scriptis

Un silence bavard

baobab

15 août 2004 à 09:44

Je vous ai promis —sans que vous l'ayez cru— que je vous narrerais mon chateaubriandage.

Chateaubriand, parce que j'imagine que l'endroit où je vais est fait d'une falaise, une mer et rien d'autre. Vous verrez, je le crains, que ce vide sera trahi. Je rêve à des lieux plus déserts que les déserts de cette planète, je les trouve pleins d'écume, de bruits et de foules.

Donc Chateaubriand. Je ne sais si c'est un pastiche, il aurait écrit ou dit : Alors, je me suis accoudé à l’éternité et j'ai pris la pose. Voilà mon programme pour les cinq jours qui viennent. Voilà le but que je vise —vainement, vous le verrez, je le verrai, je le pressens. Cinq jours d'éternité et des milliers de kilomètres de mer à tartiner de métaphysique pour répondre autre chose que 42 à la question de la vie, l'univers et le reste (H2G2).

Menus soucis : je n'ai aucune idée de l'état du confort et du sanitaire. Le pire est probable. J'ai connu l'arrivée à des maisons de campagne à occupation épisodique : placards vides, bestioles cachées partout, nécessité de fourrager, de nettoyer. Alors, une maison des tropiques...Il n'y aura pas de solution de repli : pas d'hôtel, pas de route, pas de village. J'aimerais pourtant que ce soit vivable, ou du moins survivable, pour y revenir, disposer d'une retraite où je viendrais "faire Chateaubriand" de temps à autres.

Si tout va bien —mais, n'en accusez pas mon caractère grincheux, tout va rarement bien sous les tropiques—, on devrait m'attendre à l'aéroport tout à l'heure, me loger ce soir et organiser mon expédition demain matin.

Mon voyage précédent là-bas, c'était il y a vingt ans. Nous nous étions répandus partout. J'étais jeune alors, et plein d'outrecuidance. Je croyais chevaucher l'histoire mondiale et le soir, dans la cour emplie d'amis où nous buvions et fumions, je discourais sur le sens de l'Histoire et la direction de ce sens...Aujourd'hui, tellement plus modeste, je n'oserais pas tenir de tels propos, pas même songer à les penser : on ne peut ni penser sans syntaxe, ni croire avoir pensé ce que la syntaxe a produit. Le monde est indécent. Pardonnez-moi d'avance, je le répéterai souvent.

Pour l'heure, comme c'est toujours le cas à l'aéroport, je baigne dans le brouhaha linguistique des cohues internationales, un peu abruti de m'être levé trop tôt et d'avoir dû penser à tant de choses, fermer le gaz, noter la place de parking etc. etc. Et, comme on le fait en voyage, en attendant que sonne l'heure de l'embarquement, je rêvasse à toutes les occurrences semblables que j'ai rencontrées et à tout ce qui a été écrit sur ce genre de circonstances.

Laissez-moi rêvasser, je reviendrai tout à l'heure.

Mardi, 14H30 locales

Me revoilà, mais autre que je pensais. Les romans chinois classiques frustrent souvent le lecteur qui, attendant la fin de l'épisode en cours, trouve à sa place : ici le récit bifurque.

Je vous avais promis, je m'étais promis de "faire Chateaubriand". Jusqu'à présent, j'ai plutôt fait Crusoé. Mon (fidèle ?) Vendredi s'appelle Mamadou Séné —on dit "Sen". Contre argent, il m'apporte à manger pour quatre personnes deux fois par jour, à 15H et 22H —ne me demandez pas pourquoi. Quand je rentre, à peine suis-je sous la "douche" (je vous expliquerai les guillemets), il est déjà là pour demander si j'ai besoin de quelque chose.

Revenons à Dimanche. De la maison aux innombrables salles de bain à demi-achevées (le seront-elles jamais ?), je ne dirai pas grand chose. Mes souvenirs d'Ethiopie étant encore frais, j'ai trouvé cette Afrique-ci furieusement moderne. Mais ça n'a pas duré.

Lundi, à 11H, le taxi partait. Une heure après, nous quittions la route déjà bien défoncée pour un chemin de terre qui, peu à peu, perdait sa terre et n'était plus qu'ornières. Je n'aurais pas osé conduire. A la fin, après une montée quasi verticale à travers les rochers, nous arrivâmes à la maison "dans le style du pays". Le chauffeur alla chercher Mr Séné qui ouvrit les portes gonflées par l'humidité, sortit la poulie pour la mettre au puits, prit la corde et le seau et me donna ma première leçon de survie. Dans ma campagne, le puits a une margelle et une manivelle qu'il suffit de tourner. Ici, le trou est à ras du sol. Trois branches branlantes se croisent au-dessus pour accrocher la poulie. Il faut tirer le seau à bout de bras. Le puits faisant vingt mètres et l'eau étant tout au fond, difficile de sortir plus de trois seaux à la suite. D'ailleurs pourquoi le ferait-on ? l'eau est saumâtre. Je fais mon thé à l'eau minérale mais il faut bien rincer la théière et le suivant est gâché.

La maison comprend : une jolie pièce des vents donnant sur la mer, à ras de la falaise, avec vingt mètres d'à-pic ; deux pièces ouvrant sur la terrasse d'où j'écris à présent ; mais pas d'électricité, pas de meubles, mais le sol en ciment, mais les toilettes : un trou dans le cagibi où l'on prend sa "douche" en puisant de l'eau dans le seau avec une casserole.

Quand j'arrivai, il était 14H, j'avais faim, je voulais poser mes affaires mais je n'existais déjà plus que par Mr Séné. C'est lui qui détient les clefs de tout, au sens propre comme au figuré. Il me fallut écouter sans la comprendre sa longue conversation avec le chauffeur qui, ou bien n'était pas pressé de rentrer, ou bien avait la consigne d'attendre que je remonte en auto sans ouvrir ma valise.

Je sais bien que "sous les tropiques", il y a toujours quelqu'un car la solitude est une mauvaise chose et il faut toujours tenir compagnie. Mr Séné est le gardien, le maçon, l'homme de main, de tout le monde et se livre à une multitude de menus trafics. Aurais-je voulu choisir l'option "commando" et me contenter de nouilles instantanées à chaque repas, Mr Séné serait resté indispensable car, pour commencer, il fallait le réchaud à gaz qui était "à l'abri" (prêté ? loué ?), il fallait du gaz...et pour tout cela, il fallait Mr Séné. Il habite quelque part par là, je ne saurai pas où. Je ris en pensant que lui, il a électricité, télé, frigo, salle de bains et tout ce qu'il faut.

Il est partout sauf dans le paysage. A droite, la mer, comme déjà dit : inévitablement splendide. A gauche, de petites collines semi-désertiques, avec un Baobab de-ci de-là. Le sol est fait de blocs volcaniques de couleur marron foncé aux formes tourmentées, agglomérés à une espèce d'argile. Le ciel tropical : éternellement gris.

Partout, des constructions en cours, la plupart au stade du premier mètre de mur qu'elles mettront longtemps à dépasser mais qu'il faut poser tout de suite pour empêcher qu'un autre ne le fasse, les propriétaires n'ayant nul scrupule à vendre plusieurs fois. Le flou du cadastre oblige à enregistrer ses droits dans le sol lui-même. Le premier mètre de mur est le sceau de l'acte de propriété !

Même la falaise verticale au-dessous de la maison ne suffit pas à la protèger. Il a fallu construire un hideux muret en travers pour éviter que quelqu'un bâtisse : que la falaise relève du domaine public, n'empêche pas de la vendre ; qu'elle ne soit pas constructible, de maçonner. Comme elle est friable et que chaque tempête en emporte des morceaux,  le béton vient au secours du béton.

Donc, partout, du bâti bâtissant. Sur la falaise ou en arrière, sans la moindre vue, n'importe où. Ce matin, parti dans les collines chasser le Baobab, j'ai croisé partout des tas de moellons. Ne me demandez pas d'où vient cette fièvre bâtisseuse, ni comment l'analyse économique en rend compte, dans un pays officiellement ruiné depuis la dévaluation, où tout est importé jusqu'aux carrelages...

Tout ça gâche le paysage et il faut marcher longtemps pour quitter les constructions, et encore plus longtemps pour ne plus rencontrer personne.

Ici, à côté de la maison, un chantier qui, s'il est un jour terminé (hypothèse heureusement improbable) emportera la moitié de la vue. A gauche, un autre chantier. Derrière, un chantier. Et, sur chacun, un vague maçon s'occupant vaguement à de vagues besognes. Ça laisse espérer que, finalement rien ne s'élévera et que l'humidité saline, la chaleur et les tempêtes détruiront plus vite qu'on ne construira.

Le sol est une latérite où presque rien ne pousse, creusée de profondes rigoles. Quelle catastrophe ce doit être quand il pleut ! On m'a promis tempêtes et tornades mais "l'hivernage" est en retard cette année.

Hier soir, je me suis arraché les yeux en essayant de lire. Quoique j'eusse allumé les trois lampes à pétrole, je ne sais trop ce que j'ai lu. Aujourd'hui, j'ai vu que la crasse opacifiait les verres des lampes et je les ai nettoyés. J'ai donc quelque espoir mais la prudence commande de lire quand il fait jour et d'écrire quand il fait nuit.

A 19H (plus ou moins !), Mr Séné me livrera quatre pains de glace pour le "frigo". En attendant, je vais marcher un peu sur la plage pour faire un exercice de scolastique : la mer est la même partout et contient toutes les mers mais chaque endroit est spécifique, de sorte que —si l'on ne le pose pas sur les clous rouillés d'une planche pourrie— on a un pied dans l'universaliter et un autre dans le singulariter...

Mardi, 20 heures

Il fait nuit noire. Mes romans chinois classiques ont pour refrain il fut l'heure d'allumer les lampes. Il faut allumer tant qu'on voit encore ce qu'on fait. Après, on ne peut plus. J'ai suspendu une lampe au plafond de l'adorable et invivable pièce des vents, j'en ai mis une autre sur la table d'où j'écris péniblement. Ca n'éclaire toujours pas. Je me souviens pourtant des lampes à pétrole de ma grand-mère, avec un tube en verre et des pieds en pattes de lion, qui illuminaient...mais la lampe-tempête ne vaut rien pour un usage non tempétueux : je vois à peine la page. J'en déduis que, sans électricité, il est bien plus commode d'écrire que de lire et que l'écriture est un substitut à la lecture !

Mr Séné n'est pas encore venu apporter la glace de 19 heures. S'il ne prend pas mon plat, comment le remplira-t-il ?

Robinson a fait une erreur en ne cherchant pas ma lampe de poche quand il faisait jour et, à présent, la lueur de la lampe à pétrole ne suffit pas pour la dénicher. Je n'aime pas l'idée de passer la nuit sans cet instrument magique : vous cliquez et la lumière surgit ! Les allumettes locales ne valent rien et la bougie n'éclairera pas. Et pas question de lampe à pétrole au milieu de la nuit : il faut soulever un bitoniau, sortir la mèche, allumer, laisser monter la flamme, rabaisser le bitoniau...je n'ai plus qu'à espérer dormir d'une traite...

J'étais parti pour la métaphysique et me voilà dans les détails les plus triviaux...Il est vrai que, en voyage, les détails, privés de la routine qui les a réglés une fois pour toute, les détails défaillent...Je me souviens du Journal d'un brave homme qui, originaire de l'Ain, était venu faire du commerce en Afrique dans les années 1860 : Marie-Joseph Bonnat, ou un nom de ce genre. A l'occasion d'une guerre tribale, il est capturé. On lui fait traverser tout le "royaume" pour le conduire au "roi". Pendant cinq cents pages griffonnées jour après jour, sa principale préoccupation est le manger : "on m'a donné une poule", "on m'a promis une poule", "je n'ai pas eu la poule", "le roi a dit qu'il me donnerait une chèvre" (prenant le conditionnel du roi pour le futur de l'affamé : le roi souhaite lui donner une chèvre quand il en aura une ou quand il en restera une après en avoir donné). Bref, ce récit m'avait un peu lassé...pourtant...comme je le comprends à présent !

La mer gronde et la marée monte. Elle arrive au pied de la falaise qui, attaquée d'en-haut par le ruissellement, d'en bas par la mer, finira par s'effondrer, avec toutes les constructions qu'elle supporte, de tous les styles. J'ai vu des choses étonnantes : du libanais carrelé au pavillon chinois, en passant par le mauresque, la paillotte, le cabanon en planches et la hutte de pêcheur.

Où en étais-je ? Ce matin, j'ai cherché à rencontrer un Baobab. Difficile de parvenir à un tête-à-tête. Une fois, c'est un gamin avec une fronde qui tire les oiseaux dont les arbres sont pleins ; une autre, des maçons ; une autre, une espèce de moine errant. On a voulu plusieurs fois me vendre "terrain pour maison". Et finalement, il faisait très chaud...

Tout à l'heure, j'ai marché sur la plage, en évitant les poissons morts, rats crevés, chats pourris, planches à clous ; en oubliant les déchets de toutes sortes ; et en évitant les ballons des apprentis champions de foot. Puis, avant que la nuit tombe et que je n'y voie plus, j'ai pris ma "douche" et tiré de l'eau au puits. Tout cela demande un temps invraisemblable et rend mesquin. Sans technologie, il faut des serviteurs.

Avez-vous lu les yeux dans les arbres de Kingsolver ? un missionnaire américain inconscient a entraîné sa famille dans le Congo d'avant l'indépendance. Chaque matin, la seule idée d'allumer le feu pousse la Mère au suicide : il lui faudra sortir, chercher du petit bois, trouver du bois, et la cuisinière s'éteindra en fumant pendant que la famille pleurera de faim.

Mes romans chinois classiques sont peuplés de multitudes de grands et petits valets, servantes et petites servantes, hommes de main, filles de peine... Une maison des classes supérieures en utilise des centaines, non seulement pour les activités matérielles si dispendieuses en travail, mais pour les rituels familiaux et sociaux : écrire des lettres pour accompagner les cadeaux, des lettres pour accuser réception et remercier des cadeaux, offrir le thé à tout un chacun qui passe et la collation adéquate aux circonstances et au rang du visiteur. Il faut exercer son influence au profit des parents et des clients et, pour cela, envoyer des messagers et des cadeaux, attendre les réponses etc.

Je me souviens d'un manuel d'économie domestique de l'entre-deux-guerres dont j'ai hérité au décès de ma tante. L'aspirateur était présenté à la ménagère, non comme un progrès technique mais comme la solution au problème des domestiques : difficulté d'en trouver, de les former, de les garder, de les surveiller. Avec l'aspirateur, la maîtresse de maison, sans déroger, diminuait son domestique. Ajoutons la cuisinière, le frigo, les robots et le reste et calculons de combien de domestiques ils dispensent !

Mais que fait Mr Séné ? Quand sortira-t-il du néant ? J'ignore où est sa maison. Je ne le vois jamais arriver, tout noir dans la nuit et sans lumière. Il serait temps de remplir la glacière, elle clapote.

Pardonnez-moi tous ces coqs-à-l'âne, j'ai la plume paisiblement errante. Deux ou trois choses qui, d'habitude, m'empêchent de dormir ont cessé de me hanter, faute d'être encore pensables. Sur cette autre planète, certains soucis n'ont pas cours. Quel repos ! cela vaut bien quelques ennuis matériels, la barbe qui pousse et la peau qui poisse à cause de l'eau saumâtre. C'est d'ailleurs à ce genre de cure que nous ont souvent servi les Tropiques.

Je mélange en ce moment les romans classiques chinois avec des romans exotiques dont un assez exaspérant qui, dans les Indes des années 1930, conjugue pour les lectrices de Elle les atmosphères de cour, le pseudo-féminisme et un islamisme politiquement correct, sur  fond d'anti-impérialisme princier. C'est toc comme un best seller. Rien à voir avec un roman chinois classique mais, en les croisant, en les lisant ensemble, en les tricotant, le lecteur se transforme en auteur, un auteur paresseux qui n'a pas besoin d'écrire pour lire un "méta-livre" obtenu par la juxtaposition de plusieurs autres.

•••

A la fin, Mr Séné est venu à 21H30, portant à la fois la glace et mon dîner.

J'ai mis en marche une aventure pour demain et demandé une auto pour aller à la forêt des Baobabs. Le "petit frère" Séné avait proposé de me conduire où je voudrais. Je pressens qu'il pense à plein d'endroits qui ne m'intéressent pas et qu'il n'admettra pas que je veuille juste passer une heure en tête-à-tête avec un Baobab géant. Seulement une demi-heure de Baobab, un quart d'heure. Comme "petit frère" ne comprendra pas mon français (ou fera semblant), il cherchera à me promener le plus longtemps et gagner plus.

En additionnant la vie ici, la Chine classique et mes souvenirs d'enfance, je trouve que, dans les civilisations "anciennes", tout passe par des relations entre personnes. "Quoi" renvoie à "qui", et "qui" à "comment" : parenté, alliance, subordination, il faut que les parties soient préalablement liées pour qu'elles négocient. Le contrat précède le contrat. Pour obtenir quelque chose, il faut parler, employer les formes sémantiques et rituelles adéquates, couver l'accord et attendre que la chose éclose. Dans les romans chinois classiques, l'activité humaine consiste à produire de la sociabilité et à entretenir celle-ci. Dire que le marché est embedded dans le social ne dit rien du travail cela demande : en permanence, vérifier qui est qui, et d'où il sort, et qui il connaît ; en permanence, tester et valider la relation, et aussi l'entretenir.

Au contraire, m'exclamé-je en Pécuchet bien tempéré, le marché —et mieux encore le supermarché— établit directement la relation entre les gens et les choses. Merveille ! quel miracle d'avoir déshumanisé, désocialisé, "désembeddé", l'accès aux choses ! d'avoir raccourci —et souvent annihilé— le détour social !

Dans mes romans chinois, l'activité sociale est un travail à temps plein. Autant que ses relations, il faut entretenir son potentiel pour ne pas laisser croire à son entourage qu'on manque d'influence. C'est sans fin car cela étend le champ d'obligations jusqu'aux tiers indifférents. Exemple : une fille a été promise par ses parents à un monsieur qui a déjà envoyé les cadeaux rituels. Un autre monsieur plus riche et prestigieux la demande en mariage. Les parents voudraient dénouer le premier contrat mais l'intéressé refuse. Comme il s'agit d'un militaire, les parents prient un big man d'intervenir auprès de son supérieur pour qu'il fasse pression sur lui. Big man refuse d'abord : aucun des acteurs n'est allié ou client, cela ne nous concerne pas. Les rusés parents objectent : "vous allez laisser croire que vous n'êtes pas capable d'obtenir une si petite chose". D'où intervention (moyennant rétribution, il est vrai) et promesse annulée. La jeune fille, par respect de la parole donnée (ou par amour du premier promis), se suicide "discrètement" en s'étranglant avec un lacet de soie.

Mercredi soir

Et il fut à nouveau l'heure d'apporter les lampes —et d'entendre la marée monter au bas de la falaise.

Ce matin l'auto m'attendait —une 405 Peugeot raisonnablement périmée. Pour une somme modique, j'en avais l'usage toute la journée, avec le chauffeur et son grouillot.

Bien, direz-vous.

Pas si simple.

Que faire de l'auto ? Ne croyez pas qu'elle m'offrait un morning tour programmé. Il n'y a nulle attraction, nul site, nul monument et, s'il en était, le chauffeur occasionnel (maçon, de son métier) ne les connaîtrait pas.

Mon but à moi était clair : quelque part sur la grand route trônait une forêt de Baobabs. Hélas, je n'avais pas la moindre carte et je devais d'abord convaincre. A travers le monde, mon anglais petit-nègre finit par coller à l'anglais petit-nègre local et, de bric et de broc, le minimum nécessaire est échangé. Mais, en pays francophone, je suis incapable de parler petit-nègre : c'est culturel, et surtout grammatical. Du coup, la communication échoue.

Ajoutez à cela que le chauffeur et son aide se moquaient bien des Baobabs et que mon plan leur paraissait saugrenu. Ajoutez encore que la grand route est difficile à atteindre. En dehors de LA nationale qui traverse le pays du Nord au Sud, irriguée et transfusée de bitume par l'aide internationale, ce ne sont que pistes de sable faites surtout de trous, de sorte que l'espace consomme beaucoup de temps.

Nous partîmes. Je savais que je rencontrerais des Baobabs. Autant je suis prêt à m'abandonner aux circonstances pour les laisser engendrer des histoires, autant que je suis têtu quand l'histoire est déjà écrite : je voulais du Baobab, j'en aurais.

Nous roulâmes. La radio de l'auto déversait des flots tonitruants et parasités de bulletins d'information incompréhensibles. Campagne très verdoyante pour un pays sans pluie. De l'herbe. Des zébus. Des arbres. Et, tout le long de la route, un marché sans fin, une foule au travail dans des échoppes en plein vent, des marchands de tout, des marcheurs partout, revenant d'acheter ou y allant.

Tout à coup, nous nous arrêtâmes et je me souvins qu'il était de tradition de s'arrêter au carrefour de Saly. "Déjeuner", dirent-ils. Il était 10H.

C'étaient quatre piquets surmontés d'une bâche. Une mama, sans cesser de bavarder, piochait dans des plats posés sur une planche devant elle pour confectionner des sandwichs à l'omelette, de la longueur d'une demi-baguette. Des millions de mouches travaillaient avec elle. Je pensai à mon médecin qui ne connaît des maladies tropicales que l'angine de clim !

L'efficace mama, d'une main, hachait les échalotes, de l'autre coupait des trognons de poulet et, comme si elle en avait une troisième, battait un œuf dessus, jetait le tout sur le feu. Puis, tout en préparant la mixture du sandwich suivant, elle ouvrait le pain, y versait l'omelette, l'arrosait de poivre et de moutarde et, le refermant, l'enveloppait proprement dans une feuille de papier journal sale. Ma foi, c'était très bon et je parvins à avoir du café au café à la place de l'habituel lait au sucre teinté de café.

Payer trois sandwiches, trois boissons et trois cafés, moins cher qu'un seul expresso en Suisse incite à quelques réflexions à la Pécuchet. Avec ce que je donne à Mr Séné pour me livrer deux excellents repas cuisinés par jour, j'aurais une tranche de pain. Une fois engagé dans ces réflexions triviales, je m'interroge sur le boom immobilier universel : les matériaux importés le sont au prix international ; comment font les heureux bâtisseurs dont les ressources sont au tarif local ? Si quelques magnifiques maisons s'expliquent par les importateurs libanais, contrôleurs des douanes, régisseurs de ports ou de transports, les chantiers en cours dépassent cette sphère. Il est vrai que la plupart ne seront jamais terminés, chantiers à commencer, pas à finir. Le chantier a valeur sociale : je construis donc je suis.

Bon, j'abandonne ces vaines réflexions et reprends le fil de mon expédition. A 10H15, en remontant dans l'auto, voilà qu'ils me demandent où on va. Ils ignorent totalement l'existence de ma forêt de Baobabs le long de la grand route. Je ne crois pas qu'ils fassent semblant pour s'éviter le dérangement car, d'habitude, le chauffeur préfère aller loin (voire l'impose) pour gagner plus. J'énonce mon but avec fermeté, à défaut de clarté. Et nous voilà, demandant aux uns et aux autres où il y a des Baobabs ("des gros" ajoutais-je chaque fois). Ce fut une chasse au trésor. Enfin, nous en trouvâmes. Ils étaient clôturés ! Le chauffeur, heureux d'avoir réussi une mission impossible, me demanda si on rentrait maintenant. Au contraire, je descendis chercher un passage dans la clôture et insistai si bien qu'ils négocièrent avec le gardien qui d'ailleurs ne gardait pas les Baobabs mais un taureau zébu accroché par un pied à une corde fixée à un pieu.

Et me voici enfin au milieu des Baobabs. Enormes. L'un d'entre eux avait poussé horizontalement en travers d'un autre, formant un "chaos" végétal. Toutefois, je fus déçu. A cette saison, les arbres étaient pleins de feuilles et même de fruits —j'en ai goûté, une pâte un peu acidulée, le diable sait ce qu'on en fait. Du coup, avec cette feuillure, la silhouette est moins pure et les branches hautes cachées. Et puis, même s'ils étaient gros à souhait, ce n'était qu'un "jardin" de Baobabs, pas la "forêt" dont j'avais rêvé. Enfin, l'affaire était faite et nous rentrâmes contents, au bord de la fraternisation. Malgré les efforts de la route, du chauffeur et des autres conducteurs, nous n'eûmes pas d'accident.

Mr Séné et mon plat arrivèrent à 15H. Puis je fis une grande marche au bord de la mer. Pour revenir avant la nuit, je rentrai par l'intérieur, à travers les villages.

Le gros cahier emporté pour faire Chateaubriand est encore absolument vierge. Ou bien les conditions matérielles sont dissuasives et le bruit de la mer impropre à la concentration, ou bien pour faire Chateaubriand, il faut l'être, ce qui n'est pas mon cas, n'ayant rien à léguer à l'éternité. J'avais pourtant quelques idées. Une s'appelle les femmes aussi sont des hommes ­ ce n'est pas un compliment féministe. Une autre se nommerait Europe ou la réconciliation. Il s'agirait, sur le mode épique, à la façon des Lusiades, de célébrer le grand battage de peuples qui, depuis des dizaines de millénaires, partis du fond de l'Asie, ont butté sur une mer occidentale longtemps infranchissable, de sorte qu'il ne leur restait qu'à se déchirer entre eux pour se faire une place, jusqu'à ce qu'une nouvelle vague roule. Et, par la suite, des Etats se cristallisant, c'était leur tour de se déchirer dans cette fin de terre.

Et puis quelques autres dont le souvenir m'échappe, ce qui importe peu car ces idées, comme le boom immobilier du pays, se réduisent à un vague mur d'enceinte, et rien de construit. Croire qu'on a quelque chose à dire —ne serait-ce qu'affirmer qu'on n'a rien à dire— est une impertinence.

Ecrire un roman ? on m'a toujours reproché d'oublier le lecteur, de ne pas le prendre par la main, comme dit Gary, évoquant son expérience de marchand de chaussures qui doit ajuster les besoins/désirs du client à l'état du stock...Cette critique ne m'a pas ému. Mon problème est plus grave, je l'ai rencontré en tentant un "roman romanesque" : je suis incapable d'écrire quelque chose comme Il s'éveilla au milieu de la nuit et sortit dans la rue. Le lecteur s'en contenterait car ce n'est qu'un déclic, l'action sera dans la rue. En l'occurrence, j'attendais avec impatience les cochons que les Antonins lâchaient chaque nuit dans la ville close pour qu'ils se nourrissent en nettoyant les détritus, rendant le guet inutile car ces cochons, énormes et féroces, bouffaient tout et tous : femmes et hommes adultes ne leur faisaient pas plus peur qu'un nouveau-né...seulement, pour que le héros rencontrât les cochons et que ceux-ci entrassent dans le roman, je devais écrire il sortit. Je ne pus jamais. Le héros et ses compagnons étaient logés dans le donjon de l'évêque et, même si ça ne vous est pas arrivé, vous devinez qu'on ne sort pas comme ça d'un donjon au milieu de la nuit. Il y a des gardes, la porte est fermée et les barres mises. Il fallait, pour commencer, que mon héros traversât la salle où il avait dormi, et pour cela fît un pas après l'autre. Comme dans le sophisme d'Achille et la tortue, mon héros ne put jamais franchir la deuxième moitié de la distance. J'aurais eu à dire comment il se levait sans éveiller les autres, comment il s'équipait dans le noir, comment il mettait un pied derrière l'autre...comment il ouvrait la lourde porte cloutée, ferrée, verrouillée, faite pour résister à toutes attaques puisque le comte-évêque avait à se défendre à la fois de ses bourgeois et des comtes voisins. Vous pensez bien que la porte du donjon ne s'ouvrait pas d'un clic de souris ! La convention consiste à ne pas se préoccuper de ces détails : il sortit. Je ne suis pas de ceux qui peuvent adopter de tels raccourcis et écrire sans rougir dix ans après... Les égards que je devrais avoir pour le lecteur, je les accorde aux circonstances. Ce sont elles que je me sens obligé d'introduire, que je cherche à séduire.

Mais, si mon héros n'arivait pas dehors, pas de cochons et, partant, pas d'histoire. En désespoir de cause, je le fis passer par la fenêtre au moyen d'une corde et je fus terriblement mortifié que ma répugnance aux conventions m'obligeât aux artifices. Toute narration procède par raccourcis, zooms, condensation. Il le faut pour raconter quelque chose en 200 pages ou 90 minutes. Inutile de tout dire et de tout montrer.

Vous me répondrez (merci de ne pas m'accuser d'incapacité !) que, si mon héros ne réussit pas à sortir du donjon de l'évêque cette nuit de 1148 (une date qui ne devait rien au hasard), c'est que je ne tenais pas vraiment à narrer cette histoire... Peut-être.

•••

Pendant que je radotais gentiment, la mer a forci. On voit des éclairs. Aurai-je droit à la tempête promise ? Je préférerais que non. Dans une telle solitude, ce serait terrifiant. Le vent a tourné, apportant une infinité de moustiques, et de gros nuages noirs rasent les flots.

Mon dîner est arrivé à l'heure. Mr Séné est une horloge qui sonne deux fois : 15H et 22H. Mme Séné cuisine bien, mais pas ce soir. Il a dit "couscous", c'est façon béton, avec du poisson dedans, du poisson plein d'arêtes. Avez-vous jamais essayé d'ôter les arêtes à la lueur d'une lampe-tempête ? Heureusement, je n'avais guère faim.

Il y avait donc cette couche de nuages noirs, comme une strate de chocolat dans une Forêt-Noire. Au-dessous on voyait très distinctement les lumières de la grande ville à cinquante kilomètres. Au-dessus, les étoiles brillaient vivement. Tout à coup, cette nappe noire s'étendit en largeur et en hauteur, avalant les lumières d'en bas et les étoiles d'en haut. Et il commença à pleuvoir. La première pluie depuis un an si ce qu'on dit est vrai. L'odeur soudaine de terre mouillée était si incongrue que j'aurais couru dehors si, très vite, l'averse n'avait tourné à la cataracte. Il fallut me mouiller pour ramasser le linge, fermer les fenêtres etc. Il plut et plut tellement qu'on n'entendait plus la mer, pourtant fort agitée. La pièce des vents prenait l'eau de tous côtés et je craignais que les autres pièces fissent de même. Il y avait grand vent et la terrasse était inondée. Le toit de tôle ondulée faisait un raffut terrible. Heureusement, l'orage n'était pas au rendez-vous, c'eût été exagéré. D'un coup, une odeur de poisson frit se répandit sans que j'en pusse deviner la cause. Je restai un moment à observer tout ça et, un peu inquiet, me couchai sans me laver les dents car aller au local de "toilette" m'aurait trempé complètement. Pour limiter les dégâts d'une éventuelle inondation, j'entassai mes affaires sur la table et dormis sans dormir, tant il y avait de bruit et de moustiques qui se moquaient bien de mon insecticide "infaillible". Vous pressentez que je me levai très tôt ! La terrasse, enfin propre, était ravinée, creusée, effondrée. Je sentais une odeur curieuse, légèrement poivrée, et une petite bruine résiduelle.

Jeudi soir

La journée passée, ce fut à nouveau l'heure d'apporter les lampes. Ce matin, tôt levé comme déjà dit, je partis voir un lac que j'avais aperçu plein d'oiseaux de toutes sortes. La lumière était grise. J'identifiai des pélicans et des cigognes mais beaucoup d'autres bestioles m'échappèrent. Aucun chemin ne le bordait. Il y avait seulement de ces traces que laissent les troupeaux lorsqu'ils paissent au hasard. Après la pluie, tout était boueux et spongieux. J'avais pensé faire le tour et revenir par la mer. Mais, derrière le premier lac, il y en avait un autre, puis un canal qu'il fallait longer jusqu'à trouver un endroit pour traverser. Puis, comme je pensais fermer la boucle, je fus arrêté par un chenal qui reliait les lacs à la mer. Présentement, elle était basse mais le chenal était si marécageux que la traversée impossible. Quelques bêtes au loin semblaient indiquer un chemin mais je risquais de me perdre et de me faire surprendre par la marée dont j'ignorais l'heure. Je fis marche arrière et ce fut au total une très longue promenade.

A 15H, Mr Séné apporta mon déjeuner. Je demandai de la glace et de la bière. Il rapporta la première sans la seconde, ne voulant peut-être pas se faire complice du péché. Il me dit d'aller à l'épicerie, ne parvint pas à m'expliquer où elle était, me promit son fils pour m'accompagner. J'abandonnai mon livre et ressortit en pleine chaleur (moins on a à boire, plus on en a envie !). Le fils était une fille, grosse, vilaine et grognonne, qui aurait préféré faire autre chose. Arrivée à la route, elle arrêta un "taxi" (en fait n'importe quelle auto prend les gens qui veulent pour un prix extrêmement modique). Il y avait déjà quatre mamas derrière, elle s'encastra dedans. Et un monsieur devant, qui souleva une fesse pour me permettre d'en poser une. On m'arrêta devant l'épicerie maléfique. L'auto disparut et je rentrai à pieds portant ma bière qui commençait à bouillonner...

Je me "douchai" derechef puis, le soir venant, allai marcher sur la plage. Vers le nord, un peu de sable, puis des rochers, puis des pêcheurs et des tas d'ordures, puis des rochers. Il faudrait pouvoir sauter les cinq premiers kilomètres. Après, on arrive à mon lac, il y a des arbres, des oiseaux etc. Vers le sud, au contraire, on trouve une longue plage à demi propre, obstruée de beaux jeunes hommes qui tapent le ballon, courent, s'assouplissent, durcissent leurs muscles. Il y a aussi des enfants qui baguenaudent comme tous les enfants du monde. Pas la moindre femme. Pas de parasols. Pas de familles au soleil. Pas de baignades (il est vrai que, à cet endroit, la mer est méchante). Puis des pêcheurs qui, accoudés à leur pirogue, attendent la marée. Et leurs femmes qui écaillent, étêtent, jettent les détritus dans l'eau et mettent le reste à sécher au soleil sur des claies où les mouches se régalent.

Vous ai-je parlé du sentiment d'étrangeté que je ressens ici dans cet endroit sans touristes ? Les enfants me disent "Toubab! toubab! comment t'appelles-tu ?" et partent en courant. Pour les autres, je suis invisible. A part les terrains quand je me promène, on ne cherche pas à me vendre quelque chose. Mais que de gens !

Demain, le taxi vient me chercher. Il est temps : je n'ai plus d'eau minérale, le puits est effondré et j'ai épuisé les recettes de mama Séné. Je pourrai enfin prendre un bain d'eau, tant pis si elle est froide. Je ressemble à Robin Crusoé à la fin. Vous pensez bien que je n'ai pas essayé de me raser et, comme la maison est dépourvue de miroir, je me suis coiffé au hasard. Je retrouverai un lit avec plaisir. Ici ce sont de vieux matelas mousse trop mous et trop minces, qui pendant des mois ont emmagasiné la chaleur (et autre chose peut-être). J'ai mal partout. Peut-être aurai-je cette nuit l'audace de dormir dans la pièce des vents ? Il y a deux grandes fenêtres sans rideau ni store ni volet et une porte qui ne ferme pas. Autant dormir sur la route.

Comme je ne sais pas si je pourrai encore écrire, je me dépêche de conclure. J'avais ce petit cahier pour noter les broutilles et le gros pour disserter sur l'essentiel. Le premier est plein, le second absolument vierge.

D'où je déduis : cette expérience, seul avec la mer, personne en face jusqu'au Brésil, personne autour puisque je suis invisible, cette expérience montre, démontre, prouve, atteste et certifie que la falaise ne fait pas le Chateaubriand.

J'admire l'indécence de ceux qui se mettent au centre du monde. Je l'admire sans l'envier. Mon chien aussi savait aboyer joliment, ça ne m'a jamais incité à en faire autant.

Chaque vague qui claque sur la plage m'a fait répéter ces vers d'un poème si cher que je ne lis plus :

L'insensible rocher, glissant d'algues, propice

A fuir, comme en soi-même ineffablement seul.