystérieux "truc" qu'il a échoué à expliquer. Il se demande où en est ce "truc" et, consultant les rapports, découvre que l'engin stationnaire a disparu un jour et que, quelques mois plus tard, un autre l'a remplacé. Confrontant les dates, il est surpris de constater que les "ennuis" ont commencé à ce moment. Certes, se dit-il, deux mystères, cela n'implique pas que l'un soit la cause de l'autre. Néanmoins, ce synchronisme me trouble. Cette fois, je ne prends pas de risque, je n'informerai Président que lorsque je trouverai quelque chose... Il est certain que ce "truc" leur importe, sinon ils ne l'auraient pas remplacé ; il est possible que le "truc" ait quelque chose à voir avec leur capacité d'anticipation. Il le remet sous observation. Le trafic entrant et sortant a beaucoup augmenté depuis le début. La capacité énergétique aussi. Mais, mille démocraties, qui contrôle ce truc ? que fait-il ? à quoi sert-il ? Les signaux entrant viennent du centre spatial, Secrett ordonne de les intercepter et de les décoder. C'est difficile cette fois et les métadonnées demeurent indéchiffrables. Pendant des jours, Secrett accumule cours de bourse et infos d'actualité, se demandant pourquoi "ils" font tout ça pour ça. Un jour, quelque chose de bizarre advient pendant une fraction de seconde. Une nouvelle tentative d'invasion d'un pays par des "rebelles" manipulés, en Afrique ce coup-ci, s'est heurtée à une forte réaction des "autres" et a échoué. Or le message envoyé en quatre exemplaires par le centre spatial au "truc", une fois capté, décodé et retransmis à Secrett disait : invasion de tel pays, capitale prise à telle heure, troupes gouvernementales en déroute (comme le plan d'attaque le prévoyait). Et, sous ses yeux ébahis, le message disparaît de l'écran, comme s'il avait été effacé, aussi effacé que la victoire des "rebelles" qui était pourtant assurée. Secrett se frotte les yeux, se demandant s'il a bien vu. Les vérifications ne retrouvent pas ce message dans les données du satellite espion. Clorinde,
tirée du lit par un appel pressant d'Ivor, court sous la douche tandis que Tancrède, éveillé en sursaut, lui demande ce qui se passe et pourquoi se presser puisqu'ils partent à la plage en fin de matinée seulement. — Désolée... peux plus... quelque chose à faire... urgent... Tancrède
grommèle que c'est toujours la même chose puis, tandis qu'il réjouit son œil du spectacle de Clorinde, nue, cherchant des habits, puis se tortillant pour enfiler sa jupe étroite, il se dit que c'en est trop et que seul le diable sait pourquoi cette fille passe son temps à disparaître. Tout en pensant qu'il ne devrait pas, il décide de la suivre. Elle déjeune hâtivement, il s'habille de même et, quand elle sort peu après, il lui emboite le pas, monte dans le dernier wagon de la rame de métro dans laquelle elle a sauté, descend avec elle et la voit s'engouffrer dans l'Observatoire. Elle va retrouver Ivor se dit-il. Pendant qu'il se demande que faire, il ne voit pas entrer dans le parking souterrain une limousine banale qui sort peu après. Il attend un moment, puis entre et demande à l'accorte hôtesse d'accueil si le directeur est visible pour un vieil ami. Elle appelle son secrétariat et répond que, désolée, il est absent. Les soupçons de Tancrède augmentent. Il se demande s'il y a un canapé dans le bureau d'Ivor. L'attendrai-je ? se demande-t-il tout haut. — Si vous voulez, répond l'hôtesse, mais on ne sait pas s'il reviendra avant son rendez-vous de 11H. — Je vais rester un peu, à tout hasard, décide-t-il. L'hôtesse,
après avoir vérifié son identité, lui délivre un pass temporaire. Il monte et s'assoit sur un fauteuil devant la porte d'Ivor, tentant de faire parler une assistante qui ne sait rien ou ne veut rien dire, pas même s'il est venu au bureau tôt ce matin et reparti, ou pas encore arrivé. Elle se nomme Ariane (annonce l'écriteau de son bureau) et reste insensible aux tentatives de persuasion de Tancrède comme à son charme, habituellement irrésistible. Elle n'a rien vu. Pourtant, puisque Clorinde est entrée dans le bâtiment, elle a rejoint Ivor et ils sont ensemble dans quelque coin... Ivor
et Clorinde rejoignent Smith par le chemin habituel. Pour la première fois, Smith manque de calme : — Vous aviez envisagé ce risque, je l'ai admis en le jugeant peu probable, grommelle-t-il. Les "autres", oui ; l'instabilité quantique, oui ; les tempêtes magnétiques, oui ; le contrôle budgétaire, oui... mais ça ! — Quoi donc ? quoi donc ? demande Clorinde, déjà prête à toute éventualité. Smith
éprouve des difficultés à parler. Ivor, sans succès, émet diverses suggestions pour le lancer. Chaque fois que Smith ouvre la bouche, il n'en sort qu'un grand soupir. Enfin, il va aux toilettes, refait son nœud de cravate, se lave les mains, revient et prend une profonde respiration : — C'est le Président... Ivor
et Clorinde s'exclament, demandant ce qui se passe et le devinant déjà. Smith raconte d'une voix hésitante que, enhardi par les réussites permises par la "source absolue", plus qu'enhardi, enivré, le Président l'a invoquée pour obliger ses ministres à cautionner un projet qu'ils refusaient. Il ne s'est pas aperçu que, au cours des mois précédents, le recours à la "source" —aussi bénéfique qu'il ait été— a suscité un malaise grandissant au sein du Cabinet. Par ses succès, la "source" donne au Président un pouvoir excessif et aux ministres le sentiment d'être de simples commis. Celui des affaires étrangères, court-circuité plus souvent que les autres, les a excités à la révolte. Le projet présidentiel du jour pèserait lourdement sur le budget de l'Etat, son objectif est trop clairement électoral et, même de ce point de vue, son résultat douteux. Lassé et énervé par une discussion difficile, le Président a voulu imposer son point de vue en prononçant le mot magique. Mais la magie s'est retournée contre lui. Quelques ministres seulement acceptent l'argument ; d'autres objectent que l'existence même de "la source" devant être dissimulée, elle ne pourra pas servir au Parlement qui ne votera pas pour un projet idiot ; les plus mécontents s'en prennent à la manière de gouverner du Président et aux pouvoirs despotiques que lui confère le monopole de la "source". Ils ne continueront pas. Ils ne sont pas de petits garçons à qui on dit "c'est comme ça". Ils veulent en savoir davantage sur "la source" et être convaincus par ce qu'ils apprendront. Bref, la crise va devenir publique : démission ou révocation de plusieurs ministres, voire du Cabinet dans son ensemble. Pouvons-nous espérer que, malgré l'énervement ou l'exaspération, personne ne parle ouvertement de "la source" ? Il y a assez à dire : la personnalité du Président, son style, son passé, son futur... Au Parlement, l'opposition se déchaînera et comme les élections sont proches... Ça, c'est le scénario optimiste. Mais, comme ces batailles dégénèrent toujours, quelqu'un perdra ses nerfs ou croira les faire perdre aux autres en mettant "la source" sur la place publique. Et nous nous retrouverons avec, à l'extérieur, "les autres" alertés et, à l'intérieur, le diable sait quelle explosion d'indignation. Smith
qui a retrouvé son calme conclut : — Nous, nous savons ce qu'est la "source", et quelles limitations elle rencontre ; le Président, pas. Du coup, pour lui, N°1 devient le bon enchanteur Merlin qui lui a donné une épée enchantée. D'où, excès de confiance, Hubris peut-être, et abus. Pourtant, ce président n'est pas plus mauvais qu'un autre et plutôt sensé. La préscience dont il a disposé sans la comprendre a sapé sa rationalité et son sens politique. Craignons qu'il en aille de même avec les présidents suivants ! Nous voilà trahis par le facteur humain. — Aurions-nous dû tout lui dire ? s'interroge Clorinde. Cela l'aurait rendu fou plus tôt, c'est tout. Et puis un Président n'a qu'un temps. Il aurait fallu recommencer à chaque élection. — Nous réfléchirons à cela plus tard, coupe Ivor. Peut-on désamorcer la crise ? N°1 sermonnerait le Président. Le Président ferait machine arrière, dirait aux ministres qu'ils ont raison, qu'il a abusé du pouvoir que lui confère la "source"... excusez-moi, et soyons amis à nouveau... Clorinde objecte : — Non, tactique et stratégie vont ensemble ici. Indépendamment de la fragilité d'un Président, cette crise manifeste quelque chose d'essentiel : l'humain n'accepte pas qu'une Pythie sacrée dicte ce qu'il doit faire, il veut comprendre. Nous sommes coincés. Expliquer est impossible, d'abord à cause des "autres", et plus encore parce que la vérité n'est pas crédible : ou bien on nous prendra pour des fous, ou bien l'humanité deviendra folle. — Votre conclusion, chère madame ?, demande tranquillement Smith, redevenu lui-même. — Je ne l'aime pas. Elle demande de mettre entre parenthèses l'éthique, la Constitution, et bien d'autres choses auxquelles nous tenons... La voici : puisque l'interface, ce Président ou, plutôt, tout Président, est le maillon faible, supprimons-le... — Quoi ? supprimer le Président ? tu dérailles... s'insurge Ivor. — Non, reprend Clorinde en souriant avec lassitude, pas le Président bien sûr, l'interface : ce Président, nous l'abandonnons à son destin, il a entendu des voix, il a pris son intuition pour une "source absolue", on ne peut pas gouverner comme ça... tant pis pour lui ; ensuite, N°1 continuera à recevoir nos pré-visions mais ne les transmettra plus en tant que telles au Président. Il attirera seulement son attention sur des indices. Et, s'il échoue à convaincre le Président par des moyens normaux, alors tant pis pour nous. Peut-être, nous aussi, avons-nous été saisis par l'Hubris ? Et tout à coup, elle se met à pleurer sans bruit. Les deux hommes, surpris, la regardent. Au bout d'un moment, elle se mouche et reprend : — Excusez-moi, je pensais aux catastrophes que nous verrions à l'avance sans parvenir à les éviter parce que le Président n'aura pas cru N°1. Mes larmes anticipaient nos cauchemars futurs, quand nous serons hantés par les victimes. Ne nous sommes-nous pas un peu pris pour Dieu ?, vous savez, dit-elle à Smith, celui dont vous parliez qui fait en sorte qu'une fille retrouve sa virginité... mais si la fille la reperd ? Smith
leur demande de patienter ici deux heures pendant qu'il conférera avec N°1. Clorinde comme Ivor ressentent le besoin de respirer et refusent. Ils prennent rendez-vous pour la fin de la journée. De retour à l'Observatoire, ils tombent sur Tancrède qui s'est obstiné à attendre. Clorinde, absorbée par ses pensées, le voit à peine accompagner Ivor dans son bureau et s'en désintéresse. Vous leur direz, confie-t-elle à la secrétaire, que je vais me promener au jardin botanique. Plus
tard, Ivor et Tancrède la rejoignent. Ils semblent très amis et l'emmènent déjeuner au bord de la rivière que Clorinde regarde couler sans prendre part à la conversation. Ne voulant pas se trouver si vite en tête à tête avec Tancrède, au dessert, elle fait sonner son téléphone et s'exclame : Ah ! j'avais oublié mon rendez-vous. Et avant qu'ils disent quelque chose, elle est partie. A nouveau les trois sont réunis. Smith résume sa discussion avec N°1 : — Chère madame, quoique d'accord avec votre diagnostic, il refuse votre thérapie. Qu'on sacrifie le Président actuel, lui paraît inévitable au point où en sont les choses. Mais, pour la suite, mettre le Président entre parenthèses et confier, à lui, N°1, et à ses successeurs, un tel pouvoir, occulte et incontrôlé, il regrette, il est de son devoir constitutionnel et moral, dit-il, de refuser. Nous avons des lois et des valeurs, dit-il. Nous ne sommes pas les "autres", a-t-il ajouté. — Alors quoi ? que suggère-t-il ? — Je l'ai déjà constaté à d'autres occasions : dans les cas désespérés, N°1 laisse sa part au feu, et il la fait large. Voilà son message : il nous a fait confiance, il ne le regrette pas, il ne pouvait refuser une telle arme, même incompréhensible. Il s'est laissé volontiers instrumentaliser par nous qui avons dirigé l'opération. Elle nous appartient, donc il nous revient de décider. — C'est logique et admirable, commente Clorinde. J'aimerais rencontrer N°1 si seulement c'était possible. Il nous revient de décider. — Il nous revient de décider, reprend Ivor en écho. Clorinde,
les yeux dans le vague, se lève, agitée, un peu confuse : — Abandonner... nous devons abandonner... et, bien sûr, nous taire à jamais. Et s'animant : — Quel paradoxe ! notre relai extra-planétaire fonctionne à peu près. Nous avons réussi une chose inouïe, impensable, et il nous faudra abandonner parce que notre relai terrestre a disjoncté et qu'il n'y a pas de solution de remplacement ! C'est dur à accepter. — N'allez-vous pas trop vite ? demande Smith. Laissons tomber le Président, mettons la machine en panne une semaine, et réfléchissons à notre dilemme : le
truc fonctionne sur le plan technique et bloque sur le plan humain. — Imaginez-vous, reprend Clorinde, ce que les "autres" auraient fait avec notre découverte ? J'en ai des frissons. C'est une raison de plus pour abandonner et tout oublier. Je comprends l'angoisse de certains savant du Manhattan Project... — Toutefois, répond Ivor, finalement, la bombe atomique n'a pas si mal tourné. Au moins jusqu'à maintenant, l'homme a été plus raisonnable qu'on le craignait a priori. — C'est un pari que je ne recommencerai pas, répond tristement Clorinde. Et vous, Smith ? Smith
s'assombrit à son tour : — Vous savez, je pourrais poursuivre le Projet sans vous, maintenant qu'il est lancé. Qui sait quels progrès nous ferions ?... Mais il faudrait qu'on m'en donne l'ordre et, vous l'avez vu, N°1 refuse de prendre le pouvoir. Je suis quelqu'un qui reçoit des ordres. C'est la condition de mon efficacité car les ordres que je reçois m'allouent les moyens de les exécuter. Conclusion : maintenant, je suis hors jeu. Je resterai avec vous jusqu'à la décision, je ne la prendrai pas. — Finalement, je vous aime bien, Smith, lui dit Clorinde. — Moi aussi, chère madame, répond-il. Ils
décident d'attendre un peu et se séparent. Clotilde rentre à la maison ayant complètement oublié le comportement bizarre de Tancrède. L'a-t-elle seulement remarqué ? Tancrède
l'accueille
triomphalement :
Ivor m'a tout dit ! Clorinde
s'arrache
difficilement à ses pensées : Ivor ? répète-t-elle machinalement. IVOR ? crie-t-elle en comprenant à retardement la phrase de Tancrède. Mais quand as-tu vu Ivor ? que diable t'a-t-il dit ? — Mais Clo, nous avons déjeuné tous ensemble à midi et il m'avait tout dit avant. Clorinde
a l'impression que tout, ce jour, va à la folie. — Attends une minute, dit-elle, j'ai eu une réunion échauffante, je prends une douche et je reviens. Sous
la douche, elle se demande ce qu'Ivor a raconté à Tancrède. Pas l'essentiel bien sûr, mais quoi ? Dommage que, dans la confusion d'aujourd'hui, il ait oublié de m'en dire un mot. Elle
revient, dans un déshabillé très déshabillé, et affichant une sérénité qu'elle est loin de ressentir. Heureusement, Tancrède, encore tout excité, parle de lui-même : — Oui, il m'a tout dit ! pourquoi ne m'avais-tu pas parlé... (Clorinde blêmit sous le maquillage qu'elle vient de refaire) de cette tournée de conférences dans les universités australiennes ? Il y aura une place pour moi, comme assistant, chauffeur, secrétaire ou porteur de cartable. Clorinde
est tellement soulagée qu'elle a un éblouissement. Elle se laisse tomber sur le canapé, sans se soucier que son déshabillé ne la suive qu'à moitié et voyant dans le regard de Tancrède qu'il est vivement intéressé. Elle balbutie : — Tu comprends, tant que ce n'était pas définitif, je préférais ne pas t'en parler... d'ailleurs ce n'est pas encore fait... il reste des formalités... J'aurais préféré qu'Ivor n'en dise rien encore... (Et percevant soudain l'incongruité :) Mais comment votre conversation en est-elle arrivée là ? Tu avais rendez-vous avec lui ce matin ? Tancrède,
tout émoustillé, raconte comment il l'a suivie (suivie ? il m'a suivie ? moi, lui ? rugit Clorinde en silence), et qu'il a attendu, et qu'Ivor a tout dit. Ce choc, ajouté à celui du Président, emporte Clorinde dans un abîme de réflexions enfiévrées. Doublement atterrée, elle sourit en automate et se comporte de même... Elle n'a jamais su ce qu'a été le reste de la soirée. Leur
rencontre suivante sera la dernière. Les trois font le point. Le conflit entre le Président, les ministres et le Parlement a éclaté. La rumeur que le premier a abusé de son pouvoir sous prétexte d'une "source absolue" est devenue publique. L'indignation, la moquerie, la contestation enflent. L'opposition triomphe. Le Président appelle à l'aide N°1. Celui-ci répond que tout secours est à la fois impossible et inutile ; l'abus de "la source" (N°1 pense "détournement") par le Président le rend indéfendable, quand bien même les règles de secret et de la protection des moyens d'information permettraient quelque chose. Smith
ajoute que cela ne change rien à la décision qu'ils doivent prendre. Les élections arrivant, il y aura bientôt un nouveau président. Que faire ? Ou bien N°1 l'informe des pré-visions comme il l'a fait avec le précédent ou bien il enterre l'outil. — Bien sûr, spécule Clorinde, nous recommencerions l'expérience si la personnalité du Président était la cause. Mais ce Président-ci n'est pas fou, n'a pas de tendance dictatoriale, ne manque pas d'intelligence. Un "Président-témoin" en quelque sorte. Puisque quelques succès improbables lui sont montés à la tête, comment en irait-il autrement avec n'importe quel autre ? Pour éviter cela, il faudrait quelqu'un qui sache tout. Or personne ne peut savoir, à part nous. Et aucun de nous ne veut devenir Président ni ne réussirait à l'être. N°1 aurait pu être une espèce de Président derrière le rideau. Il ne veut pas, ça l'honore, ça me rassure, ça me désole. Il ne reste qu'à abandonner et à taire nos regrets... Smith enchaîne : — Personnellement, je comprends, je partage votre sentiment et, comme vous, j'enrage d'en arriver là. Mais n'oubliez pas, c'est à vous de décider. Ivor,
très agité, résiste. Il voudrait poursuivre et développer la folle expérience. Songez à ce que nous aurions pu faire... Atteindre J-2 et essayer de remonter encore... Que de maux nous aurions pu éviter... Peut-être, au bout d'un moment, une discussion scientifique sur le Temps aurait pu s'enclencher, des travaux s'entreprendre, une nouvelle conception de la physique du cosmos apparaître... Souvenez-vous : les hommes ont quand même fini par accepter le système héliocentrique de Copernic alors qu'il remettait en cause leur conception de l'Univers, de Dieu et d'eux-mêmes... — Vous rêvez, cher monsieur, lui répond Smith. Ça a pris des siècles ! Et vous oubliez "les autres", vous oubliez que notre relai terrestre serait toujours fragile et instable. Faute d'un relai robuste, nous pouvons créer plus de crises que nous en éviterons... — C'est vrai, c'est vrai, enfin c'est possible ... admet Ivor réticent. Clorinde
s'adresse à lui : — Ivor, moi, j'ai allumé ton imagination ; toi, tu as tout fait. Et pour faire, il te fallut chercher des moyens du côté de l'Etat. Ça m'a perturbée ; puis, comprenant que c'était le prix à payer pour sortir le chat du salon, je l'ai admis, j'ai joué le jeu. Nous avons réussi l'impossible et le possible le fait exploser. Les moyens font boomerang et nous reviennent dans la figure. Je partage ta déception, et j'ai encore plus de regrets que toi. L'homme, se percevant comme un être temporel, projette le Temps sur le monde. Nous le savons. Nous avons espéré tricher. Pour sortir du Temps, nous avions besoin du monde et le monde des hommes est dans le Temps. Il a gagné, Ivor. Elle
reprend en s'animant : — Si seulement ce foutu Président n'avait pas déraillé... mais, Ivor, en trichant, ça marche une fois, deux fois... on ne peut pas gagner vraiment. — Clorinde, quoique je sache que tu as raison, je ne peux pas t'approuver. Il faudra me forcer. Après tout, c'était ton idée. Décide toi-même. Clorinde
fait un pâle sourire : — D'accord, c'était le Womanhattan project... mais nous étions quatre et vous me laissez cruellement seule devant la décision... Elle
se tait, repassant une dernière fois toutes les données du problème. Ils
se taisent, espérant vaguement un miracle. Clorinde
les regarde, se lève et, blême, déclare d'une voix un peu tremblante : le Womanhattan Project est éteint. Elle
ajoute : — Chaque fois que nous aurons des remords, nous devrons nous rappeler que le choix n'existait pas. Nous trois et N°1, nous avons franchi une porte dont personne ne soupçonne l'existence. Il nous reste cette certitude. Il me reste les méditations qu'elle m'inspirera. Et puis, ajoute-t-elle en retrouvant un peu de gaité, nous refermons cette porte au nez des "autres". Vous l'avez toujours assuré, Smith, ils auraient fini par savoir. Imaginez le chaos ! Smith
s'occupera des aspects matériels. Les efforts pour maintenir le relai stationnaire seront arrêtés à 0H. L'engin partira à la dérive à travers la galaxie. Les "autres" ne pourront pas l'intercepter dans l'espace et s'ils le faisaient, ils ne trouveraient rien et n'en tireraient rien. Ivor
reprendra à l'Observatoire ses activités normales. Smith s'occupera d'autre chose. Bien sûr, les versements sur le compte secret de Clorinde aux Caraïbes cesseront. — Je vous engage, lui dit Smith, presque affectueusement, à récupérer votre argent rapidement et à ne pas vous faire prendre à blanchir des revenus occultes. Le fisc s'intéresserait à vous, le contrôle budgétaire aussi. N°1 ne pourrait rien : à partir de 0H, il ne vous connaît plus. A sa surprise, Clorinde le bise sur les deux joues et, refusant de se laisser accompagner par Ivor, quitte pour la dernière fois la salle secrète, avec l'impression de tirer derrière elle de lourdes chaînes. Président
dit à Secrett : — Vous avez vu ce chaos là-bas ! Le Président en guerre avec ses ministres, le gouvernement avec le Parlement... le Président qui entendait des voix ! Ils sont fous, ils sont faibles, tout ça n'arriverait pas dans notre Démocratie Démocratique... Au fait, en savez-vous davantage à propos de leur "source" ? — Eh bien, Président, leur Président a eu quelques bonnes intuitions ou reçu de bons tuyaux de ses services. Se croyant omniscient, il a rêvé qu'une "source" aussi mystérieuse que parfaite l'informait. Sa folie a déclenché la crise mais elle ne nous rapportera pas grand chose. Leurs institutions sont plus solides qu'elles n'en ont l'air. Ils feront de nouvelles élections et ce sera comme avant. Quelque
temps plus tard, Secrett apprend que le "truc" a largué ses amarres. Il se demande si, comme la fois précédente, il sera remplacé. Ce n'est pas le cas. Sans communiquer à "Président" ses arrière-pensées, il l'incite à tester les "autres" en déclenchant des crises limitées. Les "autres", tantôt réussissent, tantôt échouent. Ils ne font plus preuve de cette invraisemblable préscience qui l'a atterré. Ce retour à la normale a-t-il un rapport avec la disparition du "truc" ? en quoi, par la Démocratie, ce "truc" consistait-il ?... Clorinde,
avec quelque acrimonie, rappelle à Ivor que, puisqu'il a raconté des contes de fée à Tancrède, il doit sortir sa baguette magique. Ivor contacte ses correspondants, met en place une tournée académique en Australie et recrute Tancrède comme assistant temporaire. Les deux hommes passent beaucoup de temps ensemble à préparer l'itinéraire et à lister les curiosités à visiter. Clorinde s'enfuit quelques jours dans cette paradisiaque île des Caraïbes où l'attend son argent. Elle clôture son compte, crée une série de sociétés écran, leur transfère les fonds et leur fait acheter (tout est à prix d'or) un tout petit ilot sur lequel se trouve une maison peu luxueuse mais confortable. Pour le prix, elle obtient en bonus la citoyenneté locale. — Voilà, se dit-elle, l'argent n'existe plus et j'ai assuré mes arrières. C'est ici que je viendrai méditer sur le temps et, qui sait ?, j'aurai peut-être l'idée d'une autre expérience... Au
dernier
moment, Clorinde fausse compagnie à Ivor et Tancrède. Le premier l'irrite, le second l'exaspère, et elle n'a aucune envie de gaspiller des semaines en Australie. Il
lui plait que personne ne connaisse sa retraite. Elle rejoint son île caraïbe, fait exécuter quelques travaux dans la maison, s'installe, et achète un petit bateau à moteur pour franchir les quelques centaines de mètres qui la séparent du rivage. Son îlet compte quelques arbres et la maison, construite dans une dépression du sol, semble apte à résister aux tempêtes. Il ne faut pas compter trouver de truites, ni d'ailleurs de distractions, même pas un paysage, mais elle n'a besoin de rien de tout cela. Se
jugeant à l'abri, elle décide d'écrire pour faciliter ses réflexions. Penser "oralement", c'est épuisant. L'écrit fixe les idées, formalise les possibilités, permet de revenir en arrière. Quand elle partira, elle brûlera tout ou le cachera dans son coffre à la banque. Négligeant
la
"quincaillerie" des détails opérationnels, elle cherche à formaliser et développer sa conception du Temps, et à déterminer ce qu'elle pourrait publier. Elle
pense à Copernic. Passer d'une Terre immobile et centrale autour de laquelle tournent les astres, à une Terre mobile et périphérique, quel bouleversement mental ! Quelques uns, avant Copernic, avaient postulé le mouvement de cette Terre dont tout le monde faisait le centre immobile de l'univers. On parle de révolution copernicienne mais il n'a fait que spéculer, et encore est-il resté longtemps réticent à publier son De Revolutionibus. Ce sont ses successeurs, Tycho Brahé, Kepler, Newton, etc. qui transforment la spéculation en théorie scientifique. J'en
suis à la phase Copernic, avec quelque chose de plus, une preuve. Je gagne les trois siècles entre Copernic et le pendule de Foucault qui met empiriquement en évidence la rotation de la Terre. J'ai prouvé, pas compris. Nous ignorons tout, et nous ne sommes pas allés loin : un jour, des messages de taille limitée, des pertes en ligne. Nous avons appelé "barrière" ce que nous ne savions ni expliquer ni contourner. Nous nous sommes contraints à la prudence, en minimisant nos interventions. Nous ignorons tout, sauf l'essentiel : la Terre (et le Cosmos aussi bien) ne se déplace pas dans le Temps ; la Terre se déplace. Fin. Point. Moi, je n'essaierai pas de rebâtir la physique du Cosmos. Mon sujet, c'est qu'une forme de vie sur la Terre s'est approprié mentalement l'Espace en le mettant dans son Temps. La chronologie est une ontologie. Le discours sur le Temps parle de l'être de l'homme. Levant
les yeux pour regarder par la fenêtre la mer étale, Clorinde s'esclaffe : finalement, le géocentrisme auquel Copernic et les autres ont arraché l'Espace est toujours là ! Le Temps terrien prétend servir d'horloge à l'Univers ! Les Terriens projettent leur Temps humain sur le Cosmos qui s'en rit, comme le Soleil riait que les hommes l'imaginent tourner autour d'eux... Nous autres, petits hommes, nous nous sentirions écrasés et annihilés si nous ne nous mettions au centre de tout... peut-être est-ce une erreur inévitable, et même nécessaire... Jour
après jour, Clorinde écrit, déchire et recommence. Elle se baigne, s'étend sur la plage, va sur l'île se promener, faire des achats, traîner dans les bars. Elle connaît les limites de sa tentative : d'un côté, elle ne fera pas avancer la théorie ; de l'autre, il ne faut rien dévoiler de la pratique. Comment exprimer néanmoins quelque chose qui pourrait donner des idées à quelqu'un ? Quoique
l'idée l'amuse, elle renonce rapidement à écrire un roman. La fiction ne conduira à rien. Un roman qui fait époque et change le monde, on en trouve tout au plus un par siècle. Ça ne marche que s'il rencontre quelque chose de latent. Elle
envisage un essai, consacré aux résistances mentales qu'ont dû vaindre les petits hommes pour admettre un jour l'invraisemblable : que les choses lourdes tombent (la chute des graves), que le vide existe, que l'univers n'est pas fini etc. etc. En conclusion, elle extrapolerait au Temps de la façon la plus percutante qu'il lui serait possible. Ça s'appellerait Essai sur l'anthropologie de la connaissance scientifique. Mais ça demanderait trois ans de travail, pour un résultat incertain. Des
semaines passent. Clorinde digère l'arrêt du Projet. Elle ne regrette pas sa décision, aucune autre n'était possible. Mais elle reste frustrée et, plus encore, angoissée et désolée en imaginant tous les cas futurs où le "truc" aurait permis d'éviter le pire. En prendra-t-elle jamais son parti ? En
attendant de retrouver un équilibre, elle se cache et s'isole, se limitant à quelques contacts professionnels pour lesquels elle utilise une fausse adresse. Elle s'interdit de communiquer avec ses amis, comme de laisser l'actualité parvenir jusqu'à elle. C'est facile car, dans l'île, nul ne s'intéresse au reste du monde. Les gens qui viennent - et ils sont nombreux - cherchent à dissimuler ou à oublier ce qu'ils sont là-bas et, quoique les banques et les avocats soient nécessairement immergés dans les affaires planétaires, celles-ci ne sortent pas de leurs bureaux. De
plus en plus rarement, Clorinde se demande sur quoi Ivor aura rebondi et à quoi joue Tancrède. Est-il resté en Australie ? Un
soir, elle boit distraitement, installée en bord de mer à la terrasse du casino, regardant passer les hommes en bermudas et chemises à fleurs. Elle se demande vaguement lequel lui plairait assez pour lui sourire. L'un d'entre eux, le plus vilain et le plus vieux, s'approche de sa table et, d'une voix légèrement chantante, lui dit doucement : — Chère madame, m'accorderiez-vous un instant d'entretien ? Surprise,
Clorinde identifie la voix de Smith, un Smith tellement déguisé, grimé, transformé, que sa personne est méconnaissable. Elle lui sourit, intriguée par cette rencontre. Il commande un cocktail et, tout en tenant de menus propos sur la météo, la pêche, les fleurs et les langoustes, il lui glisse qu'il souhaite une discussion. Clorinde propose qu'ils dînent ensemble au restaurant du casino. Smith grimace et répond qu'il en serait enchanté si cela n'était pas contraire à la sécurité. Clorinde l'invite alors dans son îlot où il n'y a personne. — Vous ne voyez personne, vous ne savez pas s'il n'y a personne. Votre îlot est ouvert de tous côtés, n'importe qui peut aborder. Non, chère madame, si vous m'accordez un entretien, je le veux plus discret. Clorinde
accepte et enregistre la consigne : se tenir à 23H 40 à la pointe de son îlot ; un bateau pneumatique viendra la chercher. S'il ne donne pas tel mot de passe, qu'elle se couche vite au sol car les hommes de Smith tireront aussitôt. — Vos hommes ? — Oui, j'en ai toujours eu quelques uns sur votre terrain pour veiller sur vous. Il vaut mieux trop de prudence que pas assez. Clorinde,
revenant lentement aux exigences de la sécurité, acquiesce, quoique mécontente d'apprendre qu'elle n'a jamais été hors du monde, et curieuse de savoir comment ses gardiens se débrouillent sur son petit îlot où rien ne peut les cacher. En haut des palmiers ? A l'heure fixée, le pneumatique électrique vient au rivage et dit le mot, elle monte. Il avance quelques centaines de mètres vers le large et accoste un petit sous-marin. Après qu'ils sont entrés, le sous-marin plonge et Clorinde est conduite à une cabine où Smith l'attend. — Pardonnez-moi ces complications et ce décor sommaire, dit-il. Au moins, je suis certain de la discrétion. Mettez-vous aussi à l'aise que possible. Clorinde
s'assoit dans un fauteuil, en essayant de ne pas se sentir claustrophobe. Smith,
pour la mettre à l'aise, commence par de petites nouvelles. En Australie, Tancrède a trouvé une piscine accueillante et y est resté : c'est une blonde un peu vulgaire qui collectionne les cailloux décorés par les aborigènes. Clorinde se surprend à rester indifférente à l'information. Quant à Ivor, en vrai "savant fou", il lance projet sur projet dans tous les domaines de l'observation spatiale. Il s'est laissé séduire par sa secrétaire, cette Ariane que vous avez souvent croisée. — Reste vous, chère madame. Vous et l'éléphant que vous voulez faire passer par le chas d'une aiguille. Je crains que vous n'ayez pas trouvé comment faire exploser votre bombe sans causer de dégâts... Clorinde
le
reconnaît sans douleur. Elle sait parfaitement où elle en est, ses pensées seront enterrées avec elle. Smith se penche un peu vers elle : — Seriez-vous prête à recommencer ? — Recommencer quoi ? — Mais le Projet, chère madame. Différemment. — Nous avons eu raison de l'arrêter. Rappelez-vous votre phrase : le truc fonctionne sur le plan technique et bloque sur le plan humain. Quelque chose a-t-il changé ? — Et vous, souvenez-vous de vos paroles : le Projet est éteint. Aviez-vous
choisi à dessein cette formulation ? Ce qui est éteint peut être rallumé s'il le faut et si on peut. Or il le faut, et on le peut. Ecoutez-moi patiemment, mes explications prendront du temps. D'une
part, le nouveau Président regimbe. D'autre part, cette arme est trop puissante et trop nécessaire pour que nous y renoncions. Après bien des réflexions, N°1 a dit : puisque les conditions ont obligé à abandonner, il faut changer les conditions. Le plus vite possible car les catastrophes s'accumulent. Dès
son
intronisation, le nouveau Président qui, pendant sa campagne, n'avait pas eu de mots assez ironiques, assez durs et assez mordants contre la "source absolue", a cherché la vérité. Il sait que son prédécesseur n'était pas homme à entendre des voix et à s'illusionner sur ses intuitions. Il le connaît bien, l'ayant beaucoup fréquenté pendant des années de combat politique. A peine arrivé, il a pris la "source" au sérieux. Il a commencé par rencontrer le ministre par lequel la crise est arrivée. Celui-ci
n'a
aucune raison de se taire. Il apprend au nouveau Président que, presque par miracle, de mystérieux avis transmis par le Président ont évité plusieurs drames. S'agissant des "autres", on peut créditer nos services d'espionnage et se réjouir qu'ils fonctionnent si bien, mais il y a eu ce tsunami. Comme il fallait évacuer, sans raison apparente, des millions de personne, avec tous les problèmes de logistique et de sécurité subséquents, le ministre de l'Intérieur refusait : une telle mesure soulèverait un mécontentement énorme et d'innombrables oppositions ; il faudrait employer la force et il n'imaginait pas comment il se justifierait devant les populations et devant ses propres hommes. En face de lui, le Président, tendu et très agité, disait : ce seront des dizaines de milliers de morts dont je devrai, dont nous devrons, rendre compte. Il "savait" qu'une éruption volcanique allait avoir lieu près du rivage, déclenchant un tsunami qui, en quelques secondes, détruirait tout. Le ministre, blême à la pensée d'un tel cataclysme humain et électoral, quémandait une preuve, un indice, l'ombre d'un indice car les sismographes ne bronchaient pas et le dernier rapport des vulcanologues n'inspirait aucune inquiétude. Alors, le Président avait forcé le ministre, littéralement forcé, à décider l'évacuation, le terrorisant par les milliers de morts qu'entraînerait sa méfiance, et prenant toute la responsabilité politique de l'opération qui, d'ailleurs, ne se passa pas si mal malgré la précipitation. Et le lendemain l'improbable advint : tremblement de terre au large, éruption, tsunami. Le gouvernement se réunit à nouveau pour se congratuler et, tout en complimentant le Président, lui demanda instamment d'où venait l'information et comment elle avait été obtenue. Le Président très amical, soulagé, et désireux de se réconcilier avec ses ministres, n'avait néanmoins pas donné de réponse claire : un nouveau mode de traitement en masse d'un nombre infini de données par une intelligence artificielle "consciente" que N°1 utilise contre "les autres" et qui, à l'occasion, "voit" d'autres choses. Quoiqu'insatisfaits, conclut le ministre, nous avons accepté mais quand il a invoqué son truc pour nous faire avaler ce projet de loi idiot, nous avons eu peur qu'il ait perdu la tête. Cette
histoire
que le ministre raconte dans tous ses détails trouble le nouveau Président. Il en retient qu'il existe bien une espèce de "source absolue", un mystère que son prédécesseur a protégé au prix de sa mort politique. Chahuté, moqué, méprisé, attaqué, l'ancien président a accepté de passer pour un illuminé et, au cours des semaines de crise, il a tu obstinément et couvert l'action de N°1. Il a fait la bêtise de se brouiller avec ses ministres, mais, après, il a payé le prix en se sacrifiant. Le nouveau président pense à lui demander des explications : s'il y a un secret d'Etat, un président doit le transmettre à son successeur. Dans une transition normale, cela serait automatique mais là, après cette mise à mort où les questions personnelles ont tout submergé... comment, lui qui a si violemment maltraité son prédécesseur, lui parlerait-il de l'Etat ? — Je suppose, coupe Clorinde, que le nouveau Président, convaincu d'un mystère et ne pouvant s'adresser à l'ancien pour l'éclaircir, est tombé sur N°1. — Tout juste. Il a pensé en syllogisme : N°1 détient la clef de l'affaire, or N°1 sert l'Etat, donc il doit rendre compte à son Président. Il a eu un entretien avec N°1 et a été agacé, et même inquiété, par des réticences que N°1, doublement coincé, ne pouvait éviter : d'une part, le secret, d'autre part, la "source" est tarie. Il a biaisé : nous avons disposé naguère de moyens d'anticipation "expérimentaux" (dit-il) qui ont donné quelques résultats extraordinaires. Hélas, ils ne sont plus opérationnels : "surchauffe", "instabilité quantique", "tempêtes solaires", "obstacles incompris"... Il a voulu donner l'impression que quelque chose avait fonctionné un temps et échoué à assurer sa pérennité. Le
Président,
frustré et très mécontent, a exigé un rapport complet. N°1 a refusé, arguant la nécessité du secret le plus absolu, les recherches étant toujours en cours et "les autres" à l'affût partout. Cette réponse a rendu le Président furieux. Il a demandé à N°1 s'il se croyait au-dessus du Président. Il lui a rappelé qu'un N°1 sert l'Etat, qu'il n'est pas inamovible, que le Comité de Sécurité du Parlement, agissant de concert avec le Président, est habilité à lui réclamer des comptes, voire à le révoquer. Et en conclusion, le Président a donné trente jours à N°1 pour : ou bien mettre à sa disposition un outil aussi efficace que celui dont bénéficiait son prédécesseur, ou bien fournir à l'instance compétente toutes les explications nécessaires. — Et revoilà le facteur humain qui se met en travers..., commente Clorinde. Que faire ? — Hé bien, N°1 se rallie à la solution que vous aviez suggérée et regrette maintenant que ses scrupules légitimes l'aient poussé à la refuser. Si nous l'avions adoptée tout de suite, le "truc" aurait continué à fonctionner sous la responsabilité de N°1 qui aurait fourni le nouveau Président en "prévisions" si utiles qu'il n'aurait pas cherché plus loin. — Je comprends, dit Clorinde. Toutefois, si ce Président est aussi volontaire qu'il vient de le manifester, se contentera-t-il d'informations sortant d'une "boite noire" dont on lui cache tout ? Ne voudra-t-il pas actionner le Comité de Sécurité pour en savoir plus ? Et N°1 ? il se met bel et bien au-dessus du Président, ce qu'il avait refusé avec ces mots : devoir
constitutionnel et humain... des lois et des valeurs. Et aussi : Nous ne sommes pas les "autres". Sa réponse m'avait donné une haute opinion de lui en tant qu'homme et l'envie de le rencontrer si cela s'était pu. — Vous le rencontrerez, dit Smith, enfin, vous vous entretiendrez avec lui. — Moi ? Lui ? — Il veut vous expliquer et vous convaincre. Le temps presse, il reste 28 jours (Clorinde calcule aussitôt que N°1 et Smith n'ont pas perdu un jour pour la contacter). Restez-ci. Repensez à tout cela. Je viendrai vous chercher ou vous enverrai quelqu'un. — Dites-moi encore : pourquoi moi ? Vous pouvez faire fonctionner le truc tout seul, vous l'avez dit. N°1 n'a besoin que de vous. Vous trouverez bien assez de scientifiques et d'ingénieurs pour travailler en aveugle sur la quincaillerie. — Chère madame, répond Smith qui, maintenant que le plus difficile est dit, retrouve ses bonnes manières, pourquoi avions nous nommé le Projet Womanhattan ?
Ce n'était pas par galanterie : l'idée est vôtre. Moi, j'admets le "truc", je le fais fonctionner, je l'utilise, je ne parviens pas à le penser. Ivor non plus, il jouait avec. Sur cette planète, vous êtes la seule. En outre, vous représentez aux yeux de N°1 la société civile avec qui, à l'heure de faire une espèce de coup d'Etat, il a besoin de dialoguer. Sa conscience en quelque sorte ! Il
répète
qu'au plus tard dans dix jours il reviendra et qu'il compte sur elle. Le
sous-marin
refait surface. Clorinde abasourdie, saute dans le pneumatique et quelques minutes plus tard rejoint sa maison dont, pour la première fois, elle ferme les volets. Clorinde
dort
toute la journée. En s'éveillant, saisie par le sentiment d'une situation inextricable, elle décide de se changer les idées. Elle prend son bateau pour rejoindre l'île et dîner au meilleur restaurant. Se laissant temporairement séduire par un beau marin qui l'entraine dans une succession de bars à musique, elle s'éveille dans un lit inconnu dont elle sort vivement. Revenue
dans
son îlot, elle l'explore méthodiquement, mètre par mètre, cherchant la cachette de ses gardiens. L'idée de leur présence l'irrite. Elle ne trouve rien. Comment repérer un abri souterrain, une bulle sous-marine, une caverne creusée dans le rocher ? Est-ce vraiment par hasard qu'elle a acheté ce lieu ou a-t-elle été insidieusement orientée ? Ont-ils mis en place la cachette après sa venue ou était-elle déjà là ? Quoique cela importe peu, c'est d'autant plus désagréable que, dans l'autre sens, elle n'a aucun moyen de contacter quiconque : si elle ne revoit pas Smith, comment fera-t-elle ? Elle rit, s'imaginant parcourir son îlot en criant "Ohé Ohé" pour faire sortir les hommes de Smith. Que
penser de la proposition de N°1 ? Certes, Clorinde serait contente que le redémarrage du Projet mette fin à sa frustration. Puisque elle n'a découvert aucun moyen intéressant et utile de poser publiquement la question du Temps, poursuivre l'expérience est la meilleure chose qu'elle puisse faire. N°1
s'est
résolu à tromper son Président. Suis-je d'accord ? Arrive-t-il souvent que le chef des services secrets trahisse pour mieux servir ? Clorinde n'a pas de loyauté particulière envers le Président et ni de souci exagéré de légalisme, toutefois, elle ne connait pas N°1 et n'a pas de raison de lui faire confiance. Ce
serait
Smith, je ferais le pari. Mais Smith, lui, ne doute pas de N°1. La confiance est-elle transitive ? Puis-je transférer sur N°1 le pari que je prendrais sur Smith ? Quand même, un "président derrière le rideau" me chiffonne. Jusqu'où cela peut-il aller ? N°1 est-il vacciné contre l'Hubris ? Une fois qu'on aura quitté les "valeurs", coupé la corde des contrepoids, que faire si N°1 déraille ? Clorinde vs Services Secrets ! devinez qui gagnera ? Ce
serait
tellement plus constitutionnel de tout révéler au Président ! et tellement plus risqué aussi. Ou bien le Président "admet" et il faut qu'il parvienne à cacher ce qu'il sait et à ne pas en abuser... à supposer même que ce Président-ci soit parfait, que sera le suivant ? Ou bien, il n'admet pas et il interdira à N°1 d'employer des moyens absurdes ou même prendra des sanctions, attirant l'attention des "autres" : N°1 sera décrédibilisé et la "source" rendue inefficace. Ah ! quel bon compromis nous avions trouvé et quel dommage qu'il se soit révélé impraticable... Les
jours
passent. C'est le neuvième, Smith va arriver. Clorinde est tellement agitée qu'elle en oublie les langoustes et oublie de se nourrir. D'accord pour remettre en action le "truc", elle cherche à échapper à l'alternative, n'acceptant ni l'idée d'un "coup d'Etat" de N°1, ni le risque d'initier le Président. Enfin elle trouve un entre-deux : utiliser la pré-vision pour tester le Président. Une fois la liaison rétablie via une sonde quelconque, le Président sera informé de tout, et sa réaction envoyée en arrière. Si à J-1 on apprend que le Président ne coopère pas, le jour J on lui parlera d'autre chose. Et, la preuve étant faite, je me rallie au plan B, N°1. Oui, c'est cela qu'il faut faire. Le
dixième
jour Smith ne se manifeste ni directement ni indirectement. Clorinde s'interroge : Smith a toujours été réglé comme une horloge suisse et, même si soudainement toutes les données du problème ont changé, la mettant hors du coup, elle se flatte qu'il la préviendrait. Que lui est-il arrivé ? Deux
jours
après, toujours aucun signe de Smith. Le Président a donné trente jours à N°1, il n'en reste que seize. Smith ne peut pas défaillir, il aura eu un accident, aussi improbable que ce soit. Tout oublier et retourner aux langoustes ? Impossible. Seize jours, ça ne fait que 384 heures. Clorinde croit entendre le tic-tac... Aucun moyen de contacter quiconque... Ses gardiens sont invisibles et leurs chefs n'auraient pas accès à N°1... Reste
la
solution de secours que Smith avait arrachée à N°1 : l'ambassadeur en Bulgarie. Cela marchera-t-il encore ? Elle se souvient aussi des réserves de Smith. Même mauvaise, c'est la seule solution. Comment faire ? Un contact téléphonique ? Non, ce n'est pas sûr, il faut y aller. Discrètement. Clorinde se décide. Elle prend la navette pour l'île voisine où il y a un aéroport international. De là elle se rend dans une grande capitale. En train, elle rejoint un aéroport international de province, vérifiant que nul ne la suit. Enfin, elle monte dans l'avion pour Sofia. Tous ces transits consomment du temps. Quand elle arrive, il reste 348 heures, moins en fait parce qu'il en faudra bien 48 pour mettre la liaison en place. Maximum 300, grogne-t-elle en regardant sa montre. Elle
a utilisé son voyage pour se renseigner : "les autres" font de Sofia leur tête de pont en Europe ; leur ambassade emploie un personnel considérable et, avec ses annexes, occupe tout un quartier de la ville où foisonnent restaurants et marchands qui permettent aux expatriés de retrouver l'ambiance et les produits familiers. Drôle
d'endroit, se dit-elle. Elle choisit un hôtel pas trop loin de sa propre ambassade et plonge avec satisfaction dans la baignoire. Ragaillardie, elle change de vêtements et se demande comment procéder car l'ambassade sera surveillée. Elle va dîner et, contente de disposer d'un lit, dort paisiblement. Tôt
le matin, elle se mêle aux touristes qui attendent l'ouverture de la grille de l'ambasssade pour des affaires de visa, d'enfant perdu, de papiers volés. Elle pénètre avec eux. Elle sollicite un entretien avec le secrétaire de l'ambassadeur, accède au stagiaire de l'adjoint de son assistant, remonte patiemment la filière, usant tantôt de séduction, tantôt de conviction, tantôt d'autorité. Les obstacles franchis l'un après l'autre, elle arrive en présence d'une vieille dame revêche. Celle-ci l'informe d'un air satisfait que dans cette maison bien ordonnée on prend rendez-vous à l'avance, et que, de toutes façons, Son Excellence est absente. Pressée de questions, elle accepte finalement de confier qu'Elle est allée passer quelques jours à la villa de campagne de l'ambassade. Clorinde griffonne la phrase qui lui a été donnée comme code de contact. Se drapant dans toute la puissance des "Services", elle invoque la Sécurité de l'Etat et obtient que le message soit transmis aussitôt. Sécurité de l'Etat..., grommelle la vieille dame néanmoins impressionnée, si l'ambassadeur ne vous avoue pas, je vous fais jeter dehors par ma sécurité, celle de l'ambassade. Revenue
dans
l'antichambre, Clorinde attend impatiemment. La porte s'ouvre et la vieille sorcière transformée en fée Clochette, toute souriante, l'avise qu'on la conduira immédiatement. Deux
heures
plus tard l'automobile entre dans la cour d'un petit château et repart. Clorinde monte les marches du perron. Un majordome la fait entrer dans un salon dont les fenêtres ouvrent sur la forêt. Un homme entre, grand, séduisant, vêtu avec une élégante négligence, comme un qui est à la campagne. Je suis l'ambassadeur dit-il. Clorinde énonce son code, il donne la réplique attendue. Commençant à se décontracter, Clorinde donne le deuxième identifiant, il confirme. Clorinde exige un endroit protégé, il la conduit dans son bureau, fait tourner une bibliothèque, démasque un petit boudoir sans fenêtre. Ils entrent, la lumière s'allume et tout se verrouille. Clorinde,
assise dans un fauteuil, sent le regard de l'homme caresser ses jambes et se dit que, sans le diabolique tic-tac, il aurait été agréable de se laisser aller à son charme. — Que puis-je pour vous ?, interroge-t-il. Il faut que vous sachiez que le code que nous avons utilisé a été changé récemment. Normalement, j'aurais dû refuser le contact. Clorinde,
à la fois satisfaite de sa chance et inquiète de l'insouciance à laquelle elle la doit, se rappelle les réticences dont Smith avait fait preuve. Elle en dira le moins possible. Elle
s'enfonce
dans son fauteuil, consciente que sa jupe remonte un peu : — Voilà. Il s'agit de... N°1. J'ai perdu mon contact avec lui et vous êtes mon relai. — N°1... murmure l'homme, maintenant tendu et aux aguets. N'avez-vous pas d'autres codes ? — Non, vous étiez une solution provisoire dont nous ne pensions pas avoir besoin. Mon contact ne risquait rien. Seulement il a disparu et il est dramatiquement urgent que je communique avec N°1. Dites-lui seulement... Et
elle
s'aperçoit qu'elle ne sait pas comment formuler son message. Celui qu'elle appelle "Smith" est certainement dénommé autrement. N°1 connaît-il seulement mon nom ou un code a-t-il toujours été utilisé à sa place ? Est-ce que "J-1" sera assez parlant ? trop, beaucoup trop ! Le mot "truc" ? Allez tant pis, je tente : — Dites lui seulement : "Clorinde et Président". — C'est un code ? Elle
fait
semblant de rire. — Pouvez-vous le faire ? — Jamais je n'avouerais à quiconque, pas même à mon poisson rouge, que je puisse une chose pareille. Et d'ailleurs, ajouta-t-il avec un clin d'œil, il y a le décalage horaire. On vous a préparé une chambre, rafraichissez-vous. La piscine et le jardin vous attendent si vous le désirez, mais ne sortez pas, j'ignore quel est le degré d'insécurité dehors. Il
la retrouve plus tard au bord d'un bassin et lui fait une cour distraite qu'elle accueille distraitement, regrettant que les circonstances soient trop sérieuses pour s'abandonner. Le majordome les rejoint. L'ambassadeur s'écarte pour écouter son message et revient, l'air sérieux : — On vous reconduit en ville. Un avion militaire vous attend, vous partirez aussitôt. Néanmoins (à ce point, son demi- sourire devient irrésistible) si vous repassez un jour par ici, j'aimerais que nous fassions connaissance. Soulagée
que
les choses se remettent en ordre, Clorinde sourit à son tour, joyeusement : qui sait ? ce sera avec plaisir. Elle
repart,
décolle, passe le voyage à rêver et à dormir, atterrit sur une base militaire, monte dans un hélicoptère, se pose elle ne sait où et, après d'innombrables tours et détours, arrive dans un bureau sans fenêtres. Devant
elle,
un pan de mur s'éclaire. C'est un écran. Il montre un homme à l'aspect quelconque qui semble assis à l'autre bout du bureau. Il parle d'une voix nasillarde, probablement une distorsion voulue. — Ne faites pas attention à mon apparence, c'est juste pour que vous n'ayez pas l'impression de parler au mur. — Savez-vous ce qu'est devenu celui qui se faisait appeler Smith, notre intermédiaire ? — Non. Il a disparu. Nous ne comprenons pas. Il était pourtant protégé. Ses hommes n'ont rien vu. Ils l'entouraient et, d'un coup, il n'y était plus. Nous cherchons partout. Finalement, ce moyen de secours qu'il m'avait arraché a été utile, j'aurais fini par vous retrouver mais le temps presse. Allant
droit
au but, il confirme à Clorinde qu'il s'est rallié à sa solution. — Mais, objecte-t-elle, elle ne vaut plus puisque le Président vous serre de près. Si nous l'avions appliquée tout de suite, en arrivant, il aurait trouvé sa "source absolue" et ne se serait pas posé de question. Le génie de la lampe obéit à celui qui la frotte ! Je dois vous dire (elle ne sait trop comment s'adresser à N°1), je dois vous dire, monsieur, que, tout en le regrettant, j'avais apprécié votre refus : nous ne sommes pas les autres. Je devine que vous hésitez à adopter cette solution, surtout maintenant qu'elle est moins bonne : vous ne pouvez pas avoir une telle puissance sans rendre compte à personne. N°1
la
remercie de sa franchise et dit qu'il partage ses scrupules. Elle expose alors son plan : informer le Président et limiter le risque grâce au "truc". L'image
de N°1 a un grand sourire : — Voilà pourquoi j'avais besoin de vous. Votre Smith voulait vous laisser tranquille. Je lui ai dit : "elle est la seule qui domine quelque peu ce truc". Vous avez raison, nous allons le faire. Seulement... — Seulement ? — Ce sera vous qui parlerez au Président. Vous serez mon messager. Rappelez-vous comment se sont passé les choses au début. Ivor est toujours partant pour toutes les expériences mais une telle énormité l'a choqué. Vous l'avez eu. S'il a eu "Smith" c'est grâce à vous. Si "Smith" m'a eu, c'est grâce à vous. Nous admettons, nous faisons, nous exploitons, c'est vous qui pensez. Madame, dit-il brusquement, vous me faites presque peur. (Et, tout à coup maladroitement galant) Comment tant de joliesse de forme recouvre-t-elle tant de profondeur d'esprit ? — Vous voudriez, balbutie Clorinde, notant toutefois ce curieux compliment, que je parle en votre nom au Président et que je tente de lui expliquer ce que nous faisons ? Il va me jeter à la porte ou envoyer aux urgences psychiatriques. — D'abord, ce n'est pas miss Clorinde qui rencontre le Président, vous êtes mon émissaire. Cela vous confère une autorité certaine. Ensuite, si ça ne va pas, nous effaçons. Vous aurez un instrument discret pour envoyer aussitôt à J-1 un signal positif ou négatif qui me sera répercuté. Si le Président vous résiste, vous n'irez pas, j'enverrai quelqu'un d'autre pour faire du baratin et offrir la lampe enchantée. Alors, le Président ne saura jamais rien et nous passons au plan B : lui donner les informations sans le mode d'emploi. Certes, cela me conférera un pouvoir dangereux, vous me contrôlerez. Le Projet sera sous votre autorité. Vous chef, moi client. — Et qui me contrôlera ? Je ne doute ni de votre loyauté ni de la mienne mais ce pouvoir est trop grand pour nous. L'Hubris ou la folie nous guettent. — Il faudra vous y faire, dit N°1 brutalement. Il
ajoute plus gentiment : — J'ai les mêmes craintes. Seulement, vous avez ouvert la boite de Pandore, elle ne peut pas être refermée. Je ne vous effraierai pas avec "les autres", je ne vous apitoierai pas avec les victimes des catastrophes : simplement, ce "truc" est trop puissant pour ne pas être utilisé. "Smith" soutient que vous êtes une femme d'action et que vous ne résistez pas à l'attrait de l'inconnu. Et,
revenant à ce ton maladroit qui est peut-être une façon : — Madame, voulez-vous chevaucher le tigre avec moi dans l'espoir de le diriger ? Ils
examinent
encore différents aspects de la question, dégagent la problématique du plan A (avec le Président) et du plan B (sans lui). Clorinde est instruite des procédures à suivre pour contacter directement N°1, et incitée à se documenter sur la personne du nouveau Président afin d'adapter son approche. L'image
de N°1 prend congé cérémonieusement, disparaît et le mur redevient opaque. Clorinde, après de nouveaux tours et détours, grimpe dans un hélicoptère puis dans une automobile qui la laisse devant la porte de sa maison qu'elle a quittée depuis des semaines. Attristée par l'idée de la poussière, des factures dans la boite aux lettres et du frigo vide, Clorinde appelle un taxi pour aller dormir à ce grand hôtel qui dissimulait jadis les réunions secrètes. Traversant
le
hall, elle rencontre des amis. Ils la complimentent de son retour et de son teint bronzé. Où étais-tu donc passée ? Ils l'entrainent au bar et bavardent gaiement une partie de la nuit. Quelqu'un a dit à quelqu'un que quelqu'un a cru la croiser dans une de ces petites îles des Caraïbes. Ah ! j'aurais bien aimé, ment Clorinde sans effort, il paraît que les langoustes sont divines. Et elle parle d'autre chose. La
proximité
du lieu de réunion clandestin la fait penser à Smith et, tandis qu'elle papote avec légèreté, elle s'inquiète de ce qui a pu lui arriver. Elle se félicite d'avoir un jour envisagé cette hypothèse et insisté pour un moyen d'urgence. Sa disparition soudaine au milieu de ses gardes exclut une maladie, un accident d'automobile ou un enlèvement par "les autres". Reste le trou d'égout auquel elle a pensé jadis... Elle
n'y croit pas vraiment et elle se trompe. Des mois plus tard, quand Smith reparaîtra, on apprendra qu'il est tombé d'un coup dans un trou dont la plaque avait été volée. Après une chute de plusieurs mètres, il n'a pas pu se relever, les jambes cassées. Trop faible pour crier et attirer l'attention des passants au-dessus, il est resté là plusieurs jours, écartant de plus en plus difficilement les rats qui le mordaient un peu partout. Dénutri, déshydraté, infecté, à demi-disloqué, il délirait lorsque par hasard des égoutiers le retrouvèrent et qu'on le conduisit à l'hôpital. Il était si mal en point qu'il fallut des semaines avant qu'il émerge suffisamment pour contacter sa base. Clorinde
fait
nettoyer et remettre en service sa maison dans laquelle elle se réinstalle. Pour préparer l'entretien avec le Président, elle étudie sa carrière et sa vie. Au-delà des discours, quelle est sa vraie personnalité ? Un fonceur qui n'a jamais hésité à prendre des risques, souvent à son détriment. Un tempérament joueur, cela ouvre peut-être une piste... Bien
sûr,
Clorinde n'ira pas sonner à la porte de l'établissement présidentiel et dire au factionnaire ou au majordome qu'elle a rendez-vous de la part de N°1.
Elle sera directement introduite au cœur du palais dans l'une des automobiles accréditées, et aussitôt prise en charge. Ce
jour-là,
elle choisit un discret tailleur-pantalon gris fumée avec de fines rayures mauves qu'elle égaye d'une chemise blanche, avec des dentelles au col et aux manchettes. En sortant de l'automobile après avoir passé les contrôles, elle lit la surprise dans l'œil de celui qui l'accueille. Le diable sait ce qu'il imaginait voir, certainement pas une jeune femme. Par des couloirs déserts, il l'accompagne jusqu'à un bureau dont il ouvre la porte qu'il referme derrière eux. Clorinde se trouve le point de mire des regards ébahis du Président, entouré de plusieurs ministres qui commencent à chuchoter entre eux. Ce
n'est pas ainsi qu'elle a envisagé les choses ! Eux non plus ! — Monsieur le Président, dit-elle avec fermeté, la communication que je dois vous faire requiert un secret si absolu que notre entretien doit se tenir en tête-à-tête. Les
ministres
grognent, le Président acquiesce. Peut-être a-t-il voulu ménager ministres en ne les excluant pas lui-même, certain que N°1 réclamera le secret. Ils
sortent en grommelant. Reste le Président, flanqué de deux hommes qu'il présente comme ses conseillers à la Sécurité. Clorinde réclame aussi leur éviction que le Président n'accorde qu'après avoir disparu un moment, sans doute pour conférer avec N°1. — Etes-vous satisfaite ? demande-t-il avec un air irrité. — Pas encore, Monsieur le Président. N°1 vous aura dit que notre entretien nécessite un lieu absolument sécurisé. Une
fois en tête-à-tête dans le bunker souterrain, Clorinde se décontracte, au contraire du Président, de plus en plus tendu. Clorinde
résume les termes de l'ultimatum que le Président a adressé à N°1. Elle l'assure de la bonne volonté de celui-ci et de son entière coopération. — Vous vouliez savoir en quoi consiste la "source". N°1 refusait de partager ce secret. Vous l'avez convaincu, il a changé d'avis. Le
Président
regarde Clorinde sans la voir comme si à travers elle il fixait l'image de N°1. Clorinde sort un petit terminal de son sac. Regardez, Monsieur le Président : sur l'écran passent quelques secondes de ce dessin animé du Lièvre et de la Tortue, le fragment où le Lièvre joue au ping-pong avec lui-même. Le
Président,
intrigué et décontenancé, grogne qu'il ne voit pas le rapport, qu'il a passé l'âge et qu'il n'aime pas qu'on se moque de lui. — A quelle condition pourrait-on exécuter cet exercice ? Une balle de ping-pong fait 30 mètres par seconde, soit 100 km/h. Donc quelqu'un qui se déplacerait à 200 km/h pourrait aller attendre la balle qu'il vient de lancer et se la renvoyer. Le
Président,
de plus en plus perplexe, attend la suite. Clorinde, évitant toute allusion au Temps, poursuit : la vitesse des ondes radio étant dix mille fois supérieure à celle du mouvement de la Terre, on peut, dans certaines limites, jouer au ping-pong avec soi-même, autrement dit envoyer des informations en arrière et s'informer la veille des catastrophes pour les empêcher. Nous
l'avons réalisé à plusieurs reprises, lors de crises provoquées par "les autres" ou de ce tsunami imprévisible. C'est ce que votre prédécesseur appelait "la source absolue". Le
Président,
éberlué, demande des détails. Clorinde, conformément à sa mission, les donne avec une relative sincérité. Le
Président
reste songeur un long moment, s'efforçant d'accepter l'idée, aussi tentante que choquante. Finalement, il n'y parvient pas, le morceau est trop gros pour l'avaler. Il rougit de colère. — Pourquoi N°1 vous fait-il jouer cette comédie ? Espère-t-il me duper ? Ce que vous dites n'a pas de sens. Je devrais vous faire arrêter pour provocation. N°1 se croit supérieur au Président, il en répondra devant le Comité de Sécurité Nationale. Et,
furieux,
il quitte la pièce. Pendant qu'on ramène Clorinde à l'automobile accréditée, elle envoie le signal "négatif". Les relais fonctionnent et, la veille, N°1 apprend que la sincérité a fait long feu. Au
jour et à l'heure du rendez-vous du Président avec l'émissaire de N°1, une automobile accréditée entre dans le parking souterrain. En sort un homme entre deux âges en costume gris. Par des couloirs déserts, il est accompagné jusqu'à un bureau où il se trouve le point de mire des regards du Président, entouré de ses conseillers à la sécurité et de plusieurs ministres. L'émissaire
s'installe confortablement et assure le Président de la bonne volonté de N°1 et de son entière soumission. Il confirme que la "source" existe (quoique pas aussi "absolue" que l'ancien Président l'affirmait). Et, pendant deux heures, d'une voix monocorde, impitoyable, il fait un cours sur les principes de l'informatique quantique et son application au traitement en masse des signaux faibles. Ayant épuisé son public auquel il a interdit de prendre des notes, il conclut, d'une voix encore plus plate, que, en bref, les services de N°1 disposent d'une excellente capacité d'anticipation à 24 H. Tout cela aurait été communiqué au Président plus tôt s'il n'y avait eu une espèce de "panne" d'une extrême gravité qui a fait douter du dispositif. Maintenant qu'elle est heureusement "réparée", la "source", pour employer le mot habituel, sera à la disposition du Président pour éviter les surprises stratégiques. Toujours
sans
sourire ni manifester le moindre signe d'humanité, l'homme en gris espère avoir été clair et démonstratif. Sinon, c'est sans importance : la bombe atomique est à la disposition du Président, sans qu'il ait besoin de comprendre la physique nucléaire. Tout
le monde approuve, se détend et se sent excusé de n'avoir pas suivi les explications. Après tout, oui, tout ça, c'est comme l'électricité, on appuie sur l'interrupteur et ça marche. Clorinde
a
conseillé que l'émissaire termine par quelque chose de compréhensible qui marquera les esprits : — Pensez à ces vieilles balances à plateaux. Sur l'un, un poids de 1kg, sur l'autre on pose des grains de sable un à un. A un certain point, les deux plateaux s'équilibrent. Les données, c'est pareil. Dans certains cas, les données signifiantes ne pèsent pas assez pour que le plateau bascule ; dans d'autres si. Nous collectons et raffinons une infinité de données de toutes sortes sans chercher de schéma causal. Lorsque, pour ainsi dire, les plateaux s'équilibrent, on obtient une prévision dont la probabilité d'exactitude dépasse 99,5%. Enfin,
l'émissaire, toujours d'une voix monocorde, expose la nécessité du secret le plus absolu à l'égard de tous pour que "les autres" ne soient pas mis sur la piste. Après un salut presque mécanique, il quitte la salle, laissant le gouvernement fatigué et le Président à la fois déçu et satisfait d'avoir affirmé son pouvoir sur N°1. Il se réjouit que l'Etat dispose d'une arme qu'il se surprend à qualifier de "magique". Il commence à comprendre comment son prédécesseur a déraillé et pourquoi, après, il s'est sacrifié pour sauver le secret. Moi, se dit-il avec confiance, son exemple m'aidera à garder la tête froide... pourtant, connaître le résultat des élections avec un jour d'avance... Clorinde
fait
face à l'image de N°1 sur le mur translucide. Elle s'est habituée. Ce contact artificiel ne la gêne plus, quoiqu'elle préférerait parler d'homme à homme. — Le relai vous informe, vous prévenez le Président, il agit. En donnant aux ministres la même explication qu'au Président, vous voulez éviter une crise semblable à celle qui a emporté le Président précédent. Espérons-le. Je suppose que vous avez délibérément accepté le risque de fuite. Peut-être comptez-vous dessus pour lancer "les autres" sur cette fausse piste. — C'est cela, répond N°1, avec la voix nasillarde que la simulation lui prête. Maintenant, il nous faut un meilleur "truc" et une meilleure utilisation. D'une part, établir une liaison, même partielle, à J-2. D'autre part, faire preuve de subtilité pour ne pas laisser les "autres" penser que nous sommes infaillibles : nous ferons quelques erreurs ou quelques oublis. Au début, nous les avons durement menés, puis la panne leur a permis de compenser. Ensuite, nous avons repris l'avantage jusqu'à la crise du Président. Après, ils ont profité de la mise en sommeil du "truc". Continuons un peu comme ça, ne les poussons pas à bout. Nous raterons quelques occasions et le Président nous en voudra, mais il vaut mieux perdre quelques plumes que la peau ! — Que pourraient-ils faire ? — Madame, vous posez mal la question. C'est : que pourrait-il leur advenir ? Actuellement, nous les connaissons comme si nous les avions faits, ils sont des ennemis praticables. S'ils se sentent irrévocablement dépassés, ils entreront en crise. Les chefs actuels sauteront, remplacés par des idéologues, par des radicaux fanatiques imprévisibles. Vous l'avez dit vous-même : un jour d'avance suffit pour une intervention ponctuelle, pas pour un problème systémique. Ne les poussons pas à la déstabilisation. Ménageons les apparences, montrons-nous parfois faillibles. Quant à J-2, vous aurez toute l'énergie qu'Ivor estimait nécessaire et vous dirigerez nos ingénieurs. Je fais multiplier la surface de réception des antennes et des voiles solaires. — Je ne sais pas si nous arriverons à J-2... et, ajoute Clorinde inquiète, je ne sais pas si je le souhaite. Je crains des interactions difficiles à maîtriser, avec peut-être des résonances amplificatrices. Nous avons toujours sagement limité nos interventions. Nous disons : pluralité des virtualités, unicité du Présent. Quels effets produiraient des changements trop répétés du même Présent ? Est-il infiniment plastique ? les humains sont-ils infiniment adaptables ? Une comparaison : si la température change, le corps humain s'ajuste sans s'en rendre compte mais si elle change trop ou trop souvent, il fatigue. Nous heurterons-nous à quelque chose de ce genre ? Moins nous perturbons le Présent, mieux c'est. Elle devient agitée : — Smith et vous, avez parlé de la boite de Pandore. Si nous soulevons juste un peu le couvercle, il en sortira moins de maux. Nous ne comprenons pas ce que nous faisons. Soyons prudents, Monsieur. Je vous avoue que J-2 m'effraie. — Madame, vous dirigez le Projet. Je respecte vos hésitations, et même vos doutes. C'est vous qui déciderez de tout. Et,
avec la galanterie maladroite qu'il affecte : — Je ne suis qu'un instrument dans vos belles mains. Clorinde
les
regarde, les trouve belles et s'en réjouit. Elle regrette les réunions à trois où les personnalités se complétaient : Ivor, toujours un peu fou ; Smith, toujours raisonnable ; elle, toujours aventureuse. Et aussi, d'être partagée, la responsabilité, paraissait moins lourde. Seule en face de N°1, elle se sent écrasée. Comme Smith n'a pas refait surface (elle ne pense pas si bien dire), Clorinde va voir Ivor. Ivor
l'accueille joyeusement dans son bureau où rien n'a changé. S'est-il seulement aperçu de sa longue absence ? Clorinde l'interroge sur l'Australie, il a tout oublié. Elle fait quelques allusions à leur commune activité passée, il ne comprend pas. Ses pensées se partagent entre la préparation d'une nouvelle sonde galactique et sa jolie secrétaire avec laquelle il sort maintenant. La sonde n'intéressant pas Clorinde, elle l'interroge sur la secrétaire : c'est grâce à la maudite inspection, dit Ivor. Sans plus savoir ce qui l'avait rendu vulnérable, il se souvient des innombrables tracasseries que la sympathie d'Ariane (elle s'appelle Ariane) lui a permis de supporter. Il suggère qu'ils dînent ensemble tous trois. Clorinde accepte avec plaisir. Ariane
pilote
Ivor avec une tendre autorité. Voilà longtemps qu'elle a été séduite et elle s'est désolée quand, pendant une période, quoique présent jour et nuit, il a cessé de participer à la vie de l'Observatoire. Que faisait-il ? elle ne semble pas s'en soucier et Ivor ne saurait lui répondre si elle l'interrogeait. Une fois l'inspection finie, tout s'est arrangé et Ariane a fait partie du voyage en Australie. — Pourquoi n'êtes vous pas venue ? demande-t-elle à Clorinde. Le programme incluait vos conférences et j'ai passé mon temps à vous inventer des excuses. D'ailleurs, vous manquiez à Tancrède, ça le rendait désagréable. Clorinde,
sans
répondre, rebondit sur Tancrède et questionne. Finalement il s'est vexé que Clorinde le traitât par dessus la jambe (qu'elle a fort belle, ajoutait-il). Aussi, quand la plantureuse blonde occasion s'est présentée, il a sauté dessus. — Ah ! fait négligemment Clorinde, c'est la vie. — Mais vous, insiste Ariane, où étiez-vous pendant ce temps ? — Une escapade amoureuse avec quelqu'un d'autre, répond Clorinde en simulant un long frisson langoureux. Ariane
lui
sourit, compréhensive. Elles
se
revoient les jours suivants, sympathisent et bavardent beaucoup. Clorinde a plaisir à cette amitié qu'elle croit simple et sans danger. S'amusant à faire la fille, elle va dans les magasins avec Ariane, elles échangent des impressions à propos d'hommes et de chiffons. Ariane se souvient des fréquentes visites que Clorinde rendait "avant" à Ivor : Il passait plus de temps avec vous qu'avec les gens de l'Observatoire. Clorinde prend soin de ne pas entendre ces allusions interrogatives auxquelles elle ne sait quoi répondre. Il faudrait qu'elle s'accorde avec Ivor sur une version commune mais ce n'est plus possible car il a oublié et il en parlerait à Ariane. Clorinde invente un livre en projet sur la découverte du Cosmos auquel elle aurait tenté d'associer d'Ivor. Elle ne convainc pas Ariane qui s'obstine, aussi têtue et curieuse que gentille et charmante. Ou bien pense-t-elle qu'ils avaient une liaison et craint-elle qu'elle reprenne ? Le
mieux
serait de la voir moins ou de cesser complètement. Toutefois, sa compagnie distraie si agréablement Clorinde qu'elle ne se décide pas. Un soir qu'ils dînent tous les trois ensemble, Ariane, posant une main sur celle d'Ivor et une autre sur celle de Clorinde, leur fait un grand sourire affectueux et dit : — Mes chéris ! que diable trafiquiez-vous ensemble avant ? Je meurs de curiosité, soyez gentils. Ivor,
sans
effort, ne se souvient plus. Clorinde reparle de ce livre, tout en sentant qu'elle manque de conviction. — Combien de fois vous ai-je vus vous enfermer dans le bureau ou partir ensemble ? insiste Ariane. J'étais jalouse. Ivor ne me regardait pas alors, ça ne m'empêchait pas de l'aimer et je pensais que vous aviez une intrigue. Je vous ai souvent suivis jusqu'au parking où vous montiez dans cette automobile inconnue qui venait vous chercher. Ce n'était pas un taxi... Elle
hésite à poursuivre : — Une fois, je vous ai même pistés jusqu'à cet hôtel où vous alliez. J'ai tout compris alors. Il y avait peut-être eu un livre ou un projet. On ne va pas se cacher dans un hôtel pour un livre... Dites-le moi, allez, dites-le moi que vous sortiez ensemble... Ca ne me fait plus rien maintenant. Clorinde
frémit devant ce grain de sable. Ils ont pensé aux "autres", au Président, pas à une fille amoureuse. Qu'a-t-elle pu apprendre d'autre en les guettant ? Clorinde, tentant une diversion, est maladroite : — Ma chérie, tu lis trop de romans sentimentaux ! Il n'y a pas que ça dans la vie... Ariane
rougit
et, secouant sa jolie tête, rétorque qu'il ne faut pas la prendre pour une cruche, que si elle est indiscrète elle ne dira plus rien, qu'elle a cru leur affaire finie (quelle qu'elle soit), qu'elle voit qu'ils partagent un mystère... Et, jetant sa serviette dans son assiette, elle quitte la table et Ivor lui court après. Clorinde,
en
finissant seule son repas, se désole et s'amuse à la fois qu'une broutille puisse menacer un secret si bien protégé. Pour l'instant, Ivor ne se rappelle rien, mais questionné répétitivement avec art par la fille dont il est amoureux, il finira par retrouver quelques souvenirs. Que dira-t-il ? Ariane s'en satisfera-t-elle ? ou cela lui donnera-t-il de nouveaux soupçons ? Quelle idiotie ! Clorinde aurait-elle dû éviter de reprendre contact avec Ivor et de se lier à Ariane ? Pourtant cette amitié paraissait innocente et tellement plaisante... Faut-il signaler l'incident à N°1 ? Il n'hésitera pas à empêcher tout bavardage d'Ivor en le faisant envoyer en mission à l'Observatoire du Cerro Paranal, dans le désert d'Atacama. Il surveillera Ariane et même s'en débarrassera si elle constitue un danger. Clorinde sent un frisson dans le dos. Non, voyons d'abord comment les choses tournent. Elles tournent mal. Quelques jours plus tard, Ariane, en pleurs, meurtrie, acharnée, lui fait une scène. Elle a tarabusté Ivor, utilisant toutes les armes féminines à sa disposition, le pauvre chéri qui ne sait déjà plus ce qu'il a fait la veille. A la fin, cédant à la pression, Ivor lui a raconté par bribes une invraisemblable histoire de voyage dans le temps ou quelque chose de ce genre. Que lui, homme sans malice, recoure à une telle fable, prouve que Clorinde lui a interdit de révéler leur liaison passée... et peut-être future ?... et peut-être présente ? Clorinde
hésite. L'hystérie d'Ariane rend vaine toute réponse rationnelle. Il faudrait entrer dans son jeu, avouer en pleurant qu'elle a raison, faire autant de pathos qu'elle, accepter un combat de griffes autour d'un mâle dont Clorinde ne se soucie pas. Non. Clorinde se lève et dit froidement : — Tu dérailles. Tu as tellement bousculé Ivor qu'il a perdu la tête et dit n'importe quoi. Contente-toi de l'avoir et laisse moi tranquille. J'en ai fini avec vous. Cette fois, danger, il faut alerter N°1. Il agit rapidement. Ivor est envoyé au Chili. Ariane mise sous surveillance, on a la désagréable surprise de découvrir qu'elle est en contact avec "les autres". Elle n'en est pas un agent, elle fait partie de tous ces gens qui, à l'occasion, en échange d'argent, d'un service, ou seulement d'une oreille complaisante, bavardent volontiers. Il y en a des milliers et des milliers un peu partout. Les "autres", ne s'intéressant pas à Ivor, n'avaient pas placé quelqu'un pour l'espionner. Mais maintenant, Ariane amoureuse, par son mélange de curiosité obstinée et de jalousie furieuse, a fait d'Ivor une cible. On ignore ce qu'elle a raconté. On espère que son agent traitant l'aura pris pour un délire hystérique. Reste que, pour la première fois, il existe un risque que "les autres" entendent le mot "Temps". De plus, la sécurité de Clorinde est potentiellement menacée. A titre de précaution, un accident élimine le traitant d'Ariane : s'il n'a pas déjà rapporté ses propos, il ne le fera plus. Ariane, désespérée du départ d'Ivor, se jette sur Clorinde dans la rue pour la battre et essaye tout aussi vainement de se suicider. A l'hôpital, on la gave de sédatifs, puis de remontants. Quand elle sort, on met sur son chemin un charmant garçon qui la convainc lentement de se laisser devenir amoureuse. Il la persuadera que les souvenirs qu'elle croit avoir sont des traces de cauchemars. Malgré ces mesures, la protection de Clorinde révèle que des bases de données ont été indument consultées à son sujet, que des tentatives d'intrusion ont été décelées... bref, on s'intéresse à elle et ça vient des "autres"... Le traitant d'Ariane, par intuition ou pour justifier sa propre existence et sa rémunération, aura décidé qu'elle ne délirait pas complètement et aura eu le temps de transmettre. "Ils" en sont probablement toujours au niveau des procédures routinières. Toutefois, cela constitue une gêne et un danger. — Voulez-vous disparaître ?, demande la toujours nasillarde voix de N°1. — Pourquoi non ? Et pourquoi oui ? Ne serait-ce pas leur donner un indice ? — Nous pensons que vous êtes l'objet de leur part d'une vérification de routine, votre évaporation l'arrêtera. — Possible ! Seulement nous ne savons pas ce qu'Ivor a réellement dit, ce que cette fille a compris, ce qu'elle a répété ni ce qu'a transmis l'agent... Et, se contredisant soudain, Clorinde s'entend demander : — M'enverriez-vous en Bulgarie pour me cacher ? — Quelle idée !, s'exclame N°1 d'un ton amusé. Non, certainement pas, trop loin et trop d' "autres". Nous vous ferions ici une identité et une existence parallèles. — Je préfère continuer au grand jour. On en saura davantage si je fais la chèvre attachée au piquet pour attirer le loup. Vos hommes observeront l'observation dont je fais l'objet et nous apprendrons quelque chose. Chez "les autres", le rapport de l'agent traitant d'Ariane serait passé inaperçu s'il n'avait été valorisé par sa disparition qui, automatiquement, a augmenté sa crédibilité d'un cran. L'exil d'Ivor et les malheurs d'Ariane lui ont donné deux crans supplémentaires. Recoupements et enquêtes complémentaires l'ont poussé dans les arcanes des services. Après tous ces filtres, quoique l'information n'ait reçu aucun code de priorité, elle arrive à Secrett. Il n'a jamais pu chasser complètement de son esprit ce "truc" bizarre et maintient une veille à propos des sondes, engins spatiaux et autres machines de ce genre : les mésaventures du Directeur de l'Observatoire sont dans ce champ. Secrett leur accorde quelques minutes de réflexion. Le Directeur de l'Observatoire, celui qui avait survécu à une inspection désastreuse, est cette fois hors-circuit. Ou bien la protection dont il a bénéficié ne le couvre plus, ou bien il a fait une bêtise. La fille qui sortait avec lui, quoique trop jalouse pour être fiable, mentionne un "projet secret" qui, à ses yeux, dissimulait une aventure sentimentale... un "projet secret"... Secrett, se félicitant de sa capacité à faire des connections, constate que les dates correspondent à celles où le maudit "truc" a fonctionné. D'après la fille, le Directeur aurait dit "Voyage dans le temps". Ça, c'est une baliverne. Ou bien il voulait la duper, ou bien elle n'a pas compris. Ah, regrette Secrett : si ma raison parvenait à admettre qu' "ils" vont dans le futur, leur capacité d'anticipation cesserait d'être une énigme. Ts, ts, ne délirons pas. Qu'avons-nous ? Il y a eu un "projet". Et il reste deux témoins intéressants : ce Directeur, maintenant dans le désert, et cette fille dont l'autre était jalouse. Pour la première fois, en Démocratie démocratique, on prononce le nom "Clorinde". Déformé par l'accent de Secrett, cela donne à peu près "Corinne". Les recherches faites sur elle font penser à une marche dans un marécage : on s'enfonce plus qu'on avance. Les informations ne manquent pas, au contraire, elles prolifèrent dans une extrême confusion. On a l'impression de tout savoir et, à la fin, il n'y a rien. Par exemple, elle figure dix fois au programme de cette tournée de conférences et elle n'y était pas. Toutefois il y avait en Australie, outre le Directeur et sa secrétaire, un garçon qui, d'après des photos recueillies, a vécu assez longtemps avec cette "Corinne". Tout cela ressemble à une banale affaire sentimentale... sauf les anomalies : l'élimination de notre agent et le limogeage du Directeur. L'hypothèse d'un "projet secret" lié à l'Observatoire mérite quelque intérêt. Secrett lance une vérification et passe à autre chose. A Sydney, Tancrède, sortant d'un magasin, a l'œil attiré par une fille ravissante, laquelle, à son heureuse surprise, se jette dans ses bras et colle à lui un corps palpitant : Ah ! que je suis contente ! Clorinde est ici ? Elle
se présente comme une amie qui les connait bien. Tancrède hésitant à l'identifier, elle explique qu'elle "a changé de look et est bien mieux maintenant". Voilà, elle a perdu son portefeuille. En voyant par hasard Tancrède, elle a espéré que Clo la dépannerait. Tancrède, tout émoustillé, la conduit dans un bar et, de fil en aiguille, dans un lit où elle fait merveille. Comme elle affiche quelques scrupules à l'égard de Clorinde, Tancrède la rassure. Cette insupportable Clo n'est plus dans sa vie. La fille, en compatissant, excite les vieilles rancœurs de Tancrède qui, heureux de trouver une oreille complice (sans parler du reste), raconte les malheurs de sa vie pseudo-conjugale. La fille déplore avec lui que Clo passât son temps à disparaître. Que faisait-elle donc ? Avait-elle un autre amant ? Cette sympathie (et l'intéressante gestuelle qui l'accompagne) pousse Tancrède à dire tout ce qu'il a sur le cœur. Ce faisant, son ancien ressentiment à l'égard d'Ivor se réveille. "Elle fricotait avec Ivor". Mais la fille n'en apprend pas plus que ne sait Tancrède, c'est-à-dire rien. Elle reste quelques jours avec lui pour être sûre qu'il a vidé son sac et le relance fréquemment : "mon amie Clo me déçoit". Et elle s'évanouit aussi soudainement qu'elle est apparue. Secrett, au reçu du rapport de la fille, note que s'il n'apporte rien de neuf, il confirme un lien entre cette "Corinne" et le Directeur. Il
décide d'établir un contact avec Ivor qu'il espère aigri ou furieux, et désireux de se plaindre. A l'occasion d'une mission scientifique officielle des astrophysiciens de la DDCE à l'Observatoire du Cerro Paranal, un vénérable professeur se voit affecter une spectaculaire assistante dont l'aspect et la tenue vestimentaire tranchent avec l'austérité habituelle. Avec un sourire irrésistible, elle leur dit en faisant frémir son décolleté : moi aussi, je suis "astrophysicienne" car mon physique est beau comme un astre. Les savants choqués saisissent leur hiérarchie, protestent et réclament de la décence. En retour, on les avise de très haut (de tout en haut, leur susurre-t-on) que cette fille fait fonction de mascotte ("comme si nous étions une équipe de foot", grommellent-ils en eux-mêmes). Elle les accompagne pour montrer au monde que la DDCE n'est pas la triste Sparte dont se moquent les caricatures. Arrivée
dans le désert chilien où les distractions sont rares, la fille fait sensation. Ivor apprécie beaucoup ce nouveau visage des démo-démocratiques. Il se laisse séduire avec aussi peu de difficulté que de profit : tout bavard et complaisant qu'il soit, son esprit déborde d'une telle multitude de pensées et de projets que la pourtant habile espionne n'en tire rien. On a compté sur un désir de vengeance. C'était ne pas connaître Ivor. Dans cet endroit où il bénéficie des conditions d'observations les meilleures du monde et d'instruments parfaits, il se plait comme un poisson dans l'eau. Reste
la fille "Corinne", conclut Secrett quand il trouve le temps de consacrer quelques secondes à ce petit dossier qu'il annote brièvement car d'autres soucis l'accablent : les "autres" ont retrouvé leur capacité d'anticipation. Clorinde,
malgré ses réticences, travaille à l'extension à J-2. Puisque la liaison avec J-1 est la meilleure quand le relai se trouve au milieu, elle espère qu'il en ira de même avec J-2. Il faudra donc un autre relai, à mi chemin entre la Terre à J et la Terre à J-2, plus précisément au sommet d'un triangle équilatéral dont [J, J-2] représenterait la base. Elle ne peut pas interroger directement les ingénieurs car ils ne doivent pas savoir à quoi servira l'engin qu'on leur demande de construire, lancer et positionner. Questionnés à mots couverts, ils doutent qu'un même schéma s'applique à deux configurations différentes : si le premier cas est un triangle, peut-être le second sera une pyramide ou son équivalent dans un référentiel à 4 dimensions... ou 5... ou tout à fait autre chose... Lancer
cette
bouteille à la mer coûtera très cher car ce relai sera deux fois plus loin que l'autre et consommera quatre fois plus d'énergie. Malgré tout, N°1 décide de faire le test car il juge indispensable de tenter d'ouvrir cette possibilité. Pour ne pas mettre son budget en péril, il mobilise des réserves secrètes que les comptables ont beaucoup de mal à blanchir. Tout ça en vain. L'expérience échoue, on ne reçoit pas de message à J-2 : les signaux retransmis se perdent. A tout hasard, on déplace le relai : plus près, plus loin, plus haut, plus bas, ça ne change rien. Il
ne reste qu'à revenir à la récurrence essayée jadis : envoyer à J-1 qui réexpédie à son J-1 (notre J-2). La procédure pose deux problèmes. D'une part, le message se dégrade fortement entre J-1 et J-2 et, d'autre part, on a décidé d'éviter toute intervention humaine pour s'affranchir d'éventuelles hésitations, à J-1 : un satellite géostationnaire recevra, à J-1, le signal en provenance de J et l'expédiera à J-2, automatiquement et irrévocablement, sans possibilité d'annulation ou d'effacement. Le
premier
problème ne se laisse pas traiter si facilement. Corriger un effet dont on ignore la cause tient de la gageur. Sera-t-il possible de le contourner ? Pour mieux connaître la perturbation, Clorinde décide de recommencer les tests d'Ivor : elle s'enverra le même message à J-2 et à J-1 pour les confronter. A son habitude, elle choisit des cours de bourse. Recevant
à J-2 la valeur que prendra l'indice deux jours plus tard, elle constate que les chiffres sont les mêmes dans un ordre différent ! Clorinde continue et, selon les jours, une partie des chiffres ne concordent pas ou ils sont entièrement différents et, parfois, identiques. Pourtant quatre chiffres, ça fait un tout petit message. Essayons de le rendre encore plus petit. En
passant de quatre chiffres à deux, le taux de concordance augmente fortement. Avec un seul chiffre, ça marche à tous les coups. La retransmission ne laisse passer que des messages microscopiques. Servent-ils encore à quelque chose ? Comment résumer une information en un seul chiffre ou une seule lettre ? Clorinde
imagine un protocole : établir à l'avance un code désignant par un chiffre les éventualités envisageables d'un évènement à venir. Cela servira quand on voit arriver une question et qu'on ignore seulement la modalité que prendra la réponse. Par exemple, le jour J, un vote crucial à l'ONU : il peut être négatif codé 0 ou satisfaisant codé 1. Ou bien, un affrontement indirect avec les "autres" dans tel pays lointain : 0) ils restent inactifs, 1) ils déclenchent une rébellion, 2) ils font assassiner le roi ou le président, 3) ils coupent l'oléoduc, 4) ils sabotent les signaux électromagnétiques etc. On
saura à J-2 laquelle des modalités prévisibles un événement attendu adoptera, le mieux étant bien sûr que l'éventail des possibles se réduise à une alternative. Seulement, les événements absolument imprévus le resteront puisque le code doit être fixé à l'avance. Autrement dit, pense Clorinde, j'élimine les surprises tactiques et j'améliore notre capacité de réponse, les surprises stratégiques m'échappent. Quant
à
deviner pourquoi la retransmission connait une telle perte d'efficacité, inutile d'y songer. Clorinde se compare à un sauvage qui, ayant trouvé une carabine à un coup et appuyé sur la gâchette à son plus grand effroi, ne comprend pas, lorsqu'il ose recommencer, pourquoi ça ne marche pas, ignorant qu'il faut recharger et comment faire. Non, je me prends pour idiote, corrige-t-elle. Disons que j'ai un fusil à un coup que j'utilise sans comprendre le mécanisme, et je voudrais le transformer en fusil à deux coups ! Si je savais comment ça marche, j'ajouterais un deuxième canon, je modifierais le chargeur... je suis juste capable d'appuyer sur la gâchette... Une
idée perce soudain, qui flottait depuis longtemps à la lisière de sa conscience et qu'elle repoussait sans s'en rendre compte. Clorinde croit entendre le bruit d'un rideau qu'on déchire. Elle pense, effarée : si la communication est presqu'impossible en arrière, de J à J-2, dans l'autre sens, elle est immédiate et évidente. Par définition, la Clorinde de J partage les informations de la Clorinde de J-2. Ça s'appelle "la mémoire", chère madame, se dit Clorinde, songeant à ce cher vieux Smith. Donc,
se
force-t-elle à poursuivre, Clorinde de J envoie un chiffre-code à Clorinde de J-2 à partir de "l'état du monde" qui a été formulé à J-2. Clorinde de J-2 n'en apprend pas suffisamment pour agir, mais, à J-2, elle modifie "l'état du monde" dont elle disposera à J. Alors
à J, Clorinde n'envoie plus un message insuffisant, elle envoie celui qui correspond au nouvel "état du monde" qu'elle a contribué à définir. Cela
permet à Clorinde de J-2 de préciser encore son "état du monde" et à Clorinde de J de
rendre plus pertinent le chiffre-code qu'elle émet. Ainsi
procéderait-on à la fois par récurrence et par itération, du moins tant que cette succession de Clorinde de J résisterait aux changements répétés. Clorinde,
rendue presque nauséeuse par tous ces cercles, attend quelques jours avant de faire le point avec N°1. Celui-ci résume : — J-2 prévoie des éventualités et J envoie un code d'erreur. Donc J-2 envisage d'autres éventualités et J indique celle qui advient ou envoie de nouveau un code d'erreur. Et on recommence jusqu'à ce que J-2 ait compris ce qui se passe à J... ou que J défaille. Il
soupire
profondément et Clorinde remarque que son soupir est normal et non nasillard comme sa voix. A quoi ressemblerait un soupir nasillard ? N°1 continue : — Croyez-vous, Madame, que, dans le Présent du jour J, vous résisteriez à ces discontinuités dont vous n'auriez pas conscience ? — Je ne sais pas, c'est ce qui m'inquiète. Je ne devine ni où est la limite ni ce qui pourrait se produire : amnésie ? hystérie ? schizophrénie ? Penser à cette expérience me donne le vertige. Peut-être suffit-il de ne pas y penser ? Après tout, chaque fois que nous changeons le Présent, nous ne ressentons rien physiquement. Notre Présent est différent et nous les mêmes. — En effet ! mais nous avons su et pu ne pas abuser. Il nous est arrivé de corriger le Présent, puis de corriger quelque chose qui dans le nouveau Présent n'allait pas. Pas plus. Vous avez toujours insisté pour intervenir le moins possible. La procédure que vous suggérez permettrait de gagner un jour, ce serait extraordinaire. Seulement, resterons-nous, pardon, Madame, resterez-vous du bon côté de la limite ? Oserez-vous tenter cela ? — Je dois réfléchir. Je pars dix jours dans mon île. — Oui, bien sûr, approuve N°1. — A propos, demande Clorinde en secouant ses boucles et en retrouvant un peu de son sourire, me diriez-vous, Monsieur, ce qu'il en est de cette île et où vous cachez mes gardiens ? Elle est toute petite, je l'ai explorée en tous sens sans apercevoir le moindre indice. A son tour, l'image de N°1 sourit, ce qui est rare. N°1 avoue que quelque temps avant qu'elle l'achète, l'ilot de Clorinde a abrité une base secrète de commandos du service "action". La cache souterraine observe la surface par l'intermédiaire d'un satellite. Aussi, quand vous liquidiez votre compte bancaire et cherchiez une maison, nous avons influencé l'agence immobilière. Cela permettait de vous laisser libre tout en assurant votre sécurité. Rassurez-vous, nous ne voyons pas dans la maison. Clorinde
s'exclame puis, à retardement rougit : alors quand je bronzais nue j'étais observée ? L'image
de N°1 affiche un air gêné : inévitablement... j'en suis désolé. Et retrouvant ce ton de maladroite galanterie qu'il utilise parfois : Ils ont dit que votre beauté a illuminé leur longue veille stérile. — Je ne sais pas comment je dois prendre cela, grogne Clorinde qui a déjà retrouvé son sourire. — Savez-vous ? ajoute N°1. Smith a réapparu. Il
raconte sa mésaventure. Smith est encore en mauvais état. N°1 propose à Clorinde d'en faire un oncle australien perdu de vue et de l'emmener avec elle : — Ca vous fera du bien à tous deux, vous pourrez parler avec lui et il supervisera votre protection. Clorinde
accepte avec enthousiasme, heureuse de la résurrection de Smith et de sa compagnie. Il sera parfait en vieux tonton. Smith,
encore
balafré des cicatrices résultant des morsures des rats, clopine à l'aide de béquilles : — Rassurez-vous, chère madame, dit-il avec son petit sourire en coin et sa voix légèrement chantante, je suis opérationnel. Arrivé
sur
l'île, il refuse obstinément de donner la moindre indication permettant de localiser la base secrète et vérifie avec soin les fermetures de la maison. Ensuite, ils passent quelques jours au soleil, entre langoustes et chaises longues. Smith la fait rire en racontant la visite à l'observatoire chilien de la délégation scientifique de la DDCE : — On aurait dit une troupe d'éléphants savants conduits par une pompom girl. Ils étaient furieux et la fille s'amusait beaucoup. Je soupçonne "les autres" de disposer d'un "escadron rose". — Mais, demande Clorinde, intriguée, si Ivor avait tout dit ? — Rassurez-vous, chère madame, son esprit est trop occupé pour qu'il retrouve des souvenirs précis et, en plus, cette inattendue jeune personne complaisante le troublait beaucoup. D'ailleurs il était badgé à son insu et nous suivions tout ce qu'il disait. S'il avait dérapé, nous l'aurions arrêté en lançant une alerte incendie ou autre chose. Examinant
longuement les possibilités et les dangers de coupler récurrence et itération, ils décident que Clorinde tentera l'expérience, avec Smith à ses côtés. Celui-ci ignorera volontairement ce qu'elle fera. Il servira de témoin et, en mettant les choses au pire, d'infirmier. Les
hésitations de Clorinde sont vaincues par la nécessité. Les "autres" massent à nouveau des troupes à leur frontière occidentale, menaçant l'Etat voisin qui est notre allié. A J-2, Clorinde et Smith dressent l'arbre des possibles : 1) ils ne bougent pas, 2) ils avancent un peu, 3) ils franchissent la bande frontière, 4) ils envahissent le pays. Et 0) comme code d'erreur. Clorinde
reçoit le message en provenance de J. C'est 0. Sans
consulter
Smith puisqu'il doit rester à l'écart, Clorinde cherche à dresser un autre arbre des possibles. "Ils" ont massé des troupes à l'ouest et ils n'en ont rien fait. Effaçons. Quoi d'autre ? Clorinde se creuse la tête, regrettant de ne pas avoir l'assistance d'un comité d'experts. Elle repasse les données disponibles dans son esprit. Ah ! peut-être l'accumulation de troupes à l'ouest est une diversion et ils font autre chose. Elle change l'arbre des possibles et code : 1) attaque à l'ouest, 2) à l'est, 3) au nord, 4) au sud. Le
jour J, Clorinde, face à l'attaque imprévue que "les autres" lancent sur cette île qu'ils revendiquent dans la mer du sud, se prépare à envoyer à J-2 le code "0" puisque cette action n'a pas été envisagée. A l'instant de le faire, elle sursaute, cligne des yeux et, regardant son code, s'envoie "4" : sud. A J-2, Clorinde reçoit "4". Elle n'a pas besoin de consulter la carte ni les experts pour comprendre que "les autres" ont attaqué l'île qui leur échappe depuis longtemps. Elle
change
derechef l'arbre des possibles pour demander confirmation. Clorinde
de J sursaute et, au lieu d'envoyer "4" confirme. Ensuite,
par
une succession d'itérations, Clorinde de J-2 obtient une estimation des forces d'assaut et des résultats des combats. Elle alerte N°1. Il contacte aussitôt le Président qui ne se laisse pas convaincre car les troupes ostensiblement massées à l'ouest et les appels à l'aide du président du pays le poussent à le secourir, tandis que cette île du sud, au demeurant fortement armée, vit tranquille depuis des années. De plus, il craint que "les autres" prennent notre intervention pour une provocation gratuite. N°1 a besoin de toute l'autorité de "la source" et de toute sa persuasion pour forcer le Président à envoyer au sud au moins la moitié des renforts prévus pour l'ouest, et à prévenir leur gouvernement. Clorinde
de J, sachant que, à la suite de la proclamation de l'état de guerre dans l'ile du sud, et de l'arrivée de nos navires et de nos avions, les "autres" n'ont pas bougé, envoie à J-2 le code "1" tout va bien. Et s'effondre, évanouie. Smith appelle les médecins qu'il a eu la précaution de faire attendre à côté. Il
faut des jours pour que Clorinde sorte de l'état de catalepsie. Totalement épuisée, elle tremble, éprouve de violents maux de tête et des vertiges. Parlant avec difficultés, elle dit à Smith qui ne quitte pas son chevet : — Je ne sais pas... J'ai envoyé "1" tout va bien. La situation était simple, pourtant elle me semblait effroyablement compliquée comme si plusieurs présents se télescopaient sans que je sache auquel j'appartenais. Je perdais le sentiment de mon identité comme si j'allais m'évaporer ou me disloquer. Et,
avec un pâle sourire : — Dites-moi, cher Monsieur, que diable s'est-il passé ? Smith
reporte
à N°1 : — Les médecins espèrent qu'elle se remettra, mais elle a subi trop de tensions, on ne recommencera pas. Abandonnons cette voie. Elle s'est bouchée à J où pourtant, voilà la monstruosité, rien ne s'est passé : Clorinde a sursauté plusieurs fois comme si elle recevait de petites décharges électriques ; elle a envoyé à J-2 le code pour "tout va bien" et s'est effondrée. Vous, elle, moi, tout le monde, nous ne nous souvenons que de ce qui a eu lieu : les "autres" ont massé des troupes à l'ouest dans l'intention d'attaquer au sud ; prévenus à temps par Clorinde nous les en avons dissuadés. Mais la séquence, je l'ai reconstituée en analysant les messages archivés, successivement reçus à J-2. Le premier était un code d'erreur. Ensuite, Clorinde a procédé par itérations pour découvrir quel événement imprévu était advenu. Chaque fois que, à J-2, elle modifiait l'arbre des possibles et le code à utiliser à J, son Présent changeait. Le jour J, la même Clorinde, sans s'en rendre compte, a vécu instantanément une dizaine de présents différents alors que moi j'étais dans le Présent définitif. Ces changements dont elle était inconsciente l'ont littéralement dévorée. Surmontera-t-elle cette crise et reprendra-t-elle le Projet ? Ressentira-t-elle une telle horreur qu'elle s'enfuira ? Son organisme lui fera-t-il tout oublier pour se défendre ? Grâce à elle, nous avons brillamment bloqué les "autres" dans cette occurrence imprévisible. Prévenus avec un seul jour d'avance, nous pouvions alerter leur gouvernement, envoyer par air des renforts mais n'aurions pas eu le temps pour les navires. Donc nous n'aurions pas eu une capacité de dissuasion suffisante, il y aurait eu combat, guerre peut-être. Hélas, c'est la première et la dernière fois que nous avons deux jours d'avance. Restons-en à notre J-1 qui fonctionne sans douleur. Cela suffira si nous augmentons notre vitesse de réaction. — Je crains que vous n'ayez raison. Je ne veux pas que Madame nous abandonne et moins encore qu'elle souffre. Elle parlait des changements de température auxquels l'organisme s'adapte sans s'en rendre compte s'ils sont de faible amplitude et qui tuent si excessifs. Son analogie est tristement vraie. Restons-en à J-1 et soignez bien notre amie. Smith
emmène
Clorinde dans son île pour qu'elle retrouve son état normal. Il observe avec inquiétude son comportement devenu erratique. Elle change d'idée à chaque instant, même pas par caprice. Smith, appliquant le vieux principe qu'il faut remonter à cheval après avoir chu ou reprendre le volant après un accident, la pousse à s'envoyer des messages à elle-même. Il attend une réticence. Elle n'en a pas, cela ne l'intéresse pas : cher monsieur, dit-elle, que voulez-vous que je me dise ? Inaltérablement, le temps est beau, les langoustes bonnes, vous gentil... Smith
pense
que la quiétude de l'île ne sert à rien. Il vaut mieux remuer. Il demande à Clorinde si elle a envie d'aller quelque part. Pendant plusieurs jours, elle hésite. Rien ne l'intéresse. La réponse que Smith finit par obtenir le surprend car il ignore que Clorinde a été sensible au charme de l'ambassadeur : — C'est la saison des roses en Bulgarie. J'aimerais passer un peu de temps à la villa de l'ambassade. Chez
les
"autres", Secrett a épousé la jolie fille de Président dont elle est, depuis, devenue successeur désigné, le fils-héritier ayant, par hasard, trouvé la mort dans un accident. Elle occupe de plus en plus de fonctions officielles et représente souvent Président dans les cérémonies et certaines rencontres internationales. Pour que nul n'oublie qui elle sera, elle a changé son nom. Désormais, on l'appelle "Désignée". De
son côté, Secrett, supervisant tous les services de renseignement, est le bras (certains pensent "la tête") de Président. Les deux ragent : comment la prise de l'île du Sud a-t-elle pu rater ? Les minutieux préparatifs se sont faits secrètement et on a massé des troupes à la frontière ouest pour attirer l'attention et les renforts de l'ennemi L'attaque devait être si rapide qu'elle prendrait de court le "pseudo-gouvernement" et son allié. Or, sans que "ils" aient pu apercevoir le moindre indice, leurs avions, satellites, navires de guerre, tout a convergé vers l'île dont les troupes habituellement endormies se mettaient sur pied de guerre. Cet
échec a une portée stratégique. Depuis trente ans, tous les efforts ont visé à endormir la province rebelle pour qu'elle tombe toute seule le jour où l'on donnerait un coup de pied dans l'arbre. Dorénavant, ils seront en éveil. De plus, les "autres" ont remporté une victoire sans combat qui montre à tous leur puissance. Nombre de pays, aujourd'hui nos alliés ou amis, vont basculer de leur côté ou du moins hésiter à nous soutenir. Et
ce n'est pas tout. La réputation et l'image de Président souffrent de cette défaite. Dans les instances de pouvoir de la Démocratie démocratique, l'opposition reprend courage et s'agite : la droite réclame qu'on fasse la paix une fois pour toutes avec les "autres", la gauche qu'on leur fasse la guerre une fois pour toutes. — Appelons Désignée pour qu'elle participe à notre réflexion, dit Président. Désignée
prêche le réalisme : les "autres" sont plus forts que nous, il faut cesser de les défier, conclure avec eux un traité de commerce et leur faire concurrence. Le temps travaille pour nous, dit-elle. L'avenir nous appartient et, à long terme, la Démocratie démocratique triomphera dans le monde entier. Pour l'instant, faisons la part du feu, abandonnons les aventures extérieures et renforçons-nous à l'intérieur. Président
objecte qu'une telle réorientation est impraticable. Depuis plusieurs générations, notre ligne est offensive. Le peuple est éduqué dans ce sens dès le berceau. Il a consenti d''énormes sacrifices pour le Drapeau. Si l'on renverse la vapeur d'un coup, nul ne le comprendra, ce sera le chaos. Désignée
reconnaît la difficulté mais agir progressivement prendrait trop de temps. Elle suggère d'utiliser le réveil des oppositions et d'exciter le combat du beurre et des canons. Toi, Président, Tu restes ce que Tu es, le Drapeau qui flotte au-dessus de tous. Moi, je prends parti pour le beurre et m'allie à la droite. Les deux tendances, au lieu de s'opposer à Toi, s'affrontent de plus en plus férocement et Tu les laisses aller jusqu'à la crise. Là, Tu élimines la gauche et Tu es "forcé" de T'allier à la droite... Secrett
admire
la malice avec laquelle Désignée saisit l'occasion pour progresser vers le pouvoir. Ils ont raison et tort tous les deux, pense-t-il. Mais ils ne savent pas tout, je ne peux plus continuer à dissimuler. Il dit : — Votre question est politique : comment réagir à la supériorité des autres ? Il y en a une autre, technologique : les "autres" nous dominent aujourd'hui grâce à une incroyable capacité d'anticipation qui confine à la divination. Il
rappelle la longue liste des occasions où la DDCE s'est fait doubler de façon incompréhensible, liste dont l'ile du sud est le dernier item. Dans le passé, tantôt ils nous ont prévenus, tantôt c'est nous. Au total, les coups se compensaient et il y avait une espèce d'équilibre. Maintenant, ils gagnent chaque fois. Cela signifie qu'ils ont réalisé une rupture technologique. Ça a commencé quand est apparu ce bizarre engin spatial. Il a eu des successeurs. Tous ces engins ne correspondent à aucun objectif avoué ou habituel. Leur puissance énergétique a été énormément multipliée. Quoique je n'aie pas réussi à découvrir à quoi ils servent, le lien me paraît certain. Je ne peux pas le prouver, sauf a contrario : quand l'un de ces engins s'est perdu dans l'espace, les "autres" ont retrouvé un comportement normal ; quand ils l'ont remplacé, ils ont repris de l'avance. — Je vais dire une absurdité, ose Désignée : pourraient-ils avec ces engins observer la Terre dans son futur proche ? Président
soupire : Folie ! c'est impossible. Secrett
soupire aussi : — Tout se passe comme si c'était le cas. Il existe un "projet secret" dont j'ignore tout. Rappelez-vous, nous avions appris l'existence d'une "source absolue", celle qui a provoqué une crise politique quand leur président en a parlé. J'ai eu l'espoir d'en savoir plus quand un heureux hasard a permis de repérer quelques personnes qui semblaient liées à ce projet. Hélas, nous n'en avons rien tiré : des comparses, noyés dans leurs problèmes sentimentaux. Toutefois, l'agent qui nous a mis sur cette piste a disparu, cela montre qu'elle conduit quelque part. Désignée,
rejetant sa frange en arrière, regarde les deux hommes, presque sauvagement : — Je pose les postulats suivants : ils ont une capacité asymétrique en matière d'anticipation. Nous ne savons rien d'autre. Nous ne saurons rien. Donc, ils prévoient nos actions... voient nos actions, répète-t-elle. Comprenez-vous l'implication ? Les
deux
hommes hochent la tête négativement. Elle poursuit : — Ils "voient" nos actions visibles : mouvements de troupes, votes à l'ONU etc. Donc... — Donc ? répètent ensemble les deux hommes, maintenant un peu effarés. — Donc agissons invisiblement. Ne les défions plus, soyons sages. Commerçons, coopérons... Et en même temps, changeons de terrain, changeons de méthode, déstabilisons-les en profondeur. Remplaçons l'action ponctuelle par la systémique. Qui voit une armée ne voit pas un virus. Il faudra trouver comment nous les intoxiquerons en masse, à quel appât idéologique ils mordront. Ils se contamineront eux-mêmes comme les fourmis qui, ayant mangé un poison sucré, rentrent mourir dans la fourmilière et, mangées par les autres, les infectent. — Comme tu y vas ! s'exclament ensemble les deux hommes inquiets. Tu veux la paix pour faire une guerre invisible... Tu aurais une bonne note si c'était dissertation. On n'est pas en cours de Stratégie, réfléchis politiquement : cela reviendrait à effectuer un demi-tour à droite qui laisserait le peuple en désarroi et nous ferait attaquer par la gauche, alors que nous ferions secrètement un tournant à gauche. Comment gérer une telle confusion ? Nous risquons d'être déstabilisés avant eux ! La
première
victime de la déstabilisation est la famille de Président. Président et Secrett appartiennent à la même génération et ils s'accordent à qualifier de "fougue juvénile" la solution proposée par Désignée. Elle a raison sur le papier, elle a tort sur le terrain. Ils lui font la leçon, elle s'énerve. Ils recommencent, elle s'obstine. Ils lui enlèvent quelques privilèges pour montrer qui commande, elle se livre à des conciliabules, prend contact avec l'opposition, tente de trouver des partisans au sein des instances... Devenue dangereuse, elle est envoyée "se reposer" dans un sanatorium très loin et très haut dans les montagnes. La
crise
politique ne s'apaise pas. Les deux partis, celui de la guerre et celui de la paix, se renforcent et cherchent à mobiliser le peuple, habituellement maintenu inerte par la main de fer du gouvernement. Les arrestations massives auxquelles procèdent Président et Secrett limitent les dégâts sans en supprimer la cause. Secrett
combine et recombine vainement les maigres indices dont il dispose. Ses agents "là-bas" ne fournissent pas de nouvelles informations. Les deux hommes sur lesquels il a jeté les filles de son "escadron rose" ont été badgés à cette occasion : un programme automatique analyse en continu tout ce qu'ils disent et lancerait l'alerte si un des nombreux mots clefs retenus était prononcé. Aucun résultat. L'autre, cette "Corinne" a également fait l'objet de tentatives de séduction qu'elle a écartées sans même s'en apercevoir. Maintenant, elle semble s'être évaporée, comme cette autre fille qui a tenu des propos délirants sur le directeur de l'Observatoire. La
seule chose concrète est dans l'espace, hors d'atteinte, à plus de deux millions de kms : "ils" ont dupliqué leur "truc", sans doute pour parer aux pannes ou accidents. Deux engins, à quelques milliers de km de distance l'un de l'autre, au centre de leur réseau de kilomètres carrés de voiles solaires. On ne peut rien faire. Alors
qu'il
commence à se sentir déprimé, Secrett apprend que l'image de l'insaisissable "Corinne" a été identifiée en Bulgarie. Elle n'aurait pu choisir un meilleur endroit : Secrett a plein d'agents là-bas depuis longtemps et leurs réseaux de contacts sont larges et profonds. Il ordonne de la surveiller et d'envoyer quelque beau garçon de l'escadron rose lui tendre une embuscade. Bien que Secrett, échaudé, n'en attende pas grand chose, cette femme constitue le seul indice non exploité. Il faut la faire bavarder. Elle séjourne à la villa de campagne de l'ambassade des "autres". Secrett
reprend espoir et change de niveau d'action en apprenant que, depuis l'arrivée de "Corinne", la villa est sévèrement gardée. Se souvenant que toutes les recherches sur sa personnalité et sa vie sont restées bizarrement infructueuses, il se demande si cette carte n'est pas un atout. Les tentatives de contact échouent. Elle sort peu et reste indifférente. Tout ce qu'on peut découvrir, en renforçant l'observation satellite et en arrosant généreusement l'entourage du personnel de la villa, c'est qu'elle a un goût prononcé pour les roses et pour l'ambassadeur dont elle est la maîtresse. Quoique,
par
principe, Secrett se méfie des intuitions, il flaire que cette "Corinne" est importante. Puisqu'on ne peut aller à elle, on la fera venir à nous. Et si elle aime les roses, on lui en donnera. En douceur et tout en subtilité psychologique. Clorinde
assiste distraitement à l'interception de l'automobile de l'ambassade qui la conduit en ville faire du shopping. Elle est transférée dans un autre véhicule, sans résistance de sa part, sans violence de la leur. Il roule. Un portail se referme : elle est dans un jardin plein de roses de toutes les couleurs. Elle sourit de plaisir. On l'installe dans un pavillon confortable au milieu du jardin. A l'heure du thé, survient un homme agréable qui ressemblerait un peu à l'ambassadeur s'il ne parlait pas avec des intonations différentes. Il est charmant. Ils bavardent de choses et d'autres. Il revient fréquemment les jours suivants et Clorinde s'habitue à sa présence. Par
petites
touches, comme au hasard de la conversation, l'expert psychologue mentionne Ivor, Ariane, Tancrède sans susciter autre chose que de vagues commentaires. Toutefois il note que le nom d'Ariane embarrasse Clorinde. Ce qui le surprend absolument (et surprend Secrett auquel il rapporte chaque jour), c'est que Clorinde ne semble rien trouver d'anormal à sa nouvelle existence. Elle ne proteste pas, ne réclame pas, ne se défend pas, n'essaie pas de s'enfuir. Tout a été fait dans ce but (les roses etc.), pourtant nul ne croyait que cela marcherait si bien. "Ils"
ne
connaissent pas la profonde déstabilisation de Clorinde : pour elle, changer un Présent pour un autre est une banalité qui ne la surprend aucunement. Elle était bien à la villa, elle est bien ici. Les roses sont les roses. Penserait-elle
quelque chose, ce serait que le Présent a sauté une fois encore. L'expert
ne
comprend pas. Ayant d'abord envisagé la dissimulation, il admet que, pour une raison inconnue, sa "cliente" ne fait pas d'histoire. Ça ne durera peut-être pas. Puisqu'elle se sent maintenant en confiance, il faut foncer. Il multiplie donc les allusions à "Ariane" qui semble un déclencheur. Clorinde fait preuve d'une sincérité totale : — Elle a tourné folle. Elle était jalouse. Il n'y avait rien de ce qu'elle croyait entre Ivor et moi, ou presque rien. Nous passions des heures ensemble à cause du temps. Voyez-vous, le Temps n'existe pas. La chronologie est une ontologie. L'Homme a besoin du temps, pas l'Univers. L'homme s'est entouré d'un cercle tracé dans le sol qu'il croit infranchissable. S'il faisait un pas, il serait libre. Alors, il accède à la pluralité des mondes. C'est pratique pour ne pas être surpris par la pluie. Elle
délire,
se dit l'expert interloqué. Néanmoins, il pose des questions. Elle développe très volontiers son propos, abonde en considérations philosophiques, d'Aristote à Heidegger, parle de l'anthropologie de la connaissance scientifique, de Copernic et des autres, fait un cours de littérature et quand elle conclut sur la virtualité du Présent, l'expert a depuis longtemps formulé son diagnostic : une érudition monstrueuse et une folie totale. Secrett,
informé, partage son jugement. Décidément, toute cette bande était une fausse piste. Pendant
ce
temps, Smith, l'ambassadeur, N°1, tous les Services, paniquent. Clorinde prise, le secret est en danger. Après l'embuscade, les "autres" en ont effacé les traces et envoyé dans les magasins des femmes qui ressemblaient vaguement à Clorinde, de sorte que l'alerte a attendu le lendemain, trop tard pour que Smith envoie un message en arrière afin d'annuler la sortie. Il aurait fallu prévenir J-2 et on ne sait pas faire. L'ambassadeur
d'abord, le Président ensuite à l'instigation de N°1, demandent de l'aide au gouvernement bulgare que son flirt intensif avec les "autres" rend peu coopératif. Des satellites sont braqués sur la campagne, des agents spéciaux arrivent, tout est vain. Cela
dure
seize jours. Le dix-septième, on découvre Clorinde, marchant au hasard sur une route. Physiquement en forme, elle tient à la main un gros bouquet de roses. Smith, ému, la serre dans ses bras. N°1 la fait rapatrier aussitôt. On la questionne. Elle ne sait rien. Elle paraît ignorer qu'elle a été enlevée. Elle ne parle que de roses. Les
examens
médicaux sont formels. Son état physique est excellent : aucuns sévices, aucune drogue, aucun mauvais traitement. Que lui est-il donc arrivé ? Et comment a-t-elle échappé aux "autres" ? Et que leur a-t-elle dit ? Savent-ils quelque chose maintenant ? Smith
maudit
la circonstance fortuite qui, le jour de l'attentat, l'a empêché d'accompagner Clorinde. Il ne la quitte plus. Il a la joie de la voir peu à peu sortir de l'égarement et stabiliser son esprit. Sa vitalité revient et elle reprend intérêt au Projet. Délicatement,
Smith l'interroge sur sa capture chaque fois qu'il en a l'occasion. Longtemps, elle ne parle que de roses. Smith regrette le scrupule qui les a retenus de la badger : on aurait su tout ce qu'elle a dit. Smith
habite
désormais chez elle. L'oncle d'Australie a décidé de rester et il s'entend bien avec sa "nièce" dont les amis le trouvent aussi étrange (l'Australie !) que sympathique. En public, il la tutoie et la nomme "Clorinde", quand ils sont seuls il reprend le vouvoiement et le "chère madame". Un jour, au bord de la piscine où Clorinde, particulièrement de bonne humeur, a superbement réussi une série de plongeons, toute mouillée, elle s'affale sur la chaise longue à côté de celle de Smith et hume longuement le bouquet de roses dont il ne se sépare pas. Prenant son ton le plus naturel, Smith lui demande, comme il s'enquerrait de l'heure : — Et, finalement, chère madame, que leur avez-vous dit ? Clorinde
respire les roses, réfléchit longuement puis, faisant allègrement claquer l'élastique de la bretelle de son maillot de bain, sourit largement : — Vous n'en reviendrez pas, Smith. Je leur ai tout dit. Smith,
le sang à la tête, sent qu'il va avoir une crise cardiaque et mourir soudain, là, au bord de la piscine. Il balbutie, la voix étranglée : — Tout ? Clorinde
lui
fait une bise sur la joue et, mutine, confirme : — Je leur ai tout dit et... — Et...? — Et c'était trop gros pour eux, ils ne m'ont pas crue... pensant que j'étais folle, ils m'ont relâchée. Et
elle
conclut, de plus en plus amusée : — Vous savez bien que le secret se protège tout seul ! Ni
Smith ni N°1 ne parviendront jamais à deviner si Clorinde en plein délire a joué de chance, ou si, désespérant de se sauver, elle a joué son va-tout. Quand ils l'interrogent, elle rit. A partir de ce moment, Clorinde redevient elle-même. Elle retrouve l'appétit et récupère les kilos perdus pendant la période de trouble. Elle est encore plus séduisante qu'avant et, en outre, elle semble plus robuste, comme une qui, échappée de l'Enfer ou d'un autre endroit dramatique, se sent invulnérable. Clorinde, rendue à la vie, s'agite beaucoup. Elle a recommencé à réunir ses amis autour de la piscine. "Tonton Charlie", comme on appelle Smith l'Australien, a été adopté par tout le monde. On rit et bavarde beaucoup et Clorinde a quelques amoureux confortables. N°1
a été si inquiet qu'il lui laisse tout le temps nécessaire à sa "convalescence". Quand elle prend l'initiative, il est même réticent et Clorinde doit insister. Clorinde,
devant l'image de N°1 sur l'écran, est maintenant tout à fait à l'aise. Elle ne pense plus au leurre, elle parle à N°1 comme s'il était en face d'elle et nul doute, se dit-elle, elle serait gênée maintenant si la discussion se faisait avec un homme en chair et en os qui, de plus, aurait une apparence inaccoutumée. — Faisons le point sur J-2, Monsieur. Entre J-1 et J-2, nous rencontrons des difficultés que, faute de mieux, nous qualifions de "barrière". Peut-être les effets de la distance sont-ils exponentiels et non linéaires ? Ils s'exercent dans les deux sens : d'un côté, nous ne parvenons pas à envoyer de message à J-2 ; de l'autre, lorsque, de J-2, j'ai modifié J, les effets sur le "medium" que je constituais ont été multipliés. Même si un tel imprévu absolu a peu de chance de se reproduire (saluons l'exploit des "autres" de nous avoir surpris à ce point !), un "état du monde" défini a priori ne
collera jamais avec la situation rencontrée. Ce sera toujours besogneux, approximatif et épuisant. — Suggérez-vous de renoncer à J-2 ?, demande N°1. Je suis d'accord. J'ai trop exigé de vous. Dans presque tous les cas, J-1 suffira si nous améliorons notre capacité de réaction. — Néanmoins, nous pourrions utiliser J-2 a minima pour déclencher une alerte, même indéterminée. Ainsi, nous maximiserons notre disponibilité et serons prêts à tout à J-1. D'autre part, l'alerte excitant notre vigilance, nous apercevrons ce qui échapperait à une observation routinière. Puisque le message parvient d'autant mieux à J-2 qu'il est plus réduit, limitons-le à une alternative "oui/non" et donnons à cette procédure une fonction de veille : ou bien, à J, la situation est normale ou bien elle ne l'est pas. Chaque jour nous enverrons à J-2 un message oui/non, 1/0. On ne peut pas faire plus élémentaire. N°1
approuve.
On ne cherchera plus à étendre la pré-vision au-delà de J-1 et, complémentairement, on enverra à J-2 une information sommaire mais fiable. N°1 est satisfait : son "medium" ne courra plus de risque et, cependant, J-2 sera prévenu. Clorinde
n'ajoute rien. Pour sa part, elle ne renonce pas à J-2. La question n'est pas close. Comme si elle cherchait une revanche personnelle, elle décide de continuer seule les réflexions et peut-être les expériences. Elle
se
demande continuellement comment contourner la "barrière". Et, sans qu'elle s'en rende compte, mûrit en elle une idée aussi énorme que simple. Lorsque
nous
avons choisi la procédure automatique plutôt que la ré-émission par J-1, n'avons-nous pas été abusés par le contexte ? C'était après l'incident du faux message des "autres". Smith envisageait alors une intoxication à J-1 que nous chercherions à empêcher par un message que l'opérateur à J-1 transmettrait à J-2. Il ne saurait que faire face à deux messages contradictoires. D'où la procédure automatique. Or
le point de départ de Smith était faux : les "autres" n'en sont pas là. Excluons d'autant plus tranquillement l'éventualité de faux messages, que la sécurité des nôtres a été renforcée de tellement de couches de métadonnées que le relai ne se laisserait plus tromper. Mais
cette
psychose a éliminé la récurrence "manuelle" : J-1 retransmet le message reçu, et peut-être J-2 peut-il retransmettre à J-3. Rejetant cette voie facile, nous avons, par excès de prudence, privilégié une méthode insatisfaisante. Je
ne suis pas plus avancée, se dit-elle. Je ne fais que sauter de la poele dans le feu puisque la retransmission manuelle se heurte inévitablement à la même dégradation que la procédure automatique. Toutes nos tentatives, depuis les premières d'Ivor jusqu'à mes dernières attestent une limitation drastique. La "barrière" ne se laisse pas tromper par les réémissions : le message est invisiblement "marqué" de sa date primaire, celle de son origine, et non de sa date de reémission. Est-ce
un
impasse ou une illusion d'optique ? Si je changeais d'angle... Elle
attend
patiemment qu'une idée surgisse et, tout à coup, tandis qu'elle nage insouciamment dans sa piscine, elle a l'illumination, si violente qu'elle se cogne à la paroi et boit la tasse. Comment ai-je pu passer à côté de ça ?, se demande-t-elle, à la fois excitée et dépitée. En
effet,
c'est tout bête : la procédure manuelle permet de tricher. Aussi simple que l'œuf de Colomb : au lieu de forwarder à J-2 le message reçu de J, je le réécris et je l'envoie comme un message de J-1. La "barrière" ignore les contenus, elle filtre les dates. Un message à 24H est un message à 24H. Comment avons-nous pu nous laisser obnubiler par la retransmission ? Une fois partis sur cette fausse piste, elle a refermé l'éventail des possibles et nous a verrouillés. Et, encore mieux, ce que je recevrai à J-2, je pourrai le renvoyer de la même façon à J-3, à J-4... si je l'ose. Je saute par dessus la barrière ! Clorinde,
très
agitée, court s'enfermer dans son bureau pour échapper aux interrogations de Smith : y avait-il un requin dans la piscine ? Clorinde
verrouille la porte et se force au calme : Attention ! je ne dois pas me comporter "à la Ivor" comme un savant fou. Il me faut examiner les implications car, cette fois, je ne me contente pas de soulever le couvercle de la boite de Pandore, je renverse la boite et je l'agite au vent. La récurrence est en principe sans limite. Pourquoi pas J-15 ou J-30 ? N°1 jugera que J-3 ou J-10 vaut mieux que J-1. Cela augmente le délai dont nous disposons pour réagir. Comment résister à la tentation ? Ce
que N°1 ne comprendra pas, c'est que, en reculant dans le temps, nous allons l'embrouiller. La réalité vécue résulte de l'entrecroisement de la chaîne des causes et des effets avec la trame du hasard. Je peux jouer sur la première, pas sur la seconde. Si je modifie la première trente jours en arrière, je n'obtiendrai pas à J le résultat souhaité car la nouvelle chaîne en se combinant avec la trame aléatoire donnera un autre tissu... Clorinde
décide de ne rien dire à N°1 ni à Smith. Les tromper ? Peut-être, "avant", se serait-elle sentie obligée de faire le petit soldat fidèle. Peut-être pas d'ailleurs. Trop, c'est trop dangereux. La procédure à 24H suffit et présente un minimum de risques. Se cacher de N°1 ne la gêne pas, non plus que de le priver d'une arme terrifiante. Elle se souvient de ce qu'elle avait répondu à Ivor à propos de la bombe atomique : un pari que je ne referais pas. Clorinde est loyale, pas folle. A 24H, on a presque toutes les données en tête et les interactions sont limitées... à 30 jours, le superordinateur le plus puissant, fût-il quantique, ne pourrait pas calculer les effets d'une modification : je ne passe pas d'un coup de J à J-30, j'exécute des sauts de puce, J-2, J-3, J-4 etc. De ce fait, chaque jour antérieur qui reçoit l'information prendra aussitôt des décisions qui changeront le jour J donc les messages envoyés en arrière... je déclencherais une exponentielle de modifications et, comme la transmission à tous les jours antérieurs est presque instantanée, j'engendrerais un chaos. Le Présent deviendrait une indétermination d'autant plus explosive que, si les virtualités du jour J sont infinies, il n'y a jamais qu'un seul Présent. Même moi qui enverrais le message en arrière, je ne garderais aucun souvenir du Présent que j'aurais changé. Clorinde se rappelle trop bien le long martyre qu'elle a subi. Sans savoir que la réalité change, l'organisme s'adapte : plus il y a de variations ou plus elles sont fortes, plus l'organisme fatigue jusqu'à la rupture. L'humanité deviendrait folle, ou au moins tous ceux impliqués dans ces modifications, acteurs et populations. En
tant
qu'arme, le "truc" est idoine pour l'action ponctuelle : un effet, une cause. Restons-en là. Un jour d'avance, rien de plus. Ceci
réglé,
Clorinde continue à explorer le champ qu'elle vient d'ouvrir : jusqu'où pourrais-je remonter ? de jour précédent en jour précédent, la réexpédition d'un message passe par le relai extraplanétaire. Il suffit qu'il manque un seul jour pour que la chaîne casse. La moindre panne ou perturbation magnétique est définitive. Depuis
quand
la continuité est-elle assurée ? Au début, des coupures se sont produites puis, quand le Président a déraillé et que le Projet a été éteint, on a laissé le relai filer dans l'espace. Mon T0 est donc le moment où, le Projet a été "rallumé" et un nouveau relai mis en service. Depuis, comme il a été dupliqué, aucun problème n'est survenu. Clorinde examine le calendrier. La
période
avant T0 reste donc inaccessible : je ne pourrais pas faire parvenir un message d'encouragement à la Clorinde qui va trouver Ivor pour le convaincre... ni aviser ce pauvre Smith de se méfier des bouches d'égout ouvertes... Après T0, je peux : si je le voulais, je me préviendrais que je vais devenir folle en manipulant la "grille des possibles" ou que je vais être enlevée par "les autres"... Je
ne le ferai pas, je ne le désire pas, je le refuse. Mon passé a passé, j'ai survécu, j'ai appris, il m'a fait ce que je suis maintenant. Pourquoi le modifier et comment saurais-je que je le change en mieux ? Aurais-je trouvé "l'œuf de Colomb" si je n'avais pas vécu ce passé qui m'a transformée ? Non, je dois éviter tout effet. Certes, si je prévenais Smith, je lui épargnerais des ennuis douloureux... mais j'ignore l'effet final de ces ennuis sur lui et, d'autre part, si Smith ne disparaît pas, je ne vais pas en Bulgarie (elle soupire), je n'établis pas un contact direct avec N°1 (elle sourit)... bien trop de choses sont affectées, je ne peux pas prendre une telle initiative. En
outre, ce faisant, je laisserais des traces qui me démasqueraient. Tous les messages reçus sont archivés. Trouver un tel message répété de jour en jour dévoilerait ma manœuvre aussi sûrement que si je l'expliquais. Qui a accès à l'archive ? Moi, Smith, et N°1 s'il le veut. Il est vrai que nous ne nous en occupons guère. En développant ma récurrence, je change l'archive dans le passé et Smith n'ira pas revoir ou vérifier ce qui a été reçu il y a 30 jours. Néanmoins, le risque existe. Raison de plus pour éviter les modifications, je vais expérimenter pour l'amour de l'art. Et, pour la beauté de la chose, je ne le ferai qu'une fois. Juste pour vérifier. Rien de plus. Ce sera mon secret. Un
tel secret deviendrait lourd à porter dans un cas où 24H d'avance ne suffiront pas et où deux ou trois jours seraient nécessaires. Même alors, il me faudra dissimuler. Mais si les conséquences sont dramatiques, je me préviendrai et j'inventerai quelque chose. Je bidouillerai la procédure automatique à J-2, j'aurai une intuition fulgurante à J-3, je découvrirai un indice inaperçu à J-4... S'il faut faire tourner les tables, je n'hésiterai pas ! Je
ferai ce que je voudrai, c'est monstrueux, s'offusque soudain Clorinde : en la gardant pour moi, cette récurrence me confère un pouvoir sans contrôle. Comment osé-je accepter cette responsabilité au lieu de courir la partager ? J'ose pourtant. J'ai décidé de rationner N°1 à un jour d'avance. Si nous ne parvenons pas à empêcher une catastrophe à J-1, je déciderai seule si elle est assez grande pour que je viole la règle que j'ai fixée moi-même... Affreux choix : que me faudra-t-il ? cent morts ? mille ? dix mille ? Moi qui approuvais le refus de N°1 de se faire "président derrière le rideau", voilà que je deviens le Destin ! Jamais je n'aurais cru ça de moi... Mais ai-je le choix puisque l'autre option est pire ? Et
puis,
ajoute-t-elle, il faut d'abord vérifier que l'œuf de Colomb tient debout. Comment effectuer mon expérience ? Si
j'envoie
maintenant en arrière un message qui sera répercuté jusqu'à J-30, quand je le recevrai il y a un mois je ne comprendrai pas. Donc je procède dans l'autre sens, à partir du futur : je fixe maintenant que dans un mois, j'enverrai un message crypté ; que, chaque jour, quand je le réécrirai pour le remettre à la bonne date, je modifierai le code. A J-1, je remplacerai chaque mot par son premier équivalent quinze pages plus loin dans mon dictionnaire habituel ; à J-2 je décalera de seize pages, à J-3 de dix-sept et ainsi de suite. Ainsi, mon message initial sera "chat gris". J-2 recevra "chuchotement helladique" etc et J-30 "plafonnage sarmenteux". Cette clef simple suffira à dissimuler le contenu à l'éventuelle attention de Smith. Pour mieux le leurrer, je prendrai l'habitude de m'envoyer des messages incompréhensibles dont, si je dois m'expliquer, je ferai un jeu ou un test. Peu
après, son ordinateur couine : elle a reçu un message de J+1 : "plafonnage
sarmenteux". Ça
marche,
s'émerveille-t-elle, le cœur battant. Ça a marché chaque jour, depuis J+30 jusqu'à demain ! Depuis des mois qu'on a tout essayé pour passer à J-2, le diable sait ce que ça a coûté comme efforts et comme argent ! et voilà que, par une astuce élémentaire, je passe à J-30 ! Bien sûr, extrapole-t-elle en repensant à la boutade lancée jadis par Tancrède, je ne pourrai pas modifier le cours de la 1ère guerre mondiale puisque la continuité du relai conditionne ma récurrence. Mais si cette continuité est assurée pendant dix ans, dans dix ans je pourrais modifier aujourd'hui, si je voulais. Je ne le voudrai pas... Enfin, j'espère... Sais-je ce que je serai dans dix ans ? Puis-je me faire confiance ? Et si je réponds "non", que faire ? Me noyer dans la piscine tout de suite ? Clorinde,
sentant encore dans ses os l'instabilité du Présent, n'en est que plus à l'aise pour accepter la schizophrénie qu'engendrera son omission. Le petit soldat qui travaille au mieux à J-1 avec N°1 ignorera Superwoman. Le secret fatal, loin de la pousser à l'Hubris, la rend modeste et prudente : l'homme vit dans le Temps, casser le Temps casserait l'homme. Quand
elle
rejoint Smith peu après, celui-ci la regarde avec une curiosité attentive et lui dit : — Chère madame, vous avez une drôle de mine. Vous avez l'air du chat qui vient de boulotter le canari sans que mamie s'en aperçoive. Clorinde
ouvre
tout grand sa bouche charmante pour montrer qu'il n'y a pas de plumes dedans : — Vous voyez bien que non ! Smith
sourit
sans répondre. N°1
réunit
Smith et Clorinde. Son image habituelle apparaît d'abord et leur dit : — Dans un instant, vous me verrez tel que je suis. — Mais, Monsieur... s'écrient à la fois Smith et Clorinde, ne comprenant pas cette violation soudaine d'une règle de sécurité si rigoureusement respectée que même le Président ne sait pas à quoi ressemble N°1. L'image
de
l'homme quelconque disparaît. Ils voient un très très vieux monsieur qui leur parle de sa voix naturelle, enrouée et un peu grinçante : — Mes amis, nous avons fait du bon travail ensemble, ce ne vous sera pas facile de le continuer sans moi. Il
a atteint et dépassé toutes les limites d'âge autorisées et son remplacement surviendra dans quelques semaines. — J'ai fait de mon mieux pour avoir quelqu'un qui admettrait l'arme invraisemblable que nous avons. Je crains d'avoir échoué. Le Président a un candidat, le Comité de Sécurité en a deux. Je les connais, ce seront de bons N°1 mais aucun n'acceptera d'utiliser quelque chose qu'il ne comprend pas. Je ne les blâme pas, je me souviens de mes propres réticences et des efforts répétés que "Smith" a dû faire pour que je tente l'expérience. Smith
devait
s'attendre à quelque chose de ce genre car il ne paraît pas surpris : — Monsieur, ne pourrions-nous constituer une cellule secrète qui poursuivrait son travail à l'écart de l'organisation. Elle reporterait à quelqu'un que vous désigneriez, à charge pour lui de tenter de convaincre son patron ? — L'idée me choque. Quelque confiance que j'aie en vous et quelque admiration que j'aie pour Madame, je ne peux pas sortir des procédures et vous établir "maîtres du monde". De plus, "Smith", vous connaissez assez bien notre organisation pour savoir qu'une chose pareille est infaisable. — Et si, suggère Clorinde, nous offrions l'arme au Président pour la faire fonctionner directement sous son autorité ? Pour : nous serions à l'abri. Contre : les difficultés qui s'ensuivent, d'abord convaincre le Président, puis l'empêcher d'abuser. Et recommencer après chaque élection... — Le Président ne marchera pas, répond N°1. C'est heureux car vous ne parviendriez pas à l'empêcher d'abuser, que ce soit pour les élections, pour les débats parlementaires, pour retrouver son chat ou autre chose. Et, comme vous seriez sous son autorité sans personne pour vous couvrir, tout refus serait exclus. Clorinde
partage avec Smith la contrariété de voir arrêter le Projet qui a déjà coûté tant d'efforts et donné tant de résultats. En outre, son projet dans le Projet sera anéanti puisqu'un jour ou l'autre les relais cesseront de fonctionner. — Il doit y avoir une solution, dit-elle. Nous n'allons pas abandonner, juste parce que un nouveau N°1 est incapable de sauter dans le train en marche. Sans la "source", il fera des bêtises, le Président vous appellera au secours et nous mettrons en place un compromis. — Bravo, madame, approuve N°1, je pensais à quelque chose de ce genre. Je mentionnerai le Projet à mon successeur pour nous donner une chance et me couvrir du même coup. S'il ne veut pas en entendre parler, vous vous mettrez entre parenthèses et le laisserez s'enterrer tout seul, en espérant que cela ira assez vite pour que "les autres" n'en profitent pas. L'un
des deux candidats du Comité est désigné. Son identité s'efface aussitôt dans un accident d'avion : il n'existe plus en tant que personne, il est N°1. L'ancien N°1 lui transmet ses pouvoirs et ses secrets, parmi lesquels la "source absolue". Le nouveau N°1 n'en veut pas. Prévenu contre "la source" par le dérapage de l'ancien président et par tout ce que le nouveau en a dit pour l'enfoncer, il n'écoute pas ces "élucubrations". N°1, sèchement, récite la liste des "exploits" que la source a permis de réussir. Son successeur l'accuse de souffrir du "syndrome du président". La "préscience" n'existe pas. N°1 le rend responsable des dégâts que son "obstination bornée" occasionnera. Les deux se séparent très irrités.
Smith,
jugé
trop fidèle à l'ancien N°1, est mis à la retraite par le nouveau. "Tonton Charlie" ayant été accepté par toutes les connaissances de Clorinde, il reste chez elle. Ils repartent aux Caraïbes. Clorinde revend son ilot car elle n'aime pas l'idée d'abriter une base secrète. Instruite de la vulnérabilité d'être en mer, elle achète une villa au sommet d'une colline au milieu de l'ile. Elle invite ses amis qui, joyeux du séjour paradisiaque, déplorent néanmoins que la maison ne soit pas au bord de la plage : tempêtes, répond-elle. Tout
le monde étant descendu se baigner, Clorinde et Smith sont seuls. Depuis qu'elle porte cet énorme secret, tout naturellement, elle a pris de l'ascendant sur Smith qui, sentant quelque chose lui échapper, l'observe attentivement. Il faut lui donner un os à ronger. Elle lui dit, à la façon cérémonieuse qu'ils affectionnent dans l'intimité : — Cher monsieur, je vous vois soucieux de me sentir soucieuse. Je ne m'inquiète pas du Projet, il reprendra tôt ou tard, ce n'est pas cela. Un problème m'obsède depuis des semaines : que se passerait-il si les "autres", eux aussi, avaient un jour d'avance ? Smith,
sagement, de sa voix lente et légèrement chantante, expose, en même temps qu'il l'analyse, la transformation qui en résulterait pour l'un des cas passés. Il décompose les phases hypothétiques : 0)
La fois où ils massèrent des troupes à leur frontière ouest, nous sûmes qu'ils n'envahissaient pas et donc nous ne réagîmes pas. 1)
Supposons
qu'ils soient capables de s'en prévenir : pré-voyant que nous ne bougions pas, ils en profitent pour envahir. 2)
Mais alors, le constatant le jour J, nous nous informerions à J-1 et réagirions. 3)
Sachant
que, le jour J, "ils" se trouveraient devant nos forces et l'armée locale, ils n'attaqueraient pas. 4)
Mais,
sachant qu'ils n'attaquaient pas, nous ne réagirions pas. 5)
Eux, le sachant, envahiraient. Et
ainsi de suite. — Nous sommes, nous serions, devant un cercle : non invasion, donc non réaction, donc invasion, donc réaction, donc non invasion, donc non réaction, donc invasion, donc réaction, donc non invasion, donc non réaction, donc invasion, donc réaction, donc non invasion... Clorinde,
le
voyant au bord de l'explosion, poursuit le raisonnement à sa place : — Vous pensez que le Présent deviendrait une oscillation perpétuelle alors même qu'il n'y aura jamais qu'un seul Présent. Il faut pourtant que quelque chose se passe, que le cercle s'ouvre, que, à la fin, une virtualité devienne réalité : ou bien ils attaquent, ou bien ils n'attaquent pas. Le jour J, les changements étant quasi instantanés, leur nombre pourrait être infini. Cela n'empêcherait pourtant pas la Terre d'avancer et le jour J+1 d'arriver mais de quoi serait fait J+1 ? Pour certains, il serait fait de folie. Souvenez-vous de mon martyre. Après quelques oscillations, les opérateurs s'effondreront et peut-être aussi, non pas l'humanité dans son ensemble, mais
les personnes concernées par la manipulation. Jusqu'où ? chefs militaires ? troupes locales ? populations du champ ? Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier qui craque a perdu. Smith
s'interrompt : Pardonnez-moi, j'ai mal à la tête. Heureusement
pour lui, les invités reviennent et, se moquant des "flemmards", les saisissent et les lancent dans la piscine. La suite de la journée est assez animée pour que Smith reprenne ses esprits. A une autre occasion, Clorinde le coince alors qu'il se prépare à partir avec les autres pour échapper au casse-tête qu'il voit arriver. Clorinde lui rappelle son analyse, prenant à son insu le ton du professeur qui, complimentant un élève doué, le corrige en douceur : — Bel effort ! J'en suis longtemps resté là, à redouter l'indétermination du jour J. C'est vertigineux, je comprends que ça vous mette mal à l'aise. Je me suis débattu dans ce piège logique et j'ai fini par en sortir : changeons de point de vue, voulez-vous ?, quittons le jour J et considérons maintenant le monde un jour plus tôt, à J-1. — Attendez, coupe Smith dont l'intérêt s'éveille, je ne comprends pas : J-1 n'est pas affecté, vous passez hors-sujet. — Non, non, au contraire. J est le jour des effets, J-1 celui des causes. Vous avez examiné les premiers, retournons la tapisserie et examinons les nœuds. Je reprends votre analyse et j'en regarde l'envers, la séquence à J-1. Les phases 0) et 1) sont les mêmes que les vôtres : 0)
A J-1, je reçois de J l'information qu'ils n'ont pas envahi, je préviens N°1 qui décide de ne rien faire. 1)
J'apprends
aussitôt qu'ils ont envahi. J'alerte N°1. Il alerte le Président qui envoie des troupes. Elles se positionnent à temps pour dissuader. 2)
J'apprends
qu'ils n'attaquent pas. Mais,
attention, maintenant la situation a changé. A la phase 0), eux-mêmes avaient préalablement décidé de ne pas attaquer. Notre passivité leur donne une occasion qu'ils saisissent, c'est la phase 1). Notre réaction les dissuade, c'est la phase 2). Il n'y aura pas de phase 3) car N°1 ne contacterait pas à nouveau le Président pour dire "excusez, dérangement inutile, arrêtez-tout, faites revenir les gars" ! d'abord, il perdrait toute crédibilité ; ensuite, ce n'est pas facile d'annuler une opération en cours quand les permissions ont été supprimées, les munitions chargées, quand les avions ont décollé... ; enfin, il ne faut pas annuler puisque nous sommes au deuxième tour : c'est précisément notre intervention qui empêche l'invasion. Donc nous avons réagi, les autres n'attaquent pas et on en reste là. Le Présent du jour J est devenu définitif en deux coups. Clorinde
regrette qu'il soit interdit d'écrire : en mettant les deux schémas sur un tableau, ce serait plus facile. Fatiguée, elle voit que Smith a besoin de reprendre son souffle. Elle va chercher à boire. Ils restent un moment silencieux en regardant les mouvements des bateaux sur la mer. Ensuite,
elle
synthétise la dynamique qu'elle vient de mettre au clair : — À J, le nombre de coups possibles est illimité puisque J est virtuel. J ne se fixerait pas et la folie régnerait. Mais chaque coup joué par "eux" en J engendre une action de nous en J-1 qui détermine ce que sera J. Dans le concret de J-1 le nombre de coups est fini : convaincre le Président, actionner des moyens humains et matériels, ce n'est pas réversible. Il ne faut pas raisonner à partir des possibilités de J mais des réalités de J-1. Smith
respire.
Son malaise en face du problème provenait autant de la complexité du raisonnement que de la conclusion démente auquel il arrivait. Soulagé que Clorinde ait levé l'indétermination, son cerveau s'éclaircit. — Laissez-moi examiner le cas "ile du sud" pour vérifier que je vous suis. Ils amassent des forces à l'ouest et attaquent au sud à l'improviste. Alertés à J-2 nous les dissuadons. Supposé qu'ils se préviennent de notre réaction à J-1, voyant que le coup échoue, ils décideraient de ramener leurs troupes en arrière. Alors, à J, point d'attaque, donc nous n'envoyons pas de troupes, donc ils ramènent les leurs et attaquent mais nous le voyons et envoyons des troupes. Etc. Bref, oscillation au jour J. Ça, c'était mon analyse. La vôtre : ce Présent apparemment indéterminé est fixé par l'irréversibilité de notre décision antérieure ; nous avons envoyé des troupes et empêchons l'invasion. — Exactement, approuve Clorinde. J'énonce le théorème : l'indétermination du jour J est levée par l'irréversibilité des décisions à J-1. Stratégiquement, cela signifie que toute surprise offensive est neutralisée. Dans l'hypothèse où "eux" et nous, nous ferions concurrence à J-1, cela jouerait contre nous si nous prenions l'offensive quelque part. Dans toutes les crises que nous avons connues, nous étions défenseurs et non attaquants. Smith,
maintenant tout à fait gaillard, remarque avec son petit sourire : — Bien sûr, tant que "les autres" ne savent pas faire, nous avons l'avantage absolu, en défensive comme en offensive. Et
il ajoute en lui-même : Voilà donc à quoi elle pensait de son côté ! Pas étonnant que j'aie eu l'impression qu'elle cachait quelque chose. Elle a dû joliment s'agiter pour résoudre le problème ! Le
voilà donc deux fois rassuré. Pendant
ce
temps, le nouveau N°1 accumule les échecs. Ses anticipations sont si mauvaises que les "autres", après avoir hésité, n'osant pas croire à leur chance, reprennent l'avantage. Le Président en accuse N°1 : Vous n'avez jamais mentionné "la source". Est-elle en panne ? Qu'en avez-vous fait ? Du temps de votre prédécesseur, la prévision était parfaite. N°1
comprend
trop tard qu'il a eu tort de voir dans "la source" un fantasme de l'ancien président et une fantaisie de son prédécesseur. Pour se disculper, il accuse ce dernier de lui avoir caché la "machine" alors qu'il avait le devoir de lui transmettre tous les secrets du Service. Le vieux monsieur est arraché à sa retraite par le Comité de Sécurité qui le questionne longuement pour tout savoir de la "source". Restant dans le vague à ce sujet, l'ancien N°1 dénonce son son successeur dont l'arrogance et le scepticisme borné empêchaient de lui transmettre un "outil" aussi délicat que dangereux. — C'est du software principalement, voyez-vous, pas une machine dont on tourne la manivelle. Sans compréhension, j'oserai dire sans complicité avec cette Intelligence Artificielle, rien ne marche. Ne vous inquiétez pas, tout est toujours en place et fonctionnel. Je l'ai juste dissimulé. Que pouvais-je faire d'autre ? Le Président en savait assez sur la "source" pour deviner que son usage nécessitait des aptitudes particulières. Ne pas me consulter pour nommer mon successeur, n'était pas judicieux. Je n'ai pu que limiter les dégâts. Le
Comité
limoge le N°1 et nomme quelqu'un d'autre. Convaincu par les faits davantage que par les frustrantes explications, le Comité demande au vieux monsieur de reprendre en mains "la source" : il serait indépendant du N°1 qu'il informerait. Le vieux monsieur refuse et fait désigner Smith à sa place. Celui-ci,
un
peu honteux d'avoir soupçonné Clorinde, exagérant son ton cérémonieux, lui demande : — Chère madame, m'accompagnerez-vous ? — Je ne sais pas, répond-elle. Je vous le dirai à mon retour. Et
elle part en Bulgarie où, à nouveau, fleurissent les roses. Clorinde,
pour
passer inaperçue des "autres", s'est fait donner une fausse identité. Elle débarque clandestinement à un point du rivage où l'attend une voiture de l'ambassade. Elle retrouve avec bonheur les roses, la villa et son occupant. Ni l'un ni l'autre n'essaient de découvrir leur lien avec l'ancien N°1. Ils ont autre chose à faire et savent respecter les secrets. Des
jours
heureux passent. L'ambassadeur va et vient entre Sofia et la villa. Un soir, il rentre, dissimulant sa perplexité sous un air amusé. Il apprend à Clorinde que "les autres" l'ont contacté pour envisager la possibilité d'une négociation de coexistence. Que s'est-il passé ? Secrett
et
Président se sont débattus longtemps dans la crise. Les arrestations n'ont pas suffi. Par hasard, la DDCE a marqué des points, ils s'en réjouissent sans espérer que cela se poursuivra. Probablement, le "truc" des autres est en panne, cela ne durera pas plus que les autres fois. En attendant, profitons de ce rétablissement pour négocier un accord de coexistence. Président
rappelle à Secrett que Désignée l'avait suggéré : — A ce moment, le virage me paraissait trop raide mais l'aggravation de crise réduit nos possibilités de choix. Je ne peux plus maintenir l'équilibre entre la droite et la gauche. Je vais suivre le schéma de Désignée : je les laisse se combattre, la gauche commettra plus de bêtises que la droite et le rétablissement de la situation se fera en optant pour le beurre contre les canons. — Président, dit Secrett, vous êtes Président, vous décidez, j'exécute. Je vous admire d'envisager une solution de moyen terme. Notre présente supériorité ne durera pas. Puisque vous adoptez le premier plan de Désignée, la ferez-vous revenir et lui rendrez-vous ses fonctions pour qu'elle vous épaule ? — Chef, répond Président, je n'oublie pas son deuxième plan, celui qui était délirant. Je n'oublie pas ses manœuvres factieuses. Son premier plan était juste la voix du bon sens, j'y avais pensé tout seul. Son plan personnel, le deuxième, montre qu'elle est dérangée. Je doute d'elle. — Dans ce cas, elle ne devrait plus être votre successeur désigné... Ça lui donne une légitimité dont quelqu'un ou elle-même pourrait tirer parti contre vous. Et si vous aviez un accident ? elle deviendrait Président et partirait en guerre. — Eh bien, Chef, d'abord, elle est du Sang. Maintenant que son frère a disparu, je n'ai plus qu'elle. Je refuse de la révoquer, je la mets entre parenthèse jusqu'à ce qu'elle me demande pardon et devienne raisonnable. Quant à votre "si", je ne l'aime pas : j'ai l'intention de ne pas mourir tout de suite. Secrett
comprend que ce n'est pas encore le moment de suggérer que lui, Secrett, pourrait assurer l'intérim en attendant que Désignée soit "guérie". Il revient à la discussion. Président
met
en œuvre son plan et, après bien des péripéties, le parti du beurre triomphe de celui des canons et invite Président à ouvrir des négociations avec "les autres". Comme la Bulgarie est une place forte de la DDCE, Président
décide d'établir un contact préliminaire avec l'ambassadeur des "autres" dont il apprécie l'intelligence et la correction. Il ne faut pas faire d'erreur, dit-il à Secrett. Je n'ai confiance à personne, vous irez, vous serez mon émissaire particulier. L'ambassadeur,
sans connaître les détails, devine à peu près comment la situation a évolué en face. Toutefois, ne sachant pas le rôle qu'a joué le "truc" dans cette évolution, il risque de mal analyser le rapport de forces. Faut-il lui dire quelque chose ? Clorinde demande : — Que va faire ton Excellence ? L'Excellence
va, bien sûr, recevoir un émissaire des "autres" et écouter ses propositions. Ensuite Elle transmettra. Ignorant
les
fonctions de ce "gendre du Président" qui lui a donné les pleins pouvoirs pour négocier, l'ambassadeur est surpris de l'autorité dont il fait preuve et de ses allusions, discrètes mais répétées, à un rapport de forces défavorable. Pour qu'il puisse l'exploiter, Clorinde lui assure que c'est bien le cas, quoique "ils" aient marqué des points ces derniers mois. Bref,
"ils"
proposent de mettre fin à l'affrontement, de s'accorder sur un ensemble de "bonnes pratiques de comportement", de signer un accord de commerce et de développer les échanges. L'émissaire a prononcé une phrase naïve ou cynique :
A long terme, nous gagnerons et vous l'accepterez, alors pourquoi se compliquer l'existence à moyen terme ? Clorinde,
décryptant les allusions de l'émissaire, en déduit que ce gendre du président se trouve tout en haut de l'échelle du pouvoir. N'y a-t-il pas eu quelque chose à propos de la fille du Président quand les "autres" sont entrés en crise ? Consultant les archives, l'ambassadeur s'exclame : Ah oui, c'est ça ! Elle était, elle est toujours d'ailleurs, le successeur désigné. Tout à coup, elle a commencé à perdre une partie des fonctions qu'elle avait dans l'Etat, puis elle a disparu. Je suppose qu'il y a eu lutte pour le pouvoir et qu'elle a été vaincue, temporairement ou définitivement. Il est curieux que, alors qu'elle est en disgrâce ou pire encore, son mari nous soit envoyé pour la négociation la plus stratégique qu'ils aient jamais faite. Clorinde
s'amuse que le hasard la fasse assister à un évènement dont les participants n'ont pas la clef. La clef est dans mon sac ! se dit-elle, se réjouissant de son rôle de spectateur. Toutefois, elle n'oublie pas ses responsabilités et réfléchit à la suite. Incapables d'agir ouvertement contre nous qui anticipons à coup sûr, se préparent-ils à employer des voies détournées et inobservables ? Cette pacification pourrait-elle être à la fois une couverture et un moyen ? ou deviens-je paranoïaque ? Elle regrette de ne pouvoir en parler avec personne. L'ambassadeur ignore la base du problème et Smith ne s'occupe pas de stratégie. Il n'y aurait que l'ancien N°1, si elle avait un moyen de le contacter. L'ambassadeur
transmet les propositions et Clorinde s'en va. Smith l'attend, sans douter de son acceptation. Elle met pour condition d'avoir un accès direct au N°1, l'obtient. Lorsqu'ils se rencontrent, toujours dans le bunker au mur-écran, Clorinde, pour se protéger, apparait, elle aussi, comme une image anonyme. Elle a choisi un personnage et une voix masculins et, sachant qu'elle ne sera pas vue, s'est amusée à s'habiller de façon très féminine. Les deux images font connaissance. Le nouveau N°1, manifestement intrigué, lui pose des questions sur "la source" auxquelles elle répond prudemment. Elle attire son attention sur la duplicité possible des "autres" et l'incapacité du "truc" à déceler des menées souterraines. Le N°1 ne partage pas ses craintes, il promet toutefois d'être vigilant. Le
gouvernement engage les négociations avec nos amis les autres, marginalement aidé par quelques "pré-visions". Rapidement, les accords sont signés. Une nouvelle ère semble s'ouvrir. Se
conformant
à la décision qu'elle a prise, Clorinde ne joue pas avec son pouvoir secret. Il lui suffit de savoir qu'elle s'est affranchie de la barrière. Toutefois, à titre de précaution, elle s'envoie à J-1 des messages codés, ou apparemment codés, dans lesquels se noieraient ceux qu'elle serait éventuellement amenée à expédier. Elle
fait bien. Dans
un pays jusqu'alors ami, éclate un soulèvement populaire très idéologique qui conduit à l'attaque, au pillage et à l'incendie de notre ambassade, aggravé de quelques scènes atroces et suivi de l'emprisonnement du personnel, déféré aux tribunaux révolutionnaires. Le message d'avertissement à J-1 ne sert à rien car les insurgés ont, par avance, coupé et brouillé les communications de l'ambassade. Clorinde
s'envoie à J-1 un bref message "ambassade attaquée" qu'elle se réexpédie à J-2 pour J-3 ("aviation boisée"). Elle sait qu'à J-2 elle recevra via la procédure automatique un message d'alerte ("0"). Il lui suffit d'élaborer un "arbre des possibles" adéquat pour se faire confirmer ce qu'elle sait déjà sans vouloir en faire état. Ainsi,
l'ambassade, informée avant que les communications soient coupées, évacue le personnel et renforce sa défense à l'aide de commandos que des hélicoptères puissamment armés déposent dans le parc. Il n'y a pas de dégâts humains de notre côté et le bâtiment central de l'ambassade résiste aux émeutiers. Profitant de leur reflux, les hélicoptères évacuent tout le monde. Clorinde
est
complimentée pour la rapidité et l'efficacité avec lesquelles elle a élaboré la grille des possibles : on aurait cru que vous saviez déjà ce qui se passerait. Tout
en
acceptant les louanges des autres, elle se félicite elle-même d'avoir réussi à la fois à éviter un drame politique et humain et à cacher son secret. Son message à J-2 ressemble aux autres messages codés. Smith,
consultant périodiquement l'archive pour repérer d'éventuelles manipulations et reconstituer la séquence des évènements, tombe sur ces messages secrets. Retrouvant cet air de curiosité qu'elle était parvenue à faire disparaitre, il demande : — Chère madame, me diriez-vous que sont ces drôles de petits mots ésotériques que vous vous envoyez tous les jours ? Clorinde
s'esclaffe. Ce bon vieux Smith, s'il savait... — C'est personnel, dit-elle. Je me donne des conseils de comportement pour optimiser mes affaires sentimentales. — Hmmm, répond Smith qui ne la croit pas et se demande ce qu'elle est en train d'inventer. Que fait-elle ? Va-t-elle finir par sortir un nouveau lapin de son chapeau ? (il ne sait pas que le lapin est déjà en liberté !) Ou bien a-t-elle un projet secret ? Smith
hésite.
On a toujours laissé à Clorinde un quota de messages pour faire ce qu'elle voulait, expériences ou tests. Rien d'illicite, rien même de reprochable. J'ai vraisemblablement tort de m'inquiéter. Clorinde a toujours été parfaite. Personne d'autre n'aurait réussi ce qu'elle a fait lors de l'attaque de l'ambassade... qui néanmoins a dévoilé ces messages bizarres. D'un autre côté, pense-t-il, le "truc" est si puissant qu'il a des effets toxiques. Clorinde n'est pas le Président, enfin, l'ancien, celui qui a déraillé, mais, depuis le temps qu'elle plane au-dessus de cette folie et qu'elle tricote des impossibilités, son esprit ne peut-il pas se détériorer ? A-t-elle vraiment guéri de cette terrible crise ? Elle n'est plus tout à fait la même depuis... Smith s'effraie de la pente que prennent ses réflexions... Je ne peux pas, je ne dois pas douter... A un autre niveau, Smith a été formé et programmé pour la sécurité. Il fait passer quelques uns des messages aux services de cryptographie. Le retour est un éclat de rire : c'est un de ces codes indéchiffrables et enfantins qui reposent sur un livre de référence. Paradoxalement, cela rassure Smith qui pense affectueusement : elle joue. Pendant
des
mois, la coexistence avec "nos amis les autres" fleurit. Tout le monde est content et le "truc" perd de son importance, maintenant que le grand jeu est fini. Clorinde
arrive à obtenir de l'ambassadeur en Bulgarie les coordonnées de l'endroit où l'on cache l'ancien N°1. Elle obtient un rendez-vous et s'y rend avec mille précautions. C'est une espèce de prison dorée car N°1 sait trop de choses pour qu'on ne prenne pas soin de sa sécurité. Dans ces limites, il fait ce qu'il veut et, par une longue habitude, accepte volontiers d'être surveillé en permanence. Ce
régime lui fait du bien, il semble moins vieux. Il accueille Clorinde avec plaisir : décidément, Madame, le truchement bulgare nous est favorable. Après qu'ils aient bavardé un moment, Clorinde lui demande ce qu'il pense des nouveaux "autres", enfin, de leur nouveau visage. — Vous aviez prédit la déstabilisation que provoquerait notre trop grande supériorité. Ils sont passés par une phase de ce genre et, maintenant, les voilà, sinon amicaux du moins coopératifs. Est-ce la fin du chapitre ou le début d'un autre ? — Je vois, Madame, que, de même que votre beauté s'accroît encore, de même le tranchant de votre esprit s'aiguise. Envisagez-vous qu'ils s'emploient à nous endormir pour que le "truc" n'étant plus aussi nécessaire, nous le délaissions peu à peu, que les crédits se restreignent, que les réflexes s'émoussent ? Ainsi, le jour où ils reprendraient la lutte, nous aurions perdu notre supériorité. — Je pense à cela, Monsieur. "Ils" raisonnent à très long terme, voyez l'île du sud : des dizaines d'années de calme et une attaque brutale. Un tel plan serait très habile car comment pourrions refuser la coopération qu'ils proposent ? Qui comprendrait notre intransigeance ? Qui la soutiendrait ? Ensuite, sauf si, d'ailleurs, surgissait de
nouveaux ennemis ou de nouvelles menaces, le "truc" s'endormirait, un relai partirait et ne serait pas remplacé etc... Comment dit leur proverbe ? Si tu ne peux pas vaincre le tigre, charme-le par des chansons, c'est ça ? Si dans dix ans ou dans quinze ans, ils repassent à l'offensive, nous serons dépourvus. — D'après ce que nous avons su, quand "ils" étaient en crise, une partie d'entre eux voulait la guerre. Cette tendance peut-elle prendre le pouvoir ? Il y a le mystère de la disparition du "successeur désigné", la fille du président : était-elle pour la guerre ? Mon successeur est trop satisfait de la nouvelle situation pour se poser ces questions. N'hésitez pas à revenir me voir, j'ai des contacts ici et là et je peux faire sonner quelques cloches d'alarme. Clorinde
prend
congé et part, perplexe : s'ils reprennent l'offensive dans quinze ans et si le relai a subsisté, je pourrai m'en prévenir maintenant et cela ne changera rien. J'aurai beau crier Alerte, le N°1 me rira au nez et, en parlerait-il au Président, celui-ci lui rirait au nez, trop fier d'être l'homme du grand tournant... et d'avoir une chance de décrocher le Nobel de la Paix... Les
mois
passent, les "bonnes pratiques" sont à peu près respectées, les échanges se développent à la satisfaction mutuelle. Les deux présidents obtiennent conjointement le Nobel de la Paix, se déplacent pour le recevoir, se rencontrent personnellement à cette occasion et font assaut d'amitié et de cadeaux. Le
"truc" ne rend plus que de menus services. Le N°1 commence à l'oublier et à s'inquiéter de son coût. Le "truc" marque quand même un point quand des inondations catastrophiques entrainent la rupture d'un barrage et la submersion d'une ville entière. La pré-alerte à J-2 et l'information à J-1 permettent de minimiser les pertes humaines et, en faisant sauter un morceau de montagne derrière le barrage, on dévie une partie des eaux. Clorinde se dit tristement que, pour que le "truc" ne devienne pas le Fort Bastiani du Désert des Tartares, il faudra compter sur les catastrophes naturelles. Maintenant
que
Smith a été réintégré et promu, il n'habite plus chez Clorinde et a disparu dans les brumes des Services. Leurs relations se distendent. Clorinde, soulagée ne plus sentir peser sur elle son regard si attentif qu'il devenait parfois suspicieux, regrette néanmoins sa gentillesse et leur camaraderie. Voilà que je fais le complexe de l'ancien combattant, ironise-t-elle. A l'arrière-plan d'activités personnelles de toutes sortes qui, selon le cas, l'occupent agréablement ou intelligemment, Clorinde ressent une légère angoisse : le "truc" est en survie et, si les "autres" agissent invisiblement, ce qui en subsistera ne servira à rien. Se voyant s'inquiéter, elle constate l'inversion qu'ont subie ses priorités : au début, elle voulait jouer avec le Temps et les "militaires" l'oppressaient ; maintenant, elle a fait le tour du Temps et elle est presque devenue "militaire". À l'autre bout du monde, Désignée passe des jours aussi confortables qu'insatisfaisants, en haut de montagnes inaccessibles, très loin de tout. Ce n'est pas un sanatorium comme on a dit mais une forteresse à quatre mille mètres d'altitude, entourée de tels glaciers et précipices que l'hélicoptère, quand le temps le permet, est le seul moyen de transport. Désignée occupe un grand appartement où ses meubles et bibelots préférés l'ont rejointe. A part la liberté, elle a tout ce qu'elle désire. Elle passe commande et, si la météo est propice, on la livre très vite. Pour mesurer jusqu'où vont ses privilèges, elle a fait un caprice et réclamé un piano à queue de marque. Elle l'a eu aussitôt, probablement le seul piano du monde à habiter à une telle altitude. La garnison, très polie et prévenante à son égard, est renouvelée si fréquemment qu'elle ne peut établir de contact. L'Etat-major, plus stable, est dirigé par un général : purgeant une disgrâce temporaire provoquée par une cause fortuite, il est d'autant plus fidèle à Président qu'il doit se faire pardonner. Désignée
a
accès à toutes les sources d'information, même à son courrier auquel, toutefois, elle ne peut pas répondre : elle reçoit mais l'émission lui est interdite. Elle a appris le "grand tournant" et reconnu son plan. Ils pourraient me faire revenir maintenant, se dit-elle. Comme ils ne le font pas, elle comprend que son second plan leur fait peur. Elle s'étonne alors qu'ils la laissent "successeur désigné". Que se passerait-il si "papaprésident" avait un accident ? Une escadrille d'hélicoptères enrubannés viendrait-elle la chercher solennellement pour l'introniser ? ou "mari" se proclamerait-il Président Intérimaire en attendant sa "guérison" ? La seconde possibilité est, hélas, la plus probable. Il tient les ficelles tandis que moi, ici, je suis comme inexistante. Néanmoins, ils font une erreur en ne m'éliminant pas, fonctionnellement ou physiquement. Président est trop sensible au Sang : je suis la quatrième génération en ligne directe, ça compte pour le peuple, et encore plus pour lui. Il ne souffrirait pas qu'un étranger lui succède et, à ses yeux, même mes cousins sont des étrangers. Cette faiblesse l'empêche de me destituer. Il a tort. Je peux, un jour, capitaliser sur mon titre ou quelqu'un ou quelques-uns s'inquiéter de mon sort. Je suis un drapeau en réserve qu'on viendra peut-être sortir du placard. Quoique, enfermée ici, je sois inexistante physiquement, je trône toujours en haut de l'organigramme qui, chez nous, est la seule vérité. Au
début, elle a pensé qu'ils cherchaient à lui faire peur pour qu'elle avoue ses erreurs et revienne docile. Elle a attendu une ouverture, un contact, une proposition. Les mois passant, elle constate qu'aussi bien, elle restera là des années et des années, toute sa vie peut-être. Cela ne lui convient pas. On ne peut même pas faire de ski et les sorties sur le glacier, solidement encadrée (comme si je pouvais m'enfuir !), sont aussi rares qu'épuisantes. Elle s'ennuie, et surtout elle est frustrée. Elle a un rôle politique à jouer : accélérer l'Histoire. A long terme, nous gagnerons, c'est démontré, mais mon plan nous fera gagner des années. Il faut que je brandisse moi-même le drapeau que je suis, que je m'échappe et, puisque Président a massacré la "gauche", je prendrai contact avec ce qui en reste, leur apportant légitimité et revanche en échange de leur soutien. Les
innombrables obstacles qu'elle aperçoit et ceux qu'elle devine ne l'arrêtent pas. Elle prendra tous les risques. D'abord il faut sortir d'ici. J'ai
un atout secret, je suis la seule femme disponible. Elle teste ses effets à la piscine de la forteresse, remplaçant la combinaison standard par un deux pièces réduit au minimum. Elle sent physiquement monter la tension des mâles et l'attention haineuse des femelles. Pour bien exposer ses charmes, elle fait des exercices au plongeoir et a l'impression que la température ambiante monte de plusieurs degrés. Quoique nul n'ose l'approcher, les regards la caressent avec une telle insistance qu'elle en est échauffée. Elle
reprend
soin de sa beauté et commande de nouveaux habits d'une éblouissante hypocrisie : vus d'un peu loin, ils respectent l'austérité habituelle ; vus de près, ils sont d'un érotisme fulgurant. Au lieu de bouder et de manger seule comme elle le faisait par principe, elle fréquente la table du général qui affecte à son égard toute la déférence due au "successeur désigné". Elle note avec satisfaction que, si le général ne remarque pas ses charmes, quelques jeunes commandants ont l'œil allumé. Ils se bousculent pour s'assoir près d'elle et la frôler. Elle se fait pateline et languissante. Ne m'appelez plus "Désignée", dit-elle à tous, nommez-moi "Résignée" et consolez-moi. Je vais rester ici jusqu'à la fin de mes jours, autant passer le temps le plus agréablement possible. Après
avoir,
pendant quelques semaines, bavardé et flirté avec les uns et les autres pour les classer politiquement, elle choisit un officier de gauche, à la fois beau et belliqueux. Il prend feu sans difficulté et l'appelle "Désirée". Dans
ce milieu confiné, l'idylle ne passe pas inaperçue. Président, aussitôt informé, consulte Secrett et répond au général : Qu'elle s'amuse ! L'amusement reste limité car les nécessités du service obligent fréquemment l'officier à quitter sa belle. Celle-ci emploie toutes les ruses féminines habituelles pour exciter ses sentiments, et toute son astuce politique pour exaspérer son mécontentement contre la politique d'apaisement. Quand
"Résignée" le juge à point, elle saute le pas et, aussi nue qu'elle soit à ce moment, elle se drape dans sa dignité de "successeur" pour déclarer qu'elle doit absolument parler à "papaprésident" que de mauvais conseillers ont dévoyé et peut-être mis sur la touche. Elle doit le faire avant que la droite aille plus loin et effectue des ruptures irréversibles. Persuadé d'avance et désireux de tout faire pour lui plaire, l'officier s'exclame que le hasard
est favorable puisqu'il commande une escadrille d'hélicoptères (l'une des raisons du choix de Désignée). Elle partira dans un ballot de linge sale et sera déposée à l'état-major de l'armée du Nord où de nombreux "gauches" ont été mis en pénitence. De là et avec leur concours, elle prendra l'offensive. Aussitôt
dit,
aussitôt fait. Pour retarder de quelques heures la découverte de sa fuite, la veille elle s'est déclarée malade et a gardé le lit. Néanmoins, elle sait qu'elle doit aller très vite et se fait larguer par l'armée du Nord sur le toit du palais présidentiel, accompagnée de commandos parachutistes qui en prennent le contrôle. — Papa, tu es malade et fatigué, tu dois te reposer. Pendant ce temps, j'assurerai l'intérim. Elle
lui fait appeler Secrett. Déboutonnant sa tenue de commando, elle rejette sa frange en arrière et adjure les deux hommes ébahis de ne pas s'inquiéter. Qu'ils ne craignent rien pour leur sécurité personnelle, ni pour leur nouvelle politique, elle la continuera fidèlement, y ajoutant "seulement" un ingrédient supplémentaire, invisible, incolore et inodore. Président,
sonné, retourne dans ses appartements où les commandos veillent à ce qu'il ne contacte personne. Désignée et Secrett restent face à face. Il la contemple, intrigué : elle est à la fois embellie et enlaidie. Son régime montagnard lui a fait du bien mais elle paraît encore plus déterminée qu'avant. —Tu
veux
appliquer ton second plan, dit Secrett, et tu auras besoin de moi. Mais, réfléchis... Le
mot
horripile Désignée qui, néanmoins, se calme en écoutant Secrett lui exposer son propre plan dont Président a été l'instrument inconscient. — Connais-tu ce vieux proverbe ? Si tu ne peux pas vaincre le tigre, charme-le par des chansons. Pourquoi ? parce que tu as une chance de l'endormir. Nous ne pouvons rien contre la capacité d'anticipation des "autres". Comme tu l'as dit jadis, s'ils voient tout, il faut agir invisiblement. Nous coopérons, nous échangeons, nous faisons ami-ami. Plus de crise. Leur "truc" ne sert à rien, ils l'oublient peu à peu. Comme il leur coûte cher, ils se mettent à faire des économies. Le "truc" se dégrade, les procédures d'exploitation sont désapprises, le personnel n'est pas remplacé. Leur supériorité existe toujours, elle n'est plus opérationnelle. A ce moment, dans dix ans peut-être, nous reprenons l'offensive et nous gagnons. — Bien vu, mari, répond Désignée usant de l'étiquette fonctionnelle de la DDCE. Je te faisais assez confiance pour supposer que tu avais une idée derrière la tête et que la "coexistence" cachait une autre politique. Président est-Il au courant ? — Pas vraiment... Son souci était d'abord de mettre fin à la crise politique. Il se réjouit beaucoup de la nouvelle ligne et son Nobel Lui a fait grand plaisir, le voyage aussi, et les cadeaux aussi. Elle
sourit
ironiquement et remarque qu'Il n'aimerait pas entendre cela. Secrett contre aussitôt la menace sous-jacente : ce ne sont que des pensées, rien de démontrable, rien d'opposable. Elle reprend, nerveusement, en tripotant son revolver : — Ton plan honore ta fidélité à Nos Idéaux (elle appuie fortement sur les majuscules) davantage que ton intelligence. Tu as repris l'un de ces stratagèmes qui emplissent les traités de Stratégie d'il y a dix siècles. Laisser faire les choses... et espérer passivement ! Ton plan a deux défauts : puisque nous ignorons en quoi consiste leur "truc", nous ignorons aussi s'il peut cesser d'être opérationnel ; d'ailleurs, même si nous sommes sages, ils en auront besoin : nous ne sommes pas leur seul partenaire, il y a d'autres pays avec qui ils sont en affaire, sans parler des catastrophes naturelles. Là-haut, dans les montagnes (elle grimace à ce souvenir, ce que Secrett prend soin de ne pas remarquer), j'ai appris qu'ils ont limité les dégâts de cette inondation et j'ai compris. Même si nous attendons dix ans ou vingt ans, nous risquons de nous trouver devant un "truc" qui marche encore et une lourde défaite. Tu as dû envisager cela. Mais as-tu pensé au deuxième problème ? Dans dix ans, dans vingt ans, que serons-nous devenus, nous ? Nous vivions de la confrontation avec "les autres". Notre organisation d'Etat, notre économie, notre endoctrinement du peuple, tout était polarisé par cet affrontement structurel. Retourne ton proverbe : nous, le tigre ; eux, les chansons. Paix, amitié, commerce, et, pourquoi pas ?, prospérité et bonheur : dans dix ans, dans vingt ans, le peuple voudra-t-il combattre ? Il sera endormi, charmé, perverti. Et nous aussi, peut-être. — Alors, demande Secrett, tu appliques ton plan ? tu les intoxiques ? Il
la regarde. Elle a les sourcils froncés et le regard dur, avançant ce menton un peu trop fort qu'elle tient de Président. Elle explique que, oui, c'est le moment. La nouvelle ligne crée les conditions idéales. Je ne la remets pas en cause, tout au contraire. La gauche l'avalera quand elle aura compris que c'est une ruse grâce à laquelle nous reprenons l'offensive de manière différente. Ça ne plaira pas à quelques uns qui rêvent de batailles, tant pis pour eux. Je n'ai pas encore mis au point les détails. La nature de notre offensive fait que j'aurai besoin de toi encore plus que Président. Et comme, dorénavant, j'exercerai les pouvoirs de Président (par Sa haute bienveillance et avec tout le respect qui Lui est dû), tu as besoin de moi. Allions-nous pour triompher des "autres" ! Secrett
calcule rapidement. Les "autres" ont toujours été, sont et seront toujours nos ennemis, les combattre est son Devoir. Avec elle ? Elle est "du Sang", le successeur désigné. Elle a le contrôle du palais et de Président. Elle est alliée à la gauche et ne sera pas combattue par la droite dont elle accepte le programme. Une très forte position. Moi, Secrett, je dois mon pouvoir à ma proximité avec Président. Je dois mon espoir secret d'être un jour Président à mon mariage avec sa fille. Je n'ai aucune raison et aucun intérêt à m'opposer à elle tant que nous restons mariés. D'ailleurs, à propos, il faut que nous fassions un enfant au plus vite, un futur Président dont je pourrais être l'intérim quand les circonstances s'y prêteront. Peut-être plusieurs enfants... J'ai sous-estimé le potentiel de cette fille, et puis j'ai envie d'elle. — Tu m'as convaincu, dit-il. Alliés et mariés, nous mettrons ton plan en œuvre. Un détail : que fais-tu de ton amoureux ? Je ne veux pas être ridicule. Elle
sourit ce qui, malgré la dureté de son visage, la rend jolie : — Il n'y a pas d'amoureux, juste une ruse de guerre. Le garçon a eu un accident malencontreux. Là-dessus,
elle va trouver Président, dépassé et déprimé, et l'embobine. Il sera le Drapeau qui flotte au-dessus de la bataille et elle le général, les yeux sur le Drapeau, prête à mourir pour lui. Elle
fait
preuve d'une énergie féroce : elle réunit les représentants de la gauche et les convainc que la paix est une forme de guerre ; elle fait convoquer les Instances par Président et valider qu'elle assume tous les pouvoirs opérationnels ; elle promet au peuple paix, prospérité, bonheur et triomphe universel ; elle n'oublie pas l'armée dont elle augmente le budget ; à chaque occasion, elle encense Président, son père et son grand-père, se posant comme l'Héritière. Elle développe le culte des ancêtres et de leurs exploits mythiques. Elle se fait appeler maintenant "Destinée". En trois mois, elle et Secrett contrôlent tout. Quoique enceinte (Secrett est déjà arrivé à ses fins), elle fait preuve d'un dynamisme extrême. Elle
est prête à passer à l'attaque. Elle en a défini les contours depuis longtemps : Qui voit une armée ne voit pas un virus... Ils se contamineront eux-mêmes comme les fourmis qui, ayant mangé un poison sucré, rentrent mourir dans la fourmilière et, mangées par les autres, les infectent. Ses longues méditations "à la montagne" (comme elle, et tout le monde, qualifie maintenant sa mise entre parenthèses), quand elles ne portaient pas sur sa propre situation, étaient consacrées à la recherche du poison subtil qui contaminera la fourmilière des "autres". Elle a trouvé. "Destinée",
comme elle se fait nommer maintenant, les mains posées sur son ventre qui commence à peine à s'arrondir, s'adresse à Secrett : — Mari, tu as compris le principe de l'attaque virale que nous lancerons contre eux : une fois que le poison introduit, il se répandra tout seul. À la manière exponentielle d'une maladie sexuellement transmissible, tout infecté en infecte d'autres, et ainsi de suite. Que suggères-tu comme poison ? — Je donne ma langue au chat. J'ai cherché vainement. Tu veux attaquer les esprits. En d'autres temps, on aurait pu mobiliser l'intolérance religieuse ou la pureté raciale pour que chacun soupçonne les autres d'être déviant. Ces vieilles lunes ne servent plus. Je vois à ton air triomphant que tu as trouvé l'équivalent moral de la syphilis. J'écoute et j'applaudirai. — Tu as mis le doigt sur l'essentiel, sans toutefois l'attraper. Pour que ça diffuse, il faut que chacun doute des autres. Nous ne les intoxiquerons pas, nous allons les pousser à se soupçonner d'être intoxiqués par nous, une stratégie d'ordre deux en quelque sorte. Elle
poursuit,
en se caressant voluptueusement l'abdomen, rêvant à la gloire que lui vaudra la naissance de la cinquième génération : — Vois-tu, mari, tu es capable de mettre un enfant dans le ventre d'une femme, pas d'en faire dans le dos à des millions de personnes ! Je ne te le reproche pas, c'est ta génération. Tu conduis la cyber guerre "à la papa" : tu fais hacker des serveurs pour chercher du renseignement, tu introduis des fausses données, tu fais de la propagande pour la Démocratie démocratique, ses idéaux, ses réalisations grandioses. Moi, je vais faire créer des centaines de milliers de comptes sur les réseaux sociaux, des comptes qui auront l'air d'être de chez eux. Nous aurons des milliers d'influenceurs dans tous les domaines, mode, beauté, art, sexe, science etc. etc. et nous ferons courir à des milliers d'occasions le bruit que la DDCE est derrière tous les aspects de la vie chez eux, que sais-je ?, que nous avons manipulé l'opinion pour faire élire leur président, pour que tel film soit produit, pour que telle actrice gagne un prix, pour que tel produit soit fabriqué... Comme, malgré notre récente amitié, la méfiance à notre égard est viscérale, ils se soupçonneront tous et ce sera le chaos. — L'intox numérique ! Oui, ce n'est pas ma génération. Et s'ils remontent jusqu'à nous ? — Nous nierons. — Et s'ils prouvent ? — Nous regretterons que, chez nous, des personnes mal intentionnées aient abusé de l'excès de liberté qui caractérise la DDCE et nous promettrons de les arrêter. Le mal sera fait. Donne moi trois mois pour mettre en place le dispositif et, trois mois plus tard, nous verrons les premiers résultats. Trois
mois et trois mois plus tard, Clorinde s'effare de la psychose qui s'est emparée des réseaux sociaux. Les bruits les plus invraisemblables courent, dénonçant des interventions malicieuses des "autres" dans les élections, la recherche scientifique, l'information, l'art, la génétique canine... aucun secteur n'y échappe. A chaque nouvelle dénonciation, des centaines de milliers d'abonnés donnent leur opinion sur la raison qui a poussé "les autres" à telle tentative. Comme ils ne sont pas d'accord, ils polémiquent, mobilisent leurs supporters et chacun finit par s'accuser d'avoir été influencé par les "autres". Le climat devient détestable. Le gouvernement enquête vainement sur l'origine des bruits. Ils sont tellement multiples et entremêlés, il y a tellement de résonnance, d'interactions, qu'on ne peut remonter à leur début. Les gestionnaires des réseaux sociaux, mis en demeure de faire la police, répondent qu'il leur faudrait clôturer la moitié des comptes et que cela ne servirait à rien puisqu'ils renaissent au même endroit ou ailleurs sous un autre nom. La DDCE, faisant semblant de s'alarmer, dénonce une campagne d'intoxication orchestrée par les opposants à la politique de réconciliation et nous dit : Réagissez. Faites le ménage chez vous, nettoyez vos lobbys, policez vos réseaux. Je
dois
mobiliser tout mon potentiel de paranoïa, soupire Clorinde. J'ai en partie prévu ce qui se passe, pas tout. J'ai craint que, ne pouvant plus nous attaquer visiblement, "ils" passent à l'action invisible, et que la "pacification" cache une stratégie passive misant sur la dévalorisation du "truc" engendrée par la fin de l'affrontement, ce qui est plus ou moins en train de se faire. Et voilà autre chose. En
effet,
Clorinde ne doute pas que "les autres" soient, d'une façon ou d'une autre, derrière cette perversion de l'opinion : ils remplacent ou complètent la stratégie passive par une action subversive qui nous pousse au chaos. Ont-ils perdu patience ? Que s'est-il passé chez eux ? Il y a eu le retour de cette "Désignée", la fille du président. Elle avait disparu ; maintenant, elle est aux commandes. J'imagine,
pense Clorinde, se trompant à peine, que le président suivait la stratégie passive, c'était de sa génération et de sa culture. Puis, sa fille a pris le pouvoir. Sa jeunesse impatiente la pousse à l'offensive et elle emploie les outils de sa génération numérique. Cela confine au génie. Clorinde,
regardant sans sympathie la photo de Désignée, non, Destinée, comme elle se fait appeler maintenant, éprouve une admiration technique : quel cerveau derrière sa frange ! Elle nous a coincés. Les mouvements de foule spontanés s'arrêtent souvent aussi mystérieusement qu'ils ont commencé. Là, il y a un moteur, une action incessante qui a déjà produit des dégâts et en engendrera d'autres. On parle de destituer le Président, accusé d'avoir bénéficié du soutien de l'Etranger. Les dénonciations de trahison, les procès en diffamation, se multiplient. Chacun, relayé par des dizaines de milliers de suiveurs, en entraîne de nouveaux. L'actuel
N°1
refuse de discuter : cela ne vous concerne pas, votre "source" est hors sujet. Smith qui, débordé, se consacre à cartographier les toiles d'araignée des fausses informations et à tenter de remonter à leur origine, lui fait à peu près la même réponse. Il
ne reste que l'ancien N°1 chez qui Clorinde accourt, sans oublier de prendre les précautions d'usage. Il partage son analyse, et aussi sa perplexité : — Vous avez dit : le "truc" marche contre une menace ponctuelle, pas contre un danger systémique. — Oui, Monsieur, je l'ai dit. Toutefois, la prévention limite les dégâts. Par exemple, prenez le cas d'une grippe pernicieuse : en connaissant sa venue à l'avance, on pourrait faire des stocks de vaccins, isoler les voyageurs en provenance des régions infectées, mettre les hôpitaux en alerte, donner des conseils pour freiner la propagation... — Votre exemple est trop bien choisi, vous restez dans le factuel. A problème matériel, solutions matérielles. Face aux idées, que faire ? Les croyances sont autovalidantes. Souvenez-vous de la psychose antijuifs jadis : les gens s'imaginaient avoir des preuves des crimes rituels. Il n'y a pas une origine identifiable sur laquelle on pourrait agir, ça se transmet par imprégnation, en respirant... — Sauf que, Monsieur, derrière notre présente psychose destructrice, se trouve quand même un fait. Elle
expose
son hypothèse : le retour de la fille du président impulse une nouvelle stratégie, subtile et agressive. N°1 qui a suivi de très près l'actualité de la DDCE n'a pas négligé ce changement à la tête du pays : — Elle a réalisé une espèce de coup d'Etat et transformé le président en potiche qu'elle astique soigneusement. Avez-vous remarqué comme elle a développé le culte des ancêtres ? En même temps qu'elle évinçait son père, elle en magnifiait l'image. Elle en fait presque une religion. Vous avez noté le nom qu'elle prend ? "Destinée" ! comme si, à la quatrième génération, venait la victoire finale. Cette femme est très habile, nous allons regretter l'époque des affrontements militaires. — Elle a du génie, répond Clorinde. Si nous savions voyager dans le Temps, nous l'étranglerions à sa naissance ! Peut-être a-t-elle effrayé son propre père ? Il l'avait mise au placard. Est-elle rentrée en grâce ou leur a-t-elle forcé la main ? — Savez-vous qu'elle est enceinte ? — Excusez-moi, Monsieur, en quoi cela nous intéresse-t-il ? — Comment nommera-t-elle son bébé de la cinquième génération ? "Triomphe" ? "Suprématie" ? "Apothéose" ? Ce qui nous intéresse, c'est qu'un bébé a un père. Elle est mariée dans les règles. Son mari n'est pas un prince consort, n'oubliez pas, vous l'avez croisé en Bulgarie. Malgré la disgrâce de sa femme, leur président l'a choisi pour faire la paix. Autant dire qu'il est au centre du premier cercle. Et,
baissant
la voix : il est tout en haut dans la hiérarchie de leurs services de renseignement. — Je ne m'en doutais pas. Voici donc deux hommes de la même génération, au sommet de l'échelle, le père et le mari. Ils écartent la fille. Elle revient. Cette jeune personne évince le premier et soumet le second. Ça laisse penser que son retour ne leur a pas plu. N°1
lui
accorde que sa supposition est vraisemblable. Le président ne semble pas malade, il venait de surmonter la crise politique, il était dans l'euphorie de son Nobel. Ce n'est pas à un tel moment qu'un homme s'efface. Quand est-elle revenue ? Il vérifie ses données. Ca fait maintenant dix mois. Tout
cela
confirme mon hypothèse, se dit Clorinde. Il faudrait, il y a onze mois, les prévenir qu'elle va leur prendre le pouvoir et qu'ils doivent la surveiller plus étroitement. Quoique Clorinde ne se soit jamais envoyé un message aussi loin en arrière, elle sait qu'elle le peut. Malgré la désaffection croissante dont il est l'objet, le relai n'a pas cessé de fonctionner et, par récurrence quotidienne, elle informerait la Clorinde de ce temps. Pour faire quoi ? Le N°1 actuel se moquera d'une "intuition" qui lui paraîtra absurde. Smith prendra son regard lourd de soupçon et lui demandera ce qui a éveillé son attention et par quel raisonnement elle arrive à ce point... Même le vieux monsieur en face d'elle, malgré toute la confiance qu'il lui accorde, ne la croira pas sans explication. L'ancien
N°1,
voyant sa perplexité, l'interroge. Elle hésite à se jeter à l'eau. Elle y met un pied pour tâter la température : — Monsieur, jusqu'à quel point êtes-vous légaliste ? Jadis, vous aviez refusé d'être "président derrière le rideau", ensuite vous avez accepté parce qu'il le fallait. Vous n'avez pas hésité à priver le pays de "la source" quand votre premier prédécesseur l'a rejetée. Et finalement, vous avez triché avec le président et avec le Comité. Me trompé-je en pensant que votre légalisme cède à l'intérêt supérieur du pays ? N°1
la regarde attentivement, avec toutefois dans les yeux une lueur d'amusement. Il confirme. — Alors, Monsieur, promettez-moi de me garder le secret. Il
promet.
Clorinde lui dit alors que, "par un certain moyen", elle peut envoyer un message onze mois en arrière. La question est : que faire ensuite ? N°1
a un soubresaut de surprise. Elle vient de lâcher une bombe ! Tous ces vains efforts pour J-2 ! et, en douce, elle a trouvé "un certain moyen" qui paraît sans limite. Quelle femme ! Jamais le Projet n'a mieux mérité son nom, Womanhattan. Il s'interdit de chercher tout de suite à en savoir davantage, l'urgence est de mettre fin à la crise. Il entreprend aussitôt d'agencer les rouages d'une action : — Vous ne pourrez pas employer les canaux officiels. Il y onze mois règne l'enthousiasme de la pacification. Nul ne vous croira, on vous prendra pour une folle ou une va-t'en guerre. Vous devrez agir officieusement. Il y a onze mois, votre ami de Bulgarie (il sourit affectueusement) vient de rencontrer le mari de notre ennemie. Convainquez-le d'organiser un entretien entre vous et ce monsieur. Je vous aiderai si, il y a onze mois, vous me mettez au courant. Ma confiance et ma bienveillance ne vous feront pas défaut, et j'espère que je vous croirai sans preuve. Je sais ce que je pensais de vous il y a onze mois. Supposons que vous ayez cet entretien avec le mari, il faudra vous débrouiller pour qu'il se fasse par écran interposé. N'oubliez pas qu'ils vous ont enlevée déjà et que, par miracle, vous avez réussi à leur cacher notre secret. S'il vous reconnait, l'homme fera tout de suite la connexion et ne vous lâchera plus. Même ici, vous ne seriez pas à l'abri. Ensuite, il faut qu'il vous croie. Ce ne sera pas facile. Nous savons, et la Clorinde d'il y a onze mois saura par votre intermédiaire, que "Désignée", revenue, a pris le pouvoir, mais comme votre message n'entrera pas dans tous les détails, cette Clorinde devra naviguer en eaux troubles dans la brume pour convaincre un homme qui, il y a onze mois, ne se doute de rien, sa femme étant dans un placard. De plus, il se méfiera de vous : pourquoi l'aidons-nous ? Il ignore votre motivation et il faut la cacher pour ne pas lui donner l'idée de reprendre à son compte le diabolique plan de Désignée. Il ne sera pas inutile de noircir le sort que Désignée lui réserve afin d'exciter sa paranoïa. Donnez lui assez de soupçons, il agira pour se protéger et nous protègera par la même occasion. Vous allez jouer une rude partie, Madame. — Et une plus rude m'attend après car ma manipulation va laisser des traces dans les archives. Smith vérifie périodiquement les archives pour identifier les changements dont, par définition, nous ne sommes pas conscients et pour reconstituer la séquence des manipulations. En outre, depuis quelque temps, il me soupçonne de lui cacher quelque chose (elle sourit). Mon message sera codé et j'ai pris d'avance quelques précautions mais on ne sait pas. Je peux me retrouver en mauvaise posture, sans être sûre de votre soutien si vous aussi me jugez suspecte. — C'est un risque que vous n'hésiterez pas à prendre, sinon vous ne m'auriez pas parlé de cela. Madame, jusqu'à maintenant tous nos efforts pour sortir de cette crise ont été vains, et les choses iront de pire en pire. Si vous parvenez à l'éviter, vous serez un héros, hélas totalement inconnu puisque la crise n'aura jamais eu lieu. Même moi, je vous méconnaitrai puisque, si vous réussissez, la cause disparaissant, vous ne serez pas venue me voir maintenant. Moi non plus, je ne vous complimenterai pas ni ne vous honorerai, j'en suis vraiment affligé et je le fais tout de suite : je vous assure, une fois pour toutes, de mon admiration. Clorinde,
quoique résolue, doute. Elle estime à une chance sur deux la probabilité de réussir. Mais surtout, en intervenant onze mois en arrière, elle fait ce qu'elle s'était juré d'éviter. En annulant Désignée, elle change l'Histoire des "autres" ; en évitant l'attaque virale, elle modifie six mois entiers chez nous. Une multitude de destins personnels seront changés. Elle secoue la tête. Nul n'en saura rien. Il n'y aura jamais eu d'attaques, d'insultes, d'actions en justice, d'autodestruction de la société. Avec un peu de trouble elle pense : je ne saurai rien non plus, n'aurai pas été voir N°1 et il n'aura pas appris mon secret. Elle
imagine
les trois cent trente messages que recevront successivement trois cent trente Clorindes. Elles les décoderont pour les recoder, et les comprendront de moins en moins au fur et à mesure qu'on reculera dans le temps. Pourvu qu'aucune ne prenne d'initiative ! Non, je me connais, se rassure la Clorinde de maintenant, je l'ai décidé depuis longtemps : aucune de moi ne fera rien. Chacune saura, comme je le sais, que la plus future Clorinde est la mieux informée et qu'il ne faut pas interférer, juste recoder, transmettre et oublier. Elles se tapiront, elles se tairont et, si je réussis, elles n'auront rien reçu et rien transmis. Mais
l'archive
n'oubliera pas. Heureusement, je l'ai déjà emplie d'une multitude de messages codés. Les experts me l'ont certifié, mon code est indéchiffrable tant qu'on ignore le livre de référence. Si j'employais un dictionnaire papier, un Smith curieux dénicherait dans ma bibliothèque le livre le plus fatigué, celui dont les pages ont été tournées dans tous les sens. Heureusement, mon exemplaire numérique ne s'use pas et ne garde pas de trace de la navigation d'une page à l'autre. N'empêche,
soupire-t-elle, toutes ces Clorindes vont avoir du travail pour décoder et recoder mon message. Il faut le faire court et synthétique. Au
point où en sont les choses, il n'y a pas d'urgence. Clorinde réécrit plusieurs fois son message, essayant de se mettre à la place de celle qui le recevra pour s'assurer qu'elle comprendra l'essentiel. Après l'avoir codé, elle l'envoie à J-1. Il arrivera en quelques secondes et le décodage recodage prendra une heure ou deux. Multiplié par trois cent trente, ça donne entre quinze et trente jours avant qu'il atteigne sa destinataire finale. Ce délai importe peu puisque, si Clorinde réussit, le Présent changera et, si non, un mois de plus ne fera guère de différence. Onze
mois plus tôt, Clorinde s'étonne de recevoir un message aussi long en provenance d'un futur aussi lointain. Elle a besoin de quelques jours pour se pénétrer de cet "état du monde". Elle le relit maintes fois et mobilise sa réflexion et son imagination pour s'abstraire de son temps où règne l'euphorie de la pacification. Elle-même, aussi affûté que soit son esprit, ne voit de menace qu'à long terme, si le "truc", l'affrontement fini, est délaissé, nous laissant désarmés le jour lointain où "ils" reprendraient l'offensive. Et voilà qu' "ils" mettront bientôt en place un plan subtil aux effets destructeurs immédiats, et qu'il n'y aura pas de parade. Elle se souvient d'avoir noté, sans y attacher d'importance, que la fille du président a disparu ou a été mise hors-circuit. C'est
donc
cette "Désignée" qui, revenue, sera derrière ce plan. Je dois me débrouiller pour contacter son mari, le prévenir du danger qu'il courra et l'inciter à prendre des mesures de protection (qui nous sauveront sans qu'il le sache). Et ce monsieur est quelque chose comme leur N°1... Et, évidemment, il ne faut pas qu'il me voie... Et je dois agir officieusement... En effet, je ne veux pas dévoiler ma capacité à contourner la barrière et, sans cette explication, ni le N°1 actuel ni Smith ne croiront à l'existence d'une menace future. Clorinde
se
sent écrasée par la difficulté de sa mission et l'incertitude du résultat. Comment persuader le mari de cette Désignée ? Ne pensera-t-il pas que nous le trompons pour lui créer des difficultés en le poussant à s'attaquer à la fille du président ? Mais pourquoi ferions-nous cela ? Se méfiera-t-il plus de la fille que de nous ? Espérons qu'il en a peur et qu'il est aussi paranoïaque que son pays et ses fonctions le suggèrent... Pour commencer, il faut que je persuade mon ambassadeur préféré d'agir en marge des consignes. Si je pense réussir, je peux tout lui dire puisque, une fois l'affaire faite, ma mission n'aura pas eu lieu et il n'aura rien appris. Pensé-je réussir ? Oui, je n'entreprendrai pas cette mission sans l'espérer, donc je peux être relativement franche avec lui, ça simplifiera les choses. Avant
de
partir, Clorinde, comme elle le fera onze mois plus tard, va voir l'ancien N°1. L'entrevue se passe à peu près de la même façon, le stress de la crise en moins. Posant en principe qu'elle réussira, que tout changera et que cette rencontre sera "annulée", Clorinde n'hésite pas à dire qu'elle a reçu un message d'un futur aussi éloigné que onze mois que, "par un certain moyen", la Clorinde d'alors a envoyé. La stupéfaction de N°1 à l'égard de "ce certain moyen" s'efface rapidement quand il comprend la nature et la gravité de la menace qui va bientôt surgir. Il assure Clorinde de son admiration et, surtout, de son soutien quand l'ambassadeur le contactera après que Clorinde lui ait parlé. A nouveau, Clorinde se fait débarquer incognito sur la côte bulgare. Ce n'est pas le moment de se faire repérer par "les autres". Elle retrouve l'excellence de son Excellence et, une fois passés leurs premiers transports amoureux, elle le prévient que demain ils auront à travailler. Pour le reste de la journée, profitons de nous-même. Ce qu'ils font joyeusement. Le
lendemain
dans le petit boudoir secret et sécurisé, Clorinde se couvre de l'autorité de l'ancien N°1. Tu te souviens, dit-elle, des allusions du négociateur des autres à un "rapport de force défavorable". Ces allusions t'ont surpris et, à ce moment, je ne pouvais pas te dire que, oui, nous avons réellement une espèce d' "arme secrète" qui nous donne la supériorité absolue. La pacification, outre ses avantages immédiats et réciproques, était leur réponse à long terme, un moyen de désamorcer notre arme secrète en la rendant inutile. Mais maintenant, nous sommes menacés à bref délai. La fille du président, mystérieusement disparue, prendra bientôt le pouvoir et, sans dénoncer notre bonne entente, lancera contre nous une offensive, si invisible et pernicieuse que nous serons incapables de nous protéger, de contre-attaquer et que la société se décomposera, nous mettant à la fin à leur merci. L'ambassadeur,
quoique rompu aux affaires embrouillées, peine à suivre. Il demande si ces hypothèses ne sont pas trop aventurées (non, nous avons certains moyens) et, en tout état de cause, ce qu'on attend de lui. Rien de dramatique, rien d'illégal, on reste dans la zone grise, répond Clorinde. Cette fille qui nous détruira, menace aussi son mari et le président. Tu as rencontré le mari, j'ai besoin d'un entretien avec lui, je l'aviserai de se garder. Et le secret que tes oreilles d'Excellence sont autorisées à entendre, c'est que, en se gardant, il nous gardera. Cependant,
l'ambassadeur s'étonne que la mission de Clorinde ne soit pas officielle. C'est le point délicat. Clorinde agit en franc-tireur. Dans ce cas, d'où viennent ses informations ? Pourquoi l'actuel N°1 est-il hors du coup ? L'ancien N°1 n'a pas la capacité juridique de lancer une opération dont Clorinde s'emploie à minimiser les risques. Au pire, "mari" ne me croira pas et se dira que nous avons voulu l'intoxiquer ou le compromettre. Ça ne tirera pas à conséquence. Chez nous, nul ne connaîtra ma démarche, sauf N°1 qui m'envoie. Je ne suis pas Jeanne d'Arc, plutôt, si tu me passes l'expression, un agent privé de l'Etat. — Il faut que je mesure les risques et que j'en parle à N°1 (lui aussi dit toujours "N°1"). La chose serait facile, tu as de la chance, ton homme est ici en ce moment. Si je trouve un prétexte pour le rencontrer sans prendre d'initiative inconsidérée, tu le verras. Par
un canal que lui seul connaît, il contacte "N°1". Clorinde aussi sûre qu'elle soit du soutien de celui-ci, éprouve quelque inquiétude. A tort : N°1 ôte tout doute à l'ambassadeur en inventant des explications qui rendent l'opération encore plus crédible. L'ambassadeur
s'en amuse : Je me demande ce que tu as fait au vieux Monsieur pour qu'il te cautionne aussi vigoureusement ! Je ne peux rien lui refuser (ni à toi), d'autant que, tout réfléchi, ça ne m'engage guère. Je procéderai ainsi : j'organise une grande réception à l'ambassade, j'invite Mr Mari et, à un moment de la soirée, je le prends à part et je te l'amène. Pas
tout à fait, ajoute Clorinde. Il ne faut pas qu'il me voie. Tu as compris que Mr Mari est très haut dans leur hiérarchie. Apprends encore un secret : il est en quelque sorte leur N°1. Qu'il ait ou non décidé personnellement mon enlèvement l'autre fois, il est au courant. S'il me reconnait, il comprendra que je "les" ai dupés et je suis finie. Je communiquerai avec un brouillage. Ton bureau est-il sécurisé ? Oui ? Tu l'y conduiras, tu lui diras que nos Services ont une information à lui communiquer. Je serai ailleurs dans l'ambassade et j'apparaîtrai sur l'écran. Après (elle soupire), tu me tiendras les pouces et tout ce que tu voudras parce que ce ne sera pas facile et tu n'imagines pas l'importance de l'enjeu... Secrett
accepte l'invitation de ce sympathique et coopératif ambassadeur des "autres". La réception a lieu dans les jardins joliment éclairés et, après un charmant concert, l'ambassadeur aborde son invité et suggère un bref entretien. Ils entrent dans son bureau dont il demande la permission de fermer les portes. Il allume l'écran et informe Secrett que "nos Services" ont un message pour lui. Il en faudrait plus pour ébahir Secrett. Clorinde
apparaît à l'écran comme l'image d'un homme sans signe distinctif qui parle d'une voix basse et un peu chuintante. Elle a préparé soigneusement son texte et pesé chaque mot : — Monsieur, vous savez que nous disposons d'une certaine capacité d'anticipation (Secrett grogne). Il y a une probabilité élevée pour que la fille du président revienne, prenne le pouvoir et vous évince, le président et vous, pour revenir à la vieille et inutile politique de confrontation. Notre intérêt est aussi le vôtre : gardez-vous. Secrett
est
surpris de ne pas l'être. D'une part, le passé l'ayant convaincu de la puissance des moyens des "autres", il ne doute pas de la prévision. D'autre part, depuis la mise entre parenthèses de Désignée, il craint jour et nuit son retour et sa vengeance. Le Président, aveuglé par "le Sang", ne s'est pas laissé convaincre de la destituer ou de la liquider. Son statut de "successeur désigné et sa place tout en haut de l'organigramme lui donnent un énorme potentiel de nuisance. Que cet avertissement des "autres" soit sincère ou malicieux, il vient à point pour forcer Président à prendre des mesures. Secrett
demande quelle est la probabilité et apprend qu'elle dépasse 99%. Il pose quelques autres questions auxquelles Clorinde répond un peu au hasard, tant elle ignore de choses. Secrett assure qu'il fera bon usage de l'information et, remerciant l'ambassadeur de cette charmante réception et de ce précieux avis, quitte rapidement les lieux. Clorinde,
épuisée, repart à la villa où l'ambassadeur la rejoint quelques heures plus tard. Maintenant, la balle est dans les mains de Secrett, rien ne dépend plus d'eux et, soulagés, ils s'accordent des vacances. Nul, au ministère des affaires étrangères, ne s'étonnera que l'ambassadeur ait donné une réception, ni de la présence de ce gendre du président des "autres" par lequel les négociations ont commencé naguère. Secrett,
rentré au pays, parle à Président. Il faut surveiller de plus près Désignée, j'ai eu des informations inquiétantes, elle se prépare à nous évincer. Tant qu'elle est "successeur-désigné", elle dispose d'une légitimité dangereuse. — C'est ma fille, répond Président, la quatrième génération du Précieux Sang. Je ne la destituerai pas, je vous l'ai dit cent fois. Son
regard
devient méfiant car il soupçonne Secrett d'avoir des ambitions secrètes. Secrett fait machine arrière : — Président, je comprends vos scrupules, comprenez mon inquiétude. Votre politique de paix pourrait être compromise. Ne prenons aucune mesure contre elle, badgeons la, nous saurons tout ce qu'elle dit et évaluerons sa fidélité. Cela nous permettra, ou bien de la rappeler et de lui rendre ses fonctions, ou bien de nous protéger. Président
approuve cette mesure anodine. Là-haut, dans la forteresse au milieu des neiges et des glaces, à l'occasion d'un rappel de vaccin, un médecin pose adroitement une invisible puce sous-cutanée. Relayée par le réseau local puis par un satellite, elle transmet instantanément tous les propos de Désignée qui font l'objet d'une analyse automatique en temps réel. Président,
autant par passion familiale que par curiosité, prend goût à l'écouter. Cela remplace pour lui les feuilletons télévisés des "autres" qu'il regarde en secret. Il l'entend flirter avec les hommes de l'état-major et se demande si la nature ou la politique est aux commandes. Ensuite, il suit ses dialogues amoureux avec le bel officier. Il est avec Secrett quand Désignée, après des propos sexuels dont l'excessive crudité choque les deux hommes, déclare à son amant qu'elle
doit absolument parler à papaprésident que de mauvais conseillers ont dévoyé et peut-être mis sur la touche. Les deux hommes effrayés entendent les détails du complot et apprennent l'imminente fuite en hélicoptère vers l'armée du Nord. L'évasion débouchera sur un coup d'Etat. Président,
convaincu, atterré, effondré, brisé, abandonne Désignée et donne carte blanche à Secrett. Celui-ci se fait préciser les limites à ne pas franchir : sans limite, répond Président. Secrett, se réservant de mettre plus tard l'armée du Nord au pas, contacte aussitôt ses agents à la forteresse. Le
lendemain,
quand le petit hélicoptère qui emporte le linge sale décolle, un gros hélicoptère sans immatriculation ni marque distinctive, venu de nulle part, plonge sur lui et, à la verticale, laisse tomber un gros bloc de rocher qui le heurte et défonce la cabine. Déséquilibré, en feu, l'appareil tombe en morceaux au fond du glacier. Il faudra des semaines d'efforts aux secours pour ramasser ce qui reste des cadavres. Ils ne fouilleront pas les sacs de linge sale écrabouillés. La
Forteresse
avise Président que sa fille a disparu. Si quelqu'un là-haut a l'idée de faire un rapprochement avec l'accident d'hélicoptère, il la tait soigneusement. Président
est
démoralisé. Même le prix Nobel qu'il partage avec le président des "autres, le voyage, les cadeaux qu'il reçoit, ne suffisent pas à lui rendre son dynamisme. Son fils mort dans un accident incompréhensible, sa fille dans un attentat compréhensible, il n'a plus d'héritier. La Dynastie est finie, la DDCE aussi. Il déprimera longtemps et finira par se résigner à "anoblir" la branche collatérale en adoptant l'aînée de ses jeunes nièces. Celle-ci, beaucoup plus jolie que Désignée, n'a ni son intelligence ni son ambition. Président la mariera plus tard à Secrett et fera d'eux ses successeurs désignés. Désignée,
détruite, ne prend pas le pouvoir, ne devient pas "Destinée", ne lance pas sa terrible attaque virale. Tout va bien. Paix et coopération. Clorinde ne rend pas visite à l'ancien N°1, ni la première ni la seconde fois. Dans ce nouveau Présent, trois cent trente Clorindes ne reçoivent pas de message, la trois-cent-trentième ne va pas en Bulgarie, l'ambassadeur n'apprend pas l'existence d'une arme secrète. Clorinde
d'aujourd'hui ne sait pas à quoi son pays a échappé. Les messages émis disparaissent. Restent dans les archives trois cent trente messages codés reçus dans un autre Présent. Manquent aux archives l'innombrable quantité de messages que la crise avait engendrés. Sytématiquement,
une fois par semaine, Smith lance un programme automatique de synchronisation de l'archive : balayant les messages reçus et les collationnant avec l'état précédent, le programme identifie les nouveaux. Après, Smith fait une copie du dernier état de l'archive et laisse celle-ci fonctionner en continu pour, une semaine plus tard, confronter à nouveau les deux états. Des différences, Smith induit les changements qui ont été opérés dont, par définition, il ne garde aucun souvenir. En
effet, le dernier Présent est le seul. Il ne contient aucun indice des virtualités éliminées qui, sans l'archive, seraient à jamais ignorées. Chaque changement fait "évaporer" les messages émis puisque le Présent de leur émission a disparu, ainsi que la cause qui les a provoqués. Mais, comme les changements vont de J-1 à J, le passé n'est pas altéré et les messages reçus à J-1 demeurent. Depuis
que
Clorinde multiplie les messages codés ("par jeu" lui dit-elle), la zone d'ombre grandissante qu'ils constituent perturbe Smith et l'inquiète. Questionnée, Clorinde se dérobe et plaisante. Subrepticement, il a essayé de les faire décrypter. En vain. Sa méfiance grandit. Il se souvient avec nostalgie de l'époque où ils coopéraient sans arrière-pensées et, avec regret, du temps où il vivait chez elle. Maintenant, ils se voient peu, Smith est pris par de nombreuses tâches et Clorinde semble conduire un jeu personnel. A défaut de savoir ce qu'elle fait, Smith voudrait pouvoir se plaindre d'elle à quelqu'un. Mais le "truc" est autonome maintenant. Le N°1 actuel a le statut de "client" et non plus de chef. Smith n'a au-dessus de lui aucune autorité à qui il pourrait demander de raisonner Clorinde, voire de lui interdire d'employer un code personnel. C'est Smith, l'autorité et il ne s'en sent pas assez pour imposer quelque chose à Clorinde. Qui l'oserait ? L'ancien N°1 peut-être s'il était joignable ? Non, même pas, il prendrait son parti, il l'admire trop. Smith
a
toujours été un exécutant, il le sait, il l'a revendiqué. Quoique chef officiel du "truc", dans les faits, il est l'exécutant de Clorinde. Or, elle, personne ne la contrôle. Si elle trahit, si la folie s'empare d'elle ou si elle fait du "truc" un usage privé fantaisiste ou dangereux, qui le verra ? qui l'en empêchera ? qui la sanctionnera ? Ce
jour-là,
Smith procède à son inspection hebdomadaire. La comparaison entre l'état ancien et présent de l'archive révèle des messages additionnels, codés, Clorinde a encore fait des siennes (ils sont relatifs à l'opération Désignée). Mais
Smith
reçoit un double choc : d'une part, les messages en plus ne concernent pas seulement la semaine écoulée depuis sa dernière vérification, ils affectent des dates antérieures, très loin, jusqu'à onze mois en arrière, ce qui est impossible ; d'autre part, perturbation incroyable, il y a des messages en moins. Aucun de ces deux types d'altération ne s'est jamais produit et ne peut se produire : par définition, le passé est stable, et donc les messages reçus inaltérables. Smith
recherchera plus tard dans l'état précédent de l'archive le contenu des messages disparus. Dans l'immédiat, il demande au programme leur chronologie... et n'en croit pas ses yeux : la disparition couvre une période qui va d'une semaine à six mois en arrière. Smith, réprimant le mouvement qui le pousse à appeler Clorinde au secours pour qu'elle analyse le phénomène, se force à réfléchir et arrive à une absurdité : la disparition de messages reçus résulte d'une modification du passé des six derniers mois ; et l'adjonction de messages d'une intervention sur les onze derniers mois ; le tout, en un coup, au cours de la semaine écoulée, comme si nos manipulations, au lieu de se borner à J-1, remontaient le temps. Smith
ne peut pas l'admettre. Pourtant, il a trouvé : l'intervention de Clorinde a ajouté onze mois de messages pour déclencher l'opération Désignée et, celle-ci éliminée, les
innombrables messages liés à son attaque virale au cours des six derniers mois se sont évaporés avec elle, à l'émission comme à la réception, puisque l'action entreprise contre Désignée il y a onze mois a modifié nos six derniers mois. Smith
ne
saurait le deviner : pour lui, l'horizon, c'est J-1 et l'action vise toujours le futur, pas le passé. L'esprit de Smith n'est pas assez souple pour passer de l'absolu au relatif : un passé donné est le futur d'un passé antérieur. Et, en aurait-il l'idée, comme, pour lui, J-1 est indépassable, ce qui s'est produit resterait impénétrable. Smith,
oppressé, lance une analyse de contenu qui, bien plus tard, quand elle sera achevée, augmentera sa perplexité : les messages supprimés semblent réagir à une espèce d'attaque virale qui n'a pas eu lieu et qui est inimaginable, un invraisemblable délire, par exemple, cette menace de destitution du Président, accusé d'être manipulé par les "autres"... Impensable. Les relations avec "les autres" sont pacifiées et, à part quelques incidents avec d'autres pays, il ne s'est rien passé de notable au cours des six derniers mois. De plus, une manipulation à longue portée n'est pas réalisable, l'horizon se limite à un jour. Le passé est stable, se répète Smith. Alors, qui a manipulé l'archive ? et comment ? et pourquoi ? Seule
Clorinde
est susceptible de comprendre quelque chose à ce mystère... à moins, grimace Smith, qu'elle n'en soit l'auteur. Il se sent complètement dépassé. Il
lui demande un entretien et expose le problème. Clorinde, quand bien même elle le voudrait, ne pourrait pas le résoudre car cette Clorinde-ci n'est pas celle qui a agi. Cette Clorinde-ci appartient à un "état du monde" où l'intoxication n'existe pas. Pour elle aussi, tout a été normal ces six derniers mois. Mais, toute ignorante que soit cette Clorinde, elle est elle-même, celle qui, depuis des mois et des mois, vit dans la pluralité des Présents et la scrute d'un regard de plus en plus aigu. Elle, elle devine immédiatement qu'une Clorinde d'un temps de crise a jugé la situation assez catastrophique pour faire ce qu'elle s'est interdit et agir loin en arrière. Puisque, grâce à elle (je m'admire, se dit-elle, en souriant ce qui irrite Smith), grâce à elle la crise n'est plus, je ne me soucie pas de savoir en quoi elle consistait. Elle
se soucie beaucoup, par contre, que Smith ait découvert une altération du passé onze mois en arrière. S'il était moi, il comprendrait tout de suite que quelqu'un (nécessairement moi) a franchi la barrière de J-1 et mon précieux secret ne tiendrait plus. Heureusement, il n'ira pas jusque là. Mais ses soupçons vont augmenter. Il n'y a pas de chef au-dessus de nous à qui il puisse se plaindre. Que peut-il faire ? Me déclarer la guerre et me surveiller ? Pirater mon système informatique ? Que puis-je faire ? Me demander la semaine dernière de le pousser dans un trou d'égout opportunément ouvert ? Impasse.
Il ne peut trouver de réponse, ni moi supprimer sa question. — Il me faut réfléchir et voir ça de près, dit-elle. Je comprendrai. Pour l'instant, je suis dans le brouillard comme vous. Cette
fois
Smith devient ouvertement méfiant. Il proteste contre ses messages codés : — Vous ne devriez pas avoir le droit de le faire. Vous introduisez un brouillage et peut-être une insécurité. Clorinde
se
fait cassante : — Smith, c'est mon privilège. Je l'ai toujours eu. C'est mon Projet. (Et, d'un ton plus conciliant, elle ajoute :) N'oubliez pas que je suis indépendante, pas fonctionnaire. Vous m'avez fait confiance, l'ancien N°1 aussi, répétant que, moi, je pense ce que vous ne faites qu'accepter et utiliser. Appelez ça "fantaisie", "folie", ou "intelligence", ma pensée est libre. Vous m'avez laissé faire et vous en êtes félicités, n'est-ce pas ? Pourquoi ne pas continuer ? D'ailleurs (elle redevient sévère), je peux vous planter là aussitôt et tout laisser tomber, ou partir en vacances. Qui m'en empêcherait ? Vous devez être amical avec moi. Rappelez-vous le propos de l'ancien N°1 au Comité : Sans compréhension, j'oserai dire sans complicité avec cette Intelligence Artificielle, rien ne marche. Soyez compréhensif ! soyez complice ! (Elle prend un ton résigné :) de toutes façons, que je sois là ou non, active ou passive, ça n'empêchera pas le Projet de devenir inutile, maintenant que l'affrontement stratégique avec les "autres" est terminé. La guerre est finie, Smith, nous serons bientôt tous renvoyés dans nos foyers. Savez-vous ? c'est cela la vraie menace, pas vos histoires d'archives : le Projet deviendra obsolète, sera abandonné, oublié et, quand nous aurons perdu notre supériorité, "les autres" reprendront l'offensive. Smith,
accablé
par cette perspective, retombe sous l'irrésistible ascendant de Clorinde : — Pensez-vous qu' "ils" font preuve d'une telle duplicité ? — "Ils" ont un proverbe : Si tu ne peux vaincre le tigre, charme-le par des chansons. Ils nous amusent et nous endorment. Le N°1 actuel a de moins en moins besoin du "truc". Bientôt il trouvera que ça coûte trop cher. Et, comme toutes nos interventions s'effacent elles-mêmes, nous ne pouvons pas montrer notre bilan. Elle
se mord la langue, elle a gaffé, elle a rappelé les archives à Smith. Et justement il y revient : — Les archives ne prouvent rien mais elles donnent des indices. Encore faut-il que le passé soit stable. Clorinde
promet de réfléchir et Smith la quitte, deux fois plus inquiet qu'avant : la "pacification" cache-t-elle vraiment une stratégie défensive ? Ce qui le rassure, c'est que Clorinde est toujours la même. En pire, se dit-il. Elle dissimule quelque chose mais elle a toujours été loyale. Et si elle cessait de l'être, que ferait-elle ? Elle n'irait pas se vendre aux "autres", non, elle développerait un projet privé à l'intérieur du Projet. Dois-je m'en soucier tant que le "truc" fonctionne ? Ça me perturbe parce que j'aime que les choses soient bien carrées et bordées. Elle est fantaisiste et, elle a raison de le rappeler, cela nous a bien servi. N'empêche, les archives... Smith,
perdu,
va trouver le N°1 actuel. Celui-ci ne comprend pas son problème et ne s'en soucie pas. C'est vous le chef de ce "truc", pas moi, dit-il, acide. Débrouillez-vous. D'ailleurs, la "source" ne sert plus à grand chose. Je comprends que nous lui ayons consacré tant d'argent quand les "autres" étaient offensifs. Maintenant que nous sommes tous amis, est-ce nécessaire de l'imputer à mon budget ? Lorsque
Smith
suggère que "les autres" pourraient un jour reprendre l'offensive, N°1 lui rit au nez : Ah ! le désert des Tartares et l'assaut final ! vous rêvez mon vieux. Maintenant qu'ils ont choisi le beurre contre les canons et qu'ils goûtent à nos produits, ils vont nous ressembler. A long terme nous serons concurrents, plus jamais ennemis. De
son côté, Clorinde va aussi trouver son N°1, l'ancien. Il l'accueille chaleureusement : — Toujours aussi belle et toujours imprévisible ! dit-il. Quel lapin allez vous tirer de ce chapeau qui vous sied à merveille ? — Hélas, c'est un crapaud, pas un lapin blanc. Elle
décale un peu le récit de son problème : elle regrette son ancienne camaraderie avec Smith, à l'époque "pionnière". Maintenant, il a tourné fonctionnaire et, comme elle est restée la même, sa fantaisie le choque tant que, parfois, elle en vient à se méfier d'elle. Sociologiquement, c'est banal : toute entreprise, une fois qu'elle a décollé se routinise et les gestionnaires évincent les brillants fondateurs. Humainement, c'est désagréable et, surtout, avec un Projet sur la défensive, c'est fâcheux. Que faire avec Smith ? — Smith est un garçon honnête et sympathique mais limité. Ça ne lui convient pas d'être chef et de n'avoir personne au-dessus de lui. Oui, je l'ai désigné, je n'avais personne d'autre. Je savais que vous garderiez l'ascendant. Peut-être est-ce, au fond, ce qui le perturbe. Lui, il est "de la maison", vous un électron libre. Il vous a admiré, il vous admire, et, à un autre niveau, il refuse de vous laisser "jouer" (comme il doit dire). Avez-vous un problème particulier ? — Oui, deux, répond imprudemment Clorinde. Le premier, c'est les messages codés que je m'envoie. Ils le dérangent. Le second, c'est qu'il croit avoir découvert dans l'Archive que, d'un coup, au cours de la dernière semaine, les onze mois antérieurs ont été altérés... — Attendez, laissez-moi réfléchir... (N°1, avec son esprit vif, trop vif, trouve aussitôt l'implication). Cela voudrait dire que vous avez agi si loin en arrière ? Ce serait énorme !!! (il multiplie les points d'exclamation). — Je ne sais pas, Monsieur. Si j'avais fait cela, j'aurais modifié notre Présent et j'ignorerais ce qu'il était et ce que j'ai fait. — Oui bien sûr, ce n'est pas la question. (Il hésite, la regarde intensément, hésite encore, tousse, et ajoute enfin :) La question est : Madame, avez-vous acquis la capacité d'agir si loin en arrière ? — Si je l'avais, Monsieur, je cacherais une arme aussi monstrueuse. — L'avez-vous ? Clorinde
s'interroge. Comment va réagir N°1 ? Il n'est plus en charge mais, l'ayant été si longtemps, il raisonnera en N°1. Il ne comprendra pas pourquoi j'ai gardé le secret, il verra l'arme dont je l'ai privé et il la voudra. Comme une sotte, je me suis jetée dans la gueule du loup. Pendant
qu'elle se tait, N°1 l'examine attentivement et conclut soudain : — Vous l'avez ! (Et, maintenant irrité :) vous l'avez et vous me le cachiez ! (Clorinde
le
lui a pourtant dit à deux reprises lorsqu'elle est venue le voir pour mettre fin à l'intoxication déclenchée par Désignée. Cet état du monde ayant été annulé, les visites n'ont pas eu lieu, et ni Clorinde ni N°1 n'en ont le souvenir). Clorinde
fait
front et se défend. Quoique elle ignore pourquoi et comment elle a procédé à la manipulation à longue portée dont Smith a aperçu les traces, elle est certaine que, pour le faire, il fallait que le danger fût extrême. Et, dans de telles circonstances, elle n'aurait pas entrepris une telle action sans en parler avec lui, N°1. Elle secoue ses boucles et explique au N°1 en face d'elle l'immense danger d'agir en arrière, l'indétermination contreproductive que cela provoquerait. Il y a trop d'interactions etc. etc. A J-1 au contraire, la manipulation n'affecte qu'une seule boucle causale. C'est propre et efficace. En
temps
normal, N°1 ne comprendrait pas ses explications sans un effort considérable, et il ne comprendrait pas tout. Là, courroucé comme il l'est, il n'entend que des justifications artificieuses. Il se souvient de tous les efforts pour atteindre J-2, et comment cette fille-ci a failli exploser en le faisant. Et voilà qu'elle a trouvé le Graal et l'a planqué dans son frigo. Toutefois, N°1 reste calme, on n'est pas N°1 sans savoir dominer ses nerfs. — Madame, je vous ai toujours soutenue parce que je vous admire et que, à votre façon bizarre, vous étiez loyale. Je vous admire encore plus d'avoir réussi cela, mais vous m'avez trompé, vous nous avez trompé. Ca ne va pas. Il faut tout me dire. Clorinde
constate avec regret que, aussi amical qu'ait toujours paru le vieux Monsieur, comme Smith, à un certain niveau, il est l'homme de sa fonction. A son tour, elle se courrouce. Elle se dresse : — Monsieur, vous n'avez pas autorité sur moi. Vous êtes un homme privé maintenant et je n'ai jamais été sous vos ordres. Moi aussi, je vous appréciais. Vous me décevez, je comptais sur votre intelligence. Elle
part en claquant la porte, pressée de s'envoyer hier un contrordre pour annuler cette malencontreuse visite. Dès que possible, elle sort son terminal et constate que son code d'accès au relai extraterrestre via le centre spatial ne fonctionne pas. Un grand froid l'envahit. Homme privé ou pas, N°1 a assez d'influence pour couper son accès. Et, le bougre, il a fait sacrément vite. D'un coup, tout a basculé. Pour
la
première fois depuis longtemps, Clorinde est prisonnière du Présent. En outre, la voilà fugitive. On va la rechercher pour la forcer à parler. Elle se voit déjà dans une prison secrète où Smith, toujours irréprochablement correct, viendrait l'interroger jour et nuit. Et ils ne me mettraient pas dans un jardin de roses, se dit-elle. Juste les épines. Bon,
que
faire ? Pas aller chez elle. Pas aller dans l'île : qu'elle en ait la nationalité ne la protégera pas. Inutile d'aller trouver l'ambassadeur, lui créer un conflit de loyauté inutile puisque, là-bas, ils m'attraperont. Et en plus, si Smith est un peu malin, la traque aura un jour d'avance : me voyant débarquer dans un aéroport à l'étranger, il me fera arrêter ici au décollage... Puisqu'il voit tout, je dois être invisible. Pas d'aéroports, pas d'espaces publics, pas de contacts... m'enterrer quelque temps. Elle
pense à une amie d'enfance qui habite, dans les montagnes, un endroit à peu près désert. Heureusement, Clorinde ne manque pas d'argent, ayant pris la précaution d'ouvrir des comptes anonymes dans plusieurs banques de son ile. Je
ne vais pas partir comme ça, je vais allumer une mèche pour leur faire craindre une explosion. Par la voie postale, elle écrit à l'ambassadeur. Tout en l'assurant de sa constante affection, elle lui demande de transmettre un message à "Qui tu sais" (il comprendra : N°1). Le message est court : Votre
maladresse me contraint à demander l'asile aux autres. Je reste temporairement bouche close, et ouverte à la négociation via qui vous savez (il comprendra : l'ambassadeur). Et,
soigneusement travestie, dans une automobile louée sous une identité factice, elle prend la route vers les montagnes, évitant scrupuleusement tout excès de vitesse. Par
la voie postale, la lettre de Clorinde met une semaine pour arriver dans les mains de l'ambassadeur qui regrette que Clorinde ne se soit pas réfugiée auprès de lui et, très vite, comprend pourquoi. Ces derniers jours, l'ambassade a reçu la visite impromptue d'une forte équipe des Services, venus tout à coup vérifier la sécurisation et l'étanchéité des locaux. Ils ont ouvert toutes les portes, fouiné partout, tout démonté et, vraisemblablement, posé des micros ou des caméras. Inquiet
que
Clorinde se trouve en mauvaise position, il ne croit pas un instant qu'elle aille chez "les autres". C'est une fausse piste, une ruse ou un moyen de pression. Quelle que soit son amitié ou son respect pour N°1, il ne saurait prendre son parti aveuglément. Il doit y avoir un malentendu ou un dérapage, N°1 est parfois trop raide et Clorinde trop impulsive. Il se dit que Clorinde a choisi la voie postale pour gagner du temps. A tout hasard, il attend trois jours avant de prévenir N°1. Pendant
ces
dix jours, N°1 a regretté sa précipitation et déploré celle avec laquelle Clorinde a réagi. Elle s'est absolument évaporée. Instantanément. Pourtant, elle n'a pas pu se prévenir puisque, à peine avait-elle claqué la porte, il avait fait couper son accès. A moins que la rusée en ait un autre ? Non, si elle s'était prévenue, elle ne serait pas venue, je ne saurais rien et je ne me demanderais pas où elle se cache. Il a l'idée de se faire prévenir lui-même à J-1 pour mobiliser la Sécurité et la capturer quand elle sortira, mais hier est un autre monde où aucune précaution n'a jamais été prise contre Clorinde. Elle verrait le message et ne viendrait pas. On
la cherche partout. Les agents des Services investissent, plus ou moins légalement selon les cas, les endroits susceptibles de la cacher, et d'abord ses deux maisons. Elle n'y est pas. Ils profitent de l'occasion pour fouiller intensément, en quête d'un carnet de notes, d'un livre trop usé ou d'un indice quelconque. Ils surveillent toutes ses connaissances connues. Sans résultat. On essaie de faire ouvrir son coffre dans cette banque caraïbe. Le secret bancaire étant l'un des rares actifs de ce petit pays, son gouvernement trouve le courage de refuser de coopérer. Peut-être plus tard, organisera-t-on une effraction, en creusant un tunnel ou en simulant un braquage. N°1
est
toujours courroucé. Cette Clorinde a un moyen de dépasser J-1 et de faire ce qu'elle veut. Il rejette les "complications philosophiques" dont elle a fait état pour justifier sa dissimulation : avec six mois d'avance, nous ferions absolument tout ce que nous voudrions. Le diable sait comment elle s'y prend ! Nous, nous ne le saurons jamais. Il faut mettre la main sur elle, la convaincre ou la forcer, la forcer à se convaincre. N°1
contacte
le Président qui, comme l'actuel N°1, dans l'euphorie de la "coexistence amicale", n'accorde plus grande importance à la Source. Toutefois, l'insistance et l'inquiétude de N°1 convainquent le Président de lui confier pour trois mois une "mission extraordinaire de protection de la Sécurité", l'autorisant à mobiliser des moyens officiels. Ainsi
couvert,
il convoque Smith. Ce dernier expose les indices de cette invraisemblable altération du passé et, la fuite de Clorinde ayant réveillé tous ses anciens soupçons, se remémore son comportement bizarre, un jour qu'elle était dans la piscine. Elle ressemblait à l'image classique d'Archimède sautant en l'air dans son bain. A partir de ce moment, elle a envoyé des messages codés. Avant, ses messages personnels étaient toujours en clair. N°1,
sans rien dévoiler, tire de lui tout ce qu'il sait. En consultant les messages disparus (conservés dans la copie de l'archive), N°1 devine à peu près ce qui s'est produit : dans cette réalité alternative, les "autres" lancent une attaque invisible utilisant l'exponentialité des réseaux sociaux, et nous intoxiquent en nous faisant croire qu'ils nous ont intoxiqués. N°1, tout en s'avouant incapable de suivre les détails, s'effare de la subtilité de leur manœuvre, de l'impossibilité d'une action préventive et, plus grave encore, d'une contre-offensive. Il grommelle que, si cette maudite fille a empêché ça, elle mérite toute son admiration, la gratitude de l'Etat et toutes les récompenses. Probablement, se dit-il, m'a-t-elle consulté... Seulement, son comportement est contraire à toute procédure. Elle ne peut pas se prendre pour Robin des Bois ou pour Flash Gordon... cette fille est à nous, et ses secrets aussi. Si elle disparait, volontairement ou accidentellement, son secret nous échappe... N°1 oscille entre colère et admiration, entre rancœur et affection. Soudain,
il
reçoit de l'ambassadeur le message de Clorinde. Malgré le sang-froid dû à des dizaines d'années d'expérience, il blêmit : si elle trahit, si les "autres" connaissent le Projet, nous perdons notre supériorité et, pour autant que les supputations "philosophiques" de cette fille soient exactes, les manipulations concurrentes feront exploser le Présent... A ces perspectives effrayantes, N°1 oppose sa conviction que Clorinde ne trahira pas. Elle est loyale à sa façon, à sa détestable façon. Et en plus, elle n'est pas comme nous, elle a, comment dire ?, une conscience, une déontologie, une morale ; elle se préoccupe de l'Humanité et a toujours fait preuve d'une extrême prudence dans les manipulations. Non, elle ne déclenchera pas une guerre des Temps en armant les "autres" contre nous. Il
questionne
Smith. A-t-elle jamais évoqué ce qui se passerait si "les autres" disposaient de la même arme que nous ? Smith se souvient très bien du terrible effort de pensée auquel elle le contraignit, de son effroi en découvrant un Présent oscillatoire, et de son soulagement quand Clorinde l'a rassuré avec son théorème : l'indétermination du jour J est levée par l'irréversibilité des décisions à J-1. Et son corollaire : celui qui joue le premier perd ; la symétrie bénéficie à la défense. N°1,
poussant
son inquiétude aux limites de sa réflexion, se demande si cette conclusion n'autoriserait pas Clorinde à vendre J-1 aux "autres", sachant que c'est inoffensif : s'ils nous attaquent, ils perdront. Elle gagnerait un abri sans nous mettre fondamentalement en péril. Peut-être sa loyauté particulière lui permettrait cela. Irait-elle jusqu'à penser que la "coexistence amicale" étant un piège, elle nous sauve en relançant l'affrontement ? Etait-elle déjà en rapport avec "les autres" ? Après tout, on n'a jamais su ce qui s'est passé quand "ils" l'ont enlevée... et relâchée mystérieusement. Elle leur donnerait J-1 pour nous tenir éveillés et relancer le jeu qu'elle arbitre discrétionnairement puisque remonter avant J-1 lui donne le contrôle des deux joueurs... Conclusion : si elle ne bluffe pas pour négocier, elle trahit J-1. Le risque est sérieux. N°1
confère
avec le Président et l'actuel N°1 qui, tout indifférents qu'ils soient devenus à l'égard de "la source", s'alarment immédiatement de la possibilité que "les autres" nous rattrapent. En tant qu'arme pour nous, elle est maintenant superflue. En tant qu'arme pour "eux", elle fait basculer le rapport de force. Ils ne comprennent pas d'où vient cette crise. Cette fille a toujours travaillé pour nous efficacement et loyalement. Que lui est-il arrivé ? Du jour au lendemain, elle abandonne tout, prend la fuite et nous menace. N°1, pour ne rien dévoiler, fait allusion à l'ancien Président : Hubris, folie. Mais le Président qui a réévalué l'attitude de son prédécesseur rejette cette piste. De
son côté, l'actuel N°1 qui ignore l'historique de la "source" et le rôle de Clorinde, suppose une banale affaire d'espionnage. Elle nous a infiltrés et, ayant appris ce qu'elle voulait, elle s'en va. L'ancien N°1 refuse cette version qui l'empêcherait de réutiliser Clorinde après récupération. Il objecte : si c'était le cas, elle ne proposerait pas de discuter. Voire,
répond
l'actuel N°1 qui fait état d'une curieuse démarche des "autres" : quelqu'un demande ce qu'il faudrait payer pour être client de "la source". En
effet,
après que Clorinde ait poussé Secrett à se garder de Désignée, nos six mois de crise ont été effacés avec la mission de Clorinde qu'ils avaient provoquée. Mais, en face, pour Secrett, le mystérieux avis reçu fait partie de son "état du monde", un monde dans lequel il est en passe de devenir "successeur-désigné". Il oublie d'autant moins cet avis que, en son absence, avec un Président aveuglé par les sentiments familiaux, Désignée aurait réussi son coup d'Etat. Secrett s'émerveille de la toute-puissance des "autres" : il ne s'agissait pas de mouvements de troupes sur le terrain, il fallait apercevoir l'idée d'un coup dans la tête d'une Désignée enfermée dans une forteresse inaccessible. Tout se passe, se dit Secrett, comme s'ils voyaient l'avenir. Il n'essaye plus rien contre eux et, peu à peu, lui vient l'idée qu'il pourrait acheter des prévisions ponctuelles. Dans le climat euphorique de la "coexistence amicale", je peux tenter la démarche. Qu'exigeraient-ils en échange ? J'apprendrais à l'avance la mort de Président, une rébellion militaire, une crise, une famine... comme on s'abonne à une agence d'information. Les tentatives de Secrett pour ouvrir une négociation ont remonté jusqu'à l'actuel N°1. Celui-ci suggère un rapport entre cette demande et les menaces de cette fille qui pourtant lui avait fait bonne impression. Peut-être s'est-elle réfugiée chez eux et la tiennent-ils. Coincée, elle aura eu l'idée d'agir pour eux sans jouer contre nous : nous vendons un accès limité aux prévisions et, en échange, elle ne trahit pas. La
discussion
dure longtemps. Les opinions divergentes et la perplexité commune conduisent à donner à l'ancien N°1 carte blanche et tous pouvoirs pour négocier avec cette fille, agir et empêcher à tout prix que les autres aient une "source". N°1 sait et tait que ce n'est qu'une partie du problème. La grande affaire, c'est d'arracher à Clorinde le secret qu'elle fera tout pour protéger. Il suffit qu'elle ait accès une seule fois à un relai pour s'envoyer un message préventif et ne pas venir me trouver. Je ne saurai rien, elle ne sera pas en fuite, tout continuera comme avant... Oserait-elle rejoindre "les autres", leur donner J-1 et utiliser son accès pour se prévenir chez nous ? Ce jeu compliqué et dangereux déboucherait sur une trahison réversible, une trahison blanche : une fois prévenue, elle m'évite, elle n'a plus de souci, ne part plus chez les "autres" et ils n'apprennent rien... Elle leur vendrait J-1 dans le but de s'en servir personnellement et le leur retirerait sans qu'ils sachent jamais qu'ils l'ont eu... Elle en est capable d'une telle malice ! Seulement, les "autres" la laisseraient-ils faire ce qu'elle voudra ? Il
contacte
l'ambassadeur : croit-il Clorinde susceptible de trahir ? L'ambassadeur reste d'abord dans le vague puis se dist que cette menace permet à Clorinde de négocier en meilleure position : — Normalement non. Toutefois à quoi peut la conduire la pression de circonstances anormales ? N°1
essaie
d'aller plus loin : — Je ne peux pas vous dire de quoi il s'agit. C'est notre plus grand secret depuis la bombe atomique. Imaginez que Clorinde sache comment fabriquer une bombe atomique, pensez-vous que "sous la pression de circonstances anormales", elle l'apprendrait à notre adversaire stratégique ? L'ambassadeur,
ému de penser qu'il a caressé un tel secret, redevient évasif, sans exclure que, étant pourchassée, Clorinde se mette sous la protection des "autres" : Vous pouvez l'attraper partout à travers le monde, sauf si elle est chez "eux". L'attraper,
N°1 veut l'attraper. Et vite. Il est vieux, très vieux, et le surmenage provoqué par l'affaire ne lui fait pas de bien. Il sent qu'il n'en a plus pour longtemps. Il faut vite arracher son secret à Clorinde et que, ensemble, ils organisent son exploitation. La forcer à coopérer volontairement. La contradiction ne le choque pas. Il n'a pas d'héritier, il n'existe personne au monde à qui confier l'existence du secret de Clorinde. Lui mort, elle sera libre. L'attraper avant. Il l'admire : combien de fois ignorons-nous qu'elle nous a sauvés ? Il la déteste : pourquoi m'a-t-elle trahi ? Pendant
que
tous les Services la traquent et que l'inquiétude vieillit rapidement N°1, Clorinde, arrivée sans encombre chez Aurore, prend du bon temps. Son amie ne s'étonne pas de la revoir après si longtemps et, sans poser de question, l'accueille chaleureusement. Tous les matins, très tôt, Clorinde part à la pêche à la truite. Elles sont innombrables dans les torrents et Clorinde en rapporte tant qu'elle les passe au fumoir. Pendant la journée, Aurore est occupée car son entreprise forestière réclame son attention. Côté cour, c'est un défilé de camions et de bûcherons. Derrière, côté jardin, une solitude absolue. Après
avoir
d'abord profité de son oisiveté pour se refaire une santé, Clorinde rejoint une équipe de bûcherons comme élagueuse. Le casque sur la tête, les lunettes sur les yeux, en combi orange, la rageuse petite tronçonneuse à la main, elle défie tous les satellites du monde de la repérer. Au
début,
Aurore craignant que Clorinde ne s'ennuie, envisageait d'organiser des divertissements, elle comprend vite que Clorinde n'en a ni besoin ni désir. On se se couche tôt car l'air est vif et l'activité fatigante. Pendant leurs brèves soirées, quand Aurore est libre, les deux amies bavardent ou font de la musique. Clorinde
songe
à rester ici. Négocier, la tente de moins en moins. La menace de trahir au profit des autres est un bluff et l'ancien N°1 le devinera. Il pensera que, si ma "conscience" m'empêche de partager mon secret avec mon pays, a fortiori je ne le ferai pas avec "eux" et que je ne leur vendrais même pas J-1. Par contre, ceux qui ne me connaissent pas, l'actuel N°1 et autres qui dirigent la traque, prendront ma menace au sérieux. Supposons qu'on négocie, je réclamerai l'éviction de Smith, tous les pouvoirs sur le "truc" et une augmentation de mes émoluments. Ils m'accorderont tout. Mais N°1 veut mon secret. C'est triste, je croyais que nous avions une sorte d'affection réciproque. Il fera de la réconciliation un piège : une fois rentrée, il se saisit de moi, m'enferme et me fait tarabuster jusqu'à ce que je craque... quelle garantie prendre ? Il n'y en a pas, je ne peux plus faire confiance à mon propre camp. Ni le Président ni l'actuel N°1 ne me défendront contre N°1. La seule garantie consiste à annuler la connaissance qu'il a de mon secret. Comme je ne peux plus me dire de ne pas aller le voir, il me reste à attendre qu'il meure. Il est très vieux, ça ne tardera pas. La connaissance de mon secret mourra avec lui car il n'existe personne au monde à qui il puisse en parler. Dans quelques mois ou années, je pourrai négocier mon retour. Cela m'intéresse-t-il ? Si
loin de tout et occupée si différemment, elle reconsidère sa vie depuis le début du Projet. Tout en admettant qu'elle devait payer le prix pour participer et expérimenter, elle s'avoue que sa trajectoire a dévié. Le jeu m'a capturé. Mon pouvoir m'a enivré. J'ai perdu la distance critique. Je me suis prise, d'abord pour un petit soldat, ensuite pour Wonderwoman. Qu'ai-je à faire de Smith, des N°1, du Président et des "autres" ? Jeanne d'Arc ! retourne à tes moutons avant qu'on te traite en sorcière et qu'on te brûle ! Pourquoi
chercher les ennuis ? Qu'est-ce que ça me rapportera ? Mon programme personnel a été exécuté avec succès. Mes "travaux pratiques" sur le Temps comme métrique du mouvement ont dépassé mes espoirs. J'ai fini. Je peux demeurer ici, acheter ou construire un chalet au bord du torrent, apprendre à conduire un camion dans la boue, trouver un bûcheron sympathique. Plusieurs ne me laissent pas insensible. Ils ne sont pas tous des brutes. Ici, je suis hors de tout. Quelle tranquillité ! Quelle disponibilité ! Quelle quiétude ! Même sur mon île, trop d'agitation et trop de questions me troublaient. Maintenant, j'ai des réponses, de quoi penser pour un siècle. Et, de toutes façons, puisque la "coexistence amicale" va dévorer le "truc", autant laisser tomber. Clorinde
s'installe dans la forêt. Tout en gardant de tendres pensées pour le cher ambassadeur, elle choisit, parmi les bûcherons qui lui plaisent, un qui ressemble à un ours, si velu qu'il semble revêtu de fourrure. Ses sentiments sont doux et son amour fougueux. Le soir, il lit des poèmes et, parfois, en compose. Clorinde a abandonné la tronçonneuse, après qu'un arbre, en tombant, l'ait frôlée de trop près alors qu'elle en ébranchait un autre. Elle a renoncé au camion, sentant que ce serait ostentatoire, comme si elle voulait prouver quelque chose aux hommes. Le matin, elle va aux truites ; l'après-midi, elle réfléchit et écrit ; le soir, elle jouit de sa féminité ; et la nuit, elle dort, mieux qu'elle n'a dormi depuis des mois et des mois. Elle voit souvent Aurore. Les jours passent, identiquement heureux. Cela pourrait durer éternellement. Mais
la
comptabilité approximative de l'entreprise d'Aurore ne résiste pas à un contrôle fiscal qui aboutit à la notification d'un recouvrement d'arriérés à régler immédiatement. Le montant est si énorme qu'il dépasse les capacités d'Aurore.
Clorinde propose de lui donner les fonds. Aurore, surprise et reconnaissante, refuse. Elle fait preuve d'un esprit de rébellion qu'on n'attendait pas de sa tranquillité gentille : les impôts, ça ne se paye pas, pas question. Je ferme, je disparais et je recommence ailleurs. De nouveaux cieux, une nouvelle Terre. D'autres montagnes, d'autres forêts. J'ai des hommes de paille pour créer une nouvelle entreprise et de l'argent caché pour la mettre en marche. Aussitôt,
on
commence à emballer les machines et à charger les camions. Une partie des hommes ira avec Aurore, les autres se dispersent. L'Ours de Clorinde est de ceux-ci, il espère qu'elle l'accompagnera chez lui. Aurore, de son côté, espère l'emmener avec elle. Clorinde se rappelle soudain qu'elle est devenue l'ennemi public. Elle l'avait presque oublié ! Il faut que je sache où j'en suis, se dit-elle. Avant
que tout le monde parte, habillée en bucheronne, elle saute dans un pickup et roule jusqu'à la ville la plus proche. Là, elle change de vêtements pour ressembler à tout le monde et téléphone en Bulgarie, à l'ambassadeur. Elle apprend avec plaisir qu'il l'attend et, avec soulagement, que N°1 n'est plus. Il est mort deux mois après son départ. Il
faut que je reconsidère les choses, se dit-elle. Elle renoue les fils laborieusement car sa vie à la montagne l'a, en quelque sorte, réinitialisée. N°1 mort, personne ne connaît plus l'existence de son secret. Elle peut négocier son retour. Il faudra juste trouver une explication à la crise qu'elle a déclenchée, pourquoi elle a fui et menacé. Dans la forêt, elle ne pensait plus à ces détails, elle philosophait sur le Temps et se laissait vivre délicieusement. J'aurais bien continué, soupire-t-elle. Mais, de toutes façons une décision est à prendre : il faut choisir entre l'Ours, Aurore, le "truc" ou autre chose... Sans
réfléchir
trop longtemps, elle opte pour le "truc". Je n'ai pas encore exploité toutes ses potentialités, se dit-elle. Elle appelle Aurore et, tout en la remerciant, l'informe qu'elle ne remontera pas et la charge de prévenir "tout le monde". Elle regrette de l'obliger à faire récupérer le pickup. Pas la peine, répond Aurore, il est à crédit. Clorinde ne la croyait pas si cavalière ! Décidément, les apparences l'ont abusée. Elles conviennent d'un moyen de contact dissimulé et se quittent. Clorinde
prend
quelques jours pour s'habituer à l'idée qu'elle entame ce nouvel épisode de son existence. Elle achète des habits, s'informe de l'actualité des mois passés et se ré-acclimate à la civilisation. S'étudiant minutieusement dans le grand miroir de sa chambre d'hôtel, elle se plaît. Elle se voit plus grande, non, plutôt légèrement dilatée, comme si elle avait pris une taille dans chacune de ses mensurations. C'est peut-être une impression, mais le hâle, la vigueur, l'air quiet, tout cela est la réalité. Elle a repris la distance que la pression des circonstances lui avait fait perdre et qu'elle veillera à conserver désormais. En fin de compte, ce "cher vieux monstre" de N°1 lui a rendu service : s'il ne l'avait pas jetée dans le Présent de façon menaçante, elle aurait continué à barboter dans la mare. Elle le lui rendra en prolongeant ses jours (que dis-je ? s'esclaffe-t-elle). Si elle réussit son rétablissement (elle corrige : quand elle aura réussi), elle n'aura rien de plus pressé que d'annuler cette fatale visite à N°1. Partant, pas de fuite, pas de traque, pas de menace de trahison, pas de surmenage du vieux monsieur, et pas de mort prématurée. Même Smith ne l'exaspère plus. Le pauvre petit bonhomme a suivi son programme : voyant l'ombre de deux oreilles, il a crié au loup. Elle en est presque attendrie. Presque : je le visserai, se promet-elle. Comme,
vraisemblablement, les consignes de traque sont toujours en vigueur, elle doit se camoufler. Elle adopte une tenue intermédiaire entre l'habillement de ville et celui de bûcheron et négocie son passage sur un camion qui, en une semaine, combinant ferry et route, la conduira en Bulgarie. Elle repousse sans difficulté les avances du chauffeur et, pour le tenir éveillé autrement, lui raconte des histoires d'aventure. Quand sa mémoire n'en trouve plus, elle en invente. Elle a beaucoup de succès avec un super héros qu'elle s'amuse à nommer Aristote. "Aristo" (comme l'entend le camionneur) voyage dans le temps et accumule les boucles : quand les choses vont mal pour lui, il s'en prévient et recommence autrement la séquence, de sorte que les épisodes sont sans fin. Un
soir que l'ambassadeur, ayant rejoint la villa, attend l'ouverture du portail, il entend siffler l'air préféré de Clorinde, celui qu'elle nomme "le chant des truites". Il déverrouille la portière, elle se jette dans l'auto et lui, arrivés dans sa chambre, la jette sur le lit et se jette sur elle. Il s'émerveille de sa nouvelle beauté : tu es un peu plus charnue et tu sembles rénovée, on dirait que tu as été upgradée. Ben oui, il y a de ça, répond Clorinde qui, à son tour, se jette sur lui. Le
lendemain,
ils font le point. Clorinde l'assure que la mort du vieux monsieur change la donne : je vais négocier et tout ira bien. S'étonnant de la voir comme "augmentée", il demande où elle est allée et ce qu'elle a fait. Clorinde lui raconterait volontiers si elle ne savait que tout ce qui n'est pas utile est inutile. Moins on en dit, mieux ça vaut. Elle confirme l'hypothèse d'un malentendu entre elle et le vieux monsieur, malentendu que leur obstination réciproque a transformé en rupture dont le vieux monsieur a fait une affaire d'Etat. N'empêche, lui dit l'ambassadeur admiratif et implicitement interrogateur, tu les as joliment affolés. Tous les Services étaient à tes trousses, et tu leur as échappé. Déjà, l'autre fois, tu t'étais miraculeusement sortie des pattes des "autres" ! Tu as, ou bien une chance invraisemblable, ou bien des superpouvoirs. — Des superpouvoirs !, répond-elle en riant. Je vais te montrer (elle lui montre). Clorinde
entre
en contact avec l'actuel N°1. Elle exploite à fond la mort de N°1, demandant pardon à l'ombre du vieux monsieur. Elle a eu un différent avec l'ancien N°1. Il s'est comporté comme s'il était toujours en charge et a voulu la forcer à entreprendre des expériences dangereuses : — Vous voyant négliger la "source", il cherchait augmenter sa puissance pour vous obliger à la reconsidérer, vous savez, un peu comme un père qui souffre de voir son rejeton oublié. De toutes façons, c'était un abus de pouvoir. Je me suis affolée et j'ai pris la fuite. Le
N°1 se soucie peu de la "source" mais beaucoup de la trahison dont elle les a menacés. Clorinde rit. C'était pour lui faire peur. Le N°1 lui reproche sévèrement d'avoir fait peur à l'Etat tout entier, à commencer par le Président. Clorinde, devinant à peu près comment se sont passées les choses, réplique que, sans l'acharnement contre elle de l'ancien N°1, un différent personnel ne serait pas devenu une affaire d'Etat. Je n'ai jamais eu l'idée de trahir, je ne l'ai pas fait, vous vous en seriez aperçu au comportement des "autres" ! Comme,
depuis
le départ de Clorinde, Smith a additionné les bêtises, le N°1 propose d'oublier réciproquement l'affaire. Elle retrouvera ses fonctions (et mes émoluments, ajoute Clorinde), ses deux maisons seront remises en état car elles ont été "un peu détériorées" par les investigations (elle grogne), elle se laissera "débriefer" (elle refuse). Bref, il annule les consignes lancées contre elle, elle rentre et ils reparlent amicalement de tout ça. Il a besoin d'elle pour une activité spéciale (Clorinde, émoustillée, suppute que ce besoin explique sa longanimité). Clorinde
promet d'être à son poste "dans dix jours" (qui laisseront le temps de tout remettre en ordre chez elle — tout, absolument tout, insiste-t-elle), jours et nuits qu'elle passe avec l'ambassadeur, entre le lit et la piscine. Une
fois
quitté la Bulgarie, Clorinde reprend son identité. Elle débarque sans autre incident qu'un éclair de curiosité dans le regard du contrôleur des passeports qui se souvient des ordres récemment annulés. Elle retrouve son accès au relai. Depuis longtemps, elle a prévu que son premier geste serait de se prévenir de ne pas aller voir N°1. Au
moment de le faire, elle hésite. Elle enverrait un message à la Clorinde de l'avant-veille du fatal entretien, expliquant que N°1 comprendra trop bien et qu'il faut absolument s'abstenir. Les Clorindes intermédiaires décoderaient et recoderaient. La destinataire prendrait connaissance de l'avertissement. J'allais me jeter dans la gueule du loup, se dirait-elle. Et Clorinde se retrouverait là où elle en était quand Smith a découvert les traces de l'opération Désignée. Il n'y aurait pas de fuite précipitée, pas de traque... il n'y aurait pas non plus Aurore, le chant des truites, l'Ours, ces mois délicieux et revivifiant dans la forêt. Je ne serai plus la Clorinde "survitaminée" que je me sens être à présent... A quoi sert de me prévenir ? Je retomberais dans l'impasse où j'étais avec Smith, sans pouvoir supprimer sa question, je perdrais ce que j'ai vécu dans la forêt et, plus important encore, la distance que j'ai retrouvée. J'ai tiré le bilan : ma trajectoire n'allait pas, je m'étais laissée dévorer par mon action. Maintenant, j'ai repris le contrôle. Et je l'abandonnerais ? Elle
s'émerveille d'avoir ce choix ! Ca me rappelle ce truc de Smith, jadis, quand il était gentil : Dieu qui peut tout peut-il rendre sa virginité à une fille qui l'a perdue ? Moi, je pourrais, si la fille ne voulait pas l'avoir perdue : il suffirait que je la prévienne de ne pas aller au rendez-vous, de mettre un pantalon ou de verrouiller sa porte. Mais je ne suis pas Dieu tout puissant, il me faut une machinerie, un relai dans l'espace, et qu'il soit continu ! Si j'annule ma rencontre avec N°1, je lui épargne le stress dont il mourra. En ce sens, j'ai le pouvoir de prolonger son existence ! N'empêche
que
ce passé a eu lieu. Je ne me sens ni le droit ni l'envie de me changer. J'aurais l'impression d'être l'écureuil qui fait tourner sa roue. Non, je vais de l'avant. Si j'annule, mon présent Présent disparaitra et je n'en aurai pas le moindre souvenir. Que de morceaux de vie ai-je déjà perdus ! Je voudrais bien savoir ce que j'ai fait quand j'ai manipulé quelque chose onze mois en arrière, il faudra que je consulte l'archive. En
conséquence, Clorinde ne se prévient pas. Toutefois elle met en mémoire d'introduire, à la première occasion, un accès caché au relai. Je ne me laisserai plus emprisonner dans le Présent (tant qu'il y aura un relai). Quoique
sa
colère envers Smith ait bien diminué, elle ne disparait complètement que lorsqu'elle le revoie. Pour la première fois depuis qu'elle le connaît, il est mal rasé, ses habits sont fripés, sa cravate pend, sa figure est pleine de plis, il a rapetissé... Penaud, il vient la saluer. Elle ne ressent plus que de la compassion. C'est quand même le cher vieux Smith, agent et victime du devoir. Elle s'occupera de lui quand elle aura "vu" le N°1. L'entretien
se
passe très bien. L'ancien N°1 est responsable de tout. Clorinde affecte de regretter sa propre impulsivité. Le N°1, quoique beaucoup de choses l'intriguent dans cette affaire, est pressé d'y mettre fin et Clorinde comprend pourquoi quand il continue : nous avons été saisi d'une curieuse demande des "autres", enfin, de quelqu'un très haut placé chez les "autres" ; il est prêt à payer très cher, en or de préférence, sinon en devises ou en avantages commerciaux. — Payer pour quoi, Monsieur ? — Pour bénéficier des services de la "source". En quelque sorte, il voudrait s'abonner aux prévisions le concernant. Le Président et moi, pensons accepter : bien que, avec la pacification, la "source" ne nous serve plus à grand chose, nous avons besoin qu'elle reste opérationnelle ; or, faire supporter cela au contribuable abuserait du principe de précaution. Nous étions coincés, et vous aussi par conséquence. Voyez maintenant : nous nous accordons avec "eux" et leur faisons payer l'entretien de la "source". N'est-ce pas idéal ? Je me souviens que vous m'aviez fait part de votre inquiétude devant l'endormissement de la "source". Vous craigniez une machination. Nous aidons les "autres" et ils nous donnent les moyens financiers de leur rester supérieurs ! Les négociations n'ont pas encore commencé. Le Président et moi voulons vous confier cette mission. Clorinde
sourit, triomphante : voilà un beau coup à jouer ! Elle suppose que les chefs des "autres", renonçant à combattre notre toute puissance, cherchent à en bénéficier. Nous ne leur livrerons que des renseignements les concernant dont ils se serviront pour leur jeu politique interne. Grâce à "eux", nous entretenons notre potentiel et nous évitons le piège que je redoutais. Ils ne chantent plus de chansons au tigre pour l'endormir. Nul doute qu'ils n'aient cependant quelques arrière-pensées... Le cerveau de Clorinde fourmille d'idées, de supputations et de projections. — Je suis d'accord avec vous Monsieur. L'occasion est bonne à saisir. Toutefois, l'affaire n'est pas sans dangers, permettez-moi d'y réfléchir quelques jours. Le
N°1 le lui accorde bien volontiers. Il lui demande à nouveau d'excuser les dégradations chez elle (encore imputées à l'ancien N°1 !) qu'il espère réparées à sa satisfaction. Il ajoute que, pendant "l'incident", le Président a tant entendu parler d'elle qu'il souhaite la rencontrer. Ils auront un entretien à trois pour mettre au point l'affaire des "autres". Clorinde
réalise qu'il est désormais superflu d'employer une image de substitution pour s'entretenir avec le N°1 ou le Président : pendant qu'elle était l'ennemi public, tous les agents des Services, et même la police, ont eu sa photo sous tous les angles, le N°1 en premier. Il faudra continuer à se masquer seulement avec "les autres" pour qu'ils ne fassent pas de connexion avec celle qu'ils ont enlevée et relâchée. Il serait amusant de les démystifier mais je n'aurais plus de sécurité nulle part s'ils voyaient la possibilité, au lieu de payer cher pour des informations partielles, de s'emparer de moi et de me forcer à leur donner une "source" à eux. Clorinde
visite ses maisons. Celle d'ici sent le neuf comme si elle venait d'être construite, ils ont dû commettre d'énormes dégâts en fouillant partout. Il en va de même aux Caraïbes où même la piscine a été refaite. Son ancienne maison dans l'ilet, elle aussi a été fouillée, mais n'ayant pas été réparée, elle lui montre jusqu'à quel degré de détail ils sont allés : tout est démonté, des prises électriques aux fausses cloisons et aux plinthes, tout a été retourné. Elle apprend en allant à sa banque que la salle des coffres a été victime de malfaiteurs qui ont creusé un long tunnel et fracturé les casiers des clients. Ceux-ci seront remboursés sur leur déclaration. Elle se réjouit d'avoir brûlé ses manuscrits au lieu de les entreposer là comme elle en avait eu l'idée. Cette attaque est-elle fortuite ou relève-t-elle de la série d'investigations ? Le
Président,
le N°1 et Clorinde se réunissent par écrans interposés. Clorinde a renoncé à l'anonymat à leur égard. Même vêtue sobrement, même à travers les écrans, elle rayonne d'une telle force que les deux hommes sont impressionnés. Elle résume ses réflexions : le Président fixera le prix à leur faire payer, elle établira le cahier des charges. Nous ne leur vendrons aucune information susceptible de se retourner contre nous et, au contraire, nous exigerons l'accès à leurs systèmes d'information puisque, ment-elle, la "prévision" s'opère à partir d'une multitude de données. Pour des prévisions locales, le "truc" a besoin de données locales. Le
Président
et N°1, l'œil gourmand, comprennent que nous allons, non seulement faire payer aux "autres" notre propre sécurité mais savoir plus de choses sur "eux" que nous n'en avons jamais rêvé. Toutefois,
avertit Clorinde, "ils" doivent avoir des arrière-pensées, autrement ce serait trop beau. Peut-être espèrent-ils, à la faveur de ce contact plus étroit, apprendre ou induire quelque chose sur le fonctionnement de la "source". Elle insiste sur la nécessité de dissimuler son apparence. Le Président et le N°1 ignorent qu'elle a été, une fois, capturée par "les autres" : ils me soupçonnaient d'appartenir à un "projet secret", je m'en suis sortie en simulant la folie, ils m'ont relâchée. Ils ont enquêté sur moi, ils savent tout ce qu'une investigation non autorisée peut trouver. Notre "partenaire" sera quelqu'un de haut placé, sous les ordres de leur N°1, ou leur N°1 lui-même : s'il découvre qu'il peut s'emparer de la poule aux œufs d'or au lieu de lui tirer la queue chaque jour, je ne pourrai plus sortir du bunker. Smith,
ayant
fait preuve d'une complaisance excessive à l'égard de l'ancien N°1, a "démérité". Les deux grands chefs veulent le sortir du truc et l'éliminer. Clorinde le défend : il travaille avec moi depuis le début du Projet, je lui suis reconnaissante. Je ne peux, ni rester seule en charge (supposez que je tombe dans un trou d'égout !), ni recruter et former quelqu'un. Laissez-le moi, je le recadrerai. Clorinde
est
donc le chef à présent. Elle aura une "entrevue" (un entr'écran plutôt) avec son client dès que le montant à payer aura été fixé. Elle
explique
à Smith qu'elle l'a sauvé et qu'il sera désormais son assistant. Reprenant l'ancien ton complice : — Remettez-vous, cher monsieur. Vous êtes indispensable. Vous et moi, nous sommes les seuls qui sachions de quoi il retourne. Nous allons avoir du travail. Pour
commencer, comme les ingénieurs du centre spatial qui assurent le fonctionnement et la maintenance de la "machinerie" en ignorent la fonction et reçoivent désormais leurs ordres de Clorinde via un code de sécurité, elle n'a aucune difficulté à faire créer un accès additionnel et anodin au relai. C'est pour "mon stagiaire" (elle rit à l'idée que le Projet en aurait un). Je vous préviendrai quand il faudra l'annuler. Autre
chose : qu'a-t-elle fait, onze mois en arrière, dans un autre "état du monde" ? Au lieu de reconstituer laborieusement ce Présent disparu à partir des messages supprimés comme N°1, elle récupère celui qu'elle s'était envoyé, le décode et apprend la nature et la gravité de l'attaque virale lancée par "les autres", ainsi que le rôle de Désignée, la fille du Président. Elle comprend que "alors", elle a rencontré le mari (celui-là même qui avait lancé les négociations de pacification) en Bulgarie pour l'avertir de se garder. Et, puisque, dans le présent Présent, il n'y a plus d'attaque perverse ni de Désignée, c'est que la manœuvre a réussi. Elle se complimente et se pardonne d'avoir violé sa propre règle. Tout
laisse
penser que "Mr mari" a éliminé Désignée, qu'il est en pleine ascension, peut-être en passe de devenir lui-même "successeur-désigné". C'est probablement lui mon "client". Clorinde réfléchit que, dans son "état du monde" à lui, l'avertissement bulgare n'a pas disparu puisqu'il lui a permis de ne pas être évincé par Désignée. Ce doit être cela qui lui a donné l'idée de nous utiliser. Elle
se plonge dans le peu qui filtre de l'actualité des "autres" et ce qu'elle voit confirme son hypothèse. Secrett
a trop d'agents et de ramifications chez ses "autres" pour ne pas avoir appris la panique suscitée par la disparition de cette fille. "Corinne" avait plus d'importance que ne lui en a fait attribuer son délire métaphysique dans le jardin des roses, nous avons manqué le point. Par contre, il ne parvient pas à comprendre pourquoi "les autres" la cherchent aussi intensément. Voyant qu'elle leur échappe et, se souvenant de cette sorte de brouillard qui enveloppait les informations sur elle quand ses services en cherchaient, il conclut qu'elle est à la fois très forte et très importante. Et pour qu'elle soit ça, il faut, mille démocraties !, qu'elle soit la "mère" du truc ou au moins sa "marraine". Il regarde les photos : pourtant, elle n'en a pas l'air. Du
coup, il repense à l'autre membre du trio, cet astrophysicien que, au fond de son désert chilien, il a fait sonder par une agente experte de sa brigade sexuelle. Lui aussi, il a fait le fou. Nous aurait-il dupé également ? La troisième a disparu. Elle était folle. Il s'arrête : le point commun entre les trois, c'est d'avoir eu l'air fous et délirants. Je les ai identifiés, je les ai presque tenus, j'en ai même attrapé une, peut-être la plus importante, et ils m'ont tous échappé. Secrett, tu mériterais que je te fasse fusiller ! Je ne reprendrai l'enquête, c'est du passé. Maintenant, nous sommes en paix, je vais exploiter leur "truc" et j'en ai bien besoin. Il m'a déjà sauvé une fois en me prévenant du coup d'Etat de Désignée. Curieusement, quand j'y ai fait allusion au cours des discussions préliminaires, personne n'a semblé comprendre. Depuis
la
destruction de l'hélicoptère qui emportait Désignée vers le Pouvoir, Secrett vit dans la hantise de son retour. Son corps n'a pas été ramené, les sauveteurs avaient autre chose à faire que dégager les sacs de linge sale. Quand, ensuite, Secrett a envoyé une autre équipe, le glacier avait disloqué les débris, entraînés dans ses profondeurs. Il serait invraisemblable, il est impossible que Désignée ait été la seule à survivre. Et encore plus impossible qu'elle soit remontée toute seule à la surface et qu'elle ait pu aller quelque part. Tout était écrabouillé dans l'hélicoptère, il faisait trente degrés au-dessous de zéro et elle n'avait ni équipement ni provision. Qu'un Yeti bienveillant passant par là l'ait ramassée et en ait fait sa reine, et que, nourrie de sang humain, elle descende un jour des montagnes à la tête d'une bande de monstres, c'est un scénario de bande dessinée ou une histoire à effrayer les enfants. Secrett sait que Désignée est morte dans l'accident. Le sachant, il ne le croit pas. Une fille aussi dure et déterminée, quoique pas sans attrait sexuel (j'aurais dû lui faire un enfant, il serait successeur maintenant et j'en serais l'intérim), une telle fille est un concept historique indestructible, celui de notre Triomphe final. De temps à autre, après une crise d'angoisse, Secrett craint de devenir fou et ce n'est pas Président qui lui fait du bien. A moitié gâteux depuis le choc de la trahison de Désignée, il n'a jamais reproché à Secrett son action rapide et efficace mais murmure souvent "reviens, fifille ! tu seras président". La
première
chose que Secrett demandera au "truc" quand l'accord aura été fait, sera une veille permanente sur toute manifestation éventuelle de quelque chose qui indiquerait une résurrection de Désignée. Après, bien d'autres informations lui seront nécessaires pour surveiller les factions, l'armée, les récoltes et tout ce qui menace son pouvoir. Incontesté à la tête des Services, la déliquescence de Président le met en porte-à-faux au sommet de l'Etat. Que Président se dépêche de choisir un successeur ! et que ce soit moi ! Il
reçoit la réponse des "autres" (Le montant à payer a été calculé pour qu'il couvre les frais de fonctionnement du "truc"). Le chiffre est élevé. Comme Secrett dispose de fonds secrets illimités et qu'il n'est assujetti à aucun contrôle budgétaire, il accepte. Les "autres" ne demandent pas de garanties : s'il ne paye pas, il leur suffira de fermer le robinet des informations. Toutefois, pour ne pas s'exposer à soutenir des comploteurs ou des agents privés, ils veulent un engagement officiel de la DDCE que Secrett fait signer à Président. Les versements se feront trimestriellement en barres d'or de 400 onces Troy. Pour
rencontrer son "client", Clorinde se demande quel brouillage revêtir à l'écran. Nul doute que "Mr mari" a appris la traque dont elle a été l'objet et soupçonne qu'il a eu tort de la relâcher quand il la tenait. Vaut-il mieux tenter de dissimuler ou assumer ? La deuxième option la tente, elle a toujours préféré foncer. Elle résiste néanmoins car, en transformant un soupçon en certitude, elle lui ferait un cadeau gratuit. Elle écarte à regret des figures non humaines : le sphinx lui plairait bien avec, comme dans la mythologie grecque, une tête de femme et un corps d'animal. Les règles des relations transculturelles le déconseillent. Que comprendrait son partenaire ? Comment interpréterait-il cette image ? Non, elle prendra une apparence féminine pour brouiller sa piste : logiquement, il pensera que, si elle est celle qu'il soupçonne, elle adoptera une figure masculine. Songeant à l'ancien N°1, elle fait programmer l'image et la voix d'une vieille dame aux cheveux blancs, à la fois sévère et bienveillante, habillée en tailleur-pantalon élégant, gris pâle, égayé d'une écharpe de vive couleur. Une
fois la rencontre commencée sur un canal doublement sécurisé, elle ignore l'effet qu'elle produit sur son interlocuteur (il ne s'attendait pas à ça, il se demande si l'image est factice et, dans ce cas, qui se cache derrière). De son côté, elle est impressionnée. "Mr mari" n'a pas jugé utile de se dissimuler. Il est trapu, ramassé sur lui-même ; sa carrure puissante et énergique fait penser à un tigre. Il lui dit de l'appeler "Secrett" et, réciproquement, Clorinde, se fait nommer "Truc" : Mr Secrett vs ms Truc. Comme
Secrett
l'a déjà fait, il mentionne l'avertissement providentiel qu'il a reçu un jour. Il a la surprise que ms Truc comprenne, se réjouisse d'avoir pu lui être utile et les congratule tous deux d'avoir maintenu les relations entre Etats sur la voie pacifique. Secrett respire. Il est plus à l'aise pour énoncer sa première demande : surveiller toute manifestation de Désignée. Ms Truc se fait donner les détails et Secrett, soulagé de pouvoir enfin parler sincèrement à quelqu'un, raconte presque tout, la détermination de Désignée, sa mise à l'écart, son complot, son élimination. Il va jusqu'à parler des cauchemars qu'il fait, cauchemars de sexe et de sang (bon sang, pense Clorinde, il me prend pour son psy !). Président l'a fiancé à sa nièce : quoique plus jolie et gentille que Désignée, elle a nécessairement un air de famille, notamment ce menton un peu fort que leur a légué le fondateur de la Dynastie et, parfois, il a l'impression d'avoir Désignée en face de lui. Tout, absolument tout, laisse penser que Désignée est définitivement neutralisée. Seule l'absence de preuve concrète l'empêche de dormir. Il faudra établir une grille d'indices qui permettraient d'apercevoir une résurrection éventuelle. Clorinde se félicite qu'un tel homme ait une telle faiblesse. Ms Truc, avec des paroles rassurantes, assure que le nécessaire sera fait. Ensuite,
rasséréné, Secrett sort sa "liste de courses". Ms Truc, sans encore la discuter, expose sommairement (trop sommairement, regrette Secrett) le principe du "truc" : une Intelligence Artificielle Consciente qui, à partir d'une infinité d'informations de toutes sortes, élabore des constellations de probabilité à un jour. Elle reprend l'image des deux plateaux de la balance. Secrett, familier du traitement des signaux faibles, croit saisir intuitivement. Il réfrène son envie de la questionner à propos de ces engins stationnaires à un million de kms, elle ne répondra pas. Il
bondit
quand ms Truc demande un accès illimité aux systèmes d'informations publics et privés de la DDCE. Pas question, rugit-il (Clorinde admire le tigre en fureur). Vous sauriez tout de nous ! et puis, vous n'en avez pas besoin : lors de l'incident dont nous parlions (Désignée), vos moyens ont suffi. Ms
Truc
explique patiemment que ce fut un coup de chance ponctuel (dont elle se félicite). Pour des prévisions continues couvrant la totalité du territoire dans plusieurs domaines, il faut employer la méthode "industrielle" et alimenter la "machine" d'une multitude de données : à un instant donné, un bloc de données insignifiantes, fait sens ; un instant plus tard, il le perd. En amont, vous choisissez les variables-objectifs ; en aval, vous fournissez toutes les données disponibles. Et,
devinant
la pensée de Secrett, Ms Truc ajoute : comprenez bien, si vous gardez fermés certains systèmes d'information, nous n'en saurons rien, mais vous, vous prenez le risque de dégrader la prévision ou, qui sait ?, d'engendrer une fausse prévision. Secrett
est
choqué. Payer cher en or, est une chose, payer en informations en est une autre : "ils" en sauront plus sur nous que nous-mêmes, puisque nous ne maitrisons pas aussi bien qu'eux l'agrégation et le traitement en
masse de données hétérogènes non formatées. Ms
Truc,
encore plus patiemment, le reprend : vous ne "payez" pas, vous mettez du charbon dans la chaudière dont l'action meut la locomotive ; ce que vous nous payez en or, c'est le mécanicien. Pour avoir une bonne prévision, il faut toutes vos données et toutes les autres (que nos satellites fourniront). Secrett,
tourmenté et réticent, croit trouver une objection pertinente : je croyais que chez vous, la protection de la vie privée des citoyens était un principe essentiel. Mais, en pompant toutes les données, vous la violez complètement ! Comment ne s'insurgent-ils pas ? Clorinde
attendait l'objection. Bien sûr, elle tombe à côté puisque l'IA n'existe pas (pas sous cette forme) et que les "prévisions" sont des "pré-visions". Exiger des "autres" d'ouvrir leurs informations servira (Secrett a raison) à rendre l'espionnage inutile et à "tout savoir" d'eux, c'est, comme le craint Secrett, un prix à payer en plus du prix monétaire. Mais ce fabuleux cadeau offert aux Services, est accessoire. Pour vendre à Secrett le jour J les informations qu'il aura eu le lendemain, il faut que, à J+1, nous les ayons. Comme la DDCE est fermée et contrôlée, nous savons peu de choses et ne pourrions pas satisfaire Secrett sans l'accès à ses propres sources. Ms
Truc répond en mentant sans vergogne (Clorinde, un peu honteuse, se réjouit que son interlocuteur ne la voit pas rougir) que, justement, l'importance ici accordée à la vie privée et à la protection des données personnelles constitue sa seule garantie. Toutes les données qui entrent dans la machine y restent. Nul, pas même les Services, surtout pas les Services, n'a accès à cette base dont la taille et la complexité sont tellement monstrueuses que toute IA s'y perdrait, sauf celle-ci. Secrett l'a deviné, les associations des droits du citoyen se sont émues, le Parlement s'en est saisi et ses Comités ont fait en sorte que tout soit verrouillé hermétiquement. La machine ne livre que les résultats. Et le verrouillage est vérifié en permanence. Secrett
comprend, sans être totalement rassuré. Alors Ms Truc assène le dernier coup : si ça ne vous plaît pas, ne le faites pas. C'est vous qui voulez des prévisions ! de toutes façons, à tout instant, vous pourrez nous refermer l'accès à vos systèmes. L'argument
ne
convainc Secrett qu'à moitié. Il se décide à accepter en pensant : puisque, sans accès, ils savent déjà tout ce qu'il leur importe, autant l'autoriser pour que je sache ce qui m'importe. Il
promet de faire signer l'accord à Président aujourd'hui-même, d'engager le premier paiement et de mettre en place une commission associant les techniciens en chef des deux côtés pour définir rapidement les procédures de connexion. Ms Truc le félicite de sa décision. Clorinde mesure la démesure de l'entreprise : nous allons plus loin, à la fois dans la coopération et dans la perversité, que personne ne l'a jamais pensé. Secrett est un homme dangereux. Il n'hésite pas à trahir son pays pour améliorer sa position. Heureusement, si quelque chose tourne mal, j'ai mon arme secrète personnelle : maintenant, je peux compter sur la stabilité du relai et, si quelque chose déraille, je pourrai me prévenir aussi loin en amont qu'il le faudra. Pour
garder sa liberté d'esprit, Clorinde a exigé que son entretien ne soit suivi par personne. Elle se doute cependant que ce ne sera pas le cas. En effet, le N°1 s'est fait brancher sur le canal secret et a tout suivi. Un peu surpris par les allusions à un "avertissement important" antérieur, il retient surtout que nous allons "les" voir de l'intérieur et tout savoir. Ce sera un programme qui mobilisera nombre d'hommes et de machines. Il n'en revient pas : avec le Président, ils s'étaient trouvés tous deux très malins de faire payer les "autres" pour entretenir notre supériorité. C'était petit jeu à côté de ce qu'a fait cette Clorinde ! elle les fait payer deux fois, et le second paiement vaut bien plus que le premier (Encore ne sait-il pas que Clorinde a fait encore mieux puisque, pour ce prix, elle ne vend à Secrett que ses propres informations ! mais Secrett n'est pas perdant, il les aura avec un jour d'avance). Le
N°1
s'effare d'avoir, naguère, fait la guerre à Clorinde. Heureusement, elle nous est revenue. Comment avons-nous pu commettre une telle erreur de jugement ? et, encore une fois, feu le vieux monsieur est incriminé. Quelle folie l'a saisi ? Au lieu de la traquer comme un malfaiteur, nous aurions dû la couvrir d'argent, de décorations et de reconnaissance. Les
procédures
de connexion définies, commence l'aspiration de "leurs" données. Clorinde se dit que, si l'espionnage ressemble à la pêche à la truite, on est passé au chalutage de fond. D'un côté, plusieurs équipes analysent en masse les informations pour reconstituer le fonctionnement de la DDCE dont on ignore tant. Une muraille de Chine a été établie entre les analystes et les opérationnels pour que ces informations ne soient pas exploitées dans l'action, ce qui confirmerait les craintes de Secrett. D'un autre côté, Clorinde utilise un programme automatique qui, calibré sur les cibles définies par Secrett, sélectionne les informations pertinentes. Se les renvoyant à J-1, elle les communique à son "client" qui, à prix d'or, apprend aujourd'hui ce qu'il saura le lendemain. Aux
yeux de Clorinde, ces informations ne paraissent pas spécialement sensibles. Les yeux de Secrett voient autrement car il se déclare très satisfait. En effet, un jour d'avance sur ses adversaires politiques et sur la météo lui donnent un avantage significatif grâce auquel il renforce sa position. Tout en conservant une vague inquiétude à l'égard de la fuite massive de données dont il est responsable (une trahison, Secrett, si tu n'as pas peur des mots), il croit qu'elle permet la prévision et s'en félicite quotidiennement. En particulier, le jour où, au sein des Instances, une alliance tactique de la gauche et de la droite exploite la faiblesse de Président pour lui adjoindre un Assesseur (qui neutralisera Secrett). Secrett, avisé la veille, retourne la manœuvre et, une fois décidée l'institution d'un "Assesseur auprès du Président", se fait élire à ce poste. Il a gagné deux fois : une, il a évité d'avoir un concurrent ; deux, il a contourné Président qui refusait de le nommer à l'intérim. Dorénavant il est Président bis et en profite pour pousser Président à adopter sa nièce, à lui marier sa désormais "fille" et à les désigner successeurs. Les Instances, bien manipulées, approuvent. Le peuple se réjouit et semble accorder sa faveur au couple, satisfait que se dissipe l'impression de vacance du pouvoir engendrée par la passivité de Président. Secrett trouve la nièce aussi charmante que complaisante (quand elle ne le fait pas penser à Désignée) et, se souvenant de ses regrets, se dépêche de lui faire un enfant, un futur successeur dont il sera le Tuteur. Il paierait volontiers quelques barres d'or de plus pour savoir si la naissance se passera bien. Clorinde s'amuse à lui faire suggérer par Ms Truc de s'adresser à une voyante car la machine ne devine pas l'avenir. C'est
alors
que des rapports d'informateurs font état d'une rumeur selon laquelle Désignée aurait réapparu ou serait sur le point de le faire. A la tête de tous les mécontents, elle chassera les corrompus et les traitres, elle dénoncera les accords avec "les autres" et rendra à la DDCE sa pureté et son avenir triomphal. La première fois que Clorinde en voit la mention, elle pense que Secrett va exploser : folie ? fureur ? panique ? Elle balaye les informations antérieures pour essayer d'en apprendre davantage et, sachant ce qu'elle cherche, elle découvre des indices. Dans les montagnes du Nord, des prophéties sommaires ont été émises ces derniers temps, du style "un jour nouveau se lèvera" ; des gens ont quitté leur famille et leur travail pour monter "là-haut" ; l'Armée du Nord a fait plus de manœuvres que d'habitude... rien qui pouvait attirer l'attention avant d'avoir cette clef. Pourtant, Clorinde qui, à la différence de Secrett, n'est pas traumatisée par Désignée ne doute pas de sa mort. Un hélicoptère désintégré au fond d'un glacier à quatre mille mètres d'altitude, ça ne pardonne pas. Clorinde ne croit pas aux Yetis. Donc cette Désignée est une imposture, un drapeau que des opposants se sont fabriqués... ou peut-être se dit-elle (à présent familière des coutumes des "autres"), une "du sang", une cousine qui, capitalisant sur une vague ressemblance, chercherait à reprendre le jeu de Désignée, par ambition, par fanatisme ou pour le compte de quelqu'un qui la manipulerait. Examinant les cousines en âge de ressembler à Désignée, Clorinde est effarée de leur nombre. Elle lance un programme de collecte d'informations qui constituera une base de données sur ces cousines et, en attendant les résultats, prévient Secrett. La chose est trop importante pour lui, et ses réactions possibles dangereuses pour nous, un message serait inopportun, il faut un entretien. Ms
Truc et Secrett se font face par écrans interposés. Clorinde, tout en l'informant, cherche à orienter sa réaction dans un sens rationnel. S'il se laisse aller à ses fantasmes et prend l'idée d'une "résurrection" de Désignée, il deviendra fou. Aussi Ms Truc expose-t-elle que "quelque part, quelqu'un" tente d'exploiter le souvenir de Désignée (et la légitimité qu'il véhicule) contre le gouvernement. Secrett se crispe mais ne bronche pas. Il lui est plus difficile de garder son calme en apprenant qu'on prêche le retour de Désignée. Il l'a toujours redouté, d'abord parce qu'il a peur et, ensuite, à cause des effets que cela produira sur Président. Il note avec intérêt que le berceau de l'agitation se trouve encore une fois dans les montagnes du Nord, toujours rétives, dont, pourtant, il a purgé et repurgé l'armée. Il sollicite une prévision à plus long terme. Tout en admettant qu'un horizon de vingt-quatre heures est déjà miraculeux, il rappelle que lors de "l'avis providentiel" la machine avait "vu" très loin. Ms Truc, mentant avec cette assurance qui rend Clorinde honteuse, affirme que cela demande un effort exceptionnel. Dès qu'un large faisceau d'indices d'alerte convergera, cet effort sera fait (si la situation échappe à Secrett, le danger d'une DDCE incontrôlable,
pousserait Clorinde à violer à nouveau sa règle). Pour l'instant, ce n'est qu'un mouvement faible et diffus, moitié mystique, moitié oppositionnel. Ms Truc, toujours soucieuse de détacher Secrett de la pensée de la vraie Désignée, l'incite à rechercher qui pourrait être derrière ce mouvement, et notamment parmi ceux "du sang". Secrett ressemble à un taureau furieux qui se prépare à charger. La fumée sort par les naseaux, les sabots creusent le sol. Il assure qu'il va commencer l'enquête dans la nébuleuse des cousins et cousines qui s'est accrue énormément à chaque génération, et d'abord parmi les plus proches. Ms Truc l'assure de sa coopération et annonce qu'elle lui fournira bientôt une synthèse des cousines qui seraient susceptibles de servir de Désignée de substitution (sans exclure qu'il n'y en ait aucune et que ce soit un pur artifice). Clorinde
est
excitée comme devant un problème d'échecs tordu. Parviendra-t-elle à dominer la situation sans recourir au "joker" de son arme secrète ? Au niveau presque microscopique où se tient encore la menace, la pré-vision souffre de myopie. Les multiples petites fissures par lesquelles coule la subversion n'apparaitront que par leurs effets, quand l'eau accumulée rompra un barrage. Or Secrett veut agir avant. Si le barrage se rompt, si les choses tournent au pire et deviennent visibles (colonnes de char sortant des montagnes, soulèvements populaires), Clorinde pourra toujours rattraper la situation en s'informant en arrière. Secrett n'en saura rien, la nouvelle Clorinde non plus mais cette Clorinde-ci aura perdu : son jeu consiste à deviner et à se limiter à J-1. A ce jeu, elle a un handicap qu'elle ignore. La DDCE étant, à bien des égards, une société primitive, des pans entiers de la vie et de l'activité ne passent pas par des canaux numériques. En accédant à tous les systèmes d'information, Clorinde, comme les experts, reçoivent à leur insu une image biaisée, celle des réseaux officiels. Toute une partie de l'économie est informelle et règle ses échanges par le troc ou en cash. Les activités quotidiennes de la population usent de contacts oraux ou de messages écrits. Clorinde a l'illusion de partager les informations de Secrett, elle n'en connaît que la fraction numérique (assez importante il est vrai). L'agitation
se poursuit, sort des montagnes du nord et s'étend, toujours diffuse et impalpable. Aucun leader n'apparaît, aucune action n'éclot, mais tous les innombrables mécontents du pays chuchotent le nom de Désignée, sans cesser d'exécuter leurs obligations. C'est exactement le type de situation où la pré-vision est inefficace. Nul
ne sait comment Président entend la rumeur. Elle lui redonne courage. Une nuit, il s'enfuit de son palais et prend la direction du Nord. Quand Secrett arrive pour sa visite matinale, plus de Président. Secrett aperçoit aussitôt le danger et les implications. Il faut tenir ce départ secret. Ce ne sera pas difficile, Président étant reclus dans ses appartements et gardé par les hommes de Secrett (entre lesquels il s'est faufilé, nul ne l'a vu passer, nul n'a repéré l'automobile qui l'attendait à quelques centaines de mètres du palais, nul ne l'a suivie jusqu'aux montagnes du Nord). Secrett cachant la fugue de Président et conduisant l'enquête uniquement par contacts humains et relations orales, Clorinde ne l'apprend pas avant que la rumeur (qui s'en répand mystérieusement) ne se traduise en rapports officiels quelques semaines plus tard. La base de données des cousines (853 personnes) n'a pas révélé d'anomalies. Chacune semble à sa place. Elles pourraient ne pas l'être en réalité, il suffirait que leur déplacement ou leur incartade ne laisse pas de traces numériques. Clorinde, se basant sur ses écrans, ne le sait pas. Pourtant,
aucune cousine n'est impliquée dans ce lent bouillonnement, pas plus que quiconque : il s'agit (Clorinde le comprendra plus tard) d'un processus catalytique spontané dans lequel la référence à Désignée (plus que sa personne) cristallise la multitude de particules humaines que la déstabilisation a mis en suspension. Depuis des générations, ce pays vivait de l'affrontement avec ses "autres". La politique de pacification, le démantèlement des factions, la dissolution de Président, la promotion d'un Secrett qui, malgré son mariage, n'est pas "du Sang", tout cela a démagnétisé la multitude et une partie des gens de pouvoir. Inconsciemment, ils aspirent à retrouver un attracteur conforme à leurs habitudes. Ils le trouvent en Désignée. Elle est du Sang et le mystère qui l'entoure est propice aux fantasmes : "Elle" reviendra et, avec Elle, l'ordre ancien. Secrett
s'étonne de n'avoir pas été prévenu à l'avance de la "trahison" de Président et de ne pas recevoir de prévisions à ce sujet. Il s'interroge : me le cacheraient-ils ? ou cela aurait-il échappé au "truc" ? A ses heures d'optimisme (de moins en moins nombreuses au fur et à mesure que sa peur de Désignée augmente), il souhaite que l'absence de signalement du "truc" signifie que la fuite de Président ne modifie pas les tendances et constitue un évènement sans gravité. (Ironiquement,
c'est le cas : Président, pris en charge par un vieux camarade de régiment, arrive dans le Nord. Il cherche Désignée sans succès puisque la vraie est morte et la fausse n'existe pas. Sa vaine quête le fait s'enfoncer dans les montagnes, toujours plus haut. Il glisse, chute d'une falaise et se fracasse en bas.) Par
les voies mystérieuses propres aux rumeurs, Président rejoint Désignée : ILS vont revenir et tout ira bien. Secrett ne sait que faire. Il préférerait un soulèvement qu'il pourrait mater, ou tenter de mater. Mais personne ne fait rien, personne ne dit rien. En apparence, tout est normal. Seul le bruit de la rumeur enfle. Secrett
a
repoussé à plusieurs reprises la réunion périodique des Instances Suprêmes dont, pour la première fois, il a peur car, pour la première fois, il est sur la défensive. A la fin, il lui faut se résoudre à les convoquer. Il masse ses gardes du corps autour du Palais des citoyens égaux. Cela ne lui sert à rien. A peine est-il entré qu'un chuchotement se fait entendre, devient murmure, se renforce et éclate en cri scandé : Désignée, Désignée. Secrett, désemparé, craint un instant qu'elle apparaisse et le massacre devant les délégués. Tambour battant (Désignée ! Désignée !), Secrett est destitué et, en attendant la réapparition de Désignée, sa gentille épouse (qui appartient au Sang et porte la cinquième génération) est nommée Président et flanquée d'un Conseil d'Intérim. Secrett fait trop peur, il est aussitôt fusillé. Dans
les
semaines qui suivent, la "gentille épouse" montre qu'elle est bien "du Sang" et qu'elle mérite le menton un peu fort caractéristique de la dynastie. Elle n'est pour rien dans la chute de Secrett et ne la souhaitait pas. Sa vie lui convenait. Maintenant, son sens de l'opportunité s'éveille. Elle se débarrasse du Conseil d'Intérim, exécutant ou éloignant les uns, achetant les autres, et prend tout le pouvoir. Découvrant un jour la signature de Président sur un bizarre accord de renseignement entre Secrett et "les autres", elle s'effare du montant déjà payé en or et, par les voies diplomatiques, dénonce l'accord et réclame la restitution de l'or. Secrett ayant été exécuté trop vite, il a emporté ses secrets : les systèmes d'information de la DDCE restent ouverts. A l'autre bout du monde, le N°1 s'en félicite car l'accès à tous les messages officiels des "autres" est précieux pour éclairer la confusion de leur situation. Malgré
quelques indices, Clorinde reste aveugle jusqu'au coup de théâtre qui renverse Secrett et l'élimine. Le Conseil d'Intérim multiplie alors les messages au peuple et Clorinde apprend la victoire de "Désignée". Selon le contrat passé avec Secrett, il lui faut le prévenir que tout va basculer, afin qu'il prenne ses dispositions : ou bien repousser l'assemblée, ou bien les fusiller tous, ou bien ce qu'il voudra. A quoi cela servirait-il ?, s'interroge Clorinde. Il est clair à présent que Secrett a été victime, non d'un accident ponctuel qu'on pourrait empêcher, mais d'une lame de fond qui a pris naissance de manière invisible très loin dans les profondeurs de l'océan populaire. C'est très loin en amont qu'il faudrait aviser Secrett. Et pour lui dire quoi ? d'être gentil avec le peuple ? Il l'a été, autant qu'il le pouvait. Clorinde, pour ce qu'elle sait de la DDCE, comprend que le destin de Secrett s'est fermé quand il a liquidé Désignée et qu'il a quitté la voie du Sang. Or c'est elle, Clorinde, qui a fait cela. Elle sait pourquoi. Désignée nous aurait détruits. Donc Secrett devait nous débarrasser de Désignée et, ce faisant, il se condamnait lui-même. Y-a-t-il une autre solution ? Non. Néanmoins,
pour sa propre crédibilité, Clorinde doit informer son N°1, à la fois, de l'imminence du renversement de Secrett et de l'inutilité de l'empêcher. N°1 rechigne : Secrett s'est montré un bon partenaire et un client profitable. Il serait correct de lui transmettre la prévision à laquelle il a droit et qu'il a payé si cher. Vous dites qu'il est condamné. Peut-être oui, peut-être non, donnons-lui une chance. Clorinde ne peut pas dévoiler toute l'histoire de Désignée, elle insiste sur la différence entre un accident et une tendance. Nous pouvons empêcher le premier, pas contrer la seconde. Notre homme a deux problèmes : un, il n'est pas du Sang ; deux, il est en paix avec nous. "Eux", ils veulent du Sang et du sang. Nous ne pouvons pas sauver notre client. Le
N°1 craint l'incertitude qu'engendrera le changement de gouvernement et l'éventuelle remise en cause des accords de coopération. C'est une question stratégique, dit-il, il faut parler avec le Président. Le
Président
comprend les deux points de vue et hésite à les départager. Finalement, il décide : donnons-lui une chance et aidons le. Puisqu' "ils" aiment l'odeur du sang, on va la leur faire renifler. Et à Clorinde : prévenez-le et ajoutez que, pour lui permettre de se remettre en selle, nous massons aussitôt des troupes à leur frontière ouest. Cela lui donnera un prétexte pour repousser la fatale assemblée et une occasion d'apparaître comme le héros national contre nous. Nous n'avons pas assez ménagé leur haine. Clorinde,
quoiqu'elle juge habile la manœuvre du Président, ne pense pas qu'elle suffise. Pour que Secrett devienne vraiment un héros national, il faudrait une vraie guerre qui dure longtemps, avec plein d'atrocités. Il comprendra cela, retournera contre nous la manœuvre du Président et transformera l'incident que nous lui offrons en guerre ouverte. En voulant sauver la paix, nous prenons un risque énorme. Clorinde décide aussitôt qu'elle ne fera pas cela. Puisque la rencontre aboutit à une solution erronée, il faut annuler toutes ces discussions. Elle s'envoie un message la veille, s'enjoignant de taire ce qu'elle apprendra. Clorinde
ne
prévient pas Secrett et n'informe pas le N°1. Le
lendemain,
le N°1 apprenant le renversement et l'exécution de Secrett, s'affole et convoque Clorinde à un entretien : comment "la source" n'a-t-elle pas prévu une telle révolution ? Clorinde, froidement, répond qu'elle était imprévisible. Ce n'est pas un coup politique, c'est un phénomène sociologique. Clorinde expose les rumeurs du retour de Désignée et insiste sur leur caractère diffus et insaisissable. S'il y avait eu des comploteurs, nous les aurions aperçus, il les aurait aperçus. Fondamentalement, Monsieur, l'homme a été éliminé pour la raison même qui nous le fait regretter : la politique de coopération. En outre, dans leur imaginaire, il avait une faiblesse irréductible : il n'était pas "du sang". N°1 grommelle que tout ceci est bien regrettable. Clorinde ne résiste pas à lui faire remarquer que nous n'avons pas la télécommande qui contrôlerait les "autres" dans leur ensemble. Et, pour le consoler, elle rappelle que, dans la période d'incertitude qui s'ouvre, nous avons un avantage : l'accès à leurs systèmes d'information. Clorinde
a
trahi son "client" et dupé ses "chefs". Elle n'éprouve aucun scrupule ni regret. Moins on manipule, mieux c'est. La seule intervention absolument nécessaire fut celle qui visait Désignée. Mais le plan diabolique de celle-ci n'était lui-même qu'un effet de notre abus de supériorité. Le vieux monsieur l'avait dit un jour au début : il fallait leur laisser marquer des points pour ne pas les déstabiliser et engendrer de l'incertitude. Donc, conclut Clorinde, nous pouvons changer le Présent mais nous ne devons pas le faire, il n'y a que les catastrophes naturelles qui justifient une manipulation, et pour ça, un Smith suffit. D'un autre côté, ni le N°1 ni le Président ne voudront payer pour avoir "seulement" une veille de protection civile. Et, si on va par là, pourquoi nous seuls serions protégés ? Je regrette de ne pas pouvoir mettre ce secret au service de l'humanité mondiale, il faudrait expliquer trop de choses et ce serait trop dangereux. D'où
je
déduis, se dit Clorinde, en grimaçant, que cette extraordinaire découverte ne sert à rien ! L'humanité telle qu'elle est a besoin de son temps linéaire et irréversible ! D'ailleurs, moi-même, être humain, n'ai-je pas refusé de corriger mon passé ? J'ai refusé de me prévenir que je serais capturée, et aussi de ne pas aller voir le vieux monsieur. J'ai même refusé de prévenir Smith qu'il tomberait dans un trou. Je me suis interdit d'utiliser mon secret personnel pour intervenir loin en arrière. Je l'ai fait pour Désignée et, en fin de compte, en corrigeant une perturbation, j'en ai engendré une autre. Certes, les acteurs politiques, N°1, le Président, Secrett croient en profiter : ce ne sont que des succès à court terme. Je l'ai dit un jour : la chaine des causes et des effets (outre qu'elle n'est pas toujours linéaire) s'entrelace avec le hasard. Changer un facteur causal ne produira pas nécessairement l'effet désiré, sauf dans des cas très simples. Je
crois que j'en ai fini avec les expériences. Clorinde
convoque Smith. A nouveau lisse et propret, il a retrouvé son air sympathique. — Cher monsieur, lui dit Clorinde, je vais m'absenter. Je vous confie la maison. Tant que nous avons accès aux systèmes d'information des "autres", vous préviendrez le N°1 avec un jour d'avance. Sans oublier les catastrophes naturelles, bien entendu. Smith,
inquiet, demande vainement où elle va, combien de temps, et comment la joindre. — Je m'absente, répète Clorinde. Dites au N°1 que je prends pour un échec personnel la fâcheuse mésaventure advenue chez les "autres". Je n'ai rien à me reprocher car elle était imprévisible, c'est précisément cela qui me perturbe. Entre nous, Smith, un truisme a parfois du sens : nous pré-voyons seulement ce qui se voit. Or bien des choses ne se voient pas, l'essentiel peut-être. Le Projet a réussi, Smith, et il a échoué. Smith
cligne
des yeux comme il le fait quand Clorinde lui tient des propos difficiles et qu'il sent arriver le mal de tête. Clorinde
ne
veut pas se cacher, du moins pas encore. Elle sera absente ouvertement. Elle rejoint sa maison dans l'ile et mange des langoustes. Que le Projet ait échoué ne lui coupe pas l'appétit, au contraire, car elle, elle a réussi. Elle pense aux sectes pythagoriciennes qui graduaient la connaissance des secrets selon le degré de perfection des adeptes. Seul l'ultime géomètre entendait la musique des sphères. Clorinde se moque d'elle-même, tout en s'avouant que le secret du Temps appartient à ces connaissances ultimes. Pendant
que
Clorinde savoure les langoustes, le soleil et quelques hommes agréables, chez "les autres", la gentille épouse a pris pour nom dynastique "Intérim", à la fois pour afficher sa modestie (elle appartient au Sang par la branche cadette) et gagner un surcroît de légitimité : elle règne au nom de son enfant à naître. Elle a dénoncé le curieux accord de renseignement que Secrett avait passé avec "les autres" et, pour la forme, demandé le remboursement des sommes versées. Elle navigue tant mal que bien entre coopération et affrontement. Pour payer sa dette à la révolution implicite qui l'a mise au pouvoir, elle voue un culte à Désignée, accentue sa ressemblance physique avec elle et ne manque pas de couvrir de son nom toutes les décisions qu'elle prend. Elle a lancé une enquête et découvert sa fin tragique qu'elle ne comprend pas : Président l'aimait, même trop ; Secrett avait besoin d'elle pour accéder au pouvoir. Se jugeant elle-même inoffensive (comme pourrait se qualifier un éléphant qui, innocemment, piétine les récoltes et écrase les enfants), elle n'envisage pas que Désignée ait pu constituer une menace. Alors quoi ? Elle va au plus simple : une fugue amoureuse qui aura mal tourné. Si
Désignée
est le pôle positif qui oriente le règne d'Intérim, Secrett en est le négatif. Rendu responsable de tous les maux subis par le peuple, et même de la pluie au Nord, de la sécheresse au Sud qui ont gâché les récoltes, Secrett est le Monstre universel, le coupable total. Abusant des pouvoirs que lui conféraient ses fonctions, il a supplanté et démoralisé Président, le poussant à la fuite et à la mort (son cadavre a été retrouvé). Elle, la gentille épouse, elle a été livrée à la voracité et à la lubricité du dragon dont néanmoins le Sang a triomphé puisque la cinquième génération va naître. Il
a fallu réorganiser les services de renseignement. Pour empêcher la concentration du pouvoir dont avait bénéficié Secrett, les services ont été divisés et compartimentés. La perte d'efficacité qui en résulte retarde longtemps la découverte que "les autres" accèdent librement à tous les systèmes d'information. Ils sont aussitôt refermés et un nouveau crime, le crime suprême, s'ajoute à la légende noire de Secrett : il a trahi. Intérim le dénonce publiquement et entreprend un procès posthume. Tous les témoins, toutes les victimes, réelles ou prétendues, sont entendus. Le procès dure longtemps. Ce grand déballage fait fonction de rituel de purification, de Catharsis. Tout le négatif accumulé depuis des années est transféré sur Secrett et disparait avec lui. Secrett condamné à dix mille ans de prison et à être exécuté, l'a déjà été. Au cours d'une grande cérémonie de masse présidée par Intérim, aux cris de Désignée ! Désignée !, on brûle solennellement ce qui reste de Secrett et tous les malheurs de la DDCE partent en fumée. Reste
à mener de front la coopération et l'affrontement avec "les autres". Ce n'est pas facile car, mille démocraties, ils ont toujours une longueur d'avance. L'absence
de
Clorinde n'affecte pas le N°1. Secrett éliminé, elle n'est plus nécessaire pour s'occuper de ce contrat pervers. N°1 trouve plausible qu'elle éprouve un sentiment d'échec. Comme il sait qu'elle est repartie dans son île où on peut la joindre à tout moment, il n'a aucune raison de s'inquiéter. Smith,
consciencieusement, reçoit chaque jour de la machine une sélection des informations pertinentes concernant les autres et s'expédie à J-1 les plus importantes qu'il transmet au N°1. Il apprend ainsi que l'accès est découvert à la fin. Il s'envoie un message d'alerte et prévient aussitôt N°1 pour que nos techniciens installent immédiatement des accès cachés qui fonctionneront après la fermeture des systèmes. N°1 rit : c'est la première chose qu'ils ont faite dès le tout début ! et ne craignez rien, ces portes de derrière sont bien dissimulées. Il pense que Clorinde a fait là aux Services un cadeau extraordinaire, d'autant plus précieux aujourd'hui que le comportement des "autres" devient plus erratique. Reconnaissant, il décide de continuer à lui verser les émoluments habituels malgré son absence. Là-dessus
les
élections arrivent. Le Président est candidat. Son principal opposant est populaire, l'opinion partagée, et les sondages indécis. Le Président demande à N°1 une prévision qui n'affectera pas le résultat mais lui permettra de se préparer. N°1 hésite, puis accepte et donne la consigne à Smith. Le soir des élections, Smith apprend que le Président est battu et l'informe. Le Président, en soupirant, se dit qu'il aurait dû penser plus tôt à utiliser le "truc" pour les combats politiques difficiles. Clorinde
qui
garde un œil sur ce qui se passe enrage. Le fidèle Smith a violé l'éthique du Projet. On lui a dit de prévenir le Président à l'avance, il l'a fait sans se poser de question. En elle-même la chose est sans importance et ne modifie pas les résultats du vote de demain. Mais elle constitue un précédent fâcheux. Le Président n'aurait pas dû demander cette information, le N°1 n'aurait pas dû accepter, Smith n'aurait pas dû exécuter. Une limite a été franchie sans qu'aucun des trois ne s'en rende compte. Voilà longtemps qu'on craignait que le Président abuse. Nul doute qu'il se dise qu'il aurait dû utiliser le "truc" pour les combats politiques difficiles. Et que va-t-il se passer avec le nouveau Président ? Je ne peux me fier ni au N°1 ni à Smith. Je ne vais pourtant pas m'astreindre à un travail de routine pour être en position de faire respecter la morale ! Clorinde,
furieuse, s'envoie un message une semaine en arrière, les Clorindes intermédiaires décodent et recodent. Clorinde reçoit le message, saute dans le premier avion et, à peine arrivée, envoie Smith prendre des vacances. Ahuri, il part. Le Président demande à N°1 une prévision qui n'affectera pas le résultat mais lui permettra de se préparer. N°1 hésite, puis accepte et donne la consigne à Clorinde. Clorinde refuse sèchement : le "truc" sert l'Etat, pas les partis. N°1, gêné, transmet au Président qui, gêné à son tour, acquiesce. Cela
se
reproduira, pense Clorinde, toujours furieuse. J'ai eu raison jadis d' "éteindre" le Projet pour incompatibilité entre les facteurs technique et humain.
Je n'ai que trop tardé à refermer la boite de Pandore. Il
existe
l'équivalent d'un bouton rouge. Dans l'hypothèse improbable où les "autres" parviendraient à prendre le contrôle des relais, il a été prévu une succession de commandes qui bloqueront irréversiblement les émetteurs. La procédure est compliquée pour éviter les accidents. Clorinde exécute successivement toutes les étapes. C'est fini, les relais sont muets maintenant. Ils ne transmettront plus rien, ni à J-1 pour Smith, ni à J-k pour Clorinde. Le Présent redevient unique. Clorinde va disparaître. Bien sûr, de nouveaux relais peuvent être lancés sans elle mais ils n'auront ni l'envie ni les moyens budgétaires. Le "truc" était déjà sur une trajectoire descendante. Et, comme ils ont l'accès aux systèmes d'information des "autres", ils ne se rendront pas compte de ce qu'ils perdent. Ils ne s'apercevront que le "truc" est mort qu'au retour de Smith, je peux filer tranquillement, en prenant garde ne pas laisser de traces. Clorinde,
par
un canal dissimulé, a appris d'Aurore la localisation de sa nouvelle installation.
Avec d'extrêmes précautions et en faisant mille détours, elle rejoint la montagne, rêvant au chant des truites et à la musique des sphères. [On
trouvera la suite de ce livre 4 quand on arrivera à la fin des cinq volumes de Marfise : un long chemin qu'il n'est pas conseillé de raccourcir] |